Les Années, l’autobiographie impersonnelle d’Annie Ernaux

Chronique

Les Années, l’autobiographie impersonnelle d’Annie Ernaux

En ce mois de mars qui annonce le retour du printemps, rien de plus plaisant qu’un livre d’Annie Ernaux qui dépasse les trente pages (1). Alors que son tout récent Prix Nobel a fait exploser les ventes de ses œuvres, penchons-nous sur cet étrange roman à la forme innovante.

Il n’est pas bien disruptif d’avancer que le style d’Annie Ernaux, « on l’aime ou on le déteste ». Son idiolecte littéraire détonne et étonne ceux qui ne l’avaient encore jamais lue. Ecriture plate(2) et autobiographie factuelle dénuée de poésie ont fait son succès, mais aussi ses détracteurs. Il en va de même pour sa non mise en récit de morceaux de vie choisis, souvent spécifiquement féminins, à la première personne. Quoiqu’il en soit, bon nombre des ouvrages de l’écrivaine sont, dans la forme, très similaires – ce qui au demeurant renforce l’appréciation binaire qu’on peut en faire.

Pour Les Années, la forme est toute différente. Annie Ernaux parle elle-même « d’autobiographie impersonnelle » : un récit historique fondé sur son expérience singulière qui cherche à retrouver « la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle ». Un « nous » et un « elle » (qui la désigne) se substituent au « je » froid et ultra-factuel qui ressort habituellement de sa plume. La narratrice parle d’Annie Ernaux avec un relatif détachement, celui de l’historien pour son objet d’étude toutefois agrémenté de commentaires nettement intéressés.

L’objet d’étude justement, c’est le vécu historique d’une génération perçue à travers la vie personnelle d’Annie Ernaux. De la petite enfance sous l’occupation au 11 septembre, en passant par l’école catholique ou mai 68, le lecteur est entraîné dans une trame mémorielle dont il ne réchappe qu’au bout des 250 pages. Même si on connait mai 68, même si on connait l’histoire de l’occupation, les faire vivre au travers d’une véritable vie nous fait mieux les comprendre.  

Il n’y a pas que les « événements » de grande ou moyenne ampleur qui ponctuent le récit d’Annie Ernaux, il y a également les petits, aussi spéciaux qu’ils sont banals. Prenons par exemple la naissance d’un enfant. Banale, une naissance l’est en ce qu’elle s’est produite des milliards de fois. Mais spéciale, elle ne l’est pas moins, non pas en raison de la vieille antienne « chacun est unique », mais parce qu’une naissance ne se vit pas mentalement de la même manière selon les époques !

Pour éclaircir le présent propos, voici un autre exemple utilisé à l’envi par Annie Ernaux. Un repas de famille est anodin, personne n’a a priori besoin qu’un ami lui décrive le sien chaque année après le réveillon. Mais les repas de famille tels qu’écrits par Annie Ernaux ne se ressemblent pas en fonction des époques. Jeune, elle a à peine droit à la parole à table, et les récits de guerre des anciens (ceux qui l’ont faite et ceux qui l’ont subie) occupent toutes les discussions. Quelques décennies plus tard, une bascule s’opère puisque désormais lors des repas de famille, « le temps des enfants [remplace] le temps des morts ». Trente ans plus tard, l’évolution s’accentue et l’écrivaine explique que « dans la vivacité des échanges, il n’y avait pas assez de patience pour les récits ». Ainsi à travers ce simple fait de vie que sont les repas de famille, Annie Ernaux arrive à nous faire ressentir tous les changements de mentalité d’une époque. Ce n’est pas faire offense aux historiens qu’affirmer que ce livre de deux cents pages peut nous en apprendre beaucoup sur les imaginaires collectifs de la seconde moitié du XXe siècle.

La forme de ce roman est, à mes yeux, une réussite totale. Annie Ernaux cherchait à « saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l’a traversée, ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant ». La mission est pleinement remplie. A ceux que le style de la Prix Nobel peut rebuter, je ne peux que conseiller de lire ce livre plutôt qu’un autre.  

Références

(1)Son ouvrage paru en mai 2022, Le jeune homme, est on ne peut plus court. 

(2)Claire Stolz, « De l’homme simple au style simple : les figures et l’écriture plate dans La Place d’Annie Ernaux », Pratiques. Linguistique, littérature, didactique, nos 165-166,‎ 1er octobre 2015

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Les cerfs-volants de Romain Gary, ode poétique à la Résistance

Chronique

Les cerfs-volants de Romain Gary, ode poétique à la Résistance

Qui d’autre que Romain Gary, double Prix Goncourt et compagnon de la libération, pour présenter la résistance sous les atours d’une histoire ce cerfs-volants ? Dans cette chronique du mois de février, alors que le déclenchement de la guerre en Ukraine « célébrera » son premier anniversaire, la lecture de cette œuvre m’apparaît opportune.  

Dernier livre publié par Romain Gary avant sa mort, Les cerfs-volants s’inscrit dans la droite lignée de ce que l’auteur a toujours fait : conjuguer sens et sensibilité. N’allons pas chercher chez ce gaulliste de la première heure une thèse politique, ce serait insulter son talent d’écrivain. Comprenons que ce qui se profile dans ce livre, c’est l’entrelacement entre la petite histoire – celle de Ludo avec son oncle puis avec Lila – et l’Histoire de France.

Ambroise Fleury, l’oncle sus-cité, construit à l’envi des cerfs-volants de toutes formes, couleurs ou tissus. Perçu comme fou dans son petit village de Normandie, il n’en a cure et s’attache à sa passion. En matière de folie, le petit Ludo n’est pas en reste, il subit les foudres de ses professeurs lorsque ceux-ci découvrent qu’il a une mémoire quasiment parfaite. Je ne résiste pas au désir de partager avec vous ce passage, lequel incarne bien la conciliation entre mémoire individuelle et mémoire historique :

 

L’oncle dit ceci au professeur de Ludo : « Nous chez les Fleury, on est plutôt doués pour la mémoire historique. Nous avons même eu un fusillé sous la Commune.

  • Je ne vois pas le rapport.
  • Encore un qui se souvenait.
  • Se souvenait de quoi ?

Mon oncle observa un petit silence.

