The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing

The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing

Doris Lessing, écrivaine incontournable de la littérature britannique, est encore trop peu connue en France. Le Carnet d’Or, (The Golden Notebook), est l’une de ses œuvres phares et permet de se plonger dans son écriture si particulière qui explore une multiplicité de thèmes et donne au roman une finesse dans la compréhension des rapports humains et des dynamiques sociales et politiques de l’époque.

© Roger Mayne / National Portrait Gallery, London

Doris Lessing, écrivaine incontournable de la littérature britannique, est encore trop peu connue en France. Le Carnet d’Or, (The Golden Notebook), est l’une de ses œuvres phares et permet de se plonger dans son écriture si particulière qui explore une multiplicité de thèmes et donne au roman une finesse dans la compréhension des rapports humains et des dynamiques sociales et politiques de l’époque.

Lorsqu’elle reçoit le Prix Nobel de littérature en 2007, Doris Lessing est qualifiée par l’académie suédoise de « conteuse épique de l’expérience féminine qui, avec scepticisme, ardeur et une force visionnaire, scrute une civilisation divisée ». L’un de ces premiers romans, Le Carnet d’Or (The Golden Notebook), publié en 1962, témoigne déjà de cette acuité et permet à l’autrice britannique de se hisser au rang des auteur∙e∙s de renommée internationale. Traduit une dizaine d’années plus tard chez Albin Michel, il est couronné du Prix Médicis étranger en 1976.

Le Carnet d’Or suit la trajectoire d’Anna Wulf, écrivaine et femme libre dans les années 50 londoniennes, qui fait face au syndrome de la page blanche. Elle s’efforce d’écrire dans quatre carnets personnels afin de ne pas sombrer dans le chaos. Un chaos issu de sa condition féminine, des contradictions politiques lié à son engagement dans le parti communiste, et plus simplement de son incapacité à trouver sa place dans une société et une époque données.

Une émancipation littéraire par la forme

Le livre a une forme particulière : c’est d’abord une nouvelle intitulée « Free Women » qui est entrecoupée des différentes entrées des quatre carnets d’Anna, elle-même l’héroïne de la nouvelle. Le contenu et la forme du livre sont entremêlés et les frontières se brouillent entre l’autrice Doris Lessing et l’écrivaine Anna Wulf. Chaque carnet contient un aspect de la personne d’Anna : le carnet noir pour l’écriture et sa vie d’écrivaine, le carnet rouge pour ses opinions politiques, le carnet jaune pour sa vie émotionnelle et le carnet bleu pour les évènements de la vie ordinaire. Ainsi divisée, elle se donne l’impression de maitriser son mal-être. Mais ce n’est qu’avec le dernier carnet, le carnet d’or, qu’elle réussira à se retrouver elle-même, à sortir de la folie dans laquelle elle sombre.

Ce roman, situé dans la « phase psychologique » de l’auteure (de 1956 à 1969), est avant tout un récit introspectif qui démêle la vie intime du personnage principal et dévoile ses faiblesses psychiques. La forme choisie du roman permet une appréhension et une compréhension holistique d’Anna Wulf. Ce personnage peut aussi être analysée comme l’alter-ego de Doris Lessing étant donné sa finesse de réflexion et son développement abouti. On pourrait croire à une autobiographie. Le livre est d’une intensité particulière, chaque phrase écrite développe une nouvelle idée de l’autrice, et participe ainsi à l’élaboration complexe de son personnage et de ses pensées. Le Carnet d’Or s’inscrit dans ce que la critique littéraire britannique Margareth Dabble décrit comme étant le domaine de la « fiction de l’espace intérieur », une fiction qui explore l’effondrement mental et sociétal de l’individu.

Un livre féministe ?

Doris Lessing utilise l’histoire et le personnage d’Anna Wulf pour décrire la condition et l’expérience féminine dans la société anglaise des années 50. L’écriture par une femme permet de mettre en avant des thèmes novateurs dans la fiction, tels la menstruation, la masturbation et le plaisir féminin dans les relations sexuelles. Lessing dépeint une femme libre ; économiquement, politiquement et sexuellement émancipée. Elle emploi un langage cru pour décrire ses relations sexuelles et utilise l’écriture « consciente » pour témoigner de l’expérience des douleurs psychiques et physiques liées aux règles. De façon marquant, l’expérience de cette femme dans les années cinquante résonne avec celles des femmes d’aujourd’hui. L’autrice apporte également une vision libre et ouverte des relations tout en démontrant les limites de celles-ci. Anna Wulf s’émancipe des codes sociétaux de l’époque en adoptant un mode de vie libertin en tant que femme divorcée, qui élève seule son enfant et qui multiplie les amants. Paradoxalement, elle se rend compte que sa vie de femme libre participe au système patriarcal dont elle essaye de s’extraire. Elle est l’amante d’homme mariés et représente pour eux l’objet sexuel et sensuel que leur femme n’est pas.

Jusqu’à la fin de sa vie, Doris Lessing s’est refusée à penser que son livre était une icône de la guerre des sexes et de l’émancipation féminine, description qui lui sera attribuée par beaucoup de critiques et de féministes de l’époque. Il est vrai que de le limiter à cela serait particulièrement réducteur : il est tout autant un roman sur l’écriture, sur les relations humaines, sur la politique et le communisme, elle y démontre les contradictions politiques et morales liés à l’enfermement des idées dans le contexte stalinien. C’est un roman social, qui cherche à partager l’expérience humaine, et dans ce cas, l’expérience féminine.

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Avec Kundera et Eco, le rire face aux absolutismes

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Le rire peut-il être un objet politique et poétique ? Pour Milan Kundera et Umberto Eco, assurément. Le premier dans La plaisanterie (1967), le second dans Le nom de la rose (1982). Si les deux récits n’ont strictement rien à voir du point de vue formel, si chacun se déroule dans un espace-temps différent, ils ont en commun de mettre au premier plan le rire comme arme politico-poétique.

