Ecologie populaire, comment faire ?

République & Écosocialisme

Ecologie populaire, comment faire ?

Par Stéphane Troussel, Président du Département de la Seine-Saint-Denis / Porte-parole du Parti Socialiste
En opposition au discours écologiste libéral d’E.Macron, Stéphane Troussel défend une vision populaire de l’écologie, dans laquelle les classes populaires n’auraient plus à subir les désordres écologiques causés par les plus riches. L’écologie populaire doit permettre de préserver notre planète tout en répondant aux problèmes de la vie quotidienne.

Défendre la création de richesses nécessaires pour innover et décarboner, et faire intervenir l’Etat le moins possible. Voici, en substance, la conception d’une écologie « raisonnable » défendue par Emmanuel Macron lors de sa visite au Salon International de l’Aéronautique et de l’Espace du Bourget le 19 juin dernier.

Si ce discours néolibéral n’est pas nouveau dans la bouche du Président, il en dit long sur le déni d’une réalité pourtant clairement observable partout dans le Monde, au Nord comme Sud : ce sont toujours les plus pauvres et les plus fragiles qui ont le plus à subir les désordres climatiques, alors même qu’ils en sont les moins responsables. Les chiffres sont sans appel. En France, les 1% les plus riches émettent en moyenne quarante fois plus que les 10% les plus pauvres et douze fois plus que la moitié la moins riche de la population.

L’évidence est là : le combat pour l’écologie ne remplace pas le combat contre les inégalités, il le rejoint.

La Seine-Saint-Denis, territoire dense, urbanisé, et populaire, n’échappe pas à la règle. La pauvreté, dont le taux y est deux fois supérieur à la moyenne nationale, renforce la vulnérabilité des enfants et familles des quartiers populaires. A commencer par l’exposition aux pollutions atmosphériques, engendrées par la présence de grands axes routiers qui balafrent le territoire, et laissent penser qu’il s’agirait moins d’un lieu de vie qu’un lieu de passage. Météo France montre souvent la Tour Eiffel sous les particules fines, mais c’est bien au niveau de l’échangeur de Bagnolet, juché au dessus d’une zone urbaine de 70 000 habitants, que la pollution de l’air, doublée d’une pollution visuelle et sonore, est la plus critique d’Île-de-France. Ce sont aussi les catégories populaires qui souffrent plus souvent des maladies liées à la malbouffe, avec des taux d’obésité et de diabète les plus élevés de la région. Sans parler de la précarité énergétique, qui concernerait 40 % de la population en Seine-Saint-Denis, avec les difficultés à payer ses factures d’énergie et à se chauffer que cela entraîne, en raison notamment de la vétusté du bâti. Et pour cause : près de 66 % des logements du département ont été construits avant 1975, soit avant l’adoption des premières normes de réglementation thermique en France. Or, en 2050, il fera en Seine-Saint-Denis aussi chaud qu’à Séville, soit environ 4°C de plus l’été par rapport à maintenant…

On frémit donc devant les conséquences que pourrait avoir le réchauffement climatique si rien n’est entrepris, avec en mémoire un triste précédent : la canicule de 2003 qui, il y a déjà vingt ans, avait fait des ravages en Seine-Saint-Denis, deuxième département le plus touché de France métropolitaine alors même qu’il en est le plus jeune.

« Fin du monde et fin du mois, même combat » : la formule a fait florès et la Seine-Saint-Denis en offre donc une puissante illustration. Mais il faut désormais donner de la consistance et une réalité à cette expression pour embarquer les catégories populaires dans un projet de bifurcation écologique qui peut susciter des craintes, tant sont parfois caricaturées et dénaturées les positions des défenseurs de l’environnement.

C’est une théorie et une pratique de l’écologie, sensible aux besoins de la population et notamment des personnes les plus fragiles, qu’il faut mettre sur pied, à la fois pour gagner les cœurs et pour changer concrètement le quotidien des gens. Et c’est à travers la mise en œuvre d’une écologie populaire que nous y parviendrons.

L’écologie populaire, c’est ouvrir un horizon à la fois désirable, parce qu’il vise à améliorer les conditions de vie de la majorité de la population, et juste, parce que ses objectifs sont débattus démocratiquement et que les efforts pour y parvenir sont partagés selon les capacités de chacun. C’est montrer que la transition écologique peut améliorer l’existence, créer de nouvelles solidarités et ouvrir la voie à « la vie large » pour reprendre le titre du manifeste éco-socialiste de Paul Magnette, en permettant à toutes et tous de mieux se chauffer, de mieux se loger, de mieux se soigner ou encore de mieux se nourrir.

La bataille est d’abord culturelle. Il nous faut la mener en luttant contre l’idée que l’écologie est un « nouvel ascétisme » ou une somme de contraintes qui devraient toujours peser sur les mêmes, à savoir les plus modestes. Oui, les injonctions au « chaque geste compte » et à la sobriété individuelle sonnent creux aux oreilles des catégories populaires qui pratiquent déjà dans leur vie de tous les jours et de façon contrainte une forme de sobriété. Il nous faut également sortir d’une vision catastrophiste de l’écologie qui, en faisant le « portrait des cercles de l’enfer où nous plongera le réchauffement climatique »(1), frappe certes les consciences mais semble encore trop abstraite ou coupée des réalités du quotidien des catégories populaires – quand bien même la multiplication des catastrophes naturelles donne une image de plus en plus tangible des effets du dérèglement climatique. En faisant cela, nous posons un acte essentiel et préalable à tout autre : celui d’en finir avec l’idée que les milieux populaires sont indifférents ou hostiles à la question environnementale, pour voir au contraire que leur intérêt est bien réel, parce que vital, et qu’il réside avant tout dans l’expérience du quotidien, comme le cadre de vie ou la santé(2).

La bataille politique doit donc porter en priorité sur ces aspirations du quotidien, qui sont au cœur de ce qu’est l’écologie populaire.

Je pense en premier lieu à la question de l’alimentation, particulièrement prégnante dans le contexte actuel de crise sociale et d’inflation galopante.

Nous avons tous vu ces insupportables files d’attente pour accéder à l’aide alimentaire pendant la crise sanitaire. La réalité, dénoncée par les associations, est que ces files ne cessent de grossir, avec des nouveaux publics. Aux personnes pauvres s’ajoutent désormais des étudiants mais aussi la petite classe moyenne, qui après avoir payé le loyer et les charges ne parvient plus à s’alimenter correctement. Aujourd’hui, la moitié des bénéficiaires de l’aide alimentaire y a recours depuis moins de deux ans !

Tout cela n’est en rien un simple souci de « bobo ». Chaque élu local constate d’ailleurs à quel point la question de la qualité des repas dans les cantines devient un enjeu majeur pour tous les parents, quels que soient leurs revenus.

C’est pourquoi j’ai récemment défendu dans le débat public l’idée d’une Sécurité sociale de l’alimentation, lancée par un collectif de chercheurs agronomes, d’agriculteurs et d’associations, et qui vise à créer une sixième branche de la sécurité sociale. C’est certes une mesure de rupture, qui implique une profonde transformation politique, institutionnelle et économique, et dont les modalités sont largement à construire, mais cela pose à mon sens les bons enjeux.

Cette aide individuelle et universelle pour les achats alimentaires, disponible chaque mois sur la Carte Vitale, permet la plus grande accessibilité tout en sortant de l’aspect stigmatisant que peut avoir la distribution de colis alimentaires. C’est aussi une organisation démocratique, avec une caisse commune gérée démocratiquement et alimentée par des cotisations, dans un souci de justice fiscale. C’est, enfin, la possibilité de repenser l’ensemble de la chaîne alimentaire, avec un conventionnement des agriculteurs qui permet de définir les produits que nous souhaitons consommer dans un but durable, et d’assurer un revenu décent aux producteurs.

Nous avons là une piste intéressante pour repenser notre système alimentaire à bout de souffle, et c’est pourquoi nous allons expérimenter en Seine-Saint-Denis la mise en place d’un « chèque alimentation durable », qui se veut être une première esquisse, à l’échelle locale, de cette Sécurité sociale de l’alimentation. Nous commencerons d’ici le premier semestre 2024, auprès des publics les plus fragiles, J’y vois une première pierre posée dans le champ des politiques publiques pour démontrer qu’il est possible d’agir sans attendre plus longtemps, et de faire de la Seine-Saint-Denis un « territoire aiguillon » en matière d’écologie populaire.

La question du logement est également centrale. Elle est devenue une véritable bombe à retardement sociale mais aussi écologique, tant les enjeux sont imbriqués. Nous avons besoin, en urgence absolue, d’un immense plan de rénovation thermique des logements. Une politique écologique et populaire, qui réconcilierait de nombreux enjeux : économiques, en créant des emplois dans le bâtiment, sociaux, en baissant la facture des ménages, et environnementaux, en diminuant les émissions de carbone. Malheureusement, nous sommes encore loin du compte, comme le révèle le récent rapport de Jean Pisani-Ferry : alors que la rénovation des passoires thermiques nécessiterait 15 milliards d’euros d’investissement par an, le budget du dispositif gouvernemental « MaPrimeRenov’ » n’est que de 2,5 milliards d’euros.

15 milliards d’euros, c’est aussi le montant des ponctions réalisées lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron sur le logement social, affaiblissant comme jamais auparavant ce secteur pourtant essentiel. Cela nous rappelle que la bonne volonté et l’inventivité des collectivités et des associations ne suffisent pas, et qu’il est indispensable, pour changer la donne et opérer de véritables transformations, que lEtat prenne ses responsabilités avec sa capacité de planification, d’investissement et de régulation.

Je n’oublie pas enfin la question des transports en commun, indispensables pour l’accès à l’emploi, aux études, aux loisirs et à la culture, et pour lesquels nous nous sommes déjà tant battu en Seine-Saint-Denis après des décennies de sous-investissement chronique de la part de l’Etat. Je mesure à quel point l’arrivée du Grand Paris Express, dont notre territoire accueillera un tiers des futures gares, va changer la vie de centaines de milliers d’habitants, y compris en matière de santé environnementale.

C’est aussi pour cela que nous ne lâchons rien sur l’objectif de rendre cyclables les plus de 350 kilomètres de notre voirie départementale, quand bien même je sais pertinemment que le vélo ne peut remplacer l’usage de la voiture face aux réalités d’aujourd’hui. C’est d’ailleurs ce pragmatisme qui m’encourage à lutter contre la mise en place à marche forcée des Zones à Faibles Emissions, lorsqu’elles ne sont pas accompagnées de véritables mesures d’accompagnement pour les ménages les plus modestes. Parce que je ne me peux me résoudre à des mesures qui contaminent l’idée d’écologie aux yeux des catégories populaires, en les visant au premier chef.

Ayons, à ce titre, la lucidité d’admettre aussi qu’il y a du « carbone utile » socialement, comme quand nous faisons par exemple le choix de climatiser une crèche pour protéger les enfants, plutôt que de fermer l’équipement en les confinant, de fait, dans des appartements inadaptés aux vagues de chaleur. Ou encore de construire des logements sociaux dans des zones géographiques qui en manquent cruellement aujourd’hui. Mais posons-nous à chaque fois cette question fondamentale : que produire (ou que faut-il arrêter de produire), et comment produire pour satisfaire les besoins primordiaux de chacun, tout en respectant les limites qu’impose la préservation de notre environnement ?

Reconnaissons enfin que construire une écologie populaire, cest aussi intégrer limportance des solidarités et des liens entre les citoyennes et citoyens pour faire face aux crises. La proximité et la confiance entre les habitants d’un même quartier ou d’une même commune permet de mieux absorber un choc. C’est ce qu’a établi Eric Klinenberg, dans son ouvrage Autopsie sociale dune catastrophe, montrant que, lors de la canicule de 1995 à Chicago, de plus faibles taux de mortalité ont été observés dans les quartiers comportant davantage de lieux et d’organisations où des solidarités de proximité pouvaient se développer.

L’écologie populaire est donc aussi une écologie de mise en capacité des habitants. Ce sont par exemple les initiatives d’agriculture urbaine, qui permettent une petite production locale tout en créant du lien et des nouvelles formes de solidarités entre les habitants d’un même quartier. Cette dimension du lien, facteur de confiance et de solidarités, ne doit pas être la grande absente des débats sur l’écologie.

Cela interroge évidemment le rôle des services publics de proximité pour stimuler les liens sociaux et favoriser l’émergence de contextes favorables à cette entraide. Malheureusement, la tendance actuelle est au retrait continuel de ces services publics dans les territoires sous l’effet d’un rouleau-compresseur néo-libéral conduisant notamment à la dématérialisation et la suppression des points d’accueil physique. Aucun doute, c’est aussi contre cela que nous devons lutter de toutes nos forces.

Le chantier est donc vaste et nécessite ladhésion la plus large possible. Pour emporter la conviction du plus grand nombre, l’écologie doit montrer de manière sensible et concrète quelle est tout autant un combat pour la préservation de notre planète qu’une solution aux problèmes de la vie quotidienne. Voilà, je crois, le moteur de l’écologie populaire !

Références

(1)Paul Magnette, La vie large, La Découverte, 2022

(2) COMBY Jean-Baptiste, MALIER Hadrien, « Les classes populaires et l’enjeu écologique. Un rapport réaliste travaillé par des dynamiques statutaires diverses », Sociétés contemporaines, 2021/4 (N° 124), p. 37-66. DOI : 10.3917/soco.124.0037. URL : https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2021-4-page-37.htm

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« L’échec de la Grande Allemagne « de gauche » dans les années 1930 a été une tragédie non seulement pour le peuple allemand mais pour le mouvement ouvrier en général »

Luttes d'hier & Luttes d'ailleurs

« L’échec de la Grande Allemagne « de gauche » dans les années 1930 a été une tragédie non seulement pour le peuple allemand mais pour le mouvement ouvrier en général »

Entretien avec Jean-Numa DUCANGE, auteur de "La République Ensanglantée"
Le 30 janvier 1933, lorsque Adolf Hitler accède au pouvoir en Allemagne, un de ses objectifs est de mettre fin à l’esprit révolutionnaire et républicain né à la fin de la Grande Guerre. Quinze ans plus tôt à Berlin, Vienne, Budapest, Munich, la révolution était à l’ordre du jour dans tout l’espace de la Mitteleuropa. Les républiques proclamées comme les expériences de démocratie « par en bas » se multiplient. A travers son ouvrage, la République ensanglantée, l’historien Jean-Numa Ducange, revient sur ce moment charnière de l’histoire du mouvement ouvrier européen, plein de promesses et de conquêtes sociales, que rien ne destinait à finir tragiquement en 1933.
Photo : Karl-Marx-Hof | Karl Ehn architecte | 1929
L’état d’esprit socialiste à l’aube du XXe siècle
LTR : Il y a selon vous un point fondamental à garder en tête pour comprendre l’état d’esprit des socialistes sur l’ensemble du continent européen (et même en Asie où le Japon voit se former un premier parti socialiste) : de 1871 à 1900 aucun pays n’a connu d’expérience révolutionnaire. Pas de barricade, pas de bouleversement majeur… Et sans aube révolutionnaire, de plus en plus de socialistes se rapprochent d’opinions réformistes.
Jean-Numa Ducange :

Oui, une des grandes discussions autour de 1900 parmi les socialistes c’est l’actualité – ou non – du changement social et politique et de savoir si la révolution reste nécessaire pour cela. Derrière le mot « révolution » il existe alors de multiples interprétations. On ne peut pas projeter les débats d’après 1917 sur ce moment historique : il n’existe pas une rupture claire et nette entre des réformistes modérés et hostiles à toute perspectives révolutionnaires et des radicaux voulant renverser la table, prônant l’insurrection, et refusant toute perspective de réforme immédiate.

Ces deux options contradictoires existent mais finalement l’une comme l’autre constituent plutôt des marges « extrêmes » au sein des mouvements ouvriers. On pense souvent à l’exemple de Jean Jaurès en France, qui prône une sorte de réformisme radical, un « réformisme révolutionnaire » (selon l’expression de Jean-Paul Scot) qui défend des réformes de structures dans le cadre républicain, tout en conservant l’esprit transformateur de la révolution. Cet esprit est aussi partagé par des socialistes dans toute l’Europe. Jaurès est de ce point de vue plutôt au « centre » avec une droite qui abandonne explicitement toute volonté de transformation radicale et une gauche qui ne mise que sur le renversement du système capitaliste. Mais la « révolution » reste bien un enjeu et une question en débat.

LTR : Il y a par la suite un changement d’état d’esprit profond dès 1900 : « Le socialisme évolue dans cet horizon d’attente où de nombreux acteurs ont la sensation d’être à la veille de changements majeurs » écrivez-vous. Voilà ce que pensent donc les représentants du mouvement ouvrier de ce début de XXe siècle dans la Mittleuropa et plus largement en Europe ?
Jean-Numa Ducange :

Oui, c’est la grande différence avec d’autres époques, ils ont l’impression de vivre un grand moment historique, plein de promesses d’avenir. Les réalités sociales et politiques sont encore sombres, mais nombre d’acteurs croient dans le progrès et un avenir meilleur. Les plus âgés en Allemagne ont vu passer leur pays d’un état d’arriération relatif à celui de grande puissance industrielle. Si c’est dans le cadre du capitalisme qu’un tel progrès s’est effectué, il n’en demeure pas moins que l’histoire est en marche, rien ne peut arrêter un certain sens de l’histoire.

D’où leur confiance dans le socialisme, par-delà les divergences politiques. Cette idéologie leur paraît être la réponse adaptée à la nouvelle époque. Il faut bien avoir à l’esprit que le socialisme est en discussion partout, y compris parmi les élites universitaires et bourgeoises libérales et/ou conservatrices, car il y a un sentiment partagé que l’on est à la veille de grands changements et que le socialisme va jouer dans ce contexte un rôle grandissant.

LTR : L’horizon d’attente (et son pendant : le champ d’expérience) sont des concepts de l’historien allemand Reinhart Koselleck qui reviennent souvent dans votre ouvrage. Bien sûr l’usage est ici scientifique mais n’ont-ils pas une dimension fondamentalement politique dans la mesure où chaque mobilisation s’inscrit toujours dans l’expérience des luttes passées et projette un discours sur l’avenir (que ce discours prédise un avenir radieux ou un effondrement proche) ?
Jean-Numa Ducange :

Ce qui est très marquant à la fin du XIXème siècle c’est que les partis du mouvement ouvrier ont en effet un discours très construit sur le passé et l’expérience du passé. Cela fait une dizaine d’années que j’essaye d’insister sur cet aspect, qui me semble absolument essentiel pour comprendre la force propulsive du socialisme – puis du communisme – à partir des années 1880 et au moins jusqu’aux années 1980.

A la différence des utopies et utopistes qui avaient cours jusque-là (années 1820-1860) et qui concernaient des groupes relativement restreints d’individus et/ou de militants ouvriers très éduqués (souvent autodidactes), les organisations sociales-démocrates, notamment dans la Mitteleuropa (tout particulièrement en Allemagne et en Autriche) encadrent progressivement un nombre très important de personnes, les obligeant à se positionner tout à fait autrement.