  • De tout, probablement, dit-il enfin.
  • Vous n’allez pas prétendre que votre ancêtre a été fusillé par excès de mémoire ?
  • C’est exactement ce que je dis. Il devait connaître par cœur tout ce que le peuple français a subi au cours des âges. »

 

Peut-être Romain Gary s’exprime-t-il lui aussi à travers l’oncle Fleury, lui qui avait une incommensurable passion pour la France et son histoire. Se souvenir des maux des siens et de son pays, n’est-ce pas le meilleur moyen de s’engager pour qu’ils ne se reproduisent plus ? Or en 1940, comme chacun sait, la France perd la guerre. Le petit Ludo, si sûr de la force de sa patrie lors d’un séjour en Pologne, subit la défaite comme une onde de choc. A vrai dire, comme tous les Français. 

C’est avec l’occupation que le roman prend son envol. On y décèle chacun des comportements, mesquins ou héroïques, qui émanent des habitants du village normand. La guerre agit comme un puissant révélateur. Pourtant, loin de tomber dans le manichéisme, l’écrivain fait valser à dessin ses personnages entre allégorie facilement identifiable et complexité humaine.

Prenons Marcellin Duprat, grand chef cuisinier, qui engage tout son être dans la confection des meilleurs plats pour les Allemands. Nulle collaboration ici – même si Romain Gary reste, dans son écriture, flou jusqu’au bout – mais au contraire la permanence d’une certaine idée de la France. Marcellin Duprat nourrit les Allemands, mais par son art culinaire prouve que la France ne mourra jamais et restera à jamais souveraine.

Autre exemple, Lila, l’amour de jeunesse de Ludo qui hantera, même aux heures les plus dangereuses de la Résistance, ses pensées. Prise, elle aussi, entre son histoire personnelle et la Grande Histoire, elle navigue à vue sans anticiper les conséquences historiques de chacun de ses actes intimes. Une coucherie avec un Allemand, lui-même loin d’être un horrible nazi, lui vaudra la perte de ses cheveux, alors que ses belles actions en faveur de la France ne seront, elles, jamais récompensées. Comme Milan Kundera le souligne dans l’Art du roman, les grands personnages de roman sont des personnages ambigus.

Mais alors, quid des cerfs-volants ? Ils sont une permanence tout au fil du récit, une permanence qui elle aussi bringuebale entre confections privées et cerfs-volants politiques. Au début du roman, Bronicki, un aristocrate polonais, prend peur lorsque soudainement il voit apparaître devant ses yeux la tête de Léon Blum sur un cerf-volant. Les grandes fortunes tremblent face au visage du chef du Front Populaire. Cette information, que je vous offre comme un cheveu sur la soupe, doit permettre de comprendre la force que peuvent avoir ces bouts de tissu.

Ambroise Fleury, le « fou du village », usera justement de ses cerfs-volants comme un magnifique objet de résistance, douce parfois – multiplier les Jeanne d’Arc au nez et à la barbe de l’occupant – mais souvent frontale avec d’immenses cerfs-volants ornés du visage de de Gaulle flottant assez haut pour que la Luftwaffe l’aperçoive à chaque envol. Symbole d’audace, de beauté et de liberté, les grands cerfs-volants pavoisent chaque pensée des personnages et du lecteur. Ainsi Romain Gary oscille-t-il, lui aussi, entre grande poésie de l’intime et profondeur historique.

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Jean Barois, ou l’épopée d’un libre penseur

Culture

Jean Barois, ou l’épopée d’un libre penseur

Dans cet article, Milan Sen revient une nouvelle fois sur un livre du Prix Nobel de la littérature Roger Martin du Gard. Jean Barois explore les pérégrinations religieuses et intellectuelles d’un homme de son temps, entre quête de sens et rejet de la tradition catholique.

La fin du XIXe siècle et la consolidation de la IIIe République voient l’acmé de la “Guerre des deux France”(1) entre républicains et catholiques. Roger Martin du Gard nous offre dans Jean Barois le portrait biographique d’un homme enchaîné dans ce conflit latent. Il donne à voir les méandres de vie d’un homme autant ancré dans son époque que déstabilisé par ses propres inquiétudes métaphysiques.

Le lecteur de cet article est prévenu : aucun divulgâchage ne lui sera épargné.

La rupture avec le monde catholique

Jean Barois naît au sein d’une famille catholique dans la seconde moitié du XIXème siècle, alors que ce même catholicisme subit les coups de boutoir des républicains et laïques. Le père de Jean n’est lui-même pas un très bon chrétien, c’est à peine s’il se rend à la messe pour Pâques. Cet atavisme critique se retrouve chez son fils, qui très rapidement dans le roman montre des signes d’éloignement vis-à-vis de la religion qui est encore d’Etat. 

Au fil des premières pages, Jean s’entretient à de nombreuses reprises avec des prêtres qui, eux aussi, sont soucieux de la Raison avec un grand R. Notre protagoniste est heureux de voir que sa suspicion à l’égard des superstitions catholiques est partagée même au sein du corps ecclésiastique. Mais, au fur et à mesure que le temps passe, les doutes se muent en incertitudes, puis les incertitudes en scepticisme. Ses amis religieux, ceux-là même qui l’ont soutenu dans sa démarche critique, ne peuvent plus – intellectuellement – accepter que Jean voue la religion aux gémonies. 

Ce conflit entre libre pensée et foi inébranlable se redouble au domicile conjugal. Sa femme, qu’il a épousée jeune, est dévote. Parallèlement à la tension qui se joue dans son esprit entre scepticisme et croyance imprimée dans sa tendre jeunesse, se joue une lutte entre mari et femme. Cette lutte atteindra son apogée lorsque Jean s’avouera enfin à lui-même, et à sa femme, qu’il ne croit plus en Dieu. Son scepticisme s’est muté en incroyance brute. La rupture entre sa femme – qui attend pourtant son enfant – et lui devient inévitable. Jean Barois quitte son hameau familial pour rejoindre Paris. 