Le rire peut-il être un objet politique et poétique ? Pour Milan Kundera et Umberto Eco, assurément. Le premier dans La plaisanterie (1967), le second dans Le nom de la rose (1982). Si les deux récits n’ont strictement rien à voir du point de vue formel, si chacun se déroule dans un espace-temps différent, ils ont en commun de mettre au premier plan le rire comme arme politico-poétique.

Umberto Eco place son récit au XIVème siècle dans la chrétienté médiévale, plus précisément au sein d’une abbaye bénédictine située entre la Provence et la Ligurie, dans une Italie qui n’est encore qu’une « expression géographique » selon le mot de Metternich. L’on y suit Guillaume de Baskerville, frère franciscain chargé de résoudre une enquête criminelle qui mêle théologie et luttes politiques. Quant à Milan Kundera, il déploie les fils de son roman dans la Tchécoslovaquie de l’après-guerre sous domination communiste. Quatre destins s’entremêlent dans un roman polyphonique, comme aime les écrire l’écrivain tchèque, notamment celui de Ludvik Jahn dont la vie s’apparente à un lent déclin déclenché par une blague.

Car c’est d’une lettre envoyée par Ludvik à sa petite amie de l’époque que procède le récit. Étudiant communiste connu et reconnu par ses pairs, il inscrit sur une carte postale : « L’optimisme est l’opium du genre humain ! L’esprit sain pue la connerie ! Vive Trotski ! ». Ces deux derniers mots sont assimilés à un blasphème dans les pays communistes sous la férule de Staline. Dès lors, pour une simple plaisanterie, tout son destin bascule dans le vide.

Comme l’écrit Milan Kundera, « je veux simplement dire qu’aucun grand mouvement qui veut transformer le monde ne tolère le sarcasme ou la moquerie, parce que c’est une rouille qui corrode tout ». Le rire, l’humour, la plaisanterie, érode le mécanisme implacable du totalitarisme, quel qu’il soit. Car rire, c’est accepter que tout ne doit pas être sérieux, et que le sens donné à la vie par l’idéologie n’est pas tout, que la vie, justement, ne s’y réduit pas. Tourner en dérision – alors même qu’on adhère sincèrement à l’idée communiste, comme c’est le cas pour Ludvik lorsqu’il adresse la carte postale à sa petite-amie – l’idée totalisante, c’est admettre qu’elle n’est pas absolue.

Dans le livre d’Umberto Eco, Le nom de la rose, le rire occupe une place assez importance dans les débats théologiques ayant cours entre les différents moines. L’on s’y demande si Jésus, lui-même, a déjà ri ou non, et ce qu’il en a dit et pensé. Mais c’est surtout le dénouement du livre qui donne à comprendre le sens que revêt le rire pour ce qu’on pourrait appeler le totalitarisme religieux, ou du moins l’absolutisme. Attention, les lignes suivantes divulgâchent en partie la fin du roman. Jorge de Burgos, véritable maître de l’abbaye, fait tout pour que ne soit pas découvert le second tome de la Poétique d’Aristote, consacré à la comédie – il est d’ailleurs à noter que ce manuscrit a réellement disparu. Jorge de Burgos avance que le rire est démoniaque, et qu’il ne faut pas que l’humanité accède aux réflexions du philosophe à son sujet. Le rire exorcise la peur, rend la vie plus légère et fait passer au second plan la crainte de Dieu. De la même manière qu’avec le pouvoir communiste, le rire ouvre une brèche dans l’absolutisme qu’il soit religieux ou politique, il offre un espace de légèreté et de mise à distance du sérieux.

Les livres de Kundera et Eco ne se limitent pas à cette réflexion sur le rire. Le premier est avant tout un roman d’amour, d’amours déchues et déçues, quand le second se trouve être un excellent roman d’enquête. Mais chacun, à sa manière, fait du rire une « arme du faible », un instrument de défense intellectuel face à l’absolutisme.

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A la ligne – Joseph Ponthus

Chef-d’œuvre de la littérature française contemporaine, A la ligne – Feuillets d’usine, publié en 2019, permet d’entrevoir une réalité peu connue et peu médiatisée, celle des ouvriers d’usine et d’abattoir, à travers le récit poétique et autobiographique de l’écrivain Joseph Ponthus, mort prématurément en 2021.

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A la ligne – Joseph Ponthus

A la ligne – Joseph Ponthus

Chef-d’œuvre de la littérature française contemporaine, A la ligne – Feuillets d’usine, publié en 2019, permet d’entrevoir une réalité peu connue et peu médiatisée, celle des ouvriers d’usine et d’abattoir, à travers le récit poétique et autobiographique de l’écrivain Joseph Ponthus, mort prématurément en 2021.

Chef-d’œuvre de la littérature française contemporaine, A la ligne – Feuillets d’usine, publié en 2019, permet d’entrevoir une réalité peu connue et peu médiatisée, celle des ouvriers d’usine et d’abattoir, à travers le récit poétique et autobiographique de l’écrivain Joseph Ponthus, mort prématurément en 2021.

A la ligne – Feuillets d’usine rapporte le quotidien d’un intérimaire qui embauche dans les usines et abattoirs bretons. Journal intime et poétique de l’auteur, ce récit témoigne de l’expérience épuisante et déshumanisante du travail ouvrier. Originaire de Reims où il réalise des études littéraires, il devient ensuite éducateur spécialisé à Nanterre. Il suit sa femme à Lorient où il échoue à trouver du travail dans son secteur, ce qui le mène à s’inscrire en agence d’intérim et à devenir ouvrier d’usine, puis d’abattoir.

Non pas par choix idéologique ni pour quelque expérience sociologique, Joseph Ponthus travaille à l’usine par besoin et nécessité d’emploi. Il ne s’inscrit pas dans la lignée de Simone Weil, venue chercher sur les lignes de production l’incarnation totale de la condition ouvrière (« Journal d’usine », La Condition Ouvrière, 1934-35), ni dans celle des intellectuels de gauche qui « s’établissaient » en usine dans les années 1960-70s, tel le philosophe Robert Linhart (L’Etabli, 1978). Pour Ponthus, l’usine est un moyen de faire vivre son ménage. «Je n’y allais pas pour faire un reportage / Encore moins préparer la révolution / Non / L’usine c’est pour les sous / Un boulot alimentaire / Comme on dit / Parce que mon épouse en a marre de me voir traîner dans le canapé en attente d’une embauche dans mon secteur / Alors c’est / L’agroalimentaire / L’agro / Comme ils disent / Une usine bretonne de production et de transformation et de cuisson et de tout ça de poissons et de crevettes / Je n’y vais pas pour écrire / Mais pour les sous ».

