Esquisse de programme politique pour notre temps

Hors-série

Esquisse de programme politique pour notre temps

10ème partie - l'histoire n'attendra pas
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Se préparer à l’effondrement du système financier et à ses conséquences économiques

Il s’agit d’augmenter autant que les forces contraires le permettent la résilience du système bancaire en réduisant ses liens avec les acteurs de la finance parallèle les plus spéculatifs et les moins contrôlables et en le recentrant sur sa mission historique et socialement utile : financer l’économie. Comme le montre excellemment Adair Turner : le mal n’est pas l’endettement mais l’endettement qui n’a pas pour contrepartie une création de richesse nouvelle, l’endettement spéculatif qui se traduit seulement par la hausse du prix des titres de propriété. Il n’est pas de moyen plus efficace de préparer le système bancaire à affronter la tempête et de le préserver de l’effondrement. Le traitement de la spéculation immobilière, vue son importance doit donc faire l’objet d’une attention toute particulière.

Se préparer au blocage du système financier global

Le blocage du système financier, quelles que soient les précautions prises, signifiant aussi celui de l’économie, un dispositif de financement relais deviendra nécessaire. Construire un tel dispositif par le recyclage de l’épargne des Français – très importante – sur le modèle existant avant la loi bancaire de 1984 et les vagues de privatisations qui suivirent est donc indispensable pour éviter l’aggravation de la stagnation économique et l’envolée du chômage qui ne manquerait pas de suivre un nouveau Krach et contourner les probables mesures de retardement du système financier, passé maître chanteur depuis longtemps.

Cette restructuration du système financier serait accompagnée d’une politique interventionniste et de relance par l’investissement à laquelle seront associées les collectivités territoriales, acteurs économiques majeurs malmenés sous les trois derniers quinquennats. Ainsi avec des dépenses d’investissement de 45,5 milliards d’euros en 2018, les collectivités territoriales sont-elles, de très loin, le premier investisseur public français. Quant à leurs dépenses de fonctionnement – 169 milliards d’euros en 2018 – elles sont le stimulant permanent de l’économie locale. Leur rôle économique, très difficilement repérable dans la comptabilité publique, est non seulement ignoré mais freiné par la politique budgétaire des gouvernements qui se succèdent depuis quinze ans. Outre les dépenses et les investissements classiquement pris en compte par les budgets, existent en effet, tout un ensemble de partenaires économiques qui ne sont pas recensés comme agissant pour le compte des collectivités territoriales : concessionnaires, entreprises publiques locales, sociétés d’économie mixte, offices divers etc.

A noter, vu l’importance dans les budgets des collectivités, des travaux publics et des services exécutés par des acteurs locaux que ces dépenses figurent parmi les moins génératrices d’importations.

Cette politique d’investissement serait accompagnée d’un soutien indirect à la consommation à travers le développement du service public, des aides aux dépenses contraintes qui pèsent le plus sur les classes populaire et une bonne partie des classes moyennes.

S’y ajouteraient des dispositions visant à combattre l’évasion fiscale, à inciter les multinationales à investir et créer des emplois en France, ce qu’elles ne font guère aujourd’hui à la différence des multinationales américaines, italiennes ou allemandes.

Redéployer la politique européenne

Il s’agit simplement de la rendre moins défavorable à la France qu’actuellement.

Outre le traitement des questions relatives à la politique de relance déjà évoquées, il importe de revoir le partenariat français « privilégié » avec l’Allemagne et de réviser les mécanismes plus ou moins conformes aux Traités qui, a l’usage, sont apparu très pénalisant pour la France. Cette dernière étant le second contributeur au budget européen derrière l’Allemagne – principal bénéficiaire, lui, du système – il serait logique de moduler sa contribution en fonction des progrès de la révision de cette situation inacceptable.

Débloquer les institutions politiques en les démocratisant

De son séjour aux USA, l’aristocrate Tocqueville avait tiré la conclusion que la supériorité de la démocratie américaine sur l’aristocratie était de permettre la correction des erreurs. « Le grand privilège des Américains, écrit-il, est de pouvoir faire des fautes réparables(1) ».

La caractéristique de l’oligarchie technico-financière installée au cœur de l’Empire, c’est précisément, au nom de sa supériorité intellectuelle, de son incroyable réussite financière et politique d’avoir construit un système de domination non réparable dans le cadre institutionnel, s’assurant ainsi une assurance tous risques contre les égarements démocratiques. Et c’est l’efficacité même de cette défense qui la perd.

N’étant pas réparable, la « démocratie libérale occidentale » doit donc être remplacée. Par quoi, toute la question est là ?

Les expériences du socialisme non démocratique stalinien et plus encore du fascisme dans l’entre-deux-guerres, laissent à penser que laisser la « démocratie libérale » suivre sa pente c’est conduire la démocratie à sa perte.

Rappelons une fois encore Polanyi : « On peut décrire la solution fasciste à l’impasse où s’était mis le capitalisme libéral comme une réforme de l’économie de marché au prix de l’extirpation de toutes les institutions démocratiques ».

Aujourd’hui, les mouvements populistes les plus nombreux, dans de nombreux pays déjà au pouvoir, n’ont rien d’anti libéraux, au contraire, ils reprochent plutôt à leurs adversaires de ne pas l’être assez. Beaucoup par contre se passeraient de la façade démocratique affichée par les néolibéraux aux affaires, vue comme une complication inutile. Ce sont, comme nous l’avons dit, avec des nuances qui tiennent aux situations et plus encore à leurs adversaires, des mercantilistes, plus ou moins agressifs à l’extérieur et autoritaires à l’intérieur.

Vu les difficultés de beaucoup de pays européens à dégager des majorités de gouvernements stables, le malaise et les bouillonnements sociaux entretenus par une crise qui n’en finit pas de finir, il est probable que les coalitions, libéraux de droite-populistes, prospèrent. La constitution consulaire de la France ne l’en protègera pas, ce pourrait même être son talon d’Achille. En effet, si l’élection d’une représentante du Mouvement National aux élections présidentielles est peu probable, celle du leader d’une coalition à laquelle participeraient l’extrême droite et d’autres forces encore non identifiées ne l’est pas du tout. Pour accéder au pouvoir, une majorité relative des inscrits au second tour suffit.

On prendra alors conscience de l’effet amplificateur du mode de scrutin majoritaire, même à deux tours. Le propre des modes de scrutin est d’avoir des effets contraires selon les situations dans lesquelles ils sont appliqués. On réalisera aussi les dérives qu’autorise une constitution consulaire, sans parler des lois sécuritaires votées ces quinze dernières années.

Si la démocratie néolibérale est la tentative de concilier légitimité démocratique et une légitimité mercantile qui s’imposerait à la démocratie, constatons que le projet a échoué par deux fois en un siècle et demi. Preuve, non seulement que démocratie et néolibéralisme sont incompatibles mais qu’on ne peut sortir du piège sans dégâts.

On en est revenu à la situation de l’entre-deux-guerres : la recherche d’une solution populiste autoritaire à la faillite du néolibéralisme. Autant dire reculer pour mieux sauter, car elle ne permettrait ni le déblocage économique, ni de stopper la dérive financière explosive actuelle. Encore moins de restaurer la confiance dans les institutions républicaine et la foi en l’avenir. Ce que seul, comme alors, un nouveau New Deal permettrait.

Le premier acte de renaissance populaire d’une social-démocratie crédible serait à gauche, de cesser les palinodies de la « troisième voie » et de hisser le drapeau de l’état providence interventionniste, délivré du carcan libéral de l’UE et des jeux de pouvoir de l’oligarchie.

Le drapeau de l’Etat en charge de l’avenir de la nation, de son indépendance dans les domaines essentiels : la défense certes, mais aussi en matière de nourriture, de recherche fondamentale et de développement, de prévention des calamités naturelles et des pandémies, charges aujourd’hui abandonnées aux emballements de marchés qui ont eu tort.

D’où la nécessité de redonner vie à la démocratie représentative et aux institutions parlementaires qui restent – malgré l’étendue de leur démission – le lieu le plus légitime d’expression de la souveraineté populaire. La nécessité aussi de rompre avec des institutions colonisées par les intérêts privés, de rétablir la division des pouvoirs et de sortir le Parlement du rôle de chambre d’enregistrement auquel il a été réduit avec sa complicité.

Tel est l’esprit de l’esquisse de programme de réforme qui suit. Un programme a minima, dans la mesure où un traitement au fond du malaise supposerait une révision constitutionnelle que l’état des forces politiques actuel rend très improbable. Un programme « d’avant naufrage » en quelque sorte, qui ne permettra pas de l’éviter mais qui pourraient en atténuer les effets les plus calamiteux et faciliter, le moment venu, la reconstruction démocratique d’une société de citoyens.

Esquisse de programme politique pour gros temps
  • Assurer la résilience du système bancaire
  • Réduire sa dépendance à la finance parallèle
  • Limiter strictement le financement bancaire aux opérations de fusion- acquisitions des grandes entreprises.
  • Limiter strictement le financement des « hedges funds », tous domiciliés dans les paradis fiscaux, en limitant le levier bancaire à 5 ou 6.
  • Publier obligatoirement dans une annexe au bilan des banques leurs interdépendances avec la finance parallèle, ainsi que la liste et les caractéristiques des « véhicules d’investissements spécialisés(2) ».
  • Interdire l’usage de véhicules de titrisation immobilière par les banques.
  • Adopter la solution britannique pour le séparation bancaire.
  • Réviser la liste officielle des paradis fiscaux et imposer aux établissements financiers qui y sont domiciliés la publication des moyens nécessaires à leur activité.
  • Imposer un ratio de levier de 10%(3) et moduler le montant autorisé des prêts en fonction de leur affectation à la création de richesses selon qu’elles sont nouvelles ou non(4).
  • Généraliser l’obligation de passage par une plateforme de compensation pour l’ensemble des produits dérivés(5).
  • Interdire les prêts immobiliers spéculatifs, dans les zones tendues, à partir d’un montant à définir par la loi.
Financement et pilotage de l’économie

Le but est de réorienter l’activité bancaire vers le financement de l’économie.

  • Par la réduction des activités à caractère spéculatif : Augmentation de la taxe existante sur les transactions financières, taxation du trading haute fréquence, interdiction de la titrisation immobilière sauf pour des opérations d’intérêt public.
  • Par l’obligation de consacrer 50% des prêts bancaires aux entreprises (avec un minimum pour les PME, très petites entreprises et start up).
  • Par la taxation des financements immobiliers à but spéculatif, le financement de plans publics de logement, le renforcement de l’aide personnalisée au logement.
  • Par le renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale en supprimant totalement le « verrou de Bercy » et en donnant un droit d’initiative à la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF).
  • En recréant un puissant circuit de collecte de l’épargne destinée au financement de l’économie et de l’immobilier nouveau non spéculatif, autour de la CDC, la BPI, la Banque Postale et éventuellement des banques partiellement ou totalement nationalisées.
  • En dynamisant le rôle économique des collectivités locales : suppression des restrictions de dépenses, augmentation significative de la DGE, remplacement du formalisme comptable de la cour des comptes et des chambres régionales par une expertise tenant compte des investissements.
  • En réduisant progressivement puis en supprimant les aides ou exonérations fiscales liées à la « politique de l’offre » qui ont montré leur inefficience et contrôler leur utilisation par les bénéficiaires.
  • Lancer un grand emprunt national destiné au financement d’un programme de grands travaux, réseau et moyens destinés aux transports en commun (ferroviaire particulièrement), les économies d’énergie et globalement de la transition écologique.
  • Lancer un programme de remise à niveau du système hospitalier tant en matière foncière que de moyens que d’équipement et d’effectifs.
  • Mettre en place un système d’aides au pouvoir d’achat des classes populaires et moyennes par l’amélioration de services publics à la vie courante.
  • Moduler la fiscalité applicable aux Firmes Multi Nationales en fonction des investissements et emplois créés ou maintenus en France(7).
Politique européenne
  • Renoncer au mirage du « couple franco-allemand » et rechercher les convergences d’intérêts communs avec l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Grèce.
  • Moduler le versement de la contribution financière de la France aux avancées en matière de :
  • 1. Remplacement du Système européen de stabilité financière par un financement direct de la BCE.
  • 2. Dumping fiscal entre partenaires européens. Une conférence des Chefs d’Etats annuelle, sur ce sujet sera tenue.
  • 3. De réduction des déficits et excédents en matière d’échanges de marchandises et de services intra européens(8).
  • 4. De réduction de l’excédent budgétaire allemand(9).
  • 5.De révision de la parité de l’euro, notamment par rapport aux autres monnaies(10). De création d’euros-bonds et de mise en œuvre du plan européen d’investissement.
  • De contrôle de la circulation des capitaux spéculatifs en Europe(11).
Débloquer les institutions politiques

Restaurer la démocratie délibérative suppose de :

  • Redonner du pouvoir au Parlement
  • 1. Par les élections
  • Faire précéder l’élection présidentielle des élections législatives.
  • Remplacer, pour les élections législatives, le scrutin majoritaire par une élection à la proportionnelle dans des circonscriptions infra départementales.
  • Revenir à l’égalité des temps de parole médiatiques (y compris les média privés) pour les candidats aux élections présidentielles.
  • 2. Restaurer le débat parlementaire
  • Redonner du temps de parole aux parlementaires et mieux répartir ce temps.
  • Renforcer les moyens d’expression des minorités(12).
  • 3. Autres mesures
  • Subordonner l’exercice du droit du gouvernent à limiter l’examen de ses projets de loi à la démonstration de l’urgence.
  • Réduire l’emprise du Conseil constitutionnel et de la haute bureaucratie sur le fonctionnement du Parlement.
  • Réformer totalement la loi LOLF dont l’organisation nuit à la compréhension des choix budgétaires du gouvernement et rend plus difficile une bonne allocation des crédits.
  • Réformer le mode de mise en œuvre de l’article 40 de la constitution en limitant son exercice au gouvernement et aux présidents des assemblées par des décisions écrites motivées, en réduisant l’extension de la notion de « charges publiques » à celles de l’Etat.
  • Supprimer la « règle de l’entonnoir » qui, pour gagner du temps, obsession des modernisateurs et des responsables des assemblées, revient à tourner la règle de la double
  • Dissoudre l’Etat collusif
  • Limiter les possibilités de pantouflage et les aller-retours entre haute fonction publique et emplois dans le privé.
  • Revoir le mode de nomination dans les grands corps en organisant la formation de ses membres en deux temps – ENA, puis après un temps d’expérience sur le terrain, Institut spécialisé – et en réduisant le nombre de nominations au tour extérieur.
  • Modifier le mode de nomination du gouverneur de la Banque de France de manière à assurer son indépendance par rapport au lobby bancaire.
  • Renforcer l’ingénierie publique de manière à réduire la dépendance de l’état à l’expertise privée.
POUR CONCLURE

 Le choix est donc clair ou attendre le naufrage en espérant qu’il ne viendra pas, ou s’y préparer, car il aura lieu vu l’incapacité des responsables politiques et financiers au pouvoir à y faire obstacle.

Quand aura-t-il lieu ? Sans préavis ou après avoir expérimenté une forme de néolibéralisme autoritaire de droite extrême ? Nul ne le sait mais là n’est pas l’essentiel.

Ce qui importe pour ceux qui n’entendent pas être lâchement surpris c’est d’œuvrer à la constitution du socle politique de la renaissance d’une gauche social-démocrate interventionniste, fermement anti-néolibérale et rejetant le carcan européiste. Sans cette refondation sociale-démocrate aucun changement substantiel ne sera possible.

Un socle qui devrait pouvoir s’élargir à ceux qui, à droite, continuant à se faire une certaine idée de la France supportent mal de la voir rétrogradée au rang de puissance subalterne contrôlé par d’autres intérêts que les siens.

L’Histoire n’attendra pas, ou le radeau du Titanic libéral naufragé trouvera son salut dans une alliance avec une forme de populisme autoritaire ou il sera remplacé par une social- démocratie capable de confiner la concurrence à la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter, une social-démocratie capable de porter un idéal collectif de liberté, d’égalité et de fraternité. Capable, en un mot, de donner corps à la République sociale à laquelle aspire une large majorité de Français.

Références

(1)Tocqueville, De la démocratie en Amérique.

(2)« Le bilan social de l’accroissement de l’activité intra-financière est négatif. Un système plus complexe d’intermédiation de crédit a rendu le système financier plus instable et la crise plus probable, et, en facilitant la création de crédit, il a aggravé le poids du surendettement après la crise », Adair Turner.

(3) « Le discours des banquiers sur leurs pratiques est complétement délirant. Les banquiers pensent qu’il faut avoir le moins de fonds propres possible, pour avoir le plus haut rendement du capital, comme ça ils gagneront plus d’argent, Toute la littérature montre qu’ils ont tort (en réalité, plus les banques sont capitalisées, plus elles ont de valeur, plus elles font de profit, etc.…) Ils se font une image de leur activité qui est déformée. Ils vivent sur des représentations qui sont fausses. Et ces représentations se diffusent au management », Pierre Charles Pradier Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Co-directeur LabEx ReFi (Audition sénatoriale).

(4)– L’objectif ne peut être seulement de stabiliser le système, de régler la question des établissements systémiques mais « de gérer la quantité de crédit et d’influencer son allocation dans l’économie réelle », Adair Turner.

(5) « 7 % des produits dérivés servent l’économie. Donc 93 % de ces produits servent à spéculer ou faire des jeux qui ne servent à rien pour l’économie réelle. Taxer la production spéculative de dérivés ou forcer tous les produits dérivés à passer par des chambres de compensation : vous réduisez aussitôt tous les produits non liquides », Jean- Michel Naulot.

(6 et 7) La particularité des FMN françaises par rapport aux autres (notamment américaines) est d’investir et de créer des emplois à l’étranger en rapatriant les bénéfices. Selon le CPII, en effet, l’économie française se distingue par l’importance de l’implantation à l’international de ses entreprises. Elles employaient en 2014, six millions de personnes à l’étranger contre, par exemple 5 millions pour les entreprises allemandes dont le PIB est supérieur de 50 % à celui de la France, 1,8 million de personnes pour l’Italie. Une tendance qui s’est accentuée puisque de 2007 à 2014, le chiffre d’affaire et le nombre d’employés des multinationales françaises ont cru deux fois plus vite que dans les multinationales allemandes et italiennes.

(8) Il est significatif que le principal partenaire commercial pour les exportations de biens des pays de l’UE (2016) soit un autre membre de l’Union, à l’exception de l’Allemagne, de l’Irlande, du Royaume-Uni et de quelques très petits états, qui privilégient les États-Unis. Significatif aussi que les échanges de la France avec l’Allemagne soient structurellement déficitaires, que les balances commerciales avec les autres pays européens de l’Allemagne et les Pays bas soient excédentaires quand les autres sont déficitaires. Les écarts se creusent même pour l’Allemagne dont l’excédent commercial avec l’ensemble de ses partenaires européens était de 160,3 milliards d’euros en 2017.

(9) L’excédent allemand représente 9% de son PIB. S’il n’était que de 6%, cela permettrait d’injecter 90 milliards d’euros en plus dans la zone euro, par le biais d’une hausse des salaires ou en augmentant les dépenses publiques allemands. (Romaric Godin Audition sénatoriale)

(10) Le fait que l’euro soit légèrement sous-évalué compte-tenu de la structure de l’économie allemande lui a permis de booster ses exportations dans un contexte où les partenaires commerciaux allemands en Europe ne pouvaient pas dévaluer leur monnaie. La monnaie unique permet à l’Allemagne, non seulement de dégager des excédents beaucoup plus forts que ses voisins européens mais d’investir ensuite son épargne sans crainte dans le reste de l’Europe. Ainsi, dans son étude « External Sector Report » de 2017, le Fonds monétaire international calcule que l’euro était sous-évalué d’environ 18% pour l’Allemagne et surévalué de 6,8% pour la France. (Res Publica Note 20/08/2018).

(11)« Actuellement, le principe de libre circulation des capitaux coûte fiscalement à la France entre 60 et 80 milliards d’euros. On peut retrouver une base fiscale contrôlable, en disant aux gens : « Si vous voulez acheter une entreprise, vous pouvez faire circuler vos capitaux, mais si c’est pour spéculer, non », Jacques Sapir.

(12) La dynamisation du débat public passe par la suppression de la règle actuelle distribuant le temps de parole entre les groupes à proportion de leurs effectifs comme si, plus on est nombreux plus on a de choses intéressantes à dire, ce qui est loin d’être prouvé. Que la règle majoritaire soit privilégiée pour les prises de décision, qu’elle le soit à ce point – même en tant que majorité relative- dans les débats, une autre. Quand le gouvernement dispose du soutien de la majorité dans une assemblée, les projets de loi et les propositions qu’il soutient sont défendus par le ministre en séance, le rapporteur et le groupe majoritaire, ce qui a un effet plus soporifique que stimulant. Quand ce n’est pas le cas, le gouvernement qui dispose d’un temps de parole aussi important qu’il le souhaite pour présenter ses projets et répondre aux critiques, dispose du soutien des groupes de la majorité présidentielle. Autant dire que, dans ce cas non plus, l’expression de points de vue hétérodoxes n’en est pas facilitée. Il est donc souhaitable d’accorder forfaitairement un minimum décent de temps d’expression aux minorités ou de répartir le temps entre groupes pour partie à égalité, pour une autre proportionnellement à leurs effectifs.

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Que faire pour être au rendez-vous de l’histoire ?

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Que faire pour être au rendez-vous de l’histoire ?

9ème partie - l'histoire n'attendra pas
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Un système financier en surfusion au bord de l’implosion, une stagnation économique structurelle aggravée par la pandémie de Covid-19 et dont on n’entrevoit pas la fin, une crise sociale se transformant progressivement en sécession civique, un système politique bloqué, totalement incapable d’apporter le début d’une réponse à cet ensemble de défis, telle est la situation française et de la plupart des pays de l’empire américain.