Le combat pour la Raison

Arrivé dans la capitale, le personnage créé par Roger Martin du Gard découvre un nouvel univers, de nouveaux champs sociaux. Il s’ouvre aux milieux républicains, intervient dans des séminaires à travers l’Europe, et prend après quelque temps une décision qui va changer sa vie. Jean Barois décide de fonder une revue, Le Semeur, avec ses amis (toute ressemblance avec des personnages contemporains existants serait purement fortuite). La petite troupe, à l’orée de leur trente ans, ferraille contre tous les dogmes et toutes les métaphysiques. L’atmosphère intellectuelle de la fin du XIXème siècle est admirablement bien dépeinte par le Prix Nobel de littérature, alors que le positivisme hérité d’Auguste Comte est à son acmé. Les avancées du siècle en sociologie et en biologie donnent à ces jeunes hommes une confiance aveugle en la science. Aux âges théologique puis métaphysique doit désormais se substituer l’âge positif. 

Puis vint ce qu’on n’appelait pas encore “l’Affaire”, celle de Dreyfus. La revue – qui tire désormais à plusieurs milliers d’exemplaires – va prendre à bras-le-corps la défense du capitaine injustement condamné. On suit sur une centaine de pages le périple des jeunes libres penseurs face à l’Etat et l’Armée, tous deux coupables d’avoir fait condamner un juif innocent. A leurs idées anticléricales s’ajoute désormais une passion, qu’on pense inébranlable, pour la justice.

Mais, parce qu’il y a un mais, arrivent ensuite les déconvenues qui font suite à l’Affaire. Avec les années, les “vainqueurs” de l’Affaire parviennent au pouvoir. Jean Barois fait sienne la phrase de Péguy qui dit que “tout commence en mystique et finit en politique”(2). Les désillusions l’assaillent, lui et ses amis, en voyant la libre pensée récupérée par la classe politique française – notamment le cabinet Waldeck-Rousseau qui choisit de faire du transfert des cendres de Zola au Panthéon un événement national. Leur combat, qui fut pourtant si beau et héroïque, leur paraît a posteriori gâché. 

“L’âge critique”

Tout au long de l’Affaire Dreyfus, et dans les années qui suivent, l’anticléricalisme de Jean Barois est constant. Il reste sa première bataille et sa bataille première. Et pourtant, un soir d’accident de “voiture” (s’entend au sens du XIXème siècle, plutôt calèche), alors qu’il croyait la mort arrivée, son premier réflexe fut de réciter un “Je vous salue Marie”… A son réveil à l’hôpital, la première chose qu’il fit lorsque son état le lui permit fut de rédiger un testament, une sorte de credo à l’envers, au cas où il céderait de nouveau aux sirènes de l’opium du peuple avant de mourir. Il y écrit qu’il affirme ne pas croire en Dieu, et affirme la supériorité de la science sur toute superstition cléricale. Ce petit testament est conservé à l’abri des regards, tout près de lui.

Cet incident est suivi d’infléchissements intellectuels, progressifs mais non sans conséquence. L’âge positif, voulu par Auguste Comte et encouragé par Jean Barois et ses camarades grâce au Semeur, s’avère être un échec. La science progresse, certes, mais ne remplacera jamais la religion comme eschatologie. Aujourd’hui, en 2022, il est ardu de comprendre que pour une partie des élites culturelles françaises, la recherche scientifique a pu paraître comme la finalité de l’humanité, son unique dessein et le remède à tous ses maux (tant théoriques que relatifs à la quête de sens). Albert Camus dira à propos de cet ouvrage qu’il est “le seul grand roman de l’âge scientifique, dont il exprime si bien les espérances et les déceptions”(3).

Les années passant, Jean Barois commence à mettre en doute son irréfutable athéisme. A un jeune rédacteur de sa revue venu lui indiquer son nouveau projet d’article antireligieux, il lui rétorque que le doute vaut mieux que l’affirmation dogmatique. Il ajoutera même, « et pourquoi pas l’existence de Dieu ? ». Alors qu’on pourrait à ce moment du livre craindre un cheminement facile vers le catholicisme, Jean Barois conserve toute sa fougue laïque lorsque deux jeunes nationalistes – qu’on devine maurrassiens – tentent de lui prouver la supériorité du catholicisme pour l’organisation de la société. Ainsi Jean se retrouve entre deux eaux, aussi critique vis-à-vis des catholiques intransigeants que méprisant à l’égard des jeunes athées qui se moquent de l’hypothèse « Dieu ». En réalité, là est notre théorie, ce n’est pas tant la religion que Jean recherche que le sacré, quel qu’il soit. Celui-ci transparut tout d’abord dans sa libre pensée de jeunesse, puis dans sa fougue libérale en faveur de la défense du capitaine Dreyfus. Le sacré permet de donner du sens à la vie(4), chaque société en a besoin, et notre protagoniste n’échappe pas à la règle. Jean dit ceci à un jeune collègue de sa revue : « Non, non, la conscience humaine est religieuse, en son essence. Il faut l’admettre comme un fait…Le besoin de croire à quelque chose ! … Ce besoin-là est en nous comme le besoin de respirer ».

Alors que la vieillesse s’approche à grand pas, Jean sent l’angoisse de la mort approcher. La science, qu’il a tant chérie et pour qui il a dédié sa vie, ne lui est plus d’aucun secours. Savoir que dans 10 000 ans peut-être on résoudra le secret de l’univers ne l’intéresse plus, ce qu’il veut c’est soulager sa terreur immédiate de la mort. Dès lors, revenu auprès de sa femme après moults péripéties, il s’ouvre au catholicisme, non pas à celui des symboles et des rites, mais à celui de la passion, de la ferveur religieuse. Alors, à l’heure où la mort effleure son visage de sa faucille, il s’accepte désormais pleinement en tant que chrétien. Sa conversion est finie. L’histoire aurait pu s’arrêter là, celle du triptyque émancipation – désillusion – (re)conversion.

Sa femme et le prêtre qui l’accompagnent jusqu’à son dernier souffle découvrent, à côté de lui, son fameux testament :

 

« À OUVRIR APRÈS MOI. »

« Ceci est mon testament. 

Ce que j’écris aujourd’hui, ayant dépassé la quarantaine, en pleine force et en plein équilibre intellectuel, doit, de toute évidence, prévaloir contre ce que je pourrai penser ou écrire à la fin de mon existence, lorsque je serai physiquement et moralement diminué par l’âge ou par la maladie. Je ne connais rien de plus poignant que l’attitude d’un vieillard dont la vie tout entière a été employée au service d’une idée, et qui, dans l’affaiblissement final, blasphème ce qui a été sa raison de vivre, et renie lamentablement son passé.