Ce récit autobiographique est en vers libre et sans ponctuation : le∙la lecteur∙trice va à ligne, pendant que l’auteur, le travailleur, se rend à la ligne de production. Rempli à la fois d’humour, de poésie et de colère, ce livre est d’une vitalité remarquable. Son écriture et fine, maline, il joue sur les mots : à l’abattoir, « Dimanche / Jour du Seigneur / La semaine / Jours des saigneurs », chez lui, « A la maison / Le quotidien / Le ménage à faire / Quand je ne le fais pas / Ça pèse sur mon ménage ». Les citations et références foisonnent. Son récit est une chasse aux trésors, les vers d’Apollinaire succèdent aux écrits de Perec, les chansons de Brel répondent aux paroles de Trenet.

Joseph Ponthus parle de l’usine comme d’une déflagration physique et morale. « L’usine bouleverse mon corps / Mes certitudes / Ce que je croyais savoir du travail et du repos / De la fatigue / De la joie / De l’humanité », puis « Je ne trouve pas le temps d’écrire / Trop de boulot / Trop de fatigue ». Le livre tient de son besoin de vivre, de son besoin de se raccrocher à quelque chose de plus grand, de plus profond, de plus humain. L’écriture est vitale, sans elle il devient cinglé, « piégé par les machines ». La journée, durant ses huit heures de rang sur les lignes de production, il s’entoure d’Apollinaire, de Céline, d’Aragon, de Cendrars, de Dumas… Tous les soirs, l’écriture l’attend, malgré la fatigue et l’épuisement, tel une échappatoire.

Il écrit pour tenir le coup, il écrit pour ne pas oublier. Le décor nocturne, froid, industriel, le bruit des machines, l’odeur des poissons, de la mort, des carcasses de vaches, le rythme des pauses clopes et du café. L’usine c’est aussi la solidarité ouvrière, les grèves : « Mes bras auront tenu / J’espère que la grève tiendra tout autant / En avant Marx ». C’est l’humour, les chansons, les souvenirs des livres, des auteurs. « Je reviens à Barbara / ‘Je ne suis pas poète / Je suis une femme qui chante’ / Se plaisait-elle à répéter / Pas de poésie non plus à l’usine / Nous somme au mieux des gens qui chantons en travaillant ». Par sa plume, Joseph Ponthus décrit une réalité qui peut sembler révolue, celle d’ouvriers tels des machines qui travaillent à la chaîne, méprisés par les petits-chefs.

Antithétique, A la ligne est à la fois individuel et universel. L’autobiographie, témoignage unique, permet ici la description d’une réalité vécue par d’autres. Les citations et allusions littéraires et culturelles remettent l’individu dans un contexte universel, dans une réalité culturelle partagée. L’usine, expérience déshumanisante, n’a pas raison de l’écrivain. Ponthus par sa force et son acharnement à écrire malgré tout, refuse la perte de son humanité.

« Il y a qu’il n’y aura jamais / De / Point final / A la ligne ». Joseph Ponthus termine son récit par ces mots. L’absence de point final, de fin de récit, évoque le travail interminable, répétitif et épuisant de l’usine. On a envie de reprendre le livre, de recommencer, de se replonger dans cette ode poétique.

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Chronique

Hiroshima, mon amour, Marguerite Duras

Si « Hiroshima, mon amour » est avant tout connu pour être un film d’Alain Resnais sorti en 1959, le scénario est quant à lui issu de l’imagination de Marguerite Duras. Gallimard, ne s’y trompant pas, publie dès l’année suivante les dialogues tirés du long-métrage. S’y retracent les amours entre une actrice française qui a subi les affres de l’épuration et un architecte japonais dont la famille s’est retrouvée balayée par la bombe atomique.

Mon camarade de la chronique cinéma voudra bien me pardonner, mais je souhaiterais moins ici présenter le film d’Alain Resnais que le scénario de Marguerite Duras. C’est à travers la transcription des dialogues, compilés dans un Folio poche très accessible, que j’ai découvert cette merveille pleine de poésie. Le réalisateur n’en pensait pas moins, lui qui disait à la future Prix Goncourt « Faites de la littérature. Oubliez la caméra ».

Car bien qu’André Malraux, alors ministre de la Culture, ait qualifié « Hiroshima, mon amour » de « plus beau film que j’ai jamais vu », il peut paraître à bien des égards un brin monotone, ou à tout le moins contemplatif. Se concentrer uniquement sur les dialogues, ce qu’offre le livre, permet de faire un pas de côté sur la mise en scène. Ils mettent en lumière le fond du film, le fond de divers problèmes abordés par nos deux protagonistes.

Le premier, un architecte japonais dont toute la famille a été tuée par la bombe nucléaire, rencontre une actrice française venue tourner un film sur Hiroshima. A première vue, rien ne les rapproche, et pourtant, les confessions de la seconde créent au fil de l’eau une convergence de vues. Son adolescence, qu’elle vécut à Nevers, est marquée par un bombardement allié dans sa ville qui provoqua la mort de 163 personnes. Parmi elles, un Allemand, son Allemand, son premier amour qu’elle aimait éperdument. Dans la chambre d’hôtel, le Japonais et son Allemand se confondent, lorsqu’elle voit la main du premier, c’est celle du second, ensanglanté par le bombardement américain, qui ressurgit à sa mémoire. A la Libération, celle qui s’était épris de l’ennemi héréditaire est tondue, marque de la honte dans tout son village. Alors lorsqu’elle apprend, quatorze ans plus tard, qu’à Hiroshima les cheveux des femmes tombaient par poignées, elle comprend.

