Le républicanisme est-il une alternative au néolibéralisme ? Quelques considérations depuis l’Espagne

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Le grand arbre du républicanisme ne contient pas seulement des branches à sève populaire
Le républicanisme est issu d’une longue tradition intellectuelle qui naît en Grèce antique. La République, telle qu’elle est définie par Aristote, est une forme d’organisation de la société destinée à réaliser l’intérêt général et le bien commun. Elle est l’antinomie du despotisme, par le fait qu’elle soit régie par les lois, qui s’appliquent de la même manière sur tous les citoyens à travers le principe d’isonomie. Tous les citoyens, quelle que soit leur condition so­ciale, sont, en République, égaux devant la loi. La vision de la République d’Aristote, aujourd’hui reprise par les républicains conservateurs, pose de sérieuses difficultés : tout d’abord, elle ignore superbement la question de la répartition des richesses, or, il est aujourd’hui communément admis que les citoyens ne sont pas également protégés par la justice en fonction de leur classe sociale. A fortiori, elle autorise le transfert complet de souveraineté à une élite aristocratique, pourvue que celle-ci œuvre pour l’intérêt général et le respect des lois. Ainsi, la République théorisée par Aristote se fonde sur une vision idéaliste, pour ne pas dire naïve, de la société. Comme l’a souligné Platon dans la République, pourtant défenseur du gouvernement « des meilleurs », le devenir d’une aristocratie qui se laisse happer par les plaisirs du confort marchand en temps de paix rime inévitablement avec une corruption de l’oligarchie, destructrice pour la société. Comme l’a souligné Rousseau, il est difficilement possible pour un Etat qui se voit confier les pleins pouvoirs pour protéger les droits des citoyens, en édifiant un Léviathan, de ne déboucher sur autre chose qu’une tyrannie. En opposition au risque despotique inhérent à la République de Hobbes, Rousseau, à travers sa théorie du contrat social, pose les bases d’un idéal républicain-démocratique, fondé sur le pouvoir du peuple, dans lequel s’incarnent les espoirs et les rêves du camp progressiste depuis lors. Cette contradiction entre un républicanisme démocratique populaire, et un républicanisme élitiste et conservateur se retrouve encore aujourd’hui. La tentative des républicains progressistes, en premier lieu Rousseau, est de la dépasser en créant une République fondée sur la volonté générale, où la souveraineté serait transmise au peuple, sans que l’Etat et ses élites ne disparaissent. Le premier républicanisme aspire prioritairement à l’ordre, et est fondamentalement lié à l’État. Il s’incarne particulièrement dans la Ve République française, mais aussi dans les débuts de la IIIe République, et même la République fédérale des États-Unis d’Amérique. Sa référence cardinale reste la République romaine, caractérisée par une forte verticalité, une concentration et centralisation des pouvoirs assumées et théorisées, bien que nuancées par le système de la balance des pouvoirs issue de la pensée de Montesquieu. Ses dérives les plus caricaturales se trouvent en France, dans une aristocratie républicaine vieillissante, fruit pourri de la Ve République, mais aussi en Espagne incarnée dans une non moins ridicule institution monarchique issue de la Constitution post franquiste de 1978. Du point de vue de la philosophie classique, il n’est pas erroné d’associer une monarchie à un régime républicain. Rousseau affirmait lui-même qu’une monarchie pouvait être républicaine, pourvue qu’elle fût organisée par les lois et pour l’intérêt général. Dans le cas de l’Espagne, le monarque est garant de la stabilité du pays et ratifie les lois, pour cette raison, la rachitique frange cultivée de la droite espagnole se revendique d’une certaine forme d’idée républicaine qu’elle voit mieux incarnée par le régime monarchique. Dans un discours face au Roi Felipe VI, la très conservatrice députée du Parti Populaire (PP) Cayetana Alvarez de Toledo a qualifié les opposants au trône de « faux républicains ». Le républicanisme conservateur s’accommode ainsi de l’existence d’un roi, ce qui revient à accepter implicitement l’inégalité des citoyens devant la Loi. Il expurge ainsi la République de son contenu démocratique pour une vision de l’intérêt général qui ne renvoie à rien autre, selon la droite, qu’à la préservation de l’ordre existant, néolibéral de surcroit. Le second est un républicanisme démocratique et populaire défendu en France par les jacobins, dans la lignée de Rousseau, aux Etats Unis par les républi­cains démocrates dirigés par Jefferson et Madison, proclamés citoyens français par l’Assemblée législative de 1792. En Espagne, la quasi-intégralité du mouvement républicain s’inscrit également dans cette lignée. Avec pour objectif la participation démocratique du peuple à travers des institutions municipales et législatives, et pour modèle la République athénienne… En France, la Révolution a opposé une République fondée sur la participation populaire à travers des clubs à un régime dont l’objectif d’ordre serait inchangé, qu’il fût républicain ou monarchiste. Cette opposition a été caricaturée dans l’historiographie officielle et révisionniste par la lutte entre Jacobins centralisateur et étatistes, et Girondins dont les prétendues valeurs démocratiques et décentralisatrices sont vantées par la doxa intellectuelle dominante, de Emmanuel Macron à Michel Onfray, dans l’unique but de décrédibiliser un camp, celui du Jacobinisme. S’il est vrai que les Jacobins constituaient un mouvement composite et hétérogène, où cohabitaient des visions différentes du niveau de centralisation du pouvoir, le véritable fondateur du centralisme français ne fût pas Robespierre et son Comité de Salut public, mais bien l’Empire autoritaire de Napoléon Bonaparte, digne successeur de la Monarchie absolue Louis-quatorzienne. Malheureusement, le malentendu associant Jacobinisme avec centralisation à outrance s’est généralisé, jusqu’à traverser les Pyrénées : en Espagne, le Jacobinisme est considéré comme une forme d’insulte politique, la centralisation politique ne faisant pas recette chez une gauche qui s’arqueboute sur le système des Communautés Autonomes. Cependant, le républicanisme espagnol, profondément ancré à gauche, défend majoritairement une approche du pouvoir décentralisée, qui semble connaitre une nouvelle jeunesse, au moment où la famille monarchique à la tête du pays est fragilisée par des scandales de corruption, et où la gauche semble enfin avoir fait sa mue intellectuelle en se réappropriant l’idée de peuple. Longtemps moribonde et confinée à des cercles politiques minoritaires et radicaux, l’idée républicaine semble, à la suite de deux grandes entrées du peuple dans l’histoire : le mouvement des indignés (2011) et du conflit poli- tique catalan (2017), avoir fait une réapparition spectaculaire.
Le républicanisme espagnol contemporain s’inscrit davantage dans une perspective libertaire.
Mouvement indépendantiste catalan, affaiblissement de la monarchie, gauche au pouvoir : un nouveau moment républicain en Espagne ?
En Catalogne, le retour de la tradition révolution- naire républicaine, à travers le mouvement indépendantiste, a permis d’étendre le débat au reste du pays. Ainsi, la proposition républicaine est énergiquement portée par l’ex vice-président Pablo Iglesias, qui, par son action, a donné de nouveaux contours au socialisme républicain. La résurrection de l’idée républicaine en Catalogne ne saurait nous surprendre : plusieurs sondages montrent que le mouvement républicain espagnol est profondément ancré dans les régions périphériques (Catalogne, Pays basque) où plus de 80 % de la population est hostile à la monarchie. Comment l’expliquer ? Le mouvement catalan semble s’inscrire dans l’essence du républicanisme ibérique : la mobilisation populaire. De l’autre côté des Pyrénées, depuis la fin du XIXe siècle, la République a toujours été envisagée comme une tentative de relocalisation de la démocratie avec un idéal fortement municipaliste et fédéraliste, succombant parfois aux tentations libertaires. Porté par les périphéries contre le centre, son aspiration fondamentale est de mettre en échec l’État espagnol pour consacrer un nouveau régime politique de nature fédérale voire confédérale. Le mouvement républicain se glisse dans les inter- stices des mouvements anti-libéraux et décentrali- sateurs présents sur l’ensemble du territoire espagnol, de l’Andalousie en passant par la Galice et le Pays basque voire par l’arc méditerranéen : les sondages montrent que le soutien républicain est plus fort dans ces espaces géographiques qui voient dans les élites madrilènes un symbole du tournant néolibéral du pouvoir central. L’objectif est toujours le même sur tout le territoire espagnol : l’instauration de mécanismes de démocratie directe, favorisant le développement d’un pouvoir qui soit véritablement populaire et qui permette d’établir des institutions politiques stables sur un territoire plus petit à travers la création de communes ou de régions disposant d’une souveraineté dans les domaines législatifs, fiscaux et économiques. Le mouvement souverainiste catalan, s’est ainsi réapproprié les codes du sentiment républicain espagnol : ses principes sont l’instauration d’une démocratie directe, d’une assemblée constituante et d’une plus grande autonomie fiscale. La voie réformiste a été rapidement abandonnée au profit d’une voie indépendantiste radicale, à la suite du refus d’un statut d’autonomie de la Catalogne par le pou- voir législatif central en 2006 et par le pouvoir judiciaire en 2010. A fortiori, le mouvement catalan s’est réapproprié un discours de lutte contre le néolibéralisme, axé à gauche, au moment où l’Etat espagnol, gouverné par la droite, s’acharnait à appliquer les coupes budgétaires ordonnées par la Troïka. Néanmoins, le sentiment indépendantiste n’a pas seulement percé du fait du rejet du néolibéralisme, mais également du fait des énormes mobilisations populaires qui ont précédé et suivi le référendum du 1er octobre 2017. Le mouvement républicain catalan est riche d’une société civile extrêmement mobilisée autour d’organisations de référence : l’Assemblée nationale catalane et Omnium, des entités qui ont réalisé une immense campagne mettant en avant la République comme moyen de défendre les droits sociaux. La tentative de processus constituant en Catalogne s’est aussi manifestée par une politisation et par la création d’organisations populaires de masse, ayant permis de mobiliser des secteurs sociaux éloignés de la politique. De paisibles retraités se sont ainsi transformés en activistes menant des actions audacieuses de désobéissance civile telles que les blocages des routes, les occupations de collèges électoraux et les grèves. À l’instar des gilets jaunes, la répression policière contre ce mouvement s’est déchaînée avec une rare intensité dans une société démocratique. À travers le mouvement catalan, l’histoire d’un républicanisme d’inspiration populaire et opposé à l’Etat central ressort. Celle-ci commence dès le début du XIXe siècle.
L’idée d’un républicanisme socialiste commence réellement à émerger dès 1855.
Un Républicanisme qui s’enracine dans la lutte contre l’État monarchique