En songeant que l’effort de ma vie pourrait aboutir à une semblable trahison, en songeant au parti que ceux dont j’ai si ardemment combattu les mensonges et les empiètements ne manqueraient pas de tirer d’une si lugubre victoire, tout mon être se révolte, et je proteste d’avance, avec l’énergie farouche de l’homme que je suis, de l’homme vivant que j’aurai été, contre les dénégations sans fondement, peut-être même contre la prière agonisante du déchet humain que je puis devenir.

J’ai mérité de mourir debout, comme j’ai vécu, sans capituler, sans quêter de vaines espérances […] »

Jusqu’après la mort, le libre penseur aura vaincu le croyant torturé par le néant.

 

Références

(1)Poulat Emile, Liberté, Laïcité, la guerre des deux France et le principe de modernité, Cerf, 1987.

(2)Péguy Charles, Notre jeunesse, Gallimard, 1910.

(3)Albert Camus Roger Martin du Gard préface aux Œuvres complètes de Roger Martin du Gard, t. I, Gallimard, Paris, 1955, p. XV.

(4)Voir sur le sujet la pensée de Régis Debray, notamment mise sur papier dans Debray Régis, Jeunesse du sacré, Gallimard, 2012.

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Les Thibault de Roger Martin du Gard, une photographie sociale de la Belle Epoque

Culture

Les Thibault de Roger Martin du Gard, une photographie sociale de la Belle Epoque

Aux lecteurs courageux, prêts à avaler les deux mille quatre cents pages réparties en huit volumes de cette œuvre titanesque, il faut tout de suite dire une chose : vous n’aurez pas perdu votre temps. Son Prix Nobel obtenu en 1937, Roger Martin du Gard le doit en grande partie à cette saga familiale qui aura ponctué vingt années de sa vie. Etalée de 1922 à 1940, la publication des huit romans qui composent le cycle des Thibault lui vaut les éloges des spécialistes du monde entier. À mi-chemin entre le naturalisme scientifique et le réalisme, ce roman fleuve nous plonge dans les tribulations de deux frères, Jacques et Antoine, entraînés par leur milieu social et leur époque (1). Cet article n’a pas vocation à mettre en exergue tous les points d’intérêt de l’œuvre de Martin du Gard. Nous ne prétendons ni à la ratiocination littéraire ni à l’épuisement de toute la richesse des Thibault. Il existe déjà des analyses très subtiles du style littéraire du Prix Nobel 1937, notamment au sujet de la polyphonie des huit romans. Ici, c’est une entrée plus humble dans son œuvre qui est proposée, focalisée sur trois temps de la saga des deux frères Thibault.
Une étude familiale et psychologique

C’est avant tout comme roman familial que se présente a priori le cycle de Martin du Gard. On y suit deux familles, les Thibault et les Fontanin. La première compte trois personnages principaux : Oscar Thibault, le père, Antoine Thibault, le fils médecin, et enfin Jacques Thibault, de près de dix ans son cadet, plus rêveur et solitaire. Chez les Fontanin, Thérèse, la femme au mari adultère et fuyant, et ses deux enfants Daniel, du même âge que le benjamin des Thibault, et Jenny, au caractère encore plus asocial que Jacques. L’histoire, au fil des huit livres, se centre de plus en plus sur les Thibault au détriment des Fontanin. Les premiers sont catholiques et les seconds protestants, précision qui passerait pour anecdotique dans la France de 2022 mais qui ne l’était pas au tournant du XXème siècle. Le futur lecteur des Thibaut ne doit pas s’attendre à des aventures romanesques qui emmèneraient nos amis (car oui, après 2400 pages ils nous apparaissent comme tels) dans des situations improbables. Héritier des Balzac et autre Tolstoï, Roger Martin du Gard a à cœur de rendre son récit réaliste. Exit donc les happy end, les combats à l’épée ou les complots politiques. Ce que le lecteur trouvera dans cette saga, c’est une famille bourgeoise somme toute assez ordinaire, c’est ici que réside paradoxalement tout l’intérêt de cette cellule familiale.

Si un terme devait résumer l’étude familiale que nous offre Roger Martin du Gard, ce serait l’atavisme. Défini chez le Robert comme une « hérédité des caractères physiques ou psychologiques », autrement dit des singularités qui se retrouvent chez différents membres d’une même famille, l’atavisme traverse tout le récit. Jacques et Antoine d’abord, que tout semble opposer pendant les deux mille premières pages, se trouvent finalement avoir des similitudes quasi insondables. Il faudra attendre qu’Antoine soit à l’orée de la mort pour s’en rendre compte. Atavisme également entre Oscar Thibault et ses enfants, bien qu’une génération sépare la fratrie du paternel. Importance de la famille, de la transmission et de l’hérédité. Les dernières pages du dernier roman, Epilogue, qui reproduisent le carnet de notes d’Antoine (destiné à Jean-Paul, un personnage dont nous ne voudrions pas gâcher la découverte aux lecteurs et lectrices), aboutissent sur une sorte de parachèvement de l’atavisme des Thibault. Antoine, à la question du sens de la vie, répond finalement ceci :

« Au nom du passé et de l’avenir. Au nom de ton père et de tes fils, au nom du maillon que tu es dans la chaîne… Assurer la continuité… Transmettre ce qu’on a reçu, – le transmettre amélioré, enrichi. Et c’est peut-être ça, notre raison d’être ? »

Une autre focale essentielle des Thibault réside dans la relation, difficile et sinusoïdale, entre les frères Jacques et Antoine. Neuf années les séparent – autant que la différence d’âge entre un frère et une sœur dans une autre œuvre de Roger Martin du Gard, Le lieutenant-colonel de Maumort. Dans les deux-mille-quatre-cents pages, on compte sur les doigts d’une main les moments d’affection chaleureux entre Jacques et son aîné. L’âge, le caractère, le mode de vie ; tout les sépare à première vue. On ressent chez l’un comme chez l’autre cette tristesse, cette frustration de ne pouvoir ouvrir complètement son cœur. Ils ne se comprennent pas, et pourtant s’aiment profondément. Ils ne pensent pas de la même façon, et pourtant pensent souvent à l’autre. Deux frères que tout oppose, mais que des caractères héréditaires, issus du père Thibault, réunissent malgré tout.