Elle comprend que, de Nevers à Hiroshima, c’est la même histoire. Les amours déchirées par la guerre, quel que soit le camp. Et l’autrice de confirmer : « Nous avons voulu faire un film sur l’amour. Nous avons voulu peindre les pires conditions de l’amour, les conditions les plus communément blâmées, les plus répréhensibles, les plus inadmissibles. Un même aveuglement règne du fait de la guerre sur Nevers et sur Hiroshima ». Pourtant, entre victimes de la barbarie, victimes de la mort de l’être ou des êtres aimés, un fossé mémoriel reste à combler. L’architecte japonais fait comprendre à l’actrice française, et ce à de multiples reprises, qu’elle ne comprendra jamais.

ELLE

— J’ai vu les actualités. Le deuxième jour, dit l’Histoire, je ne l’ai pas inventé, dès le deuxième jour, des espèces animales précises ont ressurgi des profondeurs de la terre et des cendres. Des chiens ont été photographiés. Pour toujours. Je les ai vus. J’ai vu les actualités. Je les ai vues. Du premier jour. Du deuxième jour. Du troisième jour.

LUI (il lui coupe la parole).

— Tu n’as rien vu. Rien. Chien amputé. Gens, enfants. Plaies. Enfants brulés hurlant.

 

 

ELLE (bas)

— Ecoute… Je sais… Je sais tout. Ça a continué.

LUI

— Rien. Tu ne sais rien

 

Elle ne sait rien parce qu’elle n’y était pas. L’indicible tient lieu de tentative de parole, tentative mélodramatique qui systématiquement échoue. Il est impossible de témoigner, impossible de parler, et quand elle s’y essaye, son amant japonais lui fait comprendre que, non, elle ne le peut. L’on retrouve cette même mémoire traumatique, mutique surtout, chez les survivants de la Shoah. Les survivants sont, finalement, condamnés à témoigner de l’impossibilité de témoigner.

Chaque protagoniste, en s’essayant à sa propre narration, accouche de sa propre histoire. Ou plutôt, de sa propre mémoire, car les images ne reviennent pas dans un ordre chronologique, historique, mais selon ce qui se déroule, pour chacun des protagonistes, au présent. Ici mémoire et histoire se croisent sans s’embrasser. La mémoire fait figure de troisième protagoniste. Sans l’oubli, elle serait bien trop lourde à porter. Mais avec l’oubli, le drame peut recommencer.

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La Place, d’Annie Ernaux

Culture

La Place, d’Annie Ernaux

Annie Ernaux publie en 1983 son quatrième roman, La place, avec lequel elle signe un court récit autobiographique. Elle adopte une transformation dans son écriture, qu’elle décrit comme « écriture plate », et par laquelle elle fera vivre le reste de son œuvre littéraire. Prix Nobel 2022, cette écrivaine apporte une voix nouvelle dans la littérature française, qu’elle ne cesse de réinventer.

Crédits photo : Annie Ernaux, à Cergy-Pontoise (Val-d’Oise), en mai 2021.  / article journal Le Monde

La place, autobiographie de l’autrice, raconte l’enfance et la vie de son père issu d’un milieu rural qui deviendra ouvrier, et qui poussera sa fille à « apprendre » pour qu’elle puisse appartenir « au monde qui l’avait dédaigné » (page 112). Dans son livre, Annie Ernaux se réapproprie le genre autobiographique et cherche à faire de la condition du père une réalité partagée. Elle décrit la honte et la gêne réciproques du père et de la fille, dans un environnement où ils cherchent chacun∙e leur place.

Au fil de son récit, Annie Ernaux nous décrit son processus d’écriture : une envie de vouloir écrire un roman, qui s’est rapidement transformée en un besoin d’éloigner toute forme artistique ou poétique pour y retrouver la simplicité même de l’écriture, dépouillée de tout artifice. « Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire des nouvelles essentielles. » (page 24). Cette écriture plate donne un style épuré, factuel et minimaliste, voir froid et distant. Le « je » inhérent à l’autobiographie, s’efface. Les phrases nominales et infinitives se succèdent. On trouve un aspect presque scientifique à l’écriture, avec des mots en italiques ou entre guillemets, comme si l’autrice citaient des sources ou des témoignages historiques.

La place marque ainsi un tournant dans son œuvre, elle y développe les racines de ce qu’elle appellera plus tard son « auto-socio-biographie » (terme employé en 2003 pour qualifier le genre de son œuvre littéraire). Annie Ernaux réinvente l’autobiographie, elle crée une distance entre l’autrice et la narratrice : « Le je que j’utilise me semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de l’autre qu’une parole de moi : une forme transpersonnelle en somme. Il ne constitue pas un moyen de m’autofictionner, mais de saisir, dans mon expérience, les signes d’une réalité»(1). Annie Ernaux utilise ainsi l’autobiographie non pas pour parler d’elle-même mais pour parler d’une réalité vécue par tant d’autres. L’auto-socio-biographie est une démarche sociologisante d’elle-même : l’écriture de soi par l’autre, et l’écriture de l’autre par soi.

La place, comme son titre l’indique, explore les différentes places occupées par le père d’Annie Ernaux dans son environnement : paysan, ouvrier puis commerçant. Elle décrit l’ambivalence d’une certaine évolution qu’a connue son père : la peur de toujours perdre sa place et la honte et la gêne de sa propre place. En décrivant son père, elle écrit page 39 « […] ils avaient peur d’être roulés, de tout perdre pour finalement retomber ouvriers. », puis page 45, « Il cherchait à tenir sa place. Paraitre plus commerçant qu’ouvrier. », et enfin page 71, « Le pire, c’était d’avoir les gestes et l’allure d’un paysan sans l’être. » Annie Ernaux illustre à travers la vie de son père, la peur de l’humiliation et la peur de faire honte ainsi que l’envie de réussir, sans pour autant passer du côté des « riches ».