Ainsi la perspective républicaine est donc imprégnée d’une conception de la société profondément égalitaire, opposée à l’ordre aristocratique de l’Ancien Régime. En Espagne, les classes dominantes, caractérisées par leur religiosité et leur adhésion au patriarcat, sont le fruit d’une alliance entre l’aristocratie et la bourgeoisie conservatrice sur laquelle s’est refondée le capitalisme, notamment après le retour à une monarchie autoritaire à la suite des échecs des divers soulèvements libéraux qui ont émaillés le XIXe siècle. Particulièrement réactionnaire, La monarchie espagnole s’était construite à partir de la centralisation du pouvoir au sein de l’Etat et sur la réduction des pouvoirs des bourgeoisies urbaines, notamment à travers l’élimination progressive des « fueros », des formes de parlements locaux, qui décidaient pour leur ville, de la levée de l’impôt. Cependant, la monarchie s’est trouvée fragilisée à la suite de l’invasion française du pays, ayant débouché en 1812 sur une guerre d’indépendance, consécutive à un effondrement de l’État, ainsi qu’à la fuite du roi. La guerre de libération nationale qui s’en est suivie a donc été livrée par le peuple qui partage, à ce moment précis, les aspirations progressistes et libérales de la bourgeoisie de l’époque. Celle-ci s’est organisée en 1812 autour d’une constitution libérale, dite de Cadiz « la Pepa », censée préparer le retour du roi dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle, similaire à celle de 1791. Conscient des dynamiques à l’oeuvre lors de la Révolution française 20 ans plus tôt, le très conservateur roi Fernando VII a bloqué toute tentative de réforme avant de déchainer la répression contre les réformistes et les rédacteurs de la Pepa, qui acquièrent, dès lors, la conviction qu’un changement ne peut advenir que par l’insurrection. Le XIXème siècle espagnol est ainsi le théâtre d’un affrontement entre libéraux exaltés, essentiellement composés de militaires révolutionnaires, dont certains prennent pour exemple un rêve républicain inspiré de la confédéra­tion helvétique et des États-Unis. Ainsi, une nouvelle révolution éclate en 1820 et débouche sur trois années de libéralisation de la monarchie avant un retour au conservatisme. Les libéraux retentent un coup de force en 1831 sous la houlette du politicien Torrijos, dont l’exécution, à la suite de son échec, a été immortalisée par le peintre Antonio Gisbert Perez. L’incapacité de l’élite conser- vatrice à moderniser le pays, mais aussi l’apparition de la classe ouvrière comme force politique, poussent certains libéraux à se radicaliser sur la gauche, et à considérer l’option républicaine. C’est le cas notamment en Catalogne, région qui apparait comme le berceau du mouvement ouvrier espagnol et du républicanisme radical. En 1842, la révolte barcelonaise contre le traité de libre-échange avec l’Angleterre est écrasée par un bombardement de l’armée. Mais l’idée d’un républicanisme socialiste commence à émerger dès 1855, année de la première grève générale de l’histoire du pays, qui se concentre encore une fois en Catalogne. Un an auparavant, la monarchie espagnole avait été déstabilisée par une insurrection libérale, où s’est distingué un homme politique, en raison de la radicalité de ses propositions : le catalan Pi Margall. Juriste de formation, Pi Margall a théorisé dans la continuité de la révolution un système républicain radical, inspiré de la contractualisation rousseauiste et d’une critique radicale de la centralisation inspirée des théories proudhoniennes. Il plaide ainsi pour un retour des fueros, des assemblées législatives permettant aux villes de disposer de leurs propres constitutions afin de légiférer dans des domaines étendus. Tous les républicains de gauche en Espagne se réfèrent à cet homme et se revendiquent encore de sa personne : des indépendantistes catalans aux anarchistes. Son fédéralisme intégral est basé sur la mise en place de pactes de cogestion de la sphère économique, avec pour principaux objectifs, la réforme agraire, la libre association en coopérative et les cogestions ouvriers-patronat dans les grandes entreprises. Marx et Engels considéraient ainsi Pi Margall, en 1873, comme l’unique dirigeant socialiste d’Europe Occidentale : « Pi était de tous les républicains officiels, l’unique socialiste, l’unique qui comprenait la nécessité de ce que la République s’appuie sur les ouvriers ». Premier président de la République (1873), premier Président du parti républicain démocratique fédéral, l’action politique de Pi Margall s’inscrit ainsi dans le vaste mouvement politique républicain dont l’histoire commence à partir de la guerre d’indépendance espagnole (1812) contre la France napoléonienne.
1873 : le moment Républicain
La Révolution de 1868 a un rôle tout autre dans l’histoire de l’Espagne. Elle donne lieu à six années, communément appelées « el sexenio liberal », caractérisée par une grande libéralisation politique, et une instabilité sociale ayant fini par donner naissance en 1873 à la Première République espagnole. Empêtrée dans des scandales de corruption, incapable de satisfaire la demande sociale d’une ré- forme agraire, la maison des Bourbons et sa reine, Isabel II, finissent par chuter en 1868, en perdant même l’appui des conservateurs. Les secteurs mo- dérés de l’armée profitent du vide du pouvoir pour organiser un putsch de palais, destiné à instaurer un nouveau roi, Amadeo de Savoie, à la tête d’une monarchie constitutionnelle. Cependant, les libéraux modérés perdent rapidement l’appui social dont ils jouissaient initialement, du fait de leur manque d’entrain à réaliser une réforme agraire. Au contraire, ils finissent par consolider l’ordre conservateur en désarmant les milices municipales qui ont facilité le renversement du pouvoir, et en privatisant des terres communales au bénéfice de la bourgeoisie. La création d’une nouvelle classe latifundiaire, et l’incapacité à faire face à la crise de l’Empire colonial, mis à mal à Cuba par une guérilla nationaliste naissante, sapent les derniers soutiens du régime monarchique constitutionnel. Dans un contexte de grande instabilité politique, où se déchire le camp libéral-conservateur dans la Guerre Carliste, les républicains dits « exaltés » prennent le pouvoir en profitant d’une révolte contre le service militaire et les impôts indirects : le 11 février 1873, le roi Amadeo renonce au trône, la Ie République est proclamée. Elle ne dure pas un an.
L’échec de la République
L’analyse de l’échec de la Ie République soulève la problématique ancienne de la connexion entre la tête de l’État et le mouvement révolutionnaire. Cette dimension n’avait pas été ignorée par le premier président républicain d’Espagne, Pi Margall. Ainsi, son républicanisme n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui de la Ie République française. La république est théorisée ici comme “la conséquence de la souveraineté du peuple”, Pi Margall ajoute cependant que celle-ci ne peut s’établir que par un mode confédéral, avec pour finalité de « diviser et subdiviser le pouvoir afin de le réduire progressivement ». On retrouve ici un rêve rousseauiste, difficilement applicable selon l’aveu même du philosophe, d’une démocratie radicale organisée dans des républiques cantonales. Cette ambition a été reprise par l’Américain Thomas Jefferson, qui écrivait « là où chaque homme prend part à la direction de la République de district, ou d’un niveau supérieur, et sent qu’il prend part au gouvernement des choses, pas seulement le jour des élections, chaque année, sinon chaque jour […] préféra se faire arracher le coeur du corps que de se faire confisquer le pouvoir par un Bonaparte ou un César », dans lequel Pi Margall voit un modèle à suivre. Malgré ces proclamations de bonnes intentions, la Ie République échoue, sans durer plus d’un an : les quatre présidents qui s’y succédent, en premier lieu Pi Margall et Figueres restent très légalistes : alors que la réforme agraire patine, les républicains souhaitent créer des milices pour accélérer les réformes et demandent le soutien d’un Comité de Salut Public. La faible réaction de l’État républicain face aux demandes populaires achève de le couper de sa base, qui se radicalise dans l’anarchisme en proclamant la pleine souveraineté municipale, la journée de huit heures et l’impôt progressif : la Révolution cantonale éclate en juillet 1873 par le soulèvement de plusieurs villes du pays, et leur organisation selon un système politique proche de celui mis en oeuvre par la Commune de Paris. Alors que les républicains se déchirent autour de la Révolution cantonale, la droite conservatrice se ré-organise et conspire avec les carlistes pour faire tomber la République, et préparer, avec les secteurs les plus réactionnaires de l’armée, le retour des Bourbons. Tétanisé par une base à laquelle il refuse de s’unir, Pi Margall démissionne, la Ie République débouche sur une dictature militaire qui finit par réprimer le cantonalisme andalou et valencien sans faire de même pour le carlisme. L’histoire de la Ie République s’achève ainsi tragiquement, par un coup d’État militaire en 1874, 62 ans avant le coup d’État fasciste qui a renversé la Seconde République, puis par une réinstauration des bourbons. La déception des milieux populaires vis-à-vis de l’État finît par alimenter l’anarchisme, particulièrement actif en Espagne jusqu’en 1939. Ainsi, le républicanisme espagnol s’est davantage nourri dans son histoire du fédéralisme américain et du cantonalisme suisse que de l’étatisme français, en raison de l’hostilité à une centralisation considérée comme un instrument authentique d’une monarchie conservatrice. Pour cette raison, le républicanisme espagnol semble s’ancrer davantage sur des territoires, voir des terroirs, avec une forte tradition de lutte démocratique et sociale, tels que le Pays basque, la Catalogne et la Galice, que dans une capitale regroupant la tête des institutions de l’État : l’intérêt que suscite le confédéralisme démocratique en Espagne en est un symptôme révélateur.
Rousseau, à travers sa théorie du Contrat social, pose les bases d’un idéal républicain-démocratique.
Quelle leçon tirer de l’expérience républicaine en Espagne ?
Le républicanisme espagnol prend le risque d’ignorer l’importance de l’État-nation dans la construction de la démocratie. La difficulté de Podemos à prendre position pour l’unité nationale après la tentative d’indépendance catalane s’explique par cette difficulté, très ibérique, à concevoir l’État autrement que comme un instrument d’oppression. Par conséquent, et à la différence du républicanisme français, le républicanisme espagnol contemporain s’inscrit davantage dans une perspective libertaire : à son commencement même, comme le signale Xavier Domenech dans son ouvrage fleuve Un haz de naciones, le républicanisme est théorisé en Espagne comme un moyen de promouvoir le pouvoir des périphéries face au centre : Pi Margall, premier président de la Ie République, premier théoricien de républicanisme en Espagne et dirigeant politique de premier plan, d’origine catalane, tente en 1873 de structurer un bloc politique sensible à la permanence des institutions démocratiques locales. Il anticipe ainsi la généralité de Catalogne et la communauté autonome basque, institutions d’inspirations républicaines, disposant pour la seconde d’une autonomie financière totale et d’une autonomie fiscale très avancée. Son gouvernement perçoit lui-même l’impôt et un pourcentage négocié avec le gouvernement central est versé à l’État espagnol. Ainsi, l’on comprend rapidement pourquoi le Républicanisme parvient à s’articuler davantage en Espagne qu’en France avec les revendications des nouveaux mouvements sociaux : démocratie directe, contrôle de la vie politique par les citoyens et respect des identités régionales. La République s’inscrit dans une longue lignée de résistances citoyennes contre un Etat central monarchiste, elle est aujourd’hui aisément revendiquée par les nouveaux mouvements sociaux, tels que le féminisme, puissant en Espagne, qui a toujours considéré le républicanisme comme un levier d’émancipation contre une monarchie foncièrement patriarcale : « les tyrans de toutes espèces, des rois aux maris agissent de la même manière ». Mais ce républicanisme d’inspiration libertaire peine cependant à porter un projet d’Etat, qui lui est pourtant indissociable, comme l’a magistralement souligné Rousseau : « Cette personne publique qui se forme par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, prend maintenant le nom de République, lequel est appelé Etat quand il est passif, Souverain quand il est actif » (Du Contrat Social). L’échec du mouvement socialiste ibérique, et le triomphe du fascisme catholique de Franco dans la Péninsule dans les années 1930, sont responsables d’un retard économique et social qui n’est pas sans rapport avec la séculaire hostilité larvée du mouvement social espagnol envers l’Etat, duquel les ouvriers, maintes fois réprimés par lui, n’attendaient plus rien. Un cercle vicieux se dessine : l’État, rejeté par les ouvriers, est confisqué par le camp conservateur qui ne fait qu’accroître son caractère anti-populaire, et par conséquent, l’hostilité de la classe ouvrière à son encontre. A la différence de la situation espagnole, l’idée républicaine souffre, en France, d’être associée à un pouvoir d’Etat qui démontre chaque jour un nouveau degré de violence et d’incompétence. Odieusement récupérée par des politiciens de la pire espèce, notamment pour affubler leurs sinistres organisations, la République peine à se détacher en tant qu’idée du pouvoir de l’Etat et des classes dominantes. Pourtant, originellement, elle incarnait la volonté d’auto-organisation et d’émancipation du peuple. Pour cette raison, le détour par un républicanisme qui n’a pas été souillé par de trop longues années de pouvoir au service de néolibéralisme ne saurait être que revigorante pour ceux qui plaident pour la réarticulation de l’idée républicaine avec les revendications démocratiques du temps présent. Le désordre actuel, la multiplication de mouvements sociaux parfois déroutant et la revendication d’une plus grande participation citoyenne cachent en vérité la volonté de construire un nouvel ordre sur les ruines de l’ancien fraichement abattu, et cette fois fondé sur la justice. Souhaitons ainsi, que des ruines de la monarchie républicaine, puisse naitre une véritable république participative, démocratique et sociale.
En Catalogne, le retour de la tradition révolutionnaire républicaine a permis d’étendre le débat au reste du pays.