Les multiples facettes de cet encadrement sont bien connues désormais (politique, syndical, coopératif, jusqu’à des activités plus culturelles et ludiques). Un véritable « mini » système bureaucratique les accompagne, suscitant dès l’époque de vives critiques des appareils politiques, que ce soit à l’intérieur (par exemple Rosa Luxembourg en Pologne/Empire russe et en Allemagne) ou l’extérieur du parti (Robert Michels, qui a écrit son célèbre classique sur les partis politiques à partir de là(1)). Mais je trouve plutôt étroite cette critique, qui ne tient pas compte de plusieurs facteurs, et notamment cette extraordinaire expérience historique que fut l’instruction et la formation de milieux populaires à partir des organisations, expérience qui a eu justement pour conséquence de doter des franges non négligeables de la population d’une culture historique à visée politique.

Les révolutions et révoltes populaires passées servaient à nourrir l’horizon présent. Résumé ainsi, cela peut paraître banal mais en réalité c’est ce qui a constitué un élément clef permettant d’entretenir et de construire une conscience et une mémoire collective, sans lesquelles l’action concrète (qu’elle soit réformiste/modérée ou radicale/révolutionnaire) n’aurait pas la même portée ni la même dimension. La critique unilatérale des « grands récits » à partir des années 1980 a eu des effets très négatifs en ce sens, car jetant aux oubliettes cette dimension essentielle des batailles collectives du vingtième siècle.

1919, l’année de tous les possibles dans la Mittleuropa :
LTR : La défaite des Empires centraux est interprétée par nombre de militants sociaux-démocrates comme une nouvelle étape de la révolution bourgeoise, une continuité de 1789 en quelques sorte.
Jean-Numa Ducange :

Otto Bauer et quelques autres voient en effet 1918 comme une occasion historique. Ils sous-estiment incontestablement le ressentiment nationaliste qui naît de la défaite militaire. Mais comme celle-ci permet la naissance de nouvelles républiques, ils cherchent à théoriser en quelque sorte, pour reprendre les mots d’Ernst Bloch, l’idée d’une « défaite devenue victoire ».

La grande interrogation du mouvement ouvrier allemand portait déjà, nous l’avons dit, avant 1914, sur la pertinence ou non de faire la révolution. L’échec de 1848 (la plus importante révolution avant 1918 dans le monde germanophone) avait eu des conséquences paradoxales. Pour certains cet échec avait montré l’incapacité de la bourgeoisie allemande à mener à bien une révolution démocratique ; seule le prolétariat et les forces du mouvement ouvrier pouvaient donc faire la prochaine révolution. Pour d’autres socialistes, tout en considérant que c’était bien au prolétariat de jouer, l’échec de la révolution montrait qu’il fallait passer à autre chose. C’est-à-dire à une démarche graduelle et se situer dans la continuité de 1789 permet cela : on évoque souvent 1789, le début de la révolution et on évite plutôt de se référer à sa phase radicale (Robespierre et 1793 par exemple). Bref, en 1918, l’histoire recommence avec la terrible parenthèse guerrière, et il faut concrétiser désormais les objectifs politiques d’avant 1914. Le problème – nous allons y revenir – c’est que ceux qui se réclament des mêmes idéaux sont très divisés sur les moyens d’exercer le pouvoir. Ils divergent diamétralement par exemple sur la question de la nature de la révolution bolchévique, qui a eu lieu il y un an lorsque la guerre se termine.

LTR : Il y a selon vous une difficulté que doivent affronter les révolutionnaires en 1919 : comment convaincre les populations des anciens empires de la Mittleuropa de la nécessité d’un changement social et politique à l’heure de l’effondrement militaire.
Jean-Numa Ducange :

Tout l’enjeu est là en effet. Ce qui s’est joué en 1918-1919 dans le rapport qu’avaient les socialistes à la nation a déterminé fortement leur attitude pour la décennie à venir. En ce sens la révolution de 1918-1919 est bien indissociable de la forte montée du nationalisme, et notamment de sa frange la plus radicale les « nationaux-socialistes », c’est-à-dire les nazis d’A. Hitler.

Il est compliqué de restituer toutes les « options » politiques possibles pendant cette période troublée, mais je crois qu’il faut essayer de faire cet effort – ce que j’ai essayé de faire dans mon livre – pour comprendre l’articulation entre une période terrible mais remplie d’espoirs progressistes et la séquence qui suit quinze ans plus tard, où l’on va assister à une dynamique politique favorable au nationalisme revanchard.

Le spectacle de l’effondrement de l’Empire allemand et de l’Empire austro-hongrois offre à la fois un spectacle de fin du monde et de désolation mais aussi, pour une frange de la population sensibilisées de longue date à l’idée d’un changement social, de grands espoirs. Les plus à gauche et les plus radicaux rêvent alors d’une « Mitteleuropa rouge », en quelque sorte d’une Union soviétique d’Europe centrale qui permettrait de réunir sous un même étendard un vaste ensemble de pays sous l’étendard du drapeau rouge.

A l’heure où les Républiques sont proclamées un peu partout, d’aucuns pensent même pouvoir se passer de parlementarisme et espèrent la mise en place d’une démocratie directe via les conseils ouvriers. Ces minorités pensent sincèrement que le nationalisme sera balayé grâce à la révolution. Ces espérances sont suffisamment portées aux quatre coins de l’Europe pour avoir un minimum de crédibilité mais sont en décalage avec une large partie de la population en Allemagne par exemple, qui va extrêmement mal vivre les conditions du traité de Versailles.

A l’inverse les sociaux-démocrates vont totalement jouer le jeu des institutions de la jeune République, minimisant le ressentiment à son égard. Il faudrait développer plus longuement pour rendre compte de tout cela mais pour ma part je crois important de réhabiliter ce que nous pourrions désigner comme une « troisième voie » qui a eu son moment au début des années 1920. Celle-ci a été portée par l’USPD en Allemagne et une partie de la direction de la social-démocratie autrichienne (plus à gauche que son équivalent en Allemagne). Bien sûr elle a échoué, mais elle portait en elle des alternatives possibles et lucides sur les impasses de la social-démocratie et une bolchévisation en phase de stalinisation…

LTR : Il y a par ailleurs un point de crispation dont découlera l’ensemble des décisions stratégiques des partis sociaux-démocrates et communistes de l’Europe centrale : l’attitude vis-à-vis de la prise de pouvoir bolchévique en Russie. Soutien, condamnation de la méthode, soutien mais affirmation de l’impossibilité de reproduire la même chose en Autriche et en Allemagne…
Jean-Numa Ducange :

Fondamentalement, avant la reprise en main par Moscou de tous les PC, très peu pensent pouvoir reproduire à l’identique octobre 1917 tellement les situations diffèrent, en effet. On a exhumé des textes et correspondances privées par exemple de Karl Liebknecht – habituellement présenté comme « pro-russe » – montrant qu’il existait au départ des appréhensions, même parmi les soutiens des bolcheviks.

Tout ce qui est dit et pensé à gauche pendant ces années est en effet largement dépendant de la situation russe. La révolution a bouleversé non seulement le cours de la guerre, l’équilibre européen voire mondiale, mais aussi proposé un nouveau modèle de socialisme sous une forme qu’au fond personne n’avait vraiment pensé jusqu’ici.

Encore une fois il me semble que ceux qui se positionnaient entre les deux positions les plus connues et classiques (communistes pro-soviétiques et sociaux-démocrates anti bolcheviks primaires) autour de l’USPD et des Autrichiens développaient à l’époque des intuitions fortes et qui auraient pu, si elles avaient réussi à avoir un écho plus important, éviter (au moins temporairement) des catastrophes politiques. En effet, nombre de sociaux-démocrates autrichiens reconnaissaient par exemple la particularité de la voie russe en essayant de comprendre les raisons de son existence et de ses succès malgré un coût humain absolument terrible. Ils trouvaient absurde le fait de vouloir mimer le succès des bolcheviks à Vienne ou à Berlin – avec le recul historique, il me semble difficile de leur donner tort… Mais en même temps une condamnation unilatérale et sans mesure du communisme bolchevik ne permet pas de comprendre les ressorts profonds de cette expérience historique et son exceptionnalité.

Soit dit en passant, cette analyse que l’on pourrait qualifier de « sociale-démocrate de gauche, républicaine et marxiste » est bien plus équilibrée et conséquente que d’autres analyses ultérieures. Je pense par exemple aux critiques émanant de l’Eurocommunisme à la fin des années 1970 qui ont produit une critique radicale de l’expérience soviétique pour aboutir progressivement à une analyse sociale-démocrate mais progressivement détachée de toute culture républicaine et marxiste. L’enjeu de revenir sur cette période, c’est donc aussi de redécouvrir des positionnements méconnus et riches quant à leur contenu.

LTR : Les soldats des empires centraux prisonniers en Russie jouent par ailleurs un grand rôle dans la diffusion de l’idéologie bolchévique.
Jean-Numa Ducange :

C’est en effet un des arguments favoris des nationalistes : vous êtes à la solde des Russes. En effet certains dirigeants du communisme hongrois et autrichien arrivent de Russie où ils étaient emprisonnés, ils ont acquis la conviction que l’avenir appartenait au communisme russe depuis leur captivité. Certains s’en sont détournés, d’autres sont restés fidèles. Mais assurément cela a joué sur les représentations ultérieures et beaucoup de communistes vont devenir russophiles… et nombre de contre-révolutionnaires « russophobes ».

LTR : La question russe est tellement présente dans les esprits qu’un nouveau clivage semble voir le jour dans les sociétés d’Europe centrale : russophiles/ russophobes.
Jean-Numa Ducange :

Ce n’est pas un nouveau clivage, il existait déjà au XIXème siècle, et même avant, il est évidemment très présent pendant la Première Guerre mondiale. Marx a longtemps pensé, avant d’évoluer à la fin de son existence, que la Russie était une puissance réactionnaire à abattre. Son ami Heine a eu des mots très durs contre la Russie également. Moscou apparaît comme la puissance barbare, par excellence, à abattre. Dans les années 1920, avec la stabilisation de l’URSS les instances soviétiques et l’Internationale communiste vont chercher à inverser cette tendance, sans y arriver véritablement. Evidemment aujourd’hui le mot « russophobie » est suspect depuis la guerre en Ukraine de 2022 mais il faut bien voir que si l’on veut comprendre l’hostilité au communisme à partir de 1917 aux quatre coins de l’Europe, on ne peut faire abstraction de cela.

La place des partis politiques et des conseils
LTR : La question du rôle des partis politiques dans la défense des intérêts ouvriers occupe une grande place dans votre livre. Vous décrivez parfaitement l’évolution du SPD : appareil d’abord humble à l’implantation limitée, celui-ci voit augmenter considérablement le nombre de ses adhérents, son organisation s’améliore et devient plus efficace. Jusqu’à ce qu’il soit pris d’une sorte de « fétichisme de l’organisation » qui le conduit à ne plus accepter de risques tactiques ou stratégiques au nom de la survie même de l’organisation.
Jean-Numa Ducange :

C’est en effet le grand moment de l’histoire du SPD, et en même temps toutes ses limites apparaissent très vite. On connaît le fameux livre de Robert Michels sur les partis politiques qui est réalité avant tout une sorte de monographie sur l’évolution du SPD, un exemple à partir duquel il tire des considérations générales. Il est de bon ton de le citer pour stigmatiser la bureaucratie politique jusqu’à nos jours. C’est assurément un ouvrage riche et utile, mais qui a aussi ses limites. Il ne voit le développement et la croissance des organisations que comme une gigantesque tentacule étouffant la spontanéité ouvrière. Rien n’est dit ou presque sur l’œuvre de formation de la social-démocratie, la construction positive en termes de conscience de classes, le fait même que des bureaucraties existent implique donc des rapports de forces, donc des avantages sociaux pour les ouvriers, etc. C’est un excellent manuel de critique, mais qui n’a guère de portée historique et stratégique.

LTR : Le SPD connaît certes une victoire électorale éclatante en 1919 et l’élection d’un social-démocrate (Friedrich Ebert) comme premier président de la République de Weimar, mais le parti ne porte plus alors que de timides espoirs de réformes. Pire Friedrich Ebert s’associe avec les corps francs, réprime dans le sang la révolte spartakiste menée par Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht (tous deux assassinés) et la République des conseils de Bavière.
Jean-Numa Ducange :

Oui le pari de Ebert était que l’on devait impérativement, par tous les moyens, se débarrasser de l’aile gauche insurrectionnelle très minoritaire qui mettait en péril la première expérience républicaine allemande. Cette peur panique de son aile gauche et de la révolution guide largement sa conduite politique, faisant l’impasse notamment sur les modèles alternatifs de démocratie en germe alors, qu’il méprise totalement.

En revanche, on a tort d’assimiler Ebert à la « contre-révolution » pure et dure comme le fait la propagande communiste de l’époque. Bien sûr, dans le contexte, avec le sang qui coule et la répression violente, c’est parfaitement compréhensible. Mais Ebert reste issu du mouvement ouvrier, avec ce que cela implique en termes d’avantages sociaux acquis en 1918-1919.

LTR : L’usage révolutionnaire de la violence est une question qui se pose de nombreuses fois dans l’immédiat après-guerre. Face aux différentes tentatives de coup d’Etat et de déstabilisation de militaires factieux et de l’extrême droite, les sociaux-démocrates, communistes et communistes de gauche sont sommés d’agir. Pour preuve le rôle prépondérant de l’armée rouge de la Ruhr en 1920 dans l’écrasement du putsch de l’extrême droite en Allemagne. Les sociétés européennes semblent fondamentalement violentes au sortir de la guerre.
Jean-Numa Ducange :

La violence est évidemment une condition essentielle pour saisir la période. On est évidemment parfois gêné de l’évoquer car dans nos vies politiques occidentales du début du XXIème siècle la violence est bien moindre, et incomparable. Mais si l’on veut comprendre ce que « révolution » veut dire dans ce contexte alors oui la violence politique, militaire, impliquant des décès brutaux, des mutilations nombreuses, des pertes parfois très importantes de proches : tout cela compte beaucoup et énormément.

Les historiens ont beaucoup écrit sur les « violences de guerre » et la « brutalisation » parfois en ne parlant d’ailleurs presque plus que de cette dimension, mettant les décisions politiques en second plan, ce qui est une erreur. Pour moi il faut tenir les deux bouts : les débats politico-stratégiques sont essentiels – et certains nous parlent encore – mais il faut les saisir dans un contexte de violence de guerre et de guerre civile qui déterminent pour une large part les secousses de la vie politiques de ces années.

LTR : L’éclosion un peu partout de conseils ouvriers (prônant pour certain une démocratie directe et jouant pour d’autres un rôle purement pratique d’organisation alimentaire, sanitaire, sociale de quartiers et de villes) divisent également les sociaux-démocrates, les communistes et les partisans desdits conseils.
Jean-Numa Ducange :

Les conseils ouvriers, c’est en effet un point essentiel, l’effondrement de l’État laisse place à des formes de démocratie diverses très intéressantes. La grande variété que vous évoquez, il faut l’avoir en tête, mais au-delà des apparences de désordre et de chaos ce qui ressort aussi de 1918-1922 ce sont des tentatives tout à fait intéressantes de contrôle démocratique / ouvrier au travail et des alternatives (ou compléments) à la démocratie parlementaire.

LTR : Si les sociaux-démocrates, et au premier abord le SPD, réduisent à peau de chagrin le rôle de ces conseils pourtant prometteurs, d’autres partis, à l’image du KAPD, idéalisent selon vous ces conseils. C’est d’ailleurs les représentants du KAPD qui sont visés par Lénine dans son ouvrage La maladie infantile du communisme : le gauchisme.
Jean-Numa Ducange :

Oui, ce sont eux les vrais « gauchistes », du moins c’est de là que vient le mot ! Mais il y a une grosse différence avec la quasi-totalité des vagues gauchistes qui ont suivi depuis lors : celle de 1918-1922 est une vague que l’on pourrait qualifier de « gauchisme de masse » avec même une brève période où le PC allemand officiel est sévèrement concurrencé par ces « conseillistes ».

Ils se trompent à mon avis en voulant abolir partis, parlements et syndicats. Ils minimisent totalement l’effet contre-productif de leur maximalisme. Mais ils montrent aussi comment lesdites organisations et institutions peuvent se montrer abandonnées et/ou dépassées lorsque les attentes populaires ne sont pas satisfaites. Leurs critiques de la démocratie représentatives sont assurément excessives, mais leurs intuitions n’ont rien d’absurde et méritaient je trouve une restitution historique tant la plupart des gens aujourd’hui n’en n’ont jamais entendu parler ! J’ai essayé de faire un petit résumé de cela, au passage, dans le numéro du Monde Diplomatique de mai 2022 (« Au temps du conseillisme »)(2).

LTR : Dans la seconde moitié du XXe siècle, certains intellectuels reprendront à nouveaux frais la question des conseils pour en faire un outil antibureaucratique face au socialisme réel : je pense notamment à Cornélius Castoriadis (qui ne s’illusionnait pas pour autant sur ce sujet et considérait les partis politiques comme un élément essentiel du mouvement ouvrier).
Jean-Numa Ducange :

Castoriadis cherche en effet à penser les médiations politiques et il est très fortement marqué parce qu’il croit être – c’est en réalité plus compliqué que cela – la résurgence des conseils ouvriers à Budapest en 1956, comme si le fil historique interrompu au début des années 1920 reprenait. Ce qui est certain c’est qu’à l’heure où l’on critique les insuffisances de la démocratie parlementaire, revenir sur ces expériences de conseils a un véritable intérêt – d’une certaine manière bien plus encore qu’à l’époque de Castoriadis.

La question des nationalités
LTR : Impossible de faire l’impasse sur la question des nationalités pour les partis de gauche (sociaux-démocrates et communistes confondus). D’abord parce que les empires centraux contiennent en leur sein plusieurs dizaines de nationalités et ethnies différentes. Ensuite parce que les partis de gauche caressent le doux rêve (qui est à cette époque du domaine du possible) de l’unification de l’Allemagne et de l’Autriche au sein d’une grande Allemagne rouge.
Jean-Numa Ducange :

Là-dessus je me permets de vous renvoyer à un entretien publié par l’hebdomadaire Marianne le mois dernier(3) ainsi qu’à un débat avec Etienne Balibar à paraître dans Actuel Marx en septembre 2023.

Mon idée est en effet que l’échec de la Grande Allemagne « de gauche » et de « l’Anschluss rouge » – des perspectives devenues tabous après le nazisme, pour des raisons évidentes liées à l’horreur de celui-ci – a été une tragédie non seulement pour le peuple « allemand » (disons les germanophones) mais pour le mouvement ouvrier en général qui a subi dans de nombreux pays l’écrasement total dans les années 1930. Tous avaient parié en gros sur une vaste République de langue allemande où pourraient cohabiter différents peuples. Était-ce possible ? Cela se discute, d’autant qu’il y avait chez certains de forts sentiments nationalistes. Toujours est-il que désarmé sur la question des nationalités et de la nation allemande pour une série de raisons, le mouvement ouvrier a subi une lourde défaite aussi par son incapacité à répondre à de telles exigences.