Le livre met en lumière le rapport ambigu à l’apprentissage et à l’instruction. Le père d’Annie d’Ernaux, en la poussant vers l’école et les études, s’éloigne de sa fille. En réalisant ses études, elle intègre un monde étranger à ses parents, loin de l’environnement où ils évoluent. Ce déplacement social engendre une séparation et une honte vis-à-vis de son père et de ses origines. « Il disait toujours ton école et il prononçait le pen-sion-nat […], en détachant, du bout des lèvres, dans une déférence affectée, comme si la prononciation normale de ces mots supposait, avec le lieu fermé qu’ils évoquent, une familiarité qu’il ne se sentait pas en droit de revendiquer » (page 73-74). Cette honte ressentie par la fille, évoque la trahison qu’elle introduit au début de son livre, en citant Jean Genet : « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi ». La Place tente de démêler cette trahison, la trahison d’avoir quitté son milieu ouvrier et d’avoir caché ces origines. A posteriori, le terme de transfuge de classe lui sera attribué. Terme qu’elle utilisera elle-même lorsqu’elle étudiera la sociologie de Pierre Bourdieu, une sociologie qui lui fera l’effet d’une « irruption d’une prise de conscience sans retour […] sur la structure du monde social. »(2)

L’œuvre d’Annie Ernaux, réputée et récompensée, vient se placer dans la suite de la « grande histoire » de la littérature française, bien qu’elle rejette toute conception de « grande littérature ». En réinventant le genre littéraire autobiographique par son œuvre, Annie Ernaux prend une place importante dans la littérature francophone, en offrant une nouvelle proposition littéraire.

À la lecture de son œuvre, des similitudes apparaissent entre La place et le roman naturaliste d’Émile Zola, L’Assommoir. Très différents dans le style et le genre, les sujets se font écho. Dans deux paysages et deux époques radicalement différentes, le nord de Paris au 19e siècle, et le monde rural de Normandie au 20e, ces œuvres offrent un aperçu du monde ouvrier et d’une pauvreté réelle. Le commerce des parents d’Annie Ernaux rappelle la boutique de Gervaise. L’écrivaine intègre même le terme d’assommoir dans son livre, page 54, pour décrire le commerce de son père, perçu comme un « assommoir » par ceux qui n’y mettent jamais les pieds…

Le livre est une claque. Simple, court et épuré, le lecteur le repose avec le sentiment d’avoir été touché au plus profond de son être. Il est d’autant plus percutant qu’il ne prétend aucun moralisme, et s’éloigne d’une écriture misérabiliste. La place est clé pour appréhender l’œuvre d’Annie Ernaux dans son ensemble et permet de comprendre le tournant que l’autrice a pris et qui lui a offert une place dans la littérature française (Prix Renaudot 1984).

Références

(1)Ernaux, Annie, « Vers un je transpersonnel », Cahiers RITM (Recherches interdisciplinaires sur les textes modernes), n° 6, Univ. Paris 10, 1993, p. 219-221.

(2)Ernaux, Annie. “Bourdieu : Le Chagrin, par Annie Ernaux.” Le Monde, 5 février 2002, www.lemonde.fr/archives/article/2002/02/05/bourdieu-le-chagrin-par-annie-ernaux_261466_1819218.html.

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« Les racines du ciel » de Romain Gary, une certaine idée de l’homme

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« Les racines du ciel » de Romain Gary, une certaine idée de l’homme

Empêcher l’extermination des éléphants en Afrique-Équatoriale française, alors que colons comme autochtones promeuvent sa chasse, voilà la lourde tâche que Romain Gary confie à son personnage Morel. « Les Racines du Ciel », œuvre saisissante et profondément humaniste qui explore les thèmes de la liberté, de la conservation de la nature et de la condition humaine.

Empêcher l’extermination des éléphants en Afrique-Équatoriale française, alors que colons comme autochtones promeuvent sa chasse, voilà la lourde tâche que Romain Gary confie à son personnage Morel. « Les Racines du Ciel », œuvre saisissante et profondément humaniste qui explore les thèmes de la liberté, de la conservation de la nature et de la condition humaine. Publié en 1956, ce roman s’ancre dans une Afrique en pleine transformation post-coloniale. Considéré comme le premier roman écologiste, nombreuses analyses ont déjà exploré ce volet de l’œuvre. Mais face à la « crise générale des majuscules » (Debray), j’ai pensé que cette chronique pourrait être l’occasion de mettre à l’honneur la « certaine idée de l’Homme » que l’auteur insère à son personnage.

 

L’histoire se déroule dans les vastes plaines africaines où un personnage fascinant, Morel, se lance dans une croisade pour la protection des éléphants, symboles de liberté à ses yeux. Romain Gary peint un portrait saisissant de ses motivations, montrant comment son apparente facétieuse passion pour la défense de ces animaux majestueux transcende les frontières culturelles et politiques. Mais Morel n’a pas d’affection particulière pour les éléphants en tant qu’ils sont des éléphants ; simplement ils incarnent quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes…

La référence à la première phrase des Mémoires du général de Gaulle n’est ainsi pas fortuite, et Romain Gary lui-même pousse la comparaison tout au long de son roman. C’est ce parallèle Morel/de Gaulle qui m’intéresse au plus haut point. Alors que les éléphants sont encombrants, inutiles, improductifs, et que tous les voient comme archaïques, il se trouve un homme, Morel, qui contre vents et marées voue sa vie à leur protection. Affleure de la plume du double prix Goncourt cette magnifique phrase : « Charles de Gaulle, lui aussi un homme qui croyait aux éléphants ».

Le grand Charles, en 1940, alors que toute la France, des politiques aux militaires, s’avoue vaincue, choisit de poursuivre la lutte contre l’envahisseur allemand. « Le plus illustre des Français » (Coty), en 1940, c’est un peu, à sa façon, Morel et les éléphants. Nos démocraties contemporaines, obnubilées par la rentabilité et l’utilité, comprennent mal ce genre de proclamations têtues et désintéressées de dignité et d’honneurs humains. Ce que Morel défend, avec ses éléphants, « c’était une marge humaine, un monde, n’importe lequel, mais où il y aurait place même pour une aussi maladroite, une aussi encombrante liberté ».

Morel arbore d’ailleurs tout au long de l’œuvre une croix de Lorraine, incarnation de son passé de résistant. Des camps de la mort aux étendues sauvages peuplées de pachydermes, le combat reste le même : celui de la liberté. Il faut aux hommes un idéal, un sacré – et donc un sacrilège (le meurtre d’un éléphant) et un possible sacrifice (mourir en martyr face au gouvernement français qui organise la chasse à l’éléphant). Un sacré laïque, donc, mais un sacré quand même.