Faute de réponse politique il faut craindre, à moyen terme, une explosion aux effets incalculables déclenchée par un évènement imprévisible. Le système est si instable que tout est possible. Si la crise reste rampante, vu l’état de la Gauche de gouvernement, largement déconsidérée et sans projet crédible, le plus probable est le remplacement de la « démocratie néolibérale » centriste par des régimes mercantilistes plus ou moins nationalistes et agressifs à l’extérieur, portés par des régimes autoritaires, résultant de coalitions de libéraux et de populistes de droite plus ou moins extrême. Une solution instable aussi dans la mesure où l’action socialement dissolvante du néolibéralisme serait toujours là, avec en plus l’ombre d’un autoritarisme qu’on pensait disparu.

Que faire ?

Vu de Sirius, la réponse est simple : le contraire de ce qui a été fait ces cinquante dernières années, autrement dit reconstruire ce que la Grande transformation néolibérale a détruit, qu’il s’agisse du système financier et de ses finalités, de l’équilibre social, de l’Etat providence interventionniste.

Le hic, c’est qu’un tel programme, même par étapes graduées n’a aucune chance de recevoir le moindre commencement d’application en l’absence d’une crise majeure.

A ce jour en effet, et pas plus dans un avenir proche, aucune majorité politique, aucun gouvernement libéral n’aura même l’idée de le faire. Quand bien même l’aurait-il dans un pays – à l’exception peut-être, des USA – les intérêts et les forces politiques sont trop imbriqués pour que le projet puisse prospérer. Le piège s’est refermé. L’oligopole financier mondial aux commandes contrôle par ses obligés nationaux des pans suffisamment importants de l’économie pour neutraliser toute tentative un peu sérieuse de réforme, comme il en fut de celles adoptées pourtant par le G20 après la crise de 2008. Il faut se rappeler aussi la manière dont Bruxelles et Francfort ont réduit la Grèce – berceau de la civilisation qui porte le nom d’une de ses princesses mythologiques – à la misère uniquement pour l’exemple et le salut des banques allemandes et françaises.

Le filet des engagements réciproques consignés dans des traités trompeurs, les intérêts croisés sont tels que la réussite de la plus petite réforme de rupture est devenue impossible. Alors les réformes substantielles !

Adam Tooze, au terme d’une analyse fouillée de la dernière décennie va plus loin. Pour lui les crises multiformes qui se succèdent depuis 2008 sont les multiples épisodes et facettes d’une seule et même crise : celle de l’empire américain. Pour être le plus voyant, le krach financier et ses suites ne sont que des pièces de ce vaste ensemble politique, économique et géostratégique. Il n’y a pas d’un côté le système financier dont on peut décortiquer la mécanique, les ratés responsables de la crise, suivies de réformes pour en éviter la répétition, et de l’autre la sphère économique, sociale et politique subissant un processus qui la domine. Il n’y a pas le krach financier, ses conséquences et comment faire pour qu’il ne se reproduise pas, mais des mécaniques financière, économique, géopolitique, sociale et politique qui, ensemble, font système. C’est à ce niveau qu’il faut penser l’évolution de la situation puisque, encore une fois, le système financier néolibéral et ses excès, la stagnation économique, le chômage de masse, l’explosion des inégalités sociales, la dérive oligarchique des organisations sociale et politique, la sécession des citoyens, qu’elle qu’en soit la forme – absentéisme électorale ou « populisme » – ne sont pas séparables. Penser pouvoir traiter un symptôme sans modifier la mécanique qui l’a produit est une illusion.

On aimerait donner raison au lucide Jean-Michel Naulot pour qui « La seule question valable ne consiste pas à se demander : que ferait-on en cas de nouvelle crise ? Mais bien comment l’anticiper pour la prévenir ? » Sauf que les forces politiques susceptibles de soutenir un tel programme, à ce jour, restent introuvables. Tant que la crise ne sera qu’une probabilité, même très forte, et tant qu’existera un espoir de sauver le nouveau Titanic néolibéral, parmi ses armateurs, ses assureurs, ses officiers, les passagers de première classe, sans parler de la masse des fatalistes, l’attentisme primera. L’urgence n’est pas de rédiger une illusoire ordonnance de prescriptions permettant de sortir du piège mais de réveiller et de rassembler les forces susceptibles de soutenir un tel programme.

Le problème n’est pas technique, il est politique.

« Les fondements du système monétaire moderne sont politiques, on ne peut y échapper, rappelle Adam Tooze (…) L’argent et le crédit tout comme la structure du secteur financier qui les chapeaute, sont créées par le pouvoir politique, des conventions sociales et les règles juridiques, contrairement aux chaussures de sport au Smartphone et au baril de pétrole. La monnaie fiduciaire est au sommet de la pyramide monétaire moderne. Créée et sanctionnée par les Etats, elle ne repose sur rien si ce n’est son cours légal ».

Le système bloqué actuellement en place n’est pas le produit du destin mais d’une politique. Les transformations permettant de le débloquer seront celles issues d’une autre politique. Qu’aucun programme de changement ne puisse aujourd’hui aboutir, faute de forces politiques suffisantes pour le soutenir, n’est pas une invitation à attendre passivement mais à se préparer au naufrage inéluctable. S’y préparer pour limiter les dégâts et ménager l’avenir.

Le mode de traitement calamiteux du krach de 2008 est une invitation à ne pas répéter l’erreur de croire que quelques bricolages du système financier dispenseraient d’une réforme complète du système néolibéral global.

Au niveau d’un pays comme la France, s’y préparer appelle à la fois la révision des modalités de fonctionnement du système financier et du financement de l’économie réelle ; une politique de relance économique et le déblocage des institutions politiques qui les conditionne ainsi que de faire face démocratiquement aux conséquences de la crise et conduire les révisions institutionnelles appelées par la situation.

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La tentation populiste

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La tentation populiste

8ème partie - l'histoire n'attendra pas
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La crise de la « démocratie libérale » n’est évidemment pas spécifique à la France. En Europe, en particulier depuis une quinzaine d’années, la chronique politique se nourrit des succès de l’extrême droite, parfois de la gauche antisystème et plus globalement de ce que la pensée mainstream appelle « populisme ».

Succès en termes de suffrages et, de plus en plus, de sièges : Rassemblement National en France (Présidentielles et dernières élections européennes où il arrive en tête devant tous les autres partis, y compris celui du président), Vox en Espagne, AfD en Allemagne qui marque des points début septembre puis en octobre 2019 aux élections régionales dans quatre Länder de l’ex RDA, Vrais Finlandais en Finlande, Aube dorée en Grèce, PDS Slovène, etc.

Des gains en termes de pouvoir dans des coalitions avec la droite comme en Autriche, avec le centre (Estonie), avec des formations de gauche antilibérales, comme la Ligue avec Cinq étoiles en Italie, etc.

Sans compter les partis de droite extrême déjà au pouvoir en Pologne, Hongrie ou, comme en Slovaquie, y participant au sein d’une coalition hétéroclite.

Le plus spectaculaire cependant est venu de là où on l’attendait le moins, des parrains du néolibéralisme mondialisé :  Royaume-Uni et USA.

Le Royaume-Uni du « Brexit » qui place, peu après, en tête des européennes l’UKYP de Nigel Farage.

Les USA avec l’élection de Donald Trump arrivé au pouvoir au nom d’America first et sous les quolibets des « auto-satisfaits du prêt-à-penser politique » pour parler comme Christopher Lasch, grâce au ralliement des électeurs, traditionnellement démocrates, des états industriels de la Rust Belt, en plein désarrois.(1)

Même la « Belle Province » canadienne a apporté sa contribution au « chamboule tout » avec la victoire aux élections provinciales, contre les appareils en place, de la Coalition avenir Québec (CAQ) et l’élection d’un Premier ministre – François Legault – « hors normes ».

S’il refuse l’étiquette de « populiste », constatons qu’il a d’abord été élu contre les appareils en place et sur un programme de renforcement des spécificités québécoises.

Une essence insaisissable

Si le « populisme » s’est installé partout, on ne sait pas pour autant quel produit politique cette étiquette désigne. Jusque-là aucune des nombreuses tentatives de définition de ce que pourrait-être son essence n’est convaincante. Aucune soi-disant spécificité du populisme ne se retrouve dans tous ses avatars réels, beaucoup n’étant qu’une variante libérale.

La marque du populisme serait la volonté de fonder sa légitimité sur le peuple. Sauf que c’est le cas de toute démocratie, qu’elle soit libérale ou interventionniste. Quelle force politique, à un moment ou un autre de son histoire n’a pas invoqué la voix du peuple contre ceux qu’elle aspire à remplacer, en un mot, n’a pas fonctionné sur le mode populiste ?

Ainsi, paradoxalement, la Ve République gaulliste, plébiscitaire, autrement dit « populiste » des premières années – ce qui lui fut vivement reproché par les Républicains historiques d’alors – malgré les apparences était nettement plus démocratique que la Ve République crépusculaire actuelle qui n’hésite pas à passer par pertes et profits un référendum dont les résultats pourtant sans appel, lui déplaisent.

La première se préoccupait de problèmes essentiels (décolonisation de l’Algérie, mode d’élection du président de la République, caractère bicaméral ou non du régime…), traités par referendums engageant la responsabilité du chef de l’État.

La seconde oublie soigneusement les questions essentielles, le chef de l’État devenant un as de l’esquive et n’ayant même pas à prendre le risque de dissoudre l’Assemblée nationale, comme le fit Charles de Gaulle, puisqu’il est devenu le chef de sa majorité.

Une sorte de « populisme chic » est même aujourd’hui de rigueur dans la « communication » des responsables politiques néolibéraux, comme celle de Silvio Berlusconi ou dans un genre très différent Emmanuel Macron.

Un résultat que Michael Moore, avait pronostiqué dès les élections des Gouverneurs un peu auparavant.

Le « peuple » des populistes, nous dit-on aussi ne serait, en réalité, qu’une partie du peuple. Pour les populistes « le peuple, ce n’est pas tout le monde mais Nous opposé à Eux(2) ». Ainsi, le Rassemblement National oppose-t-il « Français de souche » aux Français de plus fraîche date. Mais si le constat est valable pour nombre de populismes d’extrême droite, il ne vaut pas pour la plupart de ceux de gauche qui, au contraire militent pour l’égalité et contre la discrimination. En fait, à des degrés divers, la distinction entre « Eux » et « Nous », est une thématique de tous les conquérants politiques réputés populistes ou non : le « peuple de gauche » de François Mitterrand, « ceux qui se lèvent tôt » de Nicolas Sarkozy, « les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien » d’Emmanuel Macron ne sont-ils pas une manière de trier et de mobiliser ceux au nom desquels on agit ?

L’autre marque du populisme seraient d’être anti-élitiste et anti-pluraliste(3).

Curieux anti-élitisme que celui du fascisme et de tous « les populismes autoritaires » qui de tout temps ont fourni des occasions de carrières sociales fulgurantes. Le culte du chef, du leader, du guide est-il un antiélitisme ? Renouveler les élites n’est pas supprimer l’élitisme.

À contrario, à en juger sur le cas français, le libéralisme centriste a été et reste un terrain fertile pour les carrières et les enrichissements fulgurants. Et puis, à quoi reconnaît-on l’élite : à son portefeuille, sa notoriété médiatique, ses diplômes, ses découvertes scientifiques, sa place dans la hiérarchie publique ?

Quant à l’anti-pluralisme, la plupart des mouvements de gauche qualifiés de populistes y échappe. Leur drapeau est au contraire l’expression des opinions politiques individuelles.

Ainsi, pour Chantal Mouffe, soutien et théoricienne du « populisme de gauche », l’une de ces tâches essentielle est de fournir un cadre institutionnel réglé aux conflits qui sont l’essence même du politique, des conflits qui, pour elle, opposent non pas des ennemis mais « des adversaires entre lesquels existe un consensus conflictuel(4) ».

La première conclusion c’est que « populisme » est un « mot valise » susceptible de transporter n’importe quelle idéologie, n’importe quel projet, même pas un concept. C’est une arme politique, offensive ou défensive, selon les moments.

Une arme politique contre un système politique bloqué

L’appel au peuple des organisations dites populistes est d’abord fondamentalement une arme dans le combat pour le pouvoir, nullement un programme de gouvernement à vocation d’être appliqué tel quel, même si les programmes sont aussi d’indispensables armes politiques. Désigner l’ennemi dispense du programme précis de gouvernement qui permettrait de répondre aux attentes de son électorat.

Pas étonnant donc, comme le remarquait déjà Polanyi pour le fascisme, que les programmes et le discours populistes(5) évoluent en fonction des circonstances, des affects changeants des cibles populaires visées ou, pour les partis au pouvoir, des alliances.

Si on définit le « populisme » comme l’appel au peuple (imaginaire) pour forcer des systèmes politiques bloqués à régler les problèmes qu’ils ne veulent pas ou ne peuvent pas régler, il faut alors le voir comme un moment dans un processus de transformation des institutions, impossible sans changements profonds.

La seconde conclusion, c’est que – avec le risque d’anachronisme inerrant à ce genre d’exercice la grille d’analyse de Polanyi pour la crise de l’entre-deux-guerres s’applique largement à celle de la crise de la démocratie néolibérale finissante. Comme alors, la situation critique actuelle résulte de la contradiction entre la globalisation du marché, l’application de la concurrence à toutes les dimensions de l’existence humaine et le refus de toute régulation d’origine politique, le système étant réputé autorégulateur.

Dans l’entre-deux-guerres, les conséquences politiques des dysfonctionnements explosifs résultant de cette contradiction furent le mouvement socialiste puis le communisme, les fascismes en général avec l’hitlérisme en particulier puis in fine, la démocratie politiquement libérale mais économiquement et socialement interventionniste.

Le New Deal et ses variantes sociales-démocrates furent alors la seule solution ayant réussi à concilier une économie largement libérale et des institutions démocratiques alors que le fascisme, après avoir sauvé l’économie de marché dans sa phase d’installation, la transformait en économie de guerre dirigée, et surtout extirpait dans le sang et les larmes toutes les institutions démocratiques.

« Le fascisme, comme le socialisme, dit Polanyi, étaient enracinés dans une société de marché qui refusait de fonctionner(6) ».

Pour la faire fonctionner il aurait fallu des interventions de la puissance publique, contraires au credo libéral.

D’où la conclusion de Polanyi : « L’obstruction faite par les libéraux à toute réforme comportant planification, réglementation et dirigisme a rendu pratiquement inévitable la victoire du fascisme. »

Les néolibéraux au pouvoir refusent aujourd’hui encore les réformes qui permettraient réellement de mobiliser les ressources financières nécessaires à la relance économique dont dépend le niveau de chômage, préférant continuer à les engloutir dans une machine à laver spéculative transformée en bombe financière à retardement.

Ils refusent les réformes de la répartition de la richesse dont dépend la relance économique par la consommation et toute réduction des inégalités affectant l’oligarchie, comme ils refusent les réformes sociales qui redonneraient confiance en l’avenir.

Surtout, ils ne veulent pas entendre parler de la réforme qui conditionne toutes les autres : la réforme politique qui remplacerait la démocratie de figurants actuelle par une démocratie d’acteurs.

Une roue de secours pour le libéralisme ?

On peut donc douter, contrairement au pronostic de Fukuyama, que les régimes en place aujourd’hui y restent éternellement.

La fragilité de plus en plus grande des systèmes gouvernementaux les plus importants de l’Empire américain, à commencer par le principal, celui des USA, est chaque jour plus évidente. Beaucoup ont du mal à constituer des majorités de gouvernement durables non conflictuelles, partout les mouvements populistes se renforcent, parvenant même au pouvoir, en coalition ou seuls comme en Europe de l’Est.

La démocratie libérale n’assumant plus son rôle, la tentation sera donc forte pour ses actuels bénéficiaires de sauver leurs meubles par une alliance et un compromis avec des formations populistes « libéro-compatibles » qui ne demandent que cela.

Un régime mercantiliste plus ou moins nationaliste et agressif à l’extérieur, porté par un régime autoritaire à l’intérieur, coalisant des libéraux et des populistes de droite, ferait parfaitement l’affaire. D’ailleurs le capitalisme autoritaire, très loin d’être une nouveauté, ressemble fort à ce dont rêve la droite républicaine étasunienne.

En dépit des conflits actuels pour le leadership néolibéral, une partie des libéraux et la plupart des populistes de droite sont d’accord sur l’essentiel : pas question de réintroduire l’État et encore moins la démocratie dans le jeu économique.

Les partisans du Brexit sont loin d’être tous des anti-libéraux. De même que Donald Trump, l’ultra-droite des Républicains et bon nombre de formations qui entendent freiner le libre- échange et l’immigration et restaurer l’intérêt national.

Ils ne remettent pas en question le système, seulement ce qu’ils tiennent pour des excès, des déviances, des conséquences d’une gestion fautive, ou la moralité des dirigeants au pouvoir… Les anciens présidents, péruviens – Alberto Fujimori – ou argentins – Carlos Menem – étaient d’authentiques néolibéraux, comme l’actuel président du Brésil – Jair Bolsonaro -. Sous la houlette de Jean-Marie Le Pen, le FN était libéral et aucunement anti-européen, comme la Ligue du Nord qui gouverna d’abord avec Silvio Berlusconi, néolibéral populiste s’il en fut.

Matteo Salvini, son nouveau leader, malgré ses démêlés avec Bruxelles et son recentrage national n’est pas non plus un antilibéral. Néolibéral aussi le FPÖ autrichien et son leader.

Donald Trump qui refuse de freiner l’endettement, moteur de la croissance américaine, ne fait pas autre chose que la politique de Wall Street etc.

C’est pour sauver le système lui-même que la droite populiste condamne ses dérives.

Sarah Palin et les néoconservateurs du Tea Party américain restent des libéraux convaincus, condamnant seulement ce qu’ils tiennent pour des déviances du néolibéralisme – capitalisme de connivence, sauvetage des banques avec l’argent public, puissance de l’oligarchie financière – tout en prêchant le retour aux valeurs morales et religieuses, et le refus de l’impôt comme les Pères fondateurs rêvés des USA, ce que montre la référence à la « Boston Tea Party ».

Ils participent, par ailleurs, de la nébuleuse libertarienne qui professe, elle aussi, un individualisme radical, anti-état et antifiscal. Que l’institut qui a présidé à la naissance du Tea Party ait été financé par deux milliardaires – les frères Charles et David Koch – n’est pas un hasard non plus. De même que leur proximité avec les églises évangélistes.

L’hitlérisme, aujourd’hui épouvantail anti-populisme d’honneur, n’était pas non plus, à ses débuts, anticapitaliste, même si la logique de « l’État total » dont il rêvait l’y a conduit.

« Jamais ni nulle part, rappelle Polanyi, Hitler a promis à ses partisans d’abolir le système capitaliste. Le trait fondamental à son programme est bien plus sa croyance en un fonctionnement sain du système capitaliste dans l’État nationaliste ». D’où la facilité avec laquelle les intérêts industriels se sont ralliés à lui, les secteurs les plus retardataires (industries extractives et sidérurgie) et ceux qui profitaient de la politique de réarmement (chimie), les premiers.

Ensuite, progressivement, les autres, pourtant défavorables à l’interventionnisme économique de l’État, l’ont fait, pour des raisons politiques : faire barrage au communisme et au syndicalisme si nuisible aux affaires.

Dans ses attaques sporadiques, contre le capitalisme, de rigueur dans la phase de conquête pour se rallier les masses, Hitler n’en distingue pas moins soigneusement le « capitalisme prédateur juif » du « capitalisme créateur de richesse non juif ».

Le pouvoir conquis, les critiques disparaîtront même si, pour lui, fondamentalement, « il n’y a pas d’économie libre dans l’État total ».

Elles eussent d’ailleurs été inutiles, tous les capitaines d’industrie appréciant l’éradication brutale des partis de gauche et des syndicats.

Quant à l’économie dirigée, nécessaire à la guerre, elle était finalement un moindre mal – le mal étant la suppression de la propriété des moyens de production promise par le communisme – avec pour bon côté de fournir des débouchés aux entreprises et rapidement de la main d’œuvre servile quasiment gratuite.

Que tous les populismes ne soient pas anti-libéraux, tant s’en faut, signifie qu’une alternative libérale de droite – et/ou de droite extrême – au libéralisme centriste est tout à fait possible, sinon probable vu ce qui reste de la gauche non libérale sur le continent européen et aux USA.

« L’accession au pouvoir des populistes dans tous les pays d’Europe traduit la défiance des masses et l’épuisement d’un système aveugle à ces grandes remises en cause. En Europe, nous voyons donc l’arrivée concomitante au pouvoir des libéraux autoritaires (…) C’est la nouvelle expression du néolibéralisme(7) ».

Si une telle réorganisation des forces politiques ne réglera rien sur le fond – les raisons structurelles de l’échec du système étant toujours là – reculer pour mieux sauter n’en est pas moins gagner du temps et au moins provisoirement protéger, à moindres frais, les intérêts d’une oligarchie prête à accueillir ses sauveurs, comme elle en a l’habitude.

Comme nous l’avons dit, on ne peut pas ne pas trouver – avec les précautions qu’impose le court XXème siècle(8) qui les sépare – quelques ressemblances entre la situation actuelle et celle de l’entre-deux-guerres telle qu’elle ressort de l’analyse de la réforme fasciste de l’économie de marché par Polanyi.

« On peut, dit Polanyi, décrire la solution fasciste à l’impasse où s’était mis le capitalisme libéral comme une réforme de l’économie de marché au prix de l’extirpation de toutes les institutions démocratiques ».