LTR : La France révolutionnaire de 1789, et plus encore de 1793, avec son Etat unitaire, son assemblée unique, est une référence forte pour les partisans de l’unification de l’Allemagne et de l’Autriche.
Jean-Numa Ducange :

En dépit d’un contexte nationaliste très défavorable pendant toute la séquence – faut-il rappeler que la France est une nation « ennemie » pour beaucoup – nombre de sociaux-démocrates puis de communistes conservent toujours, au moins partiellement, une image positive de la France car c’est le pays de la « Grande Révolution ». A une époque où les rivalités chauvines l’emportaient très largement, c’est probablement dans ce camp politique que s’est véritablement structurée une première amitié franco-allemande ; on l’oublie trop souvent… Dans un tout autre contexte, plus récemment, les effets négatifs de la construction européenne et du couple franco-allemand ont eu tendance à générer une germanophobie, or il faut chercher à penser une solidarité entre les deux peuples qui puisent ses sources justement dans cette histoire.

La question coloniale
LTR : Comme en France également, les mouvements ouvriers et socialistes de la Mittleuropa sont fondamentalement divisés sur la question coloniale et ont du mal à se défaire de cette idée d’une « mission civilisatrice ». Pour beaucoup, l’œuvre colonisatrice est une étape nécessaire sur le chemin de la civilisation et de la réalisation du socialisme.
Jean-Numa Ducange :

Très clairement, une large frange du socialisme a longtemps été coloniale. Certains socialistes sont, un temps, plus colonialistes que les libéraux ou les courants confessionnels. Ce n’est pas systématique, mais c’est une tendance et il faut regarder de très près avant de pouvoir affirmer « socialisme = anticolonialisme ». C’est objectivement tout à fait faux dans un certain nombre de configuration.

Une des grandes forces du bolchevisme selon moi – quoique l’on pense de sa politique concrète – a été de comprendre tôt qu’un des grands enjeux du XXème siècle sera la lutte anticoloniale. Ils sont apparus comme les plus résolus et les plus concrets, au moins dans un premier temps, sur ce point, qui a beaucoup aidé à leur rayonnement international. A noter aussi que les choses ne sont pas statiques, mais évolutives : Jaurès était un chaud partisan des colonies avant de devenir très critiques des politiques coloniales de son temps ; je renvoie là à un chapitre à paraître du gros volume au Seuil, septembre 2023, sous la direction de Pierre Singaravélou, Colonisations. Notre histoire où j’ai fait une mise au point.

Le retour sur des traditions politiques et des personnages oubliés
LTR : Votre ouvrage permet également de renouer avec des traditions politiques pratiquement oubliées de nos jours malgré la richesse intellectuelle qui les caractérisait. Je pense surtout à l’austro-marxisme. Courant de pensée dont la pertinence égale au moins les cahiers de Prison d’Antonio Gramsci et qui comptait dans ses rangs des figures majeures comme celle d’Otto Bauer, éphémère ministre des Affaires étrangères de l’Autriche en 1919 et président de la commission de socialisation de l’Assemblée nationale d’Autriche.
Jean-Numa Ducange :

L’austromarxisme est d’une grande richesse. Beaucoup de textes sont conjoncturels et datés, et de ce fait difficilement accessible à un public français d’aujourd’hui. Mais en les resituant, je crois en effet que leurs intuitions sont au moins aussi intelligentes et pertinentes – et parfois plus clairement développées – que celles d’Antonio Gramsci. J’ai essayé avec mon livre d’en donner quelques exemples concrets, c’est un fil conducteur important pour continuer à penser le monde avec une référence au marxisme à mon avis.

LTR : Otto Bauer est d’ailleurs l’auteur d’un petit ouvrage malheureusement trop peu lu : La marche au socialisme. Il y développe une théorie de la révolution lente (mélangeant épisodes réformistes et révolutionnaires) et une vision de l’histoire humaine dénuée de tout gradualisme. Vous qui publierez prochainement une biographie de Jean Jaurès, qu’est ce qui oppose cette théorie d’Otto Bauer à l’évolutionnisme révolutionnaire du fondateur de l’Humanité ?
Jean-Numa Ducange :

Nous sommes mutatis mutandis, dans des démarches qui sont en effet relativement proches et similaires. Bien sûr Jaurès n’a pas connu l’expérience bolchévique donc il est difficile de le raccrocher à une hypothétique « troisième voie » incarnée par les Autrichiens qui, au bout du compte, n’a pas eu la longévité espérée. Mais je crois en effet que la démarche politico-stratégique et intellectuelle de Jaurès a été de combiner une forme de radicalité issu du mouvement révolutionnaire et syndicale avec la tradition parlementaire et républicaine. Le gros défaut de son approche – et sur ce point Bauer est plus concret et détaillé mais à partir d’exemples très datés – est de n’avoir finalement jamais écrit un petit (ou gros !) traité politique détaillant sa démarche. Cela tient au fait – je le montrerai dans la biographie de Jaurès à paraître en 2024 – qu’il a beaucoup hésité sur la question des alliances et qu’il n’a jamais vraiment théorisé de manière précise sa démarche. Du coup beaucoup d’interrogations demeurent, et on continue à en parler aujourd’hui…

Mais, oui, je confirme, pour moi il y a eu une intuition commune. Et encore une fois, beaucoup plus vive intellectuellement et politiquement que les propos plutôt lénifiants des courants eurocommunistes à partir des années 1970 qui ressemblaient finalement à une social-démocratie plutôt classique, et totalement aveugle sur les aspects potentiellement négatifs que peuvent avoir certaines structures supranationales comme la CEE puis l’UE.

LTR : Les femmes, bien que dans des proportions très minimales, sont plus nombreuses au sein des partis socialistes de la Mittleuropa (au premier rang desquels le SPD) qu’au sein de la SFIO. Vous dressez le portrait de certaines d’entre elles : Clara Zetkin, Adelheid Popp, Therese Schlesinger.
Jean-Numa Ducange :

Bien plus, pour une série de raisons, qu’en France en effet. Et ces femmes ont parfois joué des rôles importants dans ces organisations malgré les multiples difficultés qu’elles rencontraient sur leur chemin dans un monde encore largement masculin. Elles ont réussi à imposer un certain nombre de questions et de points clefs, certains textes sont datés mais ce furent les premières à avancer sur plusieurs thématiques qui relèvent de l’évidence pour nous aujourd’hui mais qui à l’époque étaient souvent méprisées.

LTR : L’une d’entre elle dispose encore de nos jours d’une grande popularité qui dépasse largement les frontières de l’Allemagne : Rosa Luxemburg.
Jean-Numa Ducange :

Oui c’est un cas particulier. Morte assassinée le 15 janvier 1919 elle a une postérité immense comme militante et théoricienne. Dans le monde entier on traduit et publie ses œuvres. En France le collectif Smolny fait un travail remarquable d’édition thématique et chronologique de ses textes. Elle a aussi ses limites – elle prône par exemple un internationalisme radical qui me semble être décalé par rapport à un certain nombre de réalités – mais assurément c’est une théoricienne importante et elle incarne aussi à merveille ce moment historique des année 1880-1920. Mon collègue et ami Cédric Michon m’a demandé récemment de faire une brève mise au point sur sa vie pour ceux qui ne la connaissent pas, à paraître aux éditions Calpye en septembre 2023.

Des expériences oubliées : Vienne la rouge
LTR : Enfin, au-delà des traditions de pensées oubliées il y a également des périodes (marquées par des avancées sociales majeures) de l’histoire de la Mittleuropa qui nous sont désormais inconnues comme c’est le cas pour Vienne la Rouge. Pouvez-vous revenir sur ce moment si particulier de la capitale autrichienne ?  
Jean-Numa Ducange :

Les sociaux-démocrates autrichiens gouvernent la capitale de 1919 à 1934. Après 1945, avec moins d’audace ils sont de nouveau aux commandes. Assurément c’est une expérience marquante, emblématique de la troisième voie que nous évoquions tout à l’heure. Ils sont, en gros, les inventeurs du logement social moderne et ont beaucoup contribué à proposer des solutions pour les formations, l’éducation, l’hygiène, etc. pour les classes populaires. Ajoutons à cela un bouillonnement intellectuel exceptionnel dont les symboles les plus forts sont Freud et Wittgenstein, parmi bien d’autres.

Nous pourrions en parler longtemps, signalons simplement que les socialistes français étaient assez admiratifs à l’époque et beaucoup d’entre eux venaient visiter la ville pour essayer de trouver ici une source d’inspiration. Bien sûr il y avait des limites et impasses, et les austro-fascistes les ont terrassés en 1934. Mais c’est précisément parce qu’ils étaient audacieux et qu’ils commençaient à essaimer comme modèle dans plusieurs pays que l’extrême-droite nationaliste a tout mis en œuvre pour les éliminer. Les responsabilités des uns et des autres font encore débat. Mais assurément, là encore, dans une ville qui avait connu de nombreux conseils ouvriers en 1918-1919 les traces d’aspirations à une démocratie plus concrètes ont demeuré pendant longtemps, fût-ce de manière détournée et institutionnalisée.

Méconnue désormais en France, on gagne je crois à redécouvrir l’expérience qui a façonné un modèle social méritant intérêt, au moins celui qui était à l’œuvre jusqu’au milieu des années 1930.

Références

(1)Lorem

[1] Robert Michels. Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties. Traduit par le Dr S. Jankélévitch. Préface de René Rémond. Paris, Flammarion, 1971

(2) https://www.monde-diplomatique.fr/2023/05/DUCANGE/65769

(3) https://www.marianne.net/agora/humeurs/contre-le-clericalisme-de-la-droite-et-la-mefiance-de-la-gauche-la-laicite-offensive-selon-jaures

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« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »

État & transition

« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »

entretien avec Louise EL-YAFI
Dans cet entretien, Louise El Yafi revient sur les femmes et le djihad : longtemps, ce sujet a été invisibilisé, et les femmes perçues comme de simples victimes. Elle explique pourquoi cette vision est fausse, et pourquoi s’en défaire est crucial dans une réelle perspective d’égalité.
LTR : pouvez-vous revenir sur les circonstances qui vous ont poussées à publier votre papier dans Marianne « Djihadisme : les femmes sont aussi dangereuses que les hommes » ?
Louise EL YAFI : 

Cet article est à la fois le fruit d’une réflexion sur les retours et les condamnations récentes de certaines femmes djihadistes, mais également d’un sentiment qu’il devient de plus en plus urgent de traiter un sujet qui a été invisibilisé pendant trop longtemps : le jihad au féminin.

Par ailleurs, différentes idéologies actuelles, le néo-féminisme notamment mais aussi des courants masculinistes, alimentent une vision d’une femme éternellement victime et/ou innocente qui empêche selon moi une véritable réflexion sur l’égalité des sexes.

Cette victimisation des femmes se retrouve beaucoup dans le phénomène des femmes radicalisées que l’on présente encore trop souvent comme ayant été « sous emprise » ou « tombées amoureuses » d’un jihadiste. C’est bien sûr parfois le cas mais le terrain montre que la chose est en fait beaucoup plus nuancée. Comme chez les hommes, il n’existe pas un profil type de femme radicalisée. Certaines y sont allées par vulnérabilité, d’autres par véritable désir de violence.

 LTR : comment expliquer cet aveuglement collectif quant au rôle des femmes dans l’idéologie djihadiste ?
Louise EL YAFI : 

La violence des femmes est un sujet qui a longtemps été invisibilisé. Deux raisons historiques peuvent l’expliquer.

La première est due au fait que puisque les femmes n’ont pas bénéficié pendant très longtemps d’une reconnaissance de leur personnalité juridique au sein de l’Etat, elles n’étaient tout simplement pas interpellées car difficilement identifiables par les autorités lorsqu’elles se montraient violentes. Différents évènements historiques durant lesquels les femmes ont fait usage de violence le prouvent. Les documents produits par la police à l’occasion de la révolte vivrière de 1775, la Révolution française ou encore la Commune montrent que les femmes n’étaient identifiées qu’à travers les hommes dont elles dépendaient juridiquement. On parlait par exemple de « la femme du boulanger » ou de « la sœur du cordonnier » sans les identifier en tant que personnes autonomes. Leur dangerosité n’était par ailleurs pas autant prise au sérieux que celle des hommes puisqu’elles n’étaient pas considérées comme pouvant être « leaders » d’émeutes.

La seconde raison est plus contemporaine et résulte d’un choix stratégique de la part de mouvements féministes des années 70 comme le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) qui avait volontairement décidé de ne pas aborder le sujet de la violence des femmes en ce qu’il lui paraissait moins prioritaire, à raison peut-être, que celui des violences infligées aux femmes.

Actuellement, c’est ce choix qui est encore fait par les mouvements néo-féministes mais dans une logique de victimisation de la femme. Ces mouvements partent du principe que la femme ne peut être autre chose qu’une victime et l’homme autre chose qu’un bourreau.

A travers cette vision de la femme (et de l’homme), ces mouvements qui se considèrent comme féministes participent en réalité du sexisme le plus primaire.

En conclusion, l’ensemble de ces éléments a conduit, ces dernières années, les autorités policières, judiciaires mais aussi les médias, à traiter les femmes radicalisées sous l’angle d’une prétendue victimisation. Leur radicalisation ne serait à mettre sur le dos que de leur époux ou encore de leur frère et leur dangerosité serait donc fortement limitée. Les dernières années ont justement démontré le contraire.

LTR : selon vous c’est aussi parce que nous avons perdu de vue le fait que Daesh conçoit le Jihad selon deux moyens : la violence mais également la transmission via la oumma. Pouvez-vous expliquer ce que signifie ce deuxième terme ?
Louise EL YAFI : 

Notre analyse du djihadisme a trop longtemps été soumise à ce biais consistant à croire que le jihad n’est que violent. Or dans l’esprit de beaucoup, si le jihad n’est que violent, alors il ne peut être que masculin.

Pourtant l’accomplissement du jihad, selon la conception de Daesh, se fait par deux moyens : celui du combat, réservé aux hommes puisque la femme n’a pas le droit de combattre hors situation de légitime défense, et celui de la transmission de l’idéologie à la oumma.

Cette notion de « oumma » peut se traduire par « Nation » ou encore « communauté des musulmans ». L’objectif de Daesh – « la reconstitution du Califat », fait que cette « oumma » doit être constamment alimentée afin d’assurer une réserve de combattants à l’Etat Islamique. Ce dernier rôle revient à la femme. Car pour assurer la oumma, encore faut-il des oum (mères).

Cette fonction de reproductrice éducatrice est considérée comme indispensable par Daesh puisque sans elle, il n’y a ni « lionceaux » du Califat, ni armement intellectuel de ces derniers pour les conditionner aux combats futurs. En effet, les femmes non seulement font le jihad par le biais de leur utérus, en portant et en accouchant des enfants de Daesh, mais aussi par leur verbe et leur esprit, en transmettant l’idéologie de l’Etat Islamique. Autrement dit, le rôle de la femme est absolument primordial. Sans femmes, pas de Califat.

LTR : Ainsi les exemples de femmes ayant joué un rôle primordial dans la propagation de l’idéologie jihadiste sont nombreux ?
 Louise EL YAFI : 

Ils sont extrêmement nombreux mais les profils sont également très variés. Le stéréotype selon lequel la femme radicalisée est forcément jeune, d’origine maghrébine, ayant grandi dans une famille musulmane et venant des « quartiers » est parfaitement obsolète.

L’intérêt dans la diversité des profils résulte moins du milieu socio-économique ou des origines ethno-religieuses de la personne que de sa psychologie. Vous avez chez les femmes, des profils très différents qui vont de la femme anciennement victime de viol ou d’agression sexuelle qui va trouver dans le jilbab une protection contre le regard masculin, à l’ancienne prostituée qui cherche dans le rigorisme une forme de rédemption en passant par des femmes véritablement désireuses de tuer.

Vous avez de très nombreux exemples de femmes qui ont véritablement contribué à la propagation de l’idéologie islamiste dans leurs discours ou leurs actes. Certaines bénéficient même d’une aura extrêmement importante au sein des groupes les plus radicaux comme Malika al Aroud, veuve de l’assassin du commandant Massoud (décédé le 6 avril dernier), Souad Merah qui a très fortement contribué à radicaliser son frère Mohamed Merah ou encore Hayat Boummediene, veuve d’Amedy Coulibaly qui a berné les autorités françaises en se faisant passer pour plus bête qu’elle n’était et qui a ainsi réussi à rejoindre la Syrie.

LTR : 2016 marque pour vous un tournant dans l’histoire antiterroriste française. Pourquoi ?
Louise EL YAFI : 

Jusqu’aux attentats de 2015, les femmes n’étaient pas prises au sérieux par les autorités françaises en matière de radicalisation islamiste. Les renseignements cherchaient les hommes, les interpellaient et faisaient de même avec leurs épouses, leurs mères ou leurs sœurs pour finalement conclure leur garde à vue sans qu’elles ne soient inquiétées.

Les femmes n’étaient vues par les autorités que comme pouvant donner des renseignements sur les activités de « leurs hommes ».

C’est avec la tentative d’attentat à la voiture explosive de 2016 devant Notre-Dame par un commando de femmes que toute l’artillerie antiterroriste française a enfin réalisé que les femmes pouvaient être aussi dangereuses que les hommes. On a enfin commencé à les surveiller et celles qui avaient été relâchées avant les attentats de Paris ont à nouveau été interpellées mais cette fois-ci avec de véritables ouvertures d’enquêtes et des renvois devant les tribunaux. 

 LTR : Une idée forte se dégage de l’article : les femmes, contrairement à ce que la société pourrait penser, sont capables des mêmes actions et d’être aussi violentes que les hommes. C’est également, dans une moindre mesure, l’idée qui ressort de votre article publié dans Marianne intitulé « Même une femme se prétendant féministe peut être aussi ambitieuse et menteuse qu’un homme« .
Louise EL YAFI : 

C’est une question d’égalité. Il est beaucoup trop facile de ne vouloir l’égalité des sexes que lorsqu’elle va dans le sens des femmes.

L’égalité consiste certes à reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, mais elle consiste aussi à admettre qu’elles sont, tout autant qu’eux, capables du pire.

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La gynécologie et les femmes

Stratégie & Bifurcation

La gynécologie et les femmes

entretien avec Aurore Koechlin
Aurore Koechlin est sociologue, maîtresse de conférence et l’autrice de 2 ouvrages aux éditions Amsterdam : La révolution féministe (2019), et la norme gynécologique (2022). Dans cet entretien, elle revient sur l’enquête socio-historique qu’elle a réalisé autour de la gynécologie médicale, la construction de ce qu’elle appelle « la norme gynécologique », ou encore le sujet des violences gynécologiques,

Crédits photo : Raphaël Schneider

LTR : Vous êtes l’autrice de l’ouvrage, «La norme gynécologique, ce que la médecine fait au corps des femmes » publié en 2022 aux Editions Amsterdam. Cet ouvrage est le fruit d’enquêtes menées sur le terrain entre 2015 et 2018. Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire sur ce sujet ? Pourriez-vous nous expliquer brièvement la démarche conduite lors de ces enquêtes ?
Aurore Koechlin : 

Au départ de ma réflexion se trouvait un étonnement face à ce qui semblait pourtant si naturel, l’injonction qui est faite aux femmes, et seulement aux femmes, de consulter une fois l’an une gynécologue. Cette injonction, je l’ai progressivement conceptualisée comme la « norme gynécologique », qui est le titre de l’ouvrage. Pour répondre à la question qui me taraudait, celle de comprendre comment cette norme s’était imposée en France, et comment elle était produite et reproduite au quotidien, j’ai décidé de mener un travail de recherche dans le cadre d’une thèse de sociologie. D’un côté, j’ai mené une enquête socio-historique autour d’une profession centrale dans le développement de cette norme, la gynécologie médicale. De l’autre, j’ai mené un travail ethnographique, à partir d’observations à Paris et en Seine-Saint-Denis, dans des cabinets et dans des services hospitaliers. J’ai également mené des entretiens avec des professionnel·le·s de santé et des patientes. Mon livre reprend ce travail ethnographique.

