Innovation : 84% des Français estiment qu’elle bénéficie surtout aux riches

Intro :

Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Nullam at consequat justo. Donec sit amet dui id libero varius suscipit iaculis in enim. Vestibulum in gravida est. Praesent sed nunc condimentum, pharetra ligula non, fermentum eros. In erat dui, vulputate a risus sed, vehicula elementum augue. Aliquam semper augue ipsum, eu blandit neque tincidunt ac. Fusce magna nisi, vehicula at velit eu, placerat dapibus arcu. Aliquam tempor ultricies arcu, ut malesuada ex. Donec sit amet cursus purus. Suspendisse vitae est nunc. Aenean dictum, arcu vitae vulputate auctor, nunc ante laoreet velit, id interdum ligula nisi eget risus. Ut risus risus, lacinia in ornare sed, porttitor in erat. Vestibulum facilisis ex eros, quis vulputate quam ultrices et. Donec nec tortor ullamcorper, faucibus massa sed, ornare lectus. Aliquam pretium nibh quam, a tincidunt orci mollis nec. Orci varius natoque penatibus et magnis dis parturient montes, nascetur ridiculus mus.

L’innovation : facteur de polarisation de la société française

Si l’étude menée par le Trust Barometer 2024[1] démontre que les principales préoccupations des Français concernant l’avenir restent globalement stables (chômage (85 %), dérèglement climatique (77 %), conflits nucléaires (76 %) et inflation (72 %)) de nouvelles « menaces » apparaissent néanmoins à l’horizon. 78 % des Français (+ 7% par rapport à 2023) mentionnent également les cyber-risques et 67% les fake news (+13% par rapport à 2023).

En un mot, l’innovation inquiète : 71 % des Français considèrent que la société évolue trop rapidement et que ces changements ne leurs sont pas bénéfiques. Cette inquiétude se double par ailleurs d’une « lecture sociale » de l’innovation :  84 % des Français considèrent qu’elle se fait en priorité au bénéfice des plus riches. 66% estiment même que le capitalisme technologique est à l’origine de plus de maux que de biens pour les sociétés contemporaines.  

Existe-t-il un profil-type des personnes réticentes à l’innovation ?

Près d’une personne sur deux considère que l’innovation est « mal gérée ». Néanmoins aucun profil type ne se dégage de l’étude, la méfiance vis-à-vis de l’innovation concerne « tous les groupes d’âge, tous les niveaux de revenus et tous les sexes, et dans les pays développés comme dans les pays en développement » selon l’étude.

Une légère politisation de la méfiance peut néanmoins être observée dans les démocraties occidentales : les personnes se déclarant de droite sont plus susceptibles (45%) de rejeter les innovations que les personnes de gauche (36%). Certains pays connaissent par ailleurs des écarts entre droite et gauche particulièrement importants : États-Unis (41 points), Australie (23 points), Allemagne (20 points) et Canada (18 points).

Un sujet est néanmoins rejeté dans les mêmes proportions à gauche et à droite : l’intelligence artificielle. En France 58% des personnes se déclarant de gauche la rejettent et 56% des personnes se déclarant de droite.

Une méfiance qui ne peut qu’être compréhensible au vu des utilisations politiques qui en sont faites.  Elle a par exemple été utilisée en Argentine pour manipuler l’image de candidats et leur faire prononcer des paroles qu’ils n’ont jamais dites. En janvier de cette année, un faux appel téléphonique de Joe Biden a également été généré par intelligence artificielle afin d’appeler les démocrates du New Hampshire à ne pas voter à la primaire.

Une moindre confiance dans l’innovation dans les pays occidentaux

L’indice de confiance envers les ONG, entreprises, gouvernements et médias est particulièrement faible dans les pays occidentaux. En 2024, le Royaume-Uni arrive en dernière position avec un indice de confiance de 39% à égalité avec le Japon. L’Allemagne affiche un taux de 45%, les Etats-Unis de 46%, la France de 47%.

A l’inverse, la Chine dispose de l’indice de confiance le plus élevé (79%), et est suivie de près par l’Inde (76%) et les Emirats arabes unis (74%).

 

Une science « trop politisée » et des pairs comme principale source de confiance

L’un des chiffres particulièrement significatifs de l’étude concerne le niveau de confiance des sondés envers la communauté scientifique concernant les nouvelles technologies et l’innovation. Si ce chiffre reste relativement élevé en France (l’indice de confiance s’établit à 65%), il est en revanche en dessous de l’indice de confiance accordé aux pairs (67%) qui arrive quant à lui en première position.

L’étude révèle également que 60% des Français sondés considèrent que la science est trop politisée. 52% estiment également que le gouvernement et les organismes de financement ont une influence trop grande sur la recherche scientifique.

Cette situation n’est pas propre à l’Hexagone, dans l’étude globale sur les 28 pays, les indices de confiance envers les scientifiques et envers les pairs s’établissent tous deux à 74%. 67% des Américains et 75% des Chinois considèrent que la science est trop politisée.

« Dans le contexte de la plus grande année électorale mondiale de l’histoire, avec plus de 50 élections prévues […] Les inquiétudes concernant l’impact de l’innovation et de ceux qui la conduisent ont conduit à une plus grande méfiance à l’égard des systèmes économiques et politiques » selon Kirsty Graham, présidente de Global Practices and Sectors chez Edelman.

L’entreprise, un acteur clé pour l’innovation selon les Français

Considérée comme l’institution la plus fiable pour innover avec un indice de confiance atteignant 46%, l’entreprise se place juste devant les ONG (45%) et affiche un écart significatif avec le gouvernement (37%) et les médias (37%). Une majorité d’employés attend par ailleurs que les dirigeants communiquent publiquement autour des compétences professionnelles attendues dans le futur (72%), autour de l’usage éthique des technologies (68%) et des conséquences de l’automatisation sur l’emploi (68%).  

Références

[1] https://www.edelman.fr/trust/2024/trust-barometer

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Internet : nouveau vecteur du sexisme et de la misogynie

Intro :

Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Nullam at consequat justo. Donec sit amet dui id libero varius suscipit iaculis in enim. Vestibulum in gravida est. Praesent sed nunc condimentum, pharetra ligula non, fermentum eros. In erat dui, vulputate a risus sed, vehicula elementum augue. Aliquam semper augue ipsum, eu blandit neque tincidunt ac. Fusce magna nisi, vehicula at velit eu, placerat dapibus arcu. Aliquam tempor ultricies arcu, ut malesuada ex. Donec sit amet cursus purus. Suspendisse vitae est nunc. Aenean dictum, arcu vitae vulputate auctor, nunc ante laoreet velit, id interdum ligula nisi eget risus. Ut risus risus, lacinia in ornare sed, porttitor in erat. Vestibulum facilisis ex eros, quis vulputate quam ultrices et. Donec nec tortor ullamcorper, faucibus massa sed, ornare lectus. Aliquam pretium nibh quam, a tincidunt orci mollis nec. Orci varius natoque penatibus et magnis dis parturient montes, nascetur ridiculus mus.

En cette journée du 08 mars, on ne peut qu’applaudir, s’enthousiasmer de la constitutionnalisation du droit à l’avortement en France. C’est une immense victoire, pour toutes les femmes, et pour les parlementaires, les associations qui mènent ce combat depuis des années.

Pourtant, le combat pour l’égalité et la lutte contre les violences faites aux femmes ne sont pas terminés. Les femmes subissent toujours la violence, la précarité, les discriminations, le sexisme ordinaire dans la vie comme au travail, les écarts de salaire avec les hommes. Oui, les droits des femmes ont évolué en France depuis ces dernières décennies : mais l’égalité réelle, n’est pas atteinte et des actions concrètes doivent être prises, même si cela ne semble pas être une priorité pour le gouvernement, qui vient de voter une réduction de 7 millions du budget du ministère de l’égalité Femmes-Hommes. Au-delà de ces inégalités, nous voyons émerger une nouvelle forme de violence et d’humiliation envers les femmes : la cyberviolence. Qu’est-ce que la cyberviolence, et comment se manifeste-t-elle ?

Selon l’Education Nationale(1), elle se définit comme : « un acte agressif, intentionnel, perpétré par un individu ou un groupe aux moyens de courriels, SMS, réseaux sociaux, jeux en ligne, etc. Elle présente des spécificités liées aux médias numériques : capacité de dissémination vers un large public, caractère incessant, difficulté d’identifier l’auteur et d’agir une fois les messages diffusés ».

Ce phénomène est évidemment lié à l’avènement d’internet, l’augmentation du nombre de réseaux sociaux et d’utilisateurs. L’anonymat apparent permet à de nombreux utilisateurs d’agir en tout impunité. La cyberviolence est un phénomène récent, qui touche une grande partie de la population, mais qui cible principalement les femmes. En 2015, dans une étude, l’ONU a révélé que 73% des femmes sont exposées à des violences sur internet. Dans 74% des cas, ces actes de cyberviolence sont perpétrés par des hommes, selon une étude conduite par l’association féministes contre le cyberharcèlement. Les journalistes Florence Hainaut et Myriam Leroy ont d’ailleurs réalisé un reportage en 2021 intitulé #SalePute qui met en lumière les caractéristiques de cette cyberviolence qui cible les femmes.

Elle peut prendre plusieurs formes : des insultes, menace de mort, publications de photos et vidéos sans autorisation, parfois à caractère sexuel, divulgation des informations d’identité, etc. Surtout, la cyberviolence ne se cantonne pas uniquement à l’environnement numérique, et elle peut amener d’autres violences dans le monde réel.

Ainsi, un rapport du centre Aubertine Auclert(2), démontre que neuf femmes sur dix victimes de violences conjugales, subissent également la cyberviolence de la part de leur partenaire ou ex-partenaire. La cyberviolence couplée aux violences conjugales peut prendre plusieurs formes : le cybercontrôle (le partenaire où l’ex-partenaire vérifie les outils numériques, applications utilisées pour vérifier les messages, géolocaliser sa partenaire pour surveiller ses actes, etc.) ; le cyberharcèlement (le partenaire peut harceler sur internet, menacer de mort, partager des photos et vidéos à caractère personnel sans le consentement, envoyer un nombre incalculables de messages, d’appels, etc.) ; la cybersurveillance imposée ou à l’insu (installation de logiciels espions) ; la cyberviolences économiques et administratives, etc(3).

L’intelligence artificielle favorise également la montée de cette cyberviolence en créant de toutes pièces, des photos de personnes dans des positions suggestives, dénudées, voire en rhabillant les femmes sur leurs photos : ce phénomène porte un nom, le deepfake. On peut citer l’exemple de la chanteuse Taylor Swift qui a récemment été victime de deepfake sur X. Ces actes ne sont pas anodins : ils visent à humilier, rabaisser, ramener les femmes à un statut d’objet sexuel, à contrôler leur façon de s’habiller.

Internet est le nouveau vecteur du sexisme et de la misogynie, avec un seul objectif : faire taire les femmes et les ramener à leur prétendue « place ». La polémique autour du tiktokeur « abregefrere »(4), en est un exemple phare.

Il est impératif de prendre des mesures importantes pour contrôler la cyberviolence, et son ruissellement au-delà du monde numérique. D’abord, il faut renforcer le cadre législatif existant, et faire respecter les lois en la matière. Les femmes victimes de cyberviolence, et de manière complémentaire de violences conjugales doivent être correctement prises en charge par des personnels formés et sensibilisés et doivent pouvoir bénéficier de logements d’urgence. En ce 8 mars 2024 le combat pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes doit se prolonger dans le monde virtuel.

Références

(1)https://www.education.gouv.fr/un-collegien-sur-cinq-concerne-par-la-cyberviolence-3815#:~:text=Elle%20se%20d%C3%A9finit%20comme%20un,%2C%20jeux%20en%20ligne%2C%20etc.