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Madrid : une campagne électorale délétère

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Organisé par la radio ONDACERO le 23 avril 2021, le débat de la campagne électorale pour le parlement régional madrilène aurait pu être l’occasion d’un échange argumenté d’idées pour un vote crucial, la région de Madrid, première économie d’Espagne, étant compétente sur deux domaines larges, notamment ceux des politiques de santé et de la gestion des hôpitaux… Il n’en fut rien. À peine commencé, il tourna court après une altercation entre le candidat de Unidas Podemos (UP) Pablo Iglesias, et la représentante du parti d’extrême droite Vox, Rocio Monasterio, au sujet de lettres de menaces de mort accompagnées de balle de fusil adressé au propre Iglesias et à des ministres de gauche.

Pour comprendre comment la politique espagnole a pu arriver à de telles extrémités, il est nécessaire de revenir au commencement d’une campagne électorale sale, pour ne pas dire abjecte, qui s’est déroulée à partir du plus fort de la pandémie, comme une tragédie en plusieurs actes, avec pour commencement la radicalisation de la droite.

Acte 1 : une droite hors de contrôle

Depuis le 10 novembre 2019, la victoire du parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) emmené par Pedro Sanchez aux élections, et la mise en place d’un gouvernement de coalition avec UP, les trois partis politiques de droite, les conservateurs du parti populaire (PP), les libéraux de Ciudadanos et l’extrême droite (Vox) ne cessent de remettre en cause la légitimité du pouvoir, du fait de la présence en son sein de ministre dits « communistes », c’est-à-dire appartenant aux parties de Pablo Iglesias, et du soutien parlementaire apporté par la gauche indépendantiste à la nouvelle équipe. Ces accusations scandaleuses en légitimité contre un gouvernement démocratiquement élu se sont répétées lors de la crise du coronavirus, à l’initiative de Vox.

De l’autre côté des Pyrénées, aucun moment d’unité nationale derrière le gouvernement pour affronter une crise historique ne put avoir lieu. À peine un mois et demi après le début du confinement, Vox envoya ses soutiens, mélange hétéroclite entre une grande bourgeoisie conservatrice, une petite bourgeoisie commerçante précarisée et les traditionnels matons néofascistes, défiler en voiture (!) contre les mesures sanitaires. Le 23 mai 2020, 6000 véhicules inondèrent les principales artères de Madrid de drapeaux espagnols et d’une grande quantité de pollution. Mais le plus grotesque vînt indéniablement deux semaines auparavant, dans le quartier Salamanque, sorte de 16e arrondissement madrilène, dont les habitants bravèrent le confinement pour manifester contre le confinement, la présence de UP dans le gouvernement et contre ce qu’ils appellent la « dictature communiste » mise en place par Pedro Sanchez et sa Ministre de l’Économie, Nadia Calvino, économiste issue de la Commission européenne. Toujours avec Vox à la manoeuvre, ces manifestations témoignent de la rupture profonde entre la frange la plus réactionnaire de la bourgeoisie espagnole et le gouvernement de gauche. S’ensuivit une escalade haineuse et dangereuse : pendant deux mois, des manifestants ont harcelé quotidiennement la famille de Pablo Iglesias, à l’entrée de son domicile, malgré un important dispositif policier de protection.

Mais une telle dérive n’aurait été possible sans la complaisance, même le soutien, des partis de droite traditionnels, PP et Ciudadanos, envers le discours fascisant du parti. Avant même que la formation d’extrême droite n’eut été représentée au parlement, leurs leaders respectifs, Pablo Casado et Albert Rivera, s’unirent dans des poses viriles à Santiago Abascal, président de Vox, à l’occasion d’une photo lourde de sens, prise après une manifestation organisée communément à Madrid, Place Colon, par les trois partis pour protester contre le gouvernement de Pedro Sanchez, le 10 février 2019. Deux mois auparavant, en décembre 2018, ces mêmes partis ont blanchis l’extrémisme de droite en associant un gouvernement régional de coalition en Andalousie.

Cependant, confronté à deux échecs aux élections générales et à une chute vertigineuse dans les sondages, Pablo Casado finit par sentir le risque que l’extrême droite lui dérobât le contrôle du camp conservateur espagnol. Dans un discours qui l’honore, il condamna fermement l’extrême droite au moment où celle-ci venait de déposer une motion de censure contre le gouvernement de gauche alors que commençait la deuxième vague de l’épidémie… En outre, confronté à des résultats électoraux désastreux à la suite de la funeste « photo de Colon », notamment dans son berceau électoral de Catalogne, Ciudadanos finit par prendre ses distances avec Vox en rompant début 2021 un accord électoral passé un an plus tôt dans la ville de Murcie, pour soutenir une liste dirigée par le parti socialiste. Mais les partis de droite dits « démocratiques » ne se remirent jamais de leur péché originel que furent leur premier accord électoral avec l’extrême droite en 2018 : banalisée, adoubée par des partis conventionnels, celle-ci ne tardait pas à exercer une influence grandissante sur la droite du PP, elle aussi attirée par le succès de certaines formules de droite radicale à travers l’Europe et les États-Unis…La « trumpisation » du parti ne faisait que commencer.

Acte 2 : la droite déclenche des élections salles à Madrid

Furieuse de la rupture de l’accord de Murcie où son parti était impliqué, la fantasque présidente de la communauté autonome de Madrid, Isabel Diaz Ayuso, décida de convoquer de nouvelles élections dans l’espoir de faire disparaître son rival et partenaire centriste, avec lequel elle se partageait auparavant le contrôle du gouvernement. Cette femme, qui s’était illustrée dans son parti par un travail de Community manageuse qui lui donna l’occasion d’organiser le compte Twitter de « pecas », le chien officiel du PP, a développé avec talent une communication tapageuse et outrancière, destinée à chasser sur les terres de l’extrême droite.

Avec pour slogan phare « socialisme ou liberté », rapidement remplacé par « communisme ou liberté », Diaz Ayuso donna le ton d’une campagne extrêmement agressive, destinée à exploiter le ressentiment d’un pays ravagé par les inégalités, enfoncé dans un marasme économique que la population peine affronter du fait de l’absence de solidarité sociale due au néolibéralisme. Ayuso se présenta ainsi comme la défenseuse d’une liberté mise à mal par les restrictions sanitaires imposées par le gouvernement de gauche. La stratégie fût habile : la promesse de garantir l’ouverture des bars et restaurants a séduit de nombreux jeunes qui voient dans ces secteurs l’unique porte de sortie du chômage de masse, a fortiori, elle lui permit, à travers cette prétendue défense de la « liberté », d’opposer à la gauche une vision ultralibérale de la société. Madrid est vantée par la droite comme une terre libre, libre de restrictions, mais aussi…d’impôts : la région, qu’elle gouverne depuis 26 ans exerce ainsi une concurrence fiscale déloyale contre le reste de l’Espagne, en profitant des ressources qui lui confèrent son statut de ville mondiale et la présence de sièges sociaux de grandes sociétés pour réduire au minimum la fiscalité sur les entreprises sur laquelle elle est compétente. Cette politique, pratiquement négationniste sur le plan de la pandémie, ultralibéral économie, rappelant en version allégée la doctrine de Jair Bolsonaro, était mobilisée par la droite dans l’objectif de diaboliser la gauche en la présentant comme une menace communiste contre les libertés afin de remobiliser l’électorat conservateur et libéral.

Le résultat calamiteux de cette politique, qui a fait de Madrid, avec près de 15 000 morts, l’un des territoires les plus affectés d’Europe par la pandémie, n’a en aucun cas découragé l’électorat de la présidente, qui réussit à minimiser son échec en mêlant les choix sanitaires à des considérations politiques passionnées et exacerbées.

Acte 3 : Pablo Iglesias, chevalier contre le fascisme

Le moment a stupéfait la classe politique espagnole. Depuis son bureau ministériel, le fondateur de Podemos et vice-président du gouvernement Pablo Iglesias, la main posée en avant sur son bureau, annonça sa démission fracassante du gouvernement pour concourir aux élections madrilènes, afin d’empêcher, selon ses propres mots, « l’ultra droite » et le « fascisme » de gouverner la région capitale. Là aussi, les mots choisis par Iglesias témoignent d’une volonté d’affrontement, qui est cependant sans commune mesure avec l’hyper violence déployé par la droite la plus radicalisée. Alors que la droite traditionnelle agite le fantôme du communisme, Vox ne promet ni plus ni moins son exclusion de la vie politique et l’interdiction de son parti, et envoie ses militants et réaliser une campagne de haine sur les réseaux sociaux. L’escalade ne fit que commencer : le 7 avril, en guise de provocation, la formation d’extrême droite décida de lancer sa campagne dans le quartier ouvrier de Vallecas, bastion de la gauche radicale. Le meeting, organisé dans la dénommée « Place Rouge » fut violemment perturbé par des militants antifascistes, chauffés à blanc par l’équipe d’Iglesias, qui lancèrent des projectiles sur les partisans ainsi que sur les agents de police présents.

Certains matons d’Abascal décidèrent de rompre le cordon policier de protection, le risque de bagarre générale obligea la police à intervenir de façon très musclée, laissant tout de même dans les deux camps 35 personnes blessées. La non condamnation des violences de la part de Pablo Iglesias et de Santiago Abascal envenima encore davantage la campagne qui prit un air hystérique. Alors que les meetings de Vox furent systématiquement perturbés par des boycotts antifascistes, les hommes politiques de gauche commencèrent à recevoir des lettres de menaces de mort, agrémentées de mise en scène douteuse : Pablo Iglesias reçut quatre balles, qui étaient aussi destinés, selon l’expéditeur, à sa femme et ses parents. Le second courrier était dirigé à la Ministre des Finances socialistes, la très modérée Maria Jesus Montero, se vit adressée la pointe ensanglantée d’un couteau par un individu lui reprochant vraisemblablement la hausse des impôts… Les élections madrilènes inaugurèrent ainsi une nouvelle mode de la politique espagnole, celle de l’envoi de lettres de menaces de mort à des hommes et femmes politiques pour leur signifier un désaccord en période électorale. Les dernières victimes de ces pratiques furent la même Ayuso ainsi que l’ancien président socialiste du gouvernement Jose Luis Zapatero.