LTR : La gynécologie est une des rares spécialités où on consulte pour « prévenir » plutôt que pour « guérir ». Lorsque quelqu’un se rend chez le médecin généraliste, c’est souvent pour traiter un problème déjà présent. Ce n’est pas le cas pour la gynécologie : les femmes s’y rendent pour effectuer un suivi, prévenir les risques et les éventuels problèmes. Pouvez-vous revenir sur cette distinction entre prévenir et guérir qui marque profondément la médecine gynécologique ?
Aurore KOECHLIN : 

En fait, trois aspects m’interrogeaient dans le suivi gynécologique. Premièrement, le fait qu’il soit genré : l’équivalent pour les hommes, soit l’andrologie, n’existe pas dans les mêmes proportions. Deuxièmement, le fait qu’il consiste en une médicalisation du corps sain : il s’agit d’une prise en charge sans motifs apparents. Enfin, le fait qu’il implique une temporalité spécifique, soit un suivi idéalement annuel et tout au long de la vie. On retrouve certains aspects dans d’autres spécialités : par exemple, il peut y avoir un suivi qui ne vise pas à guérir en dermatologie ou en médecine bucco-dentaire. Mais il n’est pas aussi resserré, avec cet idéal de consulter une fois l’an, et surtout il n’est pas genré. Ce n’est pas donc seulement la médecine de prévention qui est interrogée ici, mais son intersection avec une médecine reproductive et genrée. C’est la conjonction de tous ces éléments qui fait selon moi la configuration si spécifique de la gynécologie en France.

LTR : Les femmes des classes supérieures abordent différemment le suivi gynécologique par rapport aux femmes des classes populaires : bien que pour la majorité, la socialisation à la norme soit réussie, leurs comportements sont différents. Quelles sont ces différences ? Avez-vous observé des différences de traitement ? Comment les expliquez-vous ?
Aurore KOECHLIN : 

La sociologie de la santé a montré que les caractéristiques sociales de la patientèle influaient sur la prise en charge médicale, d’abord parce que les patient·e·s ne se comportent pas de la même façon, ensuite parce que les médecins ne les perçoivent pas de la même façon. Malgré l’idéal de neutralité affiché par les médecins, ces derniers passent en fait leur temps à catégoriser leur patientèle, faisant preuve par là d’une forme de sociologie spontanée, comme le dit Camille Foubert, dans une visée qui est essentiellement opératoire. Il s’agit de catégoriser la patientèle pour anticiper son comportement ou ses facteurs de risque, voire sa réaction face aux traitements. La gynécologie ne fait pas exception. D’un côté dans le rapport de force que constitue l’échange, les patientes de classes supérieures et/ou blanches peuvent être mieux armées : elles savent mieux s’imposer en consultation, parlent beaucoup, et ont davantage anticipé leurs attentes et leurs choix. De l’autre, les médecins se plaignent beaucoup en entretiens du manque de communication avec leur patientèle de classes populaires et/ou racisées, qu’ils et elles mettent soit sur le compte de la langue, soit sur le compte de différences culturelles. Mais cette perception tient beaucoup de la prophétie auto-réalisatrice : en anticipant une difficulté de compréhension des patientes, ils et elles peuvent en venir à simplifier l’échange, et à provoquer un désinvestissement de ces dernières dans la consultation. Mais ce que j’ai essayé de montrer dans la volonté qui a été la mienne de ne pas faire une sociologie déterministe, c’est que dans un cas comme dans l’autre, ce qui peut être un atout ou inversement une difficulté peut se retourner en son contraire. En effet, par leur implication, les patientes de classes supérieures et/ou blanches peuvent avoir tendance à davantage suivre, voire devancer, les prescriptions médicales, et à s’y conformer parfois de façon excessive. Inversement, le désinvestissement peut être une arme pour ré-imposer ses choix : le refus net de telle ou telle prescription ou de tel ou tel examen laisse peu de prises, contrairement au fait de rentrer dans le raisonnement médical, où on peut se laisser convaincre.

LTR : Une de vos thèses principales est que le suivi gynécologique est socialement construit et entretenu (par les pairs, le corps médical, etc.). Quels sont les facteurs qui permettent cette construction ?
Aurore KOECHLIN : 

En fait, cette construction repose centralement sur les femmes – femmes de l’entourage, femmes médecins. Ce sont elles qui socialisent avec succès à la norme gynécologique. Mais entre toutes ces femmes, celles qui jouent le rôle principal, avant même les gynécologues, sont bien les mères. Cela est dû à plusieurs facteurs. Geneviève Cresson a montré que les femmes sont au centre du travail qui produit la santé, en particulier pour la famille. Cela se rejoue au niveau gynécologique : elles poussent à consulter une gynécologue, elles conseillent la leur, voir elles y accompagnent leurs filles. Les paires (soeurs, amies, etc) jouent également un rôle de soutien, quand la mère n’a pas joué son rôle, ou en complément. Enfin, il ne faut pas minimiser le rôle socialisateur qu’a le monde médical lui-même. Pour les gynécologues, parvenir à suivre et obtenir que les patientes acceptent d’être suivies est un des objectifs clés de la consultation. Lors d’une première consultation, il s’agit de rassurer, notamment sur le déroulé de l’examen ou sur les instruments gynécologiques. Par la suite, il peut s’agir aussi de faire valoir son monopole de prescription pour garantir le retour des patientes en consultation. C’est que j’ai appelé, en reprenant les termes d’une enquêtée, la stratégie du « bâton » et de la « carotte ». Refuser de prescrire ou repousser la prescription à un prochain rendez-vous constitue ainsi une arme du professionnel·le de santé pour maintenir le suivi. Pour ce faire, la contraception est centrale, car c’est souvent autour de l’ordonnance de pilule que cette question se joue. Enfin, il faut voir que l’hôpital est une instance de forte socialisation au suivi gynécologique, en particulier avec la grossesse, qui est un moment où non seulement les examens médicaux se font plus nombreux, mais où ils sont plus resserrés. Dans ce cadre, l’examen gynécologique devient presque mensuel, et par là habituel. C’est dans une moindre mesure le cas des urgences gynécologiques, des IVG ou des consultations post-natales. À chaque fois, il s’agit de moments de rattrapage : les professionnel·le·s de santé (re)convainquent les patientes de la norme gynécologique.

LTR : La prise d’une contraception et le suivi gynécologique régulier entraînent une charge mentale importante pour les femmes. Les hommes ne sont pas du tout socialisés de la même façon sur ces thématiques : très peu d’hommes prennent une contraception régulière, les rendez-vous chez l’urologue(1) sont beaucoup moins réguliers. Comment vous expliquer cette différence de socialisation et de traitement ?
Aurore KOECHLIN : 

Derrière cette question se trouve en fait celle de savoir pourquoi la norme gynécologique est genrée, et pourquoi l’andrologie n’est pas autant développée que la gynécologie. Tout d’abord, cela est dû à une persistance d’une vision pathologique du corps des femmes qui en fait une population perçue comme plus à risque. Cette conception remonte à l’Antiquité et à ce qu’on appelait alors les « maladies des femmes », du nom du traité d’Hippocrate, dans une conception du corps féminin comme un corps essentiellement affaibli et malade du fait de l’utérus. Dans ce cadre, l’hystérie est alors la maladie des femmes par excellence, directement causée par l’utérus. Bien sûr, les conceptions médicales ont évolué depuis, mais le développement important des spécialités centrées sur la prise en charge des femmes peut se comprendre comme un héritage maintenu sous une autre forme de ce passé. Une autre raison mise à jour par Nelly Oudshoorn quand elle étudie l’émergence des hormones sexuelles est que le processus de médicalisation tend à se renforcer dans le temps. La médicalisation ancienne du corps des femmes entraîne ainsi une nouvelle médicalisation. Nelly Oudshoorn montre par exemple que si la recherche s’est davantage intéressée dès les années 1930 aux hormones sexuelles dites féminines, c’est parce que la médicalisation antérieure de la grossesse rendait non seulement accessibles les urines de femmes enceintes nécessaires à la synthétisation des hormones, mais aussi parce qu’on disposait de patientes disponibles pour réaliser les tests cliniques. Ainsi, chaque innovation technique va tendre à venir renforcer une médicalisation antérieure. La contraception est confiée aux femmes parce qu’elles sont déjà suivies médicalement. La prévention (frottis, palpation des seins) se développe en lien avec la contraception, car on connaît au départ encore mal ses effets sur le long terme. Par la suite, si on veut être amené à dépister d’autres questions (les violences, l’endométriose, …), on disposera toujours de la consultation gynécologique pour le faire. Mais en retour, cela viendra d’autant plus renforcer la norme gynécologique, et surtout, l’inégale répartition des tâches reproductives entre les hommes et les femmes.

LTR : Quelles sont selon vous les facteurs qui rendent propices l’émergence de violences gynécologiques ? au-delà du comportement du médecin, vous mentionnez également dans une scène assez marquante de l’ouvrage (la prise en charge d’une patiente par une interne aux urgences), les conditions de travail parfois désastreuses (notamment aux urgences).
Aurore KOECHLIN : 

Les conditions de travail sont effectivement un facteur central des violences gynécologiques. En effet, les consultations gynécologiques sont marquées par une certaine répétitivité (l’examen, le frottis, et la prescription de contraception). Cela entraîne la mise en place par les professionnel·le·s de santé d’un certain nombre d’automatismes, notamment pour garantir la systématicité du dépistage. Les conditions de travail peuvent ainsi pousser les professionnelles de santé à accroître l’exercice de leur profession par automatisme, plus que par adaptation à la situation donnée, par exemple lorsque la cadence augmente. C’est le cas notamment aux urgences gynécologiques. Le nombre de patientes est très important, et la répétition y atteint son maximum, puisqu’il s’agit pratiquement toujours des mêmes cas, des douleurs pelviennes et/ou des saignements, que la patiente soit enceinte ou non. Enfin, il existe une obligation médico-légale aux urgences de réaliser un examen et une échographie. Or, c’est précisément dans ce contexte de travail que j’ai pu observer des violences gynécologiques. À chaque fois, les circonstances sont les mêmes : la patiente n’est clairement pas consentante à l’acte médical, mais ne le dit pas directement, notamment parce que le ou la professionnel·le de santé ne pose pas la question. La réalisation de l’acte médical provoque alors des cris et des pleurs de la patiente, et est le plus souvent interrompu. Outre les conditions de travail, un autre point est important dans les observations que j’ai faites : il s’agissait d’étudiants en médecine. Ils manquaient de fait de formations et d’expériences pour réagir adéquatement. Face à une même situation de refus de l’examen non verbal par une patiente dans une de ses consultations, une cheffe de service adopte une attitude opposée : elle montre d’abord le spéculum à la patiente, la rassure sur le fait que ça ne fait pas mal, sollicite son accord pour l’examen, lui demande trois fois l’autorisation avant d’insérer le spéculum, essaye de parler d’autre chose pour détendre la situation, puis renonce après un premier essai infructueux. Malgré le consentement cette fois-ci explicite de la patiente, la cheffe de service écoute les signes corporels du refus d’examen. On peut faire l’hypothèse que c’est l’expérience qui lui a permis d’ajuster ses pratiques sur ce point. Attention : cela ne veut pas dire que tou·te·s les étudiant·e·s en médecine se font les vecteurs de violences gynécologiques, mais que c’est souvent l’expérience, ou une sensibilité personnelle, qui viennent pallier le manque de formation unifiée. Ainsi, les conditions de travail, que ce soient les modalités concrètes de l’organisation du travail, ou en amont la formation au travail, jouent profondément dans la production ou non de violences gynécologiques.

LTR : Lors de vos enquêtes, de nombreuses femmes ont évoqué préférer une gynécologue plutôt qu’un gynécologue, les femmes médecins faisant preuve de plus de douceur et d’attention etc. : des qualités historiquement considérées comme « féminines ». Si la profession peut parfois alimenter certains stéréotypes de genre, peut-on dire que c’est également le cas du côté des patientes ?    
Aurore KOECHLIN : 

Au départ, c’est effectivement ainsi que je l’ai lu, comme une forme d’essentialisation genrée des compétences féminines. Mais à force de creuser, je me suis rendue compte que le genre était d’autant plus plébiscité que dans le cadre de la norme gynécologique, c’était un des derniers espaces du choix des patientes. C’est parce que ce choix rejoint la rhétorique professionnelle des professionnelles qu’il est en quelque sorte accepté et rendu possible. Mais il traduit surtout qu’aux yeux des patientes le caractère genré, et potentiellement sexualisé, de la consultation gynécologique ne peut totalement être évacué : les organes qui sont en son centre ne sont pas n’importe quels organes, ils sont construits socialement comme relevant du domaine du genre, de la sexualité et de l’intime. Ils ont un vécu, potentiellement fait de violences. Toutes ces dimensions ne peuvent pas être effacées – même si bien sûr il ne faut pas en faire un indépassable.  

LTR : Une des critiques soulevées dans votre livre, et qui selon vous, participe à perpétrer les violences gynécologiques est la normalisation de la douleur par les gynécologues : la normalisation des douleurs liées aux règles, liées aux contrôles réalisés pendant la consultation, etc. On voit émerger ces dernières années, des prises de paroles de nombreuses femmes sur les réseaux sociaux et médias qui contestent cette normalisation. Je pense notamment à toutes les prises de parole autour de l’endométriose, qui provoque des douleurs qui n’ont rien de « normales ». Pensez-vous que les femmes commencent à prendre conscience de cette normalisation et à la dénoncer ?
Aurore KOECHLIN : 

Je pense que le mouvement Me too a véritablement visibilisé la question des violences dans tous les espaces de la société. Cela a également touché le domaine gynécologique, avec l’émergence de la notion de violences obstétricales et gynécologiques. Cela a poussé à interroger les pratiques de la gynécologie, mais aussi certains points aveugles, comme la question de la douleur. Les associations de patientes y sont également pour beaucoup, notamment dans le cas de l’endométriose. Je pense donc effectivement que cela va contribuer à faire évoluer les pratiques et les représentations, à la fois dans le milieu médical, et plus globalement dans la société.

LTR : Dans l’ouvrage, vous soulevez un point assez paradoxal. Le « culturalisme féministe(2)», conduit à reproduire des discriminations. A l’inverse, l’universalisme médical, ne serait pas non plus la solution : les femmes seraient perçues par le corps médical comme des simples « bénéficiaires des soins ». Que faire selon vous pour arriver à trouver un juste milieu ?
Aurore KOECHLIN : 

Ce n’est pas une question simple, car elle dépasse très largement la question de la médecine. L’universalisme est à mon sens une mauvaise solution, dans une société qui est en réalité traversée de part en part par les rapports sociaux de domination. Dans l’autre sens, prendre en compte les particularités sociales risquent de les réifier, de les essentialiser, et en définitive, de les reproduire. Il me semble qu’un garde-fou à ce risque serait de proposer, à la place de la sociologie spontanée qui est celle des médecins (et qui n’est pas leur propre : nous avons tous et toutes une forme de sociologie spontanée) un accès à une véritable sociologie informée. Ils et elles pourraient y être formé·e dès leurs études de médecine, et des formations continues tout au cours de leur carrière pourraient également leur être proposées.

LTR : Finalement, quelles sont les solutions permettant aux femmes de s’affranchir de cette norme gynécologique, ou du moins, de reprendre le contrôle ?
Aurore KOECHLIN : 

Mon livre ne vise pas à prendre position sur la norme gynécologique en tant que telle, mais plutôt à montrer qu’elle est un choix et un construit social, et qu’elle a des effets – certains positifs, d’autres qui n’ont pas été anticipés. Pour moi, l’essentiel est de redonner accès aux savoirs et aux techniques sur les corps indépendamment du simple cadre médical : en proposant des formations à la médecine dès le lycée, en rendant l’accès à la contraception, et plus globalement aux hormones, plus simple. Mais cela ne veut pas dire laisser de côté la médecine. Pour améliorer la qualité des soins, elle doit avant tout être davantage financée. En outre, dans le contexte de la loi de 2002 relative aux droits des malades, la question du consentement avant tout acte doit systématiquement être posée. La gynécologie pourrait ainsi constituée la pointe avancée d’une évolution plus globale de la médecine dans son entièreté.

Références

(1)Médecin spécialisé dans les pathologies de l’appareil urinaire et génital masculin.

(2) L’autrice définit le culturalisme féministe comme la volonté d’adapter la prise en charge des patientes à leurs spécificités.

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Penser l’histoire du féminisme et la stratégie

Luttes d'hier & Luttes d'ailleurs

Penser l’histoire du féminisme et la stratégie

Entretien avec Aurore Koechlin
Aurore Koechlin est sociologue, maîtresse de conférence et l’autrice de 2 ouvrages aux éditions Amsterdam : La révolution féministe (2019), et la norme gynécologique (2022). Dans cet entretien, elle revient sur les différentes vagues féministes depuis la fin du 19ème, en abordant particulièrement le sujet du féminisme « lutte des classes », ou encore la notion de privilège. Enfin, cet échange est l’occasion d’observer l’évolution des conditions des femmes 6 ans après l’affaire Weinstein.

Crédits photo : Raphaël Schneider

LTR : Pouvez-vous revenir sur la naissance du féminisme, et notamment les trois vagues féministes que vous évoquez dans l’ouvrage ? Quelles sont les différences majeures ?
Aurore KOECHLIN :

La classification en termes de vagues est bien sûr une forme de simplification d’une histoire féministe bien plus complexe (elle risque notamment d’invisibiliser les entre-deux-vagues, ou de centrer l’histoire du féminisme sur les pays occidentaux). Néanmoins, je trouve qu’elle a le mérite de proposer une conceptualisation assez simple et donc facilement appropriable des différents temps du féminisme moderne. On peut ainsi délimiter trois vagues féministes : une première qui correspond à la lutte pour l’égalité politique au tournant du 19ème et du 20ème siècle, souvent symbolisée par les suffragettes, une deuxième dans les années 1960 et 1970 qui correspond à la lutte pour les droits reproductifs et pour la libre disposition de son corps, en particulier autour de la lutte pour la légalisation de la contraception et de l’avortement, et une troisième vague dans les années 1990 qui vient complexifier le sujet du féminisme, en faisant croiser luttes LGBTI+, antiraciste et de classe avec le féminisme. La métaphore des vagues permet à la fois de montrer qu’il s’agit d’un mouvement qui s’inscrit sur du temps long et dans un espace non délimité : ainsi, à chaque fois, ces vagues du féminisme ont pour particularité d’être internationales et de durer plusieurs années, voire décennies.

LTR : Vous parlez dans l’ouvrage d’une « quatrième vague féministe » qui serait en cours. Quels en sont ses principaux combats ?
AURORE Koechlin : 

Dans mon livre, je défends que nous sommes en train de vivre une 4ème vague, centrée autour de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, qui s’est déployée en trois temps. Du début au milieu des années 2010, on assiste à l’émergence d’un mouvement contre les féminicides en Amérique latine, en particulier en Argentine, autour du collectif « Ni una menos » (pas une de moins). Il va progressivement faire le lien avec la lutte pour la légalisation de l’avortement, son interdiction occasionnant des mortes et constituant une violence. Il faut souligner qu’il a obtenu des victoires éclatantes, avec l’obtention du droit à l’avortement en Argentine, au Mexique et en Colombie. Puis, on peut définir un deuxième temps qui est le moment du # Me Too, qui éclate en octobre 2017 aux États-Unis dans le double contexte des Women’s march contre Trump et de l’affaire Weinstein, puis qui prend rapidement une dimension internationale. Moins qu’une libération de la parole, il a s’agit surtout de sa visibilisation, et d’une démonstration faite à large échelle, via les témoignages sur les réseaux sociaux, du caractère non exceptionnel des violences, mais bien systémique.  Aujourd’hui c’est cette dimension qui affecte le plus la France, puisque la particularité de Me Too repose en outre sur le fait que ce mouvement de dénonciation est continu dans le temps : ainsi, encore aujourd’hui, de nouvelles dénonciations voient le jour, comme le Me Too inceste, le Me Too gay ou le Me Too politique. Enfin, on peut définir un troisième moment, avec la construction de la grève féministe internationale pour le 8 mars suite à l’appel du collectif argentin Ni Una Menos depuis 2017. Chaque année, un nouveau pays rentre dans le mouvement de grève (Italie, État espagnol, Suisse, Belgique, …). En France, cette grève féministe est défendue depuis quelques années par les syndicats et par la Coordination féministe. 

LTR : Pensez-vous possible de voir émerger une 5ème vague, notamment avec l’impact de la réforme des retraites qui politise encore davantage les femmes et qui met en visibilité de manière flagrante que les femmes sont encore la « dernière roue du carrosse » ?
Aurore KOECHLIN : 

Pour moi il s’agit moins d’une 5ème vague que de la continuité de la 4ème vague. Les vagues du féminisme s’inscrivent de fait toujours dans du temps long. Par ailleurs, l’une des particularités de la 4ème vague est précisément de réparer en quelque sorte le lien rompu entre mouvement ouvrier et mouvement féministe au moment de l’autonomisation de ce dernier dans les années 1970. Les enjeux de contexte sont centraux à ce titre : comme cette vague se développe alors qu’on connait les retombées de la crise économique de 2008 et une offensive sans précédent du néolibéralisme, elle fait immédiatement le lien entre les questions féministes et les questions sociales.

LTR : Vous mentionnez l’existence par le passé d’un « féminisme luttes des classes », qui a peu marqué le combat féministe, au profit du féministe matérialiste. Pourquoi ? Comment pensez aujourd’hui l’articulation entre luttes des classes et féminisme ?
Aurore KOECHLIN : 

Je pense que la question n’est pas tant que le courant féministe lutte de classe a peu marqué le combat féministe en tant que tel, qu’il a peu marqué l’histoire qui en a été faite a posteriori. La raison en est que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. En l’occurrence, le féminisme matérialiste a mieux su faire école, tant théoriquement que politiquement, notamment parce qu’il a réussi à obtenir des places à l’université. De hautes luttes, et c’est bien sûr une excellente chose ; mais cela a eu pour effet imprévu d’effacer en partie certains autres courants du féminisme, dont le féminisme lutte de classes. Mais dans un double contexte de regain du marxisme et de quatrième vague du féminisme, le féminisme lutte de classes connait une forme d’actualité, comme en témoignent la réussite des collectifs qui lient féminisme ou luttes LGBTI+ et marxisme (le collectif Féministes Révolutionnaires, les InvertiEs), ou le développement de la théorie de la reproduction sociale, dans l’espace anglo-saxon ou plus récemment en France, avec les traductions de Federici, et maintenant de Vogel ou de grandes figures de l’opéraïsme italien. Dans le cadre de la théorie de la reproduction sociale, l’articulation de la lutte des classes et du féminisme est pensée à partir de la conceptualisation du travail reproductif, soit le travail qui assure la production et la reproduction des travailleur·se·s nécessaires au capitalisme. Il assure la production des futur·e·s travailleur·se·s par la procréation et l’éducation des enfants ; il assure la reproduction des travailleur·se·s actuels par le soin quotidien qui leur est apporté, tant en termes matériels (maison, nourriture, repos) qu’émotionnels (soins psychologiques, affection). L’assignation au travail reproductif est la base matérielle de l’oppression des femmes et des minorités de genre : elles sont opprimées car elles ont été historiquement celles qui ont eu en charge la reproduction. Encore aujourd’hui, c’est elles qui assurent la majorité du travail reproductif, notamment dans le cadre familial, mais aussi dans les services publics, ou de plus en plus sur le marché. Dans ce cadre, on voit que le capitalisme est dépendant de la reproduction : sans travail des femmes et des minorités de genre qui assurent en permanence la reproduction de la force de travail, pas de production des marchandises et de la valeur. Il ne s’agit donc pas de penser les systèmes de domination de façon autonome, mais de comprendre qu’ils sont emboités.

LTR : Vous consacrez un chapitre de l’ouvrage à la question de la stratégie, qui est centrale dans la lutte féministe, pour autant, l’absence de stratégie justement a pu pénaliser les différents mouvements dans l’histoire. Pourquoi selon vous, les mouvements et organisations féministes ont des difficultés à penser cette question ? Est-ce que c’est différent aujourd’hui ?
Aurore KOECHLIN : 

J’ai un temps émis l’hypothèse que cet effacement de la question stratégique était lié à la rupture, au moins partielle, dans les années 1970, entre mouvement féministe et mouvement ouvrier, dans un contexte d’autonomisation du mouvement féministe. Les riches élaborations du mouvement ouvrier, notamment en termes stratégiques, auraient alors été en quelque sorte oubliées. Néanmoins, je constate cet effacement de la stratégie aujourd’hui à une plus large échelle, par exemple, dans la mobilisation de cette année contre la contre-réforme des retraites. La crise du mouvement ouvrier organisé suite à la chute de l’URSS et les attaques de plus en plus violentes du néolibéralisme ont eu pour effet qu’aujourd’hui on constate une sorte de pertes des acquis du mouvement ouvrier, et parmi eux, les enjeux de stratégie. La désertion des AG dans cette mobilisation me semble symptomatique de cela : pour une majorité de personnes, leur utilité était questionnée, car il n’apparaissait plus clairement que se jouait là un enjeu stratégique central de qui dirige le mouvement.

LTR : Certains mouvements féministes mettent aujourd’hui très clairement en avant la question des « privilèges ». Que pensez-vous de cette notion ? Bien qu’elle puisse permettre une certaine prise de conscience, n’efface t-elle pas en partie le sujet de la classe sociale ? Ne fait-elle pas reposer sur l’individu, quelque chose qui relève d’un rapport de domination construit socialement dans nos sociétés ?
Aurore KOECHLIN : 

La théorisation en termes de privilèges est à la fois utile car elle permet de visibiliser immédiatement dans l’expérience quotidienne les rapports de domination, et dans le même temps elle me semble symptomatique d’une forme d’individualisation de la domination. En effet, la notion se concentre sur le symptôme individualisé d’un rapport de domination structurel, au risque d’oublier la structure qui le rend possible. Par ailleurs, elle met sur le même plan des avantages matériels et concrets et des avantages symboliques, alors qu’il y a une différence de nature entre ces deux types d’avantages. De la même façon, avec l’idée de privilège, il y a l’idée de quelque chose qui serait « en trop ». Par-là, elle met sur le même plan des avantages qui devraient disparaître, et des avantages qui sont en fait des droits qui devraient être donnés à tout le monde. Le privilège d’exploiter les autres doit disparaître ; le privilège de marcher seule dans la rue le soir par exemple devrait au contraire être étendu à tou·te·s. En bref, le terme me semble à la fois trop extensif et trop flou, même s’il est utile dans une fonction pédagogique.

LTR : Vous plaidez pour la construction d’une stratégie féministe marxiste et révolutionnaire. Quels en seraient les axes principaux ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
Aurore KOECHLIN : 

Si on fait l’analyse que la base matérielle de la domination de genre est l’assignation au travail reproductif, alors se dessine assez clairement quelle est notre arme, la grève féministe, à la fois grève du travail productif et du travail reproductif. De la même façon, si on fait l’analyse que la domination de genre est imbriquée au système capitaliste, alors on ne peut penser une stratégie qui fasse l’économie de la convergence des luttes. Mais cette convergence, cette nécessaire unité dans la lutte, ne doit pas nous empêcher de défendre nos conceptions féministes jusqu’au bout. Enfin, et peut-être principalement, cela implique de poser centralement la question du pouvoir, et de qui est réellement notre ennemi. Est-ce que le pouvoir se situe au niveau des individus, qui peuvent avoir des intérêts immédiats divergents, ou est-ce qu’il est entre les mains d’un groupe d’individus qui détient les structures, qui les fait fonctionner à son propre compte, et qui a le pouvoir sur nos vies ? Le mouvement que nous traversons actuellement nous le rappelle d’ailleurs avec acuité : on constate une polarisation extrême de la société qui visibilise immédiatement les enjeux de classe et de pouvoir.

LTR : L’affaire Weinstein en 2017 a permis au mouvement #MeToo #BalanceTonPorc de prendre un tournant majeur. Plus de 6 ans après, est-ce que les conditions des femmes se sont réellement améliorées ?
Aurore KOECHLIN : 

Oui, elles se sont améliorées. Mais ce que l’on constate également, c’est que l’obtention de réelles avancées 1/ n’est jamais une garantie une fois et pour toujours 2/ est entièrement liée à nos capacités de mobilisation. On le voit avec l’exemple du droit à l’avortement. En Amérique latine, on pensait qu’il ne serait jamais obtenu. L’incroyable mouvement féministe qui s’y est déployé l’a arraché dans de nombreux pays, et il est probable qu’il finisse par être obtenu dans l’ensemble des pays d’Amérique latine. Dans les pays occidentaux, on pensait que ce droit était acquis pour toujours. Et voyez ce qu’il se passe aux États-Unis. C’est bien la preuve que tout ne repose jamais que sur nos propres forces. Mais ce n’est pas un constat qui doit nous démoraliser : au contraire, nous devons y voir la preuve de notre puissance. 

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Le 6 février, une journée pour l’histoire

Luttes d'hier & Luttes d'ailleurs

Le 6 février, une journée pour l’histoire

entretien avec Danielle Tartakowsky
De la simple émeute au coup d’État envisagé, nombreux sont les historien.ne.s à avoir avancé leur interprétation de la journée fatidique du 6 février 1934. En compagnie de Danielle Tartakowsky, spécialiste de l’histoire politique française du 20ème siècle, nous nous demandons quelle a été la perception des contemporain.e.s, quelles conséquences ils et elles en ont tirées.

Crédits photo

En 1934, la France est en crise depuis trois ans. La crise de 1929 fait sentir ses effets sur les économies européennes, les pensions des anciens combattants sont réduites et les différentes coalitions parlementaires françaises ne parviennent pas à se maintenir (six gouvernements se sont en effet succédés depuis les élections de mai 1932). La tension est forte dans le pays, alors gouverné par les radicaux (majoritaires au Palais Bourbon) du président du Conseil Camille Chautemps depuis novembre 1933, alors que de nombreux groupes de la droite extra parlementaire multiplient les actions. Les ligues d’anciens combattants marqués à droite, à différencier des fédérations d’anciens combattants, formées depuis 1924 d’étudiants, de jeunes et de quelques anciens combattants, sont vocales dans leur opposition au gouvernement radical. Les Croix de Feu en particulier restent présentes dans l’imaginaire alors qu’elles ne prendront pas part à l’émeute, ce qui sera d’ailleurs reproché à De la Rocques, leur leader, par les organisations d’extrême droite.

Mme Tartakowsky nous explique ce point de bascule qui amène au 6 février 1934 :

La tension franchit un cap lorsque la grande presse consacre une place majeure à ce qu’on appelle l’affaire Stavisky(1). Ce scandale financier que la presse régionale plutôt ? avait déjà mise à jour en 1931 était jusque-là sans relais dans la grande presse nationale, qui est très exclusivement dirigée par des forces de droite et qui dès lors que les radicaux sont au pouvoir remet au premier plan cette crise. A partir de des révélations liées à cette crise, les organisations d’extrême droite, plus précisément de droite extra parlementaire, à savoir les Jeunesse Patriotes, créés par Tettinger 1924, ou encore l’Action française, multiplient les manifestations. Ces manifestations sont contemporaines de mouvements d’anciens combattants affectés par la baisse des pensions.

Chautemps démissionne de la Présidence du Conseil en janvier 1934, et Daladier est appelé par Albert Lebrun, Président de la République, à former un gouvernement. Daladier accepte et est attendu à la Chambre des Députés le 6 février 1934 dans la soirée, pour donner un discours et obtenir la confiance. Le jour (et le soir) même est organisée une manifestation des anciens combattants d’un côté, et des groupes d’extrême droite de l’autre : “chacun manifeste sur son mot d’ordre, ‘à bas le régime des scandales et donc la République’ pour l’Action Française, ‘à bas les scandales qui entachent la République’ pour les anciens combattants”. Il est important de noter, nous rappelle notre invitée, qu’une manifestation autorisée dans Paris est un fait rarissime, alors de nuit … De plus, “les forces de police sont affectées par le fait que le préfet de police, [Jean] Chiappe, qui est très proche des ligues d’extrême droite, vient d’être démis de ses fonctions. Il y a donc de l’eau dans le gaz. Très rapidement, la situation tourne à la confusion la plus totale.”

Les Jeunesses Patriotes tentent de franchir le pont qui mène à l’Assemblée nationale et les anciens combattants, voyant que la situation tourne à l’émeute, se déportent vers l’Arc de Triomphe. “Plus personne n’est en mesure de donner des ordres à qui que ce soit, la situation vire à l’émeute non maîtrisée [le préfet de police en poste n’est pas connu de ses services et doit même être accompagné d’un subordonné pour être obéi]”. Face à cette situation, Daladier, qui refuse d’appeler l’armée et qui vient pourtant d’obtenir la confiance des députés, démissionne dans la nuit. Danielle Tartakowsky conclut : “la rue a gagné, et une rue dominée par l’extrême droite”.

La journée se conclut dans le sang, la police ouvrant le feu dans la confusion. Bilan : 19 morts et presque 1500 blessés incluant de nombreux policiers.

Je n’entre pas dans le débat sur le coup d’Etat. Ce qui est intéressant pour moi, avec 19 morts dans Paris et une tentative d’entrée dans le Palais Bourbon, […] c’est que pour les contemporains, il est en train de se produire à Paris ce qu’il s’est produit en Allemagne. […] Pour les contemporains, il s’agit d’un danger fasciste”.

Dans le même temps, les organisations ouvrières, politiques avec la SFIO et le PCF et syndicales avec la CGT et la CGTU(2), réagissent à ces événements d’une manière forte, et, plus surprenant encore, convergent.

Si les définitions du fascisme varient selon les organisations – Léon Blum voit dans le fascisme les héritiers des ennemis traditionnels de la République là où la CGTU et le PC y voient le bras armé d’un capitalisme aux abois – elles s’accordent sur la menace que celui-ci représente.

En conséquence et “par-delà ces divergences, […] la SFIO appelle à une grève générale le 12 février 1934, la SFIO et la ligue des Droits de l’Homme appelant à manifester dans le cadre de cette grève générale.” Sur des mots d’ordre différents, les organisations syndicales et politiques appellent à manifester le même jour et à la même heure, en rupture avec la Charte d’Amiens refusant de lier politique institutionnelle et syndicalisme. “La manifestation du 12 est une manifestation nationale avec une telle ampleur … Des dizaines de villes qui n’avaient jamais vu de manifestations en voient. Cette manifestation va amorcer des évolutions au sein du PC qui en juin 1934 va rompre avec la théorie dite de ‘classe contre classe’ et considérer que dès lors que le fascisme menace, il faut défendre la démocratie. Il jette les bases d’une alliance politique avec la CGT et la SFIO, cela amorce le processus de construction du Front Populaire”.

Même pour nos standards modernes – une manifestation en 1934 rassemble rarement plus de quelques dizaines de milliers de personnes – cette manifestation du 12 février, nationale, est massive. “Elle réactive la mémoire des révolutions”. Avant 1934, les mouvements anti-crise sont rares au sein des forces de gauche, mise à part une grève aux usines Citroën(3) et la marche des chômeurs de Lille(4). Il est d’ailleurs important de rappeler que dans leur longue tradition, les syndicats français sont faibles et désunis (CFTC, mais surtout CGT et CGTU). Mais à partir de 1934, les forces descendues dans la rue le 12 février 1934 et qui ont pris conscience de l’ampleur de la riposte antifasciste, y restent jusqu’aux élections. […] Dès lors que les organisations d’extrême droite essaient de faire un meeting dans quelque ville que ce soit, ces forces se réunissent et empêchent leur tenue. Il y a donc un phénomène de mobilisation à la fois anti-crise et antifasciste qui participe de cette construction du rassemblement populaire. Cela construit une culture de rassemblement populaire en France pendant 2 ans, avant la victoire du gouvernement du Front Populaire de mai 1936. C’est la première fois qu’un gouvernement est élu à la suite d’une articulation entre les moyens institutionnels, le vote, et la mobilisation collective.”

Cette réaction antifasciste permet donc de mobiliser et d’organiser un mouvement de masse qui aboutira à la victoire du Front Populaire, à rebours d’une Europe où l’autoritarisme et le fascisme grandissent. Cet événement particulier et violent de l’émeute du 6 février, impliquant quelques milliers de personnes, créera in fine un mouvement inédit, rapprochant les organisations ouvrières, les réconciliant presque, et amenant à ce mois de mai 1936 pour l’Histoire. Il est frappant de constater l’unité d’action affichée si rapidement par des partis, organisations et personnes qui ne se parlaient plus depuis une décennie, et qui, poussés par la menace du pire, écriront 2 ans de pages parmi les plus belles de notre histoire.

 

Références

(1)L’affaire Stavisky, du nom d’Alexandre Stavisky, est un scandale politico-financier impliquant une escroquerie aux bons du Trésor au début des années 1930. De nombreuses personnalités politiques radicales sont liées à cette affaire, ce qui entache le gouvernement. De plus, le chef de la section financière chargé de cette affaire, Albert Prince, est retrouvé mort le 20 février 1934, dans des circonstances floues.

(2)La CGTU est une scission révolutionnaire issue de la CGT réformiste. Elle est liée au PCF et sera réunifiée à la CGT en 1936 après la victoire du Front Populaire.