Le fascisme est pour lui « la solution catastrophe » à l’incapacité de la démocratie libérale de surmonter la contradiction entre liberté totale du marché et démocratie.

Il n’est en rien une réponse à des problèmes nationaux ou locaux mais une réponse à celui qui tourmente l’ensemble des sociétés libéralisées :

« Si jamais mouvement politique répondit aux besoins d’une situation objective, au lieu d’être la conséquence de causes fortuites, c’est bien le fascisme. En même temps, le caractère destructeur de la solution fasciste était évident. Elle proposait une manière d’échapper à une situation institutionnelle sans issue qui était pour l’essentiel, la même dans un grand nombre de pays, et pourtant, essayer ce remède, c’était répandre partout une maladie mortelle. Ainsi périssent les civilisations ».

Comme l’écrivait Mussolini « seul un État autoritaire peut affronter les contradictions inhérentes au capitalisme(9) ».

Pour Hitler aussi, la cause principale de la crise, c’est l’incompatibilité entre l’égalité démocratique et le principe de propriété privée des moyens de production(10).

Une thèse que l’on retrouve chez le très libéral Von Mises(11), pour qui l’interférence de la démocratie représentative avec le système des prix fait baisser la production, tout en maintenant le principe que seul le libéralisme total est compatible avec la liberté tout court. Reste à savoir de quelle liberté et de qui on parle.

Selon Von Mises « l’insoluble contradiction de la politique des partis de gauche en Angleterre, en France et aux États-Unis est qu’ils s’adonnent à l’économie dirigée, sans se rendre compte que, par-là, ils préparent les voies à la dictature et à la suppression des droits civiques. La confusion de toutes les notions est arrivée à ce point qu’ils se proposent de sauver la démocratie avec l’aide des soviets… Il faut s’en rendre compte : le monde a le choix entre la démocratie politique et le système économique basé sur la propriété privée, d’une part, et de l’autre, l’économie dirigée et la dictature. La démocratie et l’économie dirigée sont inconciliables(12) ».

Se trouve ainsi balayé, commente Michel Foucault, « dans une même critique, aussi bien ce qui se passe en Union soviétique que ce qui se passe aux USA, les camps de concentration nazis et les fiches de la sécurité sociale(13) ».

Il s’agit là d’un couplet pris parmi les nombreux qui se retrouveront sous la plume des ultras et néo libéraux qui monopoliseront progressivement la scène académique et médiatique.

Ce que ne dit pas Von Mises c’est que la dictature et un système économique basé sur la propriété privée sont parfaitement compatibles. L’Histoire a montré qu’en cas de difficultés c’était généralement le choix des propriétaires du système.

Au final, dans l’entre-deux-guerres, nombre de pays préfèreront le fascisme au nom de la sauvegarde de l’économie libérale, confondue avec la propriété privée totale des moyens de production. Entre la solution socialiste à la crise – l’extension de la démocratie à la sphère économique – et celle du fascisme – l’abolition de la sphère politique démocratique pour sauver l’économie libéralisée – ils ont choisi la seconde, explique Polanyi.

Dans la théorie fasciste, le capitalisme organisé en branches de l’industrie devient la seule réalité sociale, laquelle se réduira dans les faits à une économie de guerre administrée. Les êtres humains n’y sont considérés que comme des producteurs, ce qui est parfaitement compatible avec le néolibéralisme.

« Dans cet ordre structurel [fasciste], les êtres humains sont considérés comme des producteurs et seulement des producteurs. Les différentes branches de l’industrie sont reconnues légalement en tant que corporation et on leur accorde le privilège de prendre en charge les problèmes économiques, financiers, industriels et sociaux qui surviennent dans leur sphère. Elles se transforment en dépositaire de presque tous les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires qui relevaient auparavant de l’État politique. L’organisation effective de la vie sociale repose sur le fondement professionnel. La représentation est accordée à la fonction économique : elle devient alors technique et impersonnelle. Ni les idées ni les valeurs ni le nombre des êtres humains concernés ne trouve d’expression dans ce cadre » .

Les vieilles recettes étant immortelles, constatons que la tentation « corporatiste » existe toujours en France, comme le montrent les tentatives récurrentes de transformer le Sénat en CESE, ou les appels récurrents à l’expression et à la représentation de la « société civile » au nom du renouveau démocratique.

Avant de renoncer à la conception révolutionnaire de la représentation du citoyen en tant que citoyen, c’est-à-dire par-delà ses spécificités, pour la remplacer par une représentation des différences ; avant de remplacer la démocratie représentative – la seule qui ait réussi tant bien que mal à fonctionner – par une démocratie essentiellement consultative et participative, (voire par une démocratie directe dont on ignore qui en serait le maître réel), encore faudrait- il lui permettre de fonctionner correctement, ce qui, on l’a vu, n’est plus le cas aujourd’hui.

Il faut se rappeler ce que dit Sieyès : « Le droit de se faire représenter n’appartient aux citoyens qu’à cause des qualités qui leur sont communes, et non par celles qui les différencient. Les avantages par lesquels les citoyens diffèrent entre eux sont au-delà du caractère civil de citoyen(14) », ce qui signifie que le rôle du représentant est d’exprimer son intime conviction éclairée par le débat, pas de représenter des intérêts et encore moins ceux qui ont financé sa campagne ou le parti qui l’a investi.

Ce qui signifie qu’un système où de fait, et très généralement, les parlementaires s’expriment et votent au nom d’un groupe, d’un parti, ne correspond ni au principe révolutionnaire de la représentation, ni à l’article 27 de la Constitution de la Ve République, ce dont le Conseil constitutionnel, toujours prompt à censurer les élus du peuple, se moque éperdument.

Références

(1)Il est significatif dit James K. Galbraith, que Donald Trump ait « gagné son pari dans les États « oubliés » des États-Unis. (…) Les États qui ont voté pour Trump ont été ignorés par les démocrates depuis des années. D’autres, enfin, ont toujours été conservateurs. » (Audition au Sénat.) Un résultat que Michael Moore, avait pronostiqué dès les élections des Gouverneurs un peu auparavant.

(2)Jean-Yves Camus (Audition Sénat).

(3)Jan-Werner Müller dans Qu’est-ce que le populisme ? Gallimard.

(4)Chantal Mouffe Agonistique – Beaux-Arts Paris Edition.

(5)Ainsi pour le fondateur du FN accueillir quelques centaines de milliers d’Algériens musulmans en France est une calamité alors que pour le député Le Pen, en intégrer cinq ou six millions, comme il le défendit devant l’Assemblée nationale le 28 janvier 1958, est une chance pour la France : « Ce qu’il faut dire aux Algériens, ce n’est pas qu’ils ont besoin de la France, mais que la France a besoin d’eux. C’est qu’ils ne sont pas un fardeau ou que, s’ils le sont pour l’instant, ils seront au contraire la partie dynamique et le sang jeune d’une nation française dans laquelle nous les aurons intégrés. J’affirme que dans la religion musulmane rien ne s’oppose au point de vue moral à faire du croyant ou du pratiquant musulman un citoyen français complet… je ne crois pas qu’il existe plus de race algérienne que de race française […] ».

(6)La Grande Transformation, Editions Gallimard, collection Tel.

(7)Martine Orange (Audition sénatoriale)

(8)L’Age des extrêmes, histoire du court XXème siècle, Eric J.Hobsbawn, Ed.Complexe, 1999.

(9)La doctrine du fascisme, 1933

(10)Discours de Düsseldorf.

(11)Economiste libéral américain d’origine autrichienne (1861-1973).

(12)Von Mises, Économie dirigée et démocratie, Aujourd’hui N°10 octobre 1938.

(13)Biopolitique, Editions Gallimard.

(14)Sieyès, Qu’est-ce que le tiers état, PUF.

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La « démocratie libérale » est ligotée parce que le pouvoir y a été confisqué par l’oligarchie qu’elle a laissé s’installer aux postes de commande. « L’Etat prédateur » étasunien, sorte de « République-entreprise » régulé par une coalition des lobbies de la finance, du numérique, de la communication et de ce qui reste de la grande industrie américaine, évoqué plus haut, en est un bon exemple. La boussole de ses politiques monétaire, fiscale, sociale, extérieure, c’est l’intérêt de groupes d’intérêts. Pas étonnant si les inégalités de revenus et de patrimoines ont explosé et si les services publics tombent en ruine.

Mais la « prédation » n’est pas le seul moyen pour l’oligarchie d’instrumentaliser le pouvoir politique à son profit, il suffit de le désarmer. C’est ce qui s’est passé en France où, au terme d’un demi-siècle d’évolution, un Etat fort selon les manuels de droit constitutionnel, mais désarmé et empêtré, domine un Parlement de figurants.

Si le pouvoir de décision appartient pour l’essentiel aux présidents de la République, les vagues de libéralisations qu’ils ont eux-mêmes orchestrés, les ont privés des moyens réels d’agir. Faute de pouvoir le faire directement ils ont dû faire appel à la sphère privée ; l’oligarchie administrative, un pied dedans un pied dehors, jouant le rôle de trait d’union. Au final s’est installé un système où la limite entre intérêt public et intérêts privés est devenue indiscernable, un système collusif où le Parlement, et a fortiori le bon peuple, occupent la place des spectateurs. Spectateurs sporadiquement grognons pour le premier et remuant pour le second, mais impuissants.

Un Etat politiquement fort

En cinquante ans, le « parlementarisme rationalisé », autrement dit le parlementarisme sous contrainte des débuts de la Vème République évoluera vers une forme de monarchie républicaine plébiscitaire puis, faute de monarque républicain crédible, à une forme originale de Consulat électif. L’élection du président de la République au suffrage universel direct (1962), le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral qui transforme le chef de l’Etat en chef réel de la majorité parlementaire (2000) et quelques autres réformes constitutionnelles mineures, comme le droit pour celui-ci de s’exprimer devant le Parlement réuni en congrès (2008), en marqueront les principales étapes.

Un Président que, jusqu’à présent, le mode de scrutin majoritaire à deux tours a mis à l’abri de la désaffection des électeurs.

Ainsi, comme on l’a vu, en 2017 Emmanuel Macron élu par seulement 43,6 % des électeurs inscrits au second tour peut-il disposer d’une majorité introuvable à l’Assemblée nationale dont la moyenne des députés n’a pas rassemblé plus de 20% des inscrits.

La monarchie plébiscitaire gaulliste qui permettait à un président de gouverner sans le Parlement en s’appuyant sur le peuple, s’est ainsi transformée en un système où, disposant d’une majorité parlementaire automatique, le Président peut gouverner, pendant cinq ans, sans le peuple et sans rendre de comptes à personne, pas même à la justice pour des délits de droit commun.

Cette concentration du pouvoir politique à l’Élysée ne pouvait que s’accompagner d’un double mouvement. Un mouvement de politisation des sommets de la haute fonction publique par le biais des nominations au tour extérieur dans les grands corps et par la sélection des membres des cabinets élyséen et ministériels devenus passages obligés pour les hautes responsabilités. Et un mouvement de bureaucratisation des sommets politiques de l’Etat.

À en croire une tribune de hauts fonctionnaires anonymes, publiée quelques mois après la formation du nouveau Gouvernement(1), une étape nouvelle aurait été franchie avec l’élection d’Emmanuel Macron. Du pouvoir d’influence de l’oligarchie administrative exercé à travers l’appartenance aux cabinets élyséen ou ministériels, on serait passé à une oligarchie administrative s’assumant comme politique par l’exercice direct du pouvoir. À une pratique marginale, aurait succédé une vague de fond significative de ministres choisis par le Président de la République et son Premier ministre parmi les directeurs et directrices de la haute administration.

Les chiffres laissent, en effet, rêveur : « Parmi les quatorze ministres ou secrétaires d’État qui pourraient être considérés comme venant de la « société civile », la plupart d’entre eux avaient auparavant exercé de très hautes responsabilités administratives, le plus souvent de direction d’administration centrale ». Ce n’est plus le ministre qui choisit les directeurs d’administration mais les directeurs d’administration qui deviennent ministres. La réversibilité entre les fonctions politique et administrative est devenue ainsi totale.

Paradoxalement le mouvement de libéralisation des appareils économiques et financiers du pays rendra indispensable cette bureaucratisation des sommets de l’Etat. C’est, en effet, l’oligarchie administrative qui fera le lien entre le pouvoir politique et un pouvoir économico- financier devenu énorme et indépendant. Un rôle d’autant plus naturel pour elle qu’au fil des privatisations une bonne partie des hauts fonctionnaires, pour beaucoup installés à la tête des grandes entreprises et des banques par les nationalisations des premières années Mitterrand, survivant aux vagues de privatisation, y étaient restés ! D’autant plus naturel que l’ordolibéralisme régnant appelait la mise en place d’Autorités administratives « indépendantes » (AAI) pour assurer le bon fonctionnement du marché. Les « grands corps » (Conseil d’Etat, Cour des comptes, Inspections générales des finances) seront le vivier des futurs responsables de ces AAI.

Le pli étant pris, on va voir se multiplier les conseils, les comités, agences de ceci ou de cela, nommés, dont la seule légitimité est censée être la compétence à moins que ce ne soit leur capacité à deviner, en toute indépendance, ce que souhaite l’exécutif et/ou les milieux dont ils doivent assurer la régulation. Ainsi, lors de la Covid-19, l’opinion publique se frottera les yeux en découvrant le corporatisme et les liens multiples de ces organismes publics avec les grands laboratoires et fabricants de médicaments.

Cette double évolution antidémocratique réduira le Parlement, sauf circonstances exceptionnelles, au rôle de chambre d’enregistrement. Le partenaire obligé de l’Exécutif, c’est désormais l’oligarchie administrative devenue un véritable pouvoir politique.

Un Etat qui s’est désarmé volontairement

La réduction significative du champ d’intervention de l’Etat, effet de la privatisation de l’appareil de production et du système financier public, est clairement la conséquence directe du choix libéral et européen.

En privatisant le système bancaire et en s’interdisant de le réglementer, la France s’était déjà privée de la maîtrise de sa monnaie scripturale et des possibilités de financement de son économie qui vont avec.

L’interdiction européenne des aides sectorielles aux entreprises au nom de l’équité concurrentielle, la prive en outre de toute possibilité de politique industrielle.

En intégrant la zone euro, la France perd, tout pouvoir en matière monétaire. Comme on l’a dit, elle ne peut plus « battre monnaie » donc financer ses déficits, sa dette et son économie par ce moyen, comme tous les pays souverains. Ce pouvoir appartient désormais aux marchés, autant dire aux spéculateurs sous le joug desquels elle s’est placée volontairement. Jusqu’au passage à l’euro, les autorités monétaires françaises étaient tétanisées par le taux de change Franc/Mark ; après, ce sera par le « spread » français(2), nouvelle forme de la suprématie allemande. On mesure le progrès !

S’agissant de la monnaie banque centrale, le pouvoir d’émission appartient évidemment à la BCE qui ne l’utilisera ni pour financer la dette publique, ni l’économie ni même ponctuellement une relance de l’économie réelle.

La France perd aussi toute possibilité de jouer sur le taux de change de sa monnaie. Condamnée à subir un euro trop fort pour la gamme de produits qu’elle exporte mais trop faible pour l’Allemagne, ainsi favorisé, elle doit supporter un déficit quasi permanent de sa balance extérieure.

Membre de la zone euro, après la crise de 2008 qui fera exploser la dette publique et la crise grecque, condamnée avec la plupart des pays de la zone, à une diète perpétuelle, la France sera de plus interdite des politiques budgétaires indispensables à la redynamisation de son économie et donc à toute lutte sérieuse contre la chômage.

L’Etat se rétractera toujours un peu plus, réduisant, budgets après budgets, les effectifs de la fonction publique non oligarchique, multipliant les AAI, les agences et autres démembrements de l’Etat, facilitant les départs des fonctionnaires qui le souhaitent vers le privé ; laissant fondre sa capacité d’expertise ; transférant aux collectivités locales la charge des services publics de proximité les plus coûteux et une bonne partie de l’aide sociale ; nouant des Partenariats Publics Privés (PPP), chargeant des opérateurs privés d’équiper le pays au frais des consommateurs (opérateurs du numérique ou de téléphonie mobile, gestionnaires d’autoroutes etc.) ou simplement réduisant les moyens ou les aides nécessaires au bon fonctionnement des services publics « non rentables » : hôpitaux, transports…

En attendant de pouvoir être complètement privatisés, les entreprises et les services publics marchands qui ne le sont pas encore, sont soumis aux règles de la concurrence et les services publics non marchands progressivement réorganisés selon les principes managériaux en l’honneur dans le privé.

Un Etat empêtré

Empêtré dans les jeux de pouvoir des hiérarques disposant de celui de retarder éternellement et même de faire capoter n’importe quelle réforme ou décision qui leur déplait. A moins que ce ne soient dans le faisceau des recommandations « désintéressées » des hauts fonctionnaires amateurs du revolving doors, autrement dit, du pantouflage et rétro- pantouflage.

Empêtré dans les opérations de séduction ou d’intimidation des puissances que sont devenues les grands « investisseurs » ou les multinationales. Si, seuls les investisseurs peuvent créer des emplois, comme dit Emmanuel Macron, on n’a pas d’autre choix que de leur donner satisfaction. Difficile aussi de ne pas courtiser les banques dont dépend le placement de la dette publique, de ne pas répondre à leurs cris d’orfraie dès que pointe à l’horizon le moindre projet de réglementation défavorable au business.

Empêtré, comme l’a bien montré la crise sanitaire actuelle dans le corporatisme des multiples acteurs en charge de la santé publique, dans les intérêts des laboratoires pharmaceutiques et de leurs obligés.

Empêtré dans les opérations de sous-traitance, de plus en plus sophistiquées, des actions qu’il n’a plus les moyens de réaliser lui-même : délégations, marchés, contrats, partenariats public- privé (PPP), autorisations d’exploitation du domaine publique comme celles accordées aux opérateurs téléphoniques privés, etc.

Empêtré dans les jeux d’influence de grands corps qui se targuent pourtant de n’avoir aucune action politique : Conseil d’Etat grâce à son réseau au sommet de l’Etat, Cour des comptes particulièrement. Les nominations successives de deux politiciens socialistes à la présidence de la Cour des comptes par un président de droite puis gauche-droite ne manquent pas de saveur(3).

Ainsi, l’apparition en majesté, sous les feux et les fleurs médiatiques du président de la Cour des comptes, par ailleurs président du haut conseil des finances(4), dénonçant rituellement le peu d’entrain à la rigueur budgétaire du gouvernement, n’aurait rien de politique. Pas plus que le ballet bien réglé des critiques de la Cour envers le gouvernement qui lui permettent de justifier à l’opinion publique le purgatoire budgétaire imposé à la Nation au nom des engagements français, ou celles du gaspillage permettant de justifier la suppression d’organismes aussi utiles que la MIVILUD ou l’Eprus(5).

La même démonstration pourrait être faite pour le conseil d’Etat dans l’exercice de son rôle de conseiller du gouvernement.

Empêtré enfin dans la jurisprudence ou l’avis des multiples AAI et API, Agences, conseils et hauts conseils, comités et hauts comités de ceci ou de cela(6).

Au final on ne sait plus qui est responsable de quoi. Si tel était le but du pouvoir, c’est réussi mais pas étonnant que l’opinion publique en reste perplexe.

Un Parlement pour la forme

Que, dans le système politique français le Parlement ne joue qu’un rôle de second plan est, évidement conforme à la logique du « parlementarisme rationalisé ». Une logique du « tout ou rien » où une décision du Gouvernement ne peut être empêchée tant qu’une nouvelle majorité parlementaire ne se décide pas à le renverser. D’où l’accumulation de dispositions nombreuses, minutieuses et complexes, sur le détail desquels il serait inutile de revenir ici. Pour l’essentiel : les mécanismes du vote bloqué – art.49, alinéa 3 de la Constitution, dit « 49- 3 » -, de la motion de censure, la maîtrise de l’ordre du jour des Assemblées par le Gouvernement(7), la liberté laissée à lui seul de réunir les commissions mixtes paritaires, la procédure des ordonnances, l’article 40 interdisant toute proposition parlementaire ayant un impact financier, la réduction du champ d’intervention du Parlement (séparation de la loi et du règlement), la possibilité pour le Gouvernement de déclarer « l’urgence » et donc de faire adopter ses projets de loi en une seule lecture (aujourd’hui le texte le plus insignifiant est devenu urgent), etc.

L’usage du référendum, pour de Gaulle permettait au chef de l’Etat de vérifier la légitimité démocratique des décisions ainsi imposées au Parlement. Après l’échec malheureux de 2005 plus aucun président ne risquera l’aventure. En régime de consulat électif, la légitimité du détenteur de l’essentiel des pouvoirs ne sera plus vérifiée que tous les cinq ans.

Si la logique des institutions poussait à cette évolution anti démocratique, elle n’aurait pu être aussi profonde sans la conversion au néolibéralisme des partis de gouvernement.

Toutes les coalitions politiques, de centre gauche, de centre droit ou d’extrême centre qui alterneront au pouvoir seront d’accord sur l’essentiel : préserver l’ordre libéral, la construction européenne qui lui donne une forme d’idéal, et les institutions de la Vème république crépusculaire qui lui conféraient une légitimité historique. Les divergences portaient seulement sur les moyens d’apaiser la sécession populaire qui menaçait l’ordre établi : carotte, bâton ou les deux mais selon quel dosage ?

Très logiquement la République se mettant en marche, l’interopérabilité du personnel politique s’imposa : le Premier ministre venu de la droite puis dans l’ordre des préséances, un ministre d’Etat, ministre de l’intérieur venu de la gauche, difficile de faire mieux.