Acte 4 : la fin du débat démocratique

Le plus choquant, dans toute cette histoire électorale, reste néanmoins l’absence de condamnation de la part de certains responsables politiques, venant notamment de la droite radicalisée. Lors d’un débat organisé par la radio Ondacero, alors qu’Iglesias exigeait à Monasterio une condamnation sans ambages des menaces de mort, celle-ci lui opposa ses doutes sur la véracité des courriers, dénonça sa non-condamnation des violences à Vallecas, avant de conclure en ces termes : « si vous êtes courageux, barrez-vous d’ici ». Face au tollé, les partis de gauche décidèrent de cesser tout débat avec Vox, désormais qualifié de « fasciste », même de « nazi », mettant fin à tout autre projet de confrontation télévisée. Fait hallucinant, les équipes de Vox se félicitèrent d’une telle issue et saluèrent la sortie d’Iglesias du débat : « nous t’avons viré du débat, nous allons bientôt te virer de la politique espagnole », pouvait-on lire sur le compte Twitter du parti.

À cet égard, les réseaux sociaux s’illustrèrent une nouvelle fois comme le triste terrain d’expression d’opinions haineuses et d’une violence verbale décomplexée : entre promesse de « passer Pablo Iglesias à la mort-aux-rats », et montage grimant Ayuso en nazi, le visionnage de Facebook et de Twitter faisait réellement froid dans le dos. Comme si le pays tentait de répéter sur le mode d’une sinistre farce la guerre civile qui le ravagea 80 ans plus tôt. Mais le comble de l’ignominie fut certainement atteint par Vox, dont les équipes diffusèrent un photomontage immonde sur Instagram mettant en scène un mineur isolé, arborant une cagoule masquant mal sa peau foncée, en compagnie d’une femme du quatrième âge, indiquant qu’il recevait 10 fois plus d’argent de l’État que celle-ci. Cette image, qui a fait l’objet de poursuites judiciaires, résuma à elle seule l’esprit d’une campagne électorale amère : propagande outrancière à grand renfort de publication sur les réseaux sociaux, mensonges, haine et désinformation.

Indéniablement, cette pitoyable campagne électorale témoigne d’une aggravation des fragilités des démocraties à la suite de la pandémie. Elle laissera une trace indélébile sur la suite de la politique espagnole.

La crise sanitaire semble avoir ainsi aggravé les tendances mortifères à l’œuvre depuis une décennie : exposition grandissante des individus aux réseaux sociaux (où n’importe quelle opinion caricaturale peut se faire vérité), disqualification de la pensée et du débat démocratique dans une débauche grossière d’invectives. Et bien sûr, aggravation sidérante des inégalités suscitant la haine, le ressentiment et la rancœur contre un État qui n’est pas parvenu à protéger sa population de la pandémie sans la priver de ses libertés. La politique de demain risque de se dépêtrer difficilement de la violence et de la saleté, dans lesquelles l’extrême droite s’épanouit toujours plus aisément que la gauche.

Conclusion

Ainsi, sans grande surprise, ces élections aux airs de mauvaise farce se sont achevées par un triomphe électoral de la droite. En réunissant 44 % des votes, le Parti Populaire renforce son contrôle sur la communauté autonome de Madrid, et absorbe la quasi intégralité des électeurs libéraux de Ciudadanos qui disparaît ainsi du panorama politique. L’extrême droite stagne à 9 %, alors que la gauche, notamment le Parti Socialiste, connaît un score particulièrement décevant. S’il est encore trop tôt pour analyser les ressorts sociologiques d’un tel résultat, des premières conclusions peuvent être tirées.

Sans l’ombre d’un doute, la campagne anti confinement de Isabel Diaz Ayuso a porté ses fruits : le vote massif pour cette candidate ultralibérale témoigne d’une exaspération grandissante de la population face à la dureté des mesures sanitaires imposées depuis un an. La présidente de la communauté autonome de Madrid a su instrumentaliser habilement ce ressentiment pour se présenter comme l’opposante numéro un contre le gouvernement de Pedro Sanchez. Ainsi, la volonté de renverser la table, « le dégagisme » de la classe politique au pouvoir a encore frappé, mais cette fois-ci contre la gauche : indéniablement, des postures politiques plus radicales et peu conformistes permettent de remporter une élection, quel que soit le bord politique. Cependant, la victoire du PP doit être relativisé : le parti conservateur contrôlait la région depuis 26 ans, où il a déjà réalisé des scores bien supérieurs.

Ainsi, le clivage gauche-droite n’a pas disparu. Cependant, il doit composer avec l’explosion du discours populiste qui crée une grande fluctuation de l’électorat. La disparition brutale de Ciudadanos et l’effondrement du Parti Socialiste après sa renaissance sont à cet égard révélateur de l’instabilité politique croissante des citoyens. En conséquence, une communication habile semble parfois plus efficace que l’affirmation d’un logiciel idéologique pour gagner dans les urnes. Dans ce domaine, Isabel Diaz Ayuso a été particulièrement redoutable.

La gauche a subi une défaite lourde, qui appelle une profonde réflexion. Le Parti Socialiste a vu son score fondre de 28 à 17 %. La présence de Pablo Iglesias à la tête de la liste de Podemos n’a pas permis à la formation de gauche radicale d’améliorer substantiellement son résultat, qui est passé de 5,6 à 7,1 % des votes. La surprise de la soirée est indéniablement la montée en puissance du partie municipalité de gauche Mas Madrid (MM), lancé deux ans auparavant par Inigo Errejon, qui a dépassé le Parti Socialiste en augmentant son score de 14 à 17,1 %. Les partis de gauche qui ont préféré centrer leur campagne sur un prétendu « danger fasciste » plutôt que sur des propositions concrètes pour les habitants de la région de Madrid ont été sanctionnés. Au contraire, la démarche citoyenneniste et municipalité de MM, qui a placé à la tête d’une liste de novice en politique une anesthésiste activiste pour l’hôpital public, est apparu davantage en phase avec les préoccupations des habitants de Madrid, ébranlés par la mauvaise gestion de la pandémie par la droite et la difficulté d’accès aux soins en cette période de crise sanitaire. A fortiori, depuis sa conquête de la mairie de Madrid en 2015 (jusqu’en 2019), MM incarne d’une certaine manière le dégagisme contre l’establishment de droite qui contrôle la région depuis 26 ans. La première leçon de ce résultat est donc limpide : la gauche a davantage à gagner en travaillant sur un programme et des propositions qu’en agitant le spectre d’un retour à la terreur d’extrême droite. En outre, il semble tout à fait contre-productif d’entrer en compétition avec les formations de droite dans l’outrance et la violence verbale : le climat délétère de la campagne n’a au final que fait profiter à un parti conservateur outrancier et au populisme d’extrême droite.

Le départ de Pablo Iglesias de Podemos, parti qu’il avait contribué à fonder sept ans plus tôt, marque un point de bascule dans la vie politique espagnole. La droite est désormais galvanisée par sa victoire et va tenter d’accentuer la pression sur un gouvernement de gauche fragilisé. Il est urgent pour Podemos de commencer une recomposition sereine pour que le parti redevienne le porte-voix des gens.

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Faire face à la multiplication des luttes…

Au cours du mois de janvier dernier, Gérard Noiriel et Stéphane Beaud ont publié un article dans Le Monde diplomatique intitulé « Impasse des politiques identitaires ». Le constat qui y est développé n’est pas neuf : l’émergence des nouveaux mouvements sociaux, dès les années 1960, et la chute de l’URSS, ont conduit certains intellectuels de gauche à abandonner la vieille lutte des classes comme conflit central des sociétés occidentales modernes et à faire leurs adieux au Prolétariat. Loin d’être anodin, ce choix est, à leurs yeux, responsable des échecs successifs du camp de l’émancipation tant au niveau électoral qu’idéologique. Des articles, en forme de réponses, ont par la suite été publiés sur les sites de Mediapart et Regards, prenant le contre-pied de la position de Gérard Noiriel et Stéphane Beaud : c’est cette fois-ci l’impasse des politiques sociales qui y est surlignée.

Face à la prolifération de luttes irréductibles les unes aux autres (mouvement de protestation des minorités sexuelles, montée en puissance des nouvelles luttes féministes et antiracistes, institutionnalisation des luttes écologiques, luttes sociales atypiques etc.) chaque acteur politique est sommé de choisir pour « qui » il milite.

Cette opposition sans cesse reconduite, et largement surjouée, entre « l’attention au « social » et la préoccupation du « sociétal» est surtout représentative d’une gauche partisane aussi bien que mouvementiste qui ne sait plus comment inventer un langage commun, une grammaire partagée de la lutte. Plutôt que de tenter de raccorder stratégiquement tous les combats émancipateurs, certains préfèrent céder à la tentation du repli tactique sur un sujet unique, quelqu’il soit, qui serait naturellement plus légitime que les autres dans la lutte contre l’exploitation et la domination.

À l’inverse, une pensée de la bifurcation (c’est-à-dire d’une transformation historique qui ne s’accomplit pas en faisant sauter tout l’édifice institutionnel mais plutôt en identifiant les paramètres sociaux et politiques qui produiront un changement majeur dans la société) devrait dépasser ces vieilles querelles intestines en rappelant que la stricte séparation entre luttes sociales et luttes culturelles n’a jamais été qu’analytique et ne renvoie pas à la réalité des combats quotidiens. Chaque lutte « sociétale » comporte en son sein des éléments matérialistes et relatifs à la redistribution et à l’organisation de la production. Il en est ainsi lorsque les luttes féministes ciblent le mode de production patriarcal, la dévalorisation des métiers à prédominance féminine, ou plus récemment la lutte contre la précarité menstruelle. Il en est également ainsi lorsque les luttes antiracistes ciblent la division internationale du travail entre « centre » et « périphérie » de l’économie-monde capitaliste, les discriminations à l’embauche, etc. Et, jusqu’à preuve du contraire, il n’existe pas de lutte dépourvue de revendications culturelles : la lutte des classes est également un combat pour la reconnaissance d’un monde ouvrier qui possède son identité propre, ses symboles et ses rituels. Redistribution et reconnaissance sont « des dimensions de la justice que l’on peut trouver dans tous les mouvements sociaux ».

L’état social est le lieu par excellence où peuvent se former des alliances et des combinaisons.