Cette ethnologie familiale ne serait pas complète si l’auteur n’avait pas intégré, en dernière instance, l’emprise du père sur ses enfants. Sur toute la famille à vrai dire, les deux frères sont entourés d’une multitude de personnages secondaires qui sentent aussi peser sur eux le poids du père autoritaire. Sa femme étant morte en couche lors de la naissance de Jacques – encore une fois on retrouve exactement le même schéma dans Le lieutenant-colonel de Maumort -, le père règne en unique maître sur toute la maison des Thibault. Autre schéma présent dans ces deux œuvres romanesques, la distance froide et austère entre le père et les enfants. Roger Martin du Gard, au détour d’une pensée de Jacques, confesse ce qui semble en réalité être la sienne : « et Jacques se souvint d’une phrase qu’il avait lue il ne savait plus où : « quand je rencontre deux hommes, l’un âgé et l’autre jeune, qui cheminent côte à côte sans rien trouver à se dire, je sais que c’est un père et son fils. » Derrière l’implacable joug patriarcal se cache, on se rend compte progressivement, une sensibilité enfouie depuis la mort de la mère. Une sensibilité que découvriront, au fil des pages, les deux frères, chacun à leur façon. Tout se tient dans cette géniale fresque familiale, des liens généalogiques à l’évolution psychologique des personnages en relation avec leur parent.

La peinture sociale d’une bourgeoisie à la croisée des chemins

Entre Oscar Thibault et ses enfants, un fossé générationnel se creuse. Après la mort du père, Antoine restera dans la « bonne » bourgeoisie catholique. La croisée des chemins, c’est à nos yeux une révolution anthropologique qui s’opère entre le père et ses enfants, entre une génération et une autre. Le père est austère, conservateur, républicain par défaut plus que par excès ; il construit au fil des années son empire économique et moral sur la bonne société parisienne. À l’inverse, Jacques devient socialiste et Antoine un progressiste modéré, féru de critiques antireligieuses. Autant le premier se révolte contre les valeurs bourgeoises et peut, à ce titre, se targuer d’être sorti des pas de son père, autant le second revendique une certaine forme de continuité. Mais tout en se pensant dans la suite de son paternel, il est en réalité radicalement différent. Il s’insère dans la bourgeoisie parisienne, autant qu’Oscar Thibault, mais l’idéologie bourgeoise évolue. Elle est moins austère, moins sobre, davantage progressiste et surtout, éloignée de la religion.

L’ouverture du premier roman dépeint une haine sans merci de Thibault père, fervent catholique, vis-à-vis des protestants. Savoir que son fils a fricoté avec un « parpaillot » le met hors de lui. La médiation entre les deux familles se fait donc sous une atmosphère de conflit religieux. L’homme choisi pour jouer la conciliation entre le camp catholique et le camp protestant – celui des Fontanin -, c’est justement Antoine. Faire l’entremetteur ne lui pose pas le moindre problème, en tant qu’agnostique, voire athée. Dans notre société contemporaine, détachée pour grande partie du religieux, on ne mesure pas la rupture – et son coût moral – entre la bourgeoisie du XIXe siècle et celle de la « Belle époque », confiante dans le progrès inéluctable du monde moderne. Sur des dizaines de pages, Roger Martin du Gard met en exergue cette confrontation entre un monde austère qui finit et un autre qui s’ouvre, hardi et naïf en même temps. Il laisse débattre deux de ses personnages, Antoine Thibault d’un côté « contre » l’abbé Vécard de l’autre. Arguments de foi contre exposés antireligieux, l’auteur présente Antoine comme sûr de lui, certain de la force de la raison contre le dogme religieux en général et catholique en particulier. Citons un court passage où Antoine s’adresse à l’abbé Vécard : « il y a si peu d’hommes qui attachent plus de prix à la vérité qu’à leur confort ! Et la religion, c’est le comble du confort moral ». Le confort moral, c’est celui d’une bourgeoisie besogneuse et conservatrice dont le nouveau siècle sonne le glas.

De « la fresque sociale à la fresque historique »(1)

Les huit romans des Thibault présentent plusieurs strates d’analyse. Une première, l’atavisme familial, celle immédiatement perceptible qui lie le père, Jacques et Thibault. Puis vient, implicitement, la fresque sociale qui recouvre l’évolution de chaque personnage. Enfin se dessine la dernière strate, en surplomb de tout le reste, et qui vient bousculer l’ordre familial et/ou social : l’histoire avec sa grande hache(2).

L’amorce du XXe siècle voit se développer des idéologies politiques radicales. Après une lutte centenaire entre la République et l’Ancien Régime, gagnée par la première, de nouvelles fractures politiques se font jour. À gauche, incarné ici par Jacques, un socialisme révolutionnaire d’un genre nouveau. Avant la Première Guerre mondiale, l’auteur nous fait suivre à travers le cadet des Thibault les ardeurs révolutionnaires des militants de la IIe Internationale, de la France à l’Allemagne en passant par la Genève de laquelle il s’est épris. Le lecteur passionné de socialisme y trouvera son compte, entre les personnages historiques (Jaurès, Vaillant, Sembat, etc) et les discussions théoriques. Celles-ci torturent Jacques, révolutionnaire mais idéaliste, plus hugolien que léniniste, qui tient en horreur la grande violence. Meynestrel, le chef de la petite bande de socialistes de Genève, marquera d’ailleurs sa différence avec Jacques, en expliquant ceci : « pas d’enfantement sans passer par les grandes douleurs ». Son maximalisme ira d’ailleurs jusqu’à encourager la déflagration mondiale pour détruire l’ordre des nations afin de faire advenir la révolution internationale.

