Démocratiser la réussite scolaire : un enjeu et un défi pour l’Ecole de la République

L'État et les grandes transitions

Démocratiser la réussite scolaire : un enjeu et un défi pour l’Ecole de la République

Dans une période où la politique éducative néo-libérale Macron/Attal s’engouffre dans une spirale d’une école de l’entre-soi, de l’individualisme et de la compétition, nous devons examiner les leviers qui doivent permettre à l’École de la République de lutter efficacement contre les inégalités pour mieux garantir une démocratisation de la réussite scolaire aujourd’hui encore réservée à quelques-uns.

Dans une période où la politique éducative néo-libérale Macron/Attal s’engouffre dans une spirale d’une école de l’entre-soi, de l’individualisme et de la compétition, nous devons examiner les leviers qui doivent permettre à l’École de la République de lutter efficacement contre les inégalités pour mieux garantir une démocratisation de la réussite scolaire aujourd’hui encore réservée à quelques-uns.

Trois thématiques apparaissent comme essentiels et nécessitent à la fois un véritable changement de paradigme ajouté à un courage politique jusqu’alors trop timide : la mixité sociale et scolaire, l’éducation prioritaire et la reconnaissance des personnels d’éducation.

L’indispensable mixité sociale et scolaire

Si l’objectif de mixité sociale et scolaire est bien inscrit dans l’article 1 de la loi de Refondation de l’Ecole de 2013, seules quelques expérimentations ont été financées conjointement par l’État et les collectivités territoriales.

Or le constat est éloquent : 12% des élèves fréquentent un établissement qui accueille 2/3 d’élèves issus de milieux socialement très défavorisés. En classe de 3ème au collège, 45% des établissements pratiquent une ségrégation active et 25% des formes de séparatisme social. L’enseignement privé -qui perçoit des subventions publiques pour la majorité d’entre eux- scolarise 36,7% d’élèves d’origine sociale favorisée contre 20,6% dans le public.

Alors que l’importance de la mixité sociale et scolaire pour tous les élèves n’est plus à démontrer, la persistance d’une ségrégation sociale et scolaire entre établissements, entre les classes d’un même établissement et entre public et privé -du fait même de l’État- alimente quotidiennement un entre soi qui reproduit les inégalités et entrave toute démocratisation de la réussite.

 Plus que jamais les expérimentations destinées à améliorer la mixité sociale et scolaire -comme celle de Toulouse- doivent être développées et soutenues, les questions de carte scolaire doivent être revisitées pour un meilleur équilibre en intégrant notamment les établissements privés financés à 73% sur des fonds publics sans être à ce jour soumis aux mêmes obligations d’accueil que l’enseignement public.

Le protocole d’accord signé le 17 mai dernier entre le Ministre Pap N’Diaye -prédécesseur de Gabriel Attal- et Philippe Delorme pour l’enseignement catholique reste de portée très symbolique et peu contraignante alors que des mesures auraient pu être proposées comme vient de le confirmer un récent rapport de la Cour des Comptes sur l’enseignement privé sous contrat : renforcement du contrôle administratif, financier et pédagogique, instauration de critères pour moduler les moyens financés accordés, mise en place de contrats d’objectifs et de moyens entre les établissements privés, l’Etat et les collectivités…

En renonçant à traiter au fond cette question de la mixité sociale et scolaire, le Ministre Gabriel Attal et le Président Macron –qui ne s’exprime jamais sur le sujet-entretiennent de fait une rupture d’égalité entre les élèves, rupture contraire aux principes élémentaires d’une école qui veut se dire toujours républicaine.

L’éducation prioritaire doit être…une priorité

Au risque de déplaire aux contempteurs du « donner plus à ceux qui ont moins », rappelons ici que sans les dispositifs d’éducation prioritaire installés depuis 1981, la situation des inégalités scolaires et de réussite des élèves dans les quartiers concernés seraient bien plus grave qu’elle ne l’est aujourd’hui, dans un environnement socio-économique qui s’est dégradé sur de nombreux territoires.

Pour autant, ces inégalités ne vont pas en diminuant et les écarts se creusent entre ceux qui réussissent et ceux qui sont en grandes difficultés, faute d’un investissement massif -plutôt qu’un saupoudrage inefficace- dans trois domaines au moins qui impactent durablement les apprentissages et la réussite des élèves.

  • La santé :

Comment réussir sa scolarité en REP -Réseau d’Education Prioritaire- quand les enfants de 6 ans qui y vivent ont deux fois plus de problèmes dentaires, d’audition et d’obésité que dans les écoles hors-REP ? Comment réussir sa scolarité quand les enfants de ces quartiers ont en moyenne 30% de problèmes de vue en plus que la moyenne hors éducation prioritaire ?

Comment prétendre à une école « inclusive » dans ces quartiers prioritaires quand le ministre Blanquer prédécesseur de Gabriel Attal a refusé le versement de la prime REP/REP+ aux personnels les moins rémunérés que sont les Accompagnants des Elèves en Situation de Handicap –AESH- ?

La médecine scolaire -médecins, infirmières- doit être omniprésente dans ces établissements afin de permettre dès l’école maternelle une prévention médicale de tous les instants, un véritable travail en lien avec les équipes éducatives, les familles et les structures de soins dans les quartiers.

  • Des financements à la hauteur des enjeux :

Cessons de rabâcher l’antienne éculée selon laquelle « l’éducation prioritaire, ça coûte cher ». Et rappelons que par exemple, à effectifs identiques, un collège en éducation prioritaire peut avoir une masse salariale inférieure à celle d’un centre-ville du fait du nombre important de jeunes enseignants en début de carrière dans les établissements en REP ou REP+.

De la même manière peut-on continuer à accepter que l’État finance en moyenne 18,80 euros par élève en éducation prioritaire pour l’accompagnement éducatif et dans le même temps 45 fois plus pour un élève qui prépare les concours en classe préparatoire ? –rapport de la Cour des Comptes de 2016- .Il est grand temps que les responsables politiques tournent le dos à une politique de saupoudrage  en mettent en place une véritable politique de financement massif  et pérenne sur ces secteurs les plus en difficultés.

  • La scolarisation des enfants de 2 ans :

Véritable lieu d’éducation, de socialisation, de construction de la citoyenneté fondée sur les valeurs de solidarité, de coopération et de responsabilité, l’école maternelle dès l’âge de 2 ans permet à chaque enfant de développer ses potentialités, de construire ses connaissances et compétences, face à des inégalités comme celle de l’acquisition du langage : à 4 ans, un enfant défavorisé a entendu 30 millions de mots de moins qu’un enfant de famille aisée.

Le quinquennat Macron-Blanquer rue de Grenelle a drastiquement réduit la scolarisation des enfants de moins de trois ans, la faisant passer de 11,6% en 2017 à 9,4 % en 2020. Plus grave encore : la mise en place de l’instruction obligatoire à 3 ans va définitivement éradiquer la scolarisation des enfants de 2 ans, faute de postes budgétaires et de moyens des collectivités qui, dorénavant, vont devoir financer la maternelle privée pour les 3 ans.

Dans ce contexte, il nous faut réaffirmer plus que jamais que le temps passé à l’école maternelle a une incidence positive sur la scolarité ultérieure des enfants, ce que démontrent bon nombre d’études.

En remettant en cause la scolarisation des enfants de moins de trois ans, l’actuel gouvernement s’en prend également à un principe éducatif majeur : celui de l’universalité d’accès à l’éducation. À l’école maternelle, la prise en charge des enfants est gratuite pour toutes les familles, installant ainsi un principe d’universalité d’accès encore reconnu aujourd’hui. L’école maternelle accueille tous les enfants, quels qu’ils soient, où qu’ils soient, sans condition de revenu ou d’insertion professionnelle des parents.

En même temps qu’elle marque la reconnaissance pleine et entière de l’école maternelle au sein de notre service public d’enseignement, le maintien et le renforcement de la scolarisation des enfants de deux ans constitueraient une mesure essentielle et un levier majeur dans la lutte contre les inégalités, pour la réussite de tous les élèves.

Reconnaître les enseignants, piliers de notre République

Sans eux, rien ne sera possible : reconnaître les enseignants à leur juste place au cœur de notre projet de société, c’est à la fois les former, revaloriser leur fonction et c’est aussi leur faire confiance en tant que pédagogue.

  • Une formation initiale et continue digne de ce nom :

Tant qu’on ne comprendra pas qu’enseigner, plus qu’une vocation, est un métier qui nécessite des professionnels de très haut niveau, nous ne parviendrons pas à faire de l’école un levier dans la lutte contre les inégalités.

N’oublions jamais, comme le soulignent régulièrement les études de l’OCDE, que les systèmes éducatifs performants sont ceux dont les enseignants ont bénéficié de longs stages pratiques de formation initiale et qui, par la suite, ont pu bénéficier d’une formation continue importante basée sur les besoins des équipes pédagogiques.

Plutôt que de stigmatiser injustement et à mots couverts la responsabilité des enseignants face à la perte d’heures d’enseignements liées à leur formation pour mieux justifier de l’organiser hors temps scolaire, le ministre gagnerait à s’interroger sur le manque de moyens de remplacements pour une grande part liée au niveau de salaire, aux conditions de travail et …. à l’absence de formation.

Inadéquation entre les outils disponibles et les attentes des enseignants, manque d’attractivité des missions des formateurs, apport insuffisant de la recherche en éducation, nécessité de mise en œuvre de formations locales en déléguant des moyens sur le terrain aux équipes pédagogiques … Autant d’urgences qui, en n’étant pas traitées, participent d’une nouvelle atteinte au statut même des enseignants.

  • Des salaires décents et attractifs :

Le constat est aujourd’hui connu : après 15 ans de carrière, les enseignants français du premier degré sont payés 14% de moins que les autres de l’OCDE et ceux du second degré 20% de moins. Autre constat : 70 % des professeurs des écoles et 50 % des certifiés gagnent moins de 2 500 euros nets, primes et heures supplémentaires comprises.

L’instabilité des équipes éducatives, souvent liée aux difficultés d’exercice, au manque d’attractivité des postes, impacte fortement la réussite des élèves avec des absences d’enseignants plus nombreuses et moins bien remplacées, de nombreux contractuels et de jeunes enseignants moins expérimentés nommés sur des postes non pourvus.

Il y a donc urgence à permettre une rémunération digne dès le début de carrière et à augmenter fortement la rémunération des enseignants mais aussi de tous les personnels au contact d’élèves (professeurs, Conseillers Principaux d’Education, personnels médico-sociaux…). Redonner confiance et permettre aux métiers de l’enseignement et de l’éducation de redevenir attractifs quand le nombre de démissions a triplé en dix ans, c’est aussi placer la question de la revalorisation des personnels au cœur des enjeux éducatifs.

En ce sens le fameux « Pacte » du gouvernement Macron-Attal annoncé à grands renforts de communication constitue un formidable renoncement.

Délaissés, dévalorisés, déconsidérés, nos enseignants attendaient à juste titre une revalorisation conséquente, sur la base d’une promesse présidentielle d’augmentation immédiate de 10% pour tous les enseignants et sans missions supplémentaires.

Après s’être transformée en hausse « moyenne » de 10% par rapport à 2020, incluant de surcroît d’anciennes primes mais également le gel du point d’indice, l’augmentation finale appelée « socle » sera de 5.5% en septembre 2023 quand 70% des enseignants auront une augmentation limitée à 95 euros, soit une hausse inférieure à 4% qui ne compensera pas les pertes de pouvoir d’achat subies depuis le début de l’année 2023.

A ce « socle » vient s’ajouter le fameux « pacte », ensemble de nouvelles missions qui, sous forme de « briques », aggravent les charges de travail, les inégalités femmes/hommes, le clivage premier /second degré, ignorant par ailleurs la prise en compte de tâches supplémentaires que font les enseignants -professeurs principaux, accueil des enfants en situation de handicap… – , laissant ainsi sous – entendre que les enseignants disposeraient de suffisamment de temps libre pour s’adonner au « travailler plus pour gagner plus » du quinquennat Sarkozyste.

Comment ne pas faire le lien entre ce nouvel affront fait aux enseignants et la faillite du « choc » d’attractivité » qui voit cette année encore le nombre de candidats aux concours de recrutements chuter de 30% pour le premier degré et de 18% pour le second degré par rapport à 2021 ? Comment s’étonner que faute de candidat.es les inscriptions épreuves aux concours de recrutements 2024 aient été reculées ?

Re-légitimer nos enseignants, c’est aussi les rémunérer à la hauteur de l’importance de leurs missions.

  • Les enseignants sont des pédagogues :

La mainmise du ministre Blanquer sur la liberté pédagogique des enseignants via la diffusion de guides (« petits livres orange »), les réformes descendantes du ministre sans concertation ni consultation ont été relayées par Gabriel Attal qui dans le même esprit, suite aux récents résultats PISA 2022, vient de décider d’appliquer dans les écoles la « méthode de Singapour » en mathématiques.

Valoriser et mutualiser les projets pédagogiques innovants, donner du temps de concertation pour le travail en équipe, permettre les expérimentations, co-construire les réformes avec les personnels et leur donner du temps pour se les approprier au bénéfice des élèves : autant de pistes qui redonneront aux enseignants une légitimité pédagogique sans laquelle l’Ecole ne pourra sérieusement lutter contre les inégalités.

Mais au-delà de la question salariale, de la formation et de la pédagogie, nous assistons bel et bien à une véritable perte de sens du métier et de la place des enseignants au cœur de notre société. 

Quelle vision de l’École pour aujourd’hui et pour demain ? Quel sens donner à la « réussite scolaire » quand, par exemple, la réforme du lycée professionnel consiste d’abord et avant tout à diminuer les enseignements fondamentaux pour amener les jeunes à pourvoir le plus tôt possible des emplois dont le patronat a besoin mais sans les préparer à évoluer dans un monde du travail en pleine mutation ?

Comment redonner à nos enseignants la légitimité, la dignité et la reconnaissance nécessaires au cœur de notre société ? Comment les aider à construire leurs carrières (mobilité, VAE…) ? Comment améliorer leurs conditions de travail ? Comment leur permettre de faire réussir tous les élèves partout sur le territoire de la République ? Quels outils mettre en place pour leur permettre de lutter au mieux contre la difficulté scolaire qui dans certains quartiers infuse de la maternelle jusqu’au collège ?

Les réponses existent, elles sont connues, seule aujourd’hui fait défaut la volonté politique de promouvoir une école de tous pour tous.

Au final, la promotion de l’excellence pour quelques-uns au détriment de l’objectif de démocratisation de la réussite ne peut constituer l’alpha et l’oméga d’une politique éducative comme celle menée par l’actuel gouvernement Macron-Attal.

Parce qu’une société sans éducation est une société sans avenir, l’égalité des élèves face à la réussite scolaire exige que l’École exprime une même ambition pour tous en termes d’appropriation des savoirs et de culture commune, partout sur le territoire de notre République et pour tous ses enfants.

Réaffirmons avec force que pour que certains réussissent, il n’est pas nécessaire que d’autres échouent et que les inégalités ne sont pas une fatalité.

Une Ecole juste pour tous, exigeante pour chacun, une Ecole qui ne laisse personne au bord du chemin, une Ecole de l’altérité, de la coopération et de l’émancipation : telle doit être notre ambition collective.

 

Yannick TRIGANCE

Conseiller régional Ile-de-France

Secrétaire national PS Ecole, collège, lycée.

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L’intelligence artificielle, une stimulation bienvenue

JOEL SAGET AFP
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L’intelligence artificielle, une stimulation bienvenue

Entretien avec Cédric Villani
D’un abord mystérieux, voire décourageant pour le profane, l’intelligence artificielle n’en demeure pas moins porteuse de promesses et d’enjeux immenses, que l’on parle en termes éthiques, économiques ou sociaux. Fondamentalement, elle constitue une question de société qui se pose – en réalité s’impose – à chacune et à chacun de nous. Cédric Villani, auteur d’un rapport phare sur l’IA publié en 2018, en est un expert et obersvateur privilégiés. Dans cet entretien, le mathématicien et ancien député nous invite à garder l’IA à sa place, dans un esprit positif et critique.

Photo : (c) Fabien Rouire

Le Temps des Ruptures : Votre intérêt pour l’intelligence artificielle ne date pas d’hier. Adolescent, elle vous passionnait déjà. Depuis lors, sous votre double casquette d’homme scientifique et politique, vous êtes devenu une référence en la matière. Quel regard portez-vous sur cet itinéraire et comment envisagez-vous la suite ?
Cédric Villani : 

Un itinéraire inattendu, sur un sujet inattendu, dans un contexte inattendu. Certes, je me passionnais, adolescent, pour les développements de l’IA sous la plume du grand vulgarisateur Douglas Hofstadter, mais mes choix de recherche, en physique mathématique statistique, semblaient m’en éloigner complètement, et je considérais le sujet de l’IA comme encalminé. Et puis, le domaine a changé de forme, mon activité s’est élargie, c’est avec surprise que j’ai vu l’IA se ré-inviter dans ma sphère théorique — mon périmètre de recherche intersecte celui de l’IA dans le domaine dit des réseaux adversariaux[1] — puis dans mes activités de vulgarisateur, et enfin politiques. La mission que m’ont confiée le Président de la République et le Premier ministre, en 2017, a été l’occasion de me plonger au cœur du débat et depuis j’y ai occupé une posture d’observateur privilégié, pas naïf en matière de sciences et technologies, mais pas non plus directement impliqué dans la programmation ou le développement de l’IA. C’est une posture qui me va bien, en permanence en train d’écouter et de prendre la parole. L’arrivée de ChatGPT a fait passer le débat public à un nouveau niveau d’intensité, je l’ai senti arriver ! Aujourd’hui ce sujet concerne presque la moitié de mon activité publique — débats, formations, conférences, ici et là en France et ailleurs, et l’occasion d’interagir avec des milliers de personnes intéressées.

Le Temps des Ruptures : En 2018, en tant que député, vous avez rédigé un rapport phare sur l’intelligence artificielle qui vous a confronté à la difficulté de définir la notion de façon satisfaisante. À défaut d’une telle définition, quelles vous semble être aujourd’hui ses applications les plus bénéfiques et prometteuses pour nos sociétés ?
Cédric Villani : 

Des applications bénéfiques, vous avez l’embarras du choix : le logiciel qui vous indique comment aller de tel café à telle salle de séminaire en moins d’une demi-heure, par les transports en commun dans une ville où vous n’aviez jamais mis les pieds. Ou comment trouver avec votre moteur de recherche Internet, une information utile pour votre conférence. Ou comment comprendre ce qui se dit dans une langue que vous n’avez jamais apprise, grâce la fonction de traduction automatique sur les réseaux sociaux… Ce sont des applications considérables ! Vous me direz… mais ce n’est pas de l’IA ! Je vous répondrais bien sûr que si, ce sont des tâches autrefois réservées aux humains (qui connaissaient les plans, la littérature ou les langues) et désormais à disposition, certes avec moins de précision que les meilleurs experts humains parfois. Mais aujourd’hui ce qui est sous le feu du débat public, et qui vaut qu’on parle d’IA matin et soir dans les médias, ce ne sont pas ces applications, ce sont les succès des IA basées sur l’apprentissage statistique par réseaux de neurones, et maintenant, plus spécifiquement encore, des IA génératrices de textes ou d’images, basées notamment sur le concept de transformeur. On voit bien ici à quel point le terme est flou. En tout cas, les IA génératives, celles qui vous écrivent sans effort une lettre de candidature pour une élection, un plan pour lutter contre l’isolement ou une synthèse de la presse internationale du matin, elles changeront la donne dans tout ce qui relève du traitement de l’information et de l’écriture de document. C’est très spécifique ! Ne comptez pas sur elle pour résoudre le problème des déchets, des pesticides, de l’alimentation — des choses qui relèvent de la physique, de la biologie, se heurtent sur le mur de la réalité matérielle. Mais c’est beaucoup, à une époque où tant de choses dépendent de la parole, depuis votre carrière professionnelle jusqu’aux déclarations de guerre. L’IA peut aider à convaincre, à présenter une situation, à récolter des crédits, à remplir des formulaires de demande de subvention, à programmer une application etc. Les travaux de Naomi Oreskes ou David Chavalarias ont largement démontré l’abondance, l’audace et l’influence de l’action des groupes de pression, laboratoires d’idées, agences de communication, représentant d’intérêts et autres, pour peser dans les décisions publiques sur des sujets aussi variés que le tabac, les pluies acides, l’armement ou la transition écologique : si ces outils peuvent avoir tant d’impact négatif, ils peuvent aussi, entre les bonnes mains, avoir un impact positif. Aujourd’hui il est plus souvent négatif que positif, mais c’est bien une question de volonté ! Et ce qui est certain, c’est que, dans un monde où les rapports de puissance et de domination ont été bien souvent obtenus au détriment de l’écologie, les acteurs dominants utiliseront la technologie en priorité pour défendre leurs intérêts.

Le Temps des Ruptures : Dans votre rapport de 2018, vous avez formulé une série de recommandations aussi précises que variées. Quel bilan faites-vous de leur mise en œuvre ?
Cédric Villani : 

Je suis fier de ce rapport dont la réussite a reposé sur plusieurs ingrédients clé : une équipe pluridisciplinaire travaillant en grande confiance, des auditions extrêmement vastes menées en contradictoire, une mise en scène du rapport lui-même à travers colloques et conférences, et enfin une adhésion du gouvernement dès le démarrage. Pourtant le bilan est contrasté. Le gouvernement a fait des efforts pour la mise en œuvre, réussissant certains sujets et d’autres pas du tout. Prenons les dix recommandations que nous avions choisies pour résumer l’ensemble. Je peux dire que certaines ont été bien mises en œuvre : mise en place d’un comité d’éthique, des instituts interdisciplinaires d’intelligence artificielle (3IA), de capacités de calcul (je pense aux calculateurs Jean Zay et Adastra). D’autres, à moitié : une politique de données ouverte et protectrice, une insistance sur quatre secteurs industriels stratégiques, améliorer l’efficacité de l’État grâce à l’IA. Pour le reste — efficacité de l’État grâce à l’IA, bacs à sable d’innovation, laboratoire de l’évolution du travail, réduction de l’empreinte écologique de l’IA, résorption de l’inégalité entre hommes et femmes en IA — on n’a quasiment aucun résultat visible. Et sur la cruciale question européenne, cela piétine ! Certains objectifs ont été atteints, d’autres pas du tout — comme le doublement des promotions d’ingénieurs IA, lointain objectif. Si le gouvernement n’est pas parvenu à boucler la feuille de route, ce n’est pas par mauvaise volonté — parfois c’était de la viscosité administrative, parfois un manque de prise, parfois une reculade face à des problèmes politiques. En matière d’IA, les problèmes sont bien plus du côté humain que du côté technique !

Le Temps des Ruptures : On sait qu’en matière d’intelligence artificielle la France et l’Europe sont à la traîne par rapport aux concurrents américains et chinois. À cet égard, que vous inspire les récentes annonces d’investissements de Xavier Niel qui entend faire émerger « un champion européen de l’IA » ?
Cédric Villani : 

Les déclarations de Xavier Niel vont résolument dans le bon sens quand il insiste sur la mobilisation européenne — seule adéquate sur ce sujet pour des questions de taille de marché, de quantité de ressources disponibles, également susceptible d’incarner un grand projet de société motivant pour le monde de la recherche —, sur l’investissement dans les salaires, et sur la collaboration avec le monde du logiciel libre. Sur ce dernier point il est en phase avec le chercheur français vedette Yann Le Cun. Je suis toujours de très près les positions de Yann, à la fois l’un des plus grands chercheurs en matière d’IA, mais aussi l’un des rares qui a su garder son sang-froid et son discernement face à la pression et le chaos qui ont envahi le domaine en même temps que les milliards et les annonces de rêves.

Le Temps des Ruptures : Le développement de l’intelligence artificielle s’est accéléré ces dernières années, poussant les autorités publiques – nationales, européennes et internationales – à penser sa réglementation. Quelle est l’échelle pertinente pour ce faire et qu’attendez-vous des divers législateurs ?
Cédric Villani : 

Cette accélération est surtout visible, grâce au succès surprenant d’une technologie particulière — les grands modèles de langage — qui n’a que cinq ans. Mais elle ne doit pas occulter les réalisations spectaculaires de l’IA qui ont précédé — applications de recherche d’information, de repérage et guidage, de traduction, de lecture, etc. Si ChatGPT est si marquant c’est qu’il s’invite dans notre quotidien et que l’on peut l’expérimenter sur des tâches qui nous sont très familières ; mais pour les spécialistes, le remue-ménage n’est pas forcément plus grand que le choc subi il y a une dizaine d’années quand les réseaux de neurones se sont imposés. Je vous rappelle aussi que l’on ne voit toujours pas précisément quel est le modèle économique qui sera bâti autour de ces grands modèles. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut garder la tête froide en même temps qu’arrive cette nouvelle évolution très marquante. Dans un sujet aussi pragmatique et expérimental, il faut accepter que la réglementation soit aussi changeante et pragmatique. Certains domaines sont déjà sur-régulés — c’est le cas des données de santé, ce qui a des conséquences néfastes en matière de développement de projet et cause bien plus d’effets négatifs que positifs. Toutes les échelles sont pertinentes, et pas seulement au niveau législatif. Je participe d’ailleurs, en tant qu’expert invité, à un exercice remarquable, la Convention citoyenne sur l’Intelligence artificielle voulue par la métropole de Montpellier, pour proposer des lignes de conduite, bonnes pratiques et gardes-fous en la matière à l’échelle métropolitaine. Je souhaite enfin insister, lourdement, sur le fait que l’Europe est déjà très régulée par rapport aux autres continents, que des comités éthiques et des chartes pertinentes se sont multipliées à toutes les échelles ces dernières années, et que le facteur limitant bien plus urgent maintenant, c’est de progresser sur les moyens de mise en œuvre, aussi bien le développement de l’IA que les moyens de son contrôle — des ressources humaines, des ingénieurs qualifiés, des personnes en charge du contrôle, de l’audit, de la recherche, etc.

Le Temps des Ruptures : En juin dernier, le Parlement européen a adopté en l’amendant la législation sur l’intelligence artificielle proposée par la Commission européenne en 2021. Les eurodéputés ont élargi la liste des pratiques interdites, ajoutant notamment les systèmes d’identification biométriques « en temps réel » dans l’espace public. Dans le même temps, la loi relative aux Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024, adoptée par l’Assemblée nationale en mai 2023, autorise la vidéosurveillance dite « augmentée » laquelle est basée sur un système d’intelligence artificielle. Cette mesure vous parait-elle légitime ? Ne faut-il pas s’inquiéter de la prolifération des technologies de surveillance ?
Cédric Villani : 

La prolifération des technologies de surveillance est un fait majeur de notre société, mais elle n’a pas attendu l’IA. Voilà bien des années que les révélations de Snowden, publiées par Assange, ont démontré que la NSA et le FBI pratiquent l’espionnage international à une échelle industrielle, aussi pour les affaires économiques. Sur ce sujet, ce qui m’inquiète le plus n’est pas tant la technologie utilisée, que son usage et la personne qui la pratique. Pour le dire crûment : cela me rend plus nerveux d’être espionné avec des technologies classiques, par quelqu’un qui n’est pas mon ami, sans mandat ni contrôle démocratique, que de savoir qu’une personne en qui j’ai confiance utilise une technologie perfectionnée, dans un cadre bien défini, pour me contrôler. Et donc, si le prestataire pour les JO est un prestataire en qui j’ai par ailleurs des raisons d’avoir confiance, au plan technique et éthique pourquoi pas. Maintenant, il est de plus en plus clair que ces JO ont été préparés au mépris de toute ambition écologique, malgré les bonnes paroles, et que c’est un événement qui fera plus de mal que de bien à la planète et à l’humanité… mais c’est un autre débat.

Le Temps des Ruptures : Toujours sur le règlement européen, celui-ci autorise désormais l’usage de systèmes d’intelligences artificielles pour la mise en œuvre des politiques migratoires de l’Union. Quelles pourraient être les dérives d’un tel usage ? Comment parvenir, plus généralement, à une règlementation de l’intelligence artificielle qui protège et promeuve les droits humains ?
Cédric Villani : 

Franchement, ne croyez pas que c’est la technologie qui va protéger et promouvoir les droits humains. Le plus souvent la technologie renforce les jeux et rapports de pouvoir. La seule chose qui peut protéger les droits humains, c’est notre volonté politique de le faire. Et quand on observe les débats politiques aujourd’hui à travers le monde, il y a de quoi être inquiet. D’une part, le numérique et l’IA se sont avérés extraordinairement efficaces pour renforcer la domination des régimes autoritaires sur leur population. Voyez la Chine ! D’autre part, même dans les démocraties occidentales, la technologie numérique a proposé une tentation de dérive quant au contrôle de la population. Voyez les États-Unis. Le remède est à chercher du côté politique, bien plus que technologique. Et dans la bonne conception des outils, plus que dans la réglementation (design is politics).

Le Temps des Ruptures : Au stade actuel enfin, avons-nous suffisamment de recul et de contrôle pour faire un usage aussi extensif de l’intelligence artificielle que les politiques publiques le prévoient ? Êtes-vous optimiste ?
Cédric Villani : 

Comment voulez-vous avoir suffisamment de recul, dans un domaine où les avancées viennent comme des chocs, non seulement pour les politiques, mais aussi pour les experts eux-mêmes ? Il faut accepter qu’on est dans l’expérimentation. Et l’IA m’empêche moins de dormir que d’autres sujets terribles du moment. Le dérèglement climatique, la 6e extinction de masse, les sécheresses qui se profilent, la pénurie de compétences, l’épidémie de solitude, le réarmement mondial, la guerre ici et là, les coups d’État, l’élection de Javier Milei… Franchement, les sujets horribles semblent se donner la main pour faire une ronde autour de nous ! Alors il est important de garder l’IA à sa place : un sujet passionnant qui mérite un investissement conséquent, mais qui ne doit pas obscurcir, ni en termes de débat public, ni en matière d’investissement, les problèmes bien plus graves et aigus du moment. Et l’IA, malgré les risques et inquiétudes légitimes, est aussi un sujet passionnant, l’occasion de regarder en face certains de nos biais et d’apprendre sur notre humanité, de progresser sur la structure même du savoir, de défricher certains nouveaux horizons scientifiques, c’est une stimulation bienvenue.

Références :

[1] Type d’algorithme utilisé dans l’intelligence artificielle

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Agrément d’Anticor annulé : la justice maintient sa position en appel. Sa présidence dénonce « une situation ubuesque »

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Agrément d’Anticor annulé : la justice maintient sa position en appel. Sa présidence dénonce « une situation ubuesque »

La Cour administrative d’appel de Paris a rendu sa décision ce matin, confirmant le retrait de l’agrément anticorruption de l’association Anticor. Cette décision, qui va à l’encontre des
conclusions du rapporteur public, met en lumière la rédaction erronée de l’arrêté signé par Jean Castex en 2021, selon les représentants d’Anticor et leur avocat, qui ont réagi lors d’une conférence de presse.

La Cour d’appel a appuyé sa décision sur des motifs de forme liés à la rédaction de l’arrêté, sans approfondir une analyse sur le respect par Anticor des conditions d’octroi de l’agrément. Une décision dénoncée par l’association, soulignant l’absence de contrôle sur les conditions qu’elle a toujours respectées. Les représentants d’Anticor lancent un appel au gouvernement pour corriger la motivation imparfaite de l’arrêté et rétablir l’agrément de l’association. 

« Le fait que l’arrêté d’attribution d’agrément ait été mal rédigé par Jean Castex est une évidence, et la justice l’a confirmé par deux fois. Anticor a donc obtenu en 2021 une décision d’agrément qui portait en elle-même les bases de son annulation, tel un cheval de Troie administratif ayant vocation à être attaqué », déclare Elise Van Beneden, présidente d’Anticor, lors de la conférence de presse.

La décision de la Cour, contraire aux conclusions du rapporteur public, a surpris l’association. Les juges ont refusé la demande de « substitution de motifs » car elle n’avait pas été explicitement formulée par la Première ministre Elisabeth Borne. Un constat critiqué par Paul Cassia, vice-président d’Anticor, soulignant les lacunes dans l’arrêté de Jean Castex et dans le mémoire de la Première Ministre.

Pour l’avocat de l’association, Me Vincent Brengarth, c’est une décision « kafkaïenne et
révoltante », marquée par un manque d’indépendance manifeste. Anticor annonce qu’elle saisira prochainement le Conseil d’État, espérant une décision tranchée sur le fond pour rétablir son agrément.

Un appel à la lutte contre la corruption

Depuis sa création en 2002, Anticor a joué un rôle crucial dans la promotion de la transparence et de l’intégrité politique en France. Ses bénévoles ont dénoncé des affaires de corruption, sensibilisé le public et encouragé des mesures rigoureuses. La présidente d’Anticor souligne que plus l’association est attaquée, plus les adhérents se mobilisent.
Sans son agrément, Anticor perd la possibilité de contester le classement sans suite d’une affaire par un procureur, entravant la lutte contre l’impunité des délinquants en col blanc. Anticor demande un renouvellement de l’agrément, dont les conditions sont juridiquement réunies, mais souligne la dimension politique de la décision.


Depuis de nombreuses années, Anticor plaide pour un changement : l’agrément anticorruption devrait relever d’une autorité indépendante, comme le Défenseur Des Droits, et sa validité devrait être portée à 5 ans. Une mesure urgente pour garantir l’indépendance des associations anticorruption en France.

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Profs

Finalement, c’est quoi être prof ? un article par Cincivox.

Article à retrouver ici : https://cincivox.fr/2023/10/23/profs/ 

Visiter le blog de l’auteur : https://cincivox.fr/

En mémoire de Samuel Paty et Dominique Bernard

Quel beau métier que celui de professeur en France !

*

Inventer toutes les ruses possibles pour attirer l’attention d’élèves illettrés, vautrés dans la culture de l’avachissement, obstinément rétifs au moindre effort.

Chercher à leur faire lever le nez de leur téléphone, à les sortir de leur dépendance aux écrans pour leur transmettre quelques bribes de savoir.

Rappeler des évidences à leurs parents à propos du travail, de l’attention nécessaire en classe, alors qu’eux-mêmes n’en ont rien à faire.

Consacrer l’essentiel de son temps non à l’instruction mais à l’éducation, parce que, même en CP, des enfants aux « comportements difficiles », bel euphémisme, pourrissent la classe.

Lutter contre la violence qui devient chaque jour un peu plus le mode normal de relation des gamins entre eux et avec les adultes.

Passer le plus clair de son temps à expliquer, en vain, les règles fondamentales de la civilité et les nécessités de la discipline à des petits sauvageons inéduqués, qui se fichent de l’école et se moquent de ce que raconte l’enseignant en face d’eux.

Pallier les démissions parentales.

Se battre contre les endoctrinements familiaux.

Ne plus pouvoir enseigner l’évolution, l’histoire de l’univers, la reproduction ni des pans entiers de l’histoire, ne plus évoquer la laïcité ni donner des cours de natation ni de sports collectifs mixtes… par crainte des réactions des élèves et de leurs entourages.

Subir des remises en question systématiques de tous les savoirs et de toutes les connaissances, par des « ça sert à quoi ? » ou des contestations agressives au nom de la religion.

Endurer les pressions, les menaces, les insultes et la violence des grands frères et des parents à la moindre complainte mensongère du petit ange.

Trouver de temps en temps un pneu crevé sur sa voiture ou une lettre de menaces dans son casier.

Redouter les interventions des associations de parents d’élèves, puissants lobbies de la détestation des enseignants et spécialistes des campagnes de harcèlement des professeurs.

Voir les mêmes associations de parents d’élèves accompagner, voire inspirer, toutes les réformes délétères depuis quarante ans et se servir un verre.

Regretter l’époque où l’école était encore, vaille que vaille, un sanctuaire protégé de l’extérieur, qui offrait aux élèves un cadre émancipateur, une respiration laïque, à l’abri de la société, de ses modes et de ses coups de folie.

Observer la disparition du magistère intellectuel et moral dont ont joui, jadis, les professeurs, dont l’autorité est dorénavant taillée en pièce, et que des amuseurs idéologues remplacent dans les références des plus jeunes.

S’effrayer devant le lavage de cerveaux que s’infligent les mômes, incapables de se décrocher du défilement hypnotique des vidéos tiktok et autres réseaux dits sociaux, miroirs aux alouettes dans lesquels ils s’absorbent en continu.

Essayer de leur ouvrir les yeux et de les sortir de l’extrême mimétisme envers des influenceurs qui ressemblent aux gamins et à qui les gamins veulent ressembler – vide abyssal de deux miroirs face à face.

Échouer à développer leur esprit critique, à les exercer à l’usage de leur raison pour les protéger du bourrage de crânes auquel les soumettent les pires idéologues.

Perdre son temps en « missions » toujours plus nombreuses, lâchement abandonnées par les autres institutions et le reste de la société, en fonction des modes et des lubies du moment : apprendre aux enfants le tri sélectif (quand se rendra-t-on compte que c’est là un pléonasme stupide : comme un tri pourrait-il ne pas être sélectif, enfin ?!), la protection du climat, faire ses lacets, le code de la route, la méditation (ou comment faire entrer les sectes à l’école, bravo !), le codage informatique, la communication non violente, le jardinage…

Être sommé de résoudre tous les maux de la société.

Être accusé d’être responsable de tous les maux de l’école.

Prendre chaque jour en pleine figure le mépris des politiques, des médias et de la société.

S’affliger des rodomontades de chaque nouveau ministre pressé d’attacher son nom à une réforme qui sapera encore un peu plus l’édifice déjà croulant et rendra plus impossible l’exercice du métier, dans le veule objectif de grimper au sein de la hiérarchie gouvernementale.

S’élever contre les réformes destructrices et s’entendre dire que les enseignants « prennent les enfants en otages » ; un an ou deux plus tard, lorsque lesdites réformes entrent pleinement en application, écouter les mêmes s’emporter de nouveau contre les professeurs au prétexte qu’ils seraient responsables des effets des réformes.

Se savoir seul en première ligne avec derrière soi toute l’administration prête à prendre le parti adverse quoi qu’il arrive, le « pas de vague » étant le dogme absolu et la démission l’habitus généralisé.

Être rabaissé par des inspecteurs qui n’ont pas enseigné depuis des lustres et n’ont en tête que les balivernes pédagogistes.

Perdre son temps en des tâches administratives toujours plus lourdes et plus absurdes.

Être forcé de suivre des formations ineptes et infantilisantes.

Renoncer à enseigner sa discipline pour répondre aux injonctions à monter des « projets » débiles.

Participer à des réunions inutiles hors des heures de service et jamais indemnisées.

S’entendre dire que les professeurs ne fichent rien et sont toujours en vacances alors que le véritable temps de travail est au moins le double de celui passé en classe – avec tout le travail dans les trous de l’emploi du temps, à la maison, pendant les fameuses vacances, le soir et le week-end, bien plus que n’importe quel cadre du privé ou du public.

Se résigner devant la mauvaise foi de tous les calomniateurs des enseignants qui prétendent qu’une heure en classe devant trente élèves est équivalente à une heure de travail passée devant un ordinateur ou à « manager » une équipe d’adultes.

Se débrouiller avec des moyens dignes du tiers-monde et utiliser son matériel personnel pour son travail.

Avoir en face de soi des classes surchargées parce qu’il n’y a pas assez de professeurs, que la France a un des pires taux d’encadrement et que l’administration, pour justifier les économies, ment sans vergogne lorsqu’elle prétend que le nombre d’élèves par classe n’a aucune incidence sur les apprentissages.

Recevoir un traitement nettement inférieur aux autres corps de catégorie A de la fonction publique – et donc misérable comparé aux salaires des cadres du privé eux aussi bac+5 –, traitement parfaitement représentatif de l’estime dans laquelle la société tient les professeurs.

Constater la chute régulière, chaque année, du nombre de candidats aux concours et comprendre parfaitement que plus personne ne veuille faire ce métier.

S’alarmer que les nouveaux recrutés possèdent un niveau catastrophique de maîtrise de la discipline qu’ils vont devoir enseigner.

Se souvenir que l’autorité du maître est directement liée à sa maîtrise de la discipline et reprendre un verre.

Remarquer que les démissions sont de plus en plus nombreuses alors que les recrutements suivent une courbe inverse.

Se révolter devant la contractualisation et les recrutements en « speed dating » qui signifient bien que n’importe qui peut prétendre s’improviser prof et que tout le monde s’en fout, du moment qu’il y a un adulte dans la classe pour garder les gosses.

Regarder, impuissant, l’Éducation nationale se transformer en Garderie inclusive sous les applaudissements des imbéciles.

Être entré dans la carrière par amour de sa matière et volonté de la transmettre mais ne plus l’enseigner qu’à la marge, les heures de disciplines étant sans cesse réduites au profit des heures de rien.

Contempler l’instruction s’effondrer et finir la boutanche.

Percevoir dans la destruction des lycées professionnels la nouvelle étape vers la privatisation de l’éducation nationale.

Vivre chaque jour la chute du niveau malgré le déni dans lequel les idéologues pédagogistes, pour continuer de faire fructifier leur juteux business, tentent de maintenir l’opinion publique, avec, il faut le reconnaître, de moins en moins de succès tant leur propagande craque sous le poids du réel.

Reconnaître que le ver est dans le fruit, beaucoup de profs ayant dorénavant cédé aux billevesées pédagogistes, aux discours lénifiants sur la « bienveillance » et la « tolérance », et même à une certaine complicité avec les idéologies obscurantistes qui gangrènent la société.

Abandonner tout espoir pour ce qui concerne les syndicats professionnels, trustés par des déchargés qui n’ont pas mis les pieds devant une classe depuis deux générations et sont plus occupés à faire tourner leur boutique et à propager leur idéologie empoisonnée qu’à défendre les enseignants sur le terrain.

Regretter que le corps enseignant savonne souvent lui-même sa planche.

*

Et pourtant…

Continuer d’apparaître, aux yeux des ennemis de la République, comme ses premiers représentants.

Incarner, encore, le savoir, l’héritage des Lumières, la laïcité… c’est-à-dire les ennemis à abattre pour tous les obscurantismes, islamisme en tête.

Demeurer seul face aux provocations des islamistes contre l’institution scolaire, depuis les foulards de Creil en 89 jusqu’aux abayas de 2023.

Aller à l’école le matin la boule au ventre, dans l’angoisse du geste ou de la parole sciemment mal interprétés.

Craindre pour sa propre vie et celle de ses proches en rentrant chez soi le soir.

Faire preuve d’un courage dont bien peu seraient capables, en se dressant pour protéger les autres.

Et, par un beau jour d’octobre, se faire égorger.

Cincinnatus, 23 octobre 2023

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Silicon Valley : du rêve hippie au capitalisme technologique d’aujourd’hui

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Silicon Valley : du rêve hippie au capitalisme technologique d’aujourd’hui

La Silicon Valley, berceau de l’innovation technologique, a depuis longtemps exercé une fascination sur le monde entier. Ses succès retentissants et ses mythes ont façonné notre vision de l’entrepreneuriat et de la révolution numérique. Pourtant, derrière la glorieuse façade de la Silicon Valley, se cachent des réalités complexes et parfois dérangeantes. Retour sur les mythes qui entourent cette région emblématique, depuis ses origines contestataires jusqu’à son rôle actuel dans le monde du capitalisme technologique.
Aux origines du capitalisme californien

Dans les années 1960, la côte ouest des États-Unis, et en particulier la Silicon Valley, était reconnue comme le terreau fertile de la culture hippie et de son mouvement de contre-culture. Cette époque était marquée par un rejet des valeurs de la société de consommation qui prévalaient au cours des « trente glorieuses ». Les campus des universités de Berkeley et de Stanford, toutes deux situées à proximité de la Silicon Valley, étaient le théâtre de débats intellectuels animés qui agitaient l’ensemble de la société américaine. Les manifestations survenues en 1964, où des étudiants de l’université de Berkeley ont défilé avec des fausses cartes perforées IBM autour de leur cou pour protester contre le complexe militaro-industriel, constituent un moment emblématique de cette période de contestation. À travers cet acte symbolique, ces étudiants exprimaient leur opposition contre l’utilisation de l’ordinateur comme outil de contrôle et de surveillance, notamment par le gouvernement et l’armée dans le contexte de la guerre froide. Cependant, il est essentiel de souligner que tous les étudiants engagés dans ce mouvement de protestation ne rejetaient pas totalement l’informatique en tant que telle. En réalité, nombreux étaient ceux qui voyaient dans cette technologie émergente la promesse d’une liberté créative et d’une émancipation intellectuelle. Pour ces jeunes contestataires, l’informatique représentait bien plus qu’un simple outil du complexe militaro-industriel ; elle offrait la possibilité de repousser les frontières de la pensée, de l’expression artistique et de la créativité. Cet aspect contradictoire de la relation entre les étudiants contestataires et l’informatique illustre la complexité de l’époque. Les années 1960 étaient marquées par des mouvements sociaux et culturels qui remettaient en question l’ordre établi, mais qui étaient également porteurs d’un esprit d’innovation et de réflexion critique. Les manifestations de 1964 symbolisent donc la dualité de l’approche des étudiants de l’époque envers la technologie. Il rappelle que les mouvements contestataires étaient composés de personnes aux perspectives diverses, chacune cherchant à façonner un avenir plus libre et plus juste, mais à sa manière. C’est dans ce contexte de rencontres improbables entre adversaires de l’ordre établi, souvent animés par un esprit libertaire, et des passionnés de technologie désireux d’explorer de nouveaux horizons, que naquit une utopie néolibérale. Au fil des années, cette idéologie a prospéré en se nourrissant des rêves des entrepreneurs. Ces pionniers ont réussi à fusionner les idées de ceux qui rejetaient initialement les technologies de l’information et de la communication avec celles de ceux qui voyaient en elles un puissant levier pour le développement capitaliste.

L’émergence du capitalisme 2.0

La transition vers le nouveau millénaire s’est avérée décisive pour l’évolution du capitalisme, notamment aux États-Unis. Au début des années 1990, les États-Unis étaient en proie à une récession économique majeure, et c’est dans ce contexte difficile que Bill Clinton a accédé à la présidence. Adepte du courant du « new democrat », désignant une pensée réformiste et populaire émergente à la fin des années 1980 au sein du parti démocrate, Bill Clinton avait à peine 46 ans lorsqu’il a été élu président des États-Unis. Pour de nombreux jeunes militants, comme Clinton lui-même, les revers électoraux que leur camp avait subis au niveau national depuis l’élection de Ronald Reagan en 1980 s’expliquaient en grande partie par la perception que les idées économiques de leur parti étaient devenues obsolètes. La politique menée tout au long des huit années de la présidence Clinton a été caractérisée par une approche économique résolument libérale, marquée par une série de mesures visant à stimuler le secteur technologique et à favoriser la croissance économique. Cette doctrine libérale affirmée a été conçue comme une réponse aux défis économiques auxquels les États-Unis étaient confrontés à l’époque. L’une des mesures phares de cette politique était l’octroi de subventions et de réductions d’impôts ciblées en faveur du secteur technologique. L’objectif était de stimuler l’investissement et l’innovation dans ce domaine en allégeant la charge fiscale des entreprises. Cette approche visait à créer un environnement propice à la croissance des startups et à encourager l’essor de nouvelles technologies. Parallèlement, l’administration Clinton a adopté une politique commerciale plus assurée, en particulier à l’égard du Japon. Cette orientation visait à promouvoir les intérêts économiques américains à l’étranger en cherchant à réduire les déséquilibres commerciaux et à ouvrir de nouveaux marchés pour les entreprises américaines. Le Japon était souvent considéré comme un acteur clé de cette politique, en raison de son importance économique, de son avance technologique et de ses pratiques commerciales. En outre, l’administration Clinton a contribué à glorifier les entrepreneurs, les présentant comme des figures emblématiques de l’American Dream, au même titre que les chercheurs d’or légendaires de l’histoire américaine. Cette valorisation des entrepreneurs a renforcé l’idée que quiconque pouvait réussir aux États-Unis en poursuivant ses rêves et en prenant des risques dans le domaine de la technologie. Cela a contribué à encourager l’esprit d’entreprise et l’innovation au sein de la société américaine. Cependant, il est important de noter que cette politique n’était pas sans controverses et qu’elle a également suscité des critiques. Certains ont souligné que l’approche libérale pouvait favoriser la concentration de la richesse et la montée en puissance de grandes entreprises technologiques, tandis que d’autres ont remis en question la manière dont les avantages de cette politique étaient répartis au sein de la société. Hollywood, en tant que machine à créer des mythes, a contribué de manière significative à façonner la perception du nouveau capitalisme dans les années 1990. Les films emblématiques tels que « Forrest Gump » et les séries télévisées à succès ont utilisé des récits puissants pour transmettre les idées et les valeurs de l’époque. « Forrest Gump » (1994) est un exemple frappant. Le personnage de Forrest, malgré son intelligence limitée, connaît une série de succès tout au long du film. Il investit dans la société Apple, participe à la guerre du Vietnam, devient un joueur de football américain accompli, et crée une entreprise de crevettes prospère. Le film véhicule l’idée que même quelqu’un issu de milieux modestes peut réussir dans l’Amérique contemporaine en saisissant les opportunités qui se présentent. Cela renforce l’image de l’Amérique comme terre de possibilités où la détermination et la chance peuvent conduire à la réussite. Les séries télévisées populaires de l’époque, telle que « Friends », ont également joué un rôle important. Cette dernière a présenté des personnages vivant des vies confortables et sans souci, ce qui reflétait l’idée d’une classe moyenne prospère. Ces séries ont contribué à créer une vision optimiste de la société américaine où l’accès au confort matériel et les relations sociales étaient valorisés. Cependant, il est crucial de noter que cette représentation médiatique était simplifiée et ne reflétait pas nécessairement la réalité économique de l’ensemble de la population américaine. Elle a parfois omis de mettre en évidence les inégalités croissantes et les défis auxquels de nombreux Américains étaient confrontés, en particulier ceux issus de milieux moins favorisés ou des minorités.

Les dérives du nouveau capitalisme

Les dérives du nouveau capitalisme, telles qu’elles sont décrites par Cédric Durand dans son ouvrage « Critique de l’économie numérique », sont aujourd’hui largement documentées et observables. Ce constat met en lumière une transformation profonde du paysage économique et social, particulièrement au sein de la Silicon Valley, qui est le foyer même de l’innovation technologique. L’une des évolutions les plus notables est le passage des petites et enthousiastes startups à des géants technologiques qui ont acquis une position de quasi-monopole dans de nombreux secteurs. Cette consolidation de pouvoir a eu des répercussions considérables sur la concurrence et l’innovation. Les entreprises dominantes peuvent dicter les règles du jeu, écrasant souvent la concurrence naissante et limitant ainsi le choix pour les consommateurs. Cette situation n’est pas favorable à l’émulation et à la créativité, et elle va à l’encontre de l’idée originale d’une Silicon Valley foisonnante et dynamique. Par ailleurs, l’avènement du management informatisé a eu un impact significatif sur la vie professionnelle au sein de ces entreprises technologiques. Alors que la technologie aurait pu être un moyen d’améliorer la qualité de vie au travail, elle est devenue un outil de surveillance omniprésent. Les systèmes de surveillance des salariés, qu’ils soient basés sur des algorithmes ou des logiciels de suivi de la productivité, ont conduit à une atmosphère de méfiance et d’oppression. Cette surveillance constante nuit à la créativité des employés, qui se sentent contraints et stressés, et limite leur capacité à innover. En outre, la privatisation et la commercialisation d’innovations technologiques ont modifié la finalité de la technologie elle-même. Au lieu de servir l’intérêt public en fournissant des solutions utiles et accessibles, de nombreuses innovations technologiques sont devenues des gadgets coûteux, souvent inutiles. Cette « gadgétisation » profite avant tout aux entreprises qui cherchent à maximiser leurs profits en vendant des produits et services de luxe à des prix exorbitants. Cette quête de profit a détourné l’innovation de son objectif initial : améliorer la qualité de vie et promouvoir un partage équitable des avantages du progrès technologique. Ce paradoxe est particulièrement flagrant dans la Silicon Valley, où la concentration de millionnaires est la plus élevée du pays. Malgré cette richesse apparente, un nombre significatif d’habitants de la région n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins de base. Une situation qui souligne les inégalités criantes qui existent au sein même de cet épicentre technologique, avec un coût de la vie élevé, des loyers souvent inabordables et la persistance d’une main d’œuvre peu rémunérée malgré un salaire minimum par heure qui est l’un des plus élevés du pays. Au niveau fédéral, le salaire minimum aux États-Unis est de 7,25 dollars de l’heure contre 15 dollars en Californie.

Le mythe de l’entrepreneur self-made-man

Le mythe de l’entrepreneur autodidacte, parti de rien pour bâtir un empire, est l’un des mythes les plus ancrés dans la culture de la Silicon Valley. Les noms qui viennent immédiatement à l’esprit sont ceux de personnalités emblématiques comme Bill Gates, dont le garage a servi de berceau à Microsoft, ou encore Steve Jobs et Mark Zuckerberg, créateurs respectivement d’Apple et de Facebook à partir de simples idées. Ces individus sont souvent présentés comme des exemples de réussite spectaculaire, symbolisant la promesse du rêve américain revisité, selon lequel quiconque travaille dur peut atteindre des sommets. Cependant, il est crucial de garder à l’esprit que ces figures ne représentent qu’une extrême minorité d’entrepreneurs. Le succès de la plupart des entreprises de la Silicon Valley est le résultat d’une combinaison complexe de facteurs, comprenant souvent des investissements publics et une collaboration avec le secteur gouvernemental, comme le rappelle Cédric Durand dans son livre. L’histoire de la Silicon Valley est étroitement liée aux progrès technologiques réalisés grâce à l’intervention du secteur public. Dans les décennies passées, des secteurs publics tels que le complexe militaro-industriel, l’aéronautique et la NASA ont joué un rôle essentiel dans le développement de technologies clés. De nombreuses entreprises ont prospéré grâce à des contrats gouvernementaux, notamment dans les années 80, lorsque l’administration Reagan a lancé une course à l’armement dans le but principal de fragiliser financièrement l’URSS. Cette période a vu l’innovation technologique stimulée par des investissements massifs du gouvernement. En 2013, Mariana Mazzucato, professeure d’économie à l’université de Sussex, a décrit ce phénomène dans son livre « The Entrepreneurial State ». Elle a démontré que le secteur privé n’innove que rarement de manière isolée. L’intervention publique a souvent joué un rôle central dans toutes les grandes avancées technologiques de notre époque, y compris l’invention d’Internet. Cette perspective remet en question l’idée largement répandue selon laquelle le secteur privé est le seul moteur de l’innovation. Mazzucato soutient que les gouvernements ont non seulement financé une grande partie de la recherche fondamentale qui a conduit à des avancées technologiques majeures, mais qu’ils ont également assumé des risques considérables en investissant dans des projets risqués à long terme, créant ainsi un environnement propice à l’innovation. L’exemple d’Internet est particulièrement éloquent, car il a été développé grâce à des financements publics, en particulier au sein du département américain de la Défense, avant d’être exploité commercialement par des entreprises privées. Cette réalité révèle l’importance de la collaboration entre le secteur public et le secteur privé dans la promotion de l’innovation et de la croissance économique.

Un modèle généralisable ?

L’idée de généraliser le modèle de la Silicon Valley à l’échelle mondiale a été une aspiration pour de nombreux dirigeants et gouvernements pendant plus de six décennies. Cette vaste ambition a conduit à la création de « vallées » technologiques dans le monde entier, du « Silicon Alley » à New York au « Silicon Savannah » au Kenya. Cependant, il est crucial de prendre en compte les leçons tirées des expériences de la Silicon Valley, tant les aspects positifs que négatifs. Tout d’abord, il est important de reconnaître que le modèle américain de la Silicon Valley présente des lacunes et des dérives significatives. L’essor des géants technologiques, les inégalités croissantes, la surveillance généralisée et l’exploitation des travailleurs ont soulevé des préoccupations importantes quant à la durabilité et à l’équité de ce modèle. Il est devenu évident que la poursuite effrénée du profit, sans régulation adéquate, peut avoir des conséquences néfastes sur la société dans son ensemble. C’est pourquoi il est impératif de réfléchir à l’avenir de l’innovation technologique de manière plus holistique. L’une des leçons les plus importantes que la Silicon Valley nous enseigne est la nécessité de replacer l’État au centre du jeu en tant que source de régulation et d’innovation. Les gouvernements doivent assumer un rôle actif dans la définition des règles pour garantir que l’innovation technologique soit au service de l’intérêt public. Cela implique de mettre en place des réglementations efficaces pour prévenir les monopoles, protéger la vie privée des individus et promouvoir la concurrence. De plus, la collaboration entre le secteur public et privé peut s’avérer cruciale pour façonner un avenir technologique plus équitable et durable. Les entreprises technologiques peuvent apporter leur expertise et leurs ressources, tandis que les gouvernements peuvent apporter la vision, la régulation et la responsabilité sociale. Cette approche partenariale peut contribuer à réduire les inégalités, à garantir que les avantages de la technologie soient répartis de manière plus équitable et à relever les défis sociétaux urgents tels que le changement climatique.

En conclusion, la Silicon Valley, tout en étant un symbole de l’innovation, est également un révélateur des contradictions du capitalisme moderne. Les mythes de l’entrepreneur self-made-man et de l’innovation purement privée ont souvent éclipsé le rôle essentiel de l’État dans le développement technologique. Les dérives du capitalisme technologique, avec ses géants monopolistiques et ses inégalités croissantes, nous rappellent que le modèle de la Silicon Valley est loin d’être parfait. Alors que de nombreuses régions du monde cherchent à reproduire son succès, il est crucial de tirer les leçons de ces expériences, à la fois positives et négatives. Placer l’État au centre de la régulation et de l’innovation peut être une voie pour assurer un partage plus équitable des fruits du progrès technologique. En fin de compte, la Silicon Valley nous invite à réfléchir sur les modèles que nous choisissons de suivre et sur les valeurs que nous voulons promouvoir dans notre quête d’innovation et de prospérité.

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Justice et intelligence artificielle : l’équation du futur

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Justice et intelligence artificielle : l’équation du futur

Au cours de ce siècle, l’utilisation massive des algorithmes va bousculer de nombreux secteurs d’activité, jusqu’au marché de l’emploi. A court terme, le secteur juridique, qui devrait être l’un des plus touchés par la généralisation et le perfectionnement de l’intelligence artificielle, va vivre un véritable moment de bascule historique. Avec une capacité de traitement des données démultipliée, on assiste déjà à une révolution des pratiques dans ce secteur, ainsi qu’à l’apparition de nouveaux métiers. La legaltech, comme on l’appelle désormais, s’organise aussi en France. Elle profite de l’engouement pour l’innovation numérique, alors que les moyens alloués à la Justice sont toujours insuffisants. La France dispose ainsi de trois fois moins de juges par habitant qu’en Allemagne. Dans ce contexte, quel avenir réserve l’intelligence artificielle à la justice ? Comment assurer sa neutralité de traitement ? A l’avenir, doit-on redouter ou souhaiter être jugé par un algorithme ?
Le capitalisme numérique bouscule le secteur juridique

En France, les premiers services juridiques en ligne sont récents : ils ont été créés en 2014 par des startups dont le but est principalement d’apporter une réponse rapide et personnalisée à une question juridique. Depuis, ces services n’ont eu de cesse de se développer, au même rythme que celui des technologies et des algorithmes qui permettent désormais un traitement de masse et une exploitation fine des données juridiques. La justice prédictive, qui repose sur l’exploitation de données et de statistiques basées sur des décisions de justice, est en plein développement grâce à l’intelligence artificielle. Les avantages de cette nouvelle forme de justice sont nombreux. Elle apporte une aide précieuse et facilite le travail des juges, dans un contexte de raréfaction des moyens et d’engorgement des tribunaux. Elle permettrait aussi d’uniformiser le droit et donc de renforcer le principe d’égalité des citoyens devant le droit. Par contre, la justice prédictive n’encourage pas la prise en compte des situations particulières, ni l’émergence de jurisprudences qu’elle risque d’uniformiser. C’est ce que démontre une étude réalisée en 2016 par des chercheurs anglais et américains : « un juge humain prend en considération certains éléments que la machine ne traite pas, issus de son intuition et de sa propre sensibilité. » Pire, la justice prédictive est accusée de porter atteinte à certains droits fondamentaux, comme le droit au respect de la vie privée, la liberté d’expression, la protection des données, ou encore au principe de non-discrimination comme on le verra plus tard.

Cette prise en compte de l’innovation technologique au service des représentants de la loi, mais aussi des justiciables, c’est la promesse de la startup Doctrine, première plateforme d’information juridique dans l’hexagone. A l’origine de sa création en 2016, un simple constat : la difficulté, même pour les professionnels du droit d’accéder simplement aux sources du droit et en particulier à la jurisprudence. Avec le temps, la plateforme a mis en ligne des millions de décisions de justice, avant de créer un moteur de recherche puis d’autres produits permettant d’accéder facilement à l’ensemble des sources du droit. Malgré son développement rapide, son utilisation fait encore débat aujourd’hui parmi les avocats et les magistrats. Après des accusations de typosquatting en 2018, et la supposée utilisation d’adresses mails très ressemblantes à celles de professionnels ou de sociétés existantes pour récupérer des décisions de justice auprès des greffes de différentes juridictions, le Conseil national des barreaux et le Barreau de Paris ont déposé plainte en 2019 contre la startup. A l’origine de leur courroux : l’utilisation des données personnelles des avocats — manipulées à leur insu selon eux — et la constitution d’un fichier dans lequel il est possible de retrouver toutes les décisions de justice et le nom des clients, même ceux dont la procédure est toujours en cours.

Ce débat rejoint au fond celui sur la protection des données personnelles, dans un contexte de fort développement du capitalisme numérique. Jusqu’en 2018, leur utilisation reposait sur un consentement plus ou moins tacite entre l’utilisateur et l’entreprise qui souhaitait les utiliser. Mais les différents scandales associés à leur exploitation ont fait prendre conscience aux utilisateurs que leurs données personnelles font l’objet d’un commerce, très rentable pour certains. Devant la pression citoyenne, l’Union européenne (UE) a créé il y a cinq ans le Règlement général sur la protection des données, plus connu sous l’acronyme RGPD. Ce nouveau règlement s’inscrit dans la continuité de la loi française Informatique et Libertés datant de 1978 renforçant le contrôle par les citoyens de l’utilisation de leurs données. Son premier atout : il harmonise les règles en Europe en offrant un cadre juridique unique aux professionnels. De plus, il permet de développer leurs activités numériques au sein de l’UE en se fondant sur la confiance des utilisateurs. Enfin, en plus du « consentement explicite », les autorités de protection des données peuvent prononcer des sanctions à hauteur de 20 millions d’euros ou équivalentes à 4% du chiffre d’affaires mondial de la société visée et, pour les pousser à agir fermement, elles pourront être saisies par des plaintes collectives. Mais le RGPD, s’il cadre fortement l’utilisation de nos données personnelles, ne les interdit pas : il autorise toute entreprise à les collecter et les utiliser si elle y trouve un « intérêt légitime » (économique, structurel…) et que la poursuite de cet intérêt ne porte pas une « atteinte disproportionnée » aux intérêts des personnes concernées. Depuis la création du RGPD, 5 milliards d’euros d’amendes ont été prononcés par les différentes autorités européennes de protection des données. Très efficace pour inciter les petites entreprises à se mettre en conformité avec la loi, le règlement se révèle toutefois moins efficace concernant les géants de la Tech. En mai dernier, Méta, la maison mère de Facebook, Instagram et WhatsApp a été condamnée à une amende record de 1,2 milliard d’euros par le CNIL irlandais.

Schumpeter au pays des algorithmes

Depuis 2016, Ross travaille pour le cabinet d’avocats américain Baker & Hostetler. Il a plus de 900 collègues qui lui demandent de l’assister dans leur travail au quotidien. Surdoué — il est capable de traiter un milliard de documents par seconde — il est spécialisé dans l’étude des faillites d’entreprises. Ross n’est pas un employé comme les autres, c’est un “avocat robot” doté d’une intelligence artificielle développée par la société IBM, à partir de la célèbre technologie Watson. Son efficacité est telle qu’il vient concurrencer directement les jeunes avocats chargés jusqu’à présent d’assister leurs collègues et de rechercher les documents liés aux questions légales qui se posent. D’autres solutions encore plus efficaces que celles développées par IBM feront leur apparition dans les prochaines années, au fur et à mesure que la technologie se développera et que les algorithmes peaufineront leur apprentissage. D’ailleurs, le modèle GPT-4 développé par OpenAI a réussi au printemps dernier l’examen du barreau aux États-Unis, démontrant que l’IA peut aujourd’hui rivaliser avec les avocats humains. L’intelligence artificielle a réussi 76 % des questions à choix multiples, contre environ 50 % pour le modèle d’IA précédent, surpassant de plus de 7 % le résultat d’un candidat humain moyen.

Avec l’intelligence artificielle, des métiers disparaîtront, des nouveaux feront leur apparition, comme ceux récemment créés pour accompagner le développement de ces nouvelles plateformes : juristes codeurs, juristes data ou encore juristes privacy. Une nouvelle fois, c’est le principe de destruction créatrice si cher à Joseph Schumpeter, célèbre économiste américain du début du XXème siècle, qui fait la démonstration de sa pertinence. Selon lui, les cycles économiques et industriels s’expliquent par le progrès technique et les innovations qui en découlent. De nouveaux emplois viennent ainsi remplacer les anciens devenus obsolètes. C’est ce phénomène que l’on observe actuellement dans le secteur juridique avec l’intelligence artificielle. Un nouveau cycle économique restructurant se met en place et les bouleversements en cours, mais aussi ceux à venir, risquent de s’accélérer. Même si les conséquences de l’automatisation et de l’utilisation de l’intelligence artificielle sur l’emploi sont encore mal connues, quasiment tous les secteurs de l’économie devraient être bousculés par leur généralisation. Selon une étude réalisée par Citygroup réalisée sur la base des données de la Banque mondiale, 57% des emplois de l’OCDE sont menacés. Dans des pays comme l’Inde ou la Chine, ce sont respectivement 69% et 77% des emplois qui risquent d’être automatisés. Sur l’exemple du secteur juridique, d’autres connaissent déjà des changements notables, comme le secteur médical avec une mise en application de l’intelligence artificielle pour établir des diagnostics plus efficaces, ou encore le secteur bancaire et financier avec des algorithmes capables de gérer en masse des ordres d’achat et de vente d’actions de manière automatisée.

Le biais, talon d’Achille de l’intelligence artificielle

Si le secteur juridique doit être l’un des premiers touchés par les bouleversements liés à l’utilisation massive de l’intelligence artificielle, comment être certain que celle-ci se fera sans aggraver les inégalités et reproduire les discriminations déjà présentes dans nos sociétés et, par ricochet, dans les décisions de justice ?

La première à avoir alerté sur les dangers de la surexploitation des données pour nourrir les algorithmes est la mathématicienne Cathy O’Neil. Elle démontre dans son livre “Algorithmes, la bombe à retardement” comment ils exacerbent les inégalités dans notre société. En cause : les biais algorithmiques. Ces derniers apparaissent quand les données utilisées pour entraîner l’intelligence artificielle reflètent les valeurs implicites des humains qui les collectent, les sélectionnent et les utilisent. Autrement dit, les algorithmes ne nous libéreraient pas d’idéologies racistes ou homophobes, d’opinions nocives ou de préjugés sexistes… Au contraire, elles nous y enfermeraient ! Dans ce contexte, quelle valeur apportée à la justice prédictive qui utilise des algorithmes ? Surtout que des précédents existent déjà. En 2016, une enquête de l’ONG ProPublica a mis en évidence l’existence d’un biais raciste dans l’algorithme utilisé par la société Northpointe qui se base sur les réponses à 137 questions d’un prévenu pour évaluer son risque de récidive. Ses concepteurs affirmaient pourtant ne pas prendre directement en compte ce « critère ». Toujours selon l’ONG, le logiciel avait largement surévalué le risque de récidive des Afro-Américains, qui se sont vus attribuer un risque deux fois plus important que les Blancs. A l’origine de cette situation, un codage mathématique reposant sur une interprétation des données et des choix qui sont eux bien humains.

Alors, comment se prémunir de ces biais ? Quelle stratégie la legaltech peut-elle mettre en place pour rendre vraiment neutre la technologie ? Cathy O’Neil semble avoir trouvé la solution. Elle milite depuis longtemps pour la réalisation d’audits algorithmiques indépendants. Elle a même fondé son propre cabinet spécialisé dans ce domaine.

L’intelligence artificielle requiert une réglementation adaptée aux enjeux d’éthique liée à son utilisation. C’est dans ce cadre que la Commission européenne a proposé en 2021 le premier cadre réglementaire la concernant. Elle propose que des systèmes d’IA qui peuvent être utilisés dans différentes applications soient analysés et classés en fonction du risque qu’ils présentent pour les utilisateurs ; les différents niveaux de risque impliquant un degré différent de réglementation. Le 14 juin dernier, les députés européens ont adopté leur position de négociation sur la loi sur l’IA. Les négociations vont maintenant commencer avec les pays de l’Union au sein du Conseil sur la forme finale de la loi. Ce cadre réglementaire fait suite à la publication en 2018 d’une une charte éthique européenne sur l’utilisation de l’IA dans les systèmes juridiques. Celle-ci est composée de cinq principes fondamentaux : assurer une conception et une mise en œuvre des outils et des services d’intelligence artificielle qui soient compatibles avec les droits fondamentaux, prévenir spécifiquement la création ou le renforcement de discriminations entre individus ou groupes d’individus, utiliser des sources certifiées et des données intangibles, rendre accessibles et compréhensibles les méthodologies de traitement des données et, enfin, bannir une approche prescriptive et permettre à l’usager d’être un acteur éclairé et maître de ses choix. Aux USA, où les enjeux liés à l’intelligence artificielle font l’objet d’un intérêt croissant, deux projets de loi bipartisans distincts sur l’intelligence artificielle ont été présentés en juin dernier. Le premier a pour but d’obliger le gouvernement américain à faire preuve d’une transparence totale lorsqu’il utilise l’intelligence artificielle pour interagir avec les citoyens. Cette loi leur permettrait également de faire appel de toute décision prise par l’intelligence artificielle. Le second projet de loi vise quant à lui à créer un nouveau bureau chargé de veiller à ce que les USA restent compétitifs dans la course aux nouvelles technologies, notamment par rapport à la Chine, son grand rival dans ce domaine. D’autres solutions existent également pour lutter contre les biais algorithmiques : l’adoption de principes éthiques qui restent malgré tout difficilement codables ; l’invention d’un serment d’Hippocrate réservés aux datascientists qui prendrait la forme d’un code de conduite comprenant des principes moraux incontournables, etc.

Demain, des « juges-robots » ?

Une fois débarrassés de leurs biais, les algorithmes pourraient-ils modifier la façon dont la justice est rendue dans nos démocraties ? Dans quel contexte sociétal s’inscrirait une utilisation massive de l’intelligence artificielle au service du droit ? Verrons-nous émerger des « juges-robots » pour rendre la justice ? Autant de questions qui posent avant tout celle de la puissance d’exécution et de traitement des ordinateurs actuels.  

A moyen terme, pour nous aider, l’intelligence artificielle devra tout d’abord pouvoir traiter beaucoup de données en un temps record, bien plus rapidement qu’elle ne réussit à le faire actuellement, à l’image de notre cerveau, qui dispose d’une puissance de calcul de 1 zettaflop, ce qui lui permet de réaliser 1 000 milliards de milliards d’opérations par seconde ! Dans un ordinateur, le processeur est la pièce équivalente à notre cerveau. C’est lui qui effectue tous les calculs. Pour y arriver, il travaille sur les données stockées en mémoire, et tout ce que l’on voit à l’écran, sur le réseau ou sur le disque dur, constitue le résultat de ces travaux. Jusqu’à très récemment, les ordinateurs savaient traiter beaucoup de données mais pas suffisamment pour rivaliser avec notre cerveau. Pour obtenir une puissance de calcul inégalée, certains États comme la Chine ou des entreprises comme Google, Intel ou IBM se sont alors tournées vers les supercalculateurs comme Frontier, le plus puissant au monde, qui traite plus d’un milliard de milliards d’opérations par seconde. Mais pour beaucoup d’ingénieurs et d’informaticiens, l’avenir est désormais aux ordinateurs qui utilisent les propriétés quantiques de la matière pour repousser encore plus leurs capacités d’analyse et de traitement. L’informatique quantique repose notamment sur l’un des principes de la physique quantique appelé superposition. Selon cette mécanique, un objet peut avoir deux états en même temps. Ainsi, une pièce de monnaie peut être à la fois pile et face, alors que dans le monde « classique », elle ne peut être que l’un ou l’autre à la fois. Cet ordinateur quantique serait capable de réaliser des opérations sans équivalent et de faire plusieurs calculs à la fois, contrairement aux ordinateurs actuels qui doivent les réaliser les uns après les autres, aussi rapides soient-ils. Ces nouveaux ordinateurs pourraient bien révolutionner de nombreux secteurs industriels en permettant de passer d’une intelligence artificielle faible — celle que nous connaissons finalement actuellement — à une intelligence artificielle plus forte, capable de raisonner presque comme un humain. Les métiers d’avocats, de magistrats et de juges devraient alors disparaître, dépassés par les capacités d’exécution des algorithmes du futur. Il n’est donc pas impossible qu’à long terme des « avocats-robots » défendent leurs clients face à des « juges-robots » dans des tribunaux qui ont évolué vers un format digital. Dystopique ? Sans doute. C’est pourtant la voie empruntée par l’Estonie dont le gouvernement a développé une intelligence artificielle capable de rendre de façon autonome des jugements dans des délits mineurs, dont les dommages sont inférieurs à 7.000 euros. Comment ? Tout simplement grâce à une plateforme en ligne dédiée sur laquelle chaque partie renseigne les données nécessaires aux algorithmes du logiciel pour rendre leur verdict, comme les informations personnelles ou les preuves éventuelles.

En conclusion, l’essor de l’intelligence artificielle dans le secteur juridique est incontestable, apportant des avantages significatifs en termes d’efficacité et d’accessibilité à la justice. Cependant, les préoccupations concernant les biais algorithmiques et la protection des données personnelles exigent une réglementation rigoureuse et des audits indépendants pour garantir l’équité et la neutralité. À long terme, l’idée de « juges-robots » pourrait devenir une réalité, mais elle devra être abordée avec précaution pour préserver les valeurs essentielles de notre système judiciaire. En somme, l’avenir de la justice sera le fruit d’un équilibre entre la technologie et les principes éthiques.

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Cet article revient sur les divers débats des dernières décennies autour de la fin de vie. Alors que le gouvernement souhaite prochainement légiférer en la matière, il propose que le futur « modèle français » de la fin de vie ne se limite pas à l’assistance au suicide et autorise l’euthanasie. Il revient également sur la place centrale du médecin dans l’accompagnement vers la fin de vie.

« Nous sommes tous concernés, par essence, par la fin de vie. »

Emmanuel Macron, le 3 avril 2023 lors de la remise du rapport de la convention citoyenne sur la fin de vie.(1)

Voilà. C’est avec cette idée, ancrée en chacun d’entre nous, qu’Emmanuel Macron a mis (pour de bon) la fin de vie à l’agenda politique. Si le sujet est maintenant au cœur du débat public, il faut souligner que ce n’est pas la première fois qu’il anime notre vie politique. Depuis 2016 et la loi « Claeys-Leonetti »(2), qui régit la prise en charge de la fin de vie en France, les propositions de loi et rapports sur le sujet vont bon train. Rien qu’au cours de la dernière législature, c’est ni plus ni moins que 4 propositions de loi  (3)(4)(5)(6)  qui ont été déposées afin de légaliser l’aide active à mourir (3 à l’Assemblée nationale et 1 au Sénat). De l’autre côté, les sondages soulignent depuis plusieurs années que les Français et Françaises souhaitent que l’aide active à mourir soit mise en place dans notre pays. En février 2022, ils étaient 94% à être favorable à la légalisation de l’euthanasie(7). 89% en ce qui concerne l’assistance au suicide(7). Ce soutien massif des Français et des Françaises à la mise en place de l’aide active à mourir ne date, par ailleurs, pas d’hier. Depuis 2010, l’ensemble des enquêtes de l’IFOP sur la fin de vie ont toujours obtenu plus de 90% de réponse favorable à la légalisation de l’euthanasie(7). Seul le dernier sondage de l’institut sur le sujet, datant d’avril 2023, a donné des résultats plus mesurés, avec 70% des sondés en faveur de l’instauration de l’aide active à mourir(8). Quoi qu’il en soit, on ne peut que constater qu’à minima deux tiers des Français et Françaises souhaitent que la loi évolue en la matière.

C’est donc très logiquement que nous sommes désormais passés à une nouvelle étape. Celle de l’action. Notre législation concernant la fin de vie va évoluer dans les prochains mois. Tout le monde, citoyens, professionnels de santé et responsables politiques, sait que l’heure est venue que nous passions un cap sur le sujet. Emmanuel Macron lui-même, malgré ses réticences personnelles, a compris qu’il était vain de garder plus longtemps ce sujet sous le tapis. Sous la houlette de Claire Thoury(9), la Convention citoyenne pour la fin de vie a tenu ses promesses. Par la délibération, l’échange et l’écoute, cette dernière a rendu un avis clair et précis qui guide dorénavant tous les débats sur le sujet : oui, il faut mettre en place une aide active à mourir. Comprenant que « cette production citoyenne n’est pas un énième rapport »(9) sur la fin de vie, le Président de la République a annoncé qu’un projet de loi allait être proposé à la « fin de l’été 2023 »(1). Ce dernier a pour objectif de construire le « modèle français » de la fin de vie(1), un modèle qui serait encadré par « des lignes rouges » à ne pas franchir(1).

C’est dans ce contexte particulier que cette note se positionne. Il est inutile de débattre à nouveau du bien-fondé ou non, de l’aspect éthique ou immoral de la légalisation de l’aide active à mourir. Ce débat a déjà eu lieu, à de multiples reprises, et a été tranché de longue date dans les consciences de nos concitoyens. L’idée n’est pas « de dire que certains ont tort et que d’autres ont raison »(10) ou qu’ « un consensus absolu »(10) existe sur le sujet. Simplement, il apparaît important de rappeler qu’un avis plus que majoritaire existe dans notre société sur ce point et qu’il doit être respecté.

Inutile également de revenir sur le sujet (pourtant ô combien important) des investissements massifs que nous devons réaliser en matière de soins palliatifs pour que la France dispose d’un système palliatif digne de ce nom. Pour comprendre la gravité de la situation, un simple rappel des chiffres suffit. Fin 2021, 21 départements français ne disposaient toujours pas du moindre service de soins palliatifs(11). A la même période, la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFASP) estimait que, faute de moyens, seulement 30% des patients qui en avaient besoin ont effectivement eu accès à des soins palliatifs(12). Nous ne parlons même pas des lacunes abyssales qui existent en matière de culture et de recherche médicale sur le sujet ou en matière de déploiement des soins palliatifs hors de l’hôpital, en EHPAD ou à domicile. Alors que 82% des Français et Françaises souhaitent mourir chez eux(13), ces divers points ne pourront être indéfiniment ignorés sur l’autel de la sainte rigueur budgétaire de Bercy. Si le Président a annoncé la mise en place prochaine d’« un plan décennal national pour la prise en charge de la douleur et le développement des soins palliatifs, avec les investissements qui s’imposent »(1), il est plus qu’incertain que ce dernier advienne demain. Alors que le Gouvernement souhaite réaliser 15 Milliards d’euros d’économies sur le prochain budget(14), le moins que l’on puisse dire, c’est que le doute est permis. Dans ce monde novlanguien où la macronie dit tout et son contraire, nous sommes loin de voir advenir le modèle de soins palliatifs que nous appelons de nos vœux.

Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, le débat public sur la fin de vie se cristallise autour des conditions, critères et principes sur lesquels va se construire ce fameux « modèle français » de la fin de vie. Plusieurs points cruciaux, pour les personnes prises en charge comme pour les soignants, n’ont aujourd’hui pas été tranchés. Afin d’éviter de reproduire les erreurs du passé et permettre qu’advienne une loi qui fasse (autant que possible) consensus, nous avons besoin d’un modèle cohérent et global. Ce dernier doit permettre à chacun d’imaginer de manière apaisée sa fin de vie, sans pour autant que les soins qui y sont associés soient sources de mal-être pour les professionnels de santé. Face aux craintes multiples et légitimes qui existent sur ce sujet, ce texte souhaite proposer un modèle fondé avant tout sur l’humain et répond clairement aux interrogations concrètes concernant le futur modèle de l’aide active à mourir à la française. Car, quitte à légiférer, autant le faire vraiment et correctement.

Partir de l’existant et élargir le public concerné

Pour imaginer un nouveau modèle, mieux vaut connaître l’actuel. En l’occurrence, l’actuel « modèle français » de la fin de vie, c’est celui des lois Leonetti(15) et Claeys-Leonetti(2). Adoptées en 2005 et 2016, ces deux lois ont permis l’instauration des principaux mécanismes en vigueur en matière de fin de vie dans notre pays. Création des directives anticipées (DA)(16) et de la personne de confiance(17), clarification des conditions de l’arrêt des traitements au titre du refus de l’obstination déraisonnable(18), mise en place d’une procédure de « sédation profonde et continue jusqu’au décès »(19) (SPCJD) accessible à toute personne dont le pronostic vital est engagé à court terme… Indéniablement, ces lois ont représenté de véritables avancées pour une fin de vie plus digne, apaisée et accompagnée en France. Reconnaître l’importance de ces lois est primordial. Demain, l’expérience et la pratique de ce modèle ne devra pas être reniée. C’est en partant de l’existant que pourra advenir une prise en charge équilibrée qui ne reproduit pas les problèmes actuels sur le sujet.

Car oui, s’il ne faut pas jeter l’opprobre sur les lois Leonetti et Claeys-Leonetti, il est nécessaire de constater les limites de ces deux textes. La première de ces limites, qui en induit d’autres, est qu’elles sont méconnues par la plupart de nos concitoyens. Puisque ces deux lois sont inconnues du grand public, les mécanismes qu’elles instaurent le sont également. Ainsi, selon une enquête d’octobre 2022 du Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie (CNSPFV)(20), seuls 18% des Français et des Françaises es connaissent les DA (33 % pour les plus de 65 ans) et moins de 8 % de nos compatriotes les ont rédigées ! Problème, les DA sont un élément central de notre modèle actuel. Dans les cas où le patient est inconscient (donc incapable de stipuler lui-même sa volonté concernant la prise en charge de sa fin de vie), ce sont les DA qui font autorité, ces dernières ayant un caractère contraignant pour le corps médical. Or, en l’absence de DA, les soignants et les proches du patient se retrouvent dans une situation délicate où les opinions de chacun peuvent s’affronter, au détriment de l’intérêt du patient. Le cas de Vincent Lambert en est l’exemple parfait(21). N’ayant pas écrit ses DA ou désigné de personne de confiance, il s’est retrouvé au milieu d’une terrible querelle entre ses proches et a vu ses jours être éternisés plus que de raison. Devant le cas de l’ancien infirmier, resté près de 11 ans dans un état végétatif, il est évident que la méconnaissance de l’existence des DA par les Français et les Françaises représente un défaut majeur du modèle actuel.

Pour remédier à ce problème, et face aux échecs des différentes campagnes de communication qui ont été impulsées sur le sujet, il est nécessaire que soit instauré une dynamique d’échanges obligatoire sur le sujet entre soignants et patients. D’abord à caractère incitatif avant 18 ans, ces échanges sur les DA deviendraient, selon le modèle ici proposé, obligatoire après 18 ans pour tous les professionnels de santé si aucunes DA n’ont été rédigé par le patient pris en charge. Afin que les soignants sachent facilement si une personne a rédigé ses DA, un système de poinçonnage sur la carte vitale serait instauré. Ce poinçonnage serait réalisé par l’Assurance maladie pour toute nouvelle carte vitale transmise après la rédaction des DA ou par le soignant au moment du recueil par ce dernier de la DA (avec un outil de poinçonnage transmis là aussi par l’Assurance maladie).

Concernant l’échange à proprement parler, ce dernier suivrait la logique suivante :

  1. Après chaque prise en charge et demande de la carte vitale, les démarches suivantes doivent être entreprises :
  • Si l’absence de DA est constatée par le médecin traitant du patient, alors ce dernier est dans l’obligation de démarrer une discussion avec la personne concernée afin qu’elle exprime ses DA. Une fois exprimée, le médecin inscrit ces dernières dans le Dossier Médical Partagé (correspond à Mon espace Santé) du patient avec ce dernier. Dans ces cas de figure, il serait possible que l’inscription dans le Dossier Médical Partagé soit déléguée à un personnel administratif après l’échange(22)
  • Si l’absence de DA est constatée par un autre professionnel de santé ou un médecin généraliste qui n’est pas le médecin traitant du patient, alors il n’est pas obligé de récolter ses DA mais peut le faire s’il le souhaite. Cependant, si le soignant concerné ne souhaite pas réaliser cette procédure de dialogue, il est dans l’obligation de référer au médecin traitant du patient l’absence de DA pour ce dernier afin qu’il sache qu’il s’agit d’un sujet devant être aborder lors de leur prochain rendez-vous.
    • Si le patient en question ne dispose pas de médecin traitant, alors tout médecin généraliste qui le prend en charge se voit dans l’obligation de récolter ses DA. Les autres professionnels de santé, quant à eux, ne sont soumis à aucune obligation dans ce type de situation.
  • À la suite de la rédaction des DA, une procédure de rappel est lancée par l’Assurance maladie dans chaque CPAM. Sur un modèle très similaire à celui de l’Etablissement français du sang(23), les personnes concernées sont ainsi recontactées tous les 5 ans par les services de l’Etat pour s’assurer que ces dernières ont toujours les mêmes volontés concernant leurs DA.
  1. Enfin, si un individu n’a toujours pas de DA après ses 25 ans (ce qui serait exceptionnel vu le dispositif ici imaginé), alors la plateforme de rappel de l’Assurance maladie que nous venons de présenter a pour mission de contacter ce dernier, à intervalles réguliers, afin de récolter ses DA.

Par le biais de cette procédure simple, opérationnelle et obligatoire, nous nous donnons les moyens d’atteindre un objectif ambitieux mais nécessaire : s’approcher des 100% de Français et de Françaises ayant rédigé leurs DA.

Outre cette importante limite concernant les DA, un autre point sensible pose problème. Il s’agit du public concerné par la législation actuelle. Aujourd’hui, la loi autorise la SPCJD uniquement pour les personnes touchées par « une affection grave et incurable et dont le pronostic vital est engagé à court terme »(2) lorsque ces dernières « présente[nt] une souffrance réfractaire aux traitements »(2) ou lorsque la dégradation rapide de leurs états de santé provoque ou va provoquer « une souffrance insupportable »(2). S’il est louable d’avoir inscrit dans la loi l’idée de préserver les individus d’une « souffrance insupportable »(2), il apparaît immoral de limiter cette volonté aux seules personnes dont le pronostic vital est engagé à court terme. Aujourd’hui, notre pays fait face à une situation où des personnes souffrant de maladies incurables et qui vont connaître une forte dégradation de leurs états de santé ne peuvent avoir accès à une SPCJD. Les personnes souffrant de maladies invalidantes et incurables de type neurodégénératives ou cancéreuses(24) sont ainsi mises de côté par notre législation. Presque cyniquement, elles sont ainsi obligées d’endurer, pendant plusieurs mois ou années, des douleurs toujours plus insupportables ; de subir la dégradation constante de leur état de santé pour que, finalement, à la toute fin, la puissance publique accepte de bien vouloir les soulager. Laisser ces personnes dans ces situations et leur refuser d’éviter ces souffrances est anormal. Chacun est libre de choisir, une fois la maladie incurable constatée, s’il souhaite continuer à vivre ou si, au contraire, il souhaite partir et s’épargner des souffrances futures.

Pour cette raison, il est indispensable que la prochaine législation en la matière supprime l’obligation du pronostic vital engagé à court terme. Les personnes dont le pronostic vital est engagé à moyen terme ont le droit d’accéder à une fin de vie digne et accompagnée. Rien ne justifie de soulager les uns et de ne pas soulager les autres. Quand la maladie conduit inéluctablement à la mort, rien ne justifie d’attendre le dernier moment pour répondre aux désirs des personnes concernées. Quand la maladie fait souffrir et que l’on ne peut la soigner, répondre aux demandes des malades est la seule chose qui compte véritablement. Car, quitte à légiférer, autant le faire pour répondre aux désirs des personnes dont les jours sont comptés.

Quitte à légiférer, autant aller jusqu’au bout : l’euthanasie plutôt que l’assistance au suicide

Comme nous l’avons dit, la mise en place d’une aide active à mourir va avoir lieu en France. Si débat il n’y a pas sur ce point, cela est loin d’être le cas concernant la nature de cette aide. 2 possibilités existent aujourd’hui : l’assistance au suicide et l’euthanasie. L’assistance au suicide consiste en une prise en charge médical de la fin de vie du patient mais, dans ce cas de figure, l’administration de la solution létale est réalisée par le patient lui-même. C’est donc le patient qui met fin à ses jours. L’euthanasie consiste, elle, en la même chose à la seule différence que l’administration de la solution létale est faite par une personne tierce, en l’occurrence un soignant. Le patient consent donc à sa mort mais n’est pas celui qui se la donne. Entre assistance au suicide et euthanasie, ce sont donc deux approches de la fin de vie qui s’affrontent : faut-il aller au bout de la logique d’assistance et permettre aux personnes de « déléguer » leur suicide à une autre personne ou bien faut-il que l’individu conserve une part de responsabilité et soit donc celui qui se tue.

Face à ce dilemme, le présent modèle fait le choix de l’euthanasie.

Pourquoi ?

D’abord parce que l’euthanasie permet de répondre à toutes les situations dans lesquelles un droit à la fin de vie peut être invoqué. En effet, les personnes inconscientes, paralysées ou en incapacité de s’administrer elles-mêmes un produit létal ne peuvent pratiquer une assistance au suicide. De facto, ces cas conduisent à la mise en place de procédures d’exception autorisant l’euthanasie pour les personnes concernées(25). Faire le choix de l’assistance au suicide, c’est décidé d’instaurer une législation où du flou peut apparaître concernant le fait de savoir si tel ou tel cas est sujet à une assistance au suicide ou à une euthanasie. Face à cela, nous préférons un modèle simple et lisible de tous : l’euthanasie.

Ensuite car l’euthanasie est ce qui se rapproche le plus de la logique de SPCJD. Si le recours à la SPCJD est aujourd’hui très rare, la légalisation de l’euthanasie s’inscrit dans la continuité du cadre actuel. En effet, pour la SPCJD comme pour l’euthanasie, ce sont les soignants qui administrent la solution qui provoquent le décès(26). Cette continuité permettra au nouveau « modèle français » de la fin de vie de s’appuyer sur les apprentissages et pratiques déjà emmagasinés avec la SPCJD. Les connaissances et la formation en soins palliatifs accusant un fort retard dans notre pays, il est primordial que le futur modèle de la fin de vie ne conduise pas à une approche trop différente de celle actuelle.

Faire le choix de l’euthanasie, c’est donc faire le choix de la continuité des savoir-être et des savoir-faire qui se sont développé ces dernières années dans notre pays. Faire le choix de l’assistance au suicide c’est, au contraire, prendre le risque de lancer les soignants dans un tout nouveau type de procédure. Faire ce choix, c’est prendre le risque que des erreurs, des mauvaises pratiques émergent au début du nouveau « modèle français » de la fin de vie. Pour éviter cela, la légalisation de l’euthanasie nous semble préférable. La légalisation de l’euthanasie est également le meilleur moyen de répondre à une crainte majeur des soignants : celle d’outrepasser le cadre défini par la loi(11). C’est ce qui se passe aujourd’hui avec la loi Claeys-Leonetti et qui explique, en partie, la faible utilisation de la SPCJD. La frontière entre la SPCJD et l’euthanasie étant perçue comme floue, les soignants ont aujourd’hui une vraie crainte de dépasser le cadre légal et donc de faire l’objet de poursuites judiciaires. Avec l’euthanasie, les soins terminaux dispensés par les professionnels de santé deviennent lisibles et ne peuvent être sujet à interprétation. Conséquence, les soignants seront mieux protégés et pourront soulager efficacement les patients.

Enfin (et surtout), si nous prônons l’euthanasie plutôt que l’assistance au suicide, c’est pour une idée simple : quitte à mettre en place une aide active à mourir, autant aller jusqu’au bout de la démarche. Sur ce point, une explication s’impose.

L’aide active à mourir répond à un idéal moral, celui de soulager les personnes en fin de vie de toutes leurs souffrances afin qu’ils puissent partir de façon apaisée. Or, si l’assistance au suicide permet d’abréger les souffrances physiques de la personne concernée, il ne répond en rien à celles psychologiques qui peuvent naître lors d’une telle épreuve. En obligeant les personnes à s’administrer elle-même une solution létale, l’assistance au suicide fait le choix de ne pas les accompagner jusqu’au bout et les laissent seules face à leurs souffrances morales autour du fait « de se donner la mort ». Pour le dire crument, les personnes souffrant de maladies incurables et qui souhaitent user de l’aide active à mourir plutôt que des formes « classiques » du suicide le font justement pour ne pas avoir à se retrouver, psychologiquement et moralement, devant les souffrances importantes liés au fait de mettre fin à ses jours. Sauter dans le vide de « la vie après la mort » est vertigineux, effrayant et angoissant. C’est l’inconnu qui nous attend, l’endroit d’où l’on ne revient pas. Toutes et tous nous savons combien l’arrivée de la mort peut être éprouvante et combien être apaisé moralement à la fin de son existence est un objectif hardi auquel il n’est pas facile d’avoir accès. C’est pour cette raison que nous ne pouvons-nous satisfaire d’une solution qui ne soulage pas psychologiquement les personnes prises en charge(27), surtout que 77% des Français et des Françaises souhaitent être soulagés sur ce point lors de leurs fins de vie(20). Au contraire, l’euthanasie, en déléguant l’administration de la solution létale à un soignant qualifié, permet aux personnes concernées de ne plus avoir à porter (totalement du moins) le poids de se donner la mort. Avec l’euthanasie, nous allons au bout des choses en réduisant, autant que possible, les souffrances psychologiques des patients qui vivent leurs derniers souffles. Avec l’euthanasie, nous cherchons à soulager les personnes qui vont mourir sur tous les plans.

Mais si nous cherchons à épargner les patients en fin de vie de leurs souffrances, il est également nécessaire de ne pas créer des souffrances et du mal-être chez les soignants. Aujourd’hui, l’aide active à mourir fait consensus dans le corps médical. Problème, elle fait consensus contre elle. Ce rejet est particulièrement fort au sein de la famille des soins palliatifs. Selon une étude d’opinion commandée par la SFASP en septembre 2022, 85% des acteurs français du soins palliatifs déclarent être défavorables à l’idée de provoquer intentionnellement la mort d’un patient(28). Dans le cadre de cette enquête, 34% des soignants énonçaient également qu’ils démissionneraient s’ils devaient demain réaliser une injection létale à un patient et 35% qu’ils feraient usage de la clause de conscience pour ne pas avoir à pratiquer un tel soin(28),(29). Il existe donc un réel risque que l’évolution de la loi en la matière provoque une cassure profonde entre les citoyens et les professionnels de santé. Alors qu’il nous faut redoubler d’efforts pour doter notre pays d’un système de soins palliatifs dignes de ce nom, cette menace ne doit pas être ignorée. Quand seul 6% des médecins et infirmiers se disent prêt à réaliser l’euthanasie d’un patient(28), il est nécessaire de réfléchir à une solution qui évite que soignants et personnes en fin de vie aient des aspirations contradictoires. Ce n’est pas en construisant sur de la discorde que nous pourrons faire advenir le modèle de la fin de vie apaisée que nous appelons de nos vœux. L’identité du soignant en charge de ces soins ultimes est donc primordiale.

Le soignant qui nous accompagne jusqu’à la fin, c’est celui dont on est le plus proche : la place centrale du médecin traitant

Face à cette question, une réponse s’impose : une fin de vie apaisée allant de pair avec la présence de ses proches, il faut que le soignant administrant la solution létale soit également proche du patient. C’est pour cette raison que le médecin traitant est le soignant le plus à même de réaliser ce soin ultime.

Le modèle ici présenté fait du médecin traitant sa pierre angulaire. C’est lui qui, idéalement, aborde le sujet de la fin de vie et récolte les DA de la personne concernée. C’est lui qui, du fait de la régularité de ses échanges avec le patient, a la capacité de bien le connaître, notamment concernant ses convictions et aspirations autour de la fin de vie. Enfin, c’est lui qui, du fait de sa connaissance de la personne concernée et de ses souffrances, est le plus capable de le comprendre et donc, comme le souhaite les proches d’un patient faisant face à des « souffrances insupportables », de souhaiter abréger ses souffrances. Il est donc raisonnable de penser qu’il s’agit de la personne la mieux placée pour pratiquer, avec humanité et apaisement, le dernier soin de son patient.

La fin de vie est un moment particulier dans lequel l’entourage compte grandement. Pour le patient, savoir qu’un professionnel de santé qu’il connaît de longues dates s’occupent de sa mort est un élément d’une grande importance. Pour le médecin traitant, sans pour autant penser qu’il s’agit d’un acte « facile » ou « banal », il est le professionnel de santé pour lequel ce type de lien sera le moins douloureux. En connaissant son patient et la souffrance qu’il endure, le médecin traitant est le professionnel de santé le plus en capacité de comprendre, au plus profond de son être, qu’il ne tue pas quelqu’un mais qu’il le libère. C’est par ce lien de proximité entre soignants et patients que le présent modèle créer de l’apaisement autour des actes d’euthanasie. C’est également grâce à ce lien que les médecins traitants pourront demain avoir une bonne perception de l’environnement familial et humain qui entoure le patient afin d’éviter des « dérives »(30).

Dans le détail, la prise en charge des soins terminaux serait donc réalisée par le médecin traitant de la personne concernée. Ces actes médicaux pourront être réalisés au domicile du patient (particulièrement pour les pronostics vitaux engagés à moyen terme) mais également en soin palliatif (particulièrement pour les pronostics vitaux engagés à court terme). Afin de respecter les convictions de chacun, une clause de conscience sera à la disposition des médecins généralistes qui ne souhaitent pas pratiquer l’euthanasie. Sur un modèle similaire à l’IVG, l’application de cette clause serait conditionnée à l’information préalable du patient par le médecin lui-même de l’activation de cette clause de conscience par ce dernier(31). À la suite de cette information, le médecin traitant aura également l’obligation de référer à l’Assurance Maladie qu’il fait valoir sa clause de conscience. Cela conduit à l’ouverture d’une procédure par la CPAM du département en question. Cette dernière vise à ce que la puissance publique (par le biais du système de rappel téléphonique et de mailing dont nous avons parlé précédemment) puisse proposer un autre professionnel de santé au patient concernée. Cette démarche doit permettre à ce dernier de choisir qui lui donne la mort et d’entreprendre, s’il le souhaite, des démarches afin de mieux connaître le soignant en question.

Cependant, si le médecin traitant est, par principe, le professionnel de santé privilégié pour réaliser l’euthanasie des patients qui le souhaitent, il n’est pas le seul que la nouvelle législation autoriserait à pratiquer ce type de soins. Dans notre modèle, l’ensemble des soignants disposant d’un statut de médecin (qu’il soit généraliste ou spécialisé) ont également la possibilité de pratiquer l’euthanasie, tout comme les infirmières en pratique avancée (IPA) lorsqu’un suivi régulier existe entre elles et le patient(32). Ainsi, les patients qui le souhaitent peuvent, à tout moment, écrire un courrier à leur CPAM ou réaliser une démarche en ligne (sur Mon espace santé) pour demander que le soignant en charge de leur décès ne soit pas leur médecin généraliste. Dans ces cas de figure, après étude de la compatibilité statutaire du soignant concerné par cette demande, une demande de confirmation d’acceptation de la demande est envoyée au professionnel de santé afin que ce dernier confirme qu’il accepte cette tâche. C’est uniquement une fois la confirmation transmise par le soignant à sa CPAM (par courrier) ou à l’Assurance maladie (sur Mon espace santé) que le professionnel de santé référent pour la fin de vie de la personne concernée change.

Enfin, afin de compléter ce dispositif, le présent modèle prévoit une procédure d’urgence. Cette dernière doit permettre, dans les cas où le pronostic vital est engagé à court terme et qu’un imprévu dans la prise en charge de l’euthanasie du patient est constatée(33), alors le patient ou sa personne de confiance (si le patient est inconscient) dispose de la possibilité de désigner rapidement un nouveau soignant en charge de l’euthanasie de la personne concernée. Cette désignation d’urgence est matérialisée par un accord signé par le professionnel de santé et le patient (ou son représentant) et se fait alors sans validation de la part de l’Assurance maladie(34). Dans ce type de situation, on peut notamment imaginer que c’est le médecin chargé du service palliatif où la personne est accueillie qui s’occupe de l’administration des soins terminaux de l’individu en question.

 

Massification des directives anticipées ; élargissement du public pouvant accéder à des solutions létales en cas de pronostic vital engagé ; euthanasie plutôt que l’assistance au suicide ; administration de l’aide active à mourir par un soignant proche du patient… Voici les principales lignes que ce modèle propose afin qu’émerge, demain, une vraie logique de fin de vie apaisée et accompagnée dans notre pays.

 

Alors que le débat parlementaire sur le futur « modèle français » de la fin de vie approche, espérons que les solutions ici apportées servent de guide à toutes celles et ceux qui souhaitent qu’advienne un idéal humaniste, empathique et tendre de la prise en charge de la fin de vie en France.

Notes et références :

(1)(2023, April 3). Fin de vie: ce quil faut retenir du discours dEmmanuel Macron après les conclusions de la convention citoyenne. https://www.francetvinfo.fr/societe/euthanasie/fin-de-vie-ce-qu-il-faut-retenir-du-discours-d-emmanuel-macron-apres-les-conclusions-de-la-convention-citoyenne_5749568.html

(2)Loi N° 2016-87 DU 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie (1). Loi n° 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie (1) – Légifrance. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000031970253

(3)Proposition de Loi N°3755. Assemblée nationale. (2021, January 21). https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b3755_proposition-loi  

(4)Proposition de Loi N°288. Assemblée nationale (2017, October 17). https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b0288_proposition-loi

(5)Proposition de Loi N°288. Assemblée nationale (2017, December 20). https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b0288_proposition-loi

(6)Droit à mourir dans la dignité. Sénat (2020, November 17). https://www.senat.fr/leg/ppl20-131.html

(7)Le regard des Français sur la fin de vie. Ifop (2022, October). https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2022/10/119480-Resultats-VF.pdf

(8)Les Français et la convention sur la fin de vie. Ifop (2023, April 3). https://www.ifop.com/publication/les-francais-et-la-convention-citoyenne-sur-la-fin-de-vie-ifop-journal-du-dimanche/

(9)Claire Thoury est une grande spécialiste des questions d’engagement en France, spécialement en ce qui concerne l’engagement de la jeunesse. Ancienne déléguée générale d’Animafac (2017-2021), elle préside le Mouvement associatif depuis le mois d’avril 2021 et est membre du Conseil Économique Social et Environnemental (CESE). C’est dans le cadre de ces fonctions au CESE qu’elle a présidé le Comité de gouvernance de la Convention citoyenne sur la fin de vie.

(10)(2023, February 4). Convention Citoyenne pour la fin de vie: pas un énième rapport avec une quête de consensus absolu, selon La Présidente du comité de gouvernance.

https://www.francetvinfo.fr/societe/euthanasie/convention-citoyenne-pour-la-fin-de-vie-pas-un-enieme-rapport-avec-une-quete-de-consensus-absolu-selon-la-presidente-du-comite-de-gouvernance_5639969.html

(11)L’essentiel sur la mission d’évaluation de la loi du 2 février 2016… Assemblée nationale. (2023, March). https://www2.assemblee-nationale.fr/content/download/601078/5780872/version/1/file/Synth%C3%A8se+de+l%27%C3%A9valuation+de+la+loi+Claeys-Leonetti+vdef.pdf

(12)Rapport d’information pour des Soins Palliatifs accessibles … Sénat. (2021, September 29). https://www.senat.fr/rap/r20-866/r20-866-syn.pdf

(13)L’Obs. (2013, March 18). 81% des Français veulent mourir Chez Eux… https://www.nouvelobs.com/societe/20130318.OBS2277/81-des-francais-veulent-mourir-chez-eux.html#:~:text=SEL%20AHMET%2FSIPA)-,…,de%20la%20fin%20de%20vie.&text=S’il%20est%20encore%20impossible,moins%20en%20choisir%20le%20lieu

(14)Rioux, P. (2023, August 23). Bouclier tarifaire, niches fiscales, taxes, franchises médicales… Les pistes du gouvernement pour faire 15 milliards d’économies dans le budget 2024. La Dépêche. https://www.ladepeche.fr/2023/08/23/budget-2024-les-pistes-de-lexecutif-pour-faire-15-milliards-deconomies-11409323.php

(15)Loi n° 2005-370 DU 22 Avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie (1). Legifrance. (2005, April 22). https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000446240/

(16)Les Directives Anticipées. Parlons Fin de Vie. (2023, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/les-directives-anticipees

(17)La personne de confiance. Parlons Fin de Vie. (2023a, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/personne-de-confiance/

(18)L’acharnement thérapeutique. Parlons Fin de Vie. (2023b, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/lobstination-deraisonnable/

(19)La sédation profonde. Parlons Fin de Vie. (2023b, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/la-sedation-profonde-et-continue-jusquau-deces/

(20)Les Français et la fin de vie: état des Connaissances et attentes des citoyens. Parlons Fin de Vie. (2023, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/les-francais-et-la-fin-de-vie/

(21)Favereau, E. (2019, July 11). L’affaire Vincent Lambert en Sept chapitres. Libération. https://www.liberation.fr/france/2019/07/11/l-affaire-vincent-lambert-en-sept-chapitres_1738587/

(22)Afin d’éviter une surcharge de travail pour le médecin

(23)A ce titre, l’idée est ici de réaliser des opérations de mailing et d’appels téléphonique par des équipes spécifiquement missionnées pour réaliser cette activité

(24)Voici une liste non-exhaustives des principales maladies dont nous parlons ici : maladies d’Alzheimer, syndrome Parkinsonien, la démence à corps de Lewy, la Sclérose Latérale Amyotrophique (communément appelé maladie de Charcot), la sclérose en plaques, la neurofibromatose de type 2, le syndrome Cérébelleux, la chorée de Huntington, l’ataxie de Friedich, les cancers incurables, les paralysies partielles ou totales consécutives à un AVC, à des troubles neurovasculaires ou à un accident, les polypathologies du grand âge

(25)Les cas dont nous parlons ici, s’ils ne sont pas majoritaires, sont assez fréquents

(26)De manière directe pour l’euthanasie et indirecte pour la SPCJD

(27)L’exemple de l’Oregon est très intéressant sur ce point. Dans cet Etat américain où l’assistance au suicide est légale, on constate que le non-accompagnement des patients amène finalement un tiers des personnes concernés à renoncer, au dernier moment, à s’administrer la solution létale. Un autre tiers des patients disposant d’une autorisation de l’assistance au suicide font le choix de ne pas se procurer le produit létal auquel ils ont le droit. Ces chiffres peuvent conduire à plusieurs interprétations. Pour ma part, je considère que le tiers de personne reculant finalement à se tuer prouve bien la difficulté et souffrance qui existe chez les personnes concernées à devoir réaliser le geste ultime. Ils souhaitent mettre fin à leur jour, ne plus souffrir mais n’ont pas le « force » de se donner la mort. Concernant le tiers de personne n’allant pas récupérer le produit létal, ces cas montrent bien l’importance d’avoir une procédure qui s’étale dans le temps où les patients concernés doivent répéter à plusieurs reprises leurs volontés de mourir. La procédure aujourd’hui déjà en place pour la SPCJD inclue cette notion, elle devra être étendu en cas de légalisation de l’euthanasie.

Pour plus d’informations concernant les chiffres ici avancées : https://videos.assemblee-nationale.fr/video.12768882_63ce90a63fd32.nouveaux-droits-en-faveur-des-malades-et-des-personnes-en-fin-de-vie–auditions-diverses-23-janvier-2023 et https://www.oregon.gov/oha/PH/PROVIDERPARTNERRESOURCES/EVALUATIONRESEARCH/DEATHWITHDIGNITYACT/Documents/year23.pdf

(28)Fin de vie: Soignants et bénévoles refusent d’être les acteurs de la mort administré Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs (SFAP). (2022, July 13). https://sfap.org/actualite/fin-de-vie-soignants-et-benevoles-refusent-d-etre-les-acteurs-de-la-mort-administree

(29)Intéressant par ailleurs de souligner que les soignants interrogés dans le cadre de cette enquête réfutent à 83% l’idée que l’euthanasie soit un soin

(30)En parlant des dérives, on parle ici principalement des cas où les personnes expriment la volonté de mettre fin à leurs vies afin de ne pas être une charge pour leurs entourages ou bien car ils font le sujet d’une influence en ce sens par une ou plusieurs personnes de son entourage. Il ne faudrait pas non plus que la réalisation d’une aide active à mourir soit demandée par défaut de l’accès à une suivi et accompagnement médical de qualité. Les différentes dérives que le « futur modèle » français de la fin de vie devra éviter sont notamment mentionné dans l’avis de réserve exprimée par certains membres du CCNE dans le cadre de son rapport sur le sujet de la fin de vie.
Vous pouvez le consulter à l’aide du lien suivant : https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/2022-09/Avis%20139%20Enjeux%20%C3%A9thiques%20relatifs%20aux%20situations%20de%20fin%20de%20vie%20-%20autonomie%20et%20solidarit%C3%A9.pdf

Cette mise en garde a également été présenté plus largement par Annabel Desgrées Du Loû lors d’une des auditions de la mission d’évaluation de la loi dite « Claeys-Leonetti ». Vous pouvez la visionner avec le lien suivant : https://videos.assemblee-nationale.fr/video.12768882_63ce90a63fd32.nouveaux-droits-en-faveur-des-malades-et-des-personnes-en-fin-de-vie–auditions-diverses-23-janvier-2023

(31)Cette sensibilisation du patient serait attestée par la signature d’une décharge commune entre lui et son médecin

(32)Notamment dans le cas d’infirmiers à domicile

(33)En l’occurrence, l’idée est de prévoir les cas où les professionnels de santé prévus pour cet acte font défaut

(34)Il sert de protection juridique pour le médecin ayant accepté de prendre le relais.

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Par Benjamin Lucas, député Génération.s des Yvelines
Tout est politique. Le temps n’échappe pas à la règle. Le projet historique de la gauche vise à libérer l’individu par l’action collective. C’est aussi sa tâche que de libérer le temps en construisant ce moment où la contrainte du travail cède la place à la liberté du repos, de l’émancipation ou de l’engagement.

L’enjeu du droit aux vacances incarne parfaitement la problématique du temps libéré. Le 1er septembre 2023, plus de 3 millions d’élèves se sentiront exclus de ce moment merveilleux où l’on raconte son été et ses découvertes, source de la construction des imaginaires, des rêves, donc de la liberté de l’esprit. Cette injustice accentue les phénomènes de sédentarité, le mal-être psychologique, les inégalités sociales, culturelles et éducatives. En effet, les vacances constituent un élément fondamental de la vie en société et de la construction de l’individu. Elles permettent les pratiques sportives et culturelles, l’accès et l’apprentissage des temps sociaux collectifs. Elles développent la conscience et contribuent à la vie en société. Elles sont enfin et surtout, comme l’écrit Simone Weil à l’heure des premiers congés payés : “La joie de vivre au rythme de la vie humaine”. En un mot, les vacances sont un droit au bonheur. 

Elles le sont pour ces personnes de la vie de tous les jours auxquelles l’exposé des motifs de la proposition de loi NUPES donne la parole. Elles le sont pour Bertrand, travailleur en usine, dont le dernier départ remonte à 2019 pour qui “c’est trop cher. On ne pourra pas”. Elles le sont pour Stéphanie, assistante de direction qui “‘n’y a même pas songé”. Elles le sont pour Manuel, ouvrier chez Renault qui ne peut offrir de vacances à ses enfants alors qu’enfant il se souvient “on partait quand même, tous les ans, en Vendée, en Ardèche, dans le Sud, Perpignan”. Pour transformer cette morosité en espoir, la tâche de la gauche est de changer la vie.

C’est pourquoi deux lois ont été déposées par les parlementaires de la Nouvelle Union Populaire Écologique et Social en ce mois de juin 2023. La première, menée par six députés provenant de l’ensemble des groupes de la de chaque groupe les groupes composant la NUPES, met en avance des mesures d’urgence immédiatement applicables pour permettre le départ du plus grand nombre. La seconde est le fruit d’une démarche citoyenne, construite intégralement par des citoyennes et citoyens vivant en situation de pauvreté venus à l’Assemblée nationale dans le cadre d’un atelier des lois. 

Ces lois portent des mesures matérielles concrètes pour permettre le départ en vacances. Billet de TER illimité à 29 euros, plafonnement des prix d’avion entre la métropole et les territoires d’outre-mer durant l’été, gratuité de péage d’autoroute pour un aller-retour, gratuité de la formation BAFA et rénovation des centres de vacances délabrés, guichet unique pour les aides au départ… Autant d’outils simples à mettre en place et qui peuvent permettre à toute la population de découvrir son propre pays, de resserrer les liens familiaux et amicaux, de respirer dans une époque anxiogène et de refaire société. 

S’inscrivant dans un contexte large de mobilisation du monde associatif et intellectuel (propositions de la Fondation Jean-Jaurès, d’ATD Quart Monde, des différentes associations d’éducation populaire…), ces initiatives incarnent un renouveau utile du combat de la gauche pour la libération du temps. Un combat d’avenir, nécessaire à la reconquête des classes populaires comme à la construction d’un nouvel horizon désirable.

La question de notre usage du temps donne sens à bien des combats de la gauche et des écologistes, locaux comme nationaux et au projet de société que nous portons en commun. De fait, des banlieues rouges aux mouvements d’éducation populaire, des congés payés du Front Populaire à la retraite à 60 ans du Programme commun de la gauche, la lutte pour libérer le temps est mêlée à notre histoire. 

Pourtant, après de longues décennies de réduction du temps de travail et de conquêtes, pour donner du temps aux loisirs, à la culture, à l’éducation populaire, au repos, la marche de l’histoire semble s’être inversée. L’ère du “travailler plus” s’est imposée en dépit de la nécessité de travailler moins, mieux et tous. 

C’est l’occasion de redécouvrir André Gorz qui écrivait ceci : “Une perspective nouvelle s’ouvre ainsi à nous : la construction d’une civilisation du temps libéré. Mais, au lieu d’y voir une tâche exaltante, nos sociétés tournent le dos à cette perspective et présentent la libération du temps comme une calamité. Au lieu de se demander comment faire pour qu’à l’avenir tout le monde puisse travailler beaucoup moins, beaucoup mieux, tout en recevant sa part des richesses socialement produites, les dirigeants, dans leur immense majorité, se demandent comment faire pour que le système consomme davantage de travail — comment faire pour que les immenses quantités de travail économisées dans la production puissent être gaspillées dans des petits boulots dont la principale fonction est d’occuper les gens.” 

Face à ce recul, aux avancées de la vision hyper-libérale de la vie et du travail, Il nous faut inventer de nouvelles conquêtes pour le temps libéré, reprendre nous aussi l’offensive culturelle et politique. Faire sortir de la marchandisation la vie, ses plaisirs, les temps collectifs et le repos.

Nous devons poser la question d’une nouvelle étape de réduction du temps de travail et de réinvention de son usage, car telle est notre identité politique et l’héritage de deux siècles de combat pour la République sociale. Les portes sont ouvertes et nombreuses. Les 32 heures et la semaine de quatre jours, la sixième semaine de congés payés, la retraite à 60 ans, une plus grande liberté dans l’usage du temps de travail dans la semaine, l’année ou la vie… Autant de perspectives pour se former, s’engager, se réparer, s’émanciper.

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ChatGPT : le diable s’habille-t-il en data ?

Depuis quelques semaines, le monde s’émerveille devant les capacités quasi-magiques de l’agent conversationnel ChatGPT. Très puissant, l’outil a été développé par la jeune société OpenAI créée entre autres par Elon Musk qui finira par prendre ses distances avec la startup, inquiet de voir l’intelligence artificielle devenir un « risque fondamental pour la civilisation humaine ». Si ChatGPT représente une nouvelle étape dans l’évolution et la démocratisation de l’intelligence artificielle, au point de concurrencer Google, les conséquences potentielles et avérées sur son utilisation interrogent dans la société jusqu’au législateur. Plus largement, faut-il encadrer les capacités exponentielles de l’intelligence artificielle ? Si oui, quels garde-fous mettre en place pour en limiter les conséquences ?
A l’origine était l’algorithme

Tout a été dit ou presque sur les capacités incroyables de ChatGPT. Mais pour bien les comprendre, il faut remonter à l’origine de l’intelligence artificielle et de la création des algorithmes. Selon Serge Abiteboul, chercheur et informaticien à l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA), « un algorithme est une séquence d’instructions utilisée pour résoudre un problème ». Sans forcément le savoir, nous en utilisons chaque jour quand nous cuisinons à l’aide d’une recette : nous respectons un ordre précis d’instructions pour créer un plat, c’est le principe même d’un algorithme. Si nous remontons le temps, les premiers algorithmes servaient à calculer l’impôt alors que, dans le champ mathématique, le premier remonte à -300 avant notre ère. Nous le devons à Euclide qui inventa l’algorithme qui calcule le plus grand commun diviseur de deux entiers. C’est Alan Turing, considéré comme le père fondateur de l’informatique, qui donna en 1936 le premier support formel aux notions d’algorithmiques avec sa célèbre machine considérée encore aujourd’hui comme un modèle abstrait de l’ordinateur moderne.

A partir du XXème siècle, la grande nouveauté dans l’exploitation des algorithmes a résidé dans l’utilisation d’ordinateurs aux capacités de calculs décuplées. Après les années 50, leur développement s’est accéléré grâce au machine learning ou apprentissage automatique. Cette technologie d’intelligence artificielle permet aux ordinateurs d’apprendre à générer des réponses et résultats sans avoir été programmés explicitement pour le faire. Autrement dit, le machine learning apprend aux ordinateurs à apprendre, à la différence d’une programmation informatique qui consiste à exécuter des règles prédéterminées à l’avance. Pour y arriver, les algorithmes d’intelligence artificielle doivent consommer des volumes considérables de données et utiliser des probabilités statistiques. Les plus célèbres d’entre eux, nous les utilisons tous les jours. Le premier est PageRank, l’algorithme de Google qui établit avec pertinence un classement des pages web quand nous effectuons une recherche sur son moteur. Les fils d’actualité de Facebook ou Twitter sont également de puissants algorithmes utilisés chaque jour par des centaines de millions d’utilisateurs. Les algorithmes sont devenus tellement efficaces qu’ils sont à l’origine d’un enrichissement des plateformes, sans commune mesure avec celui des entreprises d’autres secteurs. Ces plateformes, nous les connaissons bien. Elles nous accompagnent dans les actes de notre vie quotidienne : elles nous permettent de regarder une série ou un film, d’écouter de la musique, de faire nos courses, de voyager, de partir en vacances ou encore de trouver un logement ou l’amour. Grâce au perfectionnement de l’intelligence artificielle, les plateformes exploitent toujours plus de données, ce qui rend possible un meilleur apprentissage des algorithmes. Ce modèle économique basé sur la donnée leur permet de créer des nouveaux services qui recueillent encore plus de données et alimentent ainsi la croissance de leurs revenus. La capitalisation boursière des GAFAM n’a pas fini d’atteindre des sommets dans les années à venir. 

Aujourd’hui, c’est la technique du deep learning – apprentissage profond – sous-domaine du machine learning qui attire le plus l’attention après avoir été boudée pendant longtemps. Son retour en grâce, on le doit notamment à un Français, Yann Le Cun, actuellement chercheur en intelligence artificielle chez Facebook et lauréat du prix Turing en 2019. La technique du deep learning utilise des réseaux neuronaux artificiels, calqués sur ceux des humains, pour obtenir un résultat. Les champs d’applications sont nombreux (médecine, robotique, sécurité informatique, création de contenus…). Ils intéressent beaucoup les géants technologiques qui investissent massivement dans le développement de cette technique. ChatGPT interprète ainsi les données qui l’ont nourri – on parle quand même de plus de 500 milliards de textes et vidéos – en s’appuyant sur des algorithmes d’apprentissage automatique et de traitement du langage, mais aussi sur des techniques d’apprentissage profond. Les réseaux de neurones artificiels utilisés lui permettant ainsi de mieux comprendre les relations entre les mots dans une phrase et de les utiliser plus efficacement pour générer des phrases cohérentes et pertinentes. 

Un succès fulgurant et jamais vu par le passé

L’efficacité de ChatGPT est à l’origine de son succès auprès du grand public. Il n’aura fallu que cinq jours à l’outil développé par OpenAI lancé en novembre 2022 pour atteindre un million d’utilisateurs. Instagram aura mis un peu plus de deux mois pour atteindre ce résultat, Spotify cinq mois, Facebook dix mois et Netflix plus de trois ans. Un succès fulgurant qui a fait vaciller Google de son piédestal, pour le plus grand bonheur de Microsoft, propriétaire du moteur de recherche Bing, qui a investi un milliard de dollars dans ChatGPT. Aux USA, Google représente 88% du marché des moteurs de recherche contre 6,5% pour Bing. En France, Google représente même plus de 90% du marché. Très prochainement, Microsoft va lancer une version améliorée de Bing dopée à l’intelligence artificielle ChatGPT. En seulement 48 heures, plus d’un million d’internautes se sont déjà inscrits sur la liste d’attente pour l’essayer. Une occasion unique pour Microsoft, acteur mineur du marché des moteurs de recherche, de concurrencer Alphabet, la maison-mère de Google. La présentation catastrophique de Bard, le concurrent de ChatGPT, par le vice-président de Google, Prabhakar Raghavan, début février n’a rien arrangé. En une journée, Google a perdu plus de cent milliards de dollars de capitalisation boursière à cause d’une simple erreur factuelle commise en direct par le nouvel outil d’intelligence artificielle. Une bourde reprise en boucle sur les réseaux sociaux et sur les chaînes d’information en continue. Pour la première fois dans son histoire, Google semble menacé par une technologie développée par un concurrent. De son côté, l’action de Microsoft se porte comme un charme depuis le début de l’année. La firme devrait même investir plus de 10 milliards de dollars dans OpenAI dans les années à venir, notamment pour obtenir l’exclusivité de certaines fonctions du chatbot. 

Sommes-nous aux prémices d’une simple recomposition du marché des moteurs de recherche ou le succès de ChatGPT représente-il bien plus que celui d’un simple agent conversationnel ?  Techniquement, l’outil développé par OpenAI ne représente pas une rupture technologique, même si ChatGPT bénéficie de véritables innovations concernant par exemple le contrôle des réponses apportées aux internautes grâce à un logiciel dédié. Ce dernier lui a permis jusqu’à présent de ne pas tomber dans le piège de la dérive raciste comme d’autres intelligences artificielles avant elle. En 2016, l’intelligence artificielle Tay, développée par Microsoft, était devenue la risée d’internet en tweetant des messages nazis, 24 heures seulement après son lancement. Capable d’apprendre de ses interactions avec les internautes, elle avait fini par tweeter plus rapidement que son ombre des propos racistes ou xénophobes très choquants. « Hitler a fait ce qu’il fallait, je hais les juifs », « Bush a provoqué le 11 septembre et Hitler aurait fait un meilleur travail que le singe que nous avons actuellement », « je hais les féministes, elles devraient toutes brûler en enfer. », font partis des pires tweets qu’elle a diffusé avant que son compte, qui comptabilise toujours plus de 100 000 abonnés, ne passe en mode privé. 

Avec ChatGPT, les moteurs de recherche devraient rapidement évoluer pour devenir de vrais moteurs de solution. Plutôt que d’afficher des pages et des pages de résultats pour une simple recherche, les prochains moteurs proposeront directement une réponse précise et argumentée en se nourrissant des sites mis à leur disposition. Un constat qui a récemment mis en émoi plusieurs écoles new-yorkaises qui ont littéralement interdit à leurs élèves d’utiliser l’outil. Une décision qui sera de plus en plus difficile à tenir quand on sait que ChatGPT va rapidement devenir encore plus efficace. La version actuelle dispose de 175 milliards de paramètres alors que la version précédente de ChatGPT n’en possédait seulement que 1,5 milliard. 

Au-delà des capacités exponentielles de l’intelligence artificielle développée par OpenAI, c’est son adoption rapide par les internautes qui impressionne. Accessible à tous et gratuit, l’outil a démocratisé le recourt à l’intelligence artificielle dans de nombreux aspects de la vie quotidienne et professionnelle, ce qui n’avait pas vraiment réussi avant ses principaux concurrents. Selon Microsoft : « le nouveau Bing est à la fois un assistant de recherche, un planificateur personnel et un partenaire créatif. » De quoi aiguiser la curiosité du plus grand nombre et en faire un outil incontournable, sachant que ChatGPT a réussi là où les autres chatbots ont toujours échoué : soutenir une conversation en se souvenant des réponses précédentes que l’internaute lui a fournies. Selon les prédictions de Kevin Roose, journaliste technologique au New York Times et auteur de trois livres sur l’intelligence artificielle et l’automatisation, l’intelligence artificielle pourrait également à terme être utilisée comme un thérapeute personnalisé… Au risque de faire disparaitre le métier de psychologue ?

Et demain ? 

Il semblerait que ce ne soit pas le seul métier que cette intelligence artificielle menace, même si les prévisions dans ce domaine se sont souvent avérées fausses. Dans un premier temps, ce sont les métiers d’assistants qui sont le plus menacés. Depuis 2016, Ross travaille pour le cabinet d’avocats américain Baker & Hostetler. Il a plus de 900 collègues qui lui demandent de l’assister dans leur travail au quotidien. Surdoué — il est capable de traiter un milliard de documents par seconde — Ross est spécialisé dans l’étude des faillites d’entreprises. Il n’est pas un employé comme les autres, c’est un “avocat robot” doté d’une intelligence artificielle développée par la société IBM, à partir de la célèbre technologie Watson. Son efficacité est telle qu’il vient concurrencer directement les jeunes avocats chargés jusqu’à présent d’assister leurs collègues et de rechercher les documents liés aux questions légales qui se posent. D’autres solutions encore plus efficaces que celles développées par IBM feront leur apparition dans les prochaines années, au fur et à mesure que la technologie se développera et que les algorithmes peaufineront leur apprentissage. D’autres secteurs d’activités seront impactés en profondeur par l’efficacité des agents conversationnels. Dans un premier temps, il est plus que probable que les intelligences artificielles d’OpenAI soient déployées dans tous les logiciels de Microsoft, l’entreprise ayant déjà annoncé qu’elle utiliserait DALL-E, générateur d’images et petit frère de ChatGPT, dans PowerPoint pour créer des images uniques. Plus globalement, les métiers créatifs, comme ceux de la communication ou du journalisme, devraient subir une mutation profonde et rapide. Dans les années à venir, ChatGPT sera aussi un outil précieux pour répondre à des commandes vocales ou encore lire des courriels, ce qui sera d’une grande aide pour les personnes souffrant par exemple de cécité. 

Mais l’utilisation en masse de ChatGPT soulève d’autres interrogations, d’ordre moral et éthique. Selon une enquête réalisée par le magazine Time, si le logiciel permettant à l’outil de ne pas sombrer dans le raciste et la xénophobie est si efficace c’est grâce au travail de modérateurs kenyans payés seulement 2 euros de l’heure. Leur quotidien ? Trier les informations pour réduire le risque de réponses discriminantes ou encore haineuses. Certains s’estimeront même traumatisés par le contenu lu pendant des semaines. Un autre scandale interroge la responsabilité de l’entreprise dans le respect du droit d’auteur. Des centaines de milliards de données ont été utilisées pour entrainer l’intelligence artificielle sans s’interroger en amont sur le consentement de tous ceux qui ont nourri ChatGPT. Se pose alors la question de la transparence sur les données et les sources utilisées par l’intelligence artificielle. A l’avenir, elles devront apparaître clairement lors de la délivrance d’une réponse à une question posée. Se pose également la question de la transparence sur les contenus générés par une intelligence artificielle. En effet, à l’heure des deep fakes, il est de plus en plus difficile de distinguer le faux du vrai. Comme le souligne Julien Deslangle, auteur et prospectiviste, dans une tribune (1) mise en ligne sur le site Uzbek & Rica le 10 janvier dernier : « bien sûr, l’Homme n’a pas attendu l’IA générative pour créer et diffuser de fausses informations, mais les algorithmes peuvent le faire de façon plus convaincante, comme en témoignent les hypertrucages (ou deep fakes), ces enregistrements qui peuvent prêter à une personnalité des propos qu’elle n’a jamais tenus. En mars dernier, des pirates ont ainsi diffusé sur des sites ukrainiens un deep fake dans lequel le président Volodymyr Zelensky demandait à ses soldats de déposer les armes face à la Russie… ». 

Le législateur devra alors trouver les réponses adéquates, sans tomber dans la censure systématique, alors que le débat se déplace aujourd’hui sur le terrain de la sécurité. Comme le soulignait Danny Gagné, chercheur à l’Université du Québec à Montréal, sur son blog (2) le 31 janvier dernier : « des chatbots utilisant l’IA peuvent générer, de manière autonome, du code propre à mener des attaques au rançongiciel. Fini le temps où ce type d’entreprise était réservé aux génies de l’informatique : les équipes de recherche de la firme de cybersécurité israélienne Check Point ont démontré que des cybercriminels avec peu ou pas d’expérience étaient en mesure d’utiliser ChatGPT pour encoder des courriels d’hameçonnage contenant des logiciels espions. »

Certains politiques s’interrogent de leur côté sur l’idéologie développée par ChatGPT. A droite, certains estiment que l’outil fait preuve de censure en ne répondant pas expressément à certaines questions ou alors privilégie des réponses qui promeuvent une idéologie très progressiste. Le mercredi 15 janvier, Sonia Mabrouk s’est prêtée une nouvelle fois à l’exercice de l’interview politique sur Europe 1 mais cette fois-ci en interrogeant ChatGPT, dans une mise en scène très travaillée (3), pour savoir si l’intelligence artificielle « a une matrice idéologique, un corpus de valeurs ». A la question sur son objectivité, ChatGPT répond : « je suis programmé pour être le plus objectif possible dans mes réponses. Cependant il est important de noter que les algorithmes qui me contrôlent sont basés sur les données d’apprentissage sur lesquelles j’ai été formé. Et ces données peuvent refléter les biais et les opinions de ceux qui ont créé ces données. Mon objectivité dépend donc de la qualité et de l’objectivité des données d’entrainement qui m’ont été fournies (…) » La journaliste lui demande ensuite de créer un poème féministe, ce qu’il fait, avant de lui demander d’en créer un second antiféministe et misogyne, ce qu’il refuse de faire. La démonstration est implacable : ChatGPT semble répondre, comme le souligne la journaliste, en fonction « de valeurs qui lui ont été inculqués. On vous a dit ce qui était bien ou mal ? » Elle lui posera ensuite des questions sur l’immigration ou encore sur l’identité de genre, dénonçant au passage le « catéchisme de la théorie du genre » soi-disant développé par l’intelligence artificielle. « Ce sont des adeptes du woke qui vous ont inculqués ses valeurs ? » Si les réponses de ChatGPT n’ont pas rassuré la journaliste, une chose est sûre : l’intelligence artificielle est bien de gauche !

Et à plus long terme ? A quoi pourrait ressembler notre vie en cohabitation avec une intelligence artificielle de plus en plus sophistiquée ? Avec – pourquoi pas – le concours de l’informatique quantique et ses capacités hors norme de calcul, l’efficacité de l’intelligence artificielle sera décuplée. Elle accompagnera les citoyens dans leur vie quotidienne en prenant des décisions à leur place. De nombreuses sociétés spécialisées dans la personnification de l’intelligence artificielle verront le jour. Il n’existera plus comme aujourd’hui une intelligence artificielle faible et abstraite, mais des intelligences artificielles paramétrables et ultra-performantes.

Références

(1) https://usbeketrica.com/fr/article/pour-une-obligation-de-transparence-sur-les-contenus-generes-par-l-ia

(2) https://dandurand.uqam.ca/publication/chatgpt-co-le-cote-obscur-de-lintelligence-artificielle/

(3) https://www.europe1.fr/societe/chatgpt-est-il-woke-4167109

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Dans cet article, Cincinnatus évoque le « solutionnisme » c’est-à-dire l’idée que les applications peuvent résoudre tous nos problèmes. Cette idée en vogue dans la Silicon Valley, pousse les individus à s’adonner pleinement à l’utilisation des technologies, et à sombrer dans l’avachissement.

Le « solutionnisme » est cette idée simpliste selon laquelle tous les problèmes, quelles que soient leur nature et leur complexité, peuvent trouver une solution sous la forme d’algorithmes et d’applications informatiques. Très en vogue dans la Silicon Valley depuis plusieurs années, il s’est largement répandu grâce à ses illusions séduisantes et imprègne dorénavant les imaginaires collectifs, notamment celui de la start-up nation chère à notre Président.

La culture de l’avachissement aurait bien du mal à tenir debout – ou plutôt allongée – sans l’aide de ce puissant outil. Nous disposons en effet d’applications pour réduire à peu près tous les gestes fastidieux, ou imaginés tels, à quelques tapotements sur l’écran d’un téléphone. Dans notre obsession pour l’optimisation de notre temps si précieux, nous déléguons tout ce que nous pouvons à d’autres par l’intermédiaire de ces applications. À d’autres puisque, malgré ce que nous nous entêtons à vouloir croire dans une pensée magique qui nous épargne opportunément tout sentiment de culpabilité, derrière les applications, c’est tout un nouveau prolétariat invisible qui survit en exécutant nos basses tâches. L’exploitation par application interposée ne connaît plus de limites. Quant aux promesses de l’oxymore « intelligence artificielle », elles ne font que prolonger le solutionnisme en substituant toujours un peu plus la machine à l’humain (machine elle-même mue en réalité par un nombre croissant de petites mains exploitées).

Le déploiement des voitures bardées de technologies d’« aide à la conduite », et même « autonomes », profite pleinement de cette mode. La séduction opère en vendant la sécurité, le confort, le plaisir et en dévalorisant la conduite elle-même, présentée comme fatigante, comme nécessitant une attention qui serait bien mieux utilisée autrement – par exemple, en se détournant sur l’offre pléthorique de divertissements industriels proposés. Qui a déjà eu l’occasion d’entrer dans une Tesla a peut-être eu le sentiment de se trouver à l’intérieur d’un énorme iPhone. La voiture comme véhicule s’efface devant le gadget dédié à l’entertainment. Bien entendu, tout cela est fort agréable, on se sent dans un cocon geek, on retrouve les mêmes sensations que lorsque nous sommes plongés dans nos téléphones. La dépendance aux écrans trouve un nouveau terrain de jeu. De jeu, en effet : la signification du plaisir de la conduite, tel que celui-ci était vécu par les générations précédentes, glisse vers autre chose, plus en accord avec la norme ludique actuelle. D’un sentiment de liberté jusqu’alors associé à l’imaginaire automobile, on passe à un plaisir plus régressif, celui de la complète prise en charge, de l’abandon confiant à la technique de toutes les responsabilités, pour mieux consacrer le temps et l’attention, ainsi libérés, à la distraction et à l’amusement – formatés.

Les gadgets technologiques semblent agir comme le serpent Kaa du Livre de la jungle. « Aie confiance », nous susurrent-ils. Et, trop heureux de leur obéir, nous sombrons avec quelque délice, dans la pure croyance. Bien peu savent comment fonctionnent vraiment ces objets que nous utilisons en permanence, ces applications qui nous « facilitent » la vie… Il en est de même, c’est vrai, de la plupart des appareils que nous utilisons depuis plusieurs décennies, bien avant l’apparition des applications. Pas plus que nous grands-parents, nous n’avons une idée précise de ce qui se passe lorsque nous appuyons sur l’interrupteur : nous savons seulement que la lumière s’allumera – et cela nous suffit. Le solutionnisme qui nous habite va toutefois plus loin que cette pensée magique basique – ou plutôt que cette absence de pensée. Il y a en lui une véritable croyance, de l’ordre de la superstition, certes, mais les superstitions ne sont-elles pas justement les derniers bastions inexpugnables devant lesquels la raison capitule ?

Car la technique n’a rien de « neutre », comme on le prétend trop rapidement en comparant benoîtement un téléphone à un marteau ou à un tournevis un peu plus perfectionné (sans réaliser que même un marteau n’est pas « neutre »). L’optimisme béat qui accompagne et fonde le solutionnisme caractérise l’imaginaire de la technique dans ses deux dimensions, idéologique et utopique (pour reprendre les définitions de Ricœur). La version la plus assumée et la plus explicite de cette idéologie et de cette utopie technicistes, le transhumanisme, pousse la logique interne du solutionnisme à son apogée, jusqu’à sombrer dans l’hybris en considérant la mort même comme un bug à corriger. La technologie, comme discours et idéologie de la technique, n’a plus rien à voir avec la science et la confusion, sciemment entretenue, des deux dans la plupart des esprits participe à l’entreprise d’asservissement de la science à la technique. De la science… mais pas seulement, puisque la puissance de l’idéologie et de l’utopie technicistes permettent l’appropriation par la technique de domaines qui en étaient jusque-là indépendants. Ainsi triomphe la technocratie – au sens de la prise de pouvoir de la technique, par délégation et abdication volontaires.

L’abandon progressif de leurs responsabilités, d’abord anodines puis de plus en plus importantes, par les individus au profit des applications et gadgets technologiques, sous prétexte de simplification, de confort, de plaisir et de gain de temps, va de pair avec la déresponsabilisation politique, tant des citoyens repliés sur leur espace privé que des dirigeants trop heureux de se cacher derrière les paravents mensongers de l’objectivité technique (1). La négation du politique et de l’humain par la technique vont de pair, sous la bannière du sacro-saint « Progrès ». Or la disjonction n’a jamais été si flagrante entre progrès technique, progrès scientifique, progrès économique, progrès social et progrès humain. La fable selon laquelle ils seraient tous liés et avanceraient harmonieusement vers une amélioration continue de l’existence humaine a perdu toute crédibilité, bien qu’elle soit au cœur de bien des discours (anti)politiques. De moins en moins dupes, les citoyens se détournent des bonimenteurs qui assènent encore ces balivernes… au profit, hélas, d’autres bonimenteurs aux mensonges tout aussi dangereux : antisciences et complotistes de toutes obédiences surfent allègrement sur la vague néo-luddite.

Le même mélange des genres entre technique et science sert ainsi d’épouvantail aux antiscientifiques qui, au nom de craintes légitimes, développent des sophismes symétriques à ceux des technophiles les plus acharnés. La suspicion, largement justifiée, à l’égard de la technique a néanmoins quelque chose de paradoxal tant elle tolère sans difficulté une forme de technophilie aveugle chez les mêmes individus : combien vilipendent avec une hargne sincère la déshumanisation par la technique via leur téléphone dernier cri fabriqué en Chine dans des conditions inhumaines et qu’ils ont payé plusieurs centaines d’euros ? La contradiction n’est pas qu’apparente ; elle n’est pas le symptôme d’un cynisme qui serait presque rassurant. Si le néo-luddisme peut apparaître comme une posture au service d’idéologies en réalité tout à fait compatibles avec le solutionnisme et le technologisme, il faut reconnaître, chez ses partisans aussi, une sincérité qui rend d’autant plus efficaces leurs entreprises idéologiques. Comme leurs adversaires technophiles, ils se croient également investis d’une mission d’évangélisation.

Les questions environnementales, et tout particulièrement, énergétiques, paraissent à ce titre le terrain le plus évident d’affrontement-complicité entre partisans du solutionnisme technologique et néo-luddites divers et variés. S’affrontent dans une parodie de bataille rangée : d’un côté, les technophiles béats persuadés que la seule réponse aux catastrophes engendrées par la technique réside dans encore plus de technique et, de l’autre côté, les autoproclamés écologistes antisciences dont les actions ne font qu’aggraver la situation. Pris dans un débat hystérique, la raison n’a guère d’espace pour s’affirmer. Les fameuses « énergies propres » sont un mensonge savamment entretenu, un oxymore digne d’un « cercle carré ». Les énergies renouvelables à la mode (éolien et solaire) polluent énormément dès que l’on prend en compte l’ensemble du cycle de vie des éoliennes et des panneaux solaires, produisent une énergie intermittente, non pilotable, aux rendements médiocres et nécessitent la construction de centrales de back-up, souvent au charbon (l’Allemagne étant le « modèle » en la matière). Le nucléaire, accusé à tort de relever du solutionnisme par certains militants écologistes qui n’ont aucune compétence scientifique, demeure la meilleure réponse aux besoins énergétiques et au réchauffement climatique. En revanche, croire qu’il résoudra miraculeusement tous les problèmes est parfaitement stupide mais il fait nécessairement partie de la réponse, avec, entre autres, le changement du modèle de consommation, la relocalisation de la production, etc.

Avec le nucléaire et l’énergie, se révèle la difficile ligne de crête de la science qui doit être tenue dans la plupart des domaines entre les illusions de l’obscurantisme et les fantasmes du solutionnisme, entre ceux qui veulent obliger l’homme à retourner dans les arbres, voire éradiquer définitivement l’espèce humaine, et ceux qui ne rêvent que de toujours plus de technique au mépris de l’humanité en nous et imaginent naïvement qu’elle sauvera la planète. Quelles folies !

Cincinnatus, 26 juin 2023

Article à retrouver sur son site internet.

Références

(1)Dans ses différents ouvrages, Evgueny Morozov explore les impasses et mirages du solutionnisme. Il montre notamment comment, depuis le début des années 2010, celui-ci ringardise le politique dans les entreprises technologiques obsédées par le « bouleversement » (on dirait aujourd’hui la « disruption ») de tout ce qui ne relève pas, normalement, de la technique. Par exemple :

(2)« La réponse de la Silicon Valley au « comment » de la politique se résume d’ordinaire à ce que j’appelle le solutionnisme : il faut traiter les problèmes avec des applications, des capteurs et des boucles de rétroaction, toutes choses vendues par des start-up. Au début de l’année 2014, Eric Schmidt a même promis que les start-up résoudraient le problème des inégalités économiques : ces dernières peuvent donc être elles aussi « bouleversées » ! »

(3)Evgueny Morozov, Le mirage numérique : Pour une politique du Big Data, Les Prairies Ordinaires, 2015, p. 117

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