La démocratisation culturelle, échec ou réussite ?

Culture

La démocratisation culturelle, échec ou réussite ?

La démocratisation culturelle, vaste sujet, vaste projet. Marotte politique, tous les ministres de la culture en font leur objectif principal. Alors que la culture dispose de son propre ministère rue de Valois depuis plus de soixante ans, qu’en est-il de la promesse de la culture par tous et pour tous ?
Introduction

Pour commencer, il convient de préciser ce que l’on entend généralement par « démocratisation culturelle ». Les définitions – et partant les politiques publiques qui lui sont associées – varient légèrement selon les périodes. Génériquement, la démocratisation culturelle désigne le processus d’élargissement du nombre d’individus en mesure d’accéder à la culture, comprise dans tous ses aspects (production ET consommation), et d’y participer pleinement en acteurs légitimes. Admettons, pour ouvrir la réflexion, que cette démocratisation soit largement souhaitable – si l’on considère que les snobs semblables à ce jeune homme qui, dans une vidéo INA de 1964(1), affirme l’existence d’une « aristocratie des lecteurs », sont relativement marginaux. Pour parvenir à cet objectif, deux vecteurs principaux sont à appréhender : l’école et les institutions culturelles. Par école, il faut comprendre tout à la fois les établissements scolaires, le personnel éducatif et, surtout, le ministère de l’Education nationale, qui par définition est moteur dans les politiques publiques liées à la culture au sein de l’école. Le ministère de la Culture y a d’ailleurs tout autant un rôle essentiel à jouer.

Laurent Martin, historien spécialiste de la démocratisation culturelle, affirme ceci : « d ’une certaine façon, on peut dire que la démocratisation a été le fil directeur, parfois explicite, parfois implicite, d’une part majeure de la politique culturelle menée en France depuis des décennies, la justification première et dernière de l’effort public en matière culturelle, le critère ultime de la réussite ou de l’échec de toute politique en ce domaine. »(2). Son article a vocation à restituer l’histoire de la démocratisation culturelle depuis les débuts de la IIIe République jusqu’à nos jours, afin de mettre en lumière ce qui, à chaque étape, a fonctionné et, évidemment, ce qui a échoué. Point culminant de ce volontarisme politique : « l’éducation artistique et culturelle », l’EAC. C’est aujourd’hui un processus bien avancé sur lequel nous reviendrons plus en détails, puisqu’il est devenu l’alpha et l’oméga de la réflexion en matière de démocratisation culturelle. A l’aune de toutes ces politiques publiques, quelques propositions succinctes seront avancées à la fin de l’article. 

La démocratisation culturelle de la IIIe République au tournant du millénaire : verticalité et politique de l’offre 
Une histoire de la démocratisation culturelle jusqu’aux années 2010

Dans l’histoire de la démocratisation culturelle, quatre périodes peuvent être distinguées(3). Sous la IIIème République, deux phénomènes concomitants participent aux prémices d’une relative démocratisation culturelle. D’une part, l’école gratuite, obligatoire et laïque, et d’autre part, le large développement de la presse, qui permet tant une lecture quotidienne que le décloisonnement de la littérature des cabinets qui lui étaient auparavant consacrés. Très schématiquement : de plus en plus de gens savent lire, donc de plus en plus de gens lisent, donc de plus en plus de gens ont des chances de s’intéresser à l’art, à la culture en général. Ce schéma, très simplificateur, n’est pas spécifiquement pensé comme tel : la priorité des gouvernants est de constituer une nation de citoyens républicains, pas d’artistes. Tout au long du premier XXe siècle, la culture se démocratise par la force des choses, mais peu de politiques publiques singulières sont faites à cette fin(4).

Les choses changent avec la création, en 1959, du ministère de la Culture sous la houlette de l’ancien résistant André Malraux, proche du général De Gaulle. Le décret fondateur du ministère explicite sa mission : « rendre accessibles les œuvres capitales de l’Humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français, d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel et de favoriser la création de l’art et de l’esprit qui l’enrichisse ».

L’idée de démocratisation culturelle est là, même si l’expression n’a jamais été employée par Malraux. Elle part du haut pour toucher le bas, par la baisse du prix des musées ou l’invention des maisons de la culture par exemple. Le travail se fait principalement sur loffre culturelle, non sur la demande. Déjà à la fin des années 60 – avec comme acmé mai 68 – cette vision élitiste et paternaliste est contestée.

Dans les années 70, l’esprit soixante-huitard infuse. Une nouvelle conception de la diffusion de la culture se développe alors. A la démocratisation culturelle s’oppose désormais la notion de démocratie culturelle. L’idéal démocratique – qui visait à donner accès à tous à la culture dite légitime – se dilue dans le relativisme culturel. Ce n’est plus l’accès pour tous à la culture qui est revendiquée, mais la pluralité des pratiques culturelles de tous les groupes culturels. On passe d’une définition classique et universaliste de la culture à une vision anthropologique. Chacun a désormais la possibilité d’exprimer sa culture communautaire : « De la démocratisation à la démocratie culturelle […] et de l’unité de la culture à la pluralité des cultures », nous dit Laurent Martin(5). À noter tout de même que cette nouvelle conception de la démocratie culturelle se concentre avant tout dans les milieux intellectuels plus que politiques. En effet, le mandat de Jack Lang au ministère de la Culture (1981 à 1986, puis 1988 à 1993) voit se développer des dispositifs d’animation culturelle ; le budget de la Culture dépasse pour la première fois les 1% et les arts dits mineurs (tout art n’appartenant ni à la peinture, ni à la sculpture, ni à l’architecture) sont enfin consacrés dans les projets culturels locaux et nationaux. Deux types de critiques voient le jour contre cette politique de l’offre. À gauche, Nathalie Heinich expose un argument qui sera au cœur des politiques culturelles du XXIème siècle : l’augmentation de l’offre culturelle n’induit pas mécaniquement une augmentation de la consommation de culture. À droite, des hommes comme Alain Finkielkraut ou Marc Fumaroli dénoncent le relativisme culturel qui met sur un pied d’égalité les arts majeurs et les arts mineurs.

La quatrième et dernière période décrite par Laurent Martin – qui va du début des années 2000 à l’année de publication de son article, c’est-à-dire 2013 -, est le retour à une volonté de démocratisation culturelle, accompagnée dans une certaine mesure d’une définition pluraliste. Pour ainsi dire, on assume la multiplicité des arts tout en essayant d’amener le plus grand nombre d’individus vers ce qui se fait de mieux dans chaque art. Très prosaïquement, cela peut se traduire par des concerts de rap financés par les pouvoirs publics, mais d’un rap considéré comme étant de « bonne qualité ». Cette démocratisation culturelle figure plus que jamais parmi les priorités affichées par les gouvernements et les différents ministres de la culture, qu’ils soient de droite (Frédéric Mitterrand en tête) ou de gauche (Aurélie Filippetti pour qui la démocratisation était un « idéal [qui] a tiré tout le monde vers le haut »(6)).

Pour quels résultats ?

Cinq enquêtes successives sur les pratiques culturelles des Français — 1973, 1981, 1989, 1997, 2008 – ont été conduites à l’initiative du ministère de Culture. Regardons attentivement l’évolution des pratiques culturelles entre 1973 – date de la première enquête – et 2008(7). On assiste à une évolution majeure : la féminisation des pratiques culturelles et la persistance de différences sexuées dans les pratiques. L’entrée des femmes dans les études supérieures – femmes qui sont désormais, en moyenne, plus diplômées que les hommes – a permis successivement un rattrapage des femmes dans la pratique culturelle et une activité culturelle plus importante que celle les hommes. On assiste ainsi à un déplacement des pratiques culturelles vers le pôle féminin. Exception notable de la télévision, qui demeure majoritairement une pratique masculine. Cette féminisation devrait d’ailleurs se prolonger au fur et à mesure que les générations les plus anciennes – et donc les plus patriarcales – disparaissent.

Enfin, l’enquête la plus récente montre que, en dépit d’une transformation profonde des rapports à l’art et à la culture, les pratiques culturelles demeurent, dans bien des cas, élitaires et cumulatives. Il ny a aucun « rattrapage » culturel entre les catégories populaires et les catégories aisées(8).

Les distinctions de pratiques culturelles entre ces deux catégories sont en effet restées stables. Il faut garder en tête que certaines évolutions « positives » – notamment la hausse de fréquentation des établissements culturels – sont dues uniquement au développement de l’éducation supérieure et, de fait, à laugmentation relative du nombre de cadres et d’individus au capital culturel élevé. Entre un ouvrier et un cadre, les différences de pratiques culturelles sont les mêmes en 2008 et en 1973, mais il y a moins d’ouvriers et plus de cadres en 2008 qu’en 1973. Pour le sociologue de la culture Philippe Coulangeon(9), il y a même une aggravation des inégalités sociales. Les écarts de pratiques culturelles des postes « loisirs et culture » ont augmenté jusqu’en 2008 : en 1973, 54% des ouvriers n’avaient pas fréquenté d’équipement culturel, contre 65% en 2008. Coulangeon rappelle que les taux de non-fréquentation se sont accrus pour toutes les classes sociales, cadres supérieurs et professions intellectuelles exceptés (qui, on le rappelle, ont vu leur proportion augmenter).

La pratique culturelle reste ainsi toujours marquée par la distinction sociale, trente ans après La Distinction (1979) de Bourdieu. Dans son modèle, le sociologue avance que les goûts et les pratiques culturelles sont le produit d’un habitus acquis dès la socialisation primaire. Celui-ci implique que chaque groupe social est inégalement doté culturellement. L’identité sociale est forgée par des goûts et des dégoûts que Bourdieu nomme l’homologie structurale. Par exemple, les « dominants » ont goût pour les arts savants mais rejettent la culture de masse. Il n’y a alors pas d’attrait « naturel » pour tel ou tel art. Pour Coulangeon, ce modèle est ainsi « fragilisé » dans les années 2000, mais pas « disqualifié ». Ce dernier fait de léclectisme le nouveau modèle de légitimité culturelle : les catégories aisées seraient aujourd’hui plus marquées par la diversité de leurs pratiques culturelles que par leur culture savante. Ainsi, ce qui distingue les classes supérieures des classes populaires n’est plus la légitimité des goûts comme l’avançait Bourdieu, mais leur variété(10). Coulangeon invoque plusieurs raisons à cet éclectisme, parmi lesquelles figure une volonté de maximiser les ressources par la cumulation des pratiques et de jouir d’une capacité d’adaptation et d’interprétation, apanage des classes supérieures.

En résumé, jusque dans les années 2000, la démocratisation culturelle – relative – semble avoir été une conséquence de la massification scolaire et de l’évolution de la structure sociale française plus qu’une réussite des politiques culturelles. Celles-ci, principalement tournées sur l’offre culturelle, sont globalement un échec.

« L’éducation artistique et culturelle » (EAC) ou la démocratisation par la demande
Les leçons tirées des échecs antérieurs

Le tournant de la démocratisation culturelle advenu au XXIe siècle part du constat, étayé au fil des lignes précédentes, que cette dernière avait jusqu’alors mal, ou du moins insuffisamment, fonctionné. Alors que jusqu’ici l’on assistait à une politique de l’offre, les pouvoirs publics décident de développer des politiques de la demande(11). Rappelons-le, une politique de l’offre vise à modifier l’offre des institutions culturelles ou des artistes – en baissant les prix par exemple. Une politique de la demande cherche au contraire à agir sur les citoyens eux-mêmes, pour leur donner le goût de la culture et donc l’envie de pratiquer ou de découvrir différents arts. Mais comment agir sur cette demande ? Par l’école. Anne Krebs, cheffe du service Études, évaluation et prospective au Louvre, dit ceci : « Là où les politiques de démocratisation culturelle montrent leurs limites, l’école peut être pensée comme l’institution susceptible de toucher l’ensemble d’une population scolaire. »(12). On ne peut qu’abonder en son sens.

LÉcole est le lieu par lequel peut « sorganiser la rencontre de tous avec lart »(13). Cest linstitution qui doit permettre de réduire les inégalités culturelles intimement liées aux inégalités sociales(14).

Le cas échéant, celles-ci prévaudront dans la vie des Français malgré toute la bonne volonté des établissements culturels. Place donc à la politique de la demande.

La généralisation, outil clé de la démocratisation par l’école

Le lecteur voudra bien pardonner l’inventaire à la Prévert qui va suivre, mais il est essentiel pour comprendre comment s’est progressivement renforcée l’éducation artistique et culturelle en France dans une logique de la demande. Le début du millénaire voit se développer un impératif de généralisation de l’accès à la culture. Le meilleur moyen de toucher les Français est alors de le faire lorsqu’ils y sont les plus réceptifs, c’est-à-dire durant leur enfance. Tout au long des années 2000, des dispositifs se mettent progressivement en place, petit pas par petit pas.

Le plan Lang-Tasca, élaboré en 2000, forme officiellement cet impératif de généralisation chez les élèves. La même année, un plan de cinq ans est lancé entre le ministère de la Culture et le ministère de l’Éducation nationale pour renforcer l’offre éducative des structures artistiques et culturelles subventionnées, en lien avec les établissements scolaires. Ainsi, l’objectif de démocratisation culturelle n’est plus l’apanage exclusif du ministère de la Culture puisque l’Éducation nationale y prend sa part. Cette logique de généralisation se voit renforcée par le discours prononcé par Jacques Chirac le 3 janvier 2005, dans lequel il annonce que « l’attribution de subventions de fonctionnement aux établissements culturels sera subordonnée(15) à la production d’une action éducative. ». Le processus est enclenché. La même année, un Haut conseil de l’éducation artistique et culturelle (HCEAC) est installé. Ses compétences seront progressivement élargies. En 2008, le gouvernement instaure une épreuve d’histoire de l’art au brevet, qui démontre l’accent mis sur la responsabilité des professeurs en matière d’Éducation artistique et culturelle (EAC). En 2012, François Hollande lance un grand plan national en faveur de l’EAC en insistant sur les partenariats avec les collectivités territoriales. C’est ce plan qui viendra accélérer l’objectif de généralisation de l’éducation artistique et culturelle. En 2013, la loi de refondation de l’école de la République rend obligatoire pour chaque élève un « Parcours d’éducation artistique et culturel ». Cette éducation artistique et culturelle à l’école repose sur trois piliers :

  • L’enrichissement de la culture artistique des élèves tout au long de leur parcours scolaire
  • La possibilité, pour les élèves, de renforcer leur pratique artistique
  • Le développement du rapport sensible des élèves aux œuvres par la fréquentation de lieux culturels ou la rencontre d’artistes

Le parcours EAC – ou PEAC – est un nom compliqué qui renvoie tout simplement au fait qu’un élève rencontre, chaque année, un objet culturel au cours de sa scolarité, en dehors du programme scolaire.

Malgré tous les beaux discours, le plan financier reste le nerf de la guerre. La LOLF(16), adoptée en 2001 et progressivement mise en place jusqu’en 2005, modifie la structure des finances publiques. Désormais, les ventilations de crédits se font par programme. Jusqu’au projet de loi de finances 2021, qui change la donne en matière de structure des programmes de la Culture, c’était le programme 224 – créé en 2006 – des lois de finance qui s’occupait des questions de démocratisation culturelle(17). Son deuxième objectif se présentait ainsi : « Favoriser un accès équitable à la culture notamment grâce au développement de l’éducation artistique et culturelle ». Ce programme 224 a vu son financement progresser au fil des années. D’un peu plus de 31 millions d’euros en 2006, il était dans le projet de loi de finances 2020 à hauteur de 222 millions d’euros. Toutefois, alors que le ministère de la Culture présente l’éducation artistique et culturelle comme le pilier principal de la démocratisation culturelle(18), il ne consacre que… 5% de son budget total à ce programme ! C’est moins que le budget alloué à l’opéra de Paris.

Pour quels résultats ?

En 2011, avant le grand plan de François Hollande, 22% des élèves avaient bénéficié dans l’année d’un parcours d’éducation artistique et culturelle – c’est-à-dire d’un des trois points cités plus haut. Attention : ces parcours renvoient bien à la rencontre entre un élève et un objet culturel en dehors des matières scolaires obligatoires que sont la musique et les arts plastiques. En 2014, soit trois ans après l’adoption du plan, 35% en ont bénéficié. En 2018, ce sont 75% des élèves scolarisés en France qui ont pu accéder à un parcours d’éducation artistique et culturelle à l’école. La généralisation semble ainsi en bonne voie, la part d’élèves susceptibles de rencontrer des objets culturels n’ayant fait que croître depuis dix ans. Un important bémol toutefois : cette part n’a pas augmenté en 2019 alors même que l’objectif du gouvernement actuel est d’atteindre un taux de 100% en 2022. Pour mieux expliciter ce chiffre assez abstrait, rentrons dans le détail du programme EAC 2017-2018(19).

Il apparaît que beaucoup plus d’élèves sont touchés en primaire (82%) qu’au collège (62%). Près de 3 écoles sur 4 et de 9 collèges sur 10 bénéficient d’un partenariat avec des équipements culturels et/ou des équipes artistiques. Ces partenariats inscrivent dans la durée des liens étroits entre institution scolaire et établissement culturel. Le résultat est toutefois assez décevant dans les écoles primaires, qui privilégient les activités culturelles au sein de l’école(20) (musique, chant et arts plastiques notamment). De grandes différences – ou plutôt de grandes inégalités – se font jour. Les collèges du premier quartile (les plus riches) et ceux du quatrième quartile (les plus pauvres), sont les moins concernés par des dispositifs d’EAC (respectivement 51 et 56%). Les collèges des deuxièmes et troisièmes quartiles sont bien mieux dotés (77 et 71%). Les élèves du premier quartile disposent déjà d’un capital culturel qui les dispense des dispositifs d’EAC. À l’inverse, les élèves du quatrième quartile souffrent d’autant plus du manque de dispositifs d’EAC qu’ils représentent la population la plus éloignée socialement des objets culturels. De la même manière, en zone d’éducation prioritaire, seuls 55% des collégiens sont touchés par une action ou un projet d’EAC (contre 64% des collégiens hors éducation prioritaire). Cela pose un grave problème d’accroissement des inégalités culturelles, largement fondées sur des inégalités sociales. Sur un volet plus géographique, les zones urbaines sensibles et les zones rurales sont celles où les établissements scolaires ont statistiquement le plus de chance de ne pas avoir de dispositif d’EAC. Ainsi, si la généralisation voulue par les ministres successifs est à louer, les élèves les plus éloignés des milieux culturels – les plus pauvres donc – en restent les grands oubliés. Ce programme de démocratisation culturelle tend ainsi pour le moment à accroître les inégalités scolaires : les élèves les moins susceptibles de découvrir l’art ou la musique par leur environnement familial sont en effet les moins aidés par l’Education nationale.

Les différentes politiques d’éducation artistique et culturelle entreprises depuis le début des années 2000 ont-elles déjà eu des conséquences sur les pratiques culturelles dont nous évoquions l’importance plus haut ? Pour répondre à cette question, nous pouvons mobiliser une enquête de Philippe Lombardo et Loup Wolff qui se fonde sur l’enquête sur les pratiques culturelles des Français en 2018(21)(et l’évolution depuis 2008 ou 1973). En résumé, pour les auteurs, les pratiques les plus répandues se sont démocratisées, entraînant ainsi une réduction des écarts entre milieux sociaux : écoute de musique, fréquentation des cinémas, bibliothèques. Cependant, les écarts se creusent lorsqu’il s’agit de la fréquentation des lieux patrimoniaux (musée, expositions etc). La réduction d’écart pour certaines pratiques est trop faible pour parler d’une véritable démocratisation de la culture entre 2008 et 2018, d’autant plus que la diffusion de certaines pratiques (écoute de musique et présence en bibliothèques) s’explique par d’autres éléments que les politiques culturelles par la demande (streaming pour l’écoute de la musique et pratiques étudiantes pour la fréquentation de bibliothèques). Les politiques d’EAC concernent les jeunes élèves, qui, en conséquence, sont soit encore scolarisés soit très minoritaires dans l’ensemble de la population française. Ainsi, il est bien trop tôt pour évaluer les conséquences de la généralisation de l’EAC sur la démocratisation culturelle des adultes.

La réforme du baccalauréat et le parcours EAC

En 2018, il a été rendu possible aux lycéens de choisir l’enseignement de spécialité « Arts », qui englobe la pratique de sept disciplines (danse, arts du cirque, musique, histoire de l’art, arts plastiques, cinéma, théâtre) entre quatre heures par semaine pour les élèves de première et six heures par semaine pour les élèves de terminale. Cet enseignement artistique ne figurant pas dans le tronc des cours obligatoires, il a été choisi par seulement 6,5% des élèves en 2020 d’après les chiffres du ministère de l’Education nationale. Maigre résultat.

La généralisation doit-elle être la seule fin des politiques de démocratisation culturelle ?

La généralisation ne doit pas être l’alpha et l’oméga de la démocratisation culturelle

La généralisation est nécessaire pour amener à la démocratisation, mais pas suffisante(22). La démocratisation est un « processus diffusionniste qui cherche à étendre le cercle des publics »(23), là où la généralisation « prend appui, non pas sur l’œuvre à diffuser, mais sur une représentation de la population à atteindre et des possibilités concrètes d’y parvenir »(24). La nuance est fine mais essentielle.

À la visée louable, l’objectif « 100% » semble atteignable lorsque l’on voit les progrès de la généralisation de l’EAC depuis presque dix ans. Mais, à supposer même que cet objectif soit atteint, la démocratisation culturelle par l’école ne doit pas y être réduite(25).

En effet, tous les projets artistiques ne se valent pas(26) : par exemple, une classe qui prépare une visite au musée pendant plusieurs semaines et qui continue à en travailler le sujet après la visite à travailler souvre bien plus à la culture quune classe qui fait une visite au musée sans travail préalable ou a posteriori.

En d’autres termes, un projet artistique peu préparé ne saurait être tenu pour suffisant alors même qu’il entrerait dans le cadre de l’objectif « 100% EAC » du Gouvernement. Selon un rapport du Sénat(27), « cette action n’est pourtant pas suffisante pour permettre [à l’élève d’] acquérir à la fois une culture partagée, riche et diversifiée et de développer sa sensibilité, sa créativité et son esprit critique pour lui permettre de mieux appréhender le monde contemporain, qui constituent les différents objectifs assignés à l’EAC. ».