Autre mouvement de pensée qui prend un essor en 1914 : le nationalisme. Ici ce n’est pas l’idée politique, avec ses militants et ses partis, qui est étudiée par Roger Martin du Gard, mais bien plus l’idéologie diffuse qui se propage à l’été 1914 à l’orée de la Première Guerre mondiale. On observe au fil des pages des individus pacifistes, socialistes, anarchistes ou couards, évoluer vers un nationalisme défensif contre « l’agresseur » allemand, assimilé au barbare là où ils se convainquent que la France, elle, symbolise le droit et la civilisation. Le changement est notable chez Antoine, qui justifie progressivement – et, disons-le, avec brio – un devoir moral qui incombe de défendre la patrie. Loin d’être va-t-en-guerre, il se fait à l’idée de partir avec son régiment. Il en ressortira, comme tous les Français, terriblement changé. La guerre, dans ce roman, détruit les convictions enracinées – notamment le pacifisme et l’idée de progrès inéluctable – et les vies toutes tracées.

Les contextes sociaux et historiques, déterminants dans ce cycle de huit romans, modifieront les opinions des personnages. Antoine, pourtant très porté sur sa personne avant le conflit mondial, expliquera dans les dernières pages que la vie consiste à « ne pas se laisser aveugler par l’individuel ». Aphorisme qui résume bien l’œuvre de Roger Martin du Gard.

Références

(1) Guarguilo René, « L’œuvre romanesque », L’École des Lettres, numéro sur Roger Martin du Gard du 1er mars 1999, Paris, éd. l’École des loisirs, p. 8-9.

(2) L’expression vient de Georges Perc.

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Ode à l’homme qui fut la France : le Général De Gaulle

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Ode à l’homme qui fut la France : le Général De Gaulle

"La France ne peut être la France sans la grandeur"(1)
Lorsqu’on évoque le titre de ce recueil d’articles paru en 2000 (2), l’écho mémoriel est immédiat. « Ode à l’homme qui fut la France ». Qui d’autre, dans l’histoire de France, pourrait hériter de ce titre honorifique ? Qui d’autre, dans l’histoire de France, a mieux su saisir notre « vieille nation » dans sa complexité ? Qui d’autre, dans l’histoire de France, a pu réunir autour de lui un tel consensus patriotique ? Napoléon, Jeanne d’Arc, Hugo ou Jaurès ont pu, dans une certaine mesure et à leur époque, représenter la France et les Français. Mais pour Romain Gary, double lauréat du prix Goncourt (3), un seul homme sut incarner la France : le Général De Gaulle.

Le recueil d’articles de Romain Gary, pas plus que la recension faite pour Le Temps des Ruptures, ne prétend à la neutralité. Il ne cherche en aucun cas ni l’objectivité, ni la rigueur scientifique. Son hagiographie pourra gêner les contempteurs de Charles De Gaulle. Pour les autres, elle sera pure littérature et mystification géniale.  

L’incarnation de la france

Comprendre l’incarnation de De Gaulle, c’est revenir au mot lui-même. Le Robert nous en donne une belle définition. Incarner revient à « revêtir un être spirituel d’un corps charnel », au sens religieux du terme. Pour Romain Gary, De Gaulle a été le corps charnel d’un être spirituel vingt fois séculaires, la France. Cette chose abstraite qu’est notre vieux pays s’est retrouvée incorporée dans le monde réel. Fantasmagorie d’un écrivain thuriféraire ?  Peut-être, sûrement même, mais on ne peut s’empêcher d’abonder dans le sens du romancier : De Gaulle est l’être de chair qui a su le mieux incarner la France. L’incarnation de notre vieille nation. Churchill lui-même exprimait la même idée au sujet du grand Charles : « Toujours, même quand il était en train d’agir de la pire des façons, il paraissait exprimer la personnalité de la France – cette grande nation pétrie d’orgueil, d’autorité et d’ambition. »

Marie-Anne Cohendet, dans ses enseignements dispensés à la Sorbonne, présente un De Gaulle syncrétique, alliant les trois légitimités de Weber :

  • La légitimité légale-rationnelle : il a été élu au suffrage universel en 1965 à une large majorité et remporta de francs succès dans les différents référendums qu’il soumettait au vote du peuple français.
  • La légitimité traditionnelle : il incarne le pater familias de la vieille France, le patriarche quasi monarchique qui inspire le respect.
  • La légitimité charismatique : est-il vraiment besoin de disserter sur celle-ci tant elle paraît évidente ?

Marie-Anne Cohendet ajoute à cela la synthèse opérée par De Gaulle entre trois grandes cultures politiques françaises : traditions monarchique (par sa volonté de perpétuer la grandeur deux fois millénaire de la France), bonapartiste (il a, entre 1962 et 1969, usé quatre fois de l’outil plébiscitaire) et républicaine (il a lutté pour la République et la liberté quand d’autres vendaient leurs âmes à l’Allemagne nazie, et sa Ve République tant décriée tient encore debout). Cette dimension syncrétique est confirmée par Romain Gary lorsqu’il évoque l’historicité toute pensée du Général : « Jamais auparavant un homme ne s’était servi avec autant d’adresse d’un passé révolu en vue d’un dessein qui n’en était pas moins précis, conscient et calculé ». De Gaulle, par sa vision de la France et de son histoire, avait « redonné vie au passé ». Donnant corps à la fameuse conception civique de la Nation d’Ernest Renan, il utilise à bon escient « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs[1] » pour amener les Français, dans leur ensemble, à aller de l’avant. De Gaulle prolongeait l’histoire de France : « On eut dit parfois que les figures de légende qui peuplent le passé de la France lui paraissaient bien plus vivantes que les êtres qui partageaient sa chambre ou se trouvaient assis à sa table. ». Nulle fausse modestie : le Général se sentait leur égal. Il l’était.