(3)Grève de 35 jours contre la baisse des salaires en avril 1933 menée par la CGTU

(4)En 1933, quelques centaines de sans-emploi organisent une marche de Lille à Paris pour réclamer le pain et l’emploi

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Le féminisme, nouveau moteur des luttes sociales ?

Stratégie & Bifurcation

Le féminisme, nouveau moteur des luttes sociales ?

entretien avec la sénatrice Laurence Rossignol
Laurence Rossignol est sénatrice PS de l’Oise, elle a été secrétaire d’État chargée de la Famille et des Personnes Âgées en 2014, puis ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes de 2016 à 2017. Infatigable militante féministe, elle a milité pour le droit à l’IVG au sein du MLF et est aujourd’hui la présidente de l’Assemblée des Femmes. Elle a accepté de discuter avec le Temps de Ruptures des liens entre féminisme et anticapitalisme.
LTR : Pour la féministe et sociologue Silvia Federici, le capitalisme s’est construit grâce au patriarcat, en exploitant le travail gratuit des femmes. Que pensez-vous de cette analyse ? Quels sont, selon vous, les liens entre capitalisme et patriarcat ?
Laurence Rossignol :

La structure patriarcale a facilité l’accaparement des richesses, c’est un fait, mais l’imbrication entre capitalisme et patriarcat va bien plus loin. Le capitalisme, c’est l’appropriation sans limite du capital productif pour dégager le maximum de plus-value sur la production.

Pour faire croître la plus-value, on se repose sur des prix trop bas des matières premières et de la force de travail. Or, les femmes sont à la fois productrices de richesse et une richesse elles-mêmes. Pour le capitalisme patriarcal, elles sont comme les ressources naturelles, des matières premières accessibles à moindre coût. Il est donc clair que dans une analyse mécanique du capitalisme, les femmes ont produit une main-d’œuvre bon marché qui permet effectivement de dégager davantage de plus-value sur la force de travail, capitalisme et patriarcat se soutiennent et se renforcent.

Le capitalisme et le patriarcat ont eu des phases tellement diverses, nous avons même bien du mal à les dater précisément. Le premier, que l’on connait depuis la mise en place du système marchand à l’époque médiévale, s’est construit sur le coût du travail le plus faible, par l’exploitation du travail des femmes, l’esclavage, le colonialisme, c’est-à-dire l’ensemble des facteurs qui ont fait le succès – pas partout – des puissances capitalistes. Il s’est toujours confronté à des revendications pour un meilleur partage des richesses. De ce point de vue, le patriarcat est au cœur de cette contradiction, en permanence. Parce qu’à la fois le travail des femmes produit de la richesse pour le capital, mais permet aussi la reproduction de la richesse, par la production et la reproduction de force productive (travail au sein du foyer,  reproduction biologique). Le travail repro-ductif produit et reproduit la force de travail comme l’explique Aurore Koechlin. Alors, le capitalisme est gagnant de l’exploitation du temps des femmes et les hommes bénéficient du travail domestique gratuit.

Mais cette analyse est à mon sens frustrante et insuffisante. On connaît tous la phrase de Flora Tristan qui dit que la femme est la prolétaire du prolétaire, ce qui suppose que l’exploitation capitaliste – que le capital exerce sur le travail – redescend en une autre exploitation capitaliste de l’homme prolétaire sur la femme prolétaire. Les inégalités sociales et les inégalités de sexe s’articulent, elles doivent être comprises de concert. Et, pour Flora Tristan : « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme. Elle le prolétaire du prolétaire même. » « Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat. »

Pour autant la limite de ces analyses, qui sont indispensables pour comprendre les mécanismes de domination des femmes dans l’Histoire, est qu’elles passent à côté d’une question anthropologique. Le patriarcat ne s’explique pas uniquement par des mécanismes d’appropriation du capital, il y a d’autres explications qu’on ne peut pas dissoudre dans les analyses d’exploitation de classe. Ces analyses expliquent ce qui est pour moi la grande interrogation anthropologique : la haine des femmes. Cette haine ne vient pas simplement du capitalisme, elle a d’autres racines. Elle est quasiment universelle : dans presque toutes les civilisations, dans le temps et dans l’espace, les femmes subissent viols, violences, appropriation, domination.

Or, toute cette haine n’est pas indispensable à l’exploitation des économique femmes, il se joue donc autre chose. Mon hypothèse repose sur la rapport à la mort. La conscience de l’inéluctabilité de la mort est insupportable. Elle est le fardeau de la condition humaine. Or, les femmes, car elles enfantent, sont moins définitivement mortel-les que les hommes. De leur corps sort « un morceau » d’elles-mêmes qui va leur survivre. Cette forme d’immortalité que donne l’enfantement est un pouvoir inacceptable que rien ne peut leur retirer.

Et c’est justement parce que les femmes disposent d’un tel pouvoir, celui de défier la mort, qu’il faut leur retirer tous les autres. Il faut les enfermer, les priver de droits. Il devient alors facile de les exploiter et de les maintenir dans une condition qualifiée de « naturellement » inférieure. Cette construction, à partir de l’idée de nature, fait totalement face au fait que c’est la nature qui a fait que les femmes enfantent. Dès lors, la réduction des femmes devient un enjeu corporel, il faut les priver de la liberté de leur corps pour contrôler l’enfantement, ainsi ce n’est plus un pouvoir.

Cette dimension du corps et de l’intime est généralement exclue des analyses économiques du patriarcat. C’est une lourde aporie. Dans la confrontation entre l’ouvrier et le patron, les rapports sont définis et se matérialisent dans un lieu : l’usine. Certes le mariage matérialise une partie de l’appropria-tion des femmes par les hommes, c’est l’analo-gie d’Engels entre la propriété privée et le mariage bourgeois permettant la transmis-sion des biens et des pouvoirs d’une génération à une autre. Mais il faut aller plus loin, alors qu’entre les hommes et les femmes, on rentre dans l’intimité du rapport : les mécanis-mes patriarcaux se propagent jusque dans le corps des femmes. Dès lors, nous ne pouvons plus raisonner uniquement avec une logique de classe sociale, bien que cette grille de lecture soit fondamentale.

Le patriarcat et le capitalisme sont des mécanismes produits et entretenus par des individus, ils ne sont pas au-dessus de nous. Cela va avec la réflexion de Silvia Federici, la reproduction de la main-d’œuvre n’est pas naturelle, elle est produite. Le problème, c’est que même face aux mouvements de contestation et de transformation, capitalisme et patriarcat ont en commun une formidable capacité d’absorption, d’adaptation et de rebond. D’où le fait que le capitalisme absorbe, mais aussi négocie, se réforme, évolue, sous la pression des luttes sociales. Nous avons obtenu des avancées, mais le capitalisme a su faire avec. Je précise que les mouvements féministes ont participé – et continuent de participer – à ces progrès sociaux, historiquement le féminisme est né au sein des luttes sociales, mais il a été toujours été transclasses.

Le patriarcat subit exactement la même chose, au cours du dernier siècle il a dû évoluer face à des mouvements émancipateurs importants. Des mouvements qui ont d’ailleurs remis au centre des débats la reproduction sociale. Le patriarcat a cette fonction d’invisibilisation des femmes, de la gratuité de leur travail, et de leur surexploitation. Cela arrange le capitalisme, car tout ce qui lui épargne des dépenses socialisées est bienvenu. Ce que le patriarcat ajoute en plus, c’est la morale. Or, le capitalisme n’en a pas beaucoup. C’est la morale bourgeoise du XIXème siècle, c’est une morale qui conforte l’appropriation du corps des femmes. La pudibonderie, la pruderie du patriarcat et de la morale bourgeoise assignent les femmes aux tâches familiales (même si les bourgeoises sous-traitent une partie à d’autres femmes), à un rôle d’enfantement et de gardien de la morale familiale. La famille a joué, par l’intermédiaire de cette morale, un rôle utile au capitalisme en formant les individus à une conception hiérarchisée et autoritaire des rapports humains et sociaux. Il y a un écho total entre le capitalisme et le père de famille au XIXème siècle. Ils mettent en place des symboles d’autorité et de hiérarchie qui sont totalement identiques dans les rapports sociaux de classe et intrafamiliaux. Lorsque l’on étudie les grandes dynasties industrielles du XIXème, leur emprise sur les ouvriers s’appuie sur des ressorts patriarcaux et familiaristes. Par exemple, au Creusot, la dynastie Schneider a construit des églises auxquelles elle a donné pour nom de saint les prénoms des fils Schneider ! Les patrons des mines au XIXe finançaient les études des enfants des mineurs, des cliniques, ils mettaient en place des salaires et des indemnités (maladie, retraite, accident) différenciés entre les mineurs célibataires et les mariés.

Cela nous amène à la question du corps. Dans la morale du XIXème, le corps des femmes est un objet soumis à la domination masculine ; il est soit destiné à l’enfantement, soit destiné au plaisir, mais jamais les deux simultanément. Une femme honnête, une bonne mère de famille, n’a pas de plaisir, la sexualité est dissociée de la famille. En ce qui concerne les femmes, la sexualité est non seulement un tabou, mais elle est réservée aux classes laborieuses. Les bourgeoises du XIXème n’ont pas de sexualité. À partir de là vient interférer toute la question de l’interdiction de la sexualité des femmes au profit de la domination masculine. Quand on regarde les descriptions sociologiques des classes laborieuses au XIXème siècle, on constate qu’elles sont dépeintes comme des dépravées, en particulier les femmes hors de la bourgeoisie qui ont une sexualité au profit des hommes de la bourgeoisie, les demi-mondaines. On parle également de promiscuité. Cela vient percuter l’analyse de la sexualité à celle de classe. À l’analyse de la condition sociale des femmes qui se répande à la fin du XIXème (avec Flora Tristan et les courants socialistes, qui identifient une condition sociale spécifique des femmes), se joint la psychanalyse. La rencontre entre la psychanalyse et le socialisme complète le cadre de réflexion en plaçant la sexualité au cœur du débat. Freud n’était pas un grand féministe, mais ce n’est pas grave. En découvrant l’inconscient et le rôle de la sexualité dans l’inconscient, il ouvre un champ qui pose les fondements du féminisme moderne.

LTR : Aujourd’hui, le féminisme est mainstream. Dans ce contexte, le lexique féministe se diffuse, et les phrases emblématiques de la lutte féministe, comme « mon corps, mon choix », peuvent être lues et entendues partout. A tel point que la rhétorique féministe, visant à permettre aux femmes de reprendre le contrôle sur leur corps et leur vie, est utilisée pour vanter des pratiques de marchandisation et d’exploita-tion des corps des femmes. On pense par exemple aux discours défendant le « travail du sexe », qui le présentent comme un moyen pour les femmes de redevenir actrices de leur sexualité. Que pensez-vous de cette évolution ? Doit-on se réapproprier ce lexique ?
Laurence Rossignol :

La pensée féministe est en construction constante, et c’est ce qu’elle a de passionnant. Elle n’est jamais achevée parce qu’elle est en connexion directe avec l’inconscient, et que l’inconscient est fini. Il y a en permanence une complexité dans la pensée féministe car elle lie le social et l’intime.

La question de la prostitution est l’incarnation de cette combinaison entre la question sociale et l’intime. La condition sociale, c’est l’analyse de la condition des personnes prostituées. Dans la question de l’intime, deux choses se rencontrent : d’une part la domination sexuelle par le patriarcat, d’autre part la revendication pour les femmes du droit de disposer de leur corps, la revendication d’un droit à la sexualité. C’est là où la manipulation est formidable. Aujourd’hui, certains ont changé le discours justifiant le système prostitutionnel. Ses nombreux supporters le justifiaient en lui attribuant une fonction régulatrice de la société, et en particulier de la sexualité des hommes jugée irrép ressible, en la présentant comme un « mal nécessaire ». On le justifiait ainsi par une mystification de la prostitution, en disant qu’elle permettait la réduction du risque de viols.

À ces arguments, est venu se greffer récemment un autre discours de revendications de la prostitution, non plus du point de vue de la société ou du client, mais de celui de la personne prostituée. Les courants réglementaristes, ceux qui parlent de « travail du sexe », appuient leur plaidoyer pour la liberté du système prostitutionnel sur la liberté des personnes prostituées. Ils la rattachent au droit de disposer de son corps et à la liberté des femmes. C’est une justification exception-nelle au bénéfice des clients et des proxénètes. Le poids de ces courants a limité le travail collectif sur les violences sexuelles. En fait, le système prostitutionnel est le plafond de verre de la lutte contre les violences sexuelles. On nous propose tout à la fois de dénoncer les mécanismes des violences sexuelles – la tolérance de nos sociétés à l‘égard de la culture du viol, la banalisation des violences sexuelles – et de ne pas identifier l’achat de service sexuel pour ce qu’il est : un viol tarifé. On essaie, en même temps qu’on discute de la notion de consentement, de nous faire admettre que le fait de payer vaut consentement. Quand le consentement s’achète, il est vicié. On nous explique que de l‘échanger contre de l’argent ne l’affecte pas. C’est une énorme régression. Ce que nous a enseigné la psychanalyse, c’est que la sexualité n’est pas une activité comme les autres. Ce n’est pas la même chose de mettre des boîtes de conserve en rayon dans un supermarché que de faire 50 fellations par jour. Dans le premier cas, il n’y aucune effraction de l’intime.

Faire de la sexualité une activité humaine similaire aux autres, c’est le paroxysme de la libéralisation et du libéralisme. Je suis très frappée d’entendre certains tenir des discours anticapitalistes, radicaux sur le plan social, dans le domaine du travail notamment, alors même que la radicalité de leur discours s’arrête sur le système prostitutionnel. C’est la jonction entre les libertaires et les libéraux. L’adage disant « chacun fait ce qu’il veut, tant qu’il est consentant » fait totalement abstraction de tous les mécanismes de domination et d’aliénation. La servitude, même consentie, reste la servitude, c’est l’aliénation.

Toute la pensée féministe, qui est très riche, très construite, très fine, en perpétuelle découverte, bute sur la question du système prostitutionnel. Je pense que tant qu’on pourra acheter, louer ou vendre le corps des femmes, il n’y aura pas d’égalité entre les femmes et les hommes, c’est totalement contradictoire. L’angle mort, chez les féministes pro-prostitution, c’est le client et la force symbolique qu’il incarne. Il représente une sexualité masculine impérieuse, irrépressible, qui justifie le fait qu’il ait besoin de trouver des prostituées pour sa sexualité, mais ce discours peut aussi justifier le viol. Si l’on admet que les hommes ont besoin de prostituées parce que leur sexualité est irrépressible, alors on va être beaucoup plus indulgents sur le viol. Mon sujet n’est pas qu’il y ait des femmes qui se prostituent, les prostituées ne sont pas des délinquantes. Pour moi le sujet, c’est le client. Admettre que la prostitution est une activité comme les autres renvoie à des représentations de la sexualité des femmes sans désir. Personne n’ose dire que c’est le désir qui pousse les personnes à se prostituer. On On est figés dans les représentations du XIXème siècle de la sexualité des hommes et des femmes.

Pour revenir à la phrase « notre corps nous appartient », dans le système prostitutionnel, notre corps ne nous appartient pas. Il appartient à celui qui l’achète, à celui qui le loue, à celui qui le vend. C’est totalement contradictoire. Ce n’est pas « mon choix », mais c’est celui du client, du proxénète, du système.

LTR : Parlons à présent de méthode. On veut lutter contre le capitalisme et renverser le système patriarcal, c’est un beau programme. Mais comment s’y prend-on ? La lutte féministe doit-elle être menée indépendamment des autres, ou doit-elle faire partie d’un ensemble de luttes, contre le capitalisme et le patriarcat ?
Laurence Rossignol :

D’abord la lutte féministe doit être menée par des féministes. Ce qui justifie qu’elle soit un combat en soi et qu’elle ne soit pas continuellement soumise à l’injonction de devoir s’articuler dans les autres luttes. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne doivent pas s’articuler. Ensuite, la lutte féministe est par définition subversive. Il faut donc trouver un chemin pour que le féministe soit un combat en soi et en capacité d’être moteur des luttes sociales dans leur ensemble. En déconstruisant le patriarcat, le féminisme ouvre la porte à la déconstruction de tous les autres rapports de domination, raciaux, sociaux, culturels,… Et c’est ce qu’on observe notamment du côté de la dénonciation des mécanismes de domination propres aux violences sexistes et sexuelles envers les enfants. Il en est de même pour les questions d’égalité salariale : en menant ce combat, les féministes représentent l’ensemble des salariés et s’emparent de la question sociale. Voilà pourquoi on peut dire du féminisme qu’il est une méthode : d’analyse, de lutte et de transformation de la société.

Pour autant, nous rencontrons aujourd’hui un problème d’intégration de l’ensemble des mouvements de dénonciation des multiples dominations dans une pensée collective et motrice, dans une pensée républicaine et émancipatrice.

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Splendeurs et misères de l’antiracisme, entretien avec Florian Gulli

République & Écosocialisme

Splendeurs et misères de l’antiracisme, entretien avec Florian Gulli

Florian Gulli est agrégé de philosophie et enseigne à Besançon. Il évoque ici son dernier livre, « l’Antiracisme trahi » (2022) publié aux PUF : il revient sur les 3 antiracismes (libéral / politique / socialiste), la notion de privilège blanc et sur le discours que la gauche doit porter à ce sujet.
Le Temps des Ruptures : Si le titre de votre livre parle d’antiracisme au singulier, vous prenez le temps de théoriquement et politiquement définir trois antiracismes distincts : l’antiracisme libéral, l’antiracisme politique et l’antiracisme socialiste. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette classification, et comment elle se transpose dans le champ politique, social et médiatique de nos jours ?
Florian GULLI :

Avant tout, je veux rappeler le contexte de ce livre. La montée de l’extrême-droite en France et ailleurs ; mais aussi le sentiment que les discours antiracistes institutionnels et une partie des discours antiracistes militants (pas tous) peuvent jouer un rôle contre-productif pour enrayer cette montée.

Mon point de départ est un discours aujourd’hui très présent, notamment chez les jeunes militants, affirmant qu’il y aurait deux antiracismes. Un antiracisme qui aurait failli, celui de SOS Racisme, et un nouvel antiracisme qui aurait pris la relève, antiracisme porteur de la radicalité nécessaire pour faire reculer le racisme (il se désigne parfois en France au moyen de l’étiquette « antiracisme politique »). Ce nouvel antiracisme (issu des années 1960 états-uniennes) fait table rase du passé. L’antiracisme qui le précède est abusivement réduit aux années 1980 et à SOS Racisme ; les organisations historiques comme le MRAP, la LICRA et la LDH par exemple semblent n’avoir jamais existé. Cet antiracisme aurait repris l’idée de « race » à l’adversaire raciste pour la transformer en concept émancipateur. Il faudrait appréhender nos sociétés comme des hiérarchies raciales, avec des oppresseurs et des privilégiés (les « Blancs ») et des opprimés (les « Non-Blancs »). L’émancipation passerait par l’organisation autonome des « racisés » et la critique radicale de la « modernité blanche ».