On ne peut toutefois nier le fait que l’éducation artistique et culturelle est un vecteur, même imparfait, de démocratisation. L’école « contraint » les élèves à y participer, là où sans elle le poids du capital culturel des parents pèserait significativement pour désinciter les enfants à s’intéresser à la culture, pour telle ou telle raison (« c’est une perte de temps » ; « ça ne sert à rien » etc.). Cependant, les projets culturels dépendent eux aussi des dispositions sociales et mentales des enseignants eux-mêmes, de leur habitus culturel. La réussite d’un projet culturel dépend en réalité plus de l’enseignant que du projet culturel en tant que tel(28).

Comment améliorer l’EAC ?

Il faut tout d’abord que les évaluations de l’EAC se détachent d’une vision trop mécanique des politiques publiques. D’après un rapport(29), il y a un risque de rechercher une rationalité caricaturale et exclusivement quantitative dans l’évaluation de l’EAC. L’objectif 100% est nécessaire, c’est un grand pas, mais il ne saurait être suffisant pour évaluer la réussite de l’EAC en matière qualitative. Les évaluations devraient donc prendre en compte des effets autres que purement statistiques, sauf à améliorer ces dits outils statistiques – en évaluant la qualité des offres d’EAC et non seulement leur nombre. Le rapport pointe en outre un émiettement des projets artistiques entre les différentes structures compétentes : « les rectorats entretiennent des relations suivies avec les DRAC [direction régionale des affaires culturelles, ndlr], avec les grandes collectivités régionales et avec certaines intercommunalités », mais « ces rapports apparaissent peu fédérés par des objectifs partagés ». Par ailleurs, l’émergence récente de la notion de « parcours d’éducation artistique et culturelle » – accentuée par la réforme du baccalauréat présentée précédemment – pose de sérieux problèmes en matière d’objectifs, puisqu’il réduit l’EAC a un certain nombre de connaissances quantifiables (par évaluations écrites par exemple) alors que le processus d’EAC lui-même est une fin en soi (qui doit, on l’espère, se poursuivre après l’école). Sur un autre point, il faut pour Marie-Christine Bordeaux, chercheuse en science de la communication, « réinterroger les politiques consacrées à l’éducation artistique du point de vue de son référentiel », c’est-à-dire selon le triple objectif de pratiques/connaissances culturelles/accès aux œuvres. Ces trois piliers ne sont, semble-t-il, pas entièrement solubles dans le seul objectif de généralisation.

Les politiques de démocratisation culturelles sont donc marquées par des insuffisances. Pour y remédier, certaines propositions peuvent être avancées :

  • Investir dans les zones prioritaires :

Comme nous l’avons montré précédemment, les zones rurales et les quartiers prioritaires urbains sont les moins touchés par les dispositifs d’EAC, alors qu’en suivant une analyse bourdieusienne, on peut penser que les élèves de ces zones sont ceux qui en ont le plus besoin. Ce type de propositions traverse notamment l’ensemble du rapport « pour un accès de tous les jeunes à l’art et à la culture », dirigé par Marie Desplechin et Jérôme Bouët. Il faudrait ainsi piloter le budget de l’ancien programme 224 en ce sens. Il n’est pas certain malheureusement que ce soit la priorité du gouvernement actuel.

  • Améliorer la coordination entre les écoles, les structures culturelles et les structures administratives :

L’EAC est le fait de différents acteurs : or, son organisation se doit d’être cohérente pour donner le goût de la culture aux élèves. Ce constat est corroboré par l’enquête(30) sur l’EAC en 2017-2018 qui démontre que le succès de l’EAC repose en grande partie sur « la bonne articulation entre le professeur et les institutions culturelles dans les territoires ». Le rapport du Sénat cité plus haut préconise par exemple de renforcer les mécanismes de concertation entre les différents acteurs (Etat, collectivités territoriales, écoles, établissements culturels etc). Ceux-ci doivent être réguliers pour permettre d’améliorer collectivement le fonctionnement de l’EAC. Ici, il n’est pas question d’une énième politique culturelle, mais d’un prolongement de ce qui est fait depuis plusieurs années, pour améliorer la synergie entre les différents acteurs de l’EAC.

  • Améliorer la formation des acteurs de l’EAC :

Toujours dans le même rapport du Sénat, est soulignée l’importance d’améliorer et d’homogénéiser la formation des acteurs de l’EAC. Chaque intervenant EAC a en effet un habitus propre, fruit de sa propre trajectoire biographique. En conséquence, tous les intervenants culturels et artistiques ne se valent pas. Certains sont pédagogues, d’autres pas. Dans cette optique, Jean-Michel Blanquer a annoncé l’ouverture d’un Institut national supérieur de l’éducation artistique et culturelle pour 2022, qui aura notamment comme mission de former les différents acteurs de l’EAC. À voir toutefois s’il attire suffisamment de professionnels.

Références

(1) https://www.youtube.com/watch?v=wQ-Gp6XOE7A

(2)Laurent Martin, « La démocratisation de la culture en France. Une ambition obsolète ? », Démocratiser la culture. Une histoire comparée des politiques culturelles, sous la direction de Laurent Martin et Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série, mis en ligne le 18 avril 2013. URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Democratiser_culture/Laurent_Martin.html 

(3)Laurent Martin, « La démocratisation de la culture en France. Une ambition obsolète ? », Démocratiser la culture. Une histoire comparée des politiques culturelles, sous la direction de Laurent Martin et Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série, mis en ligne le 18 avril 2013. URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Democratiser_culture/Laurent_Martin.html

(4) A l’exception notable de la politique culturelle du Front Populaire

(5)Laurent Martin, « La démocratisation de la culture en France. Une ambition obsolète ? », Démocratiser la culture. Une histoire comparée des politiques culturelles, sous la direction de Laurent Martin et Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série, mis en ligne le 18 avril 2013. URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Democratiser_culture/Laurent_Martin.html

(6)Article Inrockuptibles le 4 décembre 2012

(7)Donnat, Olivier. Pratiques culturelles, 1973-2008. Questions de mesure et d’interprétation des résultats, Culture méthodes, vol. 2, no. 2, 2011, pages 1 à 12

(8)Dans cet article, les notions de « catégories populaires » et de « catégories aisées » renvoient à la typologie des catégories socio-professionnelles (CSP) créée par l’INSEE. Les « catégories populaires » correspondent aux ouvriers, employés et sans emploi. Les « catégories aisées », quant à elle, coïncident avec les cadres et professions intellectuelles supérieures.

(9)Coulangeon, Philippe. Sociologie des pratiques culturelles, Paris,La Découverte, collection Repères, 2010, 125 pages

(10)Coulangeon, Philippe. « Classes sociales, pratiques culturelles et styles de vie : le modèle de la distinction est-il (vraiment) obsolète ? ». Sociologie et sociétés, volume 36, numéro 1, printemps 2004, pages 59 à 85

(11)On rappelle que la politique de la demande culturelle consiste à agir sur les citoyens français eux-mêmes (et non sur les institutions culturelles) afin de leur permettre d’accéder à la culture.

(12)Krebs, Anne. Avant-propos au volume « Démocratisation culturelle, l’intervention publique en débat », Problèmes économiques et sociaux, avril 2008.

(13)Jack Lang, Conférence de presse du 14 décembre 2000

(14)Bourdieu, Pierre. La Distinction. Critique sociale du jugement, Les éditions de minuit, 1979, 1055 pages

(15)C’est nous qui le soulignons.

(16) La Loi Organique relative aux Lois de Finances, promulguée le 1er août 2001, fixe le cadre des lois de finances en France.

(17)Notre article ne prend pas en compte le plan de relance de 2020 puisque ses résultats ne sont pas encore visibles.

(18) Le 31 octobre 2019, le ministre de la culture Franck Riester avait ainsi réaffirmé devant la Commission de la culture, de l’éducation et de la communication que l’émancipation par les arts et la culture serait la première priorité du ministère pour 2020.

(19)Anissa Ayoub, Mustapha Touahir, Nathalie Berthomier, Sylvie Octobre, Claire Thoumelin, Note d’informations, Trois élèves sur quatre touchés par au moins une action ou un projet relevant de l’éducation artistique et culturelle, Ministère de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports, Septembre 2019

(20)Rapport du ministère de la Culture, Claire Thoumelin, Mustapha Touahir, L’éducation artistique et culturelle en école et au collège en 2018−2019. État des lieux, novembre 2020.

(21)Lombardo, Philippe, et Loup Wolff. Cinquante ans de pratiques culturelles en France, Culture études, vol. 2, no. 2, 2020, pp. 1-92.

(22)Bordeaux Marie-Christine, Les aléas de l’éducation artistique et culturelle : brèves rencontres, rendez-vous manqués et avancées territoriales. Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication, Centre d’histoire de Sciences-Po Paris, La démocratisation culturelle au fil de l’histoire contemporaine, Paris, 2012-2014.

(23)Ibid.

(24)Ibid.

(25)Carasso, Jean-Gabriel. Éducation artistique et culturelle : un « parcours » de combattants ! L’Observatoire, vol. 42, no. 1, 2013, pp. 81-84.

(26)Rapport législatif du Sénat sur le Projet de loi de finances pour 2020 : Culture : Création et Transmission des savoirs et démocratisation de la culture

(27)Ibid.

(28)Bordeaux Marie-Christine, Les aléas de l’éducation artistique et culturelle : brèves rencontres, rendez-vous manqués et avancées territoriales. Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication, Centre d’histoire de Sciences-Po Paris, La démocratisation culturelle au fil de l’histoire contemporaine, Paris, 2012-2014.

(29)Rapport d’inspection générale : L’évaluation de la politique d’éducation artistique et culturelle : quelles modalités, quels indicateurs ?,

(30)Anissa Ayoub, Mustapha Touahir, Nathalie Berthomier, Sylvie Octobre, Claire Thoumelin, Note d’informations, Trois élèves sur quatre touchés par au moins une action ou un projet relevant de l’éducation artistique et culturelle, Ministère de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports, Septembre 2019

 

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Refaire de la dette publique un enjeu politique

Au fil des crises économiques et des aléas budgétaires, la question de la dette publique déchaîne perpétuellement les passions, non sans charrier toujours la même rhétorique paniquée et austéritaire en filigrane. Dans cet article, Paul Vignat défend une nouvelle vision économique et historique d’une dette publique qui doit être repolitisée, et dont la question de l’annulation doit se poser démocratiquement.

8 Octobre 2020. Auditionné par le Sénat au sujet d’un rapport de la Cour des Comptes évaluant le financement de la Sécurité Sociale, Pierre Moscovici, son Premier Président, est grave : la santé coûte cher et « La Dette se vengera ». La menace est claire, le péril est grand ; un spectre hante la France, et gare à celui qui osera lui tenir tête. Déjà en 2018, alors Commissaire Européen, M. Moscovici avait eu ces exacts mêmes mots, alertant sur la cruauté implacable de cette ombre malfaisante que nos orgueils dépensiers alimentaient.

Ces interventions constituent peut-être le paroxysme de cette personnification panique, de cette vision glaçante de la Dette Publique comme horizon insoluble nous plongeant dans un enfer des plus dantesques. Plus encore que la crise climatique, qui pourtant ne cesse de nous rapprocher concrètement d’un futur scientifiquement catastrophique, c’est l’horizon de la Dette qui plonge médias et politiques dans une terreur biblique qu’ils prennent bien soin de communiquer à l’opinion. La Dette se vengerait, pèserait déjà 40 000€ de culpabilité sur chaque citoyen(1), et interdirait tout futur à un Etat qui irait, pénitent, payer pour ses fautes dépensières. Ce sujet, déjà latent depuis de nombreuses années, réveillé par la Crise de l’Euro en 2010, a refait surface avec force après la crise sanitaire. Ainsi le « quoi qu’il en coûte » -que l’euphorie macronienne d’un Jupiter providentiel avait laissé filer- a été rappelé à l’ordre par un néolibéralisme austéritaire secoué mais certainement pas K.O., et bien décidé à reprendre la main sur la Dépense Publique. Timidement ressurgi dans ce contexte, le débat de l’annulation a été tué dans l’œuf par tous les Ministres et les Gouverneurs de la Zone Euro, dans des déclarations aussi caricaturales qu’infantilisantes(2), révélatrices de la force du consensus néolibéral quant à la dépolitisation substantielle de la Dette. Cette immense somme d’argent serait un impondérable technique, sujet à aucune discussion, simplement bon à être craint, et à justifier les plus dures politiques d’austérité.

Cet article se propose de déconstruire cette mystique panique et totémique de la Dette Publique, qui, nous le verrons, n’a pas de fondement économique solide. On tentera ici de déchirer le voile technocratique qui a drapé cette question, la vidant de toute substance, faisant de la Dette un fétiche sur lequel le politique n’aurait surtout aucune prise. 

Car non, la Dette Publique n’est pas une fatalité, une punition divine. C’est d’abord un outil économique utile et sain, qui permet l’expression de la légitimité économique de l’Etat, qui permet son action dans le réel. Car non, la Dette publique n’est pas un immuable objet comptable, c’est une résultante sociale, historique et anthropologique que le politique doit se réapproprier et investir, comme cela a déjà été fait dans l’Histoire de France, quand la conduite de l’Etat n’était pas subordonnée au marché. Car non, la Dette Publique n’est pas un problème en soi, il existe même des solutions pour la remettre au service du Commun, pour éviter de nouvelles crises souveraines et se détacher du pouvoir de la finance.

La Dette Publique est un outil économique sain, pas un châtiment divin
  1. Du principal et de son roulement

Commençons par rappeler brièvement ce qu’est la Dette Publique (au sens de Maastricht, c’est-à-dire la Dette de l’Etat et des administrations sociales). Chaque année, pour combler la différence entre ce qu’il perçoit et ce qu’il dépense (le déficit), l’Etat émet des titres de Dette, que les banques et les investisseurs privés achètent contre promesse de remboursement avec intérêts. L’argent récupéré par ces émissions de bons du Trésor vient ramener la balance budgétaire à zéro, équilibrant les comptes de l’Etat. Dans le même temps, pour rembourser les détenteurs de titres de Dette Publique arrivant à maturité, l’Etat réemprunte sur les marchés, et paye son dû avec de l’argent fraîchement levé : on dit qu’il refinance, ou qu’il « fait rouler » sa Dette. Donc, ce sont seulement les intérêts que l’Etat paye de sa poche : le principal de la Dette, qui sert à combler le déficit budgétaire d’année en année, est simplement payé par de la nouvelle Dette au fur et à mesure du temps. Est-il soutenable, sur le long terme, de réemprunter pour rembourser continuellement ? Pour un Etat, oui. Pourquoi cela ne pose-t-il pas de problème ? Car contrairement à un ménage, mortel et donc condamné à rembourser toutes ses dettes avant de les emporter dans la tombe, ou à une entreprise, risquant à tout moment la faillite comptable si elle ne surveille pas son bilan, l’Etat perdure. L’Etat conserve et rembourse ses Dettes indéfiniment, et la finance le sait si bien qu’elle considérera toujours les Etats comme les meilleurs des payeurs possibles.

Cette simple définition de la Dette permet déjà d’enfoncer deux coins dans le mysticisme panique de la Dette Publique.

D’abord, que le niveau de la Dette, la somme totale d’argent que la France doit à autrui (estimée à 3 750 Milliards d’euros, soit environ 115% du PIB), n’a aucune importance que la symbolique qu’on veut bien lui prêter. Cette somme -certes vertigineuse- ne sera jamais remboursée en totalité : on émettra toujours de la nouvelle Dette pour financer l’ancienne. Chaque année, le montant total de la Dette augmente à hauteur du déficit courant. Ce tranquille processus a toujours restitué leur argent aux créanciers de la France, et continuera de le faire indéfiniment. Quant à la question de savoir si cette augmentation perpétuelle du total de la Dette est un problème, non pas au niveau du remboursement, mais sur la capacité des marchés à fournir toujours plus d’argent à l’Etat, rappelons que la création monétaire par le crédit n’a pas de limite (et qu’elle n’est pas forcément synonyme d’inflation, contrairement à ce qu’affirment les théories monétaristes(3)), et qu’il existe de toute façon largement assez d’argent déjà existant en circulation spéculative sur les marchés secondaires, pour en rediriger une partie vers un emploi réellement utile. 

Donc, il n’y a aucun intérêt pour un Etat à vouloir réduire le montant total de sa Dette : le but du jeu n’est pas de tomber à zéro. Pas plus qu’il n’y a d’intérêt à comparer le flux de richesses produites en un an (le PIB), avec le stock en renouvellement perpétuel et autosuffisant du Principal de la Dette. Notons à ce titre que le Japon, qui compte un ratio de Dette/PIB supérieur à 250% depuis des années, n’est pas à proprement une économie ruinée et dévastée par la colère biblique d’une Dette qui se serait vengée. De quoi relativiser le vent de panique soufflé par les défenseurs de la rigueur budgétaire, paniqués devant la barre franchie des 100% de Dette/PIB l’année dernière.

Deuxième brèche : ce ne sont ni les taxes ni les impôts qui payent cette Dette. C’est un point fondamental, car nos funestes augures austéritaires ne cessent de clamer que « nos enfants » paieront pour les péchés décadents de leurs aînés. C’est faux : les quelques milliards de Dette que la France doit, seront remboursés par d’autres milliards que la France empruntera, indépendamment de son budget, du niveau de ses impôts ou de sa santé économique.

Ceci étant dit au sujet du Principal, de tous les bons du trésor que la France a émis et qui virevoltent actuellement de mains en mains sur les marchés financiers en attendant d’être remboursés par une nouvelle dette, parlons maintenant des intérêts.

2. Des intérêts et de l’irrationalité financière

La thèse de cet article n’est certainement pas de considérer la Dette Publique comme sans danger pour une économie nationale. L’Histoire récente de la Grèce ou de l’Argentine, pour ne citer qu’elles, a montré comment une pression à rembourser trop forte sur une économie trop faible, ou une trop faible capacité à emprunter sur les marchés, pouvaient conduire à des issues désastreuses. Plus haut, nous avons vu comment le Principal de la Dette ne constituait pas un problème en soi. Il n’en est pas de même des taux d’intérêts, qui doivent être payés en plus du principal chaque année, et qui constituent actuellement dans un climat de taux très bas 0,02% des dépenses budgétaires de la France (33 Milliards d’euros par an(4)). Ce service de la Dette s’accroît au même rythme que le stock de Dette augmente, et est fonction des taux d’intérêts en vigueur sur les obligations d’Etat (actuellement autour de 0 ,13%). Symboliquement, cette somme à régler chaque année envers chaque détenteur d’un bon du Trésor, est le prix à payer de notre déficit : pour pouvoir continuer de dépenser plus que ce qu’il perçoit, l’Etat paye des intérêts. On voit que ce prix est extrêmement faible.

Dans une économie en croissance, ce service de la Dette n’est pas un fardeau insupportable, et permet de soutenir une Dette Publique élevée à long terme. L’augmentation de la production nationale gonfle les recettes de l’Etat, qui peut assumer le paiement d’intérêts plus élevés avec le temps(5).  

Alors, dans quels cas une Dette peut-être devenir intenable pour un pays ? Dit autrement, quels facteurs peuvent rendre le service de la Dette trop lourd pour être soutenable budgétairement ? Le premier découle de sa relation avec la croissance, établie plus haut. Dans le cas d’une récession qui affaiblirait le budget de l’Etat par plus de dépenses d’urgence et moins de recettes tirées d’un cycle économique en peine, le paiement des intérêts pourrait devenir un fardeau intenable. Ce premier risque est le moins discuté, mais deviendra peut-être le plus prégnant avec la crise climatique qui vient, et la structurelle impossibilité de maintenir nos économies à des taux de croissance constants à long terme.

Le deuxième risque, beaucoup plus courant, sur lequel on insistera, est celui de la valeur des taux d’intérêts. Indirectement, il pose la question centrale de la « confiance » des créanciers dans les capacités d’un pays à tenir ses engagements. Si les financiers sont rassurés, les taux resteront bas : ils considéreront que le risque qu’ils prennent en confiant leur argent est suffisamment limité pour ne pas justifier un prix de la Dette trop élevé. Au contraire, s’ils pensent que le risque de ne pas revoir leur argent est trop haut, ils chargeront un taux élevé pour compenser la perte en capital potentielle. C’est en ce sens que le taux d’intérêt est censé être une métrique de représentation du risque en finance : « high risk = high reward, low risk = low returns ».

C’est précisément ce lien de confiance qui déclenche des crises de Dettes Souveraines. Si la finance ne croit plus en les capacités de l’Etat à rembourser ses créances, les taux grimperont, voire flamberont. Alors, le pays verra exploser ses coûts de service de la Dette et de refinancement (car rappelons que l’ancienne Dette est remboursée avec de la nouvelle), créant un effet boule de neige qui, sans restructuration ou annulation, mène à la faillite de l’Etat et à sa désagrégation économique. L’exemple de la Grèce en 2010-2012 est ici évidemment le plus parlant. La flambée des taux d’intérêts sur les obligations souveraines grecques (de 5% jusqu’à 16% en quelques mois de 2009 à 2010) a été la résultante d’une perte de confiance des marchés dans les capacités de l’Etat à honorer ses créances. Cette flambée des taux mit l’Etat Grec dans une difficulté budgétaire inouïe où il ne se trouvait pas avant ce vent de panique : c’est parce que les financiers ont paniqué, que la Grèce s’est retrouvée techniquement en défaut de paiement ! En fuyant la Grèce et en la punissant préventivement, les financiers ont provoqué ce qu’ils voulaient éviter, ils ont créé de toutes pièces la catastrophe de la Dette : un cas d’école de prophétie auto-réalisatrice.

La panique des financiers était-elle compréhensible ? Jean Tirole(6) explique qu’elle était surtout due à une réaction inquiète des marchés aux promesses de renflouement par l’Etat des banques mises en difficulté par la crise de 2008. Des renflouements qui auraient fragilisé le budget grec : Tirole parle d’un « baiser de la mort » entre Banques et Etat. Notons au passage le cynisme culotté d’un système financier qui plonge unilatéralement un Etat dans la faillite, en le punissant d’avoir voulu réparer les errements de ce même système.