L’homme qui connut la solitude pour sauver la france

Nous empruntons ce sous-titre à Romain Gary lui-même, qui l’utilisât dans un article de décembre 1958. Le 18 juin 1940, lors de son fameux appel, De Gaulle est un inconnu en France – il vient à peine d’être nommé général. Cette communication radiophonique est d’ailleurs très peu entendu en France. Et pourtant, ce Général sans étoile luttait corps et âme pour convaincre Churchill et Roosevelt qu’il était la France, la vraie, celle qui n’avait pas collaboré avec l’envahisseur nazi. Il n’était accompagné au départ que de quelques centaines, voire dizaines, de soldats partis défendre la France depuis Londres. Il n’avait aucun soutien diplomatique, aucun appui militaire, rien que sa verve diserte et son verbe élégant. Entre 1940 et 1944, « sa seule force consistait en ce pouvoir de conviction qui émanait de sa voix quand il parlait comme s’il était à lui tout seul quarante millions de Français » nous dit le double prix Goncourt. Avant même d’être devenu de facto l’incarnation de la France, il se pensait comme tel. Il parvint à fédérer les mouvements de résistance autour de sa personne, se fit admettre comme représentant de la France en lieu et place de Vichy dans les instances nationales (non sans mal), et délivra la France avec le concours des alliés et des résistants de l’intérieur. La France libérée, De Gaulle sauveur.

Une certaine idée de la France

Les mémoires du premier Président de Ve République commencent par ces fameuses phrases : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a en moi d’affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. » Le général de Gaulle plaçait au-dessus de toutes les réalisations humaines sa « certaine idée de la France », assimilable à une idée de grandeur pour une vieille Nation. Attention, contrairement à ce qu’ont voulu faire croire certains de ses détracteurs, cette grandeur ne se limitait pas à la puissance. Elle siégeait tout autant dans l’idée de « patrie des droits de l’homme » ou de « patrie de la littérature » que dans celle de la Grande armée. Cette idée de la France était un idéal à atteindre, bien plus qu’une réalité concrète exprimée par des analyses rigoureuses. C’est pour ce sens de l’honneur et sa foi en la capacité de l’homme à se transcender que Gary admire tant De Gaulle. Le romancier dit ceci : « Ce qui compte dans l’histoire de mon pays et de l’humanité en général, ce n’est pas le rendement et l’utilitaire, mais la mesure dans laquelle on sait demeurer attaché jusqu’au sacrifice suprême à quelque chose qui n’existe pas en soi, mais est peu à peu créé par la foi que l’on a en cette existence mythologique. » Rester attaché jusqu’au sacrifice suprême à quelque chose qui n’existe pas en soi, sauriez-vous trouver meilleure définition de l’engagement du grand Charles dans la lutte pour la libération de la France ? On l’oublie aujourd’hui, mais la défaite finale des Allemands était hautement improbable en 1940 : ils avaient écrasé l’Europe toute entière et le Royaume-Uni s’attendait à voir débarquer sur ses côtes des soldats de la Wehrmacht par millions. Et pourtant, l’Armistice à peine signée, des milliers de Français prirent les armes pour défendre la liberté, l’égalité, la fraternité et la patrie occupée par la barbarie nazie. De Gaulle fut l’un deux, le « premier des Français »[1] selon l’expression de Max Gallo. La France, que De Gaulle tenait en la plus haute estime, avait à ses yeux plus de valeur intrinsèque que tous les systèmes politiques, puisqu’elle les transcendait. Rappelons ce qui est écrit au socle de sa splendide statue, avenue des Champs-Elysées : « Il y a un pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde ». La phrase est grandiloquente et, bien sûr, largement contestable – la grandeur de la France s’est notamment confondue avec la colonisation, crime contre l’humanité impardonnable. Mais il n’empêche ; pour le général, libérer la France en 1940, c’était libérer le monde. Citons à nouveau Romain Gary : « Seules les mythologies assumées et incarnées peuvent porter l’homme au-delà de lui-même et le créer peut-être un jour tel qu’il se rêve. ». La mythologie gaullienne appelle les Français, d’où qu’ils viennent, à se transcender dans un effort commun. L’on croirait lire du Georges Sorel dans le texte.

Serions-nous tous devenus gaullistes ?

Pour répondre à cette question, encore faut-il savoir ce dont on parle.  Une citation de Romain Gary est à ce titre éloquente – et franchement drôle. Voilà ce qu’il rétorque à un journaliste qui lui demande s’il est gaulliste : « Gaulliste, mon cher ami…gaulliste ! Qu’est-ce que ça veut dire ? UDR ? Euh….RPF ? Euh…France libre ? Réactionnaire ? Néo-fasciste ? Socialiste ? Euh… ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous voulez m’expliquer !? » Pourtant, quelques années plus tard, l’auteur de La promesse de l’Aube affirmait qu’il était un « gaulliste inconditionnel ». Qu’est-ce à dire alors ? « Un « gaulliste inconditionnel » est un homme qui s’est fait une certaine idée du général de Gaulle ». Amusante pirouette qui nous fait comprendre que, pour Gary, un gaulliste est quelqu’un qui a conservé sa fidélité à la « certaine idée de la France » du chef de la France libre. Tous les hommes politiques se revendiquent aujourd’hui du gaullisme, de Jean-Luc Mélenchon à Eric Zemmour. Faut-il leur rappeler que le général a démissionné deux fois, en 1946 et en 1969, alors qu’il était à la tête de l’exécutif ? Imagine-t-on aujourd’hui un chef de gouvernement capable d’un tel courage ? Ces faux bravaches se seraient-ils envolés vers Londres pour libérer la France au péril de leur vie ? On est en droit d’en douter. Même ses adversaires reconnaissaient au général sa probité. On ne saurait être certain que cette qualité soit des plus répandues dans le monde politique actuel. Ces articles de Romain Gary éludent – volontairement –certains aspects plus sombres ou contestables de la politique du Général De Gaulle, ou les critiques nombreuses qui lui ont été adressées au fil de ses années de pouvoir (notamment par les communistes ou les gauchistes). Cinquante après sa mort, « l’aura, l’éclat, le glamour d’un homme d’Etat exerçant une fascination quasi hypnotique » restent pourtant entiers. Le film Le Carapate de Gérard Oury en est un bon exemple. Pendant les événements de mai 68, un vieil ouvrier communiste – qui affiche ouvertement son opposition à De Gaulle – est outré lorsqu’il s’aperçoit que des étudiants gauchistes vouent le Général aux gémonies. Comme quoi, même chez les ouvriers communistes, De Gaulle était une figure qu’on combattait parfois politiquement, mais pour qui on affichait le plus grand respect patriotique. 

Références

(1)De Gaulle Charles, Mémoires, Pléiade de Gallimard, 2000, 1648 pages. 

(2)A l’occasion des trente ans de la mort de Charles De Gaulle. 