Une autre erreur, largement véhiculée lors des affrontements par médias interposés entre « partisans du social » et « partisans du culturel », consiste à se focaliser sur le moment subjectif du politique (celui de la construction du sujet politique) et à négliger fortement les dimensions matérielles et institutionnelles – en somme les conditions historiques – sans lesquelles aucune lutte politique n’est représentable. Or, force est de constater qu’ici aussi quelque chose a changé. La séquence historique qui s’ouvre directement après la Seconde Guerre Mondiale et se poursuit jusque dans les années 1970 était marquée par l’assujettissement des individus à des structures politiques et sociales traditionnelles jugées répressives et qui s’incarnaient parfaitement dans la métaphore de la « cage d’acier » que l’on trouve chez Max Weber. La fonction des luttes pour l’émancipation consistait alors à libérer cette subjectivité. C’est l’objet même de l’événement Mai 68. A l’inverse, la séquence historique actuelle, qui s’ouvre dès les années 1980 et se confond avec l’avènement du néolibéralisme, est marquée par l’état de vulnérabilité dans lequel les individus sont plongés. L’heure est à l’insécurité généralisée : l’école ne joue plus son rôle d’ascenseur social ; le com- promis social des Trente Glorieuses a volé en éclats ; la crise sanitaire frappe durement les plus fragiles d’entre nous et met en lumière l’état de délabrement de notre système de santé ; la crise écologique menace jusqu’à la possibilité de la vie humaine. En lieu et place de la cage d’acier de Max Weber ce sont désormais les « ruines » de Walter Benjamin. Si bien que face à cette évolution des dimensions matérielles et institutionnelles, la fonction des luttes pour l’émancipation doit moins se situer dans une « libération » des subjectivités, comme c’était le cas auparavant, que dans une réponse au besoin de protection exprimé par les citoyens.

Une fois cette étape franchie, une pensée de la bifurcation doit moins redéfinir une unicité a priori des sujets politiques, ou choisir parmi eux, qu’identifier le lieu où ces luttes pourront s’ar- ticuler en situation (conjoncturellement) afin de répondre au chaos néolibéral. Cet épicentre politique est l’État social.

… et identifier un lieu d’articulation conjoncturel : l’État social

Un préjugé tenace consiste à ne voir en l’État social rien d’autre qu’un système d’assurance et/ou d’assistance évoluant entre un « modèle bismarckien » de protection des travailleurs (directement inspiré des politiques sociales mises en place par le chancelier Bismarck à la fin du XIXe siècle en Allemagne) et un « modèle beveridgien » d’assistance universelle (Beveridge est l’auteur en 1942 d’un rapport établissant les prémisses du Welfare-State anglo-saxon). Loin d’être anodin, ce préjugé est avant tout une opération idéologique visant à distinguer entre d’un côté les « actifs » disposant des capacités nécessaires pour s’assurer et les « inactifs » qui relèvent de l’assistance. À l’inverse, nous comprenons l’État social comme une institution authentiquement politique. Ses fondations reposent sur trois piliers : (1) la sécurité sociale (santé, chômage, retraites, al- locations familiales) ; (2) les services publics, qui visent l’égal accès à une vie digne (énergie, transport) et émancipée (culture, éducation) ; (3) le droit du travail qui définit le statut des travailleurs et garantit leur protection. À ces trois piliers, il faut ajouter les trois leviers politiques accessibles à l’institution qu’est l’État social : (1) la régulation keynésienne de la monnaie et de l’investissement ; (2) la redistribution via les cotisations et l’impôt progressif ; (3) la concertation sociale à travers notamment la gestion paritaire de la sécurité sociale. Le but poursuivi par l’État social est ambitieux : protéger les supports d’existence qui conditionnent l’émancipation des individus (santé, éducation, culture etc.) et la production économique (via l’institution de la cotisation- salaire) d’une logique marchande qui souhaite tout recouvrir.

Bien sûr, l’État social n’est pas un bloc homogène, et l’élever au rang de monument historique intouchable serait une erreur : sa construction peut être proprement libérale (pays anglo-saxons) ou conservatrice (Allemagne, France, Italie etc.). Il ne peut non plus constituer le terrain unique de l’action politique et chaque lutte doit avoir la possibilité de développer en parallèle des stratégies décalées et locales de subversion et de contestation. Pourtant, il est, d’un point de vue non pas programmatique mais stratégique, le lieu par excellence où peuvent se former des alliances et des combinaisons. Cela pour deux raisons :

1/ l’État social offre la stabilité et le référentiel commun nécessaires à l’action politique. Il contient déjà en germe une nouvelle logique émancipatrice en tant qu’il pose en permanence la question des objectifs de la vie en société et, à travers ses trois institutions (services publics, droit du travail et sécurité sociale), tente d’élever les relations sociales vers un plus haut degré de perfection.

2/ Il contient les équilibres sociaux fondamentaux de la société qui se constituent et se cristallisent dans le temps long de la vie politique. Les ordonnances du 4 et du 19 octobre 1945, puis du 17 mars 1947, portant création de la Sécurité sociale sont avant tout le fruit d’un compromis historique (agonistique) entre des intérêts largement divergents : patronat, médecins, mutuelles, hauts-fonctionnaires, classe ouvrière.

Naturellement, les sceptiques de tous bords ne manqueront pas de relativiser la capacité des nouvelles luttes à converger avec les anciennes autour d’une reconstruction de l’Etat social. Certains considèrent en effet que les nouveaux mouvements sociaux ne sont qu’une contamination libérale du projet d’émancipation. D’autres, que l’État, pour social qu’il soit, n’est qu’un ensemble de mécanismes de domination structurelle.

Aux premiers, nous répondons que l’ambiguïté de l’évolution historique de ces nouvelles luttes (féminisme, antiracisme etc…) tient plus à la séquence historique de leur naissance et de leur développement. Celle-ci se caractérise en effet par un net recul du mouvement ouvrier (qui avait d’ailleurs lui-même décidé de considérer ces luttes culturelles comme subalternes), éloignant d’autant la perspective d’une transformation rapide et radicale de l’ensemble de la société et favorisant le développement de stratégies minoritaires et particularistes.

Aux seconds, nous répondons qu’en ne voyant en l’État et la citoyenneté sociale qu’un ensemble de dominations structurelles, certains acteurs de ces nouvelles luttes tombent dans une conception dystopique de la société qui ne serait rien d’autre qu’une cage de fer entièrement vouée à l’oppression des femmes, des minorités ethniques et de l’environnement. En faisant cela, il succombe à ce qu’on a désormais coutume d’appeler la tentation « esthétique » de la politique . Plus encore, ils nient le mouvement même de ces luttes qui se sont stratégiquement constituées comme des tentatives de reconfiguration des divisions institutionnelles (privé/public ; nature/culture ; économie/politique).

À la convergence au sein d’un sujet unique et homogène il s’agit donc d’opposer l’articulation stratégique, et historiquement située, au sein d’une même poussée émancipatrice dont le lieu de réalisation serait l’État social. Reste que cela ne peut pas prendre la forme d’une simple défense des « acquis sociaux ».

Il s’agit de réhabiliter le travail comme valeur sociale fondamentale des sociétés contemporaines.

Pour constituer le bloc social, construire l’État social du XXIe siècle…

Nous ne cherchons pas ici à formuler des propositions concrètes. D’une part, parce que le propos est stratégique et non programmatique. D’autre part, parce que les dynamiques de re- construction de l’État social dépendront en grande partie non pas de pures joutes intellectuelles, mais bien des protestations sociales et politiques telles qu’elles existent actuellement, telles qu’elles se transforment et telles qu’elles se manifesteront à l’avenir. Maintenant, pour passer des principes généraux à des perspectives concrètes il est d’ores et déjà possible de formuler des pistes de réflexion et repérer des leviers d’action mobilisables.

Sur la lutte écologique d’abord. Lier État social et protection de l’environnement constitue sans aucun doute le meilleur moyen de conjurer le sort électoral qui veut que « l’écologisation » de la gauche aille de pair avec son éloignement des classes populaires. Par ailleurs, les outils relevant des prérogatives du premier pour lutter contre la crise bioclimatique ne manquent pas : la lutte contre l’habitat indigne et celle contre les passoires énergétiques peuvent se conjuguer sans trop de difficultés et œuvrer en commun en faveur de logements bien chauffés et bien isolés ; la socialisation de la monnaie peut représenter un instrument important de la transition écologique ; l’octroi de statuts de sujets de droit aux non-humains (animaux, forêts, rivières, etc.) permettrait de les protéger d’une marchandisation rampante. Ce ne sont là que quelques exemples.

Sur les luttes féministes ensuite. Le régime français de citoyenneté sociale est traversé par des tensions entre familialisme et individualisme et reste en partie prisonnier d’une répartition genrée des obligations familiales. Les droits sociaux ne peuvent plus être pensés comme au sortir de la Seconde Guerre mondiale ; ils doivent faire l’objet d’une refonte à l’aune de la reconnaissance du Care et de la citoyenneté sociale des femmes. La mise en place de structures d’accueil et d’équipements (crèches, de soins etc…) constitue certainement une mesure qui aiderait à sceller une « nouvelle alliance entre émancipation et protection sociale » et qui permettrait, selon Nancy Fraser, d’ouvrir la porte à un nouveau féminisme socialiste.

Sur les luttes antiracistes enfin. Avec la floraison de concepts comme celui de « privilège blanc » le risque est grand de tomber dans un militantisme performatif et déclaratif, une « forme politisée de développement personnel » (selon les mots du militant panafricaniste Joao Gabriel). À l’inverse, l’État social permet de recentrer le combat sur une approche en termes de droits et sur l’enjeu politique, à la fois essentiel et plus radical, d’une lutte matérielle et symbolique pour l’accès de toutes et tous à la justice sociale. Il permet de travailler non pas seulement sur les subjectivités politiques, largement évanescentes dans le contexte actuel, mais bien sur l’architecture institutionnelle et matérielle, sur les failles du système.

Naturellement, la reconstruction de l’État social doit également se faire dans le sens d’une reconfiguration des relations capital/travail. Il ne s’agit plus de se limiter à une simple réforme des mécanismes de redistribution mais bien de réhabiliter le travail comme valeur sociale fondamentale des sociétés contemporaines, de l’émanciper du règne de la marchandise (ici encore les propositions sont nombreuses : État employeur en dernier ressort, péréquation interentreprises, salaire à vie, etc.), de retrouver le chemin de la démocratie économique.

Reste à répondre au questionnement stratégique par excellence : quelles forces politiques (et sociologiques) sont en mesure de porter un tel projet, et comment ? L’apogée de l’État social n’a été possible qu’à travers l’hégémonie social-démocrate. Cette dernière, bien qu’ayant résisté dans les premiers temps du néolibéralisme, est désormais à terre. Sa reconversion partisane d’un « régime keynésien » à un « régime de marché » lui a été fatale. Reste une position : accepter le pluralisme stratégique. Et une forme politique pour l’incarner : un nouveau Front populaire.

… et accepter le pluralisme stratégique

Le pluralisme stratégique consiste à admettre d’une part, qu’une stratégie majoritaire doit se constituer dans une dialectique permanente entre État et mouvements sociaux ; d’autre part, qu’elle doit être complétée par une stratégie hégémonique constitutionnelle. L’une et l’autre correspondent respectivement aux deux axes développés plus haut (logique émancipatrice de l’État social et compromis historique).