Ainsi se mit ainsi en place une étrange machine législative : plus le Parlement s’affaiblissait politiquement, plus il légiférait et moins il débattait au fond des textes proposés. Il appartenait au gouvernement et à ses relais à l’Assemblée nationale, ainsi qu’au Sénat quand la majorité le soutenait, de fixer ce dont il était licite de parler. Etrange système où le Parlement peut débattre sans fin de questions subalternes relevant parfois clairement du règlement, donc du seul gouvernement, et se voir interdit de parole sur des questions essentielles, au nom de l’article 40 ou 4561 selon la mode du moment.

Jean-Louis Debré, peu soupçonnable de défiance envers la Constitution, alors président de l’Assemblée nationale, relevait lui-même l’inflation des textes et leur allongement au fil des années : le recueil des lois, dit-il « est passé de 380 pages en 1964 à 560 en 1978, 1020 en 1989, 1300 dix ans plus tard, 1600 en 2002 », à 2350 pages en 2004 ! Et d’ajouter « Depuis de nombreuses années, nous votons sous forme de loi bon nombre de dispositions de nature réglementaire : pas une loi, en particulier, sans qu’un ministre se voit gratifier d’un comité, d’une conférence, d’une commission… et je ne me prononce pas sur leur utilité ».

Inutile de préciser que le résultat de cette inflation ce sont des textes de plus en plus illisibles, inapplicables et la réduction du contrôle réel de l’activité gouvernementale.

Comme si l’activisme législatif était devenu pour le Gouvernement une manière de l’occuper, donc de le domestiquer. La méthode dont usa Louis XIV avec ses « Grands » adversaires avec le succès que l’on sait.

Si par hasard, avec l’accord du Gouvernement, était voté un texte froissant les intérêts privés, le Conseil Constitutionnel, une fois admis la prévalence sur la loi des règles(8), pouvait l’annuler s’il était saisi par voie de Question Prioritaire de Constitutionnalité(9) (QPC).

Ainsi, en novembre 2013, a-t-il censuré une disposition parlementaire prévoyant que les schémas d’optimisation fiscale, spécialité de certains cabinets d’avocats d’affaires, soient soumis à Bercy avant d’être mis à la disposition de leurs clients. Le 21 novembre 2016, c’est au tour d’un décret de Michel Sapin instituant un registre public des trusts dans les paradis fiscaux. Le 8 décembre 2016 c’est au tour de l’article 137 de la loi Sapin visant à réduire les avantages fiscaux tirés de l’installation de sièges sociaux fantômes dans les paradis fiscaux d’être censuré.

Le 29 décembre 2017, c’est la taxe dite « Google » votée avec la loi de finances 2017 qui passe à la trappe. Motif : non-respect du principe d’égalité des citoyens devant l’impôt ! Etc.

La QPC est devenue, selon l’expression de Xavier Dupré de Boulois, un « supermarché des droits fondamentaux(10) ».

Ainsi, explique-t-il «la configuration actuelle de la QPC a permis le développement d’une pratique des sociétés commerciales consistant à soulever des moyens tirés de la violation de droits et libertés constitutionnels dont elles ne sont pas titulaires pour obtenir du juge qu’il abroge une disposition législative qui nuit à leurs intérêts économiques. La catégorie des droits constitutionnels devient alors un vaste supermarché où les opérateurs économiques puisent des ressources argumentatives au gré de leurs besoins. Quitte pour cela à détourner ces droits de leurs finalités initiales. »

Le plus étonnant c’est que cette marginalisation politique du Parlement soit largement le produit de l’organisation interne des Chambres et de son consentement, comme si la volonté du Gouvernement étant assurée de prévaloir, on gagnait du temps à choisir d’emblée le moindre mal, sans autre combat que de forme.

L’organisation hiérarchisée des Chambres, répartissant les responsabilités et les moyens d’expression en fonction des effectifs partisans, permet, par ailleurs – au nom de l’équité – d’éviter tout risque de contagion des idées hétérodoxes.

La Constitution peut bien prévoir que « tout mandat impératif est nul » – article 27 alinéa 1 – signifiant par là qu’un parlementaire ne peut s’exprimer et n’agir qu’en son nom, la réalité – à laquelle le Conseil constitutionnel n’a jamais rien trouvé à redire – c’est que dans la discussion générale qui ouvre l’examen de tout texte soumis au parlement, les temps de parole étant attribués aux groupes a proportion de leur taille, il s’exprime essentiellement au nom de ceux- ci ou avec leur accord.

Ce qui signifie accessoirement que les débats n’ont pas lieu à armes égales et explique qu’ils soient remplacés par des discours parallèles largement répétitifs, sans intention même de convaincre. Si on continue à parler de « débats parlementaires », c’est par habitude.

Ainsi se trouvent justifiées les restrictions récurrentes – au nom de la modernisation des institutions parlementaires – des temps de parole consentis aux parlementaires et la transformation, trop souvent, du Parlement en chambre de muets ou de bavards.

Un règlement pointilleux, démocratiquement voté, sous surveillance du Conseil constitutionnel donne un semblant de légitimité à cette neutralisation du Parlement, l’administration omniprésente des chambres et plus encore la routine sécurisante faisant le reste.

L’origine de cet état de fait, c’est le caractère faussement démocratique du fonctionnement des groupes, qui dans les parlements en général et en France en particulier ont le pouvoir réel ainsi que des partis majoritaires dont ils sont l’émanation.

La maxime favorite de Jean-Claude Gaudin, longtemps Vice-président du sénat – « Vous pourrez me convaincre ; vous ne pourrez pas modifier mon vote » – est significative.

Significative aussi, cette explication de Philippe Bas, président de la commission des lois du Sénat lors de l’examen, a vitesse accélérée, des amendements au projet de loi portant diverses dispositions urgentes pour faire face aux conséquence de l’épidémie covid-1965 : « Tout est dans l’ordre ! Les socialistes ne veulent pas de dérogation au code du travail ; la droite en veut. La commission des affaires sociales, dominée par la droite, va dans le même sens et, inspirés par la même philosophie, nous reprenons sa proposition ».

Tout cela n’est qu’affaire de routine, inutile de discuter sur le fond, on soutient le camp auquel on appartient !

Au final, à quelques exceptions près, quelles que soient leurs convictions, intimes ou exprimées, les membres des groupes majoritaires se plient à la discipline de groupe, sauf exception – examen de textes à portée éthique (IVG, fin de vie, PMA …) -, ceux de l’opposition devant se contenter de la fonction tribunicienne.

Le véritable interlocuteur, comme au théâtre n’est pas sur la scène mais à l’extérieur de l’hémicycle.

On ne débat plus, on communique.

On communique, parce que les média sont devenus l’une des scènes essentielles du théâtre politique, des scènes dont sont propriétaires une dizaine d’oligarques dont cinq font partie des dix premières fortunes françaises. Dix milliardaires dont la fortune est issue de l’industrie de l’armement, du commerce de luxe, du BTP, de la téléphonie et de la banque, détenant 90% de la diffusion de la presse écrite, contrôlant plus de 50 % de l’audience télévisuelle et 40 % de l’audience radiophonique.

Des médias qui n’ont rien du quatrième pouvoir indépendant nécessaire au bon fonctionnement de toute démocratie véritable comme le veut la légende urbaine, le type même du pouvoir d’influence.

Pour reprendre l’analyse de Blaise Magnin et Henri Maler, leur pouvoir se résume à sélectionner les problèmes méritant d’être débattus par l’opinion publique, à fixer les termes et les problématiques de ces débats, à valider les opinions acceptables en passant les autres sous silence, les caricaturant ou les déformant au besoin.

« Les médias ne fabriquent pas, à proprement parler, le consentement des peuples, mais ils sont parvenus, en quelques décennies, à réduire considérablement le périmètre du politiquement pensable, à reléguer en les disqualifiant les voix contestant l’ordre social et à imposer la centralité et la crédibilité des thèses et des solutions néolibérales. Ce faisant, ils ont construit jour après jour, par un unanimisme savamment organisé, un consensus qui tient pour évidentes et naturelles une doctrine sociale, une organisation économique et des options politiques qui protègent et favorisent les intérêts des dominants(11) ».

On est bien loin du journalisme idéal d’Albert Londres, ni faire plaisir, ni faire tort mais « porter la plume dans la plaie ».

Les média sont devenus la plaie et le couteau des sociétés contemporaines.

Leur fonction n’est pas tant de former des opinions que d’empêcher la diffusion de celles qui pourraient avoir un effet dissolvant sur le consensus dominant. Parmi les méthodes utilisées : perdre les curieux par l’accumulation d’informations et « d’avis autorisés » contradictoires, souder une majorité contre un ennemi désigné.

Si l’extrême droite a joué ce rôle dès qu’elle put apparaître comme un danger électoral, c’est aujourd’hui le « populisme » qui la remplace. Que personne ne sache exactement quel produit désigne cette étiquette importe peu, au contraire, un épouvantail aux habits flottants est encore plus inquiétant.

Pour les média et les ligues de vertu libérales, le populisme, clairement ou insidieusement est partout, se nichant là où on l’attendrait le moins. Tout esprit libre qui par malheur jouit d’une notoriété durable auprès du public est un populiste à neutraliser. Ainsi, le professeur Didier Raoult en désaccord public avec la manière dont les pouvoirs publics et leurs « dépendances- indépendantes » ont géré la crise sanitaire, s’est-il retrouvé récemment populiste d’honneur(12).

Mais c’est évidemment dans le combat pour le pouvoir que l’ennemie immonde est le plus utile, qu’il le soit ou non n’a pas à être démontré parce que c’est sans importance. Aujourd’hui se présenter en rempart du populisme, pour un candidat libéral à la présidence de la République, est un placement sûr. Le dernier élu en date n’y a pas échappé.

La démarche politique que j’ai initiée, confie Emmanuel Macron à Médiapart, deux jours avant le second tour des présidentielle, « a créé cette polarité réelle entre un parti d’extrême droite, réactionnaire, nationaliste, anti-européen, antirépublicain, et un parti progressiste, patriote, pro-européen, qui réconcilie la gauche de gouvernement, une partie de la droite sociale, pro- européenne, une partie d’ailleurs du gaullisme, et le centre(13).

On va voir que la recette est de moins en moins efficace.

Références

(1)Le Monde, 21 février 2018.

(2)Différence entre le taux accordé par les financiers à l’Allemagne présumée être le débiteur le plus sûr et celui consenti aux autres pays.

(3) Didier Migot par Nicolas Sarkozy et Pierre Moscovici par Emmanuel Macron.

(4) L’œil de Bruxelles.

(5)La MIVILUD est l’organisme interministériel qui était chargé de la lutte contre les dérives sectaires, l’Eprus, l’Etablissement public en charge de la constitution et de la gestion du stock national de médicament et du matériel permettant de faire face aux épidémies. Créé en 2007, progressivement privé de budget, aucune épidémie n’ayant affecté l’Europe, il sera supprimé en 2016. La pandémie de la Covid-19 montrera la limite de ce court-termisme comptable.

(6) Autorité administratives ou Autorité publique Indépendante, sans compter celles qui en font fonction sans en avoir le titre. Quant au nombre des Agences, il a explosé, passant de 103 en 2012 à quelque 1200 en 2019. La formule est censée permettre de dégager 10 Md€ d’économie, ce qui évidemment s’avéra faux.

(7) Ce qui explique qu’au moins 95% des textes examinés sont des projets de loi d’origine gouvernementale. A part ça, les parlementaires disposent du droit d’initiative !

(8)S’agissant de de l’article 40, la notion de « dépense publique » s’entend non seulement de celles de l’État mais de celles au sens de Maastricht – les traités prennent ainsi valeur constitutionnelle. L’article 45, dit de « l’entonnoir » limite le droit d’amendement en deuxième lecture d’un texte.

(9)Jurisprudence du 10 juin 2004

(10) Une grande avancée démocratique, selon Nicolas Sarkozy auquel on doit cette innovation constitutionnelle censée faire un bond en avant formidable aux libertés. (réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008).

(11)RDLF 2014, chron. n°2 Xavier Dupré de Boulois est professeur de droit publique à Paris I.

(12)20 mai 2020

(13)ACRIMED 19 mars 2018

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Le néolibéralisme n’aurait pu connaître un succès aussi rapide, aussi complet et durable sur le vieux continent, particulièrement en France – exemple même de l’état interventionniste durant les Trente Glorieuses -, si le projet de construction d’une Europe Unie, rassemblant pour des raisons parfois opposées les familles politiques françaises ne lui avait pas servi de « cheval de Troie » ; cruelle métaphore quand on pense à ce que fut le destin de la Grèce, écrasée par les Panzers financiers européens.

Il apparaîtra rétrospectivement que cette construction fut une immense mystification de ceux qui concevaient l’Europe unie comme le dépassement des nations historiques dans une forme de nation européenne, prospère et sociale, réellement indépendante par rapport à l’Empire américain.

Ils rêvaient d’une nation européenne ou au moins d’une confédération européenne, ils eurent une arène d’échanges mercantiles réglée par la concurrence « loyale » et non « faussée » – sous surveillance d’une bureaucratie en charge de l’intérêt général – et une Banque Centrale au rabais, interdite de financement direct des déficits et dettes publiques comme de l’économie. Accepter la libéralisation de l’Europe comme prix de l’union fut un marché de dupes, sauf pour l’Allemagne et les privilégiés qui y trouvèrent leur compte comme le Luxembourg et les Pays-Bas, authentiques paradis fiscaux.

Dès le traité de Rome (1957) il était pourtant clair que pour l’Allemagne et les USA, à la manœuvre en sous-mains, la construction de l’Union devait se faire et se ferait, selon le modèle « ordolibéral » – et non selon le modèle politique qui appelait la création progressive d’une confédération ou d’une fédération, comme le pensaient majoritairement les Français.

L’Europe « ordolibérale »

Comme le montre Michel Foucault dans son cours au Collège de France(1), c’est le modèle ordolibéral qui inspirera les refondateurs de la nouvelle Allemagne et d’abord Ludwig Erhard(2). Faute de pouvoir installer un État acceptable par les vainqueurs, c’est autour d’une économie concurrentielle régulée par le droit seul que va se reconstruire l’Allemagne et que pourra exister un État uniquement préoccupé au départ de créer les conditions d’existence d’un marché libre. Une manière de concevoir l’économie et le rôle de l’État tout à fait spécifique. Selon Michel Foucault, pour l’ordolibéralisme allemand, « entre une économie de concurrence et un État […], le rapport ne peut […] être de délimitation réciproque de domaines différents. Il ne va pas y avoir le jeu du marché qu’il faut laisser libre, et puis le domaine où l’État commencera à intervenir, puisque précisément le marché, ou plutôt la concurrence pure, qui est l’essence même du marché, ne peut apparaître que si elle est produite, […] produite par une gouvernementalité active […] Le gouvernement doit accompagner de bout en bout une économie de marché […] Il faut gouverner pour le marché plutôt que gouverner à cause du marché ». Cette « concurrence libre et non faussée » étant produite et garantie par le droit, des organismes indépendants et des cours de justice, l’État devient inutile au fonctionnement social tout entier.

Tel est le principe fondamental de la construction européenne. Il ne faut jamais l’oublier, si l’on veut comprendre la logique de ses dirigeants et celle de décisions qui peuvent apparaître stupides, mais ne le sont absolument pas.

L’existence d’instances décisionnelles dotées d’une légitimité démocratique – Conseil européen, Parlement aux pouvoirs bridés par le nombre et des règles strictes – par exemple, il n’a pas de pouvoir d’initiatives – ne sont que des concessions temporaires témoignant du caractère encore imparfait de la construction. Une fois achevée, l’observation des règles suffira à faire fonctionner l’Union, sans que rien ne puisse venir perturber le cours des choses, et surtout pas les peuples qu’elle est censée unir.

Comme dira Jean-Claude Juncker au moment de la dernière crise grecque : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens(3) ».

Le mode de construction de la zone euro illustre parfaitement ce rêve d’une œuvre humaine autorégulée, pouvant fonctionner sans choix humains.

L’euro est, en effet, la tentative inouïe, c’est-à-dire jamais vue, de créer une monnaie sans pouvoir souverain pour la légitimer, l’administrer et la gouverner en cas de crise.

Une monnaie sans système de recyclage des excédents ni de garantie mutuelle permanent des dettes (euro-obligations par exemple) et sans possibilité d’assistance financière directe entre États. Le rôle du système des banques centrales y est réduit au minimum, uniquement chargé d’éviter que les banques, dotées de l’essentiel du pouvoir de création monétaire à travers le crédit, ne fassent faillite, de lutter contre l’inflation, existante ou improbable, et de regarder l’euro s’apprécier ou baisser.

Garant de cet ordre : le respect de quelques règles budgétaires simples, sous la surveillance du « haut clergé » financier et d’une cour de justice logeant dans les nuages. Des règles (déficit budgétaire maximum de 3%, excédent budgétaire maximum de 7%, 60% maximum du PIB de dette publique) issues d’un bricolage de bord de table paralysant. La crise montrera que, sans mécanisme de péréquation ou de redistribution des excédents allemands, le système n’était pas viable.

Il faudra cependant attendre l’arrivée du rusé Mario Draghi à la tête de la BCE pour voir réintroduite en fraude, une gouvernance active – mais non démocratique – du système financier. Mario Draghi qui, comparant l’euro au bourdon dira que c’est un mystère de la nature : il n’aurait pas dû voler, et pourtant il aura volé plusieurs années !

Comme le remarque par ailleurs Jacques Sapir : « Il ne peut y avoir une finance, des marchés de biens libéralisés et un système de change fixe, ce qui est le cas avec l’euro. L’euro n’est pas une monnaie, c’est un système de change fixe, facteur de rigidités insupportables. Cela bloque la parité des changes entre les pays à un niveau donné(4) ». Un système de change fixe entre des monnaies zombies. Le résultat, c’est une monnaie sous-évaluée pour l’Allemagne et surévaluée pour les autres membres de la zone.

Avec la crise grecque et les alertes touchant à la solvabilité des états de l’Union, le refus allemand de revenir sur l’interdiction de la financiarisation des dettes publiques et de l’économie par la BCE sera à l’origine d’une véritable usine à gaz de financement collectif de secours : Mécanisme européen de solidarité financière (MESF) puis Fonds européen de stabilité financière (FESF) et enfin Mécanisme de stabilité financière (MES) au capital de 700 Md€ apportés par les états membres, le tout assorti, à la demande des Allemands, d’un Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union, économique et monétaire (TSCG). Un traité qui institue une véritable tutelle budgétaire de la bureaucratie bruxelloise sur les membres de l’Union.

Un « pacte budgétaire » qui impose et de ne pas dépasser un « déficit structurel » de 0,5%, des comptes à l’équilibre ou excédentaires sur l’ensemble du cycle économique et un mécanisme de sanction de la cour de justice pouvant aller de 0,2% à 0,5% du PIB pour déficit excessif. Chaque état doit, par ailleurs, mettre en place une institution de contrôle « indépendante » – en France le Haut Conseil des Finances – et un « mécanisme de correction » La Libre concurrence comme principe général d’organisation.

Même si le Traité de Rome (1957) se limite à l’objectif de créer un marché commun, sans en préciser les règles de fonctionnement, il y a déjà anguille sous roche, comme le rapportera l’un des négociateurs français : « Le but du traité de Rome, était-ce bien de créer une Communauté européenne fondée sur une Union douanière ? Ou était-ce seulement de relancer un mouvement mondial de libéralisation des échanges à partir de l’Europe, comme l’avaient envisagé certains initialement ? » Et Jean-François Deniau de conclure : « On peut (…) dire que le traité de Rome est un traité soigneusement ambigu(5) ».

Le refus de la demande française d’inscrire la préférence communautaire dans le traité et la série des rounds de négociation du Gatt puis de l’OMC qui suivront, donnent la réponse : l’objectif des Allemands et des Américains n’était pas la construction d’un marché commun pour protéger les Européens de la concurrence internationale mais, en le créant de déposséder les états de leurs pouvoirs douanier, facilitant ainsi la mondialisation des échanges. Et ce jusqu’au traité de Maastricht (1992) qui se limitera aux objectifs de respecter « le principe d’une économie où la concurrence est libre » et de « libérer les forces du marché », l’état devant se limiter à l’exercice de ses fonctions régaliennes, pas de changement.

Il faudra attendre le traité constitutionnel pour l’Europe (2004) pour qu’apparaisse explicitement l’obligation du respect de la « concurrence libre et non faussée », devenue, après la douche froide des référendums en France et aux Pays-Bas, « concurrence loyale » et non « faussée » dans le traité de Lisbonne (2007).

Cependant, bien avant le traité de Lisbonne il était devenu évident, y compris pour les héritiers du gaullisme qui s’en sont vite remis, que le « marché commun » ne pouvait qu’être concurrentiel, à l’intérieur comme à l’extérieur. D’où les politiques de privatisation des grandes entreprises et des systèmes bancaires là où, comme en France, ils ne l’étaient pas déjà.

L’Europe a toujours avancé masquée. Nul besoin d’un traité pour imposer une obligation, les gouvernement européistes la mettaient en œuvre par anticipation comme nécessité de la construction européenne et la preuve de la nécessité des traités pour le bon peuple.

Il en est allé ainsi de l’institutionnalisation du règne de la concurrence en lieu et place d’une régulation par l’Etat, du libre-échange mondialisé et de la création de la zone euro mitonnée bien avant que le traité de Maastricht et ceux qui suivirent, ne lui donne sa forme.

Au final ces décisions doivent être analysées comme une mise sous tutelle des Etats démocratiques européens, ainsi qu’un transfert de pouvoir et de richesse publique à l’oligarchie détentrice des capitaux et des moyens de les faire prospérer.