Le début des Mémoires du général de Gaulle commence de la manière suivante : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison ». Un personnage du livre s’y réfère en ajoutant : « Eh bien ! Monsieur, remplacez le mot « France » par le mot « humanité », et vous avez votre Morel. Il voit, lui, l’espèce humaine telle une princesse des contes ou la madone des fresques, comme voué à un destin exemplaire… Si elle le déçoit, il en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des hommes, non au génie de l’espèce… Alors il se fâche et essaye d’arracher aux hommes un je ne sais quel écho de générosité et de dignité, un je ne sais quel respect de la nature… Voilà votre homme. Un gaulliste attardé ». Mais ne pourrait-on en dire autant de Romain Gary lui-même ?

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Régis Debray, les vivants piliers de la littérature

Chronique

Régis Debray, les vivants piliers de la littérature

Pour Régis Debray, notre réactionnaire d’extrême gauche favori, notre littérateur éternellement bougon, la cause est entendue : « l’âge du livre est terminé ». Mais, s’empresse-t-il de rappeler, « reconnaissons qu’il nous aura fait plus de bien que de mal ». Dans De vivants piliers, il rend un vibrant hommage, sous forme d’un panthéonesque abécédaire, aux écrivains qui ont nourri son âme.

L’Europe est romaine, disait Rémi Brague, parce qu’elle se pense comme une civilisation de messagers. Hermès culturel, elle ne fait pas table rase du passé mais a vocation à transmettre aux générations futures qui arrivent le meilleur de ce qui fut. Il en va du civilisationnel comme de la littérature : « fut-il en fin de carrière ou de vie, un cadet de l’art d’écrire ne saurait déménager à la cloche de bois sans régler ce qu’il doit aux grands aînés qui l’ont, à leur insu, incité à poursuivre ou à tenter de rebondir. Tous les écrivains abritent au fond de leur cœur des passagers plus ou moins clandestins, souvent de la génération précédente, qui font pour eux office d’incitateurs ou d’excitants » nous dit Régis Debray. De cet ouvrage, De vivants pilliers, s’exprime une profonde gratitude envers les auteurs qui l’ont inspiré.

Le drame de sa génération, affirme souvent Debray, est de n’avoir pas connu la Seconde Guerre mondiale, et donc la Résistance. Ce manquement originel, cet affront générationnel, laissèrent une trace indélébile. « On est trop sérieux quand on a dix-sept ans ». Le reste de sa jeunesse fut donc une fuite en avant socialiste, qu’il ne regrette ni ne dénigre, d’abord au côté de Che Guevara puis, plus sage, de Mitterrand à l’Élysée. Mais, chute du mur oblige, l’eschatologie révolutionnaire du XXème siècle s’en est allée avec le nouveau, et le je(u) des égos remplaça les « nous » des égaux. La politique n’offrant plus à ses yeux qu’un spectacle de piètre qualité – « après moi il n’y aura plus que des financiers et des comptables » aurait dit Mitterrand -, seule lui reste la littérature, cet art de l’égotisme et de l’exploration de situations singulières.

La forme et le style surpassent désormais le fond pour Régis Debray, et là où les idées séparent, les lettres créent de drôles de communautés de destin. Ainsi se comprend cet abécédaire à 32 entrées qui voient se fréquenter Aragon et Céline, Sartre et Paul Morand, des staliniens et des antisémites. Le compagnon de Simone de Beauvoir nous reste d’ailleurs bien davantage pour son théâtre que pour son œuvre philosophique, et Les Mythologies de Barthes se placent en bonne position dans les rayons de librairie alors que plus personne ne s’intéresse au degré zéro de l’écriture. Les éminences intellectuelles d’antan laissent doucement la scène aux écrits plus intimes. La littérature perdure et résonne avec chaque nouvelle génération de lecteurs.

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Les nouvelles de Vercors, ou l’apprentissage de la résistance

Chronique

Les nouvelles de Vercors, ou l’apprentissage de la résistance

Jean Brullet, illustrateur parisien, se donne pour pseudonyme littéraire « Vercors » pendant la Résistance. Il opte pour ce nom dès 1941 en référence au massif montagneux près duquel il fut mobilisé pendant la guerre. Vercors est particulièrement connu pour avoir créé une maison d’édition clandestine devenue célèbre par la suite, « Les Editions de Minuit ». Elle accueillera sa première nouvelle de résistant, « le Silence de la mer », et bien d’autres par la suite. Pour la première fois cette chronique littéraire du Temps des Ruptures ne décrypte pas un roman, mais plusieurs courtes nouvelles de Résistance d’un même auteur.
La marche à l’étoile

Cette nouvelle dépeint l’histoire de Thomas Muritz, né en Moravie en 1866 et qui s’amourache au fil de son enfance pour le pays de Voltaire, qu’il rejoint à 16 ans à peine. Immédiatement ses sentiments de jeunesse pour notre pays s’amplifient, et chaque ruelle de Paris lui rappelle des vers d’Hugo. Son patriotisme est incontestable et incontesté : lors de la Première guerre mondiale, son fils meurt face aux Allemands. 

Voici comment Thomas Muritz exprime sa passion de la France, un amour tant irraisonné qu’il ne peut venir que d’un étranger qui en est tombé amoureux : « La France n’est pas un pays comme les autres. Ce n’est pas un pays qu’on aime seulement parce qu’on a eu la chance, mérité ou non, d’en jouir de père en fils. On ne l’aime pas seulement par un attachement de bête à sa garenne. Ou d’un germain à sa horde. On l’aime avec la foi d’un chrétien pour son Rédempteur. Si vous ne me comprenez pas, je vous plains. »

Ce patriotisme ne s’estompe pas avec la défaite de 1940. Pour Thomas, elle est due à la barbarie allemande, laquelle ne recule devant rien pour écraser ses voisins. Surtout, et c’est ici que se ne noue la trame du récit, Thomas ne voit dans la collaboration de Vichy qu’une ruse pour tromper les Allemands. Vercors, résistant de la première heure, expose ici une vision partagée par encore beaucoup de Français, au moment de l’occupation mais après également : les Français, trop purs, ne peuvent être coupables de rien.