(2)Pour en savoir plus : https://www.centre-hubertine-auclert.fr/sites/default/files/medias/egalitheque/documents/synthese-cyberviolences-conjugales-web.pdf

(3) Ibid

(4) Ce tiktokeur a plus d’un million de followers, publie des vidéos dont l’objectif est d’écourter des vidéos publiées sur internet. Ces vidéos portent sur des sujets différents, mais visent majoritairement des femmes qui doivent « abréger » leurs propos. Elles subissent ainsi une vague de cyberharcèlement sur leurs vidéos, leur demandant d’abréger.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

La zone d’intérêt, Jonathan Glazer (2023)

Intro :

Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Nullam at consequat justo. Donec sit amet dui id libero varius suscipit iaculis in enim. Vestibulum in gravida est. Praesent sed nunc condimentum, pharetra ligula non, fermentum eros. In erat dui, vulputate a risus sed, vehicula elementum augue. Aliquam semper augue ipsum, eu blandit neque tincidunt ac. Fusce magna nisi, vehicula at velit eu, placerat dapibus arcu. Aliquam tempor ultricies arcu, ut malesuada ex. Donec sit amet cursus purus. Suspendisse vitae est nunc. Aenean dictum, arcu vitae vulputate auctor, nunc ante laoreet velit, id interdum ligula nisi eget risus. Ut risus risus, lacinia in ornare sed, porttitor in erat. Vestibulum facilisis ex eros, quis vulputate quam ultrices et. Donec nec tortor ullamcorper, faucibus massa sed, ornare lectus. Aliquam pretium nibh quam, a tincidunt orci mollis nec. Orci varius natoque penatibus et magnis dis parturient montes, nascetur ridiculus mus.

Si la personne de Rudolf Höss vous est inconnue, c’est une raison suffisante pour aller voir La Zone d’Intérêt. Nommé d’après l’espace d’environ 40 kilomètres carrés qui entoura le plus grand camp de concentration et d’extermination de l’État nazi à Auschwitz, le film nous expose le traintrain quotidien de la famille Höss. Depuis l’expulsion de Polonais et Juifs de ce territoire, du Interessengebiet en allemand, les Höss y mènent une vie bourgeoise tout ce qu’il y a de plus paisible. La vie rêvée de leur jeunesse, le bonheur du foyer familial dans une villa au jardin merveilleusement fleuri, dotée d’une piscine et même d’un toboggan pour les enfants. La vie rêvée certes. La vie promise aussi, par Hitler lui-même se rappelle Hedwig, l’épouse de Rudolf qui officie froidement en maîtresse de maison. Occuper leur « espace vital », leur Lebensraum, n’était-ce pas ce qu’on leur avait demandé, ce qu’on leur avait promis ? Lors de sa première visite, la mère d’Hedwig ne cache pas sa fierté et son bonheur pour la situation de sa fille. Flânant toutes les deux dans le jardin, celle-ci s’impatiente doucement de la pousse des plantes bordant le haut mur qui s’étend tout le long de la propriété et qui ne le recouvrent encore qu’insuffisamment à son goût. On peut le comprendre. Juste derrière ce mur, se dressent les bâtiments austères du complexe d’Auschwitz et leurs terribles cheminées dont Rudolf Höss a la charge. Bon père de famille, doux et attentionné, Höss fait par ailleurs preuve d’une détermination et d’un sérieux sans faille dans l’exercice de ses fonctions de commandant du camp d’Auschwitz. Il connaît bien son métier, et sait son importance dans la marche de la guerre menée par l’Allemagne nazie. C’est donc avec grand professionnalisme qu’il accueille chez lui, dans son salon, des industriels – tout aussi professionnels – venus lui présenter des plans de fours crématoires et leurs caractéristiques techniques. Pourtant, la politique d’extermination des Juifs s’intensifiant, certains doutent de sa capacité à bien administrer Auschwitz dans ces nouvelles conditions. Il est finalement envoyé à Oranienburg au nord de Berlin et remplacé au poste de commandement du camp. C’est un revers pour lui, bien qu’il parviendra sur demande de son épouse à conserver l’agréable villa de la zone d’intérêt pour sa famille. Le confort et les privilèges ont la peau dure… Convaincu d’avoir les épaules de l’emploi, il n’attend néanmoins qu’une chose : être renvoyé à Auschwitz pour mener à bien son travail et retrouver sa famille.

La première originalité de La Zone d’Intérêt tient évidemment à sa manière d’envisager, de présenter la Shoah : à savoir par le point de vue d’un de ses exécutants, de l’une des chevilles ouvrières du génocide des populations juives ; par l’angle du criminel nazi. Glazer explique qu’il voulait « que le spectateur soit mis en position de s’identifier non avec les victimes, mais avec les bourreaux »(1). A cet égard, le film ne manque pas sa cible, loin de là. Très rapidement et pour autant discrètement, presque à notre insu, le réalisateur nous introduit dans l’intimité familiale de Rudolf Höss. Cette introduction se fait d’autant plus facilement que sa famille apparaît à première vue relativement quelconque, rien de plus qu’une famille bourgeoise, bien rangée, dont les conditions du bonheur semblent réunies. À première vue encore – et j’insiste sur la chronologie, le père laisse presque une bonne impression ; c’est avec une voix charmante qu’il s’adresse à sa femme et à ses enfants ; c’est un personnage calme, reposant ; finalement presque banal… À dessein ou non, je n’en sais rien, le film conduit à s’interroger sur le concept de « banalité du mal » développé par Hanna Arendt lors du procès Eichmann en 1961. Pour autant, l’absence de pensée, d’autocritique que la philosophe relève en la personne d’Adolf Eichmann semble inapplicable au commandant du camp d’Auschwitz. Höss est un national-socialiste et antisémite convaincu, pleinement conscient de sa mission génocidaire. Dans son autobiographie rédigée dans l’attente de son procès au sortir de la guerre, il dit même avoir conçu des doutes quant à la « solution finale », doutes qu’il ne pouvait se permettre d’exprimer(2). S’il exécutait certes les ordres de la hiérarchie nazie, il est d’une évidence irrésistible que ce fou furieux savait pertinemment ce qu’il accomplissait à Auschwitz, c’est un truisme que de l’affirmer. L’idée d’Arendt et la mise en scène de Glazer ont toutefois tous deux, à mon sens, le mérite de souligner l’existence humaine de ces monstres, leur apparente normalité, rendant ainsi l’indicible de la Shoah moins inaccessible, moins insaisissable. D’une certaine façon, cette approche le rend bien plus terrifiant. Le survivant polonais d’Auschwitz Józef Paczyński, décédé en 2015, fut le coiffeur de Höss durant sa détention au camp de concentration ; selon ses propres mots : « Höss était un homme tout à fait normal »(3).

La deuxième originalité du film réside dans sa forme. C’est elle qui constitue en réalité le tour de force de Glazer. C’est elle qui progressivement, pas à pas, scène après scène, élimine, dégorge, expulse la normalité, la banalité du visage de l’officier nazi et de celui de sa femme ; qui ruine l’apparence de paisibilité, la parodie de bonheur du petit microcosme Höss de la zone d’intérêt ; pour, finalement, en afficher toute la monstruosité. C’est un tour de force car, pour y parvenir, le réalisateur ne recourt à aucun des ressorts « classiques », pourrait-on dire, de la représentation des horreurs de la Shoah. Encore une fois, le film se concentre quasi exclusivement sur la vie professionnelle et familiale du commandant Höss. En première analyse, les victimes, Juifs et autres détenus du camp d’Auschwitz ne semblent tout simplement pas être le sujet. D’ailleurs, et c’est éloquent, le terme juif n’est prononcé pour la première fois que tardivement, dans la bouche d’Hedwig, et pour désigner d’une façon tout à fait anecdotique ces personnes enfermées et assassinées derrière le mur de son jardin ; ces voisins, de fait. Ces victimes et l’indicible de leur condition finiront pourtant par être omniprésents. Pour ce faire, Glazer convoque une multitude d’outils cinématographiques, tous dirigés au service d’un effet de style : la suggestion ; le hors-champ. Aucune des atrocités perpétrées dans le camp d’Auschwitz n’est directement portée à l’écran ; pourtant, tout, en permanence, les suggère. Le dispositif sonore avant tout. Les banalités du quotidien de la famille Höss sont accompagnés d’un brouhaha continu émanant de l’autre côté du mur et ponctué des sourdes détonations de fusils, des réprimandes et menaces des kapos, des cris des victimes, du bourdonnement des fours, du hurlement lancinant des sirènes… Toute une série de détails participent ainsi à l’effet de suggestion. Tandis que les domestiques sont autorisés à choisir un vêtement d’une pile d’habits apportée un beau jour à la villa, Hedwig elle se prélasse devant son miroir dans une belle fourrure. On recycle sans vergogne les effets personnels des déportés. Sans surprise d’une certaine façon, quand on voit l’un des fils jouer avec des couronnes métalliques. À bien y regarder d’ailleurs, ces enfants ne semblent pas des plus épanouis. Le dispositif scénographique et le travail des caméras visent eux aussi la même fin suggestive. Le domicile familial est ainsi examiné sous toutes ses coutures. Les caméras nous emmènent dans toutes les pièces, à toute heure de la journée, avec un calme et une méthode qui ne peuvent laisser indifférent, pourvu qu’on y prête attention. On finit par comprendre que dans la zone d’intérêt on tue des Juifs comme on administre sa maison ; on les tue avec la même attention minutieuse qu’on porte à son jardin ; on les tue avec la même méthode routinière qu’on emploie pour éteindre les lumières de sa maison. On finit par être happé par cette suggestion provoquée et permanente. Elle nous dérange, elle nous embarrasse, elle nous terrifie. Le message est bien présent ; autant que le malaise.

Alors certes, on identifie bien vite l’usage de l’hors-champ et son développement tout au long du film peut susciter certaines longueurs. La sophistication et la grande maîtrise de l’art du cinéma qui l’accompagnent n’en demeurent pas moins remarquables. Et quant à Sandra Hüller et Christian Fiedel, leur jeu est tout simplement stupéfiant. Pour finir, La Zone d’Intérêt de Jonathan Glazer a une dernière vertu : celle de relancer le fort intéressant débat sur la représentation de la Shoah au cinéma. Que peut-on peut montrer de l’horreur absolue du génocide perpétré par le régime nazi ? Peut-on seulement le faire ? Et si l’on décide de le faire, comment le fait-on ? En réalité, les films qui traitent de cette déchirure de l’Histoire sont désormais légion et la controverse reste ouverte. C’est là sans doute une bonne chose. Du pionnier Nuit et Brouillard (1956) d’Alain Resnais, de l’immense Shoah (1985) de Claude Lanzmann en passant par le multi-oscarisé La Liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg, tant de films se sont risqués à porter l’indicible à l’écran. Je suppose que rares sont ceux qui s’en sont seulement approchés. Dans mon expérience personnelle, La Zone d’Intérêt est de ces quelques films tant son style suggestif et malaisant regorge de puissance évocatrice. C’est pourquoi la critique que j’ai pu voir poindre selon laquelle il s’agirait d’un film dangereux, ne montrant pas ce qu’il serait plus que jamais nécessaire de montrer, est tout à fait ridicule et antiartistique. Glazer n’esthétise aucunement la Shoah, pas plus qu’il ne la relativise ou en tire une quelconque fiction. En cela, il s’inscrit d’ailleurs d’une certaine façon dans l’héritage lanzmannien, selon lequel « la mort de milliers de Juifs dans les crématoires défie à la lettre toute représentation, défie toute fiction ». Avec une approche artistique originale, il ne tait rien de l’horreur de la Shoah mais l’expose différemment. Son film et son parti pris sont donc tout à fait légitimes. Alors que Claude Bloch, un des derniers rescapés français d’Auschwitz est décédé le 31 décembre dernier, La Zone d’Intérêt est un succès bienvenu. À voir absolument. 