La libéralisation de l’économie et des systèmes bancaires : l’exemple français

Par un de ces retournements dont l’Histoire est coutumière, la libéralisation de l’économie et du système financier français a commencé par la vague de nationalisations inscrite au « programme commun de la gauche » devenu programme de gouvernement avec l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en mai 1981. Qui dit nationalisations dit aussi occasions exceptionnelles de promotion pour les hauts fonctionnaires nommés à la tête des banques et des grandes entreprises concernées. Le moment des privatisations venu, une bonne partie d’entre eux, devenus libéraux souvent militants, resteront en place.

La vague de privatisation (totale ou partielle) au nom de la concurrence vertueuse, des entreprises industrielles, des services (information et audiovisuel à capitaux publics), des grands équipements (autoroutes, aéroports…) propriété de l’État ainsi que le démembrement du système financier public (privatisation des banques et dérégulation) débutera en 1986 avec le gouvernement de Jacques Chirac et se poursuivra sans interruption jusqu’à aujourd’hui. Elle ne s’éteindra, progressivement, que par manque de combustible… À noter que le record des privatisations appartient au gouvernement de Lionel Jospin (1997-2002) qui cèdera, selon les estimations, de l’ordre de 210 MdF d’actifs (contre 80 à 100 MdF pour les gouvernements Chirac et Balladur).

Progressivement, pour réduire le déficit budgétaire, ce qui restera des « bijoux de famille » – aéroports ou participations minoritaires par exemple – fera office de recettes d’appoint.

Comme le montre le schéma ci-dessous, à partir de 1980 l’augmentation du capital national de la France est uniquement due à celle du capital privé – source Thomas Piketty.

Mais, le plus extraordinaire – c’est probablement pour ça qu’on n’en parle pas – fut cependant la privatisation totale de système bancaire et de la Banque de France à laquelle on doit une spécialité française, les « banquiers-fonctionnaires ».

C’est en 1993, sous le gouvernement d’Édouard Balladur, que la Banque de France est dotée d’un statut d’indépendance. Comme le dira Lionel Jospin, devenu premier ministre, lors du colloque organisé par la Banque de France à l’occasion de la célébration de son bicentenaire, le 30 mai 2000 : « L’indépendance des banques centrales s’est imposée comme une nécessité pragmatique », afin d’assurer la nécessaire stabilité des prix. Curieuse explication masquant qu’il s’agissait en fait de permettre la création d’un Système européen de banques centrales, ancêtre de la BCE.

Les privatisations des banques commerciales et des compagnies d’assurance auront débuté, elles, dès 1986-1987 avec Paribas, Société Générale, le CCF, la mutuelle générale française, etc. Le reste suivra sous des gouvernements de gauche comme de droite.

Suivra le démantèlement de ce qui faisait la spécificité du système de financement français, le réseau constitué autour de la Caisse des dépôts et consignations, et de l’ensemble du réseau mutualiste ou coopératif : Crédit agricole, Caisses d’épargne, Banques populaires.

Ce mouvement de privatisation fournissant d’exceptionnelles opportunités de promotion pour les hauts fonctionnaires déjà dans la place et pour beaucoup maintenus à leur poste, ce sera aussi pour eux de formidables occasion d’enrichissement.

S’agissant des grands services publics (Postes et Télécommunications, Energie, transports publics, etc.), aux privatisations pures et simples furent généralement préférée leur ouverture à la concurrence, leur soumission à ses règles et l’éclatement de leurs activités entre de multiples filiales commerciales.

Ainsi, l’Etat se trouvait-il privé des leviers majeurs de sa politique industrielle, privé d’une vraie capacité d’expertise, de structuration et de développement des territoire désormais abandonnés aux intérêts des « investisseurs ». En privatisant le système bancaire et en s’interdisant de le réglementer, la France se privait aussi de la maîtrise de sa monnaie scripturale et de la possibilité de financer son économie par ce moyen.

Non seulement le système bancaire français devient une dépendance de la BCE mais, avec la création de la zone euro, l’Etat français se trouvait privé de son privilège ancestral, celui de tous les Etats, battre monnaie ! Privé du moyen de financer son économie sans risque d’inflation, contrairement à ce que prétend la vulgate libérale, tant que les capacités de production de richesses de son économie ne sont pas totalement mobilisées -le propre de la stagnation- comme le soutient la Théorie Monétaire Moderne(6) (TMM).

Ainsi, l’essentiel du système bancaire français se trouva dirigé par des inspecteurs des finances, se cooptant depuis 30 ans, « une sorte de hold-up de l’oligarchie de Bercy sur le cœur du CAC 40 » qui permit l’apparition d’un capitalisme oligarchique issu de Bercy(7).

Pour parler clair, la Haute administration s’était mise à son compte avec l’espoir d’aller grossir l’oligarchie en voie de cristallisation.

Cette émigration vers la banque et la grande entreprise continuera après la grand vague des débuts passée ; les départ définitif étant progressivement remplacée par des migrations plus ou moins alternantes vers des destinations plus diversifiées. Le « pantouflage » n’est plus aujourd’hui seulement le moyen de terminer brillamment une carrière de haut fonctionnaire méritant, mais le mode de gestion des carrières de l’oligarchie administrative. C’est aussi le moyen pour celle-ci de garder un contact permanent avec les intérêts privés et pour ceux-ci des portes d’accès aux pouvoirs de décision.

On comprend leur attachement à un tel système « gagnant-gagnant » …

Références

(1)Naissance du biopolitique, 1979.

(2)Il y gagna le titre mystificateur de « Père de l’économie sociale de marché ».

(3)Le Figaro, 29 janvier 2015.

(4)Audition Sénat du 14 janvier 2016

(5)La notion de préférence communautaire – Rapport d’information Sénat n° 112 (2005-2006) du 1er décembre 2005 de Jean Bizet, Robert Bret, Hubert Haenel et Roland Ries.

(6)La TMM (MMT en anglais) est une théorie monétaire développée par une école post- keynésienne, très convaincante en ce qu’elle défend le point de vue selon lequel la seule manière de sortir de l’impasse dans laquelle les banques centrales ont conduit l’économie mondiale, c’est la financiarisation de la dette. Théorie peu connue en France, toujours sous le charme des sirènes libérales. Pour plus de renseignement voir le site de MMT France : mmt.france.org

(7) Laurent Mauduit : « Commission d’enquête sénatoriale sur « les mutations de la haute fonction publique et leurs conséquences sur le fonctionnement des institutions de la République » Rapport n°16 (2018-2019).

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Force est donc de constater l’incapacité des gérants du système néolibéral à maîtriser ses dérives financières et oligarchiques, à apaiser ses effets dissolvants sur la société et à répondre aux inquiétudes et aux attentes des populations. Comme si les pilotes politiques, incapables d’agir sur la réalité, acceptaient que le Titanic, emporté par son inertie, fasse naufrage.

C’est que, confiant dans la capacité du système à s’autoréguler, ils pensent que les affaires – à la casse près, payée par d’autres que les bénéficiaires – s’arrangeront bien un jour et même qu’au final, la « destruction créatrice » des « canards boiteux » de l’économie par la concurrence et la disparition des emplois les moins rentables, feront le bonheur de tous.

Quoi qu’il en soit les élites dirigeantes n’ont aucune intention de changer quoi que ce soit d’essentiel au meilleurs système possible. Tout au plus déplaceront-ils quelques fauteuils sur le pont du Titanic, histoire de montrer leur bonne volonté.

Le hic, c’est que face à une stagnation économique qui s’attarde depuis dix ans, sans perspective de fin, l’idée que la richesse ruisselle des riches aux pauvres, que les intérêts de la majorité coïncident avec ceux des détenteurs de capitaux, est de moins en moins crédible. De plus en plus improbable que Bernard Arnault – première fortune française et troisième mondiale – qui attend la prochaine crise « avec sérénité » parce qu’on « fait souvent de bonnes affaires pendant les crises(1) », ait la même conception de l’intérêt général que ceux qui craignent pour leur emploi.

Peu probable que ces derniers se soient retrouvés dans le comité de soutien à Emmanuel Macron lors des présidentielles de 2017.

Mais probable, par-contre, que le système en place, aggravant chômage, sous-emploi et inégalités, laminant les classes moyennes tout en enrichissant toujours plus l’oligarchie de la fortune, rende la paix sociale de plus en plus précaire.

A l’évidence le système politique « démocratique et libéral » n’est ni capable de concilier les intérêts qui s’opposent, ni même d’arbitrer entre eux par le jeu institutionnel régulier ce qui est normalement le cas dans une démocratie. A l’évidence, la mécanique institutionnelle libéro-démocratique est bloquée. Mais pouvait-il en être autrement ? Non car la démocratie libérale occidentale au sens de Fukuyama ne peut exister durablement. Elle ne le peut parce que c’est une chimère qui juxtapose deux pièces incompatibles : la démocratie et le règne des marchés. Elle ne peut exister que sur le papier et dans les discours de propagande.

Si, comme dit Alain Minc, « on ne peut penser contre les marchés(2) », le débat politique est une perte de temps et les institutions permettant de le traduire en actes une dépense aussi inutile que le dépôt d’un bulletin de vote dans une urne.

Si on ne peut aller à l’encontre des désidératas des marchés sous peine de stagnation économique, voire de catastrophe, tout responsable politique ne peut vouloir autre chose que de les satisfaire :

C’est ce qu’explique Emmanuel Macron au magazine Forbes qui le présente comme le « leader of the free markets » (« leader des marchés libres »), lors d’un voyage en Australie(3). Dans son entretien il rappelle l’importance pour un responsable politique de comprendre quels sont les intérêts des « entrepreneurs et (des) preneurs de risques », qu’ « avoir des contacts directs avec le secteur privé, avoir cette expérience de ce secteur et être capable de comprendre les déterminants clés du choix d’un investissement sont les meilleures façons de comprendre et de prendre la bonne décision ». Après Manuel Valls qui se flattait lors de son déplacement à la City de diriger un gouvernement « pro business », Emmanuel Macron vantant son « approche favorable aux affaires » business friendly approach ») revendique le titre de « président des investisseurs ».

« Si vous créez les meilleures conditions possibles [pour investir de l’argent], vous pouvez mener une révolution et créer des emplois ». Donner satisfaction aux intérêts de ceux qui ont le pouvoir réel de créer des emplois : « Il n’y a pas d’autre choix ».

« Il n’y a pas d’autre choix », depuis Margareth Thatcher, tel est l’argument définitif des politiciens libéraux oubliant qu’il en est ainsi, seulement depuis qu’ont été désactivés les moyens d’échapper à la tutelle des marchés, mis en place lors des Trente Glorieuses.

Le résultat final de ce processus de désactivation, cœur de la « grande transformation libérale » sera le remplacement de la régulation par la politique des échanges économiques et sociaux et plus généralement interhumains, par celle de la concurrence, autrement dit la neutralisation de la démocratie. Dans la « démocratie libérale » au sens de Fukuyama, la démocratie ne peut exister qu’en trompe l’œil et de fait, historiquement elle a eu la vie brève des malentendus. Chaque fois qu’il s’est agi de choisir entre les impératifs du libéralisme et ceux de la démocratie, ce sont les premiers qui se sont imposés.

Ainsi, les « libéraux centristes », pour reprendre l’expression d’Adam Tooze, se perpétuèrent- ils au pouvoir, contre vents et marées, appliquant leurs projets, même quand les électeurs se sont clairement exprimés contre, comme ce fut le cas en 2005 en France.

Curieuse démocratie que celle dont les usagers sont privés du premier droit des citoyens – pouvoir modifier le régime sous lequel ils veulent vivre -, privés de leur souveraineté donc.

Ainsi ce dernier demi-siècle, l’Empire a-t-il vu se succéder démocratiquement des majorités parlementaires et des exécutifs (Présidents de la République ou du Conseil, Premiers ministres) se combattant devant les électeurs pour mieux assurer l’essentiel : la pérennité de l’organisation néolibérale de la société.

Si en situation non démocratiques contester le régime est interdit, en démocratie libérale, c’est possible mais ne porte pas à conséquence. Reste à comprendre comment cette captation silencieuse de pouvoir a été possible.

La victoire de l’idéologie libérale

La révolution libérale n’aurait pu s’imposer par les voies légales sans la conversion majoritaire de l’intelligentsia et des responsables politiques héritiers des Trente Glorieuses, au credo libéral.

L’idéologie libérale.

En matière économique le keynésianisme, au cœur du New Deal, de la reconstruction européenne d’après-guerre et du nouvel ordre mondial symbolisé par Bretton Woods, disparaît quasiment de la scène idéologique (médias, théories économiques mainstream, éléments de langage bureaucratiques et politiques). On le doit non seulement à la droite et au centre, classiquement libéraux, mais aussi à la gauche sociale-démocrate et même à une partie de l’extrême gauche. Ainsi, au nom de la lutte contre un totalitarisme en fin de vie, tout ce qui comptait à l’extrême gauche marxisante ou non, par vagues, se prenait à chanter les vertus de la révolution libérale et comme Yves Montand à crier « Vive la crise » !

Tout en restant fidèle pour l’essentiel aux principes libéraux classiques, ce néolibéralisme va se décliner selon diverses chapelles, les deux plus importantes étant : l’ultralibéralisme anglo- saxons (École de Chicago et du MIT) et l’ordolibéralisme européen, inspirateur direct de la politique monétaire et économique, d’abord de l’Allemagne, puis de l’Europe.

En simplifiant, le libéralisme peut être représenté par trois cercles concentriques :

  • Au centre, une théorie économique à prétention scientifique comme son jargon pour initiés et ses modélisations mathématiques sans portée réelle pouvaient le laisser croire. Le laisser croire aussi l’avalanche de prix de la Banque de Suède attribués à ses théoriciens ;
  • Une première couronne, sorte de manuel de politique économique à usage des occupants du pouvoir et des « leaders d’opinion » médiatiques ;
  • Une couronne extérieure en forme de théorie du comportement humain et du bon fonctionnement de la société en général.

En effet, comme dira Polanyi, le libéralisme moderne ne se réduit pas à une manière de penser l’organisation économique. C’est fondamentalement une utopie politique de réorganisation de la société dans tous ses secteurs et toutes ses dimensions.

C’est, au sens propre, une idéologie, pour ne pas dire une religion du marché comme principe organisateur central, ce que résume bien la citation d’Alain Minc rappelée plus haut. Et comme pour toutes les idéologies, c’est son imperméabilité aux faits qui explique sa résilience à la répétition de ses échecs. Qu’une baisse des salaires n’entraîne aucune augmentation de l’activité économique comme le voudrait la théorie, ne signifie pas que celle-ci est fausse, seulement que la baisse n’a pas été suffisante, que ce n’était pas le bon moment…

Une doctrine susceptible de séduire, non seulement les entrepreneurs privés, plus ou moins gros et les détenteurs de capitaux, mais tous ceux qu’insupportaient les lourdeurs bureaucratiques de l’interventionnisme étatique et les freins mis à l’initiative individuelle.

Dans libéralisme, il y a « liberté » de quoi faire rêver aussi bien à droite qu’à gauche. La suite montrera que cette liberté était l’apanage d’une minorité.

Le néolibéralisme réel

La mise en application des principes libéraux s’étant soldée par des échecs et des crises à répétition, et l’inondation monétaire de l’économie par les banques centrales ayant changé la donne ; la réorganisation de la société autour de l’antiétatisme et de la concurrence libre et non faussée entre acteurs économiques indépendants, laissera la place à une autre réalité : un archipel d’oligopoles entouré de petites et moyennes entreprises, sous-traitantes pour l’essentiel, adossés aux Etats et à la bureaucratie indispensable à la régulation de ces systèmes complexes passablement vaporeux.

L’« Etat prédateur » américain décrit par James K Galbraith en est une forme, « l’état collusif » français, évoqué un peu plus loin, une autre.

Cet état est « prédateur » en ce sens qu’il met l’économie et la finance au service d’intérêts privés. Les « bases du conservatisme de libre marché ont été abandonnées et remplacées par les structures d’un État prédateur, la capture des administrations publiques par la clientèle privée d’une élite au pouvoir(4) ». Ainsi la surveillance du secteur financier a-t-elle été abandonnée aux adeptes du conflit d’intérêts et la définition de la politique économique aux oligarques du numérique, de la communication et des services.

Les États-Unis sont devenus une sorte de « République-entreprise » que réguleraient non pas les marchés, mais des coalitions de puissants lobbies industriels et financiers adossés à l’Etat. Affaiblies par la mondialisation, les élites managériales de la grande industrie ont été remplacées à la place dominante par la finance et ces nouveaux oligarques.

Et il entre particulièrement dans l’intérêt de cette « élite » de remplacer les services publics issus du New Deal par des services marchands, comme on le voit en matière de santé, secteur avec celui des technologies de l’information, où le retour sur investissement peut atteindre jusqu’à 45 % ! Un phénomène observable aussi en Europe, particulièrement en France.

Dans son discours devant l’OIT(5), Emmanuel Macron, reconnaissant l’avènement de ce libéralisme qui n’a plus de libéral que le nom, ne dira pas autre chose :

« Ces dernières décennies ont été marquées par quelque chose qui n’est plus le libéralisme et l’économie sociale de marché, mais qui a été depuis quarante ans l’invention d’un modèle néolibéral et d’un capitalisme d’accumulation qui, en gardant les prémisses du raisonnement et de l’organisation, en a perverti l’intimité et l’organisation dans nos propres sociétés. La rente peut se justifier quand elle est d’innovation, mais peut-elle se justifier dans ces conditions lorsque la financiarisation de nos économies a conduit à ces résultats ? Et en avons-nous tiré toutes les conséquences ? Je ne crois pas ».

Au final, il s’agit d’un système oligopolistique de rentiers de la finance organisé avec le concours actif de l’Etat au profit d’une étroite oligarchie. Nous sommes loin de la liberté d’entreprendre et même progressivement de la liberté tout court.

Loin de la liberté, au sens où l’entendaient les libéraux du XVIIIème siècle, en lutte contre l’arbitraire et pour l’extension des libertés publiques et privées. Constatons, en effet que le système libéral réel les bride de plus en plus, au nom de la sécurité sous toutes ses formes et d’un moralisme ambiant faisant fonction de morale.

La répression des manifestations de rue se fait de plus en plus violente, les motifs d’incrimination ne cessent d’augmenter, le code pénal d’enfler et les peines de s’alourdir dans un mouvement qui semble irrépressible.

En France, sur le modèle étasunien les policiers chargés du maintien de l’ordre se transforment en soldats équipés pour la guerre ; au nom de la lutte antiterroriste, les moyens policiers d’intrusion dans la vie privée rejoignent progressivement ceux des services spéciaux. Au nom de la lutte contre l’épidémie de la Covid-19 et du nécessaire « traçage » des personnes contaminées, une nouvelle étape dans la surveillance généralisée est franchie. Force est donc de constater que les mesures de police et de surveillance tiennent lieu de traitement au fond des problèmes sociaux, sanitaires et des conséquences antisociales de la société de consommation.

Les caméras de surveillance et les effectifs de sécurité privés ne cessent eux aussi d’augmenter, sous les applaudissements, ce qui est probablement le plus inquiétant.

Quant aux intrusions permanentes dans la vie privée désormais permises par les techniques et les réseaux numériques – là aussi avec le consentement enthousiaste des intéressés le plus souvent – il est tellement massif et évident qu’il n’y a pas lieu d’insister.

Quel Étienne de La Boétie écrira le Discours de la servitude volontaire du XXIe siècle ?

La conclusion politique s’impose d’elle-même, la « démocratie libérale » est une démocratie en trompe l’œil, faussement protectrice des libertés et dont dont la façade démocratique cache une machinerie du pouvoir dont la finalité première est d’interdire toute remise en question de la forme néolibérale du mode dominant de production et de partage de la richesse, de ses finalités et de ses bénéficiaires.

La conversion des élites politiques

La condition de possibilité même de la neutralisation de la démocratie et de ses institutions, évidente aujourd’hui, ce fut donc la conversion à la foi néolibérale de l’essentiel des partis de gouvernement des états de l’Empire, par intérêt, par conviction – libéralisme rimant avec modernité et progrès – par fatalisme ou faute d’alternative crédible.

Quelle qu’en soit la raison, le fait est là : la victoire du libéralisme ne résulte pas d’un coup d’État, encore moins d’une fatalité mais du choix politique volontaire de majorités élues par le peuple souverain, durant des décennies. De quoi douter de l’infaillibilité de ce souverain, même si, comme on va le voir, les acteurs politiques auront tout fait pour lui brouiller la vue. Ces élites d’ailleurs étaient loin de penser que leur progrès débouchait sur une impasse et probablement le chaos.

Quoi qu’il en soit, ce qui caractérise aujourd’hui les partis politiques de gouvernement ce sont leurs programmes interchangeables quant à l’essentiel (particulièrement leurs omissions), l’absence de militants, voire d’adhérents véritables, ce qui les rend dépendant de financements extérieurs et donc vulnérables, sans autre objectif que leur survie et celle du système qui les justifie. Que des partis traditionnels de droite se soient convertis aussi facilement au néolibéralisme – à l’exception notable, comme les Gaullistes en France, de ceux qui étaient attachés à la Nation – n’est pas vraiment surprenant. Ce l’est plus de la Gauche social-démocrate, soutien traditionnel de l’interventionnisme d’état et de la démocratie « sociale » comme l’indique son nom. Plus surprenant encore, que les vagues de conversion n’aient épargné personne.

Pour citer les partis les plus importants : SPD allemand, le plus ancien et le plus important parti social-démocrate européen, PS français héritier de Jaurès, de Blum et du Front populaire, Labour Britannique à l’origine de l’État-providence anglais, Démocrate américain héritier de Roosevelt et du New Deal et Parti Communiste italien, résistant de toujours au stalinisme, qui porta pendant des décennies les espoirs de la gauche transalpine et bien au- delà, etc.