La critique de l’instrumentalisation du combat antiraciste par la gauche socialiste est bien sûr légitime. Mais elle s’est transformée en critique monolithique de toute la gauche politique et syndicale considérée comme « blanche » alors même que milite en son sein quantité de personnes visées par la rhétorique raciste. La volonté de rompre avec le paternalisme et la condescendance, dont le slogan « touche pas à mon pote » a pu être le symbole, était là encore parfaitement nécessaire. Mais cette volonté de voir les victimes du racisme prendre une place plus grande dans le combat et dans les directions des organisations menant ce combat s’est transformée en autre chose : le projet de construire des organisations autonomes, c’est-à-dire non-mixte d’un point de vue « racial ». Il était nécessaire enfin d’en finir avec le discours consensuel, les appels à la fraternité des hommes en général. Il était nécessaire de retrouver un discours offensif, en phase avec la conflictualité et la violence du monde social. Mais la radicalité des discours s’est structurée autour de la division « blanc / non-blanc », obscurcissant des dynamiques politiques nationales et internationales autrement plus complexes et n’aidant jamais à faire descendre les tensions entre fractions des classes populaires.

Enfin, cette cartographie des antiracismes a le désavantage d’occulter complètement une tradition, celle du mouvement ouvrier, à laquelle on peut adresser des reproches mais qui ne mérite en aucun cas le refoulement dont elle est l’objet depuis des décennies. C’est cette tradition que la dernière partie de l’ouvrage essaie de réactiver. Non pas parce qu’elle aurait tout dit, mais parce qu’elle manque cruellement au débat.

LTR : Vous émettez une critique vive des deux premiers (libéral et politique), dont vous pointez d’ailleurs de très intéressantes convergences, bien qu’ils se renvoient dos à dos.
F.G : 

L’antiracisme libéral et l’antiracisme dit « politique », malgré leur opposition tonitruante, se rejoignent en effet bien souvent.

Les questions de classes sont minorées quand elles ne sont pas purement et simplement absentes des discours et des argumentaires, alors que les populations visées par le racisme sont pourtant surreprésentées dans les classes populaires : on parle de « diversité », d’ « identité », de « race », de « racisés », mais les considérations relatives aux rapports de classes peinent à surgir. Ce travers n’est pas nouveau ; il accompagne comme son ombre l’histoire des luttes pour l’émancipation. Aux États-Unis, cette tendance à ce qu’Adolph Reed Jr nomme « réductionnisme racial » a toujours été accompagnée de vives critiques. Martin Luther King considérait que l’une des « faiblesses du Black Power » avait été de « donner une priorité au problème racial au moment précis où l’avènement de l’automation et d’autres progrès techniques mettent au premier plan les problèmes économiques ». L’auteur de Racism and the Class Struggle (1970), James Boggs, afro-américain, ouvrier automobile et dirigeant syndical, regrettait lui aussi cette focalisation sur la question de la « race » (Boggs, 2010, p. 367). Ce reproche ne visait en aucun cas à négliger la question du racisme, seulement à empêcher de dissoudre intégralement la vie des Afro-américains dans cette question.

Autre point réunissant les deux antiracismes : leur allergie à la majorité. Côté libéralisme, c’est le vieux thème de la tyrannie de la majorité, mais adapté pour le XXIème siècle. Les masses ne sont plus à craindre parce qu’elles se voudraient piller la richesse de l’élite. Elles seraient à craindre, désormais, parce qu’elles menaceraient la démocratie et la civilisation, leurs instincts racistes, misogynes et homophobes, les rendant aisément manipulables par les démagogues d’extrême-droite. Dans le second antiracisme, la majorité (blanche) ne s’en sort guère mieux ; elle est raciste par définition. Produit par un « système raciste », dit-on, l’individu ne saurait être que raciste. Son inconscient (colonial) organiserait et animerait toute sa vie psychique. Ses pratiques les plus ordinaires, le repas a-t-on soutenu récemment, seraient des expressions de sa « blanchité ».

Il serait utile que les intellectuels soutenant ce genre de propos interrogent leur propre relation à la majorité et au populaire. En effet, il ne faut pas perdre de vue que cette majorité « blanche », dont ils parlent, est majoritairement populaire et que par voie de conséquence le jugement qu’ils portent sur elle est biaisé par des considérations de classe inavouée. Il faut relire sur ce point l’article lumineux de Pierre Bourdieu écrit en 1978 : « Le racisme de l’intelligence ». Les intellectuels antiracistes ne sont pas toujours les plus prompts à traquer en eux le racisme de l’intelligence, ce « racisme propre à des « élites » qui ont partie liée avec l’élection scolaire », qui les conduit à tenir des propos méprisants et caricaturaux sur les classes populaires. Comme tout racisme, ce racisme-là infériorise un groupe stigmatisé, ici la majorité, et légitime le groupe du « stigmatiseur », c’est-à-dire celui des purs produits de l’élection scolaire.

Il ne s’agit pas d’opposer à cette représentation négative de la majorité une vision naïvement optimiste. Il s’agit de rompre avec les représentations unilatérales et de se donner pour horizon stratégique la conquête de cette majorité. Ce qui suppose de ne pas la considérer a priori comme fautive et d’écouter ce qu’elle a à dire.

LTR : Dans votre ouvrage, vous consacrez un passage à la notion de privilège blanc, et au danger de son usage, par une double erreur conceptuelle et politique. Pouvez-vous nous en dire plus ?         
F.G :

Le concept de « privilège blanc » confond « privilège » et « droit ». Le fait qu’il y ait des discriminations n’implique absolument pas qu’il y ait des privilèges. Le fait de n’être pas contrôlé par la police en raison de son faciès n’est pas un privilège mais un droit. La lutte contre les discriminations est une lutte pour l’application du droit et en aucun cas une lutte pour abolir un privilège. Ce qui reviendrait dans le cas évoqué précédemment à accroître l’arbitraire policier. Ce que personne ne désire, je présume. Même Peggy McIntosh, qui popularise le concept en 1988 dans un texte intitulé White Privilege and Male Privilege (on remarquera l’absence significative de toute référence à la  classe sociale), reconnaît que le mot « privilège » est inapproprié, même si elle le conserve.

Par ailleurs, l’expression pourrait conduire à se donner une représentation complètement  fantaisiste de la hiérarchie sociale. Le cariste « blanc » de Lens ou l’ASH « blanche » de Sochaux sont-ils privilégiés par comparaison avec l’universitaire ou le journaliste « racisé » (sic) parisien ? De quel côté se situent le capital économique, le capital culturel et le capital social ? Les avantages ou désavantages doivent être pensés « toutes choses égales par ailleurs ». Et il faut bien avouer qu’il est rare de lire cette précision.

Mais il faut aller au-delà des confusions théoriques et penser ce concept en tant qu’outil politique. Quels effets attendre de l’usage d’une telle expression ? Sans doute, pourra-t-elle susciter la culpabilité de quelques uns. Le concept trouvera peut être un écho auprès de ceux qui vivent très confortablement (c’est le cas de Peggy McIntosh). Ils préféreront sans doute que leur privilège social soit décrit en terme de « race », plutôt qu’en terme de classe. Mais surtout, cette invitation à reconnaître publiquement son privilège sera une manière pour eux de se donner bonne conscience à peu de frais. En dénonçant leur privilège, ils percevront un « salaire psychologique », ils feront la démonstration de leur appartenance à une élite blanche très distinguée, consciente et toute dévouée à la justice.

En revanche, il y a fort à parier que dans les classes populaires, où l’on ne part pas en vacances, où l’on a du mal à se chauffer, la rhétorique du « privilège blanc » risque de n’avoir aucun effet positif. Elle va au contraire attiser la haine et le ressentiment, accroître les tensions entre fractions des classes populaires. L’incapacité à entrevoir ces conséquences tout à fait prévisibles en dit long sur la distance que les partisans du concept de « privilège blanc » entretiennent avec le populaire et sur leur irresponsabilité sociale.

LTR : Il y a quelques années en arrière, la notion de race était fortement prohibé, car son usage validait en creux l’idée d’une division de l’humanité en groupes hermétiques. Or, comme vous le montrez, son utilisation dans le champ politique est revenue en force, et avec une légitimité nouvelle. Quel regard portez-vous sur ce nouveau racialisme ?
F.G :

Bien sûr, il ne faut pas s’imaginer naïvement que le refus d’employer la catégorie de « race » mettra fin au racisme. Mais n’ayons pas la naïveté symétrique consistant à croire que son emploi permettra de faire reculer le racisme. Si l’utilisation de la catégorie de « race » avait une quelconque vertu antiraciste, alors le racisme aurait dû disparaître depuis longtemps aux États-Unis, tant le discours public y est saturé de référence à la « race » (on y vend même des médicaments « Black only ») .

La catégorie de « race » ne semble en réalité guère utile. Nous disposons d’autres mots pour penser le réel : « racisme » et « racialisation » en particulier. Qu’apporte la catégorie de « race » ? Rien. Ou alors de la confusion. « On lui a refusé un emploi par racisme » est une formule absolument claire, la formule « On lui a refusé un emploi en raison de sa race » ne l’est pas. On reprendra ici l’analyse de Barbara J. Fields et Karen E. Fields dans Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis. Le passage de la première formule à la seconde correspond à ce qu’elles qualifient de « manœuvre race-racisme » : « déguisé en race, le racisme devient quelque chose que les Afro-américains sont, plutôt que quelque chose que les racistes font. Cette imposture, cela fait longtemps que les racistes et les apologistes du racisme ont su en tirer parti » (2021, p. 141). Par ailleurs, aucune précaution savante, ni les guillemets autour du mot « race », ni l’ajout de la formule « construction sociale », n’empêchera que ce terme soit entendu en un sens biologisant ou lourdement déterministe, hors des cercles académiques.

Mais le problème essentiel est politique : la promotion de la catégorie de « race » va souvent avec la promotion de la division « blancs / non-blancs » comme principe de division du monde social que devrait adopter la lutte contre le racisme. Envisager le racisme de la sorte, c’est se mettre en bien mauvaise posture. En effet, cette ligne de division du social est déjà mobilisée par d’autres forces politiques.

C’est d’abord évidemment la division mise en avant par le RN et avant lui le FN. L’extrême-droite nationaliste pose que le monde social est divisé en « français et arabes », voire en « français et musulmans ». Sur cette division, le RN a un double avantage : il en parle depuis 50 ans et il peut se prévaloir de la majorité. Un antiracisme dénonçant la majorité blanche a perdu d’avance. Adopter cette division, c’est donc incontestablement se situer sur le terrain le plus favorable à l’adversaire.

Ce principe de division est aussi celui de l’extrême-droite musulmane, qui oppose l’Occident matérialiste à la spiritualité de la communauté religieuse. Le discours antiraciste peut alors aisément servir de paravent à des menées théologico-politiques. En témoigne le média qatari en ligne AJ+ (Al Jazeera) qui fait le procès permanent des pays occidentaux en adoptant le discours des militants antiracistes, intersectionnels et féministes (alors même qu’au Qatar, l’homosexualité est illégale et punie de mort, que les travailleurs migrants sont traités comme des esclaves et que les femmes demeurent sous l’autorité d’un tuteur masculin pour les décisions essentielles de leur vie). Mais surtout, un tel discours antiraciste se condamne à une position acritique à l’égard de cette extrême-droite musulmane puisque critiquer ces Non-blancs serait tirer contre son camp. L’antiracisme prête alors le flan à une accusation facile : il pratiquerait un « deux poids, deux mesures », critiquant l’extrême-droite seulement lorsqu’elle est nationaliste et s’abstenant de toute critique dès lors qu’elle est musulmane.

LTR : Le marxiste que vous êtes revient souvent à la mise en concurrence conceptuelle de la « classe » vis-à-vis de la « race ». Pourquoi cette lecture est-elle importante ?
F. G :

C’est une question difficile et pleine de malentendus. La tradition marxiste a beaucoup été critiquée pour avoir avancé « la primauté de la question des classes ».

Il y a une manière irrecevable d’interpréter cette affirmation (et il est certain que des organisations se réclamant du marxisme et du socialisme ont pu avoir une telle lecture). Celle consistant à faire des mots « race » et « classe » le nom de groupes sociaux distincts, le mot « race » désignerait un groupe social (les Noirs, les Non-Blancs, etc.), tandis que le mot « classe » en désignerait un autre (les travailleurs blancs). S’il fallait entendre les mots en ce sens-là, la thèse de la primauté de la classe ne serait rien d’autre qu’un racisme déguisée.

L’idée de primauté a plusieurs sens. Elle peut vouloir dire que l’idéologie raciale, aux États-Unis par exemple, est née dans le contexte d’un rapport de classe. C’est ce que rappelle Barbara et Karen Fields, et avant elles, Theodore W. Allen ou Eric Williams. L’idéologie raciste n’apparaît que bien après les débuts de l’esclavage. Il faut des décennies pour que l’idéologie raciste se constitue. Pour Théodore W. Allen, l’invention de la « race » eut des motivations politiques : prévenir l’alliance des travailleurs  blancs et noirs qui avaient menacé le pouvoir des planteurs lors de la révolte de Bacon en 1676 en Virginie. Il faut donc bien partir du contexte de classe pour comprendre l’idéologie raciste, en ajoutant bien sûr que l’idéologie peut ensuite rétroagir sur le contexte.

C.L.R. James, dans les Jacobins noirs, avance lui aussi l’idée de la primauté de classe pour expliquer que les solidarités entre groupes sociaux lors de la révolution de Saint-Domingue ont, d’abord et avant tout, été des solidarités de classe, et marginalement des solidarités raciales. Pour James, « race » et classe ne renvoient donc pas à des groupes sociaux, mais aux motivations qui poussent des groupes à agir. Ainsi, les hommes de couleur propriétaires d’esclaves, en s’opposant à l’abolition de l’esclavage, ont agi en tant que propriétaires, donc en suivant leur intérêt de classe, et non en tant qu’hommes de couleur, suivant leur « affinité raciale » avec les esclaves.

Si l’on se fixe pour horizon le socialisme, ce que fait James, alors il faut agir en tant que classe. Et de cette primauté de la classe bien comprise découle une conséquence nécessaire : la lutte contre le racisme est centrale puisque le racisme divise la classe et empêche une fraction des travailleurs d’agir en tant que travailleur.

LTR : Que peut proposer de nos jours l’antiracisme socialiste que vous appelez de vos vœux, et qui dispose déjà d’une forte tradition historique ?
F.G :

La tradition du mouvement ouvrier semble offrir des perspectives intéressantes. A condition, bien sûr, qu’elle fasse l’objet d’une réflexion autocritique pour se débarrasser de certaines tendances. Par exemple, la tendance à surestimer l’homogénéité de la classe des travailleurs, à sous-estimer ses luttes internes. La tendance parfois, aussi, à se donner une image idéalisée des travailleurs qui seraient imperméable au racisme.

Ce que cette tradition propose d’abord, c’est un cadre d’analyse matérialiste du racisme. Le racisme est pensé à partir des inégalités mondiales et des rapports centre / périphérie à l’échelle mondiale ou régionale. On peut dégager deux contextes du racisme. Contexte 1 : lorsque le centre investit les périphéries (colonialisme, dépendance, néocolonialisme, etc.). Contexte 2 : lorsque les périphéries migrent vers le centre (migrations postcoloniales, mais pas seulement). Dans ce deuxième cas, les populations concernées par la migration s’intègrent souvent d’abord aux échelons les plus bas de la structure de classe nationale si bien que leur destin devient indissociablement, dans des proportions variables, une affaire de classe et une affaire de racisme.

Point important : la relation entre le contexte 1 et le contexte 2 n’est pas mécanique, le racisme 2, s’il peut entretenir un certain rapport avec le racisme 1, ne s’en déduit pas. Il se nourrit d’autres causes. Celles qui conduisent au racisme dans le contexte 1 ne sont pas les mêmes que celles qui agissent dans le contexte 2.

L’intellectuel marxiste Alex Callinicos le disait en ces termes : « Le racisme est […] la créature de l’esclavage et du colonialisme. […] Mais le racisme d’aujourd’hui ? Arrêter l’analyse à ce stade signifierait considérer le racisme contemporain comme une sorte de vestige du passé, qui aurait réussi à survivre à l’abolition de l’esclavage et à l’effondrement des empires coloniaux » (« Racisme et lutte de classes »). Le racisme présent se nourrit des divisions liées aux migrations de forces de travail et aux ségrégations urbaines imposées à cette fraction de la classe des travailleurs.

Bref, cette analyse est matérialiste jusqu’au bout. Quand d’autres le sont seulement pour expliquer l’avènement du racisme, avant de postuler de façon idéaliste sa reproduction automatique tout au long de l’histoire, sans qu’aucune cause nouvelle ne vienne nourrir l’idéologie.

LTR : Dans une époque morcelée entre un fascisme de moins en moins discret, et un racialisme fragmentaire, que doit faire la gauche pour recréer un bloc populaire unifié, et porter à la fois un discours antiraciste crédible, et des promesses sociales universelles ?
F.G :

La tâche est difficile. Il faut proposer un discours antiraciste qui prenne ses distances résolument avec la division « blancs / non-blancs ». Il faut faire en sorte que les mots et les concepts de l’antiracisme n’avivent pas les tensions entre fraction des classes populaires. Sans cependant mettre sous le tapis ces mêmes tensions. C’est là où les concepts de classe et de fractions de classe peuvent être utiles. Ils permettent de dire ce qui est commun sans nier les différences.

Il faut aussi tenter de retirer à l’extrême droite son pouvoir d’attraction dans les classes populaires. Non pas en diabolisant, en criant au fascisme, mais en prenant connaissance des discours de ceux qui votent pour l’extrême-droite ou ceux qui se sentiraient prêts à le faire. Un seul exemple la question de l’insécurité. C’est une question posée par les classes populaire, y compris dans les quartiers populaires. Qui peut imaginer sérieusement que des parents ne soient pas inquiets pour eux mêmes ou pour leurs enfants lorsqu’il y a du trafic dans le quartier ou à proximité de l’école ? Plutôt que de contester l’interprétation raciste, la gauche a trop souvent préféré nier ou minimiser le problème, allant jusqu’à considérer que ce thème était un thème de droite.