Nombreuses sont les tentatives de rupture avec le néolibéralisme, en France comme à l’international, qui ont échoué en raison d’une désarticulation, rapide ou lente, entre le mouvement d’en haut et le mouvement d’en bas. Sans mouvements sociaux, l’État et l’appareil gouvernemental tendent à réduire drastiquement leur fonction de transformation sociale. Sans logique institutionnelle, les mouvements sociaux sont condamnés à l’impuissance. La stratégie majoritaire doit donc maintenir ce lien conflictuel. Et cela passe par la formation d’un nouveau Front populaire : c’est-à-dire d’une alliance entre les classes populaires et le pôle « cadriste » de la classe capitaliste contre le pôle « propriétaire » de cette dernière. Par le passé, chaque fois qu’une telle combinaison a été réalisée, une hégémonie social-démocrate a pu voir le jour. C’est le cas, comme le rappelle Edouard Delruelle, lors du New Deal aux États- Unis, lors du Front populaire en 1936, avec l’État social en 1945. C’est le cas également dans les régimes communistes qui émergent de la Révolution d’Octobre grâce à l’alliance des ouvriers, des paysans et des soldats avec les intellectuels. La stratégie majoritaire à gauche doit donc viser, comme le dit François Ruffin, l’alliance des « prolos » et des « intellos ».

Naturellement cela ne sera pas suffisant. On peut estimer sans se tromper que les résistances seront nombreuses et acharnées. Il faut dès lors compléter cette stratégie majoritaire de Front populaire par une stratégie (hégémonique-constitutionnelle) qui permette de pousser la frange « rationnelle » de la classe capitaliste à un compromis agonistique (comme l’a été celui de 1945 qui fut à l’origine de la Sécurité sociale) qui se fasse dans un sens favorable aux classes populaires. En somme, il s’agit de formuler un nouveau Pacte social et écologique en concordance avec les aspirations de la société contemporaine et qui puisse répondre aux enjeux auxquels elle fait face.

Bien sûr, certains objecteront qu’une alternative crédible à la société actuelle doit pouvoir être représentée via la définition d’un sujet unifié de la lutte, et qu’à travers le constat de la multiplicité des acteurs toute possibilité de définir un grand sujet collectif (Peuple, Prolétariat, Multitude etc.) a été liquidée. À ce niveau précis de la réflexion, la critique doit être relativisée. Un nouveau sujet se dégage effectivement. Il n’a rien à voir avec celui du marxisme orthodoxe ni avec celui du populisme de gauche qui sont, par essence, extérieurs à l’appareil d’État et aux institutions. Le deuxième volet de cet article, qui sera publié dans le prochain numéro de la revue, abordera cette question.

Sans logique institutionnelle, les mouvements sociaux sont condamnés à l’impuissance.

 

Références

Cet article doit beaucoup aux travaux d’Edouard Delruelle, Philosophie de l’Etat social, Ed Kimé, 2020 ; de Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, 2011 ; et Franck Fischback, Qu’est-ce qu’un gouvernement socialiste ? Lux, 2017

André Gorz, Addio conflitto centrale, in Giancarlo Bo- setti, Sinistra punto zero, Rome, Donzelli, 1993.

Roger Martelli, À propos de Beaud et Noiriel : l’enfermement identitaire n’est pas le lot de quelques-uns, Regards, 14 janvier 2021.

Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnais- sance et redistribution, trad E ? Ferrasese, La Décou- verte, 2011, p.45

Karl Polanyi, dans son maître ouvrage The Great Trans- formation, démontre que, lorsque les sociétés connaissent des perturbations importantes, des moments d’instabilité de la droite radicale et de l’extrême droite, il s’agit donc pour la gauche de représenter une autre forme de protection : républicaine, sociale, environnementale.

Voir à ce propos Franck Fischback, Qu’est-ce qu’un gouvernement socialiste, Lux, Humanité, 2017.

Voir Martine Bulard, La Sécurité sociale, une assistance ou un droit ? Le Monde diplomatique, avril 2017.

Thèse que l’on retrouve chez Jean-Claude Michea, no- tamment dans Le complexe d’Orphée. La gauche, les gens or- dinaires et la religion du progrès, Climats, 2011.

Voilà pourquoi Nancy Fraser préfère parler des « liaisons dangereuses » de l’émancipation avec la marchandisation. Liaisons qui caractérisent parfaitement le cycle du « néolibéralisme-progressiste » ouvert dans les années 1970.

Le concept de citoyenneté sociale apparaît pour la première fois dans l’ouvrage de Thomas Humphrey Marshall Citizenship and Social class en 1949 et peut se définir comme l’ensemble des droits et des devoirs associés aux trois piliers de l’Etat social : sécurité sociale, services publics, droit du travail.

Voir à ce propos Alain Grandjean, Nicolas Dufrêne, Une monnaie écologique, Editions Odile Jacob, 2020.

Le Care comprend des activités directement « soi- gnantes » (soins médicaux et paramédicaux, crèches, prise en charge des personnes âgées etc.) et implicitement « soignantes » (éducation, assistance sociale, protection de l’environnement). Voir son article After the Family Wage: Gender Equity and the Welfare State, in Political Theory, 22 (4), pp. 591-618. Il ne s’agit pas ici de résumer les luttes féministes au Care.

Voir à ce propos Robert Castel, La fin du travail, un mythe démobilisateur, Le Monde diplomatique, septembre 1998. Voir également Alain Supiot, Le travail n’est pas une marchandise : Contenu et sens du travail au xxie siècle : Leçon de clôture prononcée le 22 mai 2019. Paris. Collège de France, 2019

Voir à ce sujet Fabien Escalona, La reconversion partisane de la social-démocratie européenne. Du régime social-démocrate keynésien au régime social-démocrate de marché, Dalloz, 2018.

C’est ce qu’Etienne Balibar appelle le théorème de Machiavel : « C’est dans la mesure où les luttes de classes (qui forment le noyau ou – à d’autres égards – le modèle d’un ensemble de mouvements sociaux) conduisent la « communauté » au point de rupture qu’elles contraignent le pouvoir d’Etat à l’inventivité institutionnelle, à laquelle elles fournissent en retour une matière non pas simplement « sociale » mais proprement politique ». L’Europe, la guerre. Réflexions sur la médiation européenne, 2005, p.127.

Le concept de « classe cadriste » a été théorisé par Jacques Bidet pour décrire les groupes sociaux disposant des compétences organisationnelles nécessaires aux fonctionnements des sociétés contemporaines (fonctionnaires, universitaires, professeurs, intellectuels)

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Le populisme de Podemos : mirage politique ou solution démocratique ?

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Podemos, un parti populiste ?

Avant toute chose, il convient de définir la notion de populisme et d’identifier, ce faisant, l’identité politique de Podemos. La nature du populisme fait l’objet de discussions. Plusieurs théoriciens le définissent comme une idéologie, à l’instar du libéralisme ou du marxisme, mais avec une vision de la politique qui se caractérise par un certain simplisme. Son idée centrale est de considérer la politique comme une lutte manichéenne entre les forces du bien (le peuple) et celles du mal (les élites) exacerbant une conflictualité verbale dont le monde médiatique fait son miel. Ainsi, le populisme pourrait réunir des hommes politiques aux horizons idéologiques antagonistes, Marine le Pen et Jean-Luc Mélenchon, dans la mesure où il ne se caractériserait pas par un socle de convictions cohérent, mais bien par un discours qui en appelle au peuple contre les élites.

Dans quelle mesure pouvons-nous considérer que Podemos se rapproche de cette définition proposée pour décrire le populisme ? Plusieurs observateurs, notamment le politologue Cas Mudde, ont suggéré que Pablo Iglesias, le principal fondateur du mouvement, pensait réellement que la politique se limitait à une simple lutte entre un peuple pur et une élite corrompue. Cette interprétation de la pensée d’Iglesias est pour le moins simpliste, dans la mesure où ce dernier a pour idéologie de référence le marxisme-léninisme : deux détails, passés sous le radar de la plupart des observateurs, attestent de l’adhésion d’Iglesias à cette tradition politique. Premièrement, le secrétaire général de Podemos est un grand admirateur de Lénine, auquel il se référait souvent dans ses conférences avant la création de Podemos. Deuxièmement, il interpréta la crise de 2008 comme un moment « léniniste », c’est-à-dire comme une opportunité pour le communisme espagnol de récupérer le contrôle de l’opposition, voire même le pouvoir, par la voie électorale après sa perte de crédit politique au terme de la transition démocratique post franquiste (1975-1982). À cet égard, le populisme est interprété par Iglesias comme un moyen stratégique, pour ne pas dire opportuniste, d’accéder au pouvoir. Un état d’esprit qu’il résuma en ces termes : « lors de la Révolution russe, le chauve, ce génie, n’a pas parlé au peuple de marxisme, mais lui a promis ce qu’il attendait : du pain et la paix ». Le cas de Íñigo Errejón, principal théoricien de Podemos à ses débuts est différent et plus intéressant. À travers l’étude des expériences latino-américaines, la « marée rose » des années 2000-2010, Errejón a développé une fascination pour le populisme tel que l’ont développé Hugo Chavez (Venezuela), Evo Morales (Bolivie) et Rafael Correa (Équateur). Dans sa thèse universitaire, il souligne la capacité hors du commun qu’ont ces hommes à incarner les désirs de démocratie et de dignité de leurs peuples respectifs. Errejón est aussi un disciple enthousiaste de l’argentin Ernesto Laclau, l’un des principaux théoriciens du populisme du gauche. Inspiré par la posture néo-structuraliste de ce dernier, Errejón entend la politique exclusivement comme une construction discursive d’identité populaire à travers l’opposition antagonique entre le«eux» et le«nous».

L’un des aspects les plus polémiques de la théorie laclausienne, qui a eu néanmoins une très grande influence sur les idées de Errejón, est le rôle central du leader en politique. Le théoricien argentin développe dans son ouvrage principal, La Raison populiste, l’idée selon laquelle la construction d’un « peuple », objectif du populisme, requiert l’identification affective d’un groupe significatif d’individus envers un leader, à travers un processus qui rappelle le développement du pouvoir charismatique que décrit Max Weber. La figure du chef est ainsi nécessaire pour incarner la volonté du peuple et garantir l’articulation entre les différents groupes sociaux communautaires qui le composent. De façon pour le moins idéaliste, Errejón a tenté d’appliquer strictement le modèle de Laclau pour construire Podemos. Ainsi, au cours du congrès fondateur de Podemos, Errejón s’érige en principal défenseur d’un modèle organisationnel centralisé autour d’un leader dont l’action doit être libérée des contrepouvoirs. S’inspirant ici aussi de Laclau, Errejón critique à plusieurs reprises dans la revue de sciences politiques Viento sur les corps intermédiaires, qu’il dépeint comme des entraves à l’expression de la volonté populaire qui s’incarne dans la figure du leader.

La principale victime de la dérive plébiscitaire du populisme de Podemos n’est nul autre qu’Inigo Errejon lui-même.

Les limites de ce principe d’organisation sont bien connues. Comme il est fréquent dans les partis populistes, Pablo Iglesias a utilisé des mécanismes plébiscitaires pour légitimer ses propres décisions, provoquant un départ massif de militants qui avaient initialement cru à la construction d’un mouvement basé sur les principes de la démocratie directe auxquels aspirait le 15-M.
Ironiquement, la principale victime de la dérive plébiscitaire du populisme de Podemos n’est nul autre qu’Íñigo Errejón lui-même, qui a perdu tout pouvoir de décision après avoir été défait par Iglesias à l’issue de diverses polémiques internes. Malgré le fait qu’Errejón ait pu compter sur le soutien de plusieurs « notables » et intellectuels au sein du parti, Iglesias a réussi à imposer sa volonté au terme d’un processus démocratique schmittien « d’acclamation populaire », à travers des plébiscites organisés sans transparence sur internet. Errejón, après avoir défendu l’utilité d’un leader charismatique pour remobiliser les masses mécontentes, n’a pu que constater à quel point celles-ci fournissaient un appui inconditionnel au chef incon testé du parti.