Aux USA, le parti qui a le plus contribué à la destruction du New Deal, au remplacement de l’État dans la régulation économique par la puissance bancaire, explique James K. Galbraith, c’est paradoxalement le parti démocrate, « c’est-à-dire celui qui est censé représenter les valeurs de démocratie sociale. C’est peut-être le parti démocrate qui est devenu le plus dépendant des grands patrons de la finance : une vraie dictature idéologique pour Clinton et Obama, notamment(6) ». Mais ces socio-démocrates ne se doutaient pas que cette conversion au libéralisme – souvent avec le zèle des néophytes – sous couvert de modernité, et sur le vieux continent pour construire l’Europe unie, serait un suicide. Un suicide pour les partis socio- démocrates eux-mêmes, un suicide pour la démocratie.

« L’effacement des frontières entre la gauche et la droite dont nous avons été témoins (et que beaucoup ont considéré comme un progrès) constitue à mon sens, écrit Chantal Mouffe, la principale raison du déclin de la sphère politique. Les conséquences de ce déclin pour la démocratie ont été négatives(7) ».

Cette mutation de la social-démocratie aura aussi pour première conséquence la désertion des masses populaires de la scène politique, comme le remarque Guido Ligori pour l’Italie avec une compréhensible nostalgie : « La fin du PCI aura été également la fin de la participation politique de masse, non pas épisodique ou « mouvementiste », dans la société italienne, et il ne reste rien de semblable chez les héritiers du PCI. Un immense patrimoine politique, historique, humain s’est ainsi perdu(8) ».

Sans cette « libéralisation » de la social-démocratie, le jeu politique aurait été moins bloqué qu’aujourd’hui et le système néolibéral plus facilement réformable de l’intérieur par le simple jeu des institutions, comme dans toute démocratie qui se respecte.

Pour les libéraux français, ces convergences, ce dépassement du clivage traditionnel Droite/Gauche étaient censés marquer l’avènement d’une « démocratie apaisée »rassemblant deux Français sur trois selon la formule magique de Valéry Giscard d’Estaing, d’un centrisme de bon sens renvoyant aux limites les agités des extrêmes.

Le problème c’est que les agités des extrêmes ne furent pas les seuls à disparaître du paysage politique, plus fâcheusement il y eu aussi… les électeurs. A commencer par ceux des formations sociales-démocrates qui n’arrivaient plus à trouver ce qu’elles pouvaient bien avoir de « social ».

Apparu alors, autre oxymore, un nouvel objet politique non identifié, la « troisième voie », non pas entre la Gauche et la Droite mais « au-delà » de l’une et de l’autre, un véritable exploit donc. Comme dit Elias Canetti : « Le papier supporte tout ». Que n’aurait-il dit des écrans de télévision !

Théorisé par le Britannique Anthony Giddens, ce bon mot fut popularisé par Tony Blair – métamorphosant le vieux Labour en New labour-, rejoint par Gerhard Schröder et Bill Clinton, les Français continuant généralement à affirmer qu’on pouvait être néolibéral et totalement de gauche. La suite montra que leurs électeurs en doutaient et doutaient plus encore que l’intérêt des plus riches, toujours plus riches, coïncidait avec les leurs. Il devint alors indispensable de l’aider à faire « le bon choix, édicté par le bon sens(8) ».

Références

(1)La phrase exacte de Bernard Arnault prononcée lors de l’annonce à l’Obs (25 avril 2017) de son soutien à la candidature à la présidence de la République d’Emmanuel Macron est celle-ci : « On subit une crise tous les dix ans, et j’attends la suivante avec sérénité. On fait souvent de bonnes affaires pendant les crises… ».

(2)La mondialisation heureuse, Edition Pocket

(3) James Galbraith, L’État prédateur. Comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant, Éditions Le Seuil, 2009.

(4) 11 juin 2019. On aura remarqué la différence de ton avec celui de l’entretien de Forbes, du « leader du marché libre, un an plus tôt. Le cheminement de la « pensée complexe » sont forcément improbables.

(5)JK Galbraith Audition sénatoriale.

(6)La politique et la dynamique des passions, Editions Rue Descartes 2004/3, n°43-46.

(7)Qui a tué le parti communiste italien ? Editions Delga.

(8)Expression devenue célèbre de Valéry Giscard d’Estaing.

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En France, cette sécession d’abord rampante puis de plus en plus manifeste, à l’exception des consultations municipales, se lit facilement dans la désaffection des urnes – absence d’inscription sur les listes, abstention – et le refus de choisir entre les candidats en lice, vote blanc ou nul.

À s’en tenir aux deux élections majeures France, les législatives et plus encore les présidentielles qui, depuis 2002, déterminent les résultats des premières, les votes exprimés par rapport aux inscrits ne cessent de baisser, et cela depuis 1981 qui suscita une mobilisation forte de la Droite et plus encore de la Gauche.

Ainsi au second tour des présidentielles de 2017, le tour essentiel où seuls deux candidats peuvent se maintenir, un tiers des électeurs inscrits ne s’est pas exprimé, le double de 1981 et le plus haut niveau depuis cette date comme de la Ve République.

Si on s’intéresse maintenant aux scores des candidats élus, on s’aperçoit que depuis 1995, leur assiette électorale personnelle est basse : moins de 14 % des inscrits pour Jacques Chirac en 1995 et 2002, 18,2 % pour Emmanuel Macron en 2017 au premier tour des élections présidentielles.

Les résultats des élections législatives sont encore plus parlants. Au second tour, l’abstention, plus les votes blancs et nuls, atteignait 62,3 % des inscrits, du jamais vu pour une consultation de cette importance.

Ce qui signifie que 32,8 % seulement des électeurs inscrits ont choisi leur candidat, soit un score moyen de l’ordre de 20 % pour les heureux élus. Merveilleux système qui transforme une poignée d’électeurs en majorité écrasante !

En tous cas, il n’y a pas de risque que le Parlement quitte son rôle de chambre d’enregistrement.

Autre manifestation de cette désaffection : la montée du vote pour les partis contestant l’alternance au pouvoir de coalitions de centre gauche et de centre droit, d’accord sur l’essentiel – la conservation du système – et la montée du « dégagisme ». Les dernières élections présidentielles ont confirmé que les électeurs votent de moins en moins « pour » un candidat, moins encore « pour » un programme, mais de plus en plus « contre ».

Si jusqu’à présent, cette politique de « changement dans la continuité » s’est révélée efficace pour les partis de gouvernement, rien n’indique qu’agiter l’épouvantail du fascisme ou du chaos suffira à exorciser les diables qui s’agitent autour de la « démocratie libérale ». Constatons, en tous cas, que si au second tour des présidentielles, Emmanuel Macron a réalisé un score plutôt meilleur que ses prédécesseurs (43,6 % des inscrits), ce résultat est bien inférieur à celui de Jacques Chirac, dans la même situation de confrontation avec un candidat du FN.

La nouveauté est double : un score inégalé du Parti d’extrême droite (près de 11 millions de voix, soit un quasi triplement par rapport à 2007), et l’effacement de l’effet « diabolisation », très fort en 2002. Alors, le score de Jacques Chirac avait bondi de 13,75 % des inscrits au premier tour, à 62 % au second, soit une multiplication par 4,5. En passant de 18,19 % à 43,61 %, Emmanuel Macron devra lui, se contenter d’un multiplicateur de 2,4.

Entre le premier et le second tour de 2002, Jean-Marie Le Pen n’avait gagné que 720 000 voix; sa fille améliorera son score de près de 3 millions (2,960 millions) en 2017, le portant à 10 639 000 voix !

« Il est clair que le régime « d’alternance unique (…) entre deux partis qui, à quelques nuances près, mènent les mêmes politiques favorables à la perte de souveraineté, à l’open society et aux flux mondiaux(1) » ne sera pas éternel. Il est clair que l’alternative à laquelle se limite de fait aujourd’hui, en France, l’enjeu de la « mère des batailles électorales », l’élection présidentielle – continuer la même politique rassurante comme toutes les habitudes et qui ne fera qu’aggraver la situation ou risquer le saut dans l’inconnu – est une politique de Gribouille. Elle prendra fin un jour, seule inconnue : quand et comment ?

Cette sécession se manifeste aussi et de plus en plus, dans la rue, comme le montrent la succession des révoltes ces dernières années : « Bonnets rouges » bretons (automne 2013), « Nuit debout » (2016-2017) et surtout mouvement des « Gilets jaunes ». Débuté en octobre 2018, avec des hauts et des bas, il n’est toujours pas terminé. Révélant un rejet en bloc des « élites » dirigeantes, toutes mises dans le même panier, il aura un véritable effet de sidération sur elles.

Tout en étant, comme les précédentes, une manifestation de protestation contre les effets sociaux de la domination financière et de la crise économique dont elle est responsable, contre l’impuissance jugée complice d’une classe politique aux contours flous, le mouvement des « gilets jaunes » diffère très profondément de ceux qui l’ont précédé : par sa forme, par l’écho rencontré dans l’ensemble de la population, par ses acteurs et par sa longévité. La France entière était concernée et pas seulement une région aux particularismes affirmés depuis longtemps ; concernées des catégories sociales et des classes populaires majoritaires et non plus une « avant-garde » d’intellectuels ultra minoritaires.

Un mouvement bénéficiant de la compréhension, voire de la solidarité de 60% des Français(2), 49% de Français se qualifiant de « gilets jaunes » et 22 % y ayant participé plus ou moins activement. « Le mouvement des « gilets jaunes » n’est pas seulement remarquable par la profondeur de son ancrage dans la société ; chacun sait qu’il l’est aussi par sa durée, ses modalités d’expression, son absence de coordination centralisée… Bref, il s’agit d’un mouvement inédit ».

La nouveauté, c’est aussi que sont particulièrement représentées parmi les activistes des catégories inhabituelles : retraités (particulièrement au niveau de vie faible), ouvriers, locataires du secteur privé à très bas revenus ou aux revenus situés autour de la médiane (classes moyennes).

Globalement le mouvement rassemble beaucoup de personnes disant avoir du mal à joindre les deux bouts et connaître de plus en plus de difficultés depuis cinq ans.

Sont aussi bien représentés les habitants de petites et moyennes villes où le niveau de vie moyen est faible, le taux de chômage élevé, obligés d’utiliser quotidiennement leur voiture. Pas étonnant donc si, comme pour les « Bonnets rouges » c’est l’augmentation d’une taxe sur les carburants qui est à l’origine du mouvement, en octobre-novembre 2018.

Pas étonnante non plus la révolte contre la dégénérescence des services publics. Effet de la libéralisation et de l’incapacité des services marchands à les remplacer, sauf dans les métropoles et les grandes villes, l’impression de régression domine villes petites et moyennes et le sentiment d’abandon les communes rurales.

Au final, il s’agit d’un mouvement collectif puissant de protestation globale contre une organisation territoriale, sociale et politique qui ne répond plus aux attentes de la majorité d’une population diverse. Une diversité qui explique la difficulté du mouvement à formuler des objectifs et des revendications politiques précises ; sa difficulté aussi, paradoxalement, à s’affranchir de la vulgate véhiculée par des médias que par ailleurs il rejette. Le conformisme du « Grand débat » initié pour désamorcer la bombe politique est sur ce point significatif. Inégalités territoriales et sociales telles sont les raisons du mouvement.

Le spectre qui hante aujourd’hui l’Europe et probablement tout l’Empire américain, ce n’est pas le communisme, comme avant la Seconde Guerre Mondiale, c’est le « populisme(4) ».

Un populisme aux formes très diverses : d’extrême droite ou de droite extrême (cas les plus fréquents) mais aussi parfois de gauche (France insoumise et Mouvement des Gilets jaunes par certains côtés en France, Podemos en Espagne), ou d’extrême gauche ou inclassable comme le mouvement « Cinq étoiles » italien. Une tendance de longue durée comme le montre la récente « marche sur Rome » des « gilets orange » italiens, le 30 mai 2020.

Le dénominateur commun de ces mouvements très disparates est la contestation du système tel qu’il fonctionne et de ceux qui l’ont jusque-là dirigé. A considérer les résultats des dernières élections en Europe où dans de nombreux pays les partis qui alternaient au pouvoir parfois depuis la Libération ont souvent été pulvérisés, on peut se demander si le but n’est pas déjà atteint.

 

Références

(1)« La montée de l’insignifiance » Editions du Seuil,(2007.

(2)Olivier Rey, « Le vide de la campagne nourrit le désarroi des Français, » Figarovox 15-16 avril 2017.

(3) Enquête de l’Observatoire Société et consommation OBSOCO : Qui sont les gilets jaunes ? Leurs soutiens, leurs opposants, février 2019. Analyse de Philippe Moati.

(4)« Un spectre hante l’Europe. Le spectre du communisme », ainsi débute, comme on sait, le « Manifeste du Parti Communiste » de Marx et Engels, 1848.

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L’avènement d’une étroite oligarchie

Le phénomène le plus remarquable n’est pas l’existence de classes aisées, voire très aisées ce qui est l’ordre habituel du monde mais l’avènement d’un groupe très restreint (de l’ordre de 1/10 000ème de la population) de fortunes privées exorbitantes.

« L’oligarchie dominante (en France), écrivait Castoriadis, est formée par un millième de la population – pourcentage qui ferait pâlir de jalousie l’oligarchie romaine(1)».

Le texte, datant d’avant la crise de 2008 qui amplifiera encore la tendance(2), est en deçà de la vérité, même pour la France où, les « amortisseurs sociaux » jouent encore un grand rôle. L’importance sociale et plus encore politique de cette évolution vaut qu’on s’y arrête.

Une récente étude de l’INSEE (graphe ci-dessous) confirme que le niveau de vie (estimé par unité de consommation) n’augmente que très progressivement des Français les moins riches (90% de la population) aux 10% les plus riches, ceux dont le revenu annuel est supérieur à 45 220 €(3).

Au sein du dernier décile, le revenu fait plus que doubler passant de 45 220 € à 106 210€.

Quant à la fraction représentant les 9/00 supérieur de la population, elle gagne en moyenne près de sept fois plus que l’ensemble de la population, soit 6,8 % de la masse des revenus. De « très hauts revenus » eux-mêmes très hétérogènes situés entre 106 210 € et 259 920€.

vOIR ANNEXE 1

L’étude constate que plus les revenus sont élevés et plus leur origine est diversifiée : les « très hauts revenus » déclarent en particulier des revenus non commerciaux et d’actifs financiers. En 2015, 1 % de la population déclare ainsi 30 % des revenus du patrimoine. Au sein des ménages à très haut revenu, les salariés sont cadres dans près de 60 % des cas et chefs d’entreprise dans près de 10 %. Phénomène constaté dans tous les pays, la croissance des revenus financiers et du patrimoine expliquent largement celle des inégalités sociales.

Toutes les études de l’INSEE convergent, les revenus des 0,1% les plus aisés sont proprement pharaoniques puisqu’ils représentent 15,5 fois celui de 90% de la population, 34 fois le revenu médian et 38 fois le SMIC.

Le tableau ci-dessous(4) synthétisant la hiérarchie des revenus estimés à partir des déclarations fiscales, même avec tous les risques liés à la fraude et à l’évasion fiscale, est encore plus édifiant.

VOIR ANNEXE 2

La distance est impressionnante entre le revenu moyen des 500 membres du Top un cent- millième et celui de la moyenne de la classe moyenne supérieur : 644 fois.

Une situation qui renvoie à celle de l’Avant-Guerre. En effet, comme note Louis Chauvel reprenant Thomas Piketty, les successions des « 200 familles » d’alors se montaient en moyenne 700 fois celles de la classe moyenne. Après un demi-siècle de néolibéralisme le revenu du Top un cent-millième (500 foyers fiscaux) représente 645 fois celui du haut de la classe moyenne (29 844€ par an selon l’INSEE). Peu de chose par rapport au salaire moyen des patrons du CAC40 qui se monte à 4,2 millions d’euros bruts par an seulement.

Constatons aussi que la France n’est pas à la traîne dans la production de milliardaires. Après les USA, c’est le pays le mieux représenté au classement mondial Forbes (2019). Au palmarès des vingt plus grandes fortunes on retrouve certes 14 Etasuniens mais aussi 2 Français (Bernard Arnaud – 3ème avec plus de 100 Md $ en juin 2019 – accompagné de Françoise Bettencourt et sa famille, 15ème place avec 49,3 Md$), 1 Mexicain, 1 Espagnol, 1 Indien et 1 Chinois qui ferme la marche.

L’origine de cette déformation de la pyramide sociale est essentiellement due aux conséquences de la mondialisation : délocalisation de la production industrielle, d’activités de plus en plus sophistiquées et financiarisation. Si comme dit la CNUCED « de véritables rentes et monopoles mondiaux se sont constitués » – rente résultant de la différence de niveaux de vie entre lieux de production et de consommation – ce sont ces monopoles et leur clientèle qui en bénéficient. Pas étonnant donc que les lieux « branchés » et ceux qui y vivent, prospèrent quand les autres périclitent.

La célèbre courbe en forme d’éléphant de Branko Milanovic(5) visualise qui sont les bénéficiaires et les perdants de cette mondialisation en comparant les taux de croissance des revenus en fonction de leur place dans la grille des revenus, durant les vingt années qui ont précédé la crise de 2008.

VOIR ANNEXE 3 

La courbe montre que ce sont les revenus moyens des pays non occidentaux, principalement la Chine et l’Inde à l’origine – surtout la première – de la baisse de pauvreté dans le monde qui, avec les 1% les plus riches des pays occidentaux qui ont le plus bénéficié de la mondialisation. Ceux qui en ont le moins bénéficié sont les plus pauvres des pays pauvres et les classes moyennes des pays occidentaux. Résultat : celles-ci se trouvent ainsi amputées de leur partie la plus populaire menacée de paupérisation et placées à des années-lumière des quelques pourcents des « élites » que la mondialisation a le plus enrichis. Inutile de préciser qu’il s’agit de taux de croissance, non de valeur absolue et donc que 1% du revenu d’un milliardaire occidental n’a pas grand-chose à voir avec 1% de celui d’un cadre indien !

Les dernières élections présidentielles françaises montrent qu’une telle concentration des moyens financiers influe sur le jeu politique. C’est Emmanuel Macron qui a collecté le plus de dons (16 M€), puis François Fillon pourtant appuyé par un puissant parti, à la différence d’Emmanuel Macron. Le troisième, Jean Luc Mélenchon récoltera moins de 5M€.

Si officiellement ces 16 M€ sont le produit de 99 361 dons, près de 48% viennent de 1212 contributaires, ramenés à quelque 800 si l’on tient compte aussi des contributions 2016 et 2017 à «  En Marche » et des doubles donations d’un même couple(6).

A noter que Paris et tout particulièrement les arrondissements huppés de l’ouest est contributeur à hauteur de 6,3 M€ soit 39% de la collecte, la capitale représente seulement 3% de la population française. Le second grand contributeur (2,4 M€) est l’étranger notamment le Royaume Uni avec 1,8 M€ et des dons supérieurs en moyenne à 4000€.

A noter enfin que la campagne d’Emmanuel Macron, au départ dépourvu de moyens partisans ou personnels, n’aurait pu démarrer en l’absence de 3,6 M€ de dons, plus de la moitié (2,2 M€) provenant de 300 personnes.

La sécession des riches

Le premier à réaliser les conséquences sociale et politique de ce qui se passait- la captation de la richesse, du pouvoir et de l’influence par une oligarchie, le rétrécissement de la classe moyenne et le repli sur soi d’une petite minorité en train de se transformer en caste – c’est Christopher Lasch dans un essai appelé à la célébrité : La révolte des élites et la trahison de la démocratie(7).

Une telle captation n’est pas qu’une menace pour la société mais aussi pour le projet de civilisation porté par la culture occidentale.

Et Lasch de préciser : « Le problème de notre société n’est pas seulement que les riches ont trop d’argent mais que leur argent les isole, beaucoup plus que par le passé, de la vie commune ».

Ils « se sont effectivement sortis de la vie commune » en quittant les grandes villes industrielles en pleine déconfiture, en s’affranchissant de tout ce qui pourrait ressembler aux services publics, en scolarisant leurs enfants dans des établissements privés et par leur mode de vie hygiéniste et sans aspérité. « Ils ont entrepris une croisade pour aseptiser la société américaine » et « Dans le feu de la controverse politique ils jugent impossible de dissimuler leur mépris pour ceux qui refusent avec obstination de voir la lumière – ceux qui « ne sont pas dans le coup », dans le langage auto-satisfait du prêt-à-penser politique ».

A la lecture de ces lignes, on entend comme en écho la sortie d’Hillary Clinton, sous les rires des participants au gala LGBT pour la candidate, à New York, le 16 septembre 2016 : « Pour généraliser, en gros, vous pouvez placer la moitié des partisans de Trump dans ce que j’appelle le panier des pitoyables : les racistes, sexistes, homophobes, xénophobes, islamophobes. Vous n’avez qu’à choisir ». La réponse des partisans de Trump a été de transformer « les pitoyables » en badge ostensiblement porté et de donner la victoire à leur champion.

La tendance est aussi, note Lasch, à l’endogamie : « Autrefois, les médecins épousaient des infirmières, les avocats et les cadres supérieurs leur secrétaire. Aujourd’hui, les hommes appartenant à la bourgeoisie aisée tendent à épouser des femmes de leur classe, partenaires d’entreprise ou de cabinet, poursuivant de leur côté une carrière lucrative ».