(3)Le prix Goncourt est un prix qu’on ne peut recevoir qu’une fois dans sa vie, mais Romain Gary l’a remporté sous le nom d’apparat Emile Ajar en 1975 pour son roman La vie devant soi.

(4)Renan Ernest, Qu’est-ce qu’une nation, conférence à la Sorbonne, 1882.

(5)Gallo Max, De Gaulle, Le premier des Français, Robert Laffont, 1998, 448p.

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Une chambre à soi de Virginia Woolf

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Une chambre à soi de Virginia Woolf

Une chambre à soi, close, où rien n’interrompt le fil de la pensée, et cinq cents livres de rente. Voilà ce qui apparaît, aux yeux de Virginia Woolf, nécessaire pour devenir écrivaine. Si peu, et pourtant inaccessible pour la majorité des femmes au début du XXe siècle. Une chambre à soi(1) est un fabuleux essai qui aura marqué de son empreinte des millions de femmes – et d’hommes – depuis bientôt cent ans. Entrons dans l’univers woolfien.

Octobre 1928. Virginia Woolf, auteure britannique déjà reconnue, est invitée, lors de deux conférences données dans des collèges pour femmes, à disserter sur la place des femmes dans l’histoire de la littérature. De ces deux interventions s’ensuivra la publication, l’année suivante, de l’ouvrage ici abordé. Il en ressort une approche originale, éloignée de tout académisme assommant. Le ton y est caustique, franchement drôle et accrocheur.

L’écrivaine nous entraîne dans l’histoire, non pas des femmes, mais de la place des femmes dans la littérature. Celle-ci, presque exclusivement masculine jusqu’au XIXe siècle, nous offre à voir, il est vrai, une ribambelle de femmes célèbres : Andromaque, Bérénice, Chimène, la princesse de Montpensier, pour ne citer qu’elles. Pourtant, quelque chose cloche chez ces femmes. Non pas qu’elles soient toutes coulées dans le même moule – elles peuvent être dominantes, libres, vertueuses, orgueilleuses ou encore sentimentales – mais elles existent toutes en rapport avec l’autre sexe, par un lien souvent amoureux avec les hommes. Les femmes sont présentées comme des sujets doués uniquement de sentiments amoureux. Virginia Woolf nous met au défi de trouver dans un livre publié avant le XIXe siècle une conversation entre deux femmes n’évoquant aucun homme.

Chez les philosophes, la question de « la femme » a également pris une place prépondérante. Bien souvent, la misogynie est de mise, et se fait même plus cruelle que l’esprit du temps. Mais passons, nous dit Virginia Woolf. Ce qui la frappe, chez tous ces penseurs spécialistes – ironie mordante – de la femme, c’est l’incohérence. Aucun ne pense la même chose. Pour certains, elle est naturellement inférieure, incapable de quoi que ce soit, condamnée à la médiocrité. Pour d’autres au contraire, elle a été mise en état d’infériorité en raison d’un manque d’éducation, et est tout aussi capable de grandes choses que n’importe quel homme. Les contradictions ne s’arrêtent pas là, bien au contraire ! Les uns décrivent la femme comme insensible, manipulatrice, calculatrice, les autres comme sentimentale, irrationnelle, passionnée. Et Virginia Woolf de moquer, à raison, cette inconstance vis-à-vis des femmes caractéristiques des « grands » esprits.

Après cette grande fresque historique, l’auteure se concentre sur le XIXe siècle, période charnière pour la place des femmes dans la littérature. L’alphabétisme progresse, lentement mais sûrement, mais leur situation reste désastreuse. Les plus pauvres travaillent d’arrache-pied, et celles qui ont la chance d’être aisées n’ont, contrairement à ce que l’on pourrait penser, que peu de temps libre. Elles doivent recevoir, aller aux réceptions, singer les codes de la haute société – c’est-à-dire discuter de tout et de rien, surtout de rien, avec d’autres femmes de même condition. Pour celles sans le sou, la situation est pire encore. Virginia Woolf développe un exemple fort significatif. Imaginez la sœur de Shakespeare avec un talent similaire au sien. Elle n’aurait pu poursuivre des études très avancées – c’était formellement déconseillé aux femmes. Qu’elle apprenne seule, qu’elle lise des livres de son côté ! me direz-vous. Admettons. La voilà désormais érudite, prise d’une terrible envie d’écrire. Elle n’a que peu de temps libre pour elle – relations mondaines obligent -, mais concédons qu’elle use de son peu de temps libre pour écrire. Fureur de son père ou de son mari s’il l’apercevait ! Les femmes ne doivent pas écrire, elles ne sont pas « faites » pour cela. N’ayant pas de bureau personnel où travailler en secret, il devient impossible pour la sœur de Shakespeare d’exprimer son talent. Son désir, voire son besoin d’écrire, est brimé.

Au XIXe siècle, la chose reste encore ardue. Virginia Woolf prend l’exemple de Jane Austen, la fameuse auteure d’Orgueil et préjugés. Comment faisait-elle, elle qui n’était au demeurant pas de milieu aisé ? Figurez-vous qu’elle écrivait, par intermittence, dans le salon : salle de réception, salle centrale où transitent tous les membres d’une famille. Mais, rappelons-le, une femme ne doit pas écrire ! Alors Jane Austen griffonnait quelques phrases, sur une mince table, quand personne ne la voyait, quand personne n’était dans la pièce. Dès que quelqu’un apparaissait, elle dissimulait dare-dare sa feuille sous de la paperasse administrative. Difficile, dans ces conditions, d’exprimer son plein potentiel artistique.

De là découle l’aphorisme de Woolf : pour être écrivaine, il suffit de cinq cents livres de rente (de quoi vivre sans travailler) et d’une chambre à soi (pour écrire sans être dérangée). « La liberté intellectuelle dépend de facteurs matériels », nous dit-elle. On ne saurait mieux résumer un livre qui nous rappelle, au XXIe siècle, tout le chemin parcouru pour l’émancipation des femmes, mais également tout ce qui nous reste à accomplir pour que cette liberté intellectuelle soit accessible à tous, et à toutes.

Références

(1)Titre que l’on préférera à l’ignoble traduction qui a donné un lieu à soi

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