Cependant, dans un geste qui l’honore, Errejón a fini par donner raison à ceux qui critiquaient ce modèle organisationnel au motif qu’il manquait de contre-pouvoirs. Il est cependant curieux de constater que Chantal Mouffe, théoricienne du populisme dont il est très proche, dans son récent manifeste Pour un populisme de gauche n’a pas pris la peine de remettre en cause le modèle organisationnel qu’elle a cothéorisé avec son condisciple. En outre, elle omet de dénoncer la nette dérive autoritaire de certaines expériences politique de la gauche populiste sud- américaine : la dissolution du chavisme dans la dictature clownesque de Nicolás Maduro constitue une vérité peu commode pour ceux qui ne jurent que par le populisme de gauche pour briser l’hégémonie néolibérale.

Les succès inattendus de Po- demos

Malgré cette critique, il faut bien reconnaître que l’essor de Podemos a globalement été source de progrès pour la dé- mocratie espagnole : à la différence du madurisme, le parti violet n’a en aucun cas érodé les institutions représentatives. Pablo Iglesias n’a par ailleurs jamais pu prendre la tête de l’État : à son apogée en décembre 2015, son parti réunissait 20,6 % des voix, un chiffre considérable mais insuffisant pour se hisser au-delà de la troisième place. Il était donc bien loin de la promesse de conquérir le ciel « par assaut » comme il a pu le proclamer en paraphrasant Marx. Lors des élections générales de 2019, Podemos s’est effondré à 13% des voix, chutant à la quatrième position, dépassé par le parti d’extrême droite VOX.

Podemos a finalement abandonné ses présupposés populistes qui faisaient passer le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) pour un représentant de la caste ennemie du peuple, pour parier sur la constitution d’un gouvernement de coalition – le premier depuis 1936- dirigé par le socialiste Pedro Sanchez. Malgré l’échec de la stratégie populiste pour conquérir l’État – ou grâce à son échec – Podemos a contribué de façon notable à revitaliser la démocratie espagnole, pour deux principales raisons. Tout d’abord, le parti de gauche radicale a forcé le PSOE à revenir au centre-gauche après que ce dernier se soit aligné sur la troisième voie (la recette blairiste/clintonienne) de la libéralisation économique et de l’austérité budgétaire. Au cours des négociations de gouvernement, Podemos a également réussi à arracher au PSOE plusieurs concessions de caractère progressiste telles que l’augmentation du salaire minimum et une forme de revenu minimum d’insertion. La formation de Pablo Iglesias a ainsi fait pression sur le PSOE afin qu’il redevienne un parti plus sensible aux intérêts des classes populaires.

Le second acquis de Podemos, sans doute le plus significatif, a été de canaliser institutionnellement la conflictualité politique contre l’austérité, la dégradation des services publics et les inégalités, qui s’était exprimé dans la rue sans trouver de débouché politique. Il convient de rappeler que la plupart des activistes du 15-M préféraient agir sur les conséquences des lois, par des actes de désobéissance civile, que d’obtenir un changement de celles-là. Les mouvements protestataires déçus débouchent par ailleurs très souvent sur des périodes de violence lorsqu’ils ne trouvent pas de traduction institutionnelle, comme en témoignent la dérive émeutière d’une partie de l’indépendantisme catalan depuis 2019, suite à l’échec de la déclaration d’indépendance de 2017. Au contraire, le 15-M a pu être apaisé par l’apparition d’un parti politique, qui, malgré ses pratiques internes autoritaires, a connu un certain succès en tant que représentant des demandes matérielles des indignés. Cependant, ces avancées sociales déçoivent probablement une grande partie du mouvement social espagnol, et surtout Podemos, dans la mesure où elles sont encore insuffisantes pour attaquer les fondements du pouvoir économique et la répartition des richesses… À ce sujet, Pablo Iglesias a confié être « horrifié » face à la perspective d’un apaisement des espérances révolutionnaires du 15-M. Cependant, en prenant compte l’état dans lequel se trouvait le système politique espagnol avant le mouvement des Indignés, incarné par deux partis politiques néolibéraux – le PSOE et le PP – le fait d’avoir fait entrer la lutte contre les politiques d’austérité dans l’agenda institutionnelle est une victoire qui ne saurait être minorée. En dernière analyse, comme le souligne le professeur de sciences politiques Jan Werner Muller, l’essor de Podemos est bien plus le signe d’une résilience et d’une capacité de régénération du système politique espagnol représentatif né de la Transition que la manifestation de son crépuscule.

Un futur incertain

Cependant, l’heure n’est certainement pas à la fête pour Podemos. Réduit électoralement et désormais associé à l’élite gouvernementale, le parti de Pablo Iglesias aura le plus grand mal à figurer comme le représentant des intérêts des classes populaires à l’heure où l’extrême droite connaît une croissance importante en Espagne. Il est désormais probable qu’une grande partie du vote protestataire soit absorbé par VOX, si jamais ce dernier réussit la transition opérée par le FN en se représentant comme le parti des ouvriers « perdants de la mondialisation ». Concrètement, l’abandon de ses postulats ultralibéraux et sa volonté de construire un syndicat vont dans cette direction. La question est désormais de savoir si VOX réussira à parasiter durablement le système politique espagnol en attirant le vote ouvrier, ou si la coalition PSOE – Podemos parviendra à éviter une telle situation en se maintenant comme le principal représentant des intérêts des classes populaires.

Podemos a réussi à canaliser institutionnellement la conflictualité politique contre l’austérité.

Références

El Diarrio.es, Podemos o el leninismo inteligente, Salvador Mestre Zaragoza

Podemos, sur que nous pouvons ! EditionsIndigènes

Íñigo Errejón, La lucha por la hegemonía durante el primer gobierno del MAS en Bolivia (2006- 2009): un análisis discursivo, Universidad Complutense de Madrid 4. Ernesto Laclau, La Razon Populista, Siglo XXI

Íñigo Errejon, Viento Sur, construccion de identidades populares / construir pueblo, cc Chantal Mouffe

C. Schimtt, La théorie du partisan, Champs

Cette tendance est toujours soutenue par l’aile droite du parti incarnée par Felipe González, président du gouvernement de 1982 à 1995.

JW Muller, Italy, the brith side of populism ? The New York Review

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Une jeunesse de gauche orpheline

C’était il y a quelques mois. Charlie Hebdo commandait à l’IFOP une enquête pour connaître le rapport des Français au “blasphème”, aux caricatures et à la liberté d’expression. Les résultats, publiés à l’occasion de l’ouverture du procès des attentats de janvier 2015, nous permettent de brosser un portrait pour le moins troublant du rapport que les jeunes Français entretiennent avec la République et ses valeurs. On y apprend ainsi que 47% des répondants âgés de moins de 25 ans comprennent l’indignation suscitée par la publication des caricatures du prophète de l’islam, ils ne sont que 23% parmi les 35 ans et plus. De la même manière, alors que le pourcentage de Français de 25 à 34 ans qui déclarent faire passer leurs convictions religieuses avant les valeurs de la République est de 25%, il monte à 37% pour les moins de 25 ans. Plus troublant encore, 27% des répondants qui se disent proches de La France Insoumise vont dans le sens de cette affirmation, contre 24% des sympathisants du Rassemblement national. Enfin, un autre rapport de l’IFOP, commandé par le Comité Laïcité République en novembre dernier, semble confirmer la tendance. Alors que 79% des Français de 35 ans et plus se disent favorables « au droit des enseignants de montrer des caricatures aux élèves », ce chiffre dégringole à 58% pour les moins de 25 ans. Une partie de la jeunesse et une partie de la gauche renouent donc actuellement avec une forme d’obscurantisme, ménagent les grandes susceptibilités des petits dévots, et s’accommodent très bien des écarts aux lois de la République. Il faut se rendre à l’évidence, l’idéal d’émancipation ne fait plus nécessairement vibrer la jeunesse de gauche.

Comme la nature a horreur du vide politique, les terres idéologiques abandonnées par la jeunesse de gauche seront bientôt réinvesties par la droite conservatrice et l’extrême-droite. Estimer que la nation, la souveraineté, la République, la lutte des classes ou l’État sont des idées réactionnaires et conservatrices, c’est faire un magnifique cadeau aux authentiques réactionnaires que compte ce pays. Peut-être faudrait-il d’ailleurs rappeler à ceux qui nourrissent le fantasme d’une convergence entre les républicains et l’extrême-droite que l’engagement des premiers, notamment à gauche, naît bien souvent de la volonté de contrer l’expansion des seconds. C’est une bataille silencieuse que mène la gauche républicaine pour éviter que les signifiants mentionnés ci-dessus ne finissent par être définitivement hégémonisés par une extrême-droite qui change d’identité politique comme on change de chemise. On comprend donc aisément pourquoi les procès en fascisme adressés à des personnes qui pensent être des soupapes de sécurité ne favorisent en rien le débat à gauche.

On pourrait aisément retracer l’historique de cette prise de distance entre une partie de la gauche et la République. La perte de crédibilité totale de la social-démocratie française sur les questions sociales, la dislocation de l’électorat traditionnel de la gauche ainsi que l’abandon de la lutte des classes comme paradigme structu- rant sont autant de renoncements qui ont conduit une partie de la jeunesse à chercher un nouvel horizon politique. Gageons aussi qu’un certain soft-power américain, couplé à l’importation en France de cycles de studies anglo-saxons (gender studies, black studies etc.) auront achevé le processus de ringardisation idéologique des républicains sociaux. Le salut de la gauche viendra-t-il de ces théories-là ? On peut le penser. Peut-être permettront-elles de renouveler la matrice idéologique de la gauche et de l’armer intellectuellement pour affronter les enjeux qui nous sont contemporains. Mais s’il est communément accepté dans cette jeunesse que le salut de la gauche viendra d’une autre terre, pourquoi ne pourrait-on pas imaginer que ce dernier puisse jaillir d’un autre temps, d’une autre tradition politique ? Peut-être nous faut-il aujourd’hui réintroduire un peu de complexité dans l’offre politique en nous octroyant le droit de redécouvrir des penseurs et des pensées que certains ont peut-être voulu enterrer alors que leurs corps était encore chaud. Après tout, le rôle de la jeunesse n’est-il pas de questionner, voire de refuser, les clivages dans lesquels elle s’insère ? En ce sens, et ce de manière assez contre-intuitive, convoquer la République aujourd’hui c’est faire preuve d’une précieuse inventivité politique et idéologique. C’est créer un espace de lutte politique à l’abri des logiques identitaires, de gauche comme de droite, comme des logiques néolibérales dont les faiblesses ne sont plus à prouver.