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« Lorsque la religion devient la source de la loi, il en est fini de la liberté et des droits des femmes » entretien avec Chahla Chafiq

Luttes d'hier & Luttes d'ailleurs

« Lorsque la religion devient la source de la loi, il en est fini de la liberté et des droits des femmes » entretien avec Chahla Chafiq

Dans cet entretien accordé au Temps des Ruptures, la sociologue Chahla Chafiq revient sur l’histoire de l’Iran post-1979 et sur la révolte populaire qui touche le pays depuis la mort en détention de Masha Amini. Au prisme des débats actuels sur la police des mœurs et les droits des femmes dans le pays des Mollahs, Chahla Chafiq retrace également le rapport toujours complexe qu’entretien l’Iran avec le féminisme universaliste.
Le Temps des Ruptures : Pourriez-vous nous présenter brièvement votre parcours, de l’Iran à la France ?
Chahla Chafiq :

Au moment de la Révolution iranienne de 1979, j’étais encore étudiante en sciences humaines à la Faculté de Téhéran. Rapidement après, je suis entrée en clandestinité pendant deux ans, période durant laquelle mes études sont un peu passées, vous vous en doutez, au second plan. Une fois arrivée en France, je n’ai pas tout de suite repris mes études car je pensais ne rester ici que quelques temps, mais il s’est vite avéré que la situation en Iran n’irait pas en s’améliorant. Mon exil a été très douloureux, mais il m’a offert d’autres horizons et perspectives, en matière de réflexion et de création notamment. Quand j’ai repris mes études à la Sorbonne, la situation iranienne, la situation de mon pays, m’obsédait, et j’ai donc décidé de travailler sur la question du voile, son histoire sociale. J’étais traumatisée par mon ignorance. En tant que jeune de gauche radicale, je pensais que la question politico-religieuse n’était pas une problématique centrale. C’est en faisant mes premières recherches dans le cadre de mes études universitaires ici que j’ai pris conscience de mon erreur. Mes travaux de DEA, sous la direction de Cornélius Castoriadis, m’ont fourni la matière de mon premier essai, La femme et le retour de l’islam. J’ai énormément appris de Castoriadis. Ensuite, j’ai entamé une vie professionnelle dans le champ des relations interculturelles, ce qui m’a permis de saisir l’importance de lier la réflexion théorique à une analyse des pratiques de terrain. Sans cela, on se retrouve très vite hors sol. C’est dans ce contexte que j’ai croisé de près le phénomène islamiste en France dès les années 1990. Par la suite, j’ai vu comment l’ambition de créer des concepts théoriques dits innovants peut, indépendamment de la volonté des auteurs, amener à des inventions socialement et politiquement nuisibles, telles que le « féminisme islamique », par exemple, tout droit sorti des laboratoires de sciences humaines américains ou du moins anglo-saxons avant d’être exporté sur le terrain. J’ai formulé une critique à ce sujet dans mon essai Islam politique, sexe et genre (PUF, 2011), ainsi que dans divers articles.

LTR : Dans cet ouvrage, vous présentez la révolution constitutionnelle iranienne, qui court de 1905 à 1911, comme une période durant laquelle l’Occident – ou le Farang en persan – apparaît comme un objet de curiosité mêlé d’admiration. Soixante ans plus tard, il devient pourtant l’objet d’une haine farouche à gauche comme à droite. Comment expliquer cette évolution ?
CC :

Si l’on définit la modernité comme un projet politique, celle-ci porte en elle la démocratie au sens que lui en donne Castoriadis, à savoir un projet politique d’autonomie. La différence entre ce projet et « l’ancien » est radicale : il ne s’agit pas simplement pour le peuple d’élire ses représentants mais de définir lui-même ses propres projets. Ainsi, la société ne se réfère plus à un pouvoir méta-social, qu’il s’agisse d’une monarchie absolue ou d’une institution religieuse ; tout à l’inverse de ce qui se passe sous un pouvoir islamiste qui peut éventuellement permettre au peuple de donner son avis, mais dans le cadre restreint par la Charia.

Dans le cas de l’Iran, les avant-gardes de la révolution constitutionnelle du début du XXe siècle portaient un projet moderne, démocratique. C’est pourquoi leur regard sur l’Occident était positif. Le désir de liberté existait à l’intérieur de la société. Ce n’était pas une importation occidentale. Prenez l’exemple de Tahirih Qurratu’l-Ayn, poétesse babiste iranienne du XIXe siècle. Empreinte de culture iranienne, elle n’a pas attendu l’inspiration occidentale pour revendiquer l’égalité entre les femmes et les hommes – en 1848 elle avait osé jeter son voile alors qu’elle parlait devant une assemblée publique masculine. Plus tard, dans les années 1940, une confusion entre les valeurs universelles et les pratiques colonialistes et impérialistes a favorisé un rejet de l’universalisme, ce dont les islamistes ont profité. Ce rejet de l’Occident s’est développé tout au long du XXe siècle.

LTR : Vous parlez, dans votre ouvrage, d’une « modernité mutilée » qui se définit comme une modernisation technologique et économique sans modernité politique, démocratique.  
CC :

Exactement. Mais, à travers ce concept, je ne pense pas uniquement au Chah. La dynastie Pahlavi a voulu faire de l’Iran une puissance développée, mais sans démocratie ! C’est ce que j’appelle la « modernité mutilée ». Mais ce même phénomène se retrouvait, sous d’autres formes, du côté de ses oppositions – depuis la gauche marxiste jusqu’au centre-droit libéral, en passant par les islamistes. Du côté de la gauche, il y avait l’idée que la démocratie et les droits humains étaient des droits formels qui ne servaient que les intérêts de la bourgeoisie. On s’est rendus compte, trop tard, que loin d’être un simple vernis ils étaient au fondement de l’émancipation ! Quant à l’opposition islamiste, elle incarnait une autre forme de « modernité mutilée » par son rejet de la démocratie, supposée être une forme d’aliénation à l’Occident. Mais les islamistes modernes, proches de Khomeini, qui avaient étudié dans les universités occidentales, savaient ce qui parlait aux démocrates et aux gens de gauche. Ils ont aidé Khomeini à orner son discours d’éléments empruntés à la modernité politique pour les rassurer. Une stratégie payante. Voyez le mot « révolution » ou « république », vous vous doutez bien qu’ils ne figurent pas dans le Coran. En usant de ces vocables modernes et en y accolant « islamique » – révolution islamique, ou République islamique -, Khomeini a endormi les non-islamistes avec des symboles. Dans une moindre mesure, il s’est passé quelque chose de similaire en France avec Tariq Ramadan. Lorsqu’il disait que le voile était le feu vert ou le passeport de la citoyenneté en France pour les musulmanes, il liait un symbole islamique à un symbole républicain, démocratique. Il inventait une sorte d’islamisme républicain.

Autre piège dans laquelle la gauche iranienne est tombée : le voile. Avant la révolution, nous avons vu apparaître un voile, qui est par la suite devenu l’uniforme de la République islamique. Au départ, la dimension politique de l’habit était totalement occultée. Les islamistes étaient habiles, ils présentaient les femmes voilées comme des femmes du peuple, donc des femmes que la gauche ne pouvait pas « critiquer » puisqu’appartenant aux damnés de la terre. Rappelons qu’une fois au pouvoir, les islamistes ont lancé une chasse sanglante pour laminer la gauche et toutes les forces politiques non-islamistes.

Soulignons aussi que l’offre identitaire de l’islamisme puise dans les normes sexuées. Depuis les années 1990, le vide social laissé par la fin des grandes idéologies a favorisé le développement d’idéologies identitaires, qui s’appuient notamment sur la gestion sexuée des corps. Aux Etats-Unis, cela s’exprime à travers la question de l’avortement que l’extrême droite religieuse travaille à faire interdire, et avec l’islamisme, cela s’exprime à travers le voile.

LTR : Comment peut-on alors expliquer que les femmes elles-mêmes, celles qui n’étaient pas islamistes, aient pu accepter de porter le voile ?
CC :

Quand j’étais adolescente, je voulais porter le voile comme ma grand-mère que j’adorais. Elle m’en a dissuadée en me disant que pour elle cette habitude venait de son éducation et que, si un jour je voulais le porter, il faudrait que je le fasse en toute conscience, à l’âge adulte.

En 1979, lors de la révolution, les hommes islamistes venaient dans les manifestations pour nous inciter à porter le voile en signe de solidarité avec les femmes du peuple. Ils nous demandaient de porter un petit foulard en soutien symbolique, mais progressivement ils sont devenus de plus en plus agressifs, et Khomeini, à la veille du 8 mars [8 mars 1979, Marche des iraniennes contre le voile et pour l’égalité], a appelé les femmes à se voiler sur les lieux de travail. Dès le lendemain, des milliers des femmes sont descendues dans les rues pour protester. Faute de soutien des groupes politiques non-islamistes, leur mouvement a reculé. Puis, avec l’instauration de la charia, le port du voile est devenu obligatoire dans l’espace public. Je n’ai pas tardé à découvrir la fonction du voile en tant qu’étendard de l’ordre islamiste.

Hélas, les non-islamistes, de la gauche radicale ou libérale ainsi que de la droite, ne réfléchissaient absolument pas à cette question. Ils voyaient le voile comme le signe distinctif des femmes du peuple. Dans cette vision, la religion se substituait à l’appartenance sociale.

Les progressistes ont, par ailleurs, commis l’erreur de réduire l’Occident à la colonisation et à l’impérialisme. Ce mouvement idéologique existait aussi en France chez certains intellectuels de gauche qui ont défendu pendant longtemps le stalinisme en raison de leur position sur l’impérialisme occidental. Les idéaux post-modernes selon lesquels toutes les valeurs se valent ont aussi participé à la justification d’un relativisme culturel primaire et à la sacralisation des cultures – même rétrogrades. Ces mouvements idéologiques ont aveuglé la gauche iranienne, dont je faisais – et fais encore – partie, face au danger islamiste, ce qui a fait d’elle une alliée objective de Khomeini.

Au moment de la révolution iranienne, la question de l’impérialisme l’a emporté sur toutes les autres questions, ce fut là une erreur fondamentale. Nous avons confondu capitalisme et démocratie. Impérialisme et universalisme. À la Faculté de Téhéran, nous ne nous intéressions pas à ce qu’une femme comme Simone de Beauvoir pouvait dire, alors qu’elle avait été traduite en persan. Pour nous, le féminisme était un phénomène bourgeois, occidental.

LTR : Lorsque les femmes étaient dans la rue pour manifester contre le voile obligatoire, n’y avait-il aucun homme avec elles ?
CC :

Une minorité d’hommes soutenaient les manifestantes. Mais il y avait aussi des femmes khomeynistes qui venaient intimider les femmes non voilées. En réalité, ce qui se jouait à ce moment-là n’était pas exclusivement une domination des hommes sur les femmes, mais des islamistes – dont des femmes – sur l’ensemble des femmes.

LTR : Pour revenir sur la phrase de Khomeini citée précédemment, comment s’exerce selon vous le contrôle des corps des femmes par l’habit ? Comme une frontière entre le pur et l’impur ? Pourquoi cette peur de la liberté des femmes ?
CC :

Très bonne question. Toutes les idéologies identitaires qui instrumentalisent la religion font du corps des femmes un enjeu central. Le projet social qu’elles portent est patriarcal et antidémocratique. Dans cette perspective, la religion ne relève plus de la foi, mais d’une loi totale. Et lorsque la religion devient la source de la loi, il est en fini de la liberté et des droits des femmes. Dans un modèle social fondé sur la citoyenneté démocratique, les citoyens sont considérés comme libres et égaux devant la loi. Mais dans un ordre social fondé sur la loi religieuse, les citoyens sont des sujets de Dieu, un Dieu représenté par une poignée d’hommes qui s’auto-désignent à la tête d’un pouvoir autoritaire. Pour fonctionner efficacement, ce pouvoir s’appuie sur une cellule familiale elle aussi autoritaire, hiérarchisée entre l’homme et la femme. Accepter la domination des hommes sur les femmes revient à accepter la domination autoritaire du pouvoir sur tous. C’est pourquoi la question des femmes n’est pas une question de femmes, mais une question qui concerne toute la société. Les rapports sociaux de sexe sont éminemment politiques.

LTR : Quand on est femme dans une telle société, on peut selon vous adopter des subterfuges comme le « mauvais voile » – qui consiste à ne pas se couvrir correctement les cheveux, à utiliser du rouge à lèvres ou à ne pas porter des tenues assez amples. Y a-t-il d’autres pratiques que les femmes peuvent utiliser pour insidieusement contourner le pouvoir établi ?
CC :

Dès l’imposition du voile obligatoire par Khomeiny, les Iraniennes ont adopté le « mauvais voile ». Le pouvoir islamiste a alors mis en place une police de la conduite morale (dite « police des mœurs » en France). La confrontation entre les femmes rebelles à l’ordre islamiste et cette police dure depuis 40 ans. C’est cette résistance continue qui explique l’accueil très positif de diverses campagnes comme « Libertés furtives » et les « Mercredis blancs » lancés depuis l’extérieur par Masih Alinejad, une journaliste iranienne fraîchement exilée. On a ensuite assisté au mouvement « Les filles de la rue de la Révolution », initié par une jeune Iranienne à l’intérieur du pays, Vida Movahed, qui a retiré son voile pour en faire un drapeau.

Raïssi [le président de la république islamique d’Iran depuis le 3 août 2021] a durci les sanctions à l’encontre de ces contrevenantes avec l’ambition de régler la question du « mauvais voile ». En vain, comme nous le voyons depuis un mois avec le début des révoltes en Iran.

Cette résistance existe également dans d’autres domaines. Par exemple, les femmes ont investi si massivement l’université que le régime islamiste a établi un quota afin de limiter leur présence. Mais partout elles résistent et occupent les espaces autant qu’elles le peuvent.

LTR : Dans votre livre Islam politique, sexe et genre, l’avocate Kar confie avoir cru dans les années 1980 à une émancipation des femmes par les droits islamiques. Toutefois, elle déclare amèrement, quelques années plus tard : « Nous sommes arrivés à un point où les militantes ne peuvent que partir des droits humains pour faire avancer leurs idées. Toute autre démarche est vouée à l’échec. » Ce faisant, y a-t-il un retour de l’universalisme pour faire reconnaître les droits des femmes en Iran ?
CC :

Absolument. Mon dernier essai paru, Le rendez-vous iranien de Simone de Beauvoir, porte précisément sur ce sujet. Beauvoir fascine une partie de la jeunesse iranienne éprise d’émancipation parce qu’elle est femme, universaliste et qu’elle vivait en union libre. Dans des blogs de jeunes femmes féministes, on pouvait lire à l’époque où ce support d’expression n’avait pas encore été remplacé par les réseaux sociaux : « Nous sommes le deuxième sexe ». Dans d’autres écrits de jeunes femmes et hommes, l’image de Beauvoir se mêle à la poésie et aux rêves. Dans l’Iran actuel, l’universalisme anime intensément les jeunes comme nous pouvons le percevoir dans le slogan qui anime les manifestions depuis le 16 septembre dernier « Femme, Vie, Liberté ».

LTR : L’universalisme réapparaît donc comme une solution.
CC :

Je pense que c’est l’avenir et qu’il en ira de même au Maghreb et en Egypte. L’universalisme n’est pas occidental ; il est porteur de valeurs et de droits auxquels tout un chacun peut aspirer. Ce qui m’inquiète actuellement en France, c’est le retour des identités parmi les jeunes, notamment au nom de l’anticolonialisme ou du post-colonialisme. Je trouve ce type de positionnements très dangereux.

LTR : Vous dites que l’universalisme est l’avenir des droits des femmes en Iran. Est-ce que la laïcité hors de France – parce qu’elle est très circonscrite à la France – pourrait être une sorte de bouclier contre les cléricalismes de tous bords ?
CC :

Bien sûr ! Je pense que la laïcité est un principe universalisable. Beaucoup de jeunes en parlent en Iran, utilisent le mot « laïcité », alors qu’il a longtemps été méconnu. Le combat laïque se poursuit aussi au Maghreb, en Egypte, au Brésil, en Turquie. Nous avons perdu quelques fronts, mais je pense que la laïcité est absolument universalisable.

LTR : Dans un entretien que vous avez réalisé pour Les Chemins de la philosophie, Géraldine Mosna-Savoye vous parle du voile et vous dit que beaucoup de femmes le portent par choix. Si vous lui répondez que c’est le cas pour la majorité d’entre elles, vous précisez que le choix ne clôt pas le débat. Au contraire, il lance la réflexion : ce n’est pas parce que l’on choisit quelque chose que l’on ne peut pas interroger ce choix. Pourriez-vous expliciter cette idée ?
CC :

Dans notre société néolibérale, le choix devient sacré.

Prenons l’exemple de cette jeune lycéenne qui avait lancé : « Si je fais le choix de l’adultère, je fais le choix de la lapidation. » Que devons-nous lui répondre : « Très bien, c’est votre choix ? » alors même que la lapidation est un acte barbare ? La sacralisation du choix peut virer à l’absurde. Le choix s’inscrit toujours dans un contexte, et ce contexte est relatif. On peut faire un choix à 18 ans qu’on regrettera à 50 ans. Un choix n’est pas absolu, tout choix peut donc être questionné : pourquoi ce choix ? quelles en sont les conséquences ?

Je vais vous rapporter une discussion très intéressante que j’ai eue avec une jeune anthropologue anglo-pakistanaise qui portait le voile. Elle me dit qu’elle se voile par choix et s’étonne que je ne remette pas en cause ce fait car on dit souvent aux femmes que le voile leur est imposé. Mais, ayant admis que c’était son choix, je lui demande si elle veut bien m’en expliquer les raisons. Elle me répond qu’elle ne voulait pas que les hommes la regardent, ce à quoi je réponds que dans l’islam le désir sexuel des femmes est reconnu – et que les hommes peuvent par là-même devenir eux aussi des objets de désir – mais que pourtant le voile n’est pas préconisé pour eux. Elle poursuit en me disant qu’en tant que musulmane elle se doit de respecter le voile. Je lui rétorque que l’histoire du voile dans l’islam est très complexe et que les femmes du prophète elles-mêmes ne se voilaient pas. Elle finit par argumenter que son voile vise à combattre le racisme antimusulman. Pourquoi combattre le racisme par le sexisme, lui ai-je demandé ? Le voile n’étant imposé qu’aux femmes, il relève d’une prescription sexiste, et en acceptant cela elle se réduit elle-même à un statut d’objet de désir. Le voile sexualise à ce point le corps des femmes que dans les pays où il est obligatoire, comme en Iran, la moindre parcelle de peau dénudée peut devenir un objet de convoitise.

LTR : En se référant à cette idée de choix, peut-on, quand on est une femme en Iran, consentir à quelque chose qui nous opprime en étant persuadée que c’est quelque chose de fondé, de construit ?
CC :

En Iran, comme partout dans le monde. Je pense que ce qui différencie la domination des femmes par rapport aux autres formes de domination, c’est qu’elles sont valorisées comme mères, épouses, sœurs ou filles et aimées en tant que telles, ce qui peut brouiller leur discernement. Cette tension explique par ailleurs l’oscillation entre une envie de sécurité et le sentiment d’être protégées d’une part et le désir de liberté d’autre part, ainsi que Beauvoir le met en réflexion dans son œuvre.

LTR : Quand vous dites qu’il existe une peur de la liberté et un repli identitaire vers ce qui rassure, vers une idéologie « totale » voire totalitaire au sens où elle régirait toutes les parties de la vie, pensez-vous que, la nature ayant horreur du vide, on se sécurise avec des idéologies porteuses ?
CC :

Oui, y compris avec l’islamisme, l’extrême droite, ou certains populismes de gauche… Je pense que cela s’explique par le vide politique laissé par le recul de l’humanisme et des idéologies qui mobilisaient massivement et donnaient du sens à la vie. L’être humain a besoin de sens pour vivre, il ne peut pas se satisfaire d’être un simple consommateur. Comme disait Albert Camus, nous baignons dans l’absurde. Seules nos pensées et nos actions donnent sens à la vie que nous menons. Il en va de même au niveau collectif. En l’absence d’idéaux humanistes, les extrémismes trouvent un terreau propice pour se développer dans la société.

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