Plus significatif encore pour Lasch, que l’horizon de ces « nouvelles élites » ne soit plus national, encore moins local, mais le marché international : « Leur sort est lié à des entreprises dont les activités franchissent les frontières nationales. C’est davantage le fonctionnement harmonieux de l’ensemble du système qui les préoccupe que celui d’une de ses parties. Leurs allégeances (…) sont internationales plutôt que nationales, régionales ou locales. Ils ont plus de choses en commun avec leurs homologues de Bruxelles ou de Hong Kong qu’avec les masses d’Américains qui ne sont pas encore branchés dans le réseau de communication mondiale… Une grande partie de ces privilégiés ont cessé de se penser américain dans tous les sens importants du terme, ou impliqués dans le destin de l’Amérique pour le meilleur et pour le pire. Leur lien avec une culture internationale de travail et de loisirs – d’affaires, de distractions, d’informations et de « récupération de l’information » – rendent beaucoup d’entre eux profondément indifférents à la perspective du déclin national de l’Amérique ».

Une grande partie des observations de Lasch touchant au mode de vie, aux mœurs et à la culture des classes étasuniennes les plus aisées creusant le fossé les séparant des classes populaires sont transposables à la France trente ans plus tard, qu’il s’agisse des préférences résidentielles (la capitale et les grandes métropoles de province), de loisirs, de scolarisation de leurs enfants, de choix esthétiques ou des goûts de minorité qui donnent le ton à la prédication médiatique, devenue éducatrice des masses.

Ainsi en va-t-il de son penchant pour l’endogamie de caste(8), de la primauté accordée à l’international – à l’Europe tout particulièrement – sur le national auquel ne peuvent être attachés que les has been, xénophobes sinon racistes, de ses embrasements hygiénistes, moralisateurs ou contre toute forme de discrimination à l’exception de la plus répandue, celle par l’argent. L’élite aime être choquée, le hic étant que plus rien, ni plus personne ne la choque sauf quand son pouvoir est remis en cause par des anti-européens et des populistes irresponsables.

Comme le confirme Jérôme Fourquet(9), sur les deux rives de l’Atlantique, outre les pratiques résidentielles communes des classes aisées, la tendances est à la scolarisation des enfants dans des établissements privés pour leur éviter les effets de l’obsolescence de l’école publique ou de côtoyer de trop près d’autres enfants que ceux des milieux dont dépendra leur avenir.

Si quantitativement, remarque Jérôme Fourquet, la « part de marché » de l’enseignement privé par rapport à l’enseignement public n’a pas évolué depuis trente ans, les établissements privés eux sont, socialement, de plus en plus sélectifs.

« Les collèges scolarisant les plus faibles proportions d’enfants issus de milieux défavorisés appartiennent dans leur écrasante majorité à l’enseignement privé. À l’inverse, les collèges accueillant le public le plus défavorisé sont tous sans exception publics… »

Même caractère sélectif des grands lycées publics parisiens où des capitales provinciales, passage quasiment obligé pour l’accès aux grandes écoles (Ecole Polytechnique, ENS, HEC, ENA). Les enfants d’origine modeste s’y sont faits rares, comme dans les quatre établissements cités où leur représentation est passée de 29% en 1950 à 9% au milieu des années 1990.

Le parcours scolaire royal des enfants de l’élite en route pour le pouvoir et/ou la banque, passe toujours par l’Ecole alsacienne, le lycée Stanislas, Science Po Paris et l’ENA, via éventuellement l’Ecole Polytechnique ou l’ENS.

Le stade ultime de la sécession des classes aisées, c’est l’émigration des plus riches vers des paradis fiscaux à proximité de Paris – Suisse, Royaume-Uni (avant le Brexit), Luxembourg, Belgique – beaucoup moins « spoliateurs » que la France pourtant souvent à l’origine de leur fortune. On comprend leur attachement à l’Europe en principe unie.

Cette évolution significative depuis 2000 se lit dans la hausse des inscriptions dans les consulats de ces pays et dans le nombre d’assujettis à l’ISF (avant qu’il ne soit supprimé). La France est ainsi devenue le premier pays exportateur de millionnaires de l’OCDE.

Références

(1)« La montée de l’insignifiance » Editions du Seuil,(2007.

(2) C’est une différence notable avec la crise de 1929 qui vit s’écrouler de nombreuses fortunes. Un des miracles du néolibéralisme moderne dont l’Etat socialise les pertes, au frais du contribuable, c’est-à-dire, en majorité de ceux qui pâtissent le plus du système.

(3)INSEE : « Les très hauts revenus en 2015 » Marie-Cécile Cazenave-Lacrouts Edition 2018.

(4) Tableau réalisé à partir des données publiées sur le site « Impôt sur le revenu.org. »

(5) Branko Milanovic : « Inégalités mondiales » Editions La découverte

(6)France Culture -Cellule d’investigation de Radio France 03/05/2019.

(7)Christopher Lasch, La révolte des élites, Editions Climat,1996.

(8)Ainsi Jérôme Jauvert peut-il consacrer un chapitre de son livre – « Les intouchables de l’Etat » (Robert Laffont) – à ces « ces couples d’Etat ».

(9)1985-2017 : Quand les classes favorisées ont fait sécession, Fondation Jean Jaurès (21/02/2018). L’analyse concerne essentiellement Paris et les grandes villes.

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L’histoire n’attendra pas : par Pierre-Yves Collombat

Hors-série

L’histoire n’attendra pas : par Pierre-Yves Collombat

Introduction
Introduction au hors-série « l’histoire n’attendra pas » par Pierre-Yves Collombat

Au cours de l’été 1989 Francis Fukuyama annonçait au monde, sous les applaudissements des esprits éclairés, le triomphe de la « Grande Transformation » néolibérale engagée depuis les années 1970, autrement dit la  victoire définitive du capitalisme financiarisé et de la démocratie libérale, sur toute autre forme d’organisation économique et politique : « La fin de l’Histoire et le dernier homme(1) ».

En clair, l’organisation économique, financière et politique néolibérale dont avait fini par accoucher le XXe siècle, devenue universelle, marquait l’aboutissement de l’évolution de l’humanité et fermait les portes de l’Histoire. Une eschatologie qui donne une idée de la lucidité des propagandistes néolibéraux et de leur capacité à faire face aux convulsions d’une Histoire dont la seule chose que l’on puisse assurer, c’est qu’elle ne prendra fin qu’avec l’Homme.

Il faut, cependant, reconnaître à leur décharge que les évolutions mondiales de l’entre-deux siècles – « perestroïka » et « glasnost » soviétiques, « modernisations » de Deng Xiao Ping en Chine, démocratisation de l’Europe de l’Est, fin du rideau de fer avec la chute du mur de Berlin en novembre 1989 – semblaient donner raison à Fukuyama. Se trouvait ainsi définitivement effacée la tâche d’infâmie et de sang laissée par le naufrage du premier Titanic libéral(2) d’où sortirent émeutes et révolutions, les fascismes et l’hitlérisme, la Grande crise de 1929-1930 et finalement la Seconde Guerre mondiale. Se trouvait aussi
définitivement refermée la courte parenthèse de l’État-providence interventionniste des «Trente glorieuses ».

Se trouvait surtout réalisée l’utopie politique libérale : la réorganisation de la société dans toutes ses dimensions, par le marché et la concurrence. Les officiants et gérants du système libéral occidental semblaient pouvoir d’autant plus dormir sur leurs certitudes qu’il était entendu par tous les économistes et experts ès finances, en tous cas par ceux qui avaient une présence médiatique, recevaient les prix de la Banque de Suède et régentaient la science officielle mitonnée sur les fourneaux des écoles de Chicago et du MIT, que l’on savait désormais éviter les crises systémiques ; que l’on savait maîtriser par le calcul et la modélisation le risque spéculatif sans règlementer des marchés, « autorégulés » par le simple jeu de la concurrence libre et non faussée. Certes, quelques réfractaires, comme Hyman Minsky, continuaient à penser que les marchés financiers, étant par essence instables et volatiles, ne pouvaient être maîtrisés ou, comme Benoît Mandelbrot(3), que s’ils l’étaient, ce ne serait pas par les formules des charlatans Main Stream, « l’équivalent financier de l’alchimie ».

Moins de vingt ans plus tard l’Histoire était de retour avec dans ses bagages une série de crises financières puis économiques, devenant progressivement faute de traitements appropriés, sociales puis politiques, un peu partout dans le monde. Après le naufrage du Titanic libéral de la première mondialisation, sombré dans les convulsions politiques et financières de l’entre deux-Guerres puis de la Seconde Guerre mondiale, était venu le tour du Titanic II néolibéral de heurter des icebergs et d’affronter des tempêtes à répétition. Pour beaucoup était aussi venu le temps des désillusions, celui du doute dans le progrès infini et de la perte de confiance dans les vertus du système néolibéral. Régulé par les marchés et la mondialisation de la concurrence, il était pourtant censé faire mieux que l’État interventionniste en matière de croissance économique et d’emploi, au moins aussi bien que l’État-providence en matière sociale – quoique par d’autres moyens. Le progrès social ne passait plus par la redistribution confiscatoire mais par l’agrandissement du gâteau. La richesse produite par les entreprises performantes dirigées par des premiers de cordée entreprenants et inventifs ruissellerait sur tous ; les métropoles dynamiques serviraient de locomotive aux wagons poussifs du reste du territoire.

En plus de l’assurance qu’elle apporterait plus de bien-être que l’État interventionniste, la révolution libérale avait fait miroiter des horizons radieux nouveaux, « modernes » : la dépolitisation du gouvernement des nations et son remplacement par un management dont le seul guide serait l’efficacité, et en Europe, le dépassement de la démocratie conflictuelle dans une démocratie raisonnable apaisée, le dépassement de la Nation « moisie(4) » aux horizons étriqués, dans une Europe sociale ouverte sur le monde. Le temps des illusions et des balivernes intéressées renvoyé aux poubelles de l’Histoire, est venu celui de la lucidité et de l’action. De la lucidité pour comprendre comment fonctionne le néolibéralisme financiarisé, quelles sont les forces et les intérêts qui le dominent, où se trouvent le ou les pouvoirs qui comptent dans ce système tentaculaire mondialisé. Pour évaluer les plus probables diversions qu’il inventerait pour assurer sa survie et sauver ses intérêts vitaux.

Le temps de l’action face au naufrage inéluctable quelles que soient les réformes de détail issues du jeu de chaises musicales habituel entre « libéraux européistes du centre droit », de « l’extrême centre », ou du « centre gauche ». Rapiécer un habit usé jusqu’à la corde permet seulement de gagner du temps. L’Histoire, jamais avare de mauvaises surprises, elle n’attendra pas. Nous la ferons ou elle nous fera. Comme dit, un expert en catastrophes, Jean Pierre Dupuy, « Il s’agit de faire comme si on avait affaire à une fatalité, afin de mieux en détourner le cour(5) ».

Références

(1)Francis Fukuyama était alors professeur de sciences politiques à Stanford (Californie). « La fin de l’Histoire et le dernier homme » est édité en France par Flammarion (Champs essais).

(2)L’expression est de Joseph Stiglitz, fin 2009 : « Personne ne veut regarder les choses en face. Nous sommes en train de préparer le terrain pour d’autres crises, aussi violentes que celle que nous traversons. Elles détruiront des millions d’emplois à travers le monde. Depuis le début de la crise, on s’est contenté de déplacer les fauteuils sur le pont du Titanic ».

(3)« Une approche fractale des marchés », dont la première édition a été publiée en 2004 aux USA. La seconde édition et sa publication chez Odile Jacob datent de 2009.

(4)La France moisie est le titre d’une tribune du post-moderne Philippe Sollers dans Le Monde du 28 janvier 1999. Parmi les nombreuses perles de culture qu’elle recèle, cet hommage à Édouard Balladur, quelques mois avant l’élection présidentielle de 1995 qui l’opposera à Jacques Chirac : « Balladur, quel nom ! C’est quand même mieux que Pompidou, de même que l’Orient de Smyrne fait plus rêver que l’Auvergne de Montboudif. » Ainsi va l’élite culturelle française.

(5)« Pour un catastrophisme éclairé » Editions du Seuil.

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Chronique d’un naufrage annoncé

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Chronique d’un naufrage annoncé

2ème partie - L'histoire n'attendra pas
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UNE SUCCESSION D’ÉCHECS
Echec de la régulation du système bancaire

 Dix ans après la crise des « subprimes », force est de constater que non seulement, le système bancaire – unique préoccupation des réformateurs mobilisés contre sa réédition – n’est ni moins vulnérable à une nouvelle crise, ni plus résilient.

Les demi-réformes dont il a été l’objet, très en-dessous des engagements des G20 de 2009 et 2011, au terme d’interminables manœuvres de retardement des lobbys bancaires, ont été contournées puis effacées, les unes après les autres.

Pour s’en tenir aux plus essentielles, ainsi en fut-il de la séparation des banques de dépôts et des banques d’affaire qui financent à crédit la spéculation, sous protection des contribuables(1) ; de l’obligation faite aux banques de maintenir un ratio suffisant de fonds propres (Accords de Bâle III). Ainsi, au lieu de s’arrêter à des ratios notoirement insuffisants, calculés par les intéressés eux-mêmes(2), il aurait été plus clair et plus efficace d’imposer un ratio de levier de 10.

La tentative de régulation de la production des produits dérivés(3) par des « plateformes de compensations centrales » ne touche que les transactions de gré à gré et surtout risque, vu le volume de transactions garanties, de créer un nouveau risque systémique en cas de crise. Il aurait certainement été plus simple et plus efficace de taxer purement et simplement les transactions sur les dérivés. Quand on sait que pas plus de 7% de ceux-ci garantissent des transactions sur des produits réels, il ne devrait pas être impossible de neutraliser ces « armes de destruction massive » selon l’expression de Warrren Buffett. A condition évidemment de le vouloir, ce qui n’est pas les cas.

En fait, les régulateurs du moins leurs mandants, sont restés prisonniers d’objectifs contradictoires : améliorer la stabilité du système bancaire, ce qui suppose réduire la capacité de production de crédit ainsi que les échanges internes au système et, en même temps, éviter de ralentir le business ce qui suppose toujours plus de crédit et de dérégulation !

Contradiction expliquant, par ailleurs, que même les observateurs officiels des « stress tests(4) » de la BCE les jugent trop accommodants. Mais, il ne faut désespérer, ni « l’épargnant » ni « l’investisseur ».

Echec de la régulation du système financier

L’échec est encore plus patent dès lors qu’on ne considère pas seulement le système bancaire isolément mais dans ses relations avec ses partenaires au sein du système financier, notamment la « finance parallèle » – qui loin d’être « fantôme » vit en symbiose avec lui(5). Force est alors de constater que le durcissement du contrôle des banques a été compensé par une augmentation significative de l’activité financière parallèle. Selon François Villeroy de Galhau, le « narrow shadow banking » représenterait 160 000 Md$ en 2018, « soit près de la moitié des actifs financiers détenus par les institutions financières à l’échelle mondiale ». Plus de 45.000 milliards de ces actifs, toujours selon le gouverneur de la Banque de France, présenteraient des risques pour la stabilité financière.

On aura compris que les velléités de durcissement du contrôle bancaire, de limitation de ses marges de manœuvre ont été amplement compensées par le développement d’une finance parallèle à l’abri des regards, de tout contrôle, sans réglementation de ses relations avec la finance officielle. Autant dire que le résultat est pitoyable.

Rien d’étonnant donc si le carburant des bulles et des crises, le crédit et son corollaire l’endettement n’aient pas cessé d’augmenter.

La première erreur des responsables politiques et des régulateurs est d’avoir voulu croire que la crise résultait uniquement de l’exubérance naturelle d’un système bancaire libéré de ses contraintes et qu’il suffirait après quelques fusions et recapitalisations bancaires, d’un minimum de réglementation pour le stabiliser et réduire ses capacités de création monétaire. Or c’est l’ensemble d’un système financier complexe, avec des secteurs opaques qui est impliqué.

L’erreur initiale fatale, cependant, c’est d’avoir privatisé un privilège d’Etat essentiel : le monnayage ; qui plus est, avec le droit d’en abuser à sa guise !(6)

La production, sans contrôle sérieux, de dettes et de crédits, déconnectée de l’économie réelle, les activités spéculatives de ventes et achats de titres génératrices de plus-values, d’intérêts, et de revenus pour les d’intermédiaires, autant dire l’essentiel de l’activité bancaire, ont transformé le système financier en bombe à retardement.

Le plus extravagant dans la situation présente c’est que ce danger n’est la contrepartie d’aucun service rendu à la collectivité. Soit la renationalisation des banques de dépôts, soit la réduction drastique de leur bilan ou un composé des deux, non seulement s’imposent pour des raisons de sécurité mais de dynamique économique et donc d’emploi.

Echec des tentatives de relance économique

« La création de crédit est une chose trop importante pour être laissée aux Banques(7) » Adair Turner

En se focalisant presque uniquement sur le système bancaire, sur son sauvetage et sur les moyens d’assurer sa survie, au prix d’un minimum de contrainte, les responsables politiques et ceux des banques centrales ont oublié l’essentiel, que la stabilité du système lui-même était inextricablement liée au mode de financement de l’économie réelle dont, par ailleurs dépend l’emploi et donc la stabilité sociale et politique. Or, l’essentiel de l’activité bancaire n’est plus le financement de l’économie réelle mais celle d’opérations spéculatives.

La fuite en avant des banques centrales dans la production directe ou indirecte de liquidités qui au lieu de stimuler l’économie réelle est venu alimenter la machine à laver spéculative est non seulement inefficace mais dangereuse en ce qu’elle augmente encore le risque d’un nouveau Krach.

Comme dit Adair Turner, l’objectif final d’une véritable réforme de système financier ne saurait se limiter à stabiliser le système, à régler la question des établissements systémiques, même s’il faut le faire, mais « de gérer la quantité de crédit et d’influencer son allocation dans l’économie réelle », ce qui signifie, a contrario, limiter l’activité spéculative des banques. Autrement dit, il s’agit de faire en sorte que le système financier crée de la valeur dans l’économie réelle, ce qui n’est pas le cas.

La stagnation économique, origine du malaise social et de la perte de confiance dans les institutions et le personnel politique vient d’abord de l’incapacité du système financier à réaliser une bonne allocation des fonds à sa disposition. Incapacité renforcée par le dogme néolibéral de l’interdiction de toute intervention économique de l’Etat, sauf évidemment pour sauver les banques. Au frein libéral s’ajoute en Europe la règle d’or budgétaire et en France le syndrome de la monnaie forte, d’abord le franc puis l’euro dans lequel il se fondra.

Les dérives de la politique monétaire de relance économique

Faute de moyen de relance économique par voie d’intervention directe de l’Etat, on se replia sur le levier des politiques monétaires « accommodantes » dont on avait sous- estimé les effets systémiques. L’injection massive de liquidités accompagnée d’une baisse des taux directeurs à un niveau inimaginable jusque- là, précoce et massif aux USA, à contre-cœur et précédé puis accompagné de restrictions budgétaires freinant la croissance en Europe, changeant la donne – comme l’analyse Adam Tooze(8) – va s’avérer un piège mortel.

Comment, en effet, faire fonctionner un système financier au robinet du crédit grand ouvert, où l’épargnant va jusqu’à payer pour pouvoir prêter, où les banques et les fonds patrimoniaux, de pensions, etc., ne vivent plus de l’intermédiation(9) mais de placements spéculatifs ?

Comment faire fonctionner une économie quand, il devient plus intéressant pour une grande entreprise de racheter ses concurrents que d’investir afin d’augmenter sa productivité et diminuer ses coûts, pratique poussée à l’extrême par les GAFAM ?

Désormais, la valeur des grandes entreprises n’est plus qu’accessoirement fonction de leur activité et de leurs bénéfices, comme traditionnellement, mais de l’engouement spéculatif qu’elles suscitent. En mars 2019, le ratio PER(10) était au niveau de celui du vendredi noir de 2019.

Cet écart entre la valeur boursière des entreprises et leur chiffre d’affaires ou leurs bénéfices devient abyssal avec les GAFAM dont la capitalisation boursière atteint des sommets – Apple (918 Md$ en 2019), Google (720Md$), Microsoft (1050 Md$) – pour des bénéfices modestes par comparaison. Ainsi Amazon réalisait-il 10Md$ de bénéfice en 2019 pour une capitalisation boursière de 941 Md$ alors que selon les critères ordinaires ce bénéfice aurait dû être 10 fois plus important. En fait, ce n’est plus le dividende qui explique l’engouement boursier mais la perspective de gains futurs. Pour le dire autrement, lorsque Amazon, alors en position de monopole, pourra fixer les prix qu’il voudra.

Les GAFAM, puissamment appuyés par l’état américain révèlent comme sous une loupe ce qu’est devenu le « libéralisme » revisité par Ronald Reagan et ses successeurs républicains : un système oligopolistique appuyé sur un Etat qu’il contrôle largement (voir plus loin).

Pour le patron d’Apple, Tim Cook, note Adam Tooze, les lois antitrust, la protection des données et les enquêtes fiscales approfondies ne sont que « des conneries politiques » aussi absurdes que de placer des ralentisseurs sur une autoroute. Pour l’oligarque du secteur technologique, Peter Thiel, « créer de la valeur ne suffit pas – il faut aussi capter une partie de la valeur pour que vous créiez », ce qu’interdit la concurrence. Contrairement à ce que pensent généralement les Américains « le capitalisme et la concurrence sont à l’opposé l’un de l’autre. Le capitalisme se fonde sur l’accumulation du capital, mais en situation de concurrence parfaite, cette concurrence, annihile tous les profits. Pour les créateurs d’entreprise, la leçon est claire : la concurrence, c’est pour les perdants ».

Au final, les Banques centrales se seront prises à leur propre piège : penser qu’elles pouvaient continuer à produire de la monnaie, favoriser l’endettement, pour maintenir à flot l’économie et accessoirement éviter leur propre faillite, sans alimenter la machine à bulles et précipiter la chute finale(11) était évidemment impossible.