Le projet républicain peut-il néanmoins répondre au besoin de rupture et de radicalité qui semble caractériser la jeunesse de gauche ? Il nous faut ici dissiper un malentendu. Non, les républicains ne sont pas des centristes, ils ne se contentent pas d’agréger les idées molles que nos gouvernements respectifs se passent de main en main depuis les années 1980. Une tendance politique le fait déjà très bien, elle s’appelle le macronisme. On pourrait dire des républicains qu’ils sont centraux, et c’est là toute la différence. C’est parce qu’ils sont attachés au primat du politique sur l’individuel, à l’unité de la polis, qu’ils se retrouvent au centre de cette chose publique qui fonde notre système politique. C’est parce qu’ils placent le curseur au niveau de cette propriété émergente qui apparaît au-delà des dissensus, et que l’on nomme le peuple, qu’ils peuvent mettre en oeuvre un projet de transformation radical de la société, notamment sur la question sociale. Le républicain, c’est celui qui envisage la Nation comme l’espace privilégié de la solidarité et qui, au sein de cet espace, refuse toutes les assignations à résidence, qu’elles soient socio-économiques ou communautaires. Pour le dire clairement : la République ne peut être autre chose qu’une République sociale. Comment pourrait-on se satisfaire d’une situation dans laquelle 8,3% de la population d’un pays se trouve sous le seuil de pauvreté, dans lequel il faut en moyenne six générations pour qu’un descendant de famille pauvre atteigne le revenu moyen ?

La radicalité naît de ce qui nous lie, et c’est cette communauté de destin-là qui rend tout déterminisme social insupportable.

Empowerment ou émancipation ?

Les manifestations qui se sont tenues en juin dernier pour dénoncer le racisme et les “vio- lences policières”, et auxquelles a participé un fragment de la jeunesse de gauche, ont révélé l’ampleur du malentendu sur la nature de l’universalisme français. Ce dernier, considéré comme un concept archaïque, un bandeau que l’on se mettrait volontairement sur les yeux afin de devenir aveugles aux différences, a été ringardisé au profit d’une lecture communautaire du monde. Alors que cette lecture tentait d’hégémoniser l’antiracisme à gauche, les républicains, il faut bien le reconnaître, n’ont pas tous été au rendez-vous. Ils auraient pu rappeler quelques principes assez simples pour être entendus, notamment de la jeunesse. Tout d’abord que l’universalisme est en effet un idéal mais que, contrairement aux reproches qui lui sont adressés, cela constitue sa plus grande force et non sa principale faiblesse. Celui qui est capable de bâtir un modèle de référence, s’il est honnête, s’engage nécessairement à prendre en compte tout ce qui s’écarte de cet idéal. Mais celui dont l’horizon politique est un repli communautaire généralisé, quel modèle de société peut-il opposer aux discriminations ?

L’universalisme ne rend pas non plus les habitants de ce pays aveugles, il les invite simplement à ne pas réduire, essentialiser et enfermer leurs concitoyens dans un quelconque statut minoritaire. Anatomiquement, on ne peut pas s’empêcher de voir. Politiquement, par contre, on peut choisir le sens donné à ce que l’on voit, et on peut donc éviter de réduire la complexité d’un être et la complexité des rapports de domination qui peuvent s’abattre sur lui à une seule et simple variable : ici, la couleur de peau.

A l’inverse, et c’est en ça que l’on aurait tout à fait pu apporter une réponse universaliste aux enjeux soulevés par les manifestations de juin dernier, chaque discrimination, lorsqu’elle est avérée, constitue une assignation à résidence identitaire.

Convoquer la République aujourd’hui c’est faire preuve d’une précieuse inventivité politique et idéologique.

Chaque mot, chaque comportement, chaque acte qui viendrait ramener un individu à sa condition de naissance et qui viendrait donc le placer à la marge de la communauté de citoyens entre en contradiction directe avec le projet universaliste. On ne peut pas sérieusement attendre d’une partie du peuple qu’elle s’émancipe si ses conditions d’existence la ramènent inlassablement à ce qui la différencie du reste de la communauté nationale. Néanmoins, encore faut-il savoir au nom de quoi la lutte contre ces discriminations doit être menée. Deux solutions semblent s’offrir à nous : la logique d’empowerment, qui crée un espace de lutte au sein de la communauté en question, ou la logique d’émancipation qui mène la lutte au nom de ce que nous avons en commun, à savoir une certaine vision de notre humanité commune et un attachement tout particulier à la dignité humaine. En d’autres termes, la gauche doit pouvoir résoudre la tension qui naît en son sein entre un droit à l’indifférence auquel elle est traditionnellement attachée et un droit à la différence qui séduit une part croissante de ses forces vives. Ces débats ne se limitent pas qu’à une question de langage ou de mots, c’est toute la grammaire de la gauche, voire de la société dans son intégralité, qui est ici en jeu. Il faut donc l’admettre, les républicains courent le risque de devenir une espèce en voie de disparition dans la faune de gauche. Cette régression n’est pas uniquement imputable à des facteurs exogènes. Si elle veut survivre, cette gauche-là doit être capable d’opérer un exercice réflexif. A chaque fois qu’elle refuse un débat en étant convaincue de la supériorité des arguments qu’elle avance, à chaque fois qu’elle singe la position de ses adversaires pour la disqualifier, elle perd un peu plus de terrain et elle prend le risque de devenir totalement archaïque. Les nouveaux paradigmes qui émergent à gauche, et que l’on pourrait qualifier d’identitaires ou d’intersectionnels, devraient pourtant permettre une saine mise à jour du logiciel républicain qui lui éviterait ainsi de s’enfermer dans son propre « safe-space », ce qui serait tout de même un comble. Les guerres fratricides sont un grand invariable dans l’histoire de la gauche et il faut savoir les accepter pour ce qu’elles sont : des moments de lutte pour l’hégémonie idéologique avec tout ce qu’ils peuvent comporter de stimulant comme de stérile. Tout une partie de la jeunesse de gauche se politise actuellement dans une relation de face-à-face, non pas avec la droite mais avec ses frères ennemis.

Le risque pour elle serait de réduire son identité politique à cette opposition-là. Non, le fait de ne pas embrasser les luttes, le langage et les tropismes des social justice warriors ne constituent pas une identité politique en soi et il y a fort à parier que les républicains auront plus à gagner en renouant avec le peuple qu’en s’abandonnant à de vaines querelles.

République sociale et réseaux sociaux

Pour renouer avec les jeunes, les républicains doivent donc se mettre à jour et, plus important encore, se donner à voir. Un espace en particulier revêt une importance capitale : Internet. On sous-estime encore très largement le rôle des réseaux sociaux dans la politisation de la jeune génération. Assemblant des fragments de pensées glanés de-ci de-là, cette dernière s’autorise une grande plasticité idéologique. Elle n’a pas peur de s’aventurer aux marges, d’hybrider, de garder ce qui lui plaît idéologiquement et d’ignorer ce qui la heurte. Ainsi, le paysage politique français verra-t-il peut-être émerger, d’ici quelques années, une armée de ventôsiens ou d’usulâtres (du nom des YouTubeurs politiques Tatiana Ventôse et Usul) qui aura été biberonnée au commentaire politique sur Internet. A ceux-là, à ces orphelins des grandes machines à produire de la politisation, il faut rappeler que l’option républicaine de gauche est valable, voire mieux, qu’elle est viable. Ce qui valait ci-dessus pour les idées, vaut ici pour les espaces. Bouder Internet, le considérer comme un espace trop interlope, ne fera qu’aggraver la marginalisation des républicains. De surcroît, l’extrême -droite et les identitaires de gauche, eux, ont déjà compris l’importance de ce média qui ne comporte quasiment aucune barrière à l’entrée. Devant leur caméra, derrière leur clavier, et dans le plus grand des silences, ils sont en train de modeler une partie du paysage politique à venir.

C’est pour investir cet espace laissé vacant par mes semblables idéologiques que j’ai décidé, il y a un peu plus de deux ans déjà, d’ouvrir une petite chaîne YouTube répondant au doux nom de Contre Courant. J’avais alors l’impression d’être porté par des courants contradictoires : repoussé à droite par une certaine gauche, repoussé à gauche par une certaine droite. J’étais tour à tour le gauchiste du quartier, le crypto-fasciste du village. Je débordais idéologiquement, j’étais condamné à la marge. Je réalisais alors que ce que j’étais politiquement devenu, un néo-chevènementiste diront certains, je le devais en grande partie à Internet.

Et contre les dévots, qu’ils soient jeunes ou vieux, contre les communautaires de gauche comme de droite, contre ceux-là, il faudra faire front.

Je les revois, ces longues soirées passées à ingurgiter les rediffusions de mes émissions politiques préférées. YouTube a constitué le principal levier de ma politisation. Ce site, et j’ai presque honte de l’avouer, a été ma principale ressource. Facile, me direz-vous, lorsqu’on ne jouit d’aucune autre ressource pour se bâtir une colonne vertébrale idéologique. Il y a deux ans je suis donc arrivé à la conclusion qu’il m’appartenait peut-être de rendre à cette plateforme ce qu’elle m’avait donné. J’étudiais à ce moment-là dans un Institut d’Études Politiques et je découvrais que la politique pouvait être morne, qu’elle pouvait abandonner cette belle ambition, celle de “changer la vie”, pour lui substituer des discussions d’alcôves et un entre-soi mortifère. Cet avant-goût de la culture politique légitime m’a convaincu d’une chose : en politique, il ne faut pas craindre l’interlope, il faut s’aventurer aux marges ou accepter de mourir. Ma marge à moi est en partie composée de jeunes : 40% des internautes qui regardent mes vidéos ont entre 18 et 24 ans. Cette jeunesse-là à une appétence pour le savoir et le débat. Elle n’a pas de centre de gravité poli- tique fixe. En un mot, cette jeunesse-là est orpheline. Il nous appartient de lui rendre le monde intelligible, de lui décrire les forces politiques en présence, de lui proposer des catégories d’analyse. Nous avons le devoir de parier sur son intelligence. La reconquête politique ne se fera pas sans elle, elle ne se fera pas unique- ment avec des congrès, des universités d’été et des petits pin’s. Il faut s’insinuer dans son intimité, lui donner à lire, lui donner à voir, lui donner à penser. En attendant, le réel enjeu aujourd’hui, c’est celui de la création du désir et de l’attente en politique.

Et s’il était déjà trop tard ? Que se passerait-il si la plaie était trop profonde, la distance trop grande ? Et si les gauches étaient devenues irréconciliables ? Nous disions plus haut qu’il était contre-productif de s’engouffrer dans de vaines querelles fratricides. Peut-être faudra-t-il à un moment accepter qu’il est tout autant contre-productif de continuer à tendre la main à une jeunesse qui ne partage plus les mêmes références et les mêmes valeurs. Une jeunesse qui n’évolue plus dans le même monde idéologique. La destruction se devra alors d’être créatrice et de porter en son sein les germes d’un renouveau. Il faudra détourner le regard et aller parler à ceux qui ne votent plus, aux apathiques comme aux déçus. Et contre les dévots, qu’ils soient jeunes ou vieux, contre les communautaires, de gauche comme de droite, contre ceux- là, il faudra faire front.

Pour renouer avec les jeunes, la République sociale doit se mettre à jour et se donner à voir. Un espace revêt une importance capitale : internet.

Références

https://www.ifop.com/publication/droit-au-blaspheme-caricatures-liberte-dexpression-les-francais- sont-ils-encore-charlie/

https://www.ifop.com/publication/le-rapport-a-la-laicite-a-lheure-de-la-lutte-contre-lislamisme-et-le- projet-de-loi-contre-les-separatismes/

https://www.inegalites.fr/evolution_pauvrete_annuelle

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