Ce que nous apprend cette crise grecque, et toutes les crises de Dette souveraine sur le même modèle, c’est qu’il ne peut y avoir de problème de remboursement d’une Dette, tant que les financiers ne croient pas qu’il peut y en avoir ! Tant qu’ils n’exigent pas des taux insoutenables, les pays n’ont aucun problème pour rembourser, en faisant rouler leur Dette et en ajustant leur paiement du service de la Dette au niveau de croissance. Bien plus que le montant de la Dette, c’est son coût qui devrait attirer toute notre attention. Et le fait qu’il soit contrôlé par les esprits animaux(7) de la finance, capables des pires accès de panique qui ne font que déclencher leurs pires craintes, se pose comme un lourd problème.  Et même si les craintes entraînant une hausse des taux sont justifiées (budget mal tenu, croissance ralentie), l’effet d’une augmentation des intérêts sera toujours une terrible aggravation de la santé économique d’un Etat ! Trop sérieuse, et cette aggravation peut amener au non recouvrement de certaines créances, issue qu’un maintien de taux bas aurait pu éviter !

3. De l’utilité économique intrinsèque de la Dette Publique

Cette partie économique et théorique aura donc insisté sur la sûreté du Principal, et la nature paradoxale et auto-réalisatrice des risques liés aux taux d’intérêts. Terminons brièvement par rappeler quelques éléments comptables et théoriques souvent oubliés, mais qui posent toute la légitimité de la Dette Publique, loin d’un fardeau inutile et dangereux.

La Dette n’est pas un trou sans fond, elle est au contraire le carburant de l’action économique concrète de l’Etat, tout autant que les recettes fiscales qui structurent le budget. Elle permet justement au budget de s’équilibrer et de remplir les missions fondamentales de la Dépense Publique (éducation, défense, prestations sociales, etc.). En plus de ce qu’elle permet de marge budgétaire, rappelons qu’une Dette, en comptabilité, au passif, est ce qui permet le financement d’actifs, de biens matériels et financiers. Et les actifs de l’Etat Français, quels sont-ils ! Routes, logements, terrains, bâtiments, mais aussi liquidités du Trésor, participations actionnariales dans des entreprises stratégiques… tout ce patrimoine public (actifs financiers et non financiers) est supérieur de 303 Milliards d’euros à la Dette totale de la France. Chaque enfant de France n’hérite donc pas d’une Dette abyssale de 40 000€, mais bien d’un patrimoine net de plus de 4 000€. Cela étant dit, ce chiffre ne prend pas en compte le patrimoine et les actifs non monétaires de la France : sécurité, démocratie, Etat de Droit, et tant d’autres choses qu’un Etat bien alimenté d’une Dette nécessaire à son fonctionnement peut créer et soutenir. En allant plus loin, avec un ton un brin provocateur, on peut considérer que cet argent public investi grâce à la Dette, constituera toujours le meilleur usage collectif de la monnaie, car conditionné à rien d’autre que la recherche de l’intérêt général. L’idée n’est pas forcément de plaider pour toujours plus de Dette et de dépense publique, mais au moins de considérer que les existantes sont au moins tout autant bénéfiques pour la Société que n’importe quel autre usage privé de l’argent. La Dette constituerait donc un outil pour transférer de l’épargne ou du crédit privé vers un usage public, bénéfique à tous, permettant l’action concrète d’un Etat aux missions capitales. L’échec criant des choix macroéconomiques et politiques de ces dernières années, faisant reposer sur le privé la responsabilité d’orienter et d’allouer la monnaie dans l’économie (les exemples vont du CICE à la suppression de l’ISF, en passant par le Quantative Easing de la BCE), mériterait un article entier, mais est suffisamment clair pour plaider en faveur d’un plus grand rôle de l’Etat dans l’allocation de la dépense.

La Dette est un objet politique à part entière
  1. Histoire de revirement anthropologique

Sur l’Histoire de la Dette en tant qu’institution sociale et politique, rien ne vaut la lecture de David Graeber(8) qui réinvoque les théories Chartalistes pour replacer la Dette, ou plutôt le prêt désintéressé et solidaire, en tant que structure anthropologique fondamentale. Graeber rappelle que le prêt est un ciment de confiance entre des individus semblables et en paix, là où le commerce monétaire serait l’expression économique et froide d’une guerre concurrentielle entre deux peuples hostiles. Quel revirement, avec notre vision moderne de la Dette comme « faute » (littéralement, en Allemand !), preuve de l’inconstance morale d’un débiteur vivant au-dessus de ses moyens, et du commerce comme modèle de paix et d’harmonie (les travailleurs victimes des concurrences déloyales de la mondialisation apprécieront) !

L’anthropologue M. Mauss(9), avec ses travaux sur le don et le contre-don, ajoute que des transferts de valeur peuvent bien exister sans lien de domination, sans relation de dépendance, sans intéressement quelconque.

En plus de ces constatations scientifiques, les héritages philosophiques et théologiques d’Aristote à Ibn-Khaldoun, en passant par Saint Thomas et toute la doctrine de l’Eglise catholique, insistent sur l’immoralité de l’usure. Le taux d’intérêt, devenu la kryptonite ultime de notre Dette Publique, était interdit par la Loi et la Vertu jusqu’à la fin du Moyen Âge ! Quelques siècles de profits bancaires plus tard, pourrait-on peut-être reconsidérer la légitimité de cet instrument qui fait peser sur celui qui n’a pas assez un poids supplémentaire, qui viendra enrichir celui qui a déjà plus que nécessaire. Et concernant la Dette Publique, quelle légitimité pour les banquiers de profiter de crédits accordés à un pays qui les héberge, les sécurise, les ont éduqués et éduquent leurs enfants ?

2.Histoire d’un rapport de force

Car en effet, le système de financement actuel de l’Etat, qui doit passer par les banques ou les marchés pour financer son activité, est synonyme d’une soumission totale au monde de la finance. Sous prétexte que des politiciens peu regardants et électoralistes pourraient abuser d’un circuit de financement public pour faire rugir la planche à billets et créer, ô malheur, de l’inflation, il a été décidé politiquement de se soumettre au bon vouloir des financiers, et au couperet de leurs taux d’intérêt. Ce ne fut pas toujours le cas dans l’Histoire de France. Loin de moi l’idée de vouloir émuler la solution radicale de Philippe le Bel pour se libérer de ses Dettes et de ses créanciers (les brûler vifs, dissoudre leur Ordre et saisir leurs biens), mais il a été prouvé qu’il est possible pour un gouvernement de considérer que la raison d’Etat justifie le modelage les canaux de financement publics, et pas l’inverse. Sully opérant un grand moratoire sur la Dette royale et en annulant une partie, Louis XIV faisant de même, Bonaparte créant la Banque de France pour contrôler directement la source de ses financements, de Gaulle mettant en place le « Circuit du Trésor » pour directement capter l’épargne des Français sous intérêts réglementés, ou simplement acceptant un taux d’inflation conséquent pour réduire mécaniquement le poids de la Dette(10).

Sans nécessairement revenir sur une pratique absolutiste du pouvoir où l’économie était totalement sous le contrôle arbitraire de la Couronne, et où les financiers pouvaient finir en prison pour avoir trop prêté aux guerres du Roi, il semble important de rappeler qu’un autre circuit de financement public, moins contraignant, moins asservissant, mais ni moins stable ni moins efficient, a existé avant la financiarisation de l’économie et le contrôle européen sur la monnaie. Que ce soit à travers le recours à la création monétaire des banques centrales (et non des banques privées comme c’est le cas aujourd’hui), ou bien à la création d’un circuit d’épargne fermé et réglementé, le recours au marché et à ses caprices n’est pas la seule issue. La construction européenne, bâtie sous la tutelle allemande et sa peur panique de l’inflation, aura jugé que le risque d’un Etat trop gourmand et potentiellement inflationniste justifiait d’externaliser et de marchandiser la Dette Publique. Le résultat de cette privatisation de la source même de l’existence économique de l’Etat aura été une crise majeure des Dettes souveraines déclenchée par l’irrationalité panique des marchés, et un nouveau paradigme culpabilisant et rabougri, rendant très difficile voire impossible tout grand plan d’investissement public, au hasard, pour la transition écologique et énergétique.

Pistes et horizons
  1. L’annulation (ce mot terrible !)

Pour tenter de sortir de cette impasse monétaire où l’austérité semble être le seul horizon, où la Dette est perçue comme une punition indépassable, et où les marchés, les banques et les investisseurs détiennent seuls le contrôle de l’action économique de l’Etat, la question de l’annulation est beaucoup débattue, notamment à gauche. Deux écoles principales existent. Nous appellerons les premiers, minoritaires, les « annulationistes durs », partisans d’un grand moratoire sur la Dette, pour savoir exactement à qui nous devons quoi, et simplement refuser de rembourser une partie de cette Dette, considérant qu’elle n’est pas légitime. Frédéric Lordon, qui va même plus loin, proposait de ne rien rembourser à personne, et de profiter du chaos complet engendré par ce tsunami dans le système financier pour racheter -par saisie pure et simple- les banques et fonds d’investissements réduits en miettes par ce trou énorme dans leurs bilans. D’autres, plus modérés (la plupart des Economistes Atterrés, Nicolas Dufrêne, Gaël Giraud…), considérant qu’il faut maintenir un lien de confiance entre investisseurs, banquiers et Etat, proposent d’utiliser à fond le pouvoir de création monétaire de la Banque centrale européenne pour qu’elle rachète systématiquement les titres de Dette détenus par les banques, solidifiant ainsi leurs bilans, et les assurant de revoir leur argent très vite sous forme de liquidités crées pour l’occasion par la BCE. Ensuite, les Etats pourraient rembourser directement à la Banque Centrale qui ne les y presserait pas trop (une Banque Centrale ne peut pas faire faillite), voire ne rembourser qu’une partie ou rien du tout, en fonction de la monnaie qui devrait rester en circulation dans l’économie.

En fait, depuis la crise de 2008, la BCE a déjà institutionalisé le rachat d’actifs, faisant tourner massivement sa propre planche à billets pour alimenter la zone euro en monnaie et débarrasser les banques d’actifs trop risqués. Le succès de cette politique a été très mitigé à destination des banques : le Quantitative Easing a surtout servi d’échappatoire à moindre coût pour les banques qui ont réinvesti l’argent du QE dans la sphère spéculative : on rappellera que seuls 12% des actifs détenus par les banques européennes sont des prêts accordés à des entreprises productives(11). Cependant, concernant les rachats de Dette Publique (la BCE détient aujourd’hui environ 20% de la Dette de l’Etat français, rachetée aux banques européennes), la dynamique est encourageante. Tous ces titres de Dette arrachés à la finance avec de la création monétaire de la BCE sont autant de pouvoir de contrôle en moins pour les créanciers privés. De plus, sachant que leurs titres de Dette publique peuvent être rachetés par la BCE, et donc constituent un investissement peu risqué, ce mécanisme incite les banques à ne pas relever leurs taux sur les bons du trésor.

Depuis cette dynamique, il n’y a qu’un pas pour passer à l’annulation en ne remboursant pas la BCE, et en dégrossissant le principal au fur et à mesure. Cependant, cela signifierait que la BCE a créé de l’argent utilisé par les Etats sans contrepartie (l’argent non remboursé n’est pas détruit), et c’est précisément ce qu’interdisent les traités, sous prétexte de la peur de l’inflation. Quoi qu’il en soit, comme les Etats sont actionnaires uniques de leurs Banque Centrales, les intérêts qu’ils paieraient en remboursant cette Dette… leurs seraient reversés sous forme de profits par la BCE (comme le rappellent entre autres Thomas Porcher(12) et Eric Berr(13)). Rembourser ou pas la BCE, pour se libérer du principal, pourrait donc être une variable d’ajustement en fonction des besoins de l’économie et des risques inflationnistes. Sil’Etat a besoin de fonds, il pourrait ne pas rembourser le Principal et profiter d’une planche à billets centrale sans contrepartie. Mais s’il peut se le permettre et que l’économie a besoin de stopper une éventuelle surchauffe, il pourrait confier une partie de sa Dette monétaire à la BCE pour destruction et paiements de profits.

2. Caper légalement les taux d’intérêts

Cette perspective de l’annulation, ou en tout cas d’une plus grande responsabilité des banques centrales dans la gestion des obligations d’Etat achetées par les banques, est passionnante, simple et parfaitement faisable, mais se heurte à un consensus ordo-libéral solidement installé qui tient toujours en horreur la dépense publique et le court-circuitage du Tout-Puissant-Marché. En témoignent les déclarations de Messieurs Le Maire(14) ou Villeroy de Galhau, faisant semblant de ne pas comprendre que cette technique ne flouerait absolument pas les investisseurs, pour décrédibiliser la mesure. Permettez-moi donc de finir cette article sur une proposition moins radicale, pas interdite par les traités européens, et qui pourrait permettre de sortir de notre dépendance morbide aux esprits animaux de la finance.

Comme nous l’avons montré plus haut, un taux d’intérêt est censé représenter un risque. Or, comme nous l’avons vu également, rien n’est moins risqué pour une banque ou un investisseur que de prêter à un Etat : il est éternel, peut faire rouler sa Dette, et ses créances sont de plus en plus implicitement couvertes par une Banque Centrale qui rachète à tour de bras pour arroser les banques en liquidité. Je veux le redire avec force, un Etat sera toujours l’acteur économique le plus fiable et solvable. Aucun ménage ou entreprise ne peut prétendre à autant de solidité débitrice. D’ailleurs, même s’il lui arrive de paniquer toute seule, la finance connaît bien cette réalité : les taux d’intérêts en vigueur sur les obligations d’Etat sont toujours et de loin les plus bas du marché.

A ce titre, pourquoi ne pas imaginer d’encadrer légalement les taux d’intérêts sur les Dette Publiques, avec un prix plafond très bas (imaginons 0.5% sur 10 ans) ? Cela viendrait casser le cercle vicieux de financiers qui paniquent en augmentent le taux d’un pays en difficulté, réalisant sa chute. Et cela viendrait cimenter cette réalité empirique que le risque zéro existe bien quasiment sur les solvabilités souveraines, à condition que des financiers irrationnels et paniqués n’en décident pas autrement. Peu d’études ont été faites sur les effets potentiels d’une limitation légale des intérêts sur les Dettes souveraines. Mais la mesure a déjà été testée sur l’économie en générale, notamment dans des pays en développement afin de protéger les populations et les entreprises de taux d’usures ingérables, interdisant tout développement économique. Un rapport de la Banque Mondiale(15) concluait à ce sujet que si l’idée était noble, sa mise en place donnait souvent lieu à une baisse de la production de crédit (les banques refusant de prêter à des taux trop bas si elles estiment que le risque est trop élevé). Cette critique est bien sûr entendable et semble logique, mais ne s’applique pas aux Dettes Souveraines ! En effet, les gestionnaires d’actifs savent bien qu’il n’est pas de produit financier plus liquide, stable, reconnu et fiable, qu’une obligation d’Etat (encore plus si la Banque Centrale peut la racheter à tout moment) ! Les banques auront toujours besoin dans leurs bilans de tels safe assets, mobilisables et revendables à tout moment ! L’exemple récent des taux de rémunération négatifs mis en place par la BCE sur les réserves obligatoires est parlant ! Même en perdant de l’argent, les banques se bousculaient au portillon pour confier leur argent à la BCE sous forme de liquidités fiables.  On peut donc tout à fait imaginer que la production de crédit et l’investissement envers les Etats ne baisserait que très peu, même avec des taux d’intérêts drastiquement limités. Ces dernières années, on ne peut pas dire qu’ils furent élevés, mais cela n’a pas empêché les banques de s’arracher des obligations d’Etat. Et même si une telle réduction de la production du crédit se produisait, la Banque Centrale pourrait toujours intervenir, et pourquoi pas, acheter directement aux Etats des titres de Dette !

Cet article, volontiers provocateur mais résolument honnête, aura donc tenté de réhabiliter la Dette Publique, moteur indispensable et sain d’un Etat qui assume son rôle économique et social. Dans un climat où elle est érigée en chimère malfaisante, symbole présumé de la folie dépensière de peuples et gouvernements immatures, on a souhaité rappeler sa solidité à long terme, sa nature indispensable et légitime. Aussi, on aura plaidé pour une repolitisation de ses enjeux : furent des époques où la Dette était un facteur de solidarité, un instrument au service de l’Etat, et pas une ombre planant sur lui en limitant son action. Enfin, on aura rapidement exploré deux pistes (l’annulation / captation par la Banque Centrale, et le plafonnement des taux d’intérêts) pour se libérer de l’emprise des marchés sur cette Dette si capitale pour la pérennité de la collectivité. Bien sûr, ces mesures se heurtent encore au refus catégorique et idéologisé des tenants de la rigueur, des fanatiques de la désinflation, et des dévots du Saint Marché, mais le but de cet article était justement de leur opposer une humble mais ferme contestation. Et surtout, de rappeler qu’aucun sujet ne devrait être laissé aux technocrates et aux prétendues vérités inaliénables : tout est politique, à commencer par la manière dont l’Etat se finance. 

Références

(1)Damon, Julien. (2021) « Et si chaque Français remboursait 40 000 euros de dette publique? ». Le Point, 29 Mars 2021, https://www.lepoint.fr/invites-du-point/julien-damon/damon-et-si-chaque-francais-remboursait-40-000-euros-de-dette-publique-29-03-2021-2419871_2968.php

(2)Villeroy de Galhau, François. (2021) « Une dette doit être remboursée, tôt ou tard ». Challenges, 27 Janvier 2021. https://www.challenges.fr/economie/interview-villeroy-de-galhau-gouverneur-de-la-banque-de-france-une-dette-doit-etre-remboursee-tot-ou-tard_747988

(3)Pour les monétaristes (et leur chef de file Milton Friedman), toute création monétaire qui ajoute de l’argent arbitrairement dans l’économie implique inévitablement une hausse des prix. Mécaniquement, si plus d’argent est disponible dans une économie pour opérer des échanges de marchandises dont le nombre n’a pas augmenté, le prix nominal associé à chaque marchandise augmenterait en effet. Cependant, cette théorie n’admet aucun impact de la création monétaire sur l’augmentation de la production. Or, il est tout à fait possible que le nombre de marchandises produites augmente grâce à une augmentation de l’argent en circulation (gains de productivité grâce à des hausses de salaire, hausse des investissements etc). Si la production augmente en même temps que l’argent mis en circulation pour échanger cette production, les prix n’augmentent pas. Côté théorique, voir la Modern Monetary Theory. Côté empirique, constater que la hausse vertigineuse des masses monétaires de la zone euro et des USA depuis la crise de 2008 n’a quasiment généré aucune inflation.

(4)INSEE. (2021) « Comptes nationaux des administrations publiques – premiers résultats – année 2020 », https://www.insee.fr/fr/statistiques/5347882

(5)Blanchard, Olivier. (2019) « Public Debt and Low Interest Rates. » American Economic Review, 109 (4): 1197-1229.

(6)Farhi, Emmanuel & Tirole, Jean. (2018). “Deadly Embrace: Sovereign and Financial Balance Sheets Doom Loops.” Review of Economic Studies 85 (3): 1781-1823.

(7)Keynes, John Maynard. (1936). « Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie ». Cambridge University Press.

(8)Graeber, David. (2011). “Debt : The First 5,000 Years”. Melville House, New York. (ISBN 978-1-933633-86-2)

(9)Mauss, Marcel. (1924). «Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques »

(10)En période d’inflation, la valeur d’une monnaie diminue (les prix augmentant, chaque unité monétaire permet d’acquérir de moins en moins de bien). La monnaie devient donc moins précieuse en termes nominaux. Mais comme les dettes sont contractées en nominal, rembourser 1€ après inflation (qui permet d’acheter une baguette de pain) est beaucoup moins douloureux que de rembourser 1€ avant inflation (qui permettait d’en acheter deux). Créer de la monnaie par la Dette, si cela génère de l’inflation, est en fait un excellent moyen… de rembourser la Dette sans problème.

(11) Finance Watch : https://www.finance-watch.org/uf/bank-lending-to-the-real-economy/

(12) Porcher, Thomas (2018). «Il faut arrêter de diaboliser la dette publique», Le Temps, 20 Juin 2018. https://www.letemps.ch/economie/thomas-porcher-faut-arreter-diaboliser-dette-publique

(13)Les Économistes atterrés. (2020) « La Dette publique, Précis d’économie citoyenne », Le Seuil

(14) https://www.linkedin.com/posts/brunolemaire_faut-il-rembourser-la-dette-covid-la-r%C3%A9ponse-activity-6772793286273847296-aHOW

(16)“Maimbo, Samuel Munzele; Henriquez Gallegos, Claudia Alejandra. (2014). “Interest Rate Caps around the World : Still Popular, but a Blunt Instrument.” Policy Research Working Paper. No. 7070. World Bank Group.

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"Dans tout citoyen d'aujourd'hui gît un métèque futur"(Emile Michel Cioran)
Le premier article de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 dispose: « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Deux siècles plus tard, même s’ils naissent libres et égaux en droits, c’est inégalement que les Hommes vivent et meurent. Tout tient à un premier hasard dont nul n’a la maîtrise : notre lieu de naissance.

Le premier article de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 dispose : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Deux siècles plus tard, même s’ils naissent libres et égaux en droits, c’est inégalement que les Hommes vivent et meurent. Tout tient à un premier hasard dont nul n’a la maîtrise : notre lieu de naissance.

Notre pays, aux valeurs universelles, reste figé dans l’immobilisme lorsqu’il s’agit de reconnaître la participation active de nos sœurs et frères, nées et nés autre part, dans la construction de notre Nation. La question du droit de vote des résidents étrangers non-européens aux élections locales en est l’un des symboles.

Et pourtant, l’accès à un tel droit n’aurait rien de nouveau dans l’Histoire de notre pays. La constitution du 24 juin 1793, dite constitution de l’an I, donnait la possibilité aux étrangers de participer à l’exercice des Droits civiques dès lors qu’elles ou ils remplissaient certaines conditions(1). Il aura fallu presque deux siècles de plus pour qu’un candidat à la présidentielle en fasse la proposition. Ce fut la n° 80, du candidat François Mitterrand en 1981.

Presque 40 ans plus tard, rien n’a été fait et pourtant, au niveau européen, l’article 88-3 du traité de Maastricht aurait pu permettre d’ouvrir la voie. Nul n’en a tenu compte.