Thomas s’affuble lui-même de l’étoile jaune, en soutien aux Juifs et en signe de résistance à l’occupant allemand. Pour le port de cet insigne, il est embarqué avec d’autres par les gendarmes français pour être exécuté. Voyant sa fin arriver et sa vie s’achever, il n’en démord pas : les forces de l’ordre ne font qu’obéir aux ordres de l’occupant allemand.

Puis, dans un dernier regard avant de mourir, il comprend la haine que les gendarmes français portent aux fusillés, il comprend que c’est la France qui l’exécute à la mitrailleuse : pas les Allemands. En un regard, en une seconde, son monde s’effondre.

Le silence de la mer

L’enjeu de cette nouvelle, la plus célèbre de Vercors, est similaire à celui de « la marche à l’étoile » mais avec un truchement par l’occupant allemand. Werner von Ebrennac, un officier allemand passionné comme Thomas Muritz de culture et d’art français, choisit de s’installer après la victoire allemande dans la maison d’un vieil homme qui vit avec sa nièce. C’est un bel homme, sensible et intelligent.

Loin d’être un nazi fanatique, cet officier tente chaque jour de convaincre ses hôtes que l’occupation allemande est une bonne chose pour les deux peuples frères. Une alliance entre ces deux grandes nations, entre le glaive et la plume, entre la puissance et la culture, doit permettre de créer une Europe nouvelle, épurée de ses guerres fratricides. Comprenons-nous bien, l’officier allemand pense sincèrement ce qu’il exprime à l’homme âgé et à sa nièce. Il ne veut pas écraser la France d’une botte de fer allemande, la guerre est d’après lui malheureuse mais aussi une belle occasion de favoriser l’union entre ces deux peuples. Gageons de comprendre que cette vision est, à l’époque, partagée par bon nombre de Français qui s’accommodent volens nolens de l’occupation.

Voilà au demeurant qu’au fil du récit, l’officier allemand s’éprend de la belle jeune femme qui tient avec son oncle les lieux. Face à ces soliloques, fort bien amenées par l’auteur, l’oncle résiste par un mutisme absolu. Pas une seule fois il n’adresse la parole à l’envahisseur qui tente de l’attendrir avec son idée d’alliance entre la France et l’Allemagne. La nièce, toute aussi taciturne en apparence, manque plusieurs fois de céder sous les monologues grandiloquents de l’occupant. Lorsqu’il en vint à évoquer explicitement une union maritale entre la France et l’Allemagne – comprenez, entre elle et lui – son cœur bascule. Avant d’entériner ce nouveau pacte conjugal tout en symbole, l’officier voyage à Paris lors d’une permission.

A son retour, l’officier s’inscrit à son tour dans un mutisme total. Ni la nièce ni l’oncle ne comprennent ce qui se déroule sous leurs yeux, pourquoi ce soudain changement d’attitude ? A chaque pas l’Allemand est tremblant, et manque par plusieurs fois de s’effondrer. Il décide finalement d’expliquer à ses hôtes les causes de son profond mal-être. En séjournant à Paris auprès d’officiers nazis haut placés, il a découvert la vérité : les Allemands n’ont aucune envie de fusionner les deux peuples, ils veulent anéantir la France, les Français et, surtout, l’esprit français. L’occupation se fait au prix de l’annihilation absolue d’un peuple, non pas dans une optique génocidaire, mais une annihilation de tout ce qui fait qu’on est français. Dès lors son désespoir ne va faire que croître.

A travers ces deux nouvelles – le livre intitulé « Le silence de la mer et autres nouvelles » en comporte une petite dizaine – Vercors s’inscrit dans son temps, celui de la Résistance. Son objectif n’est pas littéraire mais politique, chaque nouvelle entend faire comprendre à son lecteur que malgré les apparences (un occupant bienveillant ou une police française soumise au joug allemand) la Résistance active est la seule solution pour laquelle opter. Relire ces nouvelles aujourd’hui, alors que pour nous les fausses évidences de l’époque nous paraissent bien erronées, c’est aussi faire un détour par l’histoire des Français pour comprendre les ressorts de la résistance, de la collaboration et, surtout, de la passivité d’une écrasante majorité de Français.

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L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera

Chronique

L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera

L’été approchant, un choix cornélien s’impose aux vacanciers avides de lecture(s) : quel livre prendre avec soi à la plage, à la montagne, ou chez ses grands-parents sur le canapé ? Souvent, il est conseillé de s’attaquer aux « classiques » répulsifs au premier abord, qu’on n’ose pas lire durant l’année de peur de s’ennuyer ou de ne pas les finir. « L’insoutenable légèreté de l’être » de Milan Kundera, du haut de ses 450 pages et de son statut de classique parmi les classiques, en est. Dès lors, l’ayant relu récemment, il m’est apparu indispensable d’en faire une chronique pour inciter les lecteurs du Temps des Ruptures à franchir le Rubicon et à pénétrer cet été dans la complexité de la légèreté et de la pesanteur.

Cette œuvre, toute romanesque qu’elle soit, propose à chaque page de multiples réflexions philosophiques. Disons-le d’emblée, pour ne pas décevoir les grands amateurs de Kundera, tout ne pourra être dit ici. Non pas pour quelque pudibonderie de ma part, mais parce qu’à chaque lecteur sa lecture. Je veux dire par là qu’au moment où j’ai (re)lu « l’insoutenable légèreté de l’être », certains thèmes du roman m’ont davantage marqué que d’autres – ces derniers passant dès lors « à la trappe » de ma réflexion. Par ailleurs ce classique de Milan Kundera est un roman à thèses (au sens propre comme figuré), et je n’ai pas les compétences requises pour disserter vingt pages sur l’auteur tchèque. Avant de commencer l’écriture de cet article, j’esquissais plusieurs thématiques kunderiennes à aborder (le kitsch de la gauche, la vie comme partition musicale, le bonheur linéaire et circulaire). Il m’est toutefois apparu vain de parler de ces éléments, tout aussi importants qu’ils fussent, après avoir évoqué la légèreté et la pesanteur chez Kundera. Aussi, cette chronique de juin assume un parti pris : celui de ne pas tout dire. Si un seul lecteur du Temps des Ruptures décide d’emmener « l’insoutenable légèreté de l’être » avec lui cet été, alors ma tâche sera accomplie.