Doper la production bancaire de crédit grâce au « quantitative easing » et aux taux très bas, sinon négatifs, c’est augmenter la masse de dettes privées, le risque de krach et enfermer le financement de l’économie dans le dilemme mortifère des drogués : soit continuer éternellement la production de crédit dont dépend les cours de la bourse, l’existence même des entreprises et l’activité économique en risquant un krach majeur à terme, soit ralentir voire cesser la production monétaire au risque d’un effondrement boursier et d’une crise économique lourde de conséquences politiques.

Entre le risque d’un krach à moyen ou long terme et celui d’une crise politique majeure quasi immédiate, l’establishment étasunien a rapidement fait le premier choix. Un choix certes contestable mais au moins plus cohérent que celui de l’Europe qui fait comme si on pouvait mener de front relance et rigueur budgétaire !

Alors que les responsables étasuniens sont intervenus immédiatement après le Krach de 2008, l’Europe a mis beaucoup de temps pour qu’un plan de relance coordonné de la BCE et des Etats soit opérationnel. La doctrine de Jean-Claude Trichet et des Allemands se résumait à un non-interventionnisme dogmatique, doublé de rigorisme budgétaire au motif qu’il y en allait de la stabilité de la zone euro. En fait, il s’agissait surtout de sauver les banques allemandes et françaises parties spéculer dans les eldorados qu’étaient devenus les derniers ralliés à l’UE et à la zone euro. La spéculation sur la dette souveraine menaçant la survie de la monnaie unique, la stagnation économique s’installant et la vague « populiste » enflant, Jean-Claude Trichet laissant la place à un homme de Goldman Sachs – Mario Draghi – la BCE se mit au QE et aux taux très faibles… Tout en maintenant les politiques de rigueur budgétaire avec leurs effets calamiteux pour les populations. D’où la construction de l’usine à gaz du MES accompagnée de la perte de liberté budgétaire des Etats(12).

Pas étonnant donc que l’économie européenne – y compris celle de l’Allemagne – stagne et que les nuages noirs de la contestation de cette politique attentiste soient beaucoup plus nombreux et denses sur le vieux continent qu’au nouveau monde. Comment ne pas douter de la compétence de dirigeants et de bureaucrates qui depuis dix ans obtiennent de tels résultats(13)?

La crise sanitaire de la Covid-19, déclenchant une explosion du chômage particulièrement forte aux USA, changera-t-elle la donne ? Peu probable dans la mesure où, à la différence des pays européens, les USA ne se sont jamais laissés ligoter par des contraintes imaginaires.

S’il est possible que ces derniers changent de cap pour sortir de l’impasse, par contre, on ne voit pas bien ce qui pourrait décider l’Europe ficelée par ses contradictions à en faire autant. Tout dépendra des conséquences politiques de cette péripétie supplémentaire.

Echec au plein emploi : le choix de la stagnation et du chômage

Aussi étrange que cela puisse paraître, en Europe, la stagnation économique depuis la brève reprise de 2011 tuée dans l’œuf par la BCE, comme le krach, est le résultat de choix politiques idéologiques : celui d’une monnaie trop forte pour la plupart des membres de l’UE, exceptés l’Allemagne, les Pays Bas et le Luxembourg ; celui aussi de la politique de l’offre et de stimulations à fonds perdus au bénéfice des plus riches, en lieux et place de toute politique de relance par l’investissement et la consommation, appliquée sérieusement.

Le chômage est un produit inhérent au système néolibéral, pas un accident conjoncturel que des mesures ponctuelles permettraient de traiter. Pire, un remède contre l’inflation.

Selon la vulgate libérale, en effet, le chômage n’est qu’un sous-produit d’un marché du travail resté non concurrentiel par la faute des lois, des règlements, et des syndicats qui empêchent les salaires de baisser autant qu’ils le devraient pour permettre le plein développement des forces productives.

C’est à Denis Olivennes – haut fonctionnaire et « pantoufleur » d’élite -, que revient la paternité, dans une note de la Fondation Saint Simon (février 1994) de l’expression « préférence pour le chômage ». Pour les libéraux, l’origine du chômage c’est l’égoïsme de ceux qui ont un emploi – trop payé – et qui refusent de partager. Le remède au chômage de masse serait donc le développement de la précarité. Le chômage de masse pour Olivennes « est le produit d’un choix collectif inavoué : [la France préfère] une logique du revenu, notamment à travers les transferts sociaux, à une logique de l’emploi ». Par emploi il faut entendre évidemment un emploi payé et exercé dans les conditions que voudra bien fixer l’employeur, simple serviteur du marché.

Les chiffres sont là : le chômage de masse s’est développé massivement dans l’Empire américain, tout particulièrement en France à mesure que s’installait l’ordre libéral. Le plein emploi n’est plus qu’un souvenir des « Trente glorieuses » et de l’Etat providence !

« Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ce sera la révolution » déclarait Georges Pompidou alors Premier ministre en 1967. Tangentant les trois millions au début de l’année 2020, ils seront très largement dépassés à la fin de la crise sanitaire, soubresaut d’une tendance lourde et non pas catastrophe imprévisible comme on voudrait le faire croire.

Les seuls progrès observables dans la lutte contre le chômage, quel que soit le pays et le gouvernement ont plus à voir avec le trafic de statistiques qu’avec la réalité de l’emploi.

Les techniques principalement utilisées sont : la transformation d’une partie des chômeurs en malades, invalides – jeu largement pratiqué au Royaume Uni par Tony Blair-, retraités et autres allocataires sociaux ou « personne en formation ; le développement du sous-emploi à bas coût et la précarisation du travail à temps complet ; l’organisation du découragement à s’inscrire comme demandeur d’emploi…

Parmi les méthodes les plus originales : l’augmentation de la population carcérale comme aux USA ; ou encore « l’Ubérisation », méthode transformant un chômeur en entrepreneur et enfin, plus fort encore, selon Emmanuel Macron, la traversée de rue !

AVIS DE TEMPÊTE

Au terme de dix ans de traitements bricolés d’une crise multiforme qui s’aggrave, les systèmes financier et politique ont en commun d’être bloqués et au bord de l’implosion. Au bord de l’implosion parce que bloqués.

Un système financier, au bord de l’implosion

Rien ni personne ne semble en position d’arrêter sa course folle à l’endettement et à l’émission de crédit. Surtout pas les banques centrales qui, prises au piège des contradictions dans lesquelles elles se sont enfermées poussent, au contraire, au crime par des émissions monétaires débridées et des taux dignes d’Alice au pays des merveilles. Le problème c’est que ces trouvailles sont explosives, sans action perceptible sur le chômage en Europe et avec des effets retard redoutables aux USA.

Un système mondialisé

Ce qui rend fondamentalement le système financier incontrôlable et dangereux, c’est son caractère systémique et mondialisé.

Il est en effet dominé par des oligopoles interconnectés à un tel degré que la faillite de l’un entraînerait l’effondrement des autres. Au total 20 à 30 banques systémiques et en ajoutant les banques influentes à l’échelle d’un pays quelque 140 institutions financières dans le monde. Le seul bilan agrégé de ces banques systémiques mondiales, qui était de 46 859 milliards de dollars en 2011, a atteint 51 676 milliards de dollars en 2017 autant dire les 2/3 du PIB mondial.

Il est mondialisé avec l’Amérique du nord et l’Europe pour épicentre, la City de Londres – pour l’instant encore – et Wall Street comme capitales interconnectées, le dollar et l’eurodollar(14) pour monnaie et donc la Fed pour principale source de monnaie centrale. Ce rôle déterminant du dollar – outil financier de la puissance américaine aussi essentiel que son outil militaire – est étrangement minimisé, en positif comme en négatif.

Peu évoqué, en effet, le rôle déterminant des interventions de la Fed – la BCE restant quasi inerte – dans le sauvetage du système financier européen après le Krach de 2008 : injection de quelque 10 000 milliards de dollars par le biais de contrats de SWAP avec la BCE, autorisée à émettre des prêts en dollars et sauvetage de grandes banques européennes rendu possible par l’injection par l’état étasunien de 170 milliards de dollars dans les caisses de l’assureur américain AIG. Ainsi, en 2009 la Société générale a reçu 11,9 milliards de dollars, BNP Paris bas 4,9 milliards, Caylon (Groupe Crédit agricole) 2,3 milliards, Deutsche Bank 11,8 milliards etc.(15)

Ce système financier international vit, en effet, en symbiose avec la part monopolistique du système économique que dominent les firmes multinationales, dont il assure si nécessaire la trésorerie, le financement des acquisitions, les couvertures et les garanties dont elles ont besoin, sous forme de produits dérivés notamment. Les cent plus grosses de ces entreprises représentaient une capitalisation boursière de 20 000 Md$ en 2018 soit 15% de plus qu’en 2017 et l’équivalent du PIB des USA ! Dans ce classement les Américains surpassent évidemment largement les Européens (en perte de vitesse) et les Chinois en train de les rattraper.

Cette omniprésence du dollar dans les échanges financiers et économiques n’a pas été seulement conjoncturelle pour l’UE, elle est bien structurelle puisqu’indispensable aux échanges extérieurs de celle-ci : 45% de ses échanges commerciaux (importations et exportations) s’effectuent, en effet, en dollar contre 41% en euro. Autant dire que l’UE est sous dépendance étasunienne comme l’a montré le repli piteux des industriels européens menacés de représailles s’ils ne respectaient pas l’embargo contre l’Iran décrété par les USA après dénonciation d’un traité que l’Europe avait voulu et soutenu à bout de bras. D’une manière générale, « faire le gros dos » devant les exigences américaines, comme on l’a vu lors de diverses opérations de prise de contrôle de l’appareil productif français, est une constante.

Enfin les 2/3 du commerce international sont réalisés par des firmes multinationales dont la moitié par 1% d’entre – elles : « 1 % des grands groupes font 57 % du total des échanges en 2014, selon la CNUCED. La part des 5 % des premières entreprises exportatrices s’élève à plus de 80 % des échanges. Et le groupe des 25 % des premiers groupes exportateurs réalise 100 % du commerce mondial. « De véritables rentes et monopoles mondiaux se sont constitués », insiste la CNUCED. Ces situations « sont le résultat de barrières nouvelles et plus intangibles, reflétant les protections renforcées dont disposent les grands groupes et leur capacité à exploiter les lois et les règles nationales pour augmenter leurs profits et éviter l’impôt », analyse le rapport », Martine Orange, Médiapart.

Aujourd’hui, contrairement à ce qui se colporte, ce ne sont pas les économies nationales, leurs relations et les échanges entre elles, équilibrés ou non, qui importent mais les multinationales qui coordonnent des chaînes de valeur d’un bout à l’autre de la planète ainsi que les flux d’argent, en dollars, à l’échelle mondiale. Comme dit Adam Tooze, « nous devons analyser l’économie mondiale non pas en termes de « modèle insulaire » reposant sur des relations économiques bilatérales – entre deux économies nationales -, mais au moyen de la matrice imbriquée des bilans d’entreprise – de banque à banque -. Ce qui compte donc dans la prédiction des crises, ce ne sont pas vraiment les déficits publics ou les déséquilibres des comptes courants (des échanges) mais « les ajustements impressionnants (et qui peuvent être fulgurants) susceptibles d’avoir lieu dans cette matrice imbriquée des comptes » entre multinationales et banques systémiques.

Ce qui conditionne vraiment le destin du système financier, ce ne sont donc pas les agrégats économiques nationaux sur lesquels on se focalise pourtant et au nom desquels on justifie des politiques aberrantes, mais les bilans d’entreprises où se joue véritablement le destin du système financier.

Le Léviathan mondialisé a donc peu à voir avec le « Club Med » mondial pronostiqué, au seuil du XXIème siècle et de l’avènement de la zone euro, par Alain Minc(16) qui ouvrait toutes grandes les fenêtres de l’avenir néolibéral.

Moins de deux décennies après, rares sont ceux qui se risqueraient à de telles vaticinations. A part quelques optimismes fonctionnels, les plus prudents, après avoir rappelé les progrès notable de la régulations bancaire et de la supervision, admettent que tous les clignotants sont au rouge, paramètres économiques compris.

Chacun sait que même la croissance étasunienne, perfusée à l’endettement, est artificielle. Quant à l’Europe où la stagnation s’est installée, même l’exemplaire Allemagne s’essouffle. Sa croissance misérable en 2019 (0,6%) était inférieure à celles de 2018 (1,5%) et évidemment de 2017 (2,5%). Quant à la France, on verra ce qu’il reste de son +1,3% de 2019, célébré comme un exploit par la presse main stream, après le passage de la Covid-19.

En résumé, la fin de la stagnation européenne et française n’est pas pour demain.

Le plus inquiétant c’est que ce décrochage loin d’être conjoncturel, est aussi le signe précurseur de la fin du modèle allemand entièrement guidé par une volonté d’insertion dans les grandes chaînes de production industrielles mondialisées, favorisant le « tout-export » au détriment de la consommation intérieure et de la division du travail productif avec des partenaires – vidés en partie de leur substrat industriel – comme le « projet » européen l’impliquait. On peut toujours espérer que le choc pandémique mettra à l’ordre du jour les vertus des circuits courts, la réindustrialisation du pays et la nécessité d’assurer la sécurité de tous les secteurs stratégiques nationaux. Vu l’interconnexion des pièces essentielles du système mondialisé et l’intrication des intérêts on peut en douter, sauf réveil politique national évidemment.

En tous cas, encore en 2019 comme le reconnaissait le FMI, « les facteurs de vulnérabilité continuent à s’accumuler… si bien que les risques à moyen terme qui pèsent sur la stabilité financière dans le monde restent globalement inchangés(17) ».

Le problème c’est que les responsables politiques et financiers, telle la proie que le serpent fascine, ne bougent pas face à la crise financière. Pire, à la différence de 2008 où les USA étaient aux commandes, aujourd’hui, il semble ne plus y avoir de pilotes disposant des capacités financières d’intervention suffisantes.

Une crise inévitable

La crise financière rampante et la stagnation économique durable sont là et à la différence du passé, l’optimisme fonctionnel de mise à tous les niveaux a laissé place à son contraire si ce n’est à la repentance comme on le voit d’Alain Minc, ce croyant de toujours :

« Nous avons cru en des lois économiques qui se trouvent aujourd’hui invalidées… Nous avons depuis cinquante ans été formés à respecter des tables de la loi économiques peu nombreuses mais très strictes : le plein-emploi crée l’inflation et celle-ci pousse les taux d’intérêt à la hausse. Le financement de l’État par une banque centrale est un anathème car facteur d’inflation. La création monétaire doit demeurer dans des limites raisonnables sous peine, là aussi, de nourrir l’inflation. Et enfin, plus globalement, une révolution technologique engendre des progrès de productivité qui constituent le meilleur adjuvant de la croissance. Les dix dernières années viennent de nous démontrer que ces principes fondateurs n’ont plus lieu d’être et nous sommes, dès lors, désemparés car privés de boussole macroéconomique(18) ».

Rarissimes sont les praticiens de la finance qui ne soient pas inquiets. Ainsi l’inébranlable Jean- Claude Trichet craignant que l’accélération de l’endettement des pays émergents ne rende « aujourd’hui l’ensemble du système financier mondial au moins aussi vulnérable sinon plus qu’en 2008 » (Challenges – 04/09/2018) ; ou Dominique Strauss Kahn relevant que la crise financière est aux portes, qu’on n’y est moins bien préparée qu’en 2008, que « la coordination a très largement disparu, plus personne ne jouant ce rôle, ni le FMI, ni l’UE et la politique du président des Etats-Unis (…). Par conséquent, la mécanique qui avait été mise en place au G20, extrêmement salutaire car elle associait les pays émergents, a volé en éclats(19)».

Quant aux responsables politiques, qui est plus lucide sur ce qu’est devenu le système libéral qu’Emmanuel Macron ?

« Je l’ai dit avec force : je crois que la crise que nous vivons peut conduire à la guerre et à la désagrégation des démocraties. J’en suis intimement convaincu. Je pense que tous ceux qui croient, sagement assis, confortablement repus que ce sont des craintes qu’on agite, se trompent. Ce sont les mêmes qui se sont réveillés avec des gens qu’ils pensaient inéligibles, ce sont les mêmes qui sont sortis de l’Europe alors même qu’ils pensaient que ça n’adviendrait jamais. C’était souvent les plus amoureux d’ailleurs de cette forme de capitalisme et de l’ouverture à tout crin. Moi, je ne veux pas commettre avec vous la même erreur et donc nous devons réussir à ce que notre modèle productif change en profondeur pour retrouver ce que fut l’économie sociale de marché…(20) »

Reste à savoir quel est son plan pour désamorcer l’implosion du système financier européen et l’explosion politique en préparation en France. Probablement aggraver la situation par une nouvelle dose de libéralisation ?

Une société fracturée ou le crépuscule du monde commun

Structurellement générateur de chômage et de sous-emploi, adepte du service public minimum, le système libéral est évidemment corrosif pour le tissu social. Exacerbant les inégalités sociales et territoriales, il pousse ses bénéficiaires au repli sur l’entre-soi et les laissés pour compte à la sécession morale et à la révolte.

Au cours de ce dernier demi-siècle libéral la pyramide sociale issue des Trente Glorieuses a connu une double déformation : montée des inégalités et rétraction de la classe moyenne.

Une société dont la place centrale était occupée par une classe moyenne appelée à devenir largement majoritaire par les vertus du progrès technique, du plein emploi, de l’école et de la démocratie a été progressivement remplacée par une autre. Par une société où les classes populaires ont fait leur deuil de se fondre un jour dans la classe moyenne, classe moyenne dont la principale crainte est le déclassement voire de sombrer dans la précarité. Une société où moins de 10% de la population dispose de revenus confortables, de plus de 50% du patrimoine et de l’essentiel des pouvoirs d’influence. Au sein de cette couche sociale aisée, la distribution des revenus du patrimoine et du pouvoir d’influence suit une courbe exponentielle dont la pente s’accélère avec les derniers 1% puis 0,1% et ainsi de suite des plus hauts revenus et du patrimoine. Au final et pour simplifier, disons que nous sommes passés d’une société animée par une dynamique de moyennisation à une société de plus en plus inégalitaire. L’essentiel des gains de la croissance allant à une minorité très étroite, celle-ci s’est transformée en oligarchie.

Comme le dit un rapport de l’OCDE publié le 10 avril 2019 : on s’achemine vers « une polarisation des sociétés occidentales en deux groupes : une classe riche et prospère au sommet et un groupe, beaucoup plus nombreux, de personne dont le travail consiste à servir la classe riche ».

Un phénomène mondial donc mais d’effets variables selon la résistance des « amortisseurs sociaux » nationaux hérités à la corrosion libérale. Pour l’heure, la France qui n’a pourtant pas été épargnée par les réformes occupe encore une position enviable mais menacée…

Références

(1)Constatons qu’en même temps les Etats européens ont limité la garantie des dépôts en cas de faillite bancaire à 100 000€ par déposant.

(2)On peut faire le même reproche au système de résolution européen censé mettre à la charge des banquiers et des déposants le coût de la faillite de leur établissement. Sauf que les fonds qui y sont consacrés (y compris les fonds propres obligatoires) sont notoirement insuffisants pour faire face à une crise de magnitude significative. Rien ne garantit qu’en ce cas les garants, par ailleurs en difficulté, soient alors en capacité d’intervenir.

(3) « Les produits dérivés » sont des sortes d’assurances contre des variations de taux, de cours etc. Au niveau mondial, en 2018, ils étaient censés garantir un volume d’échanges représentant 19 fois le PIB mondial ! En fait, ce sont des outils spéculatifs.

(4)Simulations destinées à évaluer le comportement des banques en situation de crises plus ou moins forte.

(5)De l’ordre de 8 % de l’énorme bilan du shadow banking européen est détenu par des banques, via des filiales.

(6)« Dans son essence, la création monétaire ex nihilo actuelle par le système bancaire est identique […] à la création de monnaie par des faux-monnayeurs, si justement condamnée par la loi. Concrètement elle aboutit au même résultat. La seule différence est que ceux qui en profitent sont différents » dixit Maurice Allais (1911-2010) qui fut le premier et pendant longtemps l’unique lauréat français du « prix de la banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel » connu sous le nom de « Prix Nobel d’économie ». Ses positions sur la production monétaire et le libre-échange expliquent peut-être l’obscurité dans laquelle il est tenu aujourd’hui.

(7) Adair Turner : « Reprendre le contrôle de la dette » Editions de l’Atelier.

(8) Adam Tooze : « Crashed : Comment une décennie de crise financière a changé le monde » Editions Les Belles Lettres.

(9)De la différence entre taux à court et long terme.

(10)L’indice PER Shiller mesure le rapport de la capitalisation boursière d’une entreprise aux bénéfices réalisés.

(11) Selon l’économiste Daniel Lacalle Sousa « Au cours des huit dernières années, pour chaque dollar de PIB, trois dollars de dette ont été créés ».

(12)Si dès le traité de Maastricht cette liberté était bridée, les obligations, faute de sanctions, restaient plus théoriques que réelle. On peut constater que cette rigueur n’existe pas pour l’Allemagne qui ne respecte pas la limitation des excédents prévue par les traités.

(13) les faibles taux de croissance en 2019 ont été remplacés par des prévisions de taux négatifs pour 2020 suite à la crise sanitaire de 2020.

(14)Les eurodollars sont les dépôts en dollars dans des banques hors de la juridiction étasunienne.

(15) Le Figaro (16/03/2009)

(16)Alain Minc « La mondialisation heureuse » 1999 (Pocket).

(17)Rapport sur la stabilité financière dans le monde (Avril 2019).

(18)Tribune Le Figaro 23/08/2019.

(19)AFP 09/09/2018.

(20)Discours à l’OIT 11/06/2019.

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