Les candidats devenus présidents ont tous reculé en arguant que les français ne seraient pas prêts à un tel changement pour la République du XXIème siècle. Une forme d’amnésie ou de déni mémoriel, sans doute, fit oublier que certaines grandes lois n’avaient pas été soutenues par une majorité des électeurs mais avaient fini par faire leur chemin dans nos sociétés une fois appliquées : de l’abolition de la peine de mort au scrutin universel en passant par l’interruption volontaire de grossesse.

Toutes les théories les plus folles ont été mises en avant par certains pour que ce droit n’existe pas : de la tentation du vote communautaire à la mise à mal de la souveraineté nationale ou encore le recul de l’Etat de droit.

Ce droit de vote, c’est l’histoire d’une avancée humaniste. Pour plus d’égalité, plus de justice et plus de concorde entre toutes celles et tous ceux qui résident régulièrement sur notre sol.

Comme tout Français, les étrangers qui vivent en France ont les mêmes devoirs que les autres citoyens : respect de la loi, participation à la vie de la Cité par le travail ou la solidarité, le respect des valeurs républicaines grâce, entre autres, à l’école de la République et l’assujettissement aux impôts et aux cotisations sociales.

Rappelons que les étrangères et étrangers salariés sont aujourd’hui reconnus en matière de démocratie sociale. Elles et ils participent aux élections professionnelles et ont le droit de vote aux élections prudhommales. Les étudiantes et étudiants étrangers sont logés à la même enseigne, pouvant voter aux élections universitaires.

Dans une époque où les tentations les plus extrêmes appellent au repli des nations, la France, de par ses valeurs et son rayonnement, doit rester à l’avant-garde des démocraties. Le droit de vote des étrangers est un combat qui n’est pas seulement franco-français : il est le symbole d’un projet de civilisation qui tourne le dos à la méfiance et à l’ethnocentrisme.

Trop longtemps avons-nous préféré le « rester ensemble » au « vivre ensemble ». Notre République ne peut avoir ni préférence civique, ni préférence votative. En revanche, elle doit soutenir ceux qui veulent respecter ses règles et principes tout en encourageant l’acquisition des droits au sein d’un socle de valeurs communes. 

Toute personne qui respecte les lois de la République et ses valeurs doit pouvoir faire entendre sa voix pour choisir celle ou celui qui le représentera à l’assemblée délibérante de son lieu de vie.

Dans ce sens, une future réforme constitutionnelle doit permettre de rouvrir cette question, au-delà des décisions attenant aux nombres d’élus ou de circonscriptions, et permettre à ces françaises et ces français d’adoption et de conviction d’avoir le droit de faire entendre leur voix au niveau local.

Eux aussi doivent pouvoir voter.

[1] 

Références

(1)Article 4. «  …Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année – Y vit de son travail – Ou acquiert une propriété – Ou épouse une Française – Ou adopte un enfant – Ou nourrit un vieillard ; – Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l’humanité – Est admis à l’exercice des Droits de citoyen français.

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La convivialité : une techno-critique pour résoudre les crises écologiques.

Le Retour de la question stratégique

La convivialité : une techno-critique pour résoudre les crises écologiques.

Depuis la seconde moitié du XXème siècle, les pollutions et exploitations du mode de production et des institutions capitalistes sont de plus en plus visibles et contestées. Cette situation va mener plusieurs intellectuels à formuler critiques et réflexions sur la technique et les outils responsables de l’aliénation individuelle à l’ère du productivisme. Au prisme de cette analyse sera développé un concept-clé de l’écologie politique : la convivialité.

Les discours et politiques publiques environnementales actuels font la part belle à l’adaptation d’outils préexistants et à l’innovation technologique. Green New Deal, investissements dans les énergies renouvelables (ENR), finance verte, et même la 5G sont autant de solutions techniques ou mercantiles pour résoudre la crise climatique. Au risque parfois de se fourvoyer sur l’impact réel de ces solutions, comme en témoigne la foi dans le développement de la fusion nucléaire ou des technologies de capture de CO2 dans un contexte où l’urgence climatique implique une action immédiate.

La question du nucléaire, de manière générale, est d’ailleurs un clivage important au sein des mouvements écologistes qui ne peut se comprendre sans analyser l’histoire des idées écologistes. Car, au-delà de la question technique et des ordres de grandeur (quelle quantité d’énergie peut-on produire ?), les mouvements antinucléaires ne se sont pas contentés, comme à leurs débuts, de s’opposer à l’usage militaire de cette énergie. Ils vont, à partir des années 1970, contester également le nucléaire civil en raison du modèle politique qu’il implique. Centralisée et nécessitant de larges infrastructures et l’acquisition de savoirs de pointe pour la manier (impliquant donc que seules certaines personnes en aient la maîtrise), la technique nécessaire pour le nucléaire serait le reflet de la société de l’époque : bureaucratique, technocratique, antidémocratique.

Les écologistes politiques de l’époque établirent ainsi un lien essentiel entre choix des techniques et outils et choix de société. Un lien élargi au-delà du nucléaire pour servir une techno-critique du capitalisme et du productivisme, qui, d’un même mouvement, privent les humains de leur autonomie et détruisent la nature. Qu’apporte cette analyse de la technique à la critique du capitalisme ? Et quelle alternative politique en découle ? À cette dernière question, un penseur autrichien nommé Ivan Illich répondra en un mot, dans un ouvrage éponyme : la convivialité.

UN ENVIRONNEMENT D’OUTILS : QUAND LA TECHNIQUE DICTE SA LOI

Avant d’expliquer cette notion, il convient de revenir sur l’importance donnée à la technique et aux outils dans les pensées de l’écologie politique : pourquoi s’y attarder, et pourquoi s’attarder sur leur « essence » plutôt que sur leur seule utilisation ?

Quel est même le rapport avec l’écologie ? Car, à première vue, l’environnement n’est pas directement concerné : en effet, on entend ici par “technique” et “outil” ce qu’on qualifie couramment de “technologie”. Un usage dérivé de l’anglais, vu que le troisième terme recouvre l’étude des deux premiers. Cependant, la technique est généralement définie comme l’ensemble des procédés servant à fabriquer, maintenir ou gérer, tandis que l’outil désigne, selon le sens large donné par Illich, tout objet, instrument, ou institution mis au service d’une intentionnalité ou comme moyen d’une fin. Deux définitions semblables qui rangent ainsi dans une même catégorie un marteau, l’école publique ou encore le code du travail pour mieux se concentrer sur l’essentiel : leur utilité, évaluée en fonction de l’efficacité pour atteindre un but défini, et la manière dont ils gouvernent les rapports humains. Jacques Ellul, historien du droit et penseur phare de la technique en France, pose d’ailleurs cette quête absolue de l’efficacité comme critère distinguant la technique de la simple machine.

En effet, la critique de la technique et de l’outil commence par le constat de leur sacralisation et prolifération au point où l’environnement immédiat devient technique, dans le fond comme dans la forme. Partant de sa définition de technique comme quête de l’efficacité, Ellul constate ainsi, dans son ouvrage “Le système technicien” (1977), qu’elle a dépassé le simple statut d’intermédiaire entre l’homme et son environnement pour devenir, matériellement et immatériellement, l’environnement immédiat des individus dans la société occidentale moderne.

Il ne s’agit donc pas uniquement d’une accumulation de machines et de produits : la technique devient à la fois la logique organisatrice de la société et autonome par rapport à celle-ci. La technique ne vise que son propre perfectionnement et étalement, et devient notre environnement car la société s’adapte à ses progrès et à sa logique d’efficacité et d’utilité. Ainsi, l’invention du moteur à combustion entraînerait mécaniquement d’autres innovations techniques, comme la voiture ou l’avion, pour répondre aux besoins de la technique elle-même et pas forcément à ceux des sociétés humaines, qui se plieraient à ces injonctions techniques. Un mécanisme conforme à l’adage “on n’arrête pas la marche du progrès”.

Par son influence et par son autonomie, la technique dépasse alors dans les sociétés modernes le simple statut de moyen en vue d’une fin pour devenir un “milieu environnant à part entière”, ce qui soulève des enjeux écologiques à proprement parler, c’est-à-dire relatif à l’interaction entre l’homme et son milieu. Or, comment évoluer dans un environnement technique sans risquer déconnexion, d’une part, et perte de contrôle de ces techniques, d’autre part ?

Sur le premier plan, la déconnexion serait d’abord ontologique : le philosophe allemand Günther Anders, pionnier de la pensée techno-critique et de la lutte antinucléaire outre-Rhin, propose ainsi la notion de “honte prométhéenne”. Renvoyant à la figure de la mythologie grecque ayant amené aux humains la civilisation par le feu, il décrit une honte de l’individu de n’être “que” biologique, limité et imparfait, en opposition à la machine puissante et sans défaut. En cherchant à atteindre la perfection de la machine, l’humain renforce ainsi sa soumission à la logique technique et s’éloigne des contraintes physiques. Soulignant ainsi une indissociabilité du projet technique et du projet humain, ce qui l’amène à mettre en garde contre le nucléaire, qui ferait entrer l’humanité dans le “temps de la fin”, c’est-à-dire que son temps serait compté avant d’aboutir à son annihilation totale du fait de ses propres créations.

Sur le plan de la perte de contrôle, la critique porte sur l’autonomie de la sphère technique qui la rendrait de plus en plus complexe et « géante » au détriment des bénéfices réels pour les individus. Illich insiste ainsi sur le seuil à partir duquel la technique devient nocive et se retourne contre son but initial et son utilisateur. Prenant l’exemple de la voiture, il montre que sa prolifération n’a pas engendré le gain de temps et de vitesse qu’elle était censée permettre. Entre le nombre d’heures passées à travailler pour pouvoir acquérir une voiture, à entretenir le véhicule, à rester dans les bouchons, et ainsi de suite, la voiture n’aurait pas fait gagner de temps à la population américaine. En prenant en compte le fait qu’une personne lambda consacre en tout et pour tout (temps passé à travailler, entretien, etc…)  plus de 1600h/an à sa voiture pour parcourir en moyenne 10 000km, la voiture ne roule en réalité qu’à … 6 km/h !

L’exemple de la voiture est également utilisé pour montrer que la technique va parfois non seulement créer un besoin, mais se définir comme seule réponse à ce besoin et restreindre l’accès aux autres. En goudronnant les routes et en étalant les villes en fonction des distances que peut parcourir une voiture, cette dernière nous prive de la possibilité de marcher ou de faire du vélo. En exerçant ce monopole radical, selon la formule d’Illich, la technique oblige les individus à recourir à elle. De plus, son niveau de complexité croissant ne permet pas une utilisation libre et contribue à renforcer la technique comme environnement des individus. Illich étend d’ailleurs ce raisonnement à l’école, qui n’éduquerait plus des individus dans le but de les rendre autonomes dans leur vie, mais formerait uniquement à servir les intérêts de formes multiples de la technique. Ou encore à l’appareil hospitalier, qui empêcherait le recours à d’autres formes de soin ou n’existerait que pour permettre de continuer à servir des appareils techniques (les médicaments serviraient à retourner au travail et pas tant à redonner une bonne santé, qui dépendrait plus du cadre de vie que de la prise ou non-prise de médicaments).

AUTONOMIE ET HÉTÉRONOMIE : L’ALIÉNATION PAR LA TECHNIQUE

Finalement la critique de certaines œuvres de la technique, à l’exemple de la voiture, pose ainsi la question de l’autonomie individuelle. C’est le cas notamment chez André Gorz qui, marqué par l’existentialisme de Sartre, pose toujours la liberté et l’émancipation de l’individu comme boussole politique. En effet, passé un certain seuil de développement et de prolifération, la technique rend les connaissances de moins en moins accessibles aux individus privés d’expertise, de plus en plus dépendants des institutions et appareils techniques pour satisfaire leurs besoins.

Illich et Gorz qualifient ainsi de “monde hétéronome” cet environnement promouvant et animé par des logiques qui nuisent à l’autonomie de l’individu, les rendant dépendants de leurs ouvrages techniques pour satisfaire leurs besoins. C’est là un des effets principaux des monopoles radicaux et de la technique comme environnement : nous ne sommes pas autonomes dans nos déplacements lorsque nous dépendons de la voiture pour se déplacer. Nous ne sommes pas autonomes si nous avons l’obligation de passer par l’industrie pharmaceutique pour se soigner, sans pouvoir comprendre les médicaments ni décider de comment ils sont produits. Et cette hétéronomie est amplifiée par les interconnexions et effets cliquets que provoquent les créations de techniques et outils nouveaux : lorsque toute la société s’est habituée à l’usage du téléphone mobile, nous sommes de moins en moins libres de ne pas en avoir un.

La technique légitime ainsi la consommation, et donc la valeur du travail : Illich pointe du doigt l’aptitude des individus à se soigner, produire ou apprendre par eux-mêmes qui serait confisquée par les personnes détenant l’usage de l’outil industriel. Ce phénomène est l’un des cinq équilibres dont dépendent, selon Illich, les humains pour vivre sur Terre et que l’outil industriel détruit. Après la destruction de l’autonomie de l’individu, on retrouve ainsi :

1/ La menace du droit de l’homme à s’enraciner dans son environnement : isolé dans un environnement technique, l’être humain perdrait sa capacité à cerner les limites de la biosphère, et serait incapable de voir que ce sont les outils dont il s’est entouré qui causent pollution et surproduction

2/ L’équilibre du savoir : distinguant le savoir acquis par interactions avec son environnement (parler, marcher, parler en public, etc.) et le “savoir réifié de l’homme agi par son milieu outillé”, plus intentionnel et programmé (les mathématiques, la danse classique, etc.), Illich note un accroissement du second type de savoir au détriment du premier. Provoquant une raréfaction du savoir et une délégitimation des savoirs qui ne répondent pas aux exigences des outils.

3/ L’équilibre du pouvoir : la structure même de l’outil industriel empêche les personnes non-qualifiées de se servir de ces outils, et permet aux élites sachant manier l’outil de définir les besoins des autres. L’outil industriel établit alors forcément une polarisation du pouvoir. C’est cet outil et non pas les personnes qui le manient qui détermine cette polarisation, ce qui amènera Illich à dire “changer l’équipe dirigeante, ce n’est pas une révolution”.

4/ Le droit à l’histoire et à la tradition : comme les individus ne sont pas libres de choisir leur production, “l’outil impose la direction et le rythme de l’innovation” (p.109). Cette innovation, couplée à l’obsolescence des anciens produits qui en résulte, prive la majorité de la population de références communes.

En détruisant son environnement et la capacité même de l’individu à s’y déterminer librement, la technique provoque une crise écologique en même temps qu’elle provoque une crise du sens. L’individu est condamné à faire tourner ce moyen devenu une fin en soi, et ne peut plus définir ses besoins propres. L’aliénation, au sens marxien, ne se limite alors plus au travail, mais touche la vie tout entière : notre consommation, notre environnement, tout devient déterminé de l’extérieur par des techniques hors du contrôle de la majorité de la population.

Pour autant – et c’est la nuance qui retient les penseurs de l’écologie de tomber dans un rejet complet de la technique et de la civilisation –, la technique n’a pas à être aliénante. Chez Gorz, si elle l’est, c’est parce qu’elle a été conçue pour servir des intérêts capitalistes et productivistes (et s’oppose ainsi à la thèse du développement autonome de la technique défendue par Ellul). Illich note bien que c’est aussi la question des limites et des seuils qui rendent un outil aliénant et contre-productif, et non l’outil lui-même. Et les deux admettent la nécessité d’avoir des outils se déployant à grande échelle.

CONVIVIALITÉ OU ÉCOFASCISME

Répondre à la crise écologique nécessite donc de répondre à la crise humaine, la technique provoquant les deux d’un même mouvement destructeur et autoritaire. Dès lors, quel système politique ériger pour répondre à la fois à l’aliénation individuelle et à la crise écologique ? Les penseurs de la technique clarifient les choses : rejeter totalement la technique, et donc l’industrie et les espaces hétéronomes, serait un non-sens. Se détachant de tout projet politique de “retour à la lampe à huile”, les écologistes techno-critiques prônent un régime politique garantissant le maximum d’autonomie aux individus en s’éloignant d’une logique productiviste et capitaliste. Une rupture nécessitant un débat sur les technologies et la production pour choisir celles qui répondent à des besoins définis démocratiquement.

Ce débat est essentiel car la focalisation sur les seuls problèmes environnementaux ne suffira pas pour libérer les humains. Gorz admet ainsi la possibilité d’un techno-fascisme, d’une dictature technocratique, où la réponse à la crise écologique serait laissée aux seuls experts contrôlant tous les facteurs de l’existence. Une telle réponse renforcerait alors l’emprise de la technique industrielle sur les humains, réduisant davantage encore leur autonomie.

Gorz rappelle à cet égard que les progrès scientifiques permettant déjà de nourrir, loger et vêtir tout le monde sur Terre, la politique et l’organisation de la production sont les seuls freins à la satisfaction des besoins humains. La crise écologique devient alors indissociable d’une crise du sens : qu’adviendrait-il de la vie sur une planète débarrassée des crises écologiques mais où toute autonomie serait impossible ?

Face à cette force aliénante et destructrice du lien social et de l’environnement que représente la technique, Illich propose donc la notion de convivialité. Une reconstruction conviviale déboucherait sur une société respectant les cinq équilibres que l’outil industriel détruirait, et laisserait ainsi le maximum d’autonomie à l’individu dans le respect de celle des autres.

Elle se définit d’abord par des outils dont le caractère convivial repose sur le respect de trois exigences : la garantie de l’efficience sans amoindrissement de l’autonomie personnelle, la disparition des rapports de sujétion et de servitude, l’élargissement du rayon d’action personnel, c’est-à-dire le périmètre au sein duquel l’individu peut exprimer sa créativité et agir sur son environnement. Le niveau de technicité n’est ainsi pas forcément un critère : Illich présente d’ailleurs le téléphone comme un outil convivial car il est facilement appropriable, et permettant d’étendre notre champ d’action sans priver les autres de leur liberté.

Dans une société conviviale, de tels outils et techniques de production sont choisis démocratiquement. Les techniques, outils, et modes de production qui en découlent y sont librement débattus et choisis par les individus les maniant, et sont subordonnées “à l’extension continuelle des autonomies individuelles et communautaires”. Ce choix n’est pas déterminé par les seuls experts monopolisant le savoir, mais par les “producteurs-et-usagers” de la communauté concernée en fonction de leurs besoins, eux-mêmes définis par cette même communauté. Selon Gorz, cette redéfinition de la technique est préalable et essentielle à toute tentative de sortie du capitalisme et de construction de modèles de production alternatifs.

La critique écologiste de la technique redéfinit ainsi ce que l’on qualifie d’ordinaire de progrès, en dehors des sentiers du progrès technique et de la croissance sans limite. Dans un XXème siècle où le progrès technique était une condition sine qua none de l’émancipation, la techno-critique veut ouvrir un chemin rejetant les impératifs d’efficacité et glorifiant l’autonomie et la diversité des activités. Et ce, dans un but d’émancipation du genre humain, en ne se concentrant plus sur le « plus » mais sur le « mieux ». Les critères définissant alors une société écologiste deviennent la mesure et l’équilibre menant à un mieux-être.

Que reste-t-il de cette techno-critique aujourd’hui ?

Constatons tout de même que le fétichisme de la technique et de la prouesse technologique a du plomb dans l’aile. L’installation de nouvelles techniques aux effets sanitaires ou environnementaux potentiellement risqués (nucléaire, 5G) n’est plus acceptée comme allant de soi, notamment du fait de leur imposition sans concertation préalable.

D’autre part, les notions de sobriété (Illich qualifiait d’“austère” l’humain vivant en société conviviale), de respect des équilibres avec l’environnement et d’autonomie (prise dans son acception la plus large et non uniquement dans le cadre du travail) ont apporté de nouvelles grilles de lecture et imaginaires pour les courants politiques s’emparant de la thématique écologiste, à l’image des formations partisanes existant à gauche. Pour nombre de nos contemporains, l’association entre progrès technique et progrès humain ne va plus de soi, elle a été remplacée, au contraire, dans l’imaginaire collectif, par de la méfiance vis-à-vis d’une technique dont l’usage intensif crée un risque pour l’humanité. C’est donc également une révolution intellectuelle pour une gauche marquée par le marxisme et le productivisme : le problème n’est plus uniquement le patron, mais aussi l’usine elle-même.

Politiquement, si la techno-critique relève plutôt du libertarisme de gauche (autogestion, égalité, communautés à taille humaine, démocratie directe, …), elle ne s’est pas cantonnée à ce camp. Ainsi, l’intuition d’imputer à la même cause – l’organisation du système productif – la destruction de la planète et celle des humains se retrouve à la base du courant écosocialiste (qui fut largement inspiré par Gorz). Certains groupes politiques français s’en revendiquent, comme le Parti de Gauche et la France Insoumise, tous deux créés par Jean-Luc Mélenchon. Ce qui n’est sans doute pas un hasard, vu son attention portée à l’Amérique Latine où l’écosocialisme a connu son heure de gloire, notamment via le concept de “buen vivir”. Ces concepts pourraient, davantage aujourd’hui qu’hier, connaître une vitalité nouvelle à la faveur du consensus qui se dégage dans les opinions publiques des pays démocratiques et dans le domaine scientifique sur l’urgence écologique et le lien entre question sociale et question environnementale.

Néanmoins, cette source d’inspiration ne nous dispense pas d’effectuer un retour critique sur ces concepts forgés par des auteurs marqués par les contingences de leur époque.  La première critique concerne l’absence de prise en compte du vivant non-humain : les penseurs de la technique que nous avons mentionnés ici ne remettent pas en cause la grande et classique division entre nature et culture. Gorz ne voyait ainsi pas comme un problème en soi la dégradation de la nature tant que cela ne remettait pas en cause les équilibres permettant la vie, c’est-à-dire essentiellement la vie humaine. Il ne considère pas les crises écologiques comme des problèmes en soi, mais comme une justification supplémentaire pour mettre fin à un système aliénant pour les humains, voire comme un problème secondaire.

Or la mise en scène de cette distinction fut à la base d’un mouvement d’appropriation sans précédent du vivant et on ne peut, au XXIe siècle, se satisfaire d’un tel aveuglement sur les causes comme sur les conséquences d’une crise écologique dont les manifestations n’étaient certes pas aussi évidentes à l’époque de Gorz qu’elles ne sont aujourd’hui, ni l’information à ce sujet aussi bien partagée, mais dont les prémices auraient dû tout de même attirer son attention. Si la société de la technique implique un fétichisme de l’efficacité et du contrôle dont il s’agit de se débarrasser, comment ne pas aussi remettre en question l’hubris d’une maîtrise totale de notre environnement naturel induit par un tel fétichisme ?

Gorz et les penseurs de la technique ont aussi eu tendance à voir en la science une entité presque toujours assimilable par le capitalisme lorsqu’elle n’alimente pas un projet politique. En avertissant sur le risque d’un écofascisme et en distinguant son écologie politique d’une écologie scientiste, Gorz supposait que le capitalisme userait comme toujours de sa capacité d’adaptation pour intégrer les connaissances sur le climat et la biodiversité sans changer son modèle. Or, force est de constater que le capitalisme et ses défenseurs ont nié, minimisé, détourné les alertes et recommandations des scientifiques, comme ce fut le cas de certaines majors de l’énergie et du pétrole, à l’image d’ExxonMobil ou de Total.

De même, une expérience comme celle de la Convention pour le Climat, où des propositions furent élaborées selon un processus de délibération citoyenne fondé sur des données scientifiques et avec le concours de la communauté scientifique, montre bien qu’il n’y a pas d’appropriation de la production scientifique par des intérêts économiques, bien que certains intérêts économiques n’hésitent pas à développer des pratiques s’apparentant à de la corruption intellectuelle pour obtenir un blanc-seing scientifique.

L’enjeu est ici, dans le processus de production et de diffusion de la connaissance scientifique et comme le remarquait Bruno Latour dans son essai Politiques de la nature, de penser les voies et moyens pour « faire entrer les sciences en démocratie » et sortir justement du règne sans partage de l’expertise qui ne peut mener qu’à une technocratie anti-conviviale.

NOTA : sauf mention contraire, les extraits cités ici sont tous tirés soit de “La convivialité” (1973) d’Ivan Illich, soit de “Ecologie et politique” (1975) et “Ecologie et liberté” (1977) d’André Gorz.

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L’écologie républicaine : entretien avec Chloé Ridel

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L’écologie républicaine : entretien avec Chloé Ridel

Chloé Ridel est haut fonctionnaire, militante associative, présidente de l’association Mieux Voter et directrice adjointe de l’Institut Rousseau. Elle est également chargée des questions européennes au sein du conseil scientifique de l’Institut. Dans cet entretien Chloé Ridel revient sur la notion d’écologie républicaine, un concept permettant de lier l’écologie politique et la tradition républicaine afin d’aboutir à une pensée écologique sociale et non punitive qui ne pèse pas sur les catégories populaires. Elle revient également sur l’histoire de la pensée écologique et les outils permettant de mettre en place une politique écologique républicaine.
LTR : Qu’est-ce que l’écologie républicaine ?
C.Ridel :

C’est une nouvelle matrice politique qui pourrait remplacer la social-démocratie dans un nouveau cycle historique de la gauche.

C’est la tentative de faire se marier la tradition de pensée républicaine et la tradition de pensée de l’écologie politique. La seconde apparaît sur la scène politique dans les années 70 avec le rapport Meadows sur la croissance et la présentation de la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle en 1974. À l’origine, les « écolos » sont encore présents dans l’imaginaire de beaucoup de Français, notamment les plus âgés, comme « les tartes aux fleurs » à travers les luttes libertaires, le plateau du Larzac, la lutte anti-nucléaire. Depuis, et on le voit bien, Europe Écologie Les Verts s’est enrichi d’autres traditions ! 

L’écologie républicaine est une écologie sociale. Elle l’est profondément, puisque les inégalités environnementales sont des inégalités sociales. Ce sont les riches qui polluent le plus : les 10% les plus riches polluent 4 fois plus que la tranche des 10% les plus modestes. Ce sont aussi les plus pauvres qui subissent le plus le changement climatique, qui meurent le plus de la pollution de l’air, qui habitent près du périphérique…

En augmentant les taxes sur l’essence, on prend à la gorge des gens qui ont besoin de leur voiture pour aller acheter leur baguette de pain, pour aller travailler, pour aller emmener leurs enfants à l’école. Par contre, on laisse les riches continuer de prendre l’avion comme ils veulent, et puis les très, très riches, prendre des fusées pour aller faire du tourisme spatial.

Il y a le besoin d’un ordre républicain – c’est pour cela que cette épithète est primordiale. Si l’on veut augmenter les taxes sur l’essence, il faut construire une société où les personnes ne dépendront plus de leur voiture pour se déplacer. 

L’écologie républicaine et sociale se différencie de ce qu’on peut appeler le « capitalisme vert », qui va tout faire reposer sur la responsabilité individuelle, « l’auto-responsabilisation » des entreprises (la fiscalité, les marchés de droits à polluer) et des individus. Ce capitalisme vert est aussi techno-solutionniste. En Chine, aux États-Unis, on se met à manipuler les nuages en mettant de l’iodure d’argent dans l’atmosphère, ce qui fait pleuvoir sur les endroits où on craint pour la sécheresse. On manipule le climat. C’est une vision terrible. Afin de ne pas répondre à l’injonction de sobriété, et continuer de produire toujours plus, on en vient à compter uniquement sur le facteur technologique.

L’écologie républicaine se différencie aussi des collapsologistes, et des personnes qui partent du principe qu’il faut se regrouper dans des communautés d’entraide pour survivre. C’est une sorte de survivalisme new age. Ce n’est certainement pas l’écologie républicaine. On y parle « d’effondrement », sans jamais vraiment le définir. Ce vocabulaire porte le risque de provoquer une angoisse si forte qu’elle peut conduire au nihilisme.

Quelque part, je compare l’angoisse climatique -ce qu’on appelle la solastalgie, très forte dans la jeunesse- à l’angoisse que les identitaires ont vis-à-vis du grand remplacement.  Cela crée des discours dogmatiques, de la négativité et de l’impuissance. L’écologie républicaine, c’est une écologie qui dompte la peur légitime du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité par des actions ambitieuses et résolues. 

LTR : On a dernièrement parlé d’une vague verte, mais, on l’a vu au moment des municipales, elle n’a en fait touché que quelques grandes métropoles. Il existe par ailleurs une écologie de droite, voire d’extrême-droite. 
C.Ridel :

Absolument. Tout ça commence à se mettre en place. Je ne pense pas que l’écologie puisse être la marque d’un seul parti. L’écologie va se fondre dans le clivage Gauche/Droite. Il y a une écologie d’extrême droite qui commence à émerger autour des notions de localisme et d’identité. C’est celle de la revue « Limite ». Et c’est une écologie qui a le mérite d’être cohérente. « Limite », ce sont des catholiques de droite (et de gauche), qui disent que l’écologie porte une forte idée de sobriété, héritée de la pensée chrétienne : vivre pauvre, condition ascétique, etc. Et ils portent cette idée très forte de limites sur les sujets sociétaux. Pour eux, quand on est écologiste, on ne peut pas cautionner la manipulation de la vie. Sur des sujets bioéthiques, l’écologie de Droite et d’Extrême Droite est très conservatrice.

LTR : Des bioconservateurs donc ?
C.Ridel : 

Oui. Mais certains écologistes de gauche le sont aussi. Il y aussi une écologie de droite libérale, c’est ce capitalisme vert dont on a parlé plus haut. Je ne la range pas dans le cadre de l’écologie républicaine. Parce que ce qui la définit, avant le caractère social, c’est la puissance publique. La matrice, c’est la puissance publique, la règle commune qui s’applique à tous. La notion de « biens communs » (air, eau) est à ce titre essentielle.

Au contraire, le capitalisme vert peut dire « donnons un bien commun en gestion à des sociétés privées », c’était le cas au Chili par exemple, où l’eau était possédée à 100% par des groupes privés… L’écologie républicaine refuse ce genre de choses : les biens communs doivent être publics.

L’écologie républicaine est une écologie du temps long et de la planification, une écologie sociale où chacun contribue de sa juste part à l’effort de reconstruction écologique. Il y a des idées d’ISF climatique, mais aussi de quotas carbone… On parlait du tourisme spatial, de Jeff Bezos qui s’est envoyé dans l’espace. Ça il ne faut pas le taxer, il faut interdire ! On ne doit pas avoir le droit de faire ça, parce que cela pollue en 10 minutes l’équivalent de ce que polluent 1 milliard de personnes sur leur vie entière, juste parce que quelqu’un est suffisamment riche pour s’offrir ce caprice. Donc non : c’est aussi une écologie qui va interdire des choses, on n’est pas uniquement dans l’incitation. 

Tout ceci amène un retour de la puissance publique, et pas que de l’État ! C’est aussi l’Union européenne, les collectivités, la commune. Même si l’Etat doit avoir un rôle prépondérant de planificateur, la puissance publique est plus large.

LTR : D’un point de vue économique,cela signifie qu’on ne fait pas confiance au privé pour opérer la transformation de lui-même, même si on lui a donné le bon cadre institutionnel et juridique, la bonne transparence sur les risques climatiques, les bonnes incitations fiscales (ce que recherche le capitalisme vert incitatif et responsabilisateur). Les outils de l’écologie républicaine sont-ils d’abord des outils coercitifs (quotas, interdictions, normes…) ? 
C.Ridel :

Non, ce n’est pas une écologie qui est méfiante du secteur privé par nature. Cependant, l’écologie républicaine ne va pas compter sur l’auto-responsabilisation des entreprises.

C’est ce qu’a fait le gouvernement avec la loi PACTE : ils ont créé des « entreprises à missions » : qui doivent discuter d’un projet d’entreprise, se définir une « raison d’être » : les collaborateurs réfléchissent à la mission de leur entreprise, pour déclencher un cercle vertueux…C’est intéressant mais ce n’est pas obligatoire. Il y a quelques incitations financières à le faire, mais c’est une sorte de bonus. On dit « s’il vous plaît devenez des entreprises à mission ».

L’entreprise est une organisation humaine fondamentale, mais elle doit être mise au service du bien commun. Il est absurde que des travailleurs donnent leur force à des entreprises qui sur le long terme détruisent leurs vies. Donc l’entreprise doit être mise au service du bien commun. Cela implique de taxer les comportements polluants, voire de les  interdire. C’est tout le droit environnemental, la notion de droit de la nature, portée notamment par Marie Toussaint, avec le crime d’écocide… L’écologie devra mettre des limites à la liberté d’entreprendre. Aujourd’hui elle est un principe constitutionnel. Une des propositions des socialistes pour l’élection présidentielle, c’est d’inscrire dans la constitution que le bien commun doit prévaloir sur la liberté d’entreprendre. C’est intéressant ! ça reformate le contentieux entre l’économique et l’écologique dans un sens qui est tout autre. Aujourd’hui, le juge quand il a d’un côté la liberté d’entreprendre et la propriété privée, et de l’autre [des considérations écologiques], il tente de les concilier, mais rien ne prévaut. L’écologie va demander de porter atteinte à la propriété privée ou à la liberté d’entreprendre au nom du bien commun. Il y a une hiérarchisation à établir.

On vit depuis Adam Smith sur un régime d’économie libérale où la propriété privée prévaut (au centre de la Révolution Française aussi). Il va falloir remodeler ces principes fondamentaux de notre organisation économique pour l’adapter à de nouvelles contraintes.

Dans un monde où on va être 7,5 milliards… Nous allons devoir avoir des règles scrupuleuses que tout le monde devra respecter ! La moindre chose que je fais a un impact sur les autres et notre vie en commun.

C’est pour cela que la matrice républicaine est la seule qui puisse permettre la reconstruction écologique. Il s’agit d’organiser la vie commune et le bien commun. En France, cela passe par la république. On a un tel changement à conduire : il faut qu’on s’appuie sur ce qui fait notre force, et c’est cette matrice républicaine !

LTR: Vous avez évoqué tout à l’heure la notion d’échelle au regard de la puissance publique, notamment à travers l’Union européenne. On a aussi des conséquences au niveau mondial. Comment est-ce qu’on inscrit une république écologique dans un modèle mondialisé ? 
C.Ridel :

C’est une question très intéressante. L’UE a une voix à faire entendre sur l’écologie, différente de la Chine, des États-Unis et de la Russie. La chine s’oriente vers un modèle d’écologie autoritaire et scientiste (l’an dernier ils se sont engagés à la neutralité carbone en 2060, ce qui est un game changer énorme parce qu’ils représentent 25% des émissions mondiales). Mais ils vont le faire d’une façon qui ne sera pas du tout la nôtre !

Les Etats-Unis de leur côté seront moins autoritaires (en Chine il y a des dynamiques de notation sociale, environnementale, etc. Si tu portes atteinte à l’environnement tu perds des points). Ils miseront beaucoup sur l’innovation et sur la technologie. Et c’est aussi inquiétant. Avec un courant survivaliste très fort. Mais pas un courant survivaliste de pauvres comme chez nous, c’est quelque chose pour les riches, avec des bunkers, etc.

L’Europe, qui a une tradition écologique franchement extrêmement précoce :les principaux intellectuels de l’écologie politique sont des Européens : Arne Næss, Serge Moscovici, Bruno Latour, André Gorz… Les rédacteurs du rapport Meadows sont des Britanniques, c’est en Europe qu’on trouve le plus d’associations et d’ONG environnementales, on pourrait continuer la liste. On est vraiment le continent de l’écologie dans le monde, et on a évidemment une voix à porter. Et si on ne peut pas dicter leur conduite à la Chine ou aux Etats-Unis, on peut être une sorte de phare, faire jouer notre influence et notre modèle en la matière, et surtout imposer notre modèle en se servant de la taille de notre marché. Il est toujours le premier marché de consommateurs au monde, et il fait notre principale force. Il faut le transformer de fond en comble mais surtout ne pas le détruire car il est notre force. Et quand on adopte une règle à 27, c’est très long, mais par exemple quand on interdit la pêche en eaux profondes, ça veut dire que ne rentrent plus sur notre marché des produits issus de la pêche en eaux profondes. Donc on exporte nos normes au reste du monde. Quand on interdit la pêche électrique, c’est pareil. On pousse pour que ceux qui veulent avoir accès à notre marché interdisent aussi la pêche électrique ! On va aussi mettre des taxes carbones aux frontières, la Commission l’a compris, c’est ce qu’elle appelle l’ajustement carbone pour éviter les “fuites carbone’’.    

Mais on peut faire beaucoup plus, par exemple sur l’agriculture ! Pour l’instant on n’impose pas de réciprocité pour les produits agricoles importés, sur le plan des règles phytosanitaires et environnementales. C’est inacceptable.

Donc il faut se servir de notre marché, ne pas le détruire, avec des changements longs à faire, mais ça progresse. Et s’en servir comme une protection, une régulation de la mondialisation et un levier d’influence vis-à-vis du reste du monde.

On ne fera pas d’extraterritorialité du droit à l’américaine en allant pourchasser les gens chez eux, par contre on serait légitimes à refuser l’entrée sur notre marché de marchandises qu’on juge produites avec trop de dégâts sur l’environnement.

 LTR: Vous dites donc que notre grand marché est utile, et qu’il faut le garder dans une perspective écologique. Mais est-ce que l’écologie ne porte pas elle-même une critique de ce grand marché mondialisé, avec des échanges aussi importants avec l’autre bout de la planète ?
C.Ridel :

En l’état actuel, le marché européen empêche beaucoup de comportements qui seraient vertueux d’un point de vue écologique, ou social. On ne peut pas, par exemple, favoriser l’approvisionnement en circuits courts. Que ce soit en matière agricole ou autre. Au nom de la libre circulation des marchandises. Si demain on fait une TVA à taux réduit sur les légumes dans un rayon de 100km autour de chez nous, on va être censuré par l’UE, parce que c’est une aide déloyale qui contrevient à la concurrence libre et non faussée. Cela revient à subventionner des produits agricoles au détriment de produits qui viennent de plus loin. Donc il faut revoir ça. Ce sera compliqué : le marché agricole européen est un totem.

Donc non seulement il faudra changer notre marché commun vis à vis du reste du monde, mais il faudra aussi changer le marché à l’intérieur de l’UE, pour renverser la logique. Aujourd’hui on a un marché qui pénalise ceux qui sont les mieux disant socialement et d’un point de vue environnemental dans le marché européen. Si on choisit d’imposer des normes écologiques ou sociales plus dures pour les entreprises, on va être pénalisé. C’est absurde ! Il faut au contraire protéger ceux qui décident d’avoir un comportement vertueux.

Donc il y a différentes façons de le faire. Par exemple, un droit à protéger son marché de telle ou telle manière si on prévoit des normes sociales et environnementales qui sont supérieures aux minimums européens. Il faut inventer des choses là-dessus, mais c’est sûr qu’on devra réformer le marché européen. Et donc rentrer dans un rapport de force. Se pose donc la question de la stratégie, centrale à gauche. Car on est tous d’accord sur le constat que le marché est imparfait. Je pense qu’il faut faire de la désobéissance ciblée. Ne pas avoir peur de dire “oui ma TVA est à 2% sur les nectarines du Gard qui sont concurrencées par les nectarines espagnoles !”. 

On aura des plaintes, et une discussion politique à Bruxelles, pour remettre les choses à plat. Ce ne sera pas facile, chacun a ses intérêts, mais si la Commission est d’accord avec les objectifs climatiques qui sont les nôtres, on ne pourra pas échapper à ce genre de discussions. 

 LTR: Ça ne concerne pas que l’écologie, sur le volet social on a déjà eu l’exemple des travailleurs détachés…
 C.Ridel :

Oui, ça a déjà été changé ! Mais ça a mis quatre ans. Pour le coup, c’est à mettre au crédit de la France et d’Emmanuel Macron, qui a enclenché la négociation sur la réforme de la directive travailleurs détachés, avec des discussions très rudes avec les pays d’Europe centrale coalisés contre cette réforme. Ça a été une négociation longue de trois ans, mais on y est arrivé. On n’a plus le droit maintenant dans un pays d’employer des gens qui ont un même métier mais un salaire différent. 

LTR: Par rapport à l’emploi, vous avez beaucoup travaillé sur les Territoires Zéro Chômeurs, la Garantie Emploi Vert, etc. Quand on parle d’écologie on parle beaucoup de fermetures d’usines, et forcément on a des gens à gauche qui s’opposent à ces perspectives de perte d’emploi, avec du chômage. Est-ce que l’écologie républicaine pourrait être créatrice d’emplois ?
C.Ridel :

En tout cas, l’écologie républicaine n’a pas pour but de mettre les gens au chômage. Une république sociale doit garantir un emploi pour tous, permettre à chacun d’avoir un emploi. L’emploi c’est la dignité, la participation à la vie, un droit même. L’écologie, si elle est républicaine, devra trouver un travail pour tout le monde. Mais beaucoup de gens pensent que l’écologie est synonyme de destruction d’emplois parce que dans leur tête, « emploi = productivisme ». 

Il faut aller vers des emplois et une forme d’économie qui ne soit plus productiviste. On a déjà accumulé beaucoup de biens dans notre économie, on a tous une voiture, un frigo, une machine à laver, des équipements modernes. Pendant les Trente glorieuses, tous les Français ont eu accès à ces équipements, et il fallait une économie productiviste pour satisfaire les besoins des gens. Mais maintenant qu’on a tout ça, et qu’on a accumulé autant de biens, l’économie va évoluer vers ce que David Djaïz appelle dans son dernier livre l’économie du bien-être. C’est une économie sur laquelle la France est déjà très bien positionnée : la santé, la silver economy autour du vieillissement, la culture, la gastronomie, l’éducation… Les gens ont accumulé des biens et veulent maintenant vivre mieux, accumuler des expériences, développer leur être… ça va créer des emplois différents ! Et, pour que la société ne s’appauvrisse pas massivement, il va falloir continuer de  produire des richesses et maintenir une productivité suffisamment élevée. 

Par exemple sur l’agriculture, qui représente la plus grande perte d’emplois depuis les années 80 (nous n’avons plus que 400 000 exploitations agricoles en France). Si on veut sortir l’agriculture des intrants chimiques, on aura besoin de plus de gens pour travailler la terre ! Il n’est pas question de retourner à la charrette et à la faux, mais ce sera potentiellement demandeur d’emplois, avec des installations plus petites en permaculture, en hauteur etc.

Après la disparition des paysans que la France a vécu à compter des années 1950, 60, on garde une image très dégradée du travail de la terre : ce serait dur et dégradant. Notre génération doit relever le drapeau ! C’est une population délaissée, mal payée, qui se suicide… c’est scandaleux ! Il faut revaloriser cette image de l’agriculteur. C’est en cours avec les néo ruraux, qui ouvrent de nouvelles exploitations… c’est une minorité mais ça participe de la revalorisation de l’image des gens qui travaillent la Terre.

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8 mars : il est venu le temps des femmes

Édito

8 mars : il est venu le temps des femmes

Aujourd’hui, à Paris, Marseille, Lyon et partout en France, nous marcherons pour les droits des femmes. Aujourd’hui, main dans la main, nous irons crier, encore une fois, notre indignation. Contre les écarts de salaires, contre les discriminations sexistes au travail et à l’école, contre les violences sexuelles et les féminicides, contre les agressions quotidiennes. Aujourd’hui, nous irons marcher pour protester contre ces responsables politiques, et en particulier un ministre et des candidats à l’élection présidentielle, accusés d’agression sexuelle et toujours en fonction, trop peu inquiétés.

Aujourd’hui, à Paris, Marseille, Lyon et partout en France, nous marcherons pour les droits des femmes. Aujourd’hui, main dans la main, nous irons crier, encore une fois, notre indignation. Contre les écarts de salaires, contre les discriminations sexistes au travail et à l’école, contre les violences sexuelles et les féminicides, contre les agressions quotidiennes. Aujourd’hui, nous irons marcher pour protester contre ces responsables politiques, et en particulier un ministre et des candidats à l’élection présidentielle, accusés d’agression sexuelle et toujours en fonction, trop peu inquiétés.

La liste est longue, le mouvement sera massif.

Mais aujourd’hui, nous marcherons aussi pour les femmes du monde entier, d‘Afghanistan et d’Ukraine. Pour celles qui ont dû fuir leur pays, un matin, de peur d’être pendues ou tuées en pleine rue, pour sauver leur liberté.

Aujourd’hui, nous n’oublierons pas les femmes de Kaboul, soumises au joug impitoyable et archaïque des talibans. Nous marcherons pour elles, qui, courageuses, manifestent et bravent leurs fouets et leurs matraques.

Nous n’oublierons pas non plus les femmes de Kyiv, d’Odessa ou de Kharkiv, qu’elles aient fui les bombes ou soient restées les affronter. Nous marcherons pour elles, qui fuient avec leurs enfants, qui dorment dans des bunkers, qui prennent les armes.

Enfin, nous n’oublierons pas celles qui, réfugiées dans les pays de l’Union Européenne, fuyant la mort, sont rattrapées par les proxénètes, qui les guettent aux frontières, pour engraisser leur entreprise indécente. Le cynisme de ceux-là est inqualifiable, n’oublions pas les femmes qu’ils piègent.

En ce 8 mars, nous n’oublierons pas le courage de toutes ces femmes, qui luttent inlassablement pour leur dignité.

Alors marchons, et affirmons-le encore une fois et tant qu’il le faudra : la domination patriarcale a fait son temps, il est venu le temps des femmes.

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Le sionisme socialiste, Histoire particulière et universelle de la gauche

Entretien avec Steve Jourdin
Steve Jourdin est docteur en Histoire, il a publié sa thèse Israël : autopsie d’une gauche (1905-1995) aux éditions du Bord de l’Eau. Elle retrace l’Histoire du sionisme socialiste au travers de la construction de l’Etat d’Israël. Pour le Temps des Ruptures, il revient sur la construction de ce mouvement de gauche, sur son déclin et sur les enseignements que l’on peut en tirer aujourd’hui.
LTR : Pouvez-vous brièvement expliquer ce qu’est le sionisme socialiste ?
Steve Jourdin :

En France, on qualifie ce mouvement de travailliste, mais c’est une erreur. Il est né à la fin du XIXème siècle. Il s’oppose d’abord au sionisme traditionnel bourgeois, pour qui la solution à l’antisémitisme est la création d’un État juif et l’immigration dans celui-ci, sans avoir d’analyse en termes de classes. Le sionisme socialiste, lui, affirme la nécessité d’un territoire pour les Juifs, mais précise qu’il ne peut pas être un État bourgeois.

Il s’oppose aussi au socialisme tout court, incarné par le mouvement du Bund, créé par des juifs dans la Russie tsariste, pour qui le marxisme résoudrait tous les problèmes, y compris celui de l’antisémitisme. Le sionisme socialiste, lui, dit qu’il faut un État pour les Juifs, afin de les préserver de l’antisémitisme, et qu’il faut que celui-ci soit socialiste, parce qu’il faut faire partie de cette révolution socialiste qui arrive.

Le sionisme socialiste n’est cependant pas un bloc uni. Il se décline sous de nombreuses formes, en Russie notamment. C’est un moment particulier, car c’est celui où les bases du parti bolchévique se créent. Beaucoup de leaders du sionisme socialiste ont participé à cette création, ils ont milité main dans la main avec les futurs grands chefs bolchéviques.

S’il fallait retenir une année importante, qui transforme tout le mouvement du sionisme socialiste, ainsi que la communauté juive en Russie, c’est l’année 1903. C’est cette année-là qu’ont lieu les pogroms de Kichinev, au cours desquels plus d’une cinquantaine de juifs russes sont tués par des foules déchaînées. C’est un traumatisme énorme, une ville entière est saccagée par des hordes d’individus qui massacrent des juifs. Le pouvoir russe n’empêche pas ces pogroms. Or, à cette époque, les juifs de Russie représentaient la plus grande communauté juive du monde, avec environ 5 millions d’individus (70% de la population juive mondiale). Ces pogroms ont provoqué une forte immigration de la population juive, majoritairement vers les États-Unis (en particulier dans la ville de New York), ce qui donnera naissance à une communauté juive démocrate de gauche dans ce pays. Une minorité des migrants part en Palestine, souvent les plus pauvres. Parmi eux, on trouve des sionistes socialistes, qui ont l’habitude du militantisme. Ce sont ceux qui, en 1905, participent à la révolution russe, puis déchantent, et finissent par partir en Palestine.

En termes quantitatifs, les sionistes socialistes représentent entre 1500 et 2000 personnes. Ce sont eux qui créent l’État d’Israël en 1948, ainsi le mouvement travailliste en Israël. Les militants qui arrivent en Palestine sont des travaillistes “pur jus”. Ils sont issus de familles de petits bourgeois (familles qui ne sont pas aisées, mais pas ouvrières, vivant dans des petits villages) et veulent devenir ouvriers. Ils souhaitent retourner à la terre et devenir des travailleurs manuels. Ils sont persuadés que c’est comme cela que le futur État juif va naître. Ils sont également imprégnés de la philosophie marxiste selon laquelle l’avenir appartient à l’ouvrier. Ces premiers sionistes socialistes créent donc en Palestine les kibboutzim (le premier, Degania, est créé en 1909, près du lac de Tibériade), qui constituent les premières expérimentations sociales. Il est important de noter qu’à l’époque, il n’y avait pas de réflexion sur la cohabitation avec les Arabes.

LTR : La cohabitation n’était pas réfléchie par les premiers sionistes socialistes qui sont venus s’installer, mais comment cela s’est passé après leur installation ?
Steve Jourdin :

Il y a eu des conflits. La population arabe a pris conscience que quelque chose se passait. En 1909, il y a eu des attaques sur les installations juives, donc des ripostes, … Ces tensions se sont cristallisées au cours des années 20, lorsqu’à Jaffa ont eu lieu des échanges violents, avec notamment des lynchages de Juifs, et des ripostes de ces derniers. Mais ils sont très minoritaires à cette période. C’est donc dans les années 20 que les Juifs ont pris conscience de la présence de la population arabe.

Pour autant, il n’y a pas tellement de grande réflexion théorique sur le sujet au sein du mouvement sioniste socialiste. Les socialistes juifs qui arrivent en Palestine n’ont pas ce réflexe. Cela peut se comprendre par le fait que leur mouvement est basé sur la pratique : l’essai vient avant la théorisation. Par exemple, le kibboutz est une réponse à la pauvreté et la précarité, il n’a pas été théorisé en amont.

À cette époque, ces pionniers parlent quand même de la “question arabe”, il en reste des traces dans les journaux. Des débats ont lieu au sein du mouvement de l’époque, sans qu’il n’y ait de de véritable tentative de cohabitation. Les seuls à la tenter ont été les communistes (l’aile gauche des sionistes socialistes). Pour eux, le socialisme implique la cohabitation avec les Arabes, pour des raisons de classes sociales.

David Ben-Gourion devient le principal leader syndical dans les années 20 et essaie de réfléchir à la création d’un mouvement qui s’appuie sur les classes. Mais ce mouvement de classe est aussi un mouvement national, qui pense les Juifs contre les Arabes. Cette contradiction est à la base du mouvement travailliste. Les leaders sont conscients de cette contradiction et essaient d’y répondre, mais ils échouent car, dans les années 20, il n’y a pas encore d’État nation dans la région. En effet, dans la zone, les frontières commencent à se dessiner. Les sionistes socialistes veulent donc montrer qu’ils sont forts, pour pouvoir obtenir le plus possible de la communauté internationale. Ils ont bien conscience que les Arabes sont nombreux, et qu’ils ne pourront pas prendre la terre par les armes. Ils évitent donc la confrontation directe et tentent d’installer la légitimité de leur nation par la reconnaissance de la communauté internationale.    

Il est important de noter que la paix avec les Arabes est aussi prônée par certains dirigeants pour des raisons éthiques, de solidarité des peuples, issues du socialisme.

LTR : Dans leur construction, les mouvements sionistes socialistes semblent entretenir une relation ambigüe avec la tradition, entre ancrage et rejet. Pouvez-vous nous expliquer quels liens existent entre la tradition et le projet sioniste socialiste ?
Steve Jourdin :

Cette ambigüité est à l’essence même du sionisme socialiste. Ses fondateurs viennent de milieux conservateurs, ils ont baigné dans la tradition, ont été à la yeshiva ou au heder(1), connaissent très bien la tradition juive et la Bible, savent lire l’hébreu, parlent le yiddish. D’une certaine manière, avec le sionisme socialiste, ils rompent avec leurs pères. Ils sont jeunes (20 ans), célibataires et décident de partir dans un pays lointain. Il se crée un mélange explosif, entre ce qu’ils ont lu dans la Bible et l’ambiance révolutionnaire marxiste du moment. Beaucoup ne croient pas en dieu, et ces jeunes juifs marxistes travaillistes se servent de la tradition, évacuant tout ce qu’il y a de métaphysique. Ils relisent la tradition juive à la lumière du marxisme, du socialisme. Ils relisent certains chapitres bibliques, comme un texte socialiste. Par exemple, pour eux, la sortie d’Égypte, est la première révolution d’esclaves réussie de l’Humanité. Cette nouvelle lecture se matérialise dans les kibboutzim. Pour la fête de Pessah(2), ils lisent le texte de l’exode et réinterprètent les rites juifs à la lumière de leurs nouvelles idées. Pour prendre un second exemple, ils prônent l’égalité entre hommes et femmes.

LTR : Quelle a été l’influence des mouvements sionistes socialistes sur les socialistes en France et en Europe ?
Steve Jourdin :

En France, le mouvement sioniste socialiste a eu des influences dans les années 20 et 30, sur la SFIO notamment. Beaucoup sont impressionnés par leur société, surtout par le kibboutz, et ce jusque dans les années 70, surtout après mai 68. La SFIO des années 20 et 30 regarde leur parcours de près et trouve cela admirable, car le sionisme socialiste des débuts parvient à associer communisme et liberté démocratique. Mitterrand et les responsables socialistes assistent aux réunions du principal syndicat israélien dans les années 70 et 80. Par ailleurs, jusque dans les années 80-90, les travaillistes israéliens étaient influents dans l’internationale socialiste.

LTR : Le tournant libéral, ou néolibéral, que connaissent les partis de gauche israéliens dans les années 70-80 correspond à une vague néolibérale dans le monde, ou du moins en Occident. Quel lien peut-on faire entre ces événements ?
Steve jourdin :

Il y a un mouvement général, un changement de philosophie politique à la fin des années 70. Cela est dû au grand choc économique de la décennie, on découvre pêle-mêle l’inflation et les chocs pétroliers. Israël connaît la guerre des 6 jours et du Kippour, dans toutes les économies occidentales, mais également en Israël, le chômage monte. Les dirigeants de l’époque voient venir tout cela avec grande inquiétude.

Le retournement est donc matériel et économique, mais aussi idéologique, avec la montée en influence de l’école de Chicago. Israël n’est pas hermétique à tout cela. Certains des futurs dirigeants israéliens sont directement influencés par ces idées libérales ou néolibérales, parce qu’ils vont étudier en Europe et aux États-Unis. Ces échanges sont rendus possibles par l’émergence, en Israël, d’une classe moyenne qui part étudier à l’étranger.

Pour reprendre les mots de Naomi Klein, il y a aussi une stratégie du choc en Israël pour lutter contre cette inflation. À l’époque, elle est terrible, à 3 chiffres, elle pousse les usines à fermer. Dans un gouvernement d’union nationale, le Premier ministre de l’époque, Shimon Peres, s’appuie sur les jeunes partis étudier à l’étranger, ainsi que sur l’administration américaine, pour résoudre la situation. Il sera ainsi aidé par Milton Friedman dans cette entreprise et conseillé par des économistes de la Maison Blanche. Israël entre ainsi dans ce que l’on pourrait qualifier d’ère de la startup nation. En effet, le pays se désindustrialise en 1985, et son économie se transforme, dorénavant les inégalités explosent. C’est un vrai tournant pour l’économie israélienne, pour la société et pour ses dirigeants.

LTR : Mais alors, si les nouveaux dirigeants israéliens sont séduits par le néolibéralisme, pourquoi restent-ils travaillistes ?
Steve Jourdin :

La nouvelle génération veut arriver au pouvoir. Elle a le choix entre créer un nouveau parti, ou bien rester dans le vieux parti bien instauré, celui qui a créé l’État d’Israël et qui lui reste associé. Ceux qui ont le mieux réussi sont ceux qui ont décidé de rester dans ce grand parti travailliste. Mais ce qu’il faut noter, c’est qu’ils étaient beaucoup plus à gauche que le reste de la société sur le conflit israélo-palestinien. À l’époque (les années 70-80), être favorable à la création d’un état palestinien, était considéré comme très radical. Il était par exemple interdit de parler avec des militants palestiniens.

Pour autant, ces nouveaux dirigeants étaient de droite sur le sujet du travail. Pour eux, il n’y avait plus besoin de syndicats, alors qu’à l’époque, 80% des salariés étaient syndiqués. ⅓ des Israéliens travaillaient pour le secteur public et ⅓ pour le secteur coopératif (kibboutz, …).

LTR : Diriez-vous que la gauche israélienne a fini par abandonner la lutte des classes ?
Steve Jourdin :

Oui, ils ont clairement abandonné la lutte des classes et l’électorat populaire, mais ils l’avaient abandonné depuis longtemps. Par ailleurs, on peut dire que l’abandon va dans les deux sens. L’électorat populaire a abandonné les travaillistes. Dans les années 60 et 70, le parti travailliste regroupait des gens très différents : un avocat pouvait se retrouver aux côtés d’un garagiste. C’était le grand parti qui attrapait tout. Mais ce parti populaire s’est progressivement dé-prolétarisé. Il s’est vidé de son électorat populaire pour devenir un mouvement de classes moyennes supérieures, comme on le voit en France. Cela peut s’expliquer par le changement de sociologie du pays et l’émergence d’une vraie classe moyenne et supérieure. À ce moment-là, les classes populaires se sont tournées vers des partis de droite, ce qui explique leur arrivée au pouvoir en 1977. Depuis, en Israël, les classes populaires sont à droite et les classes moyennes sont à gauche.   

On peut considérer que les classes populaires ne trouvaient plus leur compte dans un parti travailliste emprisonné dans ses vieilles lunes, qui campait sur ses privilèges de classe. La droite a su en jouer. Les dirigeants du parti travailliste se sont embourgeoisés progressivement et ont fini par représenter l’élite du pays. Ils bénéficient de privilèges, de bons postes dans l’armée, ce qui a entretenu une certaine rancune. Ce lien entre les couches populaires et la droite se noue dans les années 70-80 et perdure aujourd’hui.

LTR : La gauche est à la peine dans de nombreuses parties du monde, y compris en Israël. Quel avenir prédisez-vous à la gauche dans ce pays ?
Steve Jourdin :

Il ne faut pas qu’elle ressuscite à tout prix. Si elle doit exister de nouveau, c’est pour évoquer les questions cruciales, et notamment évoquer la question de la résolution du conflit israélo-arabe. Aujourd’hui, c’est une thématique très difficile à faire entendre dans la société israélienne. Pour l’instant, les habitants pensent qu’on ne peut rien faire sur le dossier. Il y a des torts partagés entre les leaders israéliens dans cette situation, mais il est difficile de faire accepter l’idée que la résolution du conflit est une priorité, et surtout qu’elle est faisable.

Au-delà du conflit israélo-arabe, il faut que la gauche israélienne renoue avec les soucis quotidiens des habitants, avec la question sociale. Elle a été négligée pendant longtemps par la gauche, est revenue sur le devant de la scène avec le mouvement des tentes(3) en 2011, surtout au travers du sujet du logement. Aujourd’hui, il faut traiter en particulier la question de l’inflation après la crise sanitaire. Benyamin Netanyahou avait fait oublier les questions économiques et sociales en parlant du nucléaire et de la sécurité. La gauche aurait donc intérêt à mettre ces questions de pouvoir d’achat et de logement au cœur de ses préoccupations, sans négliger la question du conflit israélo-arabe.

En conclusion, je dirais donc que la gauche n’est pas morte, parce que la gauche ne meurt jamais, mais de quelle gauche parlons-nous ?

Références

(1)Écoles religieuses juives.

(2)Pâque juive.

(3)Mouvement social qui s’est déployé en 2011 dans les villes israéliennes pour protester contre la cherté du logement.

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Reconsidérer la dimension spatiale du social et de l’économique

L’urbanisme n’est aucunement neutre : si les élus ne projettent pas directement leur vision de la société sur la ville, cette vision participe à façonner la cité, lieu où se concentrent les hommes et les femmes et des activités diverses. Depuis quelques années, la reconquête des espaces urbains est un sujet en vogue. Cette idée, bien souvent présentée comme une modernité à l’encontre du futurisme et de ses villes géantes, a pris des formes concrètes dès les années 1970, ce fut par exemple le cas dans le cadre du communisme municipal manceau (Le Mans) entre 1977 et 1989. Dès leur arrivée aux commandes de la ville, Robert Jarry (le maire) et son équipe souhaitent limiter l’étalement urbain et densifier le maillage. Cette reconquête est celle du centre et de ses périphéries, une reconquête au singulier puisque ces deux espaces ne sont pas pensés en concurrence, mais comme répondant à un équilibre au sein de la ville. Limiter la concurrence entre les espaces urbains doit permettre le développement de chacun et une limitation de la ségrégation socio-spatiale. Sans utiliser l’histoire comme modèle ou repoussoir, un retour en arrière permet de replacer dans le temps long quelques problèmes rencontrés par les villes et des stratégies pour y faire face.
« La morphologie entre la matière et le social(1) »

Les politiques sociales étant protéiformes, que cela soit dans leur nature ou dans leur matérialité, l’appréhension de l’espace peut être une démarche salutaire à la reconstruction d’une République sociale, émancipatrice et écologique.

Dans notre exemple, l’aménagement du territoire doit avant tout être empreint d’un caractère social : prendre d’abord — mais pas seulement — en compte ceux qui ont été les victimes d’un sous-équipement. Le terme « victime » est un choix de vocabulaire très intéressant, au-delà de l’aspect tribunitien, il montre que la ville est vécue et qu’elle peut être subie. Ainsi, l’expression du géographe Marcel Roncayolo « La morphologie entre la matière et le social(2)» prend tout son sens : l’aménagement d’une ville relève bien sûr de la matière et de l’espace, mais aussi, et peut-être surtout, du social puisqu’elle est un lieu de vie. Une vie qui est à la fois quotidienne, économique, de loisirs, de travail ou encore de déplacements, les élus se donnent pour mission de repenser l’existant en fonction des besoins, non pas de conquérir l’espace.

La morphologie sociale

S’intéresser aux composantes sociales de la morphologie d’une ville n’implique pas un désintérêt des formes, au contraire, c’est précisément penser les formes à travers l’histoire politique, économique et sociale de la ville. Les formes de la cité sont ici des objets relevant du social. Il serait vain d’analyser les ensembles forgés par les voies, le parcellaire et le bâti indépendamment de la société en étant à l’origine d’un point de vue historique ; tout comme il serait stérile de les concevoir en dehors de la société que l’on souhaite construire d’un point de vue politique. En d’autres termes, que disent les formes matérielles de la société et de ses phénomènes ? Le terme « forme » est à comprendre de manière large. Comme Maurice Halbawchs, nous comprenons à la fois les formes naturelles et les formes intentionnellement construites et situées, elles sont à concevoir comme évolutives. La société ne se construit pas en dehors des formes, ce n’est pas une fois que les questions sociales sont tranchées que nous projetons la société dans l’espace, les formes sont parties prenantes des réflexions. Il semble que nous ayons aujourd’hui besoin de re-clarifier notre rapport à l’espace, que cela soit dans sa dimension environnementale, économique, sociale ou temporelle.

Habiter pour donner forme à la ville

Le domaine de l’habitation ne peut être limité au logement. Les divers bâtiments formant l’espace urbain sont habités par les hommes, pour autant ils n’y habitent pas nécessairement, c’est-à-dire qu’ils n’y constituent pas leur logis.

« Habiter serait ainsi, dans tous les cas, la fin qui préside à toute construction. Habiter et bâtir sont l’un à l’autre dans la relation de la fin et du moyen. Seulement, aussi longtemps que notre pensée ne va pas plus loin, nous comprenons habiter et bâtir comme deux activités séparées, ce qui exprime sans doute quelque chose d’exact ; mais en même temps, par le schéma fin-moyen, nous nous fermons l’accès des rapports essentiels. Bâtir, voulons-nous dire, n’est pas seulement un moyen de l’habitation, une voie qui y conduit, bâtir est déjà, de lui-même, habiter(3). »

Dès lors, construire est d’ores et déjà une manière d’habiter la ville puisque c’est un travail d’appréhension de la cité. D’ailleurs, buan (bâtir en vieux-haut-allemand) signifie habiter, la signification habiter du verbe bauen s’est perdue plus tard(4). L’étude linguistique d’Heidegger dans sa conférence « Bâtir, Habiter, Penser » explique que la manière dont nous sommes sur terre est le buan, soit l’habitation, et donc être sur terre c’est habiter. De plus, les constructions, c’est-à-dire le fait de bâtir et d’habiter la ville, font ressortir des éléments naturels et des fonctions de l’espace urbain. Ainsi, les choix d’aménagements faits par les élus mettent en exergue une vision de la société qu’ils désiraient construire, ce qu’ils souhaitent faire ressortir de la ville. En nous concentrant sur la forme (au sens large), nous visualisons un idéal. À l’heure d’une nécessaire remise en question de notre rapport à l’environnement et d’une lutte contre la hausse de la ségrégation sociale (qu’elle soit spatiale ou non), ré-apprendre à interroger notre action d’habiter peut être d’un grand secours. Si nous reprenons l’exemple du pont par Heidegger(5), nous comprenons que c’est par la construction de la ville que l’espace se crée et se forme : le pont reliant deux rives existantes ne fait pas que les relier, c’est par le pont que les rives ressortent en tant que rives puisqu’il les oppose l’une à l’autre. Si le lieu créé existe, c’est par le pont, ainsi, les espaces créés par les choix d’urbanisme des élus locaux existent par les aménagements répondant à des besoins sociaux-économiques de la population. Un espace est quelque chose qui est ménagé (6) à l’intérieur d’une limite, sachant que la limite ne veut pas dire là où quelque chose cesse, mais à partir de quoi quelque chose commence à être. Ainsi, les espaces sont par les lieux, qui sont eux-mêmes l’être de la chose bâtie, la morphologie de la ville peut donc être comprise par les constructions réalisées via les politiques d’aménagement des élus — sachant qu’elles répondent à des besoins économiques et sociaux — ; c’est-à-dire qu’ils ménagent des espaces et produisent alors la ville, il s’agit là du bâtir en tant que produire. Or produire l’espace est une manière de l’habiter, cela relève bien d’un comportement vis-à-vis de l’espace, un comportement trouvant ses sources dans l’élaboration d’un programme politique comprenant une vision de l’urbanisme très politisée dans notre exemple. L’urbanisme est un outil des politiques sociales et économiques menées par les élus. Et ce ne sont pas uniquement les constructions dans leurs formes qui font la ville, c’est leurs rôles, leurs fonctions et leurs usages par les populations qui participent alors à une construction de l’espace de la ville à la fois dans sa forme et dans son vécu par la société.

Maîtriser l’évolution sociale des espaces

Les politiques foncières menées par les élus relèvent des politiques d’aménagement de la ville, autant que des politiques économiques et sociales. La maîtrise du foncier permet d’anticiper la conception de l’espace, par leurs actions d’acquisition les élus se donnent la possibilité de modeler les espace acquis, de maîtriser la spéculation foncière de la ville et se dotent alors d’outils pour enrayer la ségrégation socio-spatiale et pour réintroduire de la mixité dans les fonctions urbaines des différents quartiers.

Dans les archives mancelles, des notes rédigées entre 1981 et 1983 précisent qu’il est nécessaire de mener une politique de réserves foncières plus agressive. Ce témoignage permet de recadrer le débat : lorsque les stratégies financières d’acquisition du foncier de sociétés et d’individus sont effectivement agressives au détriment du commun, une radicalité est nécessaire face à l’accaparement belliqueux de l’espace, sans quoi le droit à la ville sera l’apanage de quelques-uns.

Dans les années 1970 et 1980, les communistes revendiquent un droit à la ville et à l’habitat, mais aussi un droit au centre-ville, que cela soit pour y habiter — au sens de se loger — ou pour le pratiquer. Ce droit à la ville fait aujourd’hui écho avec le roman Les furtifs (2019) d’Alain Damasio. L’auteur y décrit des villes endettées privatisées qui pourraient être les nôtres dans quelques décennies, non forcément sous la forme de villes rachetées par des multinationales proposant des forfaits standard, premium ou privilège permettant d’accéder de manière inégale à la ville, mais parce que ces forfaits existeraient de fait par la ségrégation socio-spatiale et la hausse des inégalités.

Le besoin de logements abordables doit se faire dans une logique d’équilibrage, non seulement entre les villes pour que les villes déjà densément fournies ne soient pas celles qui en construisent le plus, mais aussi au sein même des villes afin de lutter contre le renforcement des frontières structurant la ville et séparant les habitants comme dans Les furtifs.

Dans notre exemple du communisme des années 1970-1980, la municipalité s’attache à développer les logements sociaux en centre-ville et dans les différents quartiers afin de freiner la hiérarchisation socio-spatiale de l’espace. Si cette idée apparaît comme une évidence, elle demande un véritable portage politique en raison des coûts plus élevés d’une telle opération dans le centre. Elle demande également un contrôle de l’évolution des loyers lors des opérations de réhabilitation afin que les populations en place ne se retrouvent pas rejetées en périphérie. L’objectif poursuivi est clair :  « rétablir un peu de justice dans la ville et ne pas laisser le centre être confisqué par des privilégiés de la fortune (7)».

La réponse de la municipalité va au-delà d’une forte de demande de logements sociaux, elle pense la répartition sociale de la ville, à la fois directement en implantant des logements sociaux dans le centre de la ville, mais aussi plus indirectement puisque leurs implantations participent à la limitation de la spéculation foncière dans ces quartiers. L’implantation spatiale des logements est un choix politique : soit nous répondons uniquement à une demande dans une démarche d’assistance et les plus pauvres devront se contenter du minimum, soit nous profitons du levier que représentent les logements sociaux pour réguler une forme de privatisation de l’espace favorable au développement des communautarismes.

À la reconquête de l’espace urbain

La reconquête de l’espace urbain, dans notre exemple, demande tout à la fois une limitation de l’étalement urbain, une densification du maillage et un développement de l’urbanité. Cette reconquête ne doit pas générer d’inégalités entre les territoires et les habitants, or le fait que la recherche d’urbanité passe par un développement du centre rend difficile l’annulation de toutes les externalités négatives pour les espaces périphériques.

L’espace du travailleur

Les constructions qui ne sont pas des logements sont malgré tout déterminées à partir de l’habitation, ce prisme se comprend dans les archives lorsqu’il s’agit de mieux placer les usines de production par rapport à l’habitation. Un des défis contemporains de la France est de réindustrialiser le pays, mais pas à n’importe quel prix. Si nous ne tenons pas compte des problèmes écologiques et sociaux, les premières victimes seront les travailleurs. La désindustrialisation n’étant pas nouvelle, des réflexions ont déjà pu être menées.

Le développement du télétravail a permis de questionner la durée de la journée de travail, et ce sur trois points essentiels : son allongement en raison de l’impossible déconnexion ; la place du temps de transport dans les villes modernes ; et enfin l’usage productiviste de l’espace urbain qui a détérioré le lien entre l’usager et son temps utile.

Parmi les avantages du télétravail, certains ont pointé du doigt la fin des longues et nombreuses heures de transport par semaine ; le temps de trajet est donc vécu comme une partie intégrante de la journée de travail. Dès lors, certains se sont précipités sur le télétravail pour en faire une solution miracle aux problèmes de l’éloignement entre habitation et lieu de travail. Or la proximité du travail n’est ici que numérique, elle peut donc être comprise comme illusoire. De nombreuses études et commentaires ont montré les conséquences délétères du télétravail pour les travailleurs, et tout particulièrement pour les travailleuses, nous ne reviendrons pas dessus. Plutôt que de choisir une réponse à portée de main, économique pour les employeurs, mais dont le coût social est lourd, l’arbitrage doit se faire à la faveur d’une meilleure répartition des emplois entre les territoires et dans les territoires.

Ces dernières années, les recherches et les réflexions sur l’équilibre des quartiers re-questionnant l’être de la ville se sont largement développées, elles ont même bénéficié des transformations de notre rapport à la ville durant la crise du Covid-19. 

Par exemple, la ville du quart d’heure, concept développé par Carlos Moreno, est une méthodologie territoriale qui vise à « changer nos modes de vies, à reprendre le contrôle, voire la possession de notre temps utile et prendre le temps de vivre (8)». Sont mis en lien le territoire, ses usages et le chrono-urbanisme afin de développer une ville polycentrique où les quartiers sont riches d’une mixité fonctionnelle. Six fonctions sont identifiées : habiter, travailler, s’approvisionner, se soigner, s’éduquer et s’épanouir. La relation entre le temps et la qualité de vie n’est pas née avec Carlos Moreno ; Clarence Perry au début du xxe siècle travaillait déjà sur la proximité. Au-delà des développements théoriques, les politiques municipales allant dans le sens d’un urbanisme d’équilibre, considérant donc la proximité et le temps comme des facteurs déterminants de l’aménagement urbain, ne datent pas du xxie siècle.

Dès les années 1970, le PCF et le PS dénoncent les problèmes de temps de transport pour se rendre au travail qui allongent les journées des travailleurs, tout particulièrement des catégories défavorisées. Si l’on additionne le temps de travail journalier au temps de transport, on obtient un total similaire à la durée de la journée de travail de la fin du xixe siècle, lorsque le travailleur logeait une faible distance de son travail. Le temps de travail baisse mais, dans le même temps, les mutations spatiales éloignent les travailleurs de leur lieu de travail, ainsi une partie du temps libre gagné est consacré aux transports. Le gain du travailleur est en partie volé.

L’une des réponses proposées est de mieux articuler les déplacements en fonction des zones résidentielles. En 1979, Robert Jarry déclare que la Ville doit affirmer la priorité aux transports en commun dans un souci de justice sociale. Puisque les inégalités de revenus entraînent une division de l’espace urbain — et ce malgré les politiques mises en place à l’échelle locale pour freiner ce phénomène —, les classes sociales les moins favorisées logent à une distance plus élevée du centre-ville. Ainsi, il apparaît nécessaire de desservir les grands ensembles des quartiers périphériques en offrant des dessertes par transports en commun à un rythme soutenu. Nous sommes en 1978, mais plus de 40 plus tard nous faisons toujours les mêmes constats et les mêmes appels. Il y a une recherche d’équilibre entre, d’une part le développement de la centralité accessible à chacun ; d’autre part la nécessité de rééquilibrer la répartition des services au sein de chaque quartier, tout en connectant les espaces entre eux. L’accent est davantage mis sur les transports collectifs que sur l’aménagement routier car il ne s’agirait pas d’une politique sociale si les inégalités de motorisation n’étaient pas prises en considération dans les possibilités de déplacement. Ainsi, la réponse à des besoins sociaux engendre des formes particulières de la ville. Il s’agit de s’attaquer aux inégalités socio-spatiales et à l’amélioration du cadre de vie des citadins puisque « les déplacements par les nuisances multiples qu’ils produisent, jouent un rôle prépondérant dans la dégradation de la qualité de la vie des citadins (9) », notamment la pollution engendrée par les déplacements.

Le rapprochement entre le travail et l’habitat passe également par des choix stratégiques concernant l’implantation des entreprises. L’objectif premier des communistes manceaux entre 1977 et 1989 est l’emploi. Dans les années 1970, les politiques privilégiant le plein emploi ont été mises en déroute. La décennie suivante, l’École de Chicago explique que la monnaie ne peut pas servir à relancer l’économie, il ne faut donc pas espérer une amélioration de l’économie par la relance monétaire. L’objectif prioritaire n’est plus le plein-emploi mais la désinflation, ainsi le plein-emploi apparaît comme un objectif dérivé dans les politiques économiques nationales. Entre 1977 et 1989 les communistes manceaux confrontés à la désindustrialisation et à la massification du chômage placent la défense de l’emploi comme l’objectif premier des politiques économiques locales. La municipalité croit en son rôle moteur, une conviction renforcée après les lois de décentralisation (1982-1983), sans pour autant prétendre être en capacité de résoudre la crise de manière globale. L’aménagement urbain, quel qu’il soit, est pensé pour favoriser l’emploi, cela est d’autant plus direct lorsqu’il s’agit de favoriser l’implantation d’entreprises.

Pour répondre à la ligne directrice « vivre et travailler au pays », ce qui signifie que les travailleurs doivent pouvoir rester au Mans et/ou ne pas se retrouver à parcourir de longue distance pour être employé, les élus doivent participer à l’implantation d’activités économiques. Ainsi, ils cherchent à encourager le développement d’entreprises dont les besoins en main-d’œuvre sont cohérents avec les formations disponibles sur place.

Dès la fin des années 1970, les acteurs mènent des actions intégrant la dimension spatiale de l’emploi : c’est le cas notamment avec la réintroduction d’unités de production non polluantes intégrées dans la ville. Les entreprises sont alors de tailles moyennes, s’enchevêtrent dans le tissu urbain existant et ne doivent pas nuire à la zone d’habitation.  Compris à la fois comme une nouvelle approche du secteur productif, mais également comme un nouveau rapport au travail, il s’agit alors de rapprocher l’usine du lieu de vie du travailleur afin d’améliorer sa vie quotidienne. Si nous sommes aujourd’hui dans une forme d’urgence en ce qui concerne la relocalisation de la production, il est indispensable d’anticiper sa dimension spatiale et sociale. Cela implique une articulation entre les besoins économiques, la qualité de vie des travailleurs et l’urbanité souhaitable.

De la même manière, les élus souhaitent implanter des logements dans les quartiers proches des zones d’emploi existantes.

Le droit au centre ne doit pas marginaliser les espaces périphériques

Penser le centre et sa reconquête n’est pas contradictoire avec la gestion des extrémités de la ville, il y a une complémentarité. Le centre est certes affirmé comme un lieu d’exception, de rencontres, d’échanges, de culture et d’animation, mais devant être partagé par tous et accessible à tous.

L’expression « franges périphériques » est à comprendre comme fraction de la population périphérique qui est marginalisée à plusieurs niveaux : spatial, économique et social, et qui a été délaissée par les municipalités précédentes. Dès lors, ce terme nous renvoie aux marges urbaines qui sont dénigrées en raison des sols, des constructions (usines, chemins de fer, faible qualité de l’habitat) ainsi que par la sociologie des habitants. Pour valoriser les périphéries, l’équipe communiste de 1977 opte pour l’urbanisme d’équilibre. Il se concrétise dans la mixité de l’habitat (collectif et individuel, locatif et accession à la propriété) et des équipements afin de réduire la ségrégation sociale sans pour autant accroître l’étendue du tissu urbain, puisque cela passe par une restructuration des franges de la ville.          

L’urbanisme d’équilibre se traduit également par la réflexion sur l’implantation de logements dans les zones d’activités. Bien entendu cela concerne les activités constituant des zones propices à l’habitat. Doivent alors également s’y développer des écoles, des commerces et des services essentiels. Lorsque ni la zone d’activité, ni la zone d’habitat existe, mais que l’implantation d’entreprises ou d’administrations est prévue, il s’agit de ne pas les isoler et de les inclure dans un projet multifonctionnel. Cependant, cela demande des concessions que les élus ne peuvent pas toujours faire : réduire l’espace disponible au développement des entreprises au sein d’un même lieu.

L’urbanisme d’équilibre se dessinant dans les politiques urbaines mancelles rappelle que la ville est, certes, un ensemble d’agencements matériels, mais qu’elle ne peut se réduire ni à cela ni à ses fonctions. En effet, la ville, comme le rappelle Marcel Roncayolo (10), abrite une population possédant des caractères sociaux, ethniques, démographiques et elle forme une ou des collectivités. De plus, le sol est marqué par l’historique du parcellaire qui se comprend alors selon sa morphologie, son type de propriété, son usage, ses contacts, sa valeur sociale ou encore sa valeur foncière.

Bien que les défis contemporains ne soient pas ceux des années 1970 – 1980, replacer l’humain et ses activités dans l’espace est une méthode utile à l’heure d’une nécessaire réindustrialisation. Elle incite à ne pas oublier les dimensions sociale et environnementale des activités économiques et elle nous aide à mieux définir notre contrat social.

Références

(1)Roncayolo M., « Chapitre 11 La morphologie entre la matière et le social » dans Roncayolo M.  Lectures de villes. Formes et temps, 2002, Marseille : Editions Parenthèses, p. 161-179.

(2)Roncayolo M., « Chapitre 11 La morphologie entre la matière et le social » dans Roncayolo M.  Lectures de villes. Formes et temps, 2002, Marseille : Editions Parenthèses, p. 161-179.

(3)Heidegger M., « Bâtir habiter penser » (1954) dans Heidegger M.,  Essais et conférences, 1980 (réédition), Paris : Gallimard, p. 171.

(4)Heidegger M., « Bâtir habiter penser » (1954) dans Heidegger M.,  Essais et conférences, 1980 (réédition), Paris : Gallimard, p. 173 -174.

(5)Ibid, p. 180.

(6)Ibid, p. 187.

(7)Archives municipales, carton VDM 391W11, document du cabinet du maire du 5 mai 1982 à propos des 81 logements sociaux rue des Filles-Dieu.

(8)Moreno C., « Vivre dans nos métropoles : la révolution de la proximité », Constructif, volume 60, n°3, 2021, p. 75-78.

(9)Archives municipales, carton VDM 391W11, Déclaration du Maire sur les transports en commun et la place des deux roues et des piétons dans la circulation en ville, Le Mans, le 27 septembre 1979, Conseil municipal.

(10)Roncayolo M., « Chapitre 1. La ville : durée ou changement ? » dans Roncayolo M., Lectures de villes. Formes et temps, 2002, Marseille : Editions Parenthèses.

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Entretien
Suite de notre grand entretien avec Anicet Le Pors, après une première partie consacrée à son parcours politique hors du commun, de la météo au Conseil d’Etat après avoir été ministre, nous entrons dans le vif des thèmes qui lui sont chers. L’occasion de revenir sur les grandes nationalisations de 1981 et le concept de propriété publique. Mais aussi de comprendre en profondeur ce qu’est la fonction publique, de se remémorer son histoire récente pour mieux réfléchir ensemble à son actualité au XXIe siècle.
LTR : Le concept de propriété publique fait partie des concepts que vous évoquez régulièrement en affirmant que le pouvoir se trouve là où se trouve la propriété publique ? Pouvez-vous nous en dire plus ?
Anicet le pors : 

La notion de propriété a une histoire. En droit romain, la propriété se définit par l’usus, l’abusus et le fructus (utiliser un bien, en retirer les fruits, pouvoir en disposer). Cette notion a joué un rôle positif durant la Révolution française en permettant à des citoyens nouveaux d’accéder à la propriété. La notion de droit de propriété est une dimension de la citoyenneté qu’on retrouve en deux endroits de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC). A l’article 1 tout d’abord, « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. », et surtout dans l’article 17 qui tisse un lien très clair entre propriété privée et propriété publique : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » Ainsi la propriété publique apparaît comme une contrainte de la propriété privée et ce au nom de la nécessité publique. La propriété est donc un facteur d’émancipation mais dès 1789 elle rencontre une limitation : celle de la nécessité publique.

Toute la jurisprudence qui va se développer par la suite, notamment à partir du Conseil d’État, va faire ressurgir périodiquement cette question avec des positions qui vont varier chez les uns et chez les autres. Longtemps la CGT a été opposée aux nationalisations et ce pour deux raisons : d’une part parce que les nationalisations étaient perçues comme des béquilles pour le capital et ensuite parce que ces dernières auraient été une réponse à la loi du marxisme sur la baisse tendancielle du taux de profit qu’il fallait laisser s’écrouler plutôt que secourir.

On retrouve également cette affirmation de la prégnance de la propriété publique au 9e alinéa du préambule de la Constitution de 1946 : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » C’est sur le fondement de cette disposition que les nationalisations d’après-guerre, dont la portée politique a pu être brouillée du fait de la collaboration de certaines entreprises, ont permis de développer un secteur public dont l’influence positive dans le processus de reconstruction de la France et des capacités d’action de l’État est indéniable.

Durant les années 1960-1965, le PCF théorise la notion de capitalisme monopoliste d’État, ce qui signifie que l’on est arrivé à un stade où se constitue un mécanisme qui allie la puissance de l’État et celle des monopoles. Nous avons déduit, en ce qui nous concerne, qu’il fallait accorder une attention particulière à la notion de propriété publique, qu’il fallait enrichir pour ne pas se contenter de considérer le service public comme simple monopole de fait. Il fallait lui redonner une « épaisseur » sociale, plus importante. C’est pour cela que, dans le programme commun, et je pense y avoir contribué pour l’essentiel, nous avons retenu 4 critères :

  • Les monopoles de fait ;
  • Le caractère de service public ;
  • Les entreprises bénéficiant de fonds publics ;
  • Les entreprises dominant des secteurs clés de l’économie.

 Nous avons réussi à convaincre le Parti Socialiste qu’il ne fallait pas se contenter d’une vision mécanique de la domination (comme la théorie du capitalisme monopoliste d’État le laissait sous-entendre) mais qu’il fallait en avoir une vision stratégique. Dans mon ouvrage les béquilles du capital, dans lequel j’entreprends de critiquer justement la vision réductrice de la théorie du capitalisme monopoliste d’État, c’est justement ce que j’essaye de montrer.

Nous avons réussi donc, à nous convaincre d’abord du bienfondé des nationalisations et également d’en convaincre le Parti Socialiste. Les discussions, néanmoins, ont été âpres et longues puisqu’ils avaient une approche des nationalisations essentiellement financière là où notre approche était une approche « réelle » pour ainsi dire. Nous pensions qu’un bien exproprié par la puissance publique n’était pas divisible, et qu’une nationalisation partielle aurait immanquablement créé une situation hybride, puisque l’entreprise aurait ainsi conserve le caractère marchand que son entrée dans la sphère du service public devait justement annihiler.

Cette question financière donne lieu à un Conseil des ministres épique, en 1981 à Rambouillet, et nous pensons à l’époque, nous les quatre ministres communistes du Gouvernement, que la partie est jouée puisque Mitterrand n’avait jamais été un fervent défenseur des nationalisations. A notre grande surprise le projet de loi présenté en conseil des ministres nous donne satisfaction. Mitterrand ouvre la discussion et interviennent alors des poids lourds du Gouvernement : Pierre Dreyfus qui était ministre de l’Industrie, Robert Badinter, Garde des sceaux, Jacques Delors, ministre de l’Économie et des Finances, Michel Rocard ministre du Plan et de l’Aménagement du territoire, qui tous témoignent leurs réserves – et c’est un euphémisme – sur le sujet des nationalisations totales. A la suite de cela, Jean-Pierre Chevènement intervient pour dire que le projet est moins ambitieux qu’imaginé mais qu’il s’y range, que ça lui convient. Nous avions décidé au préalable, côté communiste, que ce serait Fitterman [Charles Fitterman, alors ministre des Transports et numéro 2 du PCF, ndlr] qui interviendrait en notre nom. Il intervient pour dire que le projet lui convient. Mitterrand avait donc trouvé un point d’équilibre et nous sommes sortis satisfaits. Et, si vous voulez, c’est pour cela que j’en veux tant à Jospin qui est celui qui a vraiment privatisé.

LTR : Comment analysez-vous l’échec des nationalisations de 1981 ?
Anicet Le Pors : 

Avant de vous répondre, je voudrais juste revenir sur les faits : la loi du 11 juillet 1982 sur les nationalisations n’a pas résisté au tournant libéral de 1983. Les formations politiques qui avaient fait des nationalisations un enjeu central ont été surprises et ont tenté de comprendre pourquoi il n’y avait pas eu de réaction par la suite. A mon sens, la réponse tient en deux points : d’une part, si la partie centrale de l’opération, la partie juridique, a été bien menée, les finalités ont, en revanche, disparu très rapidement, dès le printemps 1983, ce qui a d’ailleurs provoqué le départ de Chevènement. Lorsque vous justifiez une nationalisation par la volonté de changer de cap, par la volonté de changer la logique de développement et de mettre en œuvre de nouveaux critères de gestion, et que finalement, vous supprimez ces finalités, alors vos nationalisations n’ont plus de sens. D’autre part, il fallait un soutien fort des salariés des entreprises, des travailleurs, et nous ne l’avons pas eu. Nous ne l’avons pas eu parce que la mise en application des lois Auroux, qui redonnaient du pouvoir aux salariés, s’est étalée sur la première partie du septennat et donc les travailleurs n’ont jamais été en mesure de se saisir de ces lois. La loi de démocratisation du secteur public date du 26 juillet 1983, après le tournant libéral ! Et donc une loi qui aurait pu être décisive – encore aurait-il fallu que les salariés eux-mêmes aient une conscience forte des enjeux – pour soutenir les nationalisations est arrivée trop tard, après le tournant de la rigueur.