Références

(1)V. son entretien dans Le Monde : https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/01/30/jonathan-glazer-cineaste-de-la-zone-d-interet-nous-avons-besoin-que-le-genocide-ne-soit-pas-un-moment-calcifie-de-l-histoire_6213820_3246.html.

(2) Un passage cité par le média allemand NDR : https://www.ndr.de/geschichte/auschwitz_und_ich/Rudolf-Hoess-Der-Lagerkommandant-von-Auschwitz,hoess102.html ; l’autobiographie est publiée en version française aux éditions La Découverte : https://www.editionsladecouverte.fr/le_commandant_d_auschwitz_parle-9782707144997

(3) Cf. l’article de NDR. 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Fret : vers une mort imminente

Intro :

Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Nullam at consequat justo. Donec sit amet dui id libero varius suscipit iaculis in enim. Vestibulum in gravida est. Praesent sed nunc condimentum, pharetra ligula non, fermentum eros. In erat dui, vulputate a risus sed, vehicula elementum augue. Aliquam semper augue ipsum, eu blandit neque tincidunt ac. Fusce magna nisi, vehicula at velit eu, placerat dapibus arcu. Aliquam tempor ultricies arcu, ut malesuada ex. Donec sit amet cursus purus. Suspendisse vitae est nunc. Aenean dictum, arcu vitae vulputate auctor, nunc ante laoreet velit, id interdum ligula nisi eget risus. Ut risus risus, lacinia in ornare sed, porttitor in erat. Vestibulum facilisis ex eros, quis vulputate quam ultrices et. Donec nec tortor ullamcorper, faucibus massa sed, ornare lectus. Aliquam pretium nibh quam, a tincidunt orci mollis nec. Orci varius natoque penatibus et magnis dis parturient montes, nascetur ridiculus mus.

Depuis les années 1950, la part modale du fret ferroviaire dans le total des échanges de marchandises n’a fait que baisser en France et en Europe. L’ouverture à la concurrence, effective totalement depuis 2005/2006(1), a accentué ce déclin, contrairement aux tendres rêveries de nos dirigeants français et européens.

Je décrivais dans un précédent article, les impacts de l’ouverture à la concurrence dans certains pays européens, du transport ferroviaire de voyageurs. En France, l’ouverture étant plus récente que celle du fret, il est encore difficile de formuler un constat clair, même s’il est évident que la concurrence ne résoudra pas les problèmes sans investissements massifs dans le réseau. Pour le fret, le bilan est aujourd’hui sans appel : c’est un fiasco. La réforme potentielle annoncée par Clément Beaune en mai 2023 pour répondre à l’enquête en cours de la Commission européenne pour non-respect des principes de la concurrence, signerait la mort définitive du fret.

L’Union européenne porte des enjeux forts en matière de réduction des gaz à effet de serre : elle s’est engagée, dans le plan fit for 55, à une réduction de 55% de ces émissions d’ici 2030. Pour ce faire, elle souhaite de manière assez évidente s’attaquer au secteur des transports, responsable d’environ 30% % de ces émissions, en commençant par le transport de marchandises. Ainsi, l’Union souhaite réaliser un report modal de 30% du transport de marchandises, de la route vers le ferroviaire. Si nous partageons totalement cet objectif, il faut se rendre à l’évidence : aucune des réformes de ces vingt dernières années n’est allée dans ce sens. A commencer par l’ouverture à la concurrence du fret, bien que présentée comme une solution miracle par l’Union européenne.

Pour comprendre les enjeux à l’œuvre et la schizophrénie de l’Union européenne qui promeut la réduction des gaz à effet de serre, tout en punissant les secteurs qui pourraient amorcer un véritable changement (comme le fret), il faut revenir sur le fonctionnement du fret ferroviaire et sur les causes de son déclin.

Le fonctionnement du secteur ferroviaire et les acteurs en présence

Comment fonctionne le transport ferroviaire de marchandises ? Le réseau est commun entre le transport de voyageurs et de marchandises : quelques liaisons sont propres à l’un ou à l’autre, et les infrastructures sont distinctes car ne répondant pas aux mêmes besoins (gares de triage / plateformes multimodales et installations terminales embranchées desservant des usines/entrepôts/entreprises), mais il n’existe pas deux réseaux distincts. Ce réseau et l’attribution de sillons (créneaux horaires durant lesquels les trains peuvent circuler sur une partie donnée du réseau) sont gérés par SNCF Réseau, le gestionnaire d’infrastructure.

Comme pour les trains de voyageurs, les trains de marchandises règlent à SNCF Réseau les prix des différents péages, qui varient en fonction des liaisons.

Il existe aujourd’hui plusieurs types de train fret (nous n’évoquerons pas ici le fonctionnement du transport combiné) : les trains massifs et les trains de lotissement. Contrairement aux premiers, ces derniers sont composés de wagons isolés, comprenant des marchandises différentes et appartenant à différents clients. Les différents wagons sont ensuite triés dans des gares de triage et iront potentiellement dans des sens différents en fonction de leurs destinations finales. Ce triage demande un certain travail, qui est plus coûteux par rapport aux trains massifs (à destination d’un seul et unique client).

Les types de marchandises peuvent varier dans le temps, aujourd’hui la majorité des produits proviennent des secteurs de la sidérurgie, de la chimie, de l’agroalimentaire, du bâtiment, du nucléaire : ce sont majoritairement des marchandises que l’on peut qualifier de « stratégiques ». A noter que la désindustrialisation française a également eu des effets sur l’attractivité du fret et les marchandises transportées.

Quel bilan depuis l’ouverture à la concurrence ?

L’ouverture à la concurrence est effective depuis 2005/2006 : un laps de temps suffisant pour nous permettre de réaliser un bilan de ses effets et de l’évolution du marché, qui n’est pas des plus glorieux.

D’abord, le marché du fret a énormément évolué à la suite de l’ouverture à la concurrence, en France et en Europe. En France, fret SNCF, l’opérateur historique, détient désormais environ 50% des parts de marché, alors qu’il en détenait 77% en 2010. Le marché français compte une vingtaine d’acteurs mais les plus importantes parts modales sont concentrées entre un nombre restreint d’entreprises (Fret SNCF, DB Cargo, Captrain notamment). La SNCF possède d’autres filiales qui réalisent également du transport de marchandises : CAPTRAIN France, VIIA, Naviland Cargo, Forwardis, 20% des parts de marchés(2). Elles forment avec Fret SNCF, Rail Logistics Europe. Dans un rapport publié en 2023(3), la CGT considère que la vision est trop silotée, et que cela ne permet pas une adaptation des activités ferroviaires. Le marché est aujourd’hui très divisé, alors que la part modale du transport ferroviaire n’a fait que baisser, oscillant désormais entre 10 et 9%(4).

Les entreprises de fret ne sont pas toujours rentables, ce qui favorise l’absorption des petits par les gros, comme a pu le faire l’entreprise allemande DB Cargo (filiale de la DB).

En France, la concurrence est la plus forte sur les sillons les plus rentables et connectés aux autres réseaux ferroviaires étrangers (au même titre que pour le transport de voyageurs). La plupart des trajets sont réalisés sur 6500 kilomètres de lignes, donc 24% du réseau ferré national. Le réseau étant le même pour le transport de voyageurs, une concurrence s’exerce entre ces deux activités pour l’attribution de sillons sur les lignes les plus fréquentées (le nombre de trains de voyageurs a augmenté significativement du fait d’une demande accrue), au détriment du fret ferroviaire qui est financièrement moins rentable.

Les parts modales ont également évolué : entre 2005 et 2015, la part modale du fret ferroviaire dans l’Union européenne est passée de 14% à 16,8%(5). En France, celle-ci est inférieure au niveau européen : le fret représente environ 10/9%% du transport de marchandises, et la route 80/85% et le fluvial 2 à 3%. Cette répartition est relativement stable depuis 2010. Alors que d’autres pays européens affichent des progressions intéressantes (entre 2019 et 2022, croissance de 22% en Italie, 10% en Allemagne, 2% en Suisse(6)), comment expliquer que la France reste à un niveau si bas ?

Le rapporteur d’un rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les effets de l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire publiée en décembre 2023(7), Hubert Wulfranc, estime qu’elle a été mal accompagnée en France et qu’elle a donc plombé la croissance du secteur. Une autre preuve de l’inefficacité de l’ouverture à la concurrence est la multiplication des plans de relance pour le fret depuis 2005, sans qu’on puisse observer de changements notoires(8). Le président de la commission d’enquête, David Valence, est plus nuancé, considérant que la désindustrialisation, la concurrence de la route, et la qualité de service (dégradée) du fret sont des explications plus probables. Ces divergences s’expliquent peut-être par l’appartenance politique de ces deux personnalités politiques. Toutes ces raisons sont valables, même si à géométrie variable, et ont mené le fret ferroviaire dans le ravin.   

La qualité de service (notamment la régularité) et également le manque de flexibilité, devaient être corrigés par la concurrence, mais restent pourtant deux problèmes majeurs. Dans un monde où l’offre et la demande s’ajustent constamment, le fret est un mode de transport lourd qui a du mal à s’adapter. Des solutions existent, notamment l’utilisation de technologies prédictives et d’anticipation, mais elles ne sont pas mises en œuvre.

Sur la régularité, un rapport d’information par le Sénat en 2008(9) indique qu’uniquement 70% des wagons isolés sont à l’heure, contre 80% pour les trains massifs. En 2022, près d’un train sur six (16%) a accusé un retard de plus de 30 minutes. La régularité des wagons isolés est encore plus dégradée, avec un train sur cinq en retard en moyenne d’une heure ou plus. En observant ses données, il est compréhensible que les acteurs se tournent vers le transport routier, plus adaptable, plus fiable. Comment ces retards peuvent-ils s’expliquer ? L’infrastructure détient une partie de la réponse. Le réseau est extrêmement dégradé : les lignes « capillaires », qui connectent les entrepôts / usines au réseau principal, ont en moyenne 73 ans. De nombreuses lignes ont été fermées ces dernières années, faute de travaux de remise en état. Comment pourrait-on penser que la régularité pourrait s’améliorer, sur un réseau de plus en plus vieux ?

Le fret ferroviaire se rapproche dangereusement du ravin, poussé par nos autorités publiques

La Commission européenne a ouvert en janvier 2023 une procédure d’examen à l’encontre de Fret SNCF. L’entreprise est accusée d’avoir bénéficié d’aides financières de l’Etat français allant à l’encontre du principe de la libre-concurrence (non-respect de l’article 107 du TFUE) : on parle notamment de l’annulation de la dette de l’entreprises en 2019, d’un montant d’environ 5 milliards, ou encore de sommes versées en 2019 pour permettre la recapitalisation de l’entreprise. D’autres entreprises ferroviaires, comme la DB Cargo, filiale de la DB, sont aussi dans le viseur de la Commission. Le verdict n’a, en date de février 2024, pas encore été rendu.

Comment l’Union européenne peut être se donner de tels objectifs de réduction de gaz à effet de serre, dont le transport de marchandises (notamment la route) est responsable à plus de 30%, tout en lançant des enquêtes, dont les sanctions pourraient aboutir au démantèlement du fret et à un report modal énorme vers le routier ?

Pour se faire pardonner, l’Etat français, en la personne de Clément Beaune, a annoncé un grand plan de refonte de fret SNCF. Un plan qui est censé, encore une fois, rendre ses titres de noblesse à l’entreprise. Quand on analyse les propositions de ce plan, on se rend compte qu’elles vont plutôt contribuer à pousser fret SNCF du ravin, qui n’en ai d’ailleurs aujourd’hui pas très loin. Ce plan n’est rien d’autre qu’un coup de massue.