Pesanteur et légèreté, voici les deux pôles entre lesquels oscillent les vies humaines pour Kundera. Ces deux notions composent d’ailleurs le titre de deux chapitres du livre. Dès le début de l’ouvrage, l’auteur s’appuie sur Parménide pour les opposer. Pour le philosophe présocratique, la légèreté est positive là où le poids est nécessairement négatif. Kundera cherche durant tout le roman à dénier ce manichéisme ; il ne renverse pas la proposition de Parménide, mais explore à travers les pérégrinations amoureuses de quatre personnages les ambivalences de la légèreté et de la pesanteur. Comme l’auteur tchèque le dit lui-même, « le roman n’est pas une confession de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est la vie humaine dans le piège qu’est devenu le monde ». C’est cet examen de la vie humaine qui le conduit à explorer chez chacun des quatre personnages « principaux » le spectre de la liberté.

La légèreté, ambigüe, s’incarne dans les personnages de Tomas et Sabina. Le premier est à la fois mari passionné et amant volage. Il tombe presqu’immédiatement amoureux de Tereza lorsqu’il la rencontre pour la première fois après des années de célibat libertin, mais sa quête de liberté ne s’en trouve pas entravée. Aucunement menteur, il précise dès le début de leur relation qu’il distingue le corps et le cœur, la chair et l’âme. Il se rend bien compte que sa dissociation provoque le malheur de sa bien-aimée, elle qui symbolise la pesanteur dans tout ce qu’elle a de plus grave. Pourtant, Tomas ne peut s’empêcher de rechercher la singularité chez chaque femme qu’il croise – et cette quête passe nécessairement par le sexe qu’il disjoint de l’amour. Kundera dit d’ailleurs que « l’amour ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour (ce désir s’applique à une innombrable multitude de femmes) mais par le désir du sommeil partagé (ce désir-là ne concerne qu’une seule femme) ». La légèreté de Tomas lui octroie le bonheur : homme qui multiplie les femmes, son obsession n’est pas romantique – Kundera définit l’obsession romantique comme la recherche éperdue de l’idéal, la recherche de l’âme sœur, qui ne peut par définition jamais se trouver et qui n’amène que déception. Son obsession est libertine, c’est-à-dire qu’il recherche systématiquement la singularité, ses relations sexuelles sont éphémères et aléatoires, il ne peut donc jamais être déçu. Il associe donc une passion amoureuse pour Tereza à une attitude hédoniste qui ne peut lui provoquer aucun désagrément. Le corps a ses raisons que le cœur ignore. Sabina, autre pendant de la légèreté, se trouve aussi être une amante de Tomas. Sa légèreté, ce qu’elle nomme « ses trahisons » successives (auprès de sa famille, des hommes, de ses amis), ne lui apporte guère de contentement. La sexualité est perçue chez elle comme une activité créatrice, presque comme de l’art, mais un art infécond. Cette libido, au lieu de lui procurer l’allégresse qu’on imagine chez Tomas, la renvoie au contraire à la vacuité de son existence, la vacuité de sa sexualité. La légèreté, incarnée dans deux existences humaines différentes, n’est donc ni mauvaise ou bonne en soi.

Quant à la pesanteur, personnifiée par Tereza (la femme de Tomas) et Franz, elle est également équivoque. Pour Tereza, la vie est un enfer tranquille marqué par des journées agréables en compagnie de son mari, mais des nuits épouvantables où l’image de ses amantes surgit toujours. La légèreté de son mari lui est insupportable, mais son amour pour lui – et l’amour qu’il lui porte réciproquement – l’emporte sur tout. La vie lui apparaît nécessairement comme devant être grave, sérieuse, pesante. Tereza incarne la femme morale, fidèle et dévouée à son mari, prônant un amour purement monogame. Elle associe la sexualité à la culpabilité, et l’unique fois où elle s’adonne à une relation extraconjugale, les remords la rongent terriblement. L’autre personnage associé à la pesanteur est Franz, où se reflète comme chez Tomas une plus grande complexité dans le rapport à la liberté. Il est embourbé dans un mariage morne, ennuyeux, dans lequel il ne trouve ni bonheur ni épanouissement. Son aventure avec Sabine le sort de cet engluement, il découvre la liberté et peut enfin se consacrer à son idéal qu’il avait enterré dans le tombeau de son mariage : la politique. Chez lui la sortie de la pesanteur – toute relative puisqu’elle se retrouve malgré tout dans son aspiration militante – est synonyme de réjouissance.

Le roman, au fur et à mesure que s’écoulent les pages, obscurcit cette bipolarité entre légèreté et pesanteur déjà ambivalente au départ. L’évolution des personnages, que nous sommes bien obligés de dévoiler pour saisir le cœur du roman, brouille les pistes préétablis. L’existence humaine, la nature humaine, est pétrie de contradictions, chacun des personnages évoluant finalement sur un pôle presque opposé au sien. Tomas, pris dans une dualité constante qui l’empêchait de « choisir » entre ses aventures érotiques et son amour pour Tereza, en finit finalement avec ses infidélités lorsqu’ils s’installent à la campagne. A l’inverse, Tereza parvient dans une certaine mesure à se libérer de sa dépendance viscérale vis-à-vis de Tomas sans pour autant cesser de l’aimer. Franz, quant à lui, s’éloigne de l’idéal amoureux – tout en ayant une aventure durable avec une étudiante – pour réinvestir sa gravité dans la politique. Chez Sabina, l’évolution est plus ardue, perdue dans les méandres de la légèreté (elle continue ses « trahisons) et de la pesanteur (elle reste longtemps avec ses amants et cherche à prendre le rôle d’une femme « traditionnelle »). Rien n’est écrit, aucune nature n’est immuable, Kundera montre que les hommes et les femmes restent en définitive libres de leurs choix.

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