On aurait pu faire un bilan de l’échec des nationalisations de 1981 mais personne ne l’a fait, c’est resté un sujet tabou, une blessure pour le PCF qui n’a plus voulu courir le risque d’être accusé de soviétisme et d’étatisation.

LTR : Vous parlez des « finalités » qui présidaient aux nationalisations, changer de cap, changer de modèle de développement et de critères de gestion, qui ont disparu après le tournant libéral de 1983, par quoi ont-elles été remplacées ?
Anicet Le Pors : 

Il aurait justement fallu les remplacer par quelque chose ! La notion de finalité était déjà présente dans chacun des plans mis en œuvre sous De Gaulle : plan de calcul, plan sidérurgie qui a permis de redresser une filière entière, plan nucléaire. Il y avait là des amorces de finalité. Mais après 1983, il n’y avait plus de finalités.

Par exemple, des économistes du PCF comme Philippe Herzog avaient bien tenté d’évoquer les finalités, en théorisant notamment la notion de « nouveaux critères de gestion » afin de renverser la logique capitaliste qui place le profit financier comme seule finalité, et de montrer que ces nouveaux critères de gestion permettent justement d’être plus performant que des entreprises appliquant les critères de gestion propres à la logique libérale. Mais c’est arrivé trop tard et n’a jamais pris parmi les travailleurs, c’était trop théorique.

Tout cela reste à inventer aujourd’hui encore, mais c’est devenu plus difficile qu’à l’époque du Programme commun et ce pour une raison très simple : la mondialisation elle-même. Il faudrait aussi une politique ambitieuse d’internationalisation dans le domaine public, c’est-à-dire de coopération entre des secteurs publics étrangers pour promouvoir ce modèle. Cela existe aujourd’hui, par exemple dans le secteur des transports, mais ce devrait faire l’objet d’une véritable politique volontariste. Ce fut aussi une des limites que nous avons rencontrées : nous avions gardé une vision trop hexagonale sans prendre la mesure du poids, déjà à l’époque, de la mondialisation. Je me souviens d’une réunion durant laquelle le PS défendait l’idée que les exportations ne devaient pas représenter plus de 25% du PIB ! Et je défendais justement, contrairement aux idées reçues, l’idée qu’il ne fallait pas mettre de limitations aux exportations… Vous voyez bien qu’il n’y avait pas de réelle prise en compte ni de réflexion sérieuse sur ces enjeux.

LTR : Après la propriété publique, nous voudrions évoquer la question de la fonction publique. Dans votre réflexion sur cette notion essentielle vous opposez le fonctionnaire sujet au fonctionnaire citoyen, quelle est ici la différence ?
Anicet Le Pors : 

Il y a une phrase que j’emprunte à Michel Debré : « le fonctionnaire est un homme du silence, il sert, il travaille et il se tait. » C’est là la définition même du fonctionnaire sujet et lorsqu’on m’a demandé ce que j’entendais faire, comme ministre de la Fonction publique, lorsque je préparais la loi sur la fonction publique, [loi portant droits et obligations des fonctionnaires du 13 juillet 1983, dite « loi Le Pors », ndlr] je disais justement que je voulais faire l’inverse, le fonctionnaire citoyen !

J’ai veillé, dans la préparation du statut des fonctionnaires, à ce qu’il n’y ait pas d’expression comme « pouvoir hiérarchique » ou « devoir d’obéissance » ou « devoir de réserve ». Ces choses-là existent bien entendu, mais j’ai refusé qu’on les écrive car cela aurait servi de point d’appui pour une conception autoritaire.

Le fonctionnaire citoyen c’est au contraire celui qui est responsable ! Il y a quatre piliers, qui se traduisent par les quatre propositions de l’article 28 de la loi, pour définir ce qu’est le fonctionnaire citoyen :

  • « Le fonctionnaire est responsable de l’exécution des tâches qui lui sont confiées ».
  • « Il doit se conformer aux instructions de ses supérieurs hiérarchiques »
  • « Sauf ordre manifestement illégal ou de nature à compromettre gravement un intérêt public ».
  • « Il n’est dégagé d’aucune des responsabilités qui lui incombent par la responsabilité propre de ses subordonnés ».

Donc les fonctionnaires ont toujours une marge de manœuvre pour accomplir leurs missions, ils se conforment mais ils ne doivent pas obéissance aveugle ! Ils peuvent même désobéir mais, en ce cas, ils prennent leur responsabilité si jamais ils désobéissent à mauvais escient. La dernière proposition signifie que le fonctionnaire est responsable de ses actes mais également des actes commis par ceux dont il est le supérieur : le préfet est responsable de son action mais aussi de celle des sous-préfets, l’ambassadeur est responsable des consuls etc.

LTR : Sur la fonction publique il y a trois thèmes qu’on retrouve dans le débat public, fortement influencé par la pensée libérale, et que nous souhaiterions aborder : la place de la contractualisation, la mobilité entre public et privé et la notion de performance. Sur la notion de contractualisation, est-ce qu’il n’y a pas une place pour la contractualisation au sein de l’Etat, comme cela se fait aujourd’hui dans l’armée où la majorité des militaires du rang sont des contractuels et les cadres des fonctionnaires ?
Anicet le pors : 

Vous savez il y a toujours eu dans le statut des dispositions prévoyant l’embauche de contractuels pour les raisons que vous évoquez : il y a des travaux saisonniers, la compensation de l’imprévision administrative qui doit parfois répondre à un besoin qui surgit soudainement.

L’enjeu est justement de ne pas laisser échapper les emplois permanents au sein de l’administration, qui doivent être occupés par des fonctionnaires et cela pour plusieurs raisons : d’abord parce que cela permet d’avoir une meilleure assurance de leur intégrité, ensuite parce que le principe méritocratique de recrutement sur concours permet d’avoir de solides garanties sur leur intégrité, enfin parce que cela permet de mener des politiques de long terme et non uniquement des missions et des projets ponctuels et temporaires.

Finalement la présence de fonctionnaire, qui s’inscrivent dans le temps long, permet de développer une vision plus conforme à ce qu’est la fonction publique et que je définis d’ordinaire par la reconnaissance de trois réalités : 1 : la fonction publique est une réalité collective ce qui rejoint la question de la responsabilité que nous avons évoquée, de la mutualisation et du travail en équipe ; 2 : la fonction publique est une réalité structurée, ce qui signifie que sa nécessité est consacrée par le temps, qu’il y a donc besoin de construire un ordre pour préserver des structures qui s’inscrivent dans une certaine permanence ; 3 : la fonction publique est une réalité de long terme, ce qui justifie en retour l’existence de structures, et la gestion du long terme implique une certaine prévisibilité pour pouvoir gérer et anticiper les besoin futurs pour s’y adapter, c’est à cela que sert aussi l’INSEE et la statistique publique.

Donc vous voyez bien qu’en application de cette triple réalité, collective, structurée et de long terme, il y a une place justifiée pour les contractuels mais une place restreinte au vu des buts poursuivis. C’est d’ailleurs symptomatique de voir la ministre de la Fonction publique, Amélie de Montchalin, justifier le recrutement de contractuels parce qu’il faut remplir des missions ponctuelles, des projets. A mes yeux,  c’est justement le problème, il manque une vision du temps long au-delà des projets. Et puis il y a une question éthique qui se pose : certes nous n’avons pas à les former, mais nous ne connaissons pas leur carnet d’adresse, ce qu’ils ont fait avant et où ils iront après…

LTR : Cela nous amène au deuxième thème : la mobilité publique / privée, je voudrais recueillir votre avis sur le sujet. Au-delà des impératifs déontologiques, de la prévention du conflit d’intérêts, il peut y avoir un intérêt, pour la fonction publique, à permettre la mobilité publique-privée, ne pensez-vous pas ?
Anicet le pors : 

Vous savez, je vais vous répondre en deux mots, en prenant l’exemple de la mobilité, dans son ensemble. Je pense avoir, à ce titre, donné l’exemple en passant 62 ans dans la fonction publique au sens large : j’ai été successivement ingénieur à la météo nationale, économiste au ministère des Finances, j’ai exercé des mandats politiques au niveau national, des fonctions exécutives au Gouvernement puis j’ai été juriste au Conseil d’Etat et Président de chambre à la cour nationale du droit d’asile, donc j’ai fait la démonstration de la mobilité.

J’ai fait écrire dans le statut des fonctionnaires, à l’article 14, que la mobilité était une garantie fondamentale. Si l’on est fonctionnaire et que l’on aspire à la mobilité, commençons donc par le faire là où on se trouve, si on est en administration centrale, on peut vouloir aller dans les services extérieurs. On doit permettre à des fonctionnaires de l’État de faire un passage dans la fonction publique territoriale ou hospitalière ou bien en entreprise ou organisme public par voie de détachement sans limite de durée. Si on réalise déjà la mobilité dans cet ensemble-là, dans la sphère publique, on répond en partie à la demande de mobilité qui peut légitimement s’exprimer.

Quant à la question de la mobilité publique-privée, celle-ci n’est pas exclue, les gens peuvent se faire mettre en disponibilité pour six années et au bout de cette période ils peuvent démissionner s’ils le souhaitent.

Il y a un livre intéressant de Laurent Mauduit, La caste, dans lequel il analyse le phénomène classique du pantouflage(1) au sein de l’Inspection générale des finances (IGF). Il montre que ce qu’il y a de nouveau c’est le phénomène de rétro-pantouflage, c’est-à-dire des inspecteurs des finances qui vont dans le secteur privé, se font un carnet d’adresses, et reviennent ensuite au sein de leur administration publique. Il y a donc un phénomène de captation de l’action publique. Il y a donc là un jeu de va et vient dont on ne pas dire qu’il soit très sain tout de même. Alors on peut réfléchir à élargir la durée de la mobilité au-delà de six années. Vous savez qu’il y avait même eu, à l’époque, un article de Bernard Tricot – ancien conseiller d’État – qui voulait interdire à des fonctionnaires ayant effectué plus de deux mandats parlementaires de réintégrer leur administration centrale !

On peut poser ces questions sur la mobilité publique-privée, mais il faut des garanties sur l’intégrité du fonctionnaire ainsi que sur l’intégrité des entreprises en question.

Références

(1)Le pantouflage est une pratique qui consiste, pour des hauts fonctionnaires dont les études ont été financées par l’État (dans des écoles tel que Polytechnique ou l’ENA), à quitter le secteur public pour rejoindre des entreprises privées, les entreprises privées rachetant à l’État, par une compensation financière, les années de service dues par le fonctionnaire à l’État, c’est ce que l’on appelle racheter « la pantoufle », d’où l’expression.

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Le 31 janvier dernier, nous publiions un édito consacré à la crise en Ukraine dans lequel nous tentions de répondre à une question lancinante : la crise en Ukraine marque-t-elle un « retour du XXe siècle » ou bien est-elle annonciatrice d’un nouvel ordre international ? Force est de constater que l’évolution de la situation en Ukraine ces dernières 24 heures nous oblige à revoir notre position initiale alors que la fin de la crise diplomatique laisse entrevoir le début d’un conflit armé.

Les efforts de médiation entrepris par la France n’y auront rien fait. Revitalisant la tradition diplomatique française, soucieuse depuis le général de Gaulle d’affirmer son autonomie vis-à-vis de l’alliance et de préserver le dialogue avec la Russie, Emmanuel Macron qui, durant son mandat, a multiplié les mains tendues à Vladimir Poutine – on se souvient de la réception très médiatisée de l’autocrate russe à Versailles en 2017 ainsi qu’au fort de Brégançon à l’été 2019 alors que Donal Trump avait déjà rompu les ponts –, aura été le seul dirigeant occidental à entreprendre sérieusement de mener une médiation entre Kiev, son protecteur américain et Moscou. Plusieurs fois il aura tenté, en vain, de réanimer les négociations dites en « format Normandie »[1].

Olaf Scholz n’aura pas démérité non plus en dépit d’une relative inexpérience sur la scène internationale, liée à sa récente accession au poste de Chancelier, mais également d’autres obstacles plus structurels : divergences de position sur le cas russe entre les partis composant la coalition au pouvoir, importance des intérêts commerciaux et énergétiques de l’Allemagne en Russie et dépendance militaire de son pays vis-à-vis des Etats-Unis.

Malgré l’annonce par le ministre de la Défense russe, en début de semaine dernière et à grand renfort de vidéos montrant d’interminables trains chargés de blindés, du rapatriement des troupes envoyées en Crimée pour mener des exercices militaires, l’espoir d’une désescalade n’aura pas fait long feu. Alors que les services de renseignement occidentaux faisaient état de l’imminence d’une invasion depuis quelques jours, les chancelleries européennes ont appelé leurs ressortissants à quitter le pays sans délai dès dimanche, signe que nous approchions du point de rupture. L’appel de la dernière chance passé par Emmanuel Macron dimanche après-midi n’y aura rien fait : dès lundi matin, Vladimir Poutine repoussait à plus tard l’organisation d’un sommet réunissant Russes et Américains, actant ainsi l’échec de la voie diplomatique.

Lundi soir, avant un conseil de sécurité réunissant ce qu’il faut bien qualifier d’« aigles russes » par parallélisme avec les faucons américains[2], Vladimir Poutine s’est très longuement exprimé sur la crise en cours. Assis derrière son bureau, le maître du Kremlin a, pendant près d’une heure, retracé l’histoire des relations entre la Russie et l’Ukraine depuis 1917, présentant la création du pays comme une erreur de la jeune Union soviétique et fustigeant la supposée trahison des élites ukrainiennes qui seraient responsables des tensions, ces dernières années, entre les deux pays.

Vladimir Poutine a donc pris la décision unilatérale de rompre les accords de Minsk[3] de 2015 pour devenir Tsar de toutes les Russies comme dit la formule et présider aux destinées de la grande Russie, de la Russie blanche, c’est-à-dire la Biélorussie, et de la petite Russie, c’est-à-dire l’Ukraine.

Trente ans après l’implosion de l’URSS, nous devons nous rendre, impuissants, à l’évidence : l’Ukraine n’a pas les moyens de son indépendance. Elle est vouée à osciller entre l’empire russe et le bloc occidental. Or l’Occident a échoué à attirer à lui ce pays sans éveiller la colère russe, tout comme il a échoué à apaiser les craintes de la Russie pour sa sécurité. C’était pourtant la responsabilité du vainqueur de créer les conditions d’une paix acceptable et durable. 

Intégrer l’Ukraine à l’OTAN était, en ce sens, un pari aussi osé qu’invraisemblable : si l’Ukraine avait intégré l’OTAN, l’obligation de solidarité entre membres de l’alliance nous aurait collectivement obligé en cas d’agression russe et aurait donc neutralisé la possibilité même d’une guerre, personne n’imaginant les troupes de plusieurs puissances nucléaires, dont quatre membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, s’opposer sur un champ de bataille. C’est tout l’enjeu du conflit pour Vladimir Poutine.

c’est la perspective d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN qui est à l’origine du conflit que nous vivons, en revanche l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN aurait rendu la perspective même d’un conflit inenvisageable. »

Le Président russe savait également, compte tenu de la situation encalminée dans le Donbass et de la volonté pressante de l’actuel président Ukrainien de rejoindre l’OTAN pour garantir son indépendance, que le temps jouait contre lui. Tout le paradoxe de la situation est là : c’est la perspective d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN qui est à l’origine du conflit que nous vivons, en revanche l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN aurait rendu la perspective même d’un conflit inenvisageable.

Vladimir Poutine a donc renversé la table pour reprendre le contrôle de la temporalité : maître du jeu, il a ainsi eu tout le loisir d’attendre que la crise diplomatique atteigne son paroxysme pour refuser ensuite le retour au statu quo et agir. Hier soir, donc, Vladimir Poutine a reconnu l’indépendance du Donbass (les « Républiques » de Donetsk et de Lougansk), et envoyé ses armées pour y maintenir la paix. En violation des règles du droit international – puisque seule la Russie reconnaît aujourd’hui ces deux « Républiques » autoproclamées – la Russie a donc commencé à envahir le territoire ukrainien, s’approchant par l’est de 200 kilomètres supplémentaires en direction de Kiev alors que le reste de ses troupes continuent de mener des exercices militaires en Biélorussie, tout proche de la frontière nord de l’Ukraine.

Que va faire l’Occident ? Quelle sera notre réaction si Moscou avance jusqu’à Kiev ? Sans présumer de la bonne volonté des dirigeants du monde libre, il semble que nous n’irons pas au-delà des sanctions économiques, aussi virulentes soient-elles. L’Ukraine n’étant pas membre de l’OTAN, y envoyer des troupes reviendrait à la considérer de facto comme un membre de l’alliance et donc, finalement, donner raison à Vladimir Poutine. Le temps de l’Amérique gendarme du monde est désormais derrière nous.

Mais là n’est peut-être pas le plus important…

Il y a, en effet, un pays dont toutes les chancelleries ont guetté avec attention la réaction à l’annonce russe : la Chine. Il faut dire que le conseil de sécurité de l’ONU du 31 janvier dernier laissait présager un soutien chinois à la Russie. Le représentant chinois avait ainsi déclaré « comprendre les préoccupations de la Russie pour sa sécurité » avant de critiquer vertement l’OTAN. L’ouverture des jeux olympiques de Pékin, où Vladimir Poutine s’est rendu en personne, a depuis été l’occasion d’un entretien en tête à tête entre les deux dirigeants – le premier pour Xi Jinping depuis le début de la pandémie – qui ont ainsi pu afficher leur bonne entente. Une série de faits diplomatiques ces derniers mois, certes mineurs mais non moins éloquents, font également état d’un resserrement des liens entre Pékin et Moscou face au bloc occidental.

Joe Biden sait ainsi que Xi-Jinping attend le bon moment pour déclencher ce qui sera, inévitablement, la grande crise de la décennie : l’annexion de Taiwan. »

Depuis hier, la Chine maintient pourtant une position prudente et « appelle toutes les parties à la retenue » de la même manière que l’Inde, qui entretient historiquement de bonnes relations avec la Russie. Il n’y a donc pas, de la part de Pékin, de condamnation explicite de la décision russe, ce qui, dans le langage feutré des diplomates, signifie déjà beaucoup. Nul doute que le vote de la Chine au prochain conseil de sécurité de l’ONU, qui sera organisé dans les jours à venir, sera lourd de sens.

La réaction de Washington sera également scrutée attentivement par tous les pays dont l’intégrité territoriale dépend de la solidité d’une alliance avec les Etats-Unis. Joe Biden sait ainsi que Xi-Jinping attend le bon moment pour déclencher ce qui sera, inévitablement, la prochaine crise majeure de la décennie : l’annexion de Taiwan.

L’esprit du projet pan-européen défendu à la fin des années 1980 par Gorbatchev et Mitterrand d’une Maison Commune Européenne est définitivement, et malheureusement, enterré. »

Quelle que soit l’issue de la crise en Ukraine, il n’est pas imprudent de considérer que la Russie, en poursuivant aveuglément son projet de (re)constitution d’un glacis défensif, est au seuil de franchir une ligne rouge qui l’éloignera définitivement de l’Europe. L’Eurasie, grand projet du XXIe siècle qui repose sur le rôle pivot d’une Russie intercontinentale, sera donc, s’il doit advenir, Sino-Russe.

Nous avons collectivement échoué à créer un nouvel ordre de sécurité en Europe qui aurait permis une coexistence pacifique entre les anciennes républiques soviétiques et ainsi ouvert la voie à une coopération avec la Russie. L’esprit du projet pan-européen défendu à la fin des années 1980 par Gorbatchev et Mitterrand d’une Maison Commune Européenne[4] est définitivement, et malheureusement, enterré.

Chaque jour se dessine ainsi un peu plus un axe Pékin-Moscou, nationaliste et antilibéral, défiant vis-à-vis de l’Occident et de ses valeurs, et surtout allergique aux alliances militaires défensives nouées autour des Etats-Unis (OTAN et AUKUS en tête). Ce nouvel axe, dont il faut rappeler qu’il existât brièvement au début de la guerre froide avant que Khrouchtchev et Mao ne rompent les ponts en 1956, nombre d’analystes redoutaient depuis près d’une décennie de le voir se constituer. Il sera sans nul doute structurant pour la reconfiguration géopolitique en cours et l’affrontement qui vient…

Références

[1] Le terme « format Normandie » désigne la tentative, initiée en 2014 dans le sillage des célébrations du 70e anniversaire du débarquement Américain en Normandie, de ménager un espace de dialogue et de négociation entre belligérants au conflit Ukrainien (Ukrainiens, séparatistes pro-russes et Russes) sous l’égide de la France et de l’Allemagne. Ce format est devenu le symbole d’une tentative strictement européenne de trouver une solution au conflit en Ukraine.

[2] L’expression « faucon » désigne, au plus haut niveau de l’Etat américain (secrétariat d’Etat, CIA, Pentagone) les partisans d’une ligne dure et interventionniste vis-à-vis des pays adversaires des États-Unis. Cette expression est devenue un quasi-synonyme de « va-t’en guerre » pour désigner ces hommes et femmes dont l’avis est écouté au sein de la Présidence américaine et qui conseillent invariablement de recourir à des mesures coercitives (sanctions économiques contre l’Iran, la Corée du Nord, intervention en Irak, maintien en Afghanistan, sanctions contre la Russie, entre autres).

[3] Les accords de Minsk, passés en 2015 entre la Russie, l’Ukraine, l’OSCE et les représentants des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, visaient, par le moyen d’un protocole en douze points, à créer les conditions d’un cessez-le-feu dans le Donbass propice à la reprise du dialogue.

[4] Sur ce sujet voir l’excellent article de 2007 publié sur le site de l’Institut François Mitterrand : « Gorbatchev et la « Maison commune européenne » »to

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