L’idée principale est de diviser Fret SNCF en deux entités, une en charge de la gestion du trafic, l’autre de la maintenance des matériels, rassemblées dans un groupe holding (Rail Logistics Europe), mais toujours rattaché à la maison-mère SNCF. Le capital de l’entreprise serait également ouvert à des acteurs privés, bien que la proportion ne soit pas indiquée.  Pour la gestion du trafic, encore faut-il que cette société puisse se coordonner avec SNCF Réseau, responsable de l’allocation des sillons. Le plan reste flou sur la répartition exacte des missions. Enfin, autre élément majeur du plan : il propose de déposséder Fret SNCF de ses activités les plus importantes et rentables financières. Au total, 23 lignes seraient ouvertes obligatoirement à la concurrence puisque la nouvelle entreprise « new fret » ne pourrait pas candidater aux appels d’offres pour ces lignes pendant 10 ans(10). Ces flux représentent plus de 100 millions d’euros. Cela pourrait engendrer une réduction d’emplois ou une réallocation des travailleurs vers les sociétés privées, avec tout ce que ça implique comme perte de droits sociaux, et une perte financière importante pour Fret SNCF. Si le privé n’est pas intéressé par ces lignes, elles fermeront et les marchandises se retrouveront sur la route(11).

Comment fret SNCF peut-il survivre à une telle réforme ? C’est tout à fait impensable, l’entreprise n’étant déjà pas viable financièrement.

Le rapport de la commission d’enquête du Sénat dénonce fortement ce plan, qui n’implique d’ailleurs pas l’absence de sanctions complémentaires de la Commission à la suite de son enquête.  

Le souhait du gouvernement de développer la part modale du transport ferroviaire d’ici 2030 de 9% à 18%, semble encore davantage un horizon inatteignable.

Une concurrence qui ne dit pas son nom : la route

La Commission est vigilante au respect de la libre-concurrence. Pourtant, elle ne s’attaque nullement à la concurrence la plus déloyale qui touche le fret : celle du transport routier.

Le rapport de la commission d’enquête du Sénat évoquée précédemment indique qu’il y a un lien entre la baisse des parts modales du fret et le développement d’un réseau routier massif, permettant ainsi son accroissement.

Le réseau routier est donc plus dense (il permet notamment de desservir à une maille très fine les entreprises, ports, zones industrielles, villes, etc.) plus moderne, que le réseau ferroviaire. Contrairement aux trains, les camions peuvent facilement débarquer les marchandises n’importent où (disposant d’une porte de déchargement), ce qui n’est pas le cas des trains qui ont besoin d’infrastructures spécifiques pour accéder à certains points stratégiques (ports, entrepôts etc.). La route bénéficie également d’un certain nombre d’avantages(12). D’abord, les nuisances (pollution, dégradation du réseau, embouteillages, accidents) liées au transport routier ne sont nullement prises en compte : elles sont subies par la collectivité sans dédommagement financier. Ensuite, tout comme le fret, le transport routier de marchandises doit s’acquitter des péages en empruntant le réseau autoroutier. Il existe des alternatives gratuites au réseau autoroutier : on compte environ 9000 kilomètres de voies payantes, 12 000 kilomètres de routes nationales gratuites et 380 000 kilomètres de routes départementales. Ainsi, les transporteurs peuvent très facilement éviter de payer des péages. Cela est impossible pour les transporteurs ferroviaires.

Enfin, dernier avantage du transport routier, il est largement possible aujourd’hui de contourner la fiscalité en place. À la suite de l’abandon du projet d’écotaxe en 2014 (qui devait générer 900 millions par an), le gouvernement a majoré de deux centimes par litre la taxe sur l’achat de gazole en France pour les particuliers, et de quatre centimes pour les transporteurs (la taxe intérieure de consommation des produits énergétiques, TICPE). Ainsi, lorsque les camions réalisent le plein en France, ils s’acquittent de manière indirecte d’une taxe liée à leur passage sur le réseau français. Mais cette taxe est un échec : en effet, les transporteurs s’arrangent pour réaliser le plein dans des pays limitrophes pour ne pas à avoir à le faire en France. Selon l’ADEME(13), les transporteurs étrangers achètent en France moins de 23% du carburant qu’ils y consomment. Ils passent en France en laissant le moins de trace possible. Cette taxe ne sert donc à rien, et pénalise les contribuables. De plus, avec la possibilité de faire appel à des transporteurs étrangers (moins chers), le nombre total de transporteurs français sur le total en Europe est passé de 50% en 1999 à 10% aujourd’hui(14). Nadia Hilal(15) pointe du doigt les effets pervers des dérèglementations du transport routier de marchandises en Europe. Au-delà du fait que les transporteurs routiers ne payent aucune taxe, cela impacte les emplois de ce secteur en France. Les transporteurs étrangers sont moins chers, interchangeables, ne bénéficient pas de la même protection sociale qu’en France. Tout ceci alimente un nivellement à la baisse des droits sociaux et des salaires en Europe alors que nous devrions justement militer pour le contraire.

Désinvestissement sur le réseau ferroviaire, investissement massif dans le réseau routier, mise en place de conditions d’évitement de la fiscalité pour les transporteurs routiers, concurrence déloyale, ouverture à la concurrence… voici une liste, même si non-exhaustive, des principaux facteurs qui sont en train de tuer le fret ferroviaire.

Changer de paradigme pour sauver un secteur

Le constat est affligeant et nous serions tenté de désespérer. Pourtant des solutions existent, il suffit de changer de direction.

  • Première rupture : rénover, moderniser, étendre le réseau et développer l’intermodalité

La première solution est très simple : rénover, moderniser le réseau. Un rapport sénatorial de 2022(16) estime qu’il faudrait investir à horizon 2030, 10 milliards d’euros.  

Au-delà des lignes, dont les lignes capillaires, il faut penser également aux diverses infrastructures du réseau (gares de triages, embranchements de ports, terminaux, installations terminales embranchées permettant de desservir les ports/entrepôts/usines, zones industrielles qui étaient au nombre de 12 000 en 1980, aujourd’hui nous n’en comptons plus que 1700) Si le fret veut toucher davantage de clients, il est fort probable que ces derniers privilégient le wagon isolé plutôt que les trains entiers, d’où la nécessaire attention à porter aux gares de triage. L’exemple de la gare de triage de Miramas est significatif : alors qu’y étaient triés environ 14 000 wagons par mois en 2009, ce n’est plus que 5200 en moyenne aujourd’hui(17). Les collectivités peinent à trouver et à obtenir des financements permettant de rénover cette gare de triage. Alliance 4F, collectif regroupant l’ensemble des acteurs du marché du fret français, pense qu’il est nécessaire d’investir 12 milliards d’euros sur la période 2025/2030 pour maintenir le réseau, les grands axes et les lignes capillaires (20% du réseau), augmenter les capacités de circulation et moderniser/créer de nouveaux terminaux et gares de triages.

Les sommes indiqués par l’Etat sont bien différentes. Dans les contrats plan Etat/Région, l’Etat s’engage à consacrer 500 millions d’euros au fret. En comptant d’éventuels projets annexes visant à financer le fret, sur la période 2023-2027, la somme totale investie serait de 900 millions. Le co-financement des collectivités permettrait d’atteindre 2 milliards. Il en manque plus de 8.  

Au-delà du réseau actuel et de sa modernisation, il faut également pouvoir l’enrichir. Alliance 4F propose de développer de nouvelles infrastructures et axes pour contourner les métropoles. Il faut également s’atteler au développement de plateformes multimodales entre les différents modes de transport, et également dans les grands ports. On peut prendre comme exemple la plateforme du Havre qui rencontre un certain succès, et dont le président du port souhaite l’extension.

Il faut sortir d’une logique en silo, et penser la connexion entre les modes de transports, à la fois pour le transport de voyageurs, mais aussi pour la logistique et l’acheminement des marchandises. Le fret doit faire partie intégrante de toute la chaîne : pour cela, le développement de plateformes multimodales, à l’échelle française mais aussi européenne, est nécessaire.

De tels projets sont coûteux, et souvent dénoncés pour leur empreinte écologique. On peut prendre l’exemple du Lyon-Turin, projet estimé à un montant de 18 milliards selon le Comité pour la Transalpine (les opposants au projet évoquent plutôt un montant de 26 milliards). Pourtant, ce projet permettrait d’augmenter de manière pharamineuse le nombre de marchandises transportées, de 6 à 40 millions de tonnes. Les arguments des opposants sont entendables. Toutefois, nous ne pouvons nous soustraire à de tels projets si nous voulons augmenter la part modale du ferroviaire et son importante. Pour le transport de marchandises, mais aussi pour permettre aux voyageurs d’envisager différemment leurs trajets, en utilisant des modes de transport plus verts. Il faut davantage questionner l’utilité des projets routiers et leur potentielle substitution par des lignes ferroviaires.

  • Deuxième rupture : mettre fin à la concurrence déloyale de la route

Outre les améliorations et la modernisation du réseau, il faut que le gouvernement mette en place des actions pour contrer la concurrence déloyale de la route. Le rapport d’information du Sénat de 2010(18) et le rapport de la commission d’enquête publié fin 2023 esquissent un certain nombre de propositions intéressantes.

D’abord, il faut sortir de la logique de taxation du carburant, qui ne produit pas suffisamment d’effet. Les rapports soutiennent la mise en place d’une taxe kilométrique (qui concernerait uniquement les poids lourds), permettant notamment de faire payer au transport routier les externalités qu’il engendre et de durcir la réglementation sur les circulations. L’Autriche et la Suisse ont eux-mêmes adopté une réglementation stricte : les jours et horaires de circulation sont par exemple restreints. Aucun camion de plus de 3,5 tonnes ne peut circuler le dimanche, et l’ensemble des camions ne peuvent pas circuler la nuit même en semaine. Il suffirait que la France prenne exemple sur ces restrictions.

  • Troisième rupture : améliorer la régularité et la qualité de service

La modernisation du réseau aura déjà des conséquences non-négligeables sur la régularité. Son extension, rendra l’utilisation du fret plus attractive. Pour perfectionner l’ensemble, l’Union européenne souhaite le développement de systèmes de transports intelligents. Ces systèmes, permettraient de mieux planifier, cadencer les trajets, de disposer de données plus fiables sur le transport et en temps réel (position en direct, vitesse, travaux routiers, etc.) de la marchandise. Cela permettrait évidemment de rassurer les clients du fret et également de mieux planifier et suivre une activité très complexe dans son organisation et chronométré au millimètre près.

  • Quatrième rupture : redonner son aspect stratégique au fret

Le fret pourrait être au cœur des enjeux de demain : notamment des enjeux autour de la réindustrialisation. Le fret doit faire partir de la chaîne et être exploité dans le cadre des politiques décidées par le gouvernement.

Au-delà de ces enjeux, le fret pourrait être rendu obligatoire pour le transport de produits et matériaux stratégiques, dangereux, nécessitant d’être maîtrisés par l’Etat : cette proposition émane de la CGT(19).

 

Le fret ferroviaire perd chaque année davantage de vitesse, et s’approche du ravin. Cet effondrement peut s’expliquer par de multiples facteurs. D’abord la libéralisation, qui a aggravé la situation et qui n’a pas été suivi d’effets, notamment d’investissements massifs dans le réseau. Ce sous-investissement chronique engendre un vieillissement des axes et des infrastructures, ne permettant pas de répondre aux critères de qualité de service, ni d’améliorer la régularité. Ce sous-investissement engendre également un report modal important vers la route : le transport de marchandises est plus pratique, le fret ne disposant pas et plus de suffisamment de plateformes multimodales, connectées aux grandes zones industrielles, aux entrepôts, aux entreprises, aux ports. Enfin, par la concurrence déloyale de la route.

Les potentielles sanctions de l’Union européenne et ou la mise en œuvre de la réforme présentée par l’exécutif en 2023 ne va pas arranger les choses. Tout ceci est symptomatique de la schizophrénie de l’Union européenne : nous devons réduire nos émissions de gaz à effet de serre, mais nous ne devons pas soutenir le fret, essentiel pour la transition écologique.

Des solutions existent, mais il est urgent de ne plus tarder et d’opérer un réel revirement. L’Alliance 4F proposer de doubler la part modale du fret français de 9 à 18% en 2030 en mettant en œuvre un certain nombre de réformes, dont certaines ont été évoquées ici. L’Union européenne et la France doivent entendre ces propositions, au risque de condamner, définitivement, un secteur aux enjeux majeurs pour la transition écologique.

Références

(1)Les premiers trains fret ont circulé en 2005 (transport international) et en 2006 (transport national).  

(2) Pour en savoir plus sur les filiales : https://www.sncf.com/fr/logistique-transport/rail-logistics-europe /

(3) Rapport de la CGT publié en octobre 2023, accessible ici : https://www.cgt.fr/actualites/transport/environnement/la-defense-et-le-developpement-du-transport-public-de-marchandises-par-le-rail-est-un-enjeu-crucial

(4) Voir rapport : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2022/07/art_bilan-ferroviaire-europe-2020.pdf

(5) Voir rapport : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2022/07/art_bilan-ferroviaire-europe-2020.pdf

(6) Voir rapport : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2022/07/art_bilan-ferroviaire-europe-2020.pdf

(7) Commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir, en date de décembre 2023 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-liberalisation-fret-ferroviaire

(8) Rapport de la CGT publié en octobre 2023, qui détaille l’ensemble des différentes réformes, accessible ici : https://www.cgt.fr/actualites/transport/environnement/la-defense-et-le-developpement-du-transport-public-de-marchandises-par-le-rail-est-un-enjeu-crucial

(9) Rapport accessible ici : https://www.senat.fr/rap/r08-220/r08-2207.html

(10) https://www.vie-publique.fr/discours/291200-clement-beaune-13092023-liberalisation-du-fret-ferroviaire

(11) A lire en complément : https://reporterre.net/Privatisation-du-fret-SNCF-On-fait-tout-pour-couler-le-ferroviaire

(12) Rapport accessible ici : https://www.senat.fr/rap/r08-220/r08-2207.html

(13) ADEME, 2021

(14) Commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir, en date de décembre 2023 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-liberalisation-fret-ferroviaire

(15) Selon Nadia Hilal dans le numéro 48 de sociologie du travail, publié en 2006

(16) Rapport d’information du Sénat accessible ici : https://www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/commission/finances/Rapports_provisoires/Rapport_SNCF_-_Version_provisoire.pdf

(17) Liquider fret SNCF, nuit gravement au climat : rapport du comité central du groupe public ferroviaire

(18) Rapport d’information sénatorial « Avenir du fret ferroviaire : comment sortir de l’impasse » du 20 octobre 2010 et commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir, en date de décembre 2023 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-liberalisation-fret-ferroviaire

(19) Rapport de la CGT publié en octobre 2023, qui détaille l’ensemble des différentes réformes, accessible ici : https://www.cgt.fr/actualites/transport/environnement/la-defense-et-le-developpement-du-transport-public-de-marchandises-par-le-rail-est-un-enjeu-crucial

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Guerre à la guerre : Jaurès face à la montée des périls

Intro :

Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Nullam at consequat justo. Donec sit amet dui id libero varius suscipit iaculis in enim. Vestibulum in gravida est. Praesent sed nunc condimentum, pharetra ligula non, fermentum eros. In erat dui, vulputate a risus sed, vehicula elementum augue. Aliquam semper augue ipsum, eu blandit neque tincidunt ac. Fusce magna nisi, vehicula at velit eu, placerat dapibus arcu. Aliquam tempor ultricies arcu, ut malesuada ex. Donec sit amet cursus purus. Suspendisse vitae est nunc. Aenean dictum, arcu vitae vulputate auctor, nunc ante laoreet velit, id interdum ligula nisi eget risus. Ut risus risus, lacinia in ornare sed, porttitor in erat. Vestibulum facilisis ex eros, quis vulputate quam ultrices et. Donec nec tortor ullamcorper, faucibus massa sed, ornare lectus. Aliquam pretium nibh quam, a tincidunt orci mollis nec. Orci varius natoque penatibus et magnis dis parturient montes, nascetur ridiculus mus.

Marion Fontaine est professeure des universités à Sciences Po, vice-présidente de la Société des études jaurésiennes

Christophe Prochasson, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, directeur de Mil Neuf Cent, revue d’histoire intellectuelle.

LTR : Il y a plus de 20 ans était lancée une entreprise éditoriale de grande ampleur, pour tous les passionnés d’histoire et toutes les femmes et les hommes de gauche : les œuvres de Jean Jaurès. Comment y avez-vous pris part et comment s’est façonné le dernier tome que vous dirigez tous les deux ?

 

Marion Fontaine : L’idée de rassembler le corpus très disparate des textes de Jaurès n’est pas nouvelle. Elle apparaît dès les premières années qui suivent son assassinat, et un projet d’œuvres jaurésiennes est même lancé durant l’entre-deux-guerres, même s’il ne va pas jusqu’à son terme.. Rassembler les textes de Jaurès était par ailleurs au cœur des objectifs de la Société d’études jaurésiennes lors de sa fondation en 1959. Sa grande présidente, Madeleine Rebérioux, tenait à cette publication des œuvres. Au début des années 2000, l’entreprise a pu véritablement se lancer avec l’éditeur Fayard mais surtout avec un coordinateur général, Gilles Candar, le meilleur connaisseur de Jean Jaurès, qui a été le grand maitre de ces œuvres.

 

Il a en même temps été décidé que chaque volume serait édité, c’est-à-dire annoté, présenté, commenté par des historiennes et historiens membres de la Société d’études jaurésiennes. Ce dernier volume a été coordonné par moi-même, plutôt spécialisée dans les questions de politique sociale et d’histoire du travail, et Christophe Prochasson, dont les compétences en histoire intellectuelle et en histoire du socialisme ne sont plus à démontrer.

 

Christophe Prochasson : Ce sont des œuvres qui ne sont pas complètes. Pour une raison bien simple : Jaurès est un militant politique, il écrit des articles parfois similaires, pour ne pas dire répétitif, il enfonce le clou. Il a donc fallu faire des choix, et nous avons retenu les textes les mieux troussés, ceux aussi qui résonnaient le plus avec notre temps. Gilles Candar a souhaité associer différentes spécialités, mais aussi plusieurs générations. De grands historiens ayant marqué la production historiographique des années 1960-1980, aujourd’hui décédés, ont participé à la publication des premiers volumes, Maurice Agulhon ou Jean-Jacques Becker. De plus jeunes ensuite, ceux de ma génération, avec Vincent Duclert ou Gilles Candar. Enfin la jeune recherche, en pleine production, comme Marion Fontaine, voire plus jeune encore, à l’image d’Emmanuel Jousse. Ces historiennes et historiens voient les choses autrement, adossés qu’ils sont à une historiographie du politique beaucoup plus ouverte sur les sciences sociales.

 

Les volumes ne s’adressent pas seulement aux spécialistes de Jaurès, ni même aux spécialistes du socialisme. Ils résultent d’une volonté de pédagogique, et toutes les notes vont dans ce sens-là en donnant le contexte ou en précisant l’identité des acteurs cités. Dans les années 1980, j’avais participé à la publication des carnets de Marcel Cachin, autre grande figure du socialisme puis du communisme. Je mesure la différence de méthode de travail entre ces années et aujourd’hui. L’édition de textes est devenue beaucoup plus facile. De nombreux documents, imprimés et même archives, sont désormais numérisés, notamment la presse grâce à Gallica. On dispose également d’un accès libre au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (le Maitron) qui est un outil absolument remarquable, régulièrement mis à jour et toujours en prise sur la recherche. 

 

Marion Fontaine : Cela permet également aux historiens, mais aussi potentiellement au grand public, de travailler sur un corpus jaurésien immédiatement accessible. Il y là aussi un enjeu civique, presque politique, face aux instrumentalisations de la figure de Jaurès, ou plus souvent à sa réduction à quelques phrases et à quelques aphorismes. Nous voudrions que Jaurès ne soit pas réduit à des citations décontextualisées  ; il faut appréhender l’entièreté des discours dans leur contexte.

 

 

LTR : Ce dernier volume permet aussi d’intégrer les réflexions poussées par Jaurès dans L’armée nouvelle (1911) sur les questions militaires ?

 

Christophe Prochasson : Oui, Jaurès n’est pas Marx, c’est-à-dire qu’il n’a pas écrit de livres très théoriques, c’est avant tout un militant politique. Jaurès fait régulièrement référence à L’armée nouvelle, c’est son grand œuvre, son seul ouvrage vraiment théorique qui touche à des questions dépassant la seule présentation d’un projet de loi qu’il était censé accompagné. Le chapitre X, notamment, constitue une réflexion très fouillée sur l’Etat et sans doute l’une des analyses socialistes de l’Etat parmi les plus abouties.

 

 

LTR : En quoi sa conception de l’armée diffère-t-elle de celle des autres leaders socialistes ou de celle qui est en vogue dans la société politique française ?

 

Christophe Prochasson : Jaurès défend la conception d’une armée de milices, un peu sur le modèle suisse de l’époque. Le service militaire encaserné ne doit pas être trop long et doit se limiter aux nécessités de la formation élémentaire d’un soldat. C’est la raison pour laquelle il combat l’allongement du service militaire de 2 à 3 ans. Pour lui, la vie de caserne corrompt moralement, et pas seulement moralement d’ailleurs puisqu’elle met aussi en péril la santé des conscrits, les soldats qui y vivent. La vie en caserne n’est aussi politiquement pas saine parce qu’elle coupe le soldat de la population civile. Il en appelle en fait à une militarisation complète de la société, du moins des hommes qui sont les seuls concernés par l’activité militaire. Pour des raisons démocratiques, l’armée ne doit pas être isolée de l’ensemble de la nation. La seule façon, en outre, de compenser l’infériorité démographique de la France par rapport à l’Allemagne, c’est d’avoir de fortes réserves. La vision de Jaurès est largement partagée par les autres membres de la SFIO.

 

Marion Fontaine : Dans une partie de la CGT et du mouvement anarchiste, et d’une toute petite minorité socialiste en revanche, on a avant la guerre un véritable antimilitarisme, répandu aussi dans la classe ouvrière, et qui tient aux relations compliquées entre l’armée et les ouvriers. On n’a pas de CRS à l’époque et c’est l’armée qui souvent est chargée de rétablir l’ordre durant les mouvements de grève. Elle apparaît donc uniquement comme une force réactionnaire et répressive. Jaurès souhaite pourtant que les socialistes s’intéressent à la chose militaire ; pour lui, le socialisme ne peut pas rester dans une position de critique et doit s’approprier un certain nombre de réalités de son temps.

 

 

LTR : Est-ce que la vision de Jaurès ce n’est pas un peu les armées révolutionnaires de Valmy ?

Marion Fontaine : Oui, c’est certain. Jaurès est très marqué par l’histoire de la Révolution française, et cela conditionne sa vision de l’armée. C’est aussi un moyen pour lui pour que le prolétariat s’approprie l’armée et pour que l’armée se démocratise. Une armée proprement républicaine doit s’ouvrir le plus possible. Ça nous paraît loin parce qu’on n’a plus le même rapport à la guerre, mais c’est bien la pensée d’une relation démocratique entre l’armée et la nation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle L’armée nouvelle est aussi le livre où Jaurès va le plus loin sur la conception socialiste de la nation.

 

LTR : Est-ce que la militarisation de la société voulue par Jaurès peut servir à accélérer la révolution, de façon violente ?

Christophe Prochasson : La réponse est non. Les socialistes « pré-bolcheviques » ont la Révolution française, 1830, 1848 et la Commune comme modèles. Ils observent que dans ces moments-là, ce qui fait basculer les choses, c’est lorsque l’armée, ou pour le moins une partie d’entre elle, fraternise avec les révolutionnaires. Ont-ils l’idée qu’aura plus tard Lénine selon laquelle il faut transformer la guerre impérialiste en guerre révolutionnaire ? Franchement, non. Ce n’est pas dans l’imaginaire jaurésien ni dans celui des guesdistes.

 

Je ne pense pas un instant que Jaurès ait en tête l’idée que la grève générale soit le moyen idoine pour empêcher le déclenchement de la guerre. Une fois le conflit engagé, l’armée n’a pas vocation à être révolutionnaire. C’est aussi ici poser la question de la violence chez Jaurès : il en a une horreur absolue. Dans certains cas il reconnaît qu’elle peut être utile, qu’elle puisse être un « coup d’épaule », lorsqu’elle vient au terme d’un processus qui a préparé la révolution conçue comme un mouvement de grande amplitude transformant progressivement les sociétés de fond en comble. Jaurès n’est ni blanquiste ni léniniste. Il en est même le contraire absolu.

 

Marion Fontaine : S’il y a un bien un trait caractéristique de Jaurès c’est sa répugnance à la violence, qu’elle soit nationaliste ou révolutionnaire. La violence, sous forme de sabotage ou d’attentats par exemple, qui peut être une tentation d’une petite partie du syndicalisme révolutionnaire, suscite de sa part une critique constante . D’une part parce que c’est antinomique avec la civilisation socialiste qu’il espère, et d’autre part parce que pour lui c’est une illusion. Au contraire, ça peut durcir la répression de la bourgeoisie. La révolution pourra faire appel à la violence, mais pas de façon gratuite, pas sans être assurée de sa force et dotée d’une certaine légitimité. Jaurès pousse d’ailleurs à une évolution de la CGT, non pour qu’elle se rallie à la SFIO, mais pour qu’elle soit mieux organisée. Pour peser politiquement, il faut que tous les représentants de la classe ouvrière soient forts. Il ne croit pas à l’avant-garde éclairée de Lénine.

 

Christophe Prochasson : Jaurès est un homme politique dialecticien qui porte une grande attention aux situations. Il observe les rapports de force. Ce n’est pas un esprit nuageux et hors sol. Contrairement à la réputation que lui bâtirent certains de ses adversaires, il exècre le verbalisme et la rhétorique creuse. C’est un esprit sérieux, soucieux de bien documenter les faits comme on le constate notamment dans les débats parlementaires dans lesquels il s’engage.

 

 

LTR : Dans ce volume il y a beaucoup de textes de Jaurès relatifs aux syndicats. Pour revenir sur ce que vous évoquiez à l’instant, comme articule-t-il l’action syndicale et l’action politique ?

Marion Fontaine : Depuis la création de la CGT puis l’affirmation de son autonomie à travers la charte d’Amiens, Jaurès ne souhaite pas qu’elle se fonde dans la SFIO, à la différence de Guesde ou de ce que fera le bolchévisme. Il pousse toutefois à une articulation du mouvement ouvrier car il pense que c’est seulement comme cela que la conquête de la société pourra s’opérer. Il pousse pour que le Parti, les syndicats mais aussi les coopératives soient autonomes mais en même temps travaillent ensemble et œuvrent dans la même direction. La CGT n’est pas particulièrement sympathique avec Jaurès dans la première décennie du XXème siècle, sur l’air « Jaurès est un réformiste bourgeois politique bien installé ». Dans la période 1912-1914, Jaurès a des raisons d’optimisme en voyant ces relations s’améliorer : les coopératives s’unissent et les dirigeants de la CGT, voyant que la stratégie du syndicalisme révolutionnaire est une impasse, entendent faire de la CGT un syndicat plus ouvert. Jaurès croit vraiment aux corps intermédiaires, la vie civile pour lui ne se limite pas aux partis politiques.

 

 

LTR : Question d’histoire contrefactuelle, les mouvements socialistes européens étaient-ils suffisamment forts pour empêcher le déclenchement de la Première Guerre mondiale, notamment à travers une grève générale ?

Christophe Prochasson : La grève générale n’est pas un concept très jaurésien. Jaurès le manipule avec beaucoup de prudence. Il a certes le sentiment qu’elle prend de l’importance dans les années 1904-1909 au sein du mouvement syndical et qu’il donc la considérer avec attention. Ce que Georges Sorel appelle le « mythe de la grève générale » est une idée qui circule aussi un peu dans le socialisme français, mais absolument pas dans le socialisme allemand – qui reste le plus grand mouvement socialiste européen et peu dans le socialisme international, à l’exception du cas italien. La grève générale s’apparente à une culture libertaire, anarchiste. Les Allemands sont, eux, de bons marxistes, imperméables aux tonalités libertaires qui effleurent parfois le socialisme français, ou certaines de ses zones. Ce n’est pas dans leur culture politique.

 

Ces divisions, ces nuances comme la faiblesse de l’Internationale indiquent que le mouvement socialiste ne disposait sans doute pas des forces suffisantes pour arrêter la course à la guerre, quoique rien ne soit jamais fatal dans un mouvement historique. De surcroît, les socialistes, partout en Europe, étaient de « bons patriotes ». Le volontarisme de Jaurès se heurte en partie au socialisme allemand qui contient une part d’impérialisme en lui. Comme le lui reproche, avec une certaine acrimonie bilieuse, le germaniste socialiste, Charles Andler, Jaurès s’est efforcé de dissimuler la part impérialiste du socialisme allemand afin de protéger les relations entre les deux partis, français et allemand . C’est tout le sens de la controverse très vive qui opposa les deux socialistes. Il est très émouvant de voir les dernières semaines et les derniers jours du combat de Jaurès contre la guerre. Il est très émouvant de le voir se débattre pour lutter contre la catastrophe qui vient. Il voit très bien que si la guerre est déclenchée, ce sera dramatique. Peu de politiques ont donné à ce risque cette ampleur à son époque et fait preuve d’une telle préscience.

 

Marion Fontaine : . La tragédie de 14 est que les socialistes européens sont à la fois internationalistes et, chacun à leur façon, de plus en plus ancrés dans leur nation. Face à la guerre, ils se trouveront donc tous de « bonnes raisons ». Les socialistes allemands trouveront à dire qu’ils sont menacés par l’impérialisme russe, les socialistes français pourront arguer de l’agression de la Belgique, etc. Ils auront tous des justifications à leurs yeux pleinement légitimes pour voter les crédits de guerre. Si Jaurès n’avait pas été assassiné, il est possible, probable qu’il aurait voté lui aussi les crédits de guerre en août 1914. Cependant, si on veut faire de l’histoire contrefactuelle, il faut se demander quelle aurait été  é son évolution au fil des années, en 1916, en 1917, au moment de la rédaction des traités de paix, etc. Il avait acquis en 14 un poids et un charisme qui n’auraient sans doute pas disparu en quelques années, et peut-être aurait-il pu, pas sur l’instant mais sur le moyen terme, infléchir un certain nombre de choses.   

 

 

LTR : Est-ce que vous pourriez nous présenter la conception jaurésienne de la Nation ? C’est un point qui éclaire les autres, notamment sur les questions de guerre, et on se souvient que Jaurès était qualifié par Lénine de « social-chauvin ». Sa conception est-elle encore actuelle ?  Dans Socialisme et sociologie, Bruno Karsenti revenait sur la façon dont une nation européenne pouvait se constituer, et son argumentation ressemble à celle qu’on pourrait apposer sur la nation française.

Marion Fontaine : Pour Jaurès, la nation est historique et sociologique ; il n’y a pas de nation éternelle, ni statique. Jaurès a des rapports ambigus avec Marx mais il pense qu’il y a des luttes entre classes sociales dans un pays, et que cela fait mouvement et que cela contribue une dynamique. Le prolétariat est amené ainsi pour lui à devenir le pôle à partir duquel se pense la nation. Effectivement, par rapport à un moment où certains sont tentés de revenir à une vision essentialisante et éternisante de ce que serait la France, c’est important de le rappeler. Sa fameuse phrase « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène » va dans ce sens. Dans le mouvement sociologique et historique, la première étape a été la construction des nations, l’étape à venir est la construction de l’humanité, de l’Internationale du genre humain, qui n’abolirait pas les nations mais les sublimerait dans une construction supérieure. Il faut cependant rappeler que cette Internationale, pour Jaurès, c’est encore surtout l’Europe.

 

Christophe Prochasson : sur la question nationale Jaurès reste un homme cultivé du XIXème siècle : les nations sont pour lui des agrégats culturels et le produit d’une histoire qu’il faut respecter. Encore faut-il les respecter toutes. Il reprend par exemple la notion de « nation nécessaire » à propos de la Turquie. L’équilibre civilisationnel en Europe impose, selon lui, d’avoir une présence musulmane par le truchement qu’est la « nation nécessaire » turque. Les nations sont utiles du point de vue socialiste car elles sont le cadre de la prise de conscience de classe du prolétariat. Pour lui, Marx s’est trompé, car le prolétariat passe d’une classe en soi à une classe pour soi grâce à la nation. Mais, dialectique oblige, il faudra dépasser tout cela pour rassembler l’ensemble de la « race humaine ». Il nous aide à penser en désessentialisant la nation.

Si, enfin, Jaurès n’est pas un ultra colonialiste, il reste un homme de son temps. Il est hostile à une colonisation brutale et guerrière telle qu’elle s’esquisse au Maroc au début du XXème siècle. De même voit-il bien les dangers que représente la concurrence coloniale notamment en Chine. Mais la colonisation n’est pas un mal en soi et rien ne fait de lui un « anticolonial », encore moins un « décolonial » !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Le siècle chinois des humiliations : l’histoire au service de la puissance

Intro :

Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Nullam at consequat justo. Donec sit amet dui id libero varius suscipit iaculis in enim. Vestibulum in gravida est. Praesent sed nunc condimentum, pharetra ligula non, fermentum eros. In erat dui, vulputate a risus sed, vehicula elementum augue. Aliquam semper augue ipsum, eu blandit neque tincidunt ac. Fusce magna nisi, vehicula at velit eu, placerat dapibus arcu. Aliquam tempor ultricies arcu, ut malesuada ex. Donec sit amet cursus purus. Suspendisse vitae est nunc. Aenean dictum, arcu vitae vulputate auctor, nunc ante laoreet velit, id interdum ligula nisi eget risus. Ut risus risus, lacinia in ornare sed, porttitor in erat. Vestibulum facilisis ex eros, quis vulputate quam ultrices et. Donec nec tortor ullamcorper, faucibus massa sed, ornare lectus. Aliquam pretium nibh quam, a tincidunt orci mollis nec. Orci varius natoque penatibus et magnis dis parturient montes, nascetur ridiculus mus.

Rupture

Puisqu’il est le nom de cet espace de pensée -que je remercie de m’avoir laissé la possibilité d’écrire en son sein-, je commencerai par réfléchir sur le concept de rupture.

Il pourrait paraître évident que les ruptures à l’échelle des vies sont souvent des moments qui nous font, nous forment, nous élèvent ou en tout cas nous marquent. Avec la même justesse d’esprit, d’aucuns diraient qu’à l’inverse, leurs vélocités, leurs brutalités souvent, leurs orgueils parfois, représentent plutôt des forces d’effacement, de déformation, de renoncement ou bien encore de décélération de soi.     

En toute hypothèse, les ruptures structurent le temps, le déclinant dans un avant, un après, un pendant et nos souvenirs les chargent de sentiments, de leçons et de faits marquants qu’on choisit de retenir, d’oublier, de truquer ou qui s’imposent à nous-même. L’étude des ruptures d’une vie est parfois simplement l’étude d’une existence. 

Ce possible à échelle humaine paraît être tout aussi vrai à l’échelle des Nations et, a fortiori, à l’échelle de la Chine. Étudier ses ruptures permet finalement de l’étudier et c’est tout l’objet de notre article : mieux comprendre la Chine.

Rupture de la puissance

L’histoire de la Chine est fascinante par bien des aspects : sa civilisation est vieille de cinq millénaires ; au travers de cet espace-temps, elle a inventé la poudre, l’imprimerie et le compas de navigation bien avant les sociétés européennes[1]. Elle a déployé des armées immenses à travers l’espace terrestre, formant un vaste empire et dominant une large périphérie de royaumes tributaires. Elle a lancé de formidables expéditions maritimes, découvrant des espaces lointains à des âges où l’Europe médiévale n’était pas aussi avancée techniquement. La Chine est l’architecte du plus grand aménagement de l’histoire de l’humanité avec sa Grande muraille, bâtie pour l’essentielle sous l’ère des Ming (1368- 1644), érigée le long de la frontière avec l’empire mongol – un ensemble long de 20 000 kilomètres, soit l’équivalent de la distance de Brest à Hong-Kong, aller-retour ! Xi Jinping en fait un marqueur du puissant passé glorieux de sa nation, posant fièrement lors de ses interventions télévisées devant une fresque de la muraille en arrière-plan.

Cet ensemble forme, au début du XVIIIème siècle, au moment où l’extension impériale chinoise est à son paroxysme, un empire vaste comme deux fois le vieux Continent et peuplé de 400 millions d’âmes – soit vingt fois la population du pré carré français de Louis XIV.

De loin, la Chine, de sa genèse à son apogée, serait à considérer – avec nos catégories actuelles et en passant les séquences de tensions internes – comme la première puissance politique, économique, technologique, militaire et agricole mondiale. Si les États-Unis d’Amérique tiennent relativement cette place dans nos temps contemporains depuis 1945, soit 80 ans, songeons que ce fut le cas de l’empire chinois pendant plusieurs centaines d’années ! 

En bref, jamais un empire n’a été aussi puissant pendant autant de temps, dominant autant de catégories de puissance sur un aussi vaste territoire.

Dans cette si longue histoire de puissance, la rupture – les empires depuis Sparte jusqu’aux Soviets le savent bien – ne peut qu’advenir ; il ne s’agit pas ici d’être hégélien et penser que l’histoire se répète avec constance mais remarquons simplement qu’aucun empire ne perdure jamais infiniment. 

Le moment de rupture pour la Chine a lieu lors de la fin de règne de la dynastie mandchoue des Qing ; ce moment, l’historiographie chinoise l’a nommé « le siècle des humiliations ». Il court du traité de Nankin en 1839 à l’avènement de la République populaire de Chine en 1949. En l’espace de moins de cent ans, la Chine passe d’un statut de puissance compilant un tiers des richesses mondiales à celui d’un vieux pays continental, pauvre et arriéré. 

Méthode

Cet article reprend largement des éléments issus de mon mémoire de recherche intitulé Humilier la Chine, réveiller l’Empire. Il a cherché à analyser la matérialité du siècle des humiliations chinois si singulier, à comprendre sa transmission aux consciences les plus diverses et à mieux saisir son actualisation et sa politisation à l’heure où la République populaire de Chine, depuis Deng Xiaoping (1978-1990) et surtout Xi Jinping (2012-), a retrouvé un statut de grande puissance.

Ce travail se construit dans une approche des relations internationales fondée sur l’étude des sociétés humaines comme structurantes dans l’international – une approche définie comme constructiviste – et se voit tout en même temps être porté par l’idée que l’État est le joueur cardinal des relations internationales et du politique – approche qualifiée de réaliste. Il combine en fait ces deux approches en proposant l’hypothèse visant à affirmer que l’État, pour dominer, cherche à imposer ses vues aux sociétés par d’autres phénomènes et d’autres moyens que la coercition et donc par une socialisation de sa politique.  De plus, notre étude donne sa chance à la sociologie, à l’histoire bien sûr mais aussi à la linguistique ainsi qu’à la philosophie.

A bien des égards, cette proposition croit dans la pertinence de la démarche médiologique dans l’étude de l’international. Par médiologie, nous reprenons le concept forgé par Régis Debray[2] et qui vise à l’étude des techniques et supports techniques qui rendent possibles ou qui façonnent des cultures, des comportements individuels et collectifs voire même des déploiements matériels de puissance. 

Enfin, cette étude positionne en son cœur l’analyse du concept d’humiliation que l’on retrouve finalement souvent dans le champ de l’étude des relations internationales mais qui a parfois pu être rejeté et inconsidéré dans la recherche. Pourtant, c’est notre hypothèse de départ : l’humiliation joue un rôle dans les relations internationales et un rôle fondamental dans le cas chinois.

Le cas chinois : l’humiliation au coeur 

L’humiliation est, par voie de conséquence, fondamentale en relations internationales. Songeons à son importance dans les consciences des sociétés après la chute de leur empire (chinois en 1911, ottoman, allemand et Habsbourg en 1919, soviétique en 1991, etc.). Songeons à l’humiliation de la débâcle française de 1940, à jamais dans les consciences des officiers français, des temps de Gamelin jusqu’à nos jours. Songeons à sa présence dans les temps de la guerre : une note des renseignements étasuniens datée de 1971 pose que 70% des raisons conduisant la poursuite des opérations nord-américaines au Vietnam reposent sur l’évitement d’une défaite face à une force infiniment plus faible, le Việt Minh[3]. Pensons aussi que son instrumentalisation motive et socialise l’engagement dans la guerre : la Russie de Vladimir Poutine, proposant le récit d’une Russie victime d’une expansion territoriale otanienne, humiliée par la chute de l’URSS et ignorée par l’Occident aux temps du moment unilatéral, a très largement contribué à la construction du consentement à la guerre rendant possible l’agression de l’Ukraine.

Pour la Chine, l’humiliation est au cœur d’une séquence historique longue d’un siècle. En cent ans, elle subit revers sur revers liés à une série des guerres coloniales – la première et la deuxième guerre de l’opium, la guerre sino-française, des guerres et des traités inégaux avec l’empire russe des Romanov, la guerre des Boxers, la prise nippone de la Mandchourie puis une guerre totale avec l’Empire du soleil levant.  Revenons brièvement sur ces évènements.

Phénoménologie des humiliations 

Les guerres de l’opium ont vu l’empire britannique puis français forcer l’importation de drogues en Chine par la « diplomatie de la canonnière », ravageant la santé mentale des élites mandarinales, très touchées par l’addiction au pavot ainsi que déséquilibrée la balance commerciale chinoise, auparavant largement excédentaire. Franco-britanniques ont frappé durement la Chine en saccageant puis incendiant en 1860, lors de la deuxième guerre de l’opium, le Palais d’été proche de Pékin, vaste comme 24 fois Versailles, orgueil d’une civilisation plurimillénaire en proie aux assauts des forces étrangères. La guerre franco-chinoise (1884-1885) a été une démonstration de force de la puissante marine de guerre française, opposée pourtant à ce qui se faisait de meilleur côté chinois – une flotte flambant neuve, sortie des chantiers navals de Shanghai, fierté du renouveau impérial issu des réformes. Celle-ci est coulée en quelques jours par la Royale qui, prenant le contrôle sur le royaume du Annam, vient d’achever la formation de l’Indochine.                                                    

La guerre des Boxer a été l’occasion pour plusieurs pays européens coalisés de se positionner dans des comptoirs le long du littoral chinois, ponctionnant de grande quantité d’argent et d’impôt aux autorités, réifiant la Chine, humiliant l’empereur.   

Enfin, doit être incluse dans le siècle des humiliations la guerre sino-japonaise (1935-1945) où la Chine nationaliste a été largement dominée par son adversaire nippon qui a perpétué, sur le territoire chinois, des massacres d’une violence inouïe, des crimes de guerre abominables comme notamment à Nankin, amenant la Chine à porter le deuxième plus lourd tribut du second conflit mondial et affaiblissant le pouvoir central, concurencé in fine par les communistes de Mao Zedong, alors en pleine émergence. 

En cent ans, la Chine et ses élites ont été incapables de trouver des réponses aux crises qu’elles ont subies : intrusions étrangères mais aussi guerres civiles, comme la révolte des Taiping tuant 50 à 70 millions de Chinois, et catastrophes climatiques. Rien n’a pu empêcher structurellement le déploiement de réponses à la hauteur de la situation. Réifié symboliquement, sanctionné économiquement, saigné démographiquement, ponctionné territorialement, occupé militairement, l’empire chinois n’aura été l’objet d’aucune réforme capable de le sortir de cette spirale infernale dont on ne saurait essentialiser les causes aux seules ingérences étrangères. 

Hautement attaché à son estime – l’empire chinois est celui du milieu, l’empereur de Chine est le fils du ciel, on se met à genoux devant lui, on embrasse ses pieds plusieurs fois, on ne considère aucun pays comme l’égal de l’empire -, la Chine est tellement touchée que se forme en elle une fracture narcissique majeure, une humiliation considérable. C’est cette humiliation que ses élites auront à cœur d’instrumentaliser sachant ce que ce sentiment peut faire naître et déployer.

L’invention du siècle des humiliationS

L’humiliation est ainsi au centre de l’histoire contemporaine chinoise et, en même temps, par construction sémantique, elle donne son nom à cet âge. Les historiens, essentiellement grâce aux travaux de Dominique Kalifa[4], ont forgé un concept pour parler du nom des temps : on parle de chrononyme

Notre première question est de savoir qui ou quelle entité est à l’origine de cette construction sémantique. La seconde interrogation de notre étude est de savoir pourquoi ce choix. Nous l’avons vu, il y a de quoi observer des humiliations dans ce passé mais est-ce suffisant pour englober et synthétiser cent ans d’histoire aussi complexe par cette terminologie ? 

Notre hypothèse est de penser qu’il s’agit de faire de l’histoire un instrument politique, un outil immatériel de puissance. On retrouve cette volonté d’abord chez les Nationalistes chinois (ils sont au pouvoir de 1911-1949) et leur chef de file : Sun Yat-sen. Ce sont eux qui, historiographiquement, inventent « le siècle des humiliations » c’est-à-dire qui qualifient ainsi cette période. Ils le font pour plusieurs raisons :  la Chine d’alors, dans les années 1920, est en pleine désunion. L’empire a chuté en 1911 et Sun-Yat Sen a fait naître la République. Ce dernier, puis son successeur Chiang Kai-Chek, cherchent l’unité politique et territoriale du pays à l’heure de la genèse républicaine.  La construction de ce récit est alors considérée comme un outil qui rend possible une politique de revanche, d’unité, de mobilisation générale d’un peuple contre un ennemi : les étrangers, causes des humiliations. L’empire étant réduit à néant, les élites nationalistes ont parfaitement conscience que pour faire nation, il faut un récit partagé, d’où cette nationalisation de l’histoire.

Bien que cette terminologie repose sur des phénomènes humiliants justifiant l’emploi du qualificatif « d’humiliations », ces matérialités historiques restent aussi, par certains aspects, des constructions qui ont pu être tantôt exagérées, tantôt décontextualisées et présentées sans mise en perspective globale. En effet, après les Nationalistes, les Communistes s’emparent de ce récit et, portant une approche marxiste des relations internationales, le transforment en une histoire commune aux allures victimaire, focalisée sur les impérialismes européens. 

Ce discours occulte les responsabilités chinoises dans la chute de l’empire, son incapacité à se réformer, sa désunion par des guerres civiles très largement plus meurtrières que les guerres coloniales. Il occulte ses propres politiques impérialistes largement offensives et exagère parfois l’importance de certains événements historiques. C’est le cas de la première guerre de l’opium, qui a abouti sur la concession de Hong-Kong aux Britanniques – ce qui est vu comme une humiliation doit être relativisé à l’aune de la taille de ce comptoir (minuscule comparée à l’immensité territoriale de l’empire d’alors).

En résumé, le fait d’avoir, par le chrononyme « siècle des humiliations », essentialisé l’histoire chinoise à l’humiliation est un choix politique, à mettre à distance d’une vérité historique matérielle. Ce récit historique a été largement utilisé pour critiquer l’héritage impérial des Qing et les impérialismes européens parfois à juste titre. Mais il a aussi une importance essentielle dans la recherche de la Chine à mobiliser une société face à un ennemi dans des moments de désunion générale : ce récit historique a été un formidable outil pour faire nation et est, à l’heure actuelle, utilisé comme un formidable outil de puissance. 

Un outil dans la guerre d’influence

L’histoire est une science, bien sûr. C’est aussi un outil de puissance, parfois. Pour le puissant Parti communiste chinois, elle permet de forger une mémoire qui serre les poings et fait battre les cœurs patriotiques. « Le siècle des humiliations » a permis cela à plusieurs moments de l’histoire chinoise, à chaque fois quand la situation pouvait paraître instable. Il a ainsi été instrumentalisé en 1920 par les Nationalistes -nous l’avons vu, en 1949 par les Communistes alors prenant le pouvoir et en 1989 quand l’unité vacillait après les manifestations étudiantes place Tiananmen. Depuis, il a muté, doublant sa fonction : à l’unification du pays s’ajoute désormais le rayonnement international chinois.

En effet, à bien des égards, le concept de « siècle des humiliations » fait partie intégrante d’une stratégie d’influence de la Chine et d’une guerre des mémoires menée par celle-ci pour proposer et imposer une certaine lecture de son passé à sa population et à d’autres puissances. 

Ce récit jadis construit pour forger l’unité interne de l’empire est désormais non seulement un instrument de cohésion nationale mais aussi une force destinée à influencer le monde extérieur et y prendre place dans les imaginaires. Il est le bras armé intellectuel qui porte la théorie d’un retour de la Chine à la puissance. Il prouve la théorie de la parenthèse occidentale, chère à Kishore Mahbubani, et qui pose que l’Occident n’a été puissant qu’un moment et qu’à l’échelle de l’histoire ce moment n’est qu’une parenthèse qui est en train de se refermer. Les Chinois, par ce récit du siècle des humiliation, disent que finalement, du fait de l’Occident, ils ont été mis à terre et que grâce au communisme, ils reviennent au premier plan, en tant qu’architectes de la clôture du moment européen et nord-américain. 

Ce récit se concrétise jusque dans les manuels d’histoire, l’érection de tels ou tels monuments historiques, l’hymne national, les chansons populaires mais pas seulement : le cinéma chinois, le premier au monde en termes de fréquentation, se mobilise pour imposer cette narration : le succès de Sacrifices of War (Zhang Yimou, 2011), film qui revient sur la guerre sino-japonaise, est à ce titre un exemple frappant. 

Nous voici ainsi face à une anthologie pathétique forgée patiemment et toujours sur l’établi pour garantir, par l’histoire et la mémoire, un consentement au PCC et une adhésion internationale à ses valeurs. Cette politique d’influence n’est pas le fait unique d’acteurs publics chinois mais aussi du privé, nécessaire pour que fonctionne cette diffusion globale comme l’a très bien démontré Yochai Benkler dans La propagande en réseau[5].

Les réponses à ce récit  

Aujourd’hui, le concept de « siècle des humiliations » est donc un outil au service d’une politique de puissance. Il résulte de la volonté des cadres du PCC de vouloir illustrer le retour de la Chine sur la scène internationale et de montrer la supériorité du modèle chinois sur celui, prétendu et sans doute essentialiser, de l’Occident. Cette histoire permet de forger l’image d’une puissance victime du colonialisme et donc nation membre, voir cadre, d’une communauté internationale des « humiliés ». Poser la Chine en puissance d’équilibre et cheffe de file de ces anciens pays colonisés permet de l’opposer clairement aux États-Unis d’Amérique, résumés quant à eux à leur interventionnisme militaire et leur statut de puissance déstabilisatrice. Cette opposition est fondamentale dans la perspective d’une nouvelle guerre froide opposant les deux nouvelles superpuissances. 

À bien des égards et dans de nombreuses régions du monde, ce récit plait : les autres puissances victimes des impérialismes s’en inspirent. Bien sûr, la construction historique de « l’empire retrouvé » fait peur à l’Occident – parfois de manière disproportionnée, en lien avec le vieux fantasme aux relents racistes du « péril jaune »[6] qui est parfaitement étranger à cette étude. 

Des deux côtés, la justesse se trouve dans la mesure. La Chine ne saurait être vierge de toutes politiques de conquête, de massacres inhumains et de guerres d’invasions terribles.  Bien sûr que la Chine manipule son histoire – il suffit pour cela de voir sa proximité chaleureuse avec la Russie, pourtant puissance cadre des humiliants. Il y a là l’exemple manifeste d’un double standard qui paraît hautement antinomique aux discours portés par la Chine. Face aux faits, l’idéalisation ne donne jamais rien d’autre qu’une désillusion.                  

Tout en même temps, l’Occident n’est pas pour rien dans les problématiques que la Chine a connues. Que l’Europe, le Japon et même les Nord-Américains aient été l’une des causes des maux de l’empire doit être dit car c’est le réel. Qu’ils n’aient pas su prendre leurs responsabilités, dire les mots pour décrire le réel, assumer leurs actions pour les guerres, les traités inégaux, les saccages et les humiliations n’a pas permis une justesse dans leur considération et dans leur relation avec Pékin. Mais tomber dans le piège qu’il tend ne saurait être la solution absolue de notre stratégie. 

Aussi, nous ne saurions ici donner de leçon ni même de solution, mais assumer le réel sans l’exagérer, sans l’oublier, sans le cacher, adopter une posture d’humilité et d’ouverture, voilà ce qui pourrait aider nos chancelleries à pouvoir poursuivre le dialogue, battre en brèche les récits qui les menacent et par la suite, en finir avec nos incohérences parfois dures à supporter pour nous amener à être plus libres dans l’exercice de la diplomatie et la recherche de la paix perpétuelle. Ne laissons pas le XXIème siècle, siècle des humiliés[7], être accaparé par une puissance voulant les manipuler pour les synthétiser et finalement les gouverner. 

Léo Delahaye 

Auteur du mémoire « Humilier la Chine, réveiller l’empire », à retrouver dans la bibliothèque universitaire de l’institut d’études politiques de Strasbourg.

Références

[1]   J. K. FAIRBANK, La grande révolution chinoise, 1800-1989, Paris, Flammarion, 2015

[2] « Qu’est-ce que la médiologie ? », par Régis Debray (accès libre, août 1999) // https://www.monde-diplomatique.fr/3178

[3]  « Foreign Relations of the United States, 1964–1968, Volume II, Vietnam, January–June 1965 – Office of the Historian », s. d. (en ligne : https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1964-68v02/d193)

[4]  D. KALIFA (dir.), Les noms d’époque: de « Restauration » à « années de plomb », Paris, Gallimard, 2020

[5] Y. BENKLER, Network Propaganda, Oxford, Oxford University Press Inc, 2018

[6] F. PAVE, Le péril jaune à la fin du XIXe siècle, fantasme ou inquiétude légitime ?, Thèse univ. du Maine sous la direction de N. VIVIER, 2011.

[7]  B. BADIE, Le temps des humiliés : pathologie des relations internationales, Paris, France, Odile Jacob, 2019

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

La souveraineté numérique française menacée

Intro :

Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Nullam at consequat justo. Donec sit amet dui id libero varius suscipit iaculis in enim. Vestibulum in gravida est. Praesent sed nunc condimentum, pharetra ligula non, fermentum eros. In erat dui, vulputate a risus sed, vehicula elementum augue. Aliquam semper augue ipsum, eu blandit neque tincidunt ac. Fusce magna nisi, vehicula at velit eu, placerat dapibus arcu. Aliquam tempor ultricies arcu, ut malesuada ex. Donec sit amet cursus purus. Suspendisse vitae est nunc. Aenean dictum, arcu vitae vulputate auctor, nunc ante laoreet velit, id interdum ligula nisi eget risus. Ut risus risus, lacinia in ornare sed, porttitor in erat. Vestibulum facilisis ex eros, quis vulputate quam ultrices et. Donec nec tortor ullamcorper, faucibus massa sed, ornare lectus. Aliquam pretium nibh quam, a tincidunt orci mollis nec. Orci varius natoque penatibus et magnis dis parturient montes, nascetur ridiculus mus.

Depuis sa création en septembre 2023 par la Première ministre Élisabeth Borne, le Comité de l’Intelligence Artificielle Générative ambitionne de jouer un rôle prépondérant dans la définition des politiques gouvernementales françaises relatives à l’intelligence artificielle. Cependant, l’implication de grandes multinationales étrangères, telles que Google et Méta (la société mère de Facebook), suscite des inquiétudes profondes quant à l’indépendance et la souveraineté numérique de la France. Ces concepts sont cruciaux dans un contexte où les technologies de l’information et de la communication dominent de plus en plus, nécessitant que les nations maintiennent leur autorité et protègent leurs intérêts dans l’espace numérique.

Ainsi, dans le paysage actuel caractérisé par une mondialisation et une numérisation rapides, l’influence et le contrôle des sociétés technologiques étrangères, principalement issues des États-Unis et de la Chine, sur les infrastructures numériques françaises sont devenus palpables à travers divers secteurs. Google et Facebook dominent les espaces de recherche en ligne et de médias sociaux, façonnant l’accès à l’information et la communication sociale en France. Dans le domaine du commerce électronique, Amazon s’impose comme un acteur majeur, révolutionnant le commerce de détail et la logistique nationale. Le cloud computing est largement sous l’emprise de fournisseurs américains tels que Microsoft Azure, Amazon Web Services et Google Cloud, qui gèrent d’importantes quantités de données françaises. 

En matière de télécommunications, l’implication de Huawei dans le déploiement de la 5G en France a suscité des inquiétudes quant à la sécurité et la dépendance technologique. Enfin, des systèmes de paiement en ligne comme PayPal influencent le secteur financier, modifiant les pratiques bancaires et les transactions financières.

L’essor de l’intelligence artificielle représente simultanément une opportunité et un défi pour la France. Si cette technologie promet un potentiel d’innovation et de croissance économique considérable, elle soulève aussi d’importantes questions éthiques, sociales et politiques. La composition du Comité de l’intelligence artificielle générative est donc cruciale pour assurer la protection des intérêts nationaux et pour que les décisions reflètent authentiquement les besoins et valeurs de la société française. La présence de représentants de grandes entreprises technologiques internationales au sein du Comité génère de légitimes interrogations quant à leur impact sur les orientations prises. 

La participation de géants américains de la technologie, en particulier, fait craindre des risques en matière de protection des données, de vie privée, de désinformation et de souveraineté numérique française, ces entreprises ayant déjà été sanctionnées par le passé pour non-respect du Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen. Leur intérêt financier dans le développement de l’IA en France pourrait potentiellement primer sur les intérêts nationaux.

Cette présence d’acteurs privés au Comité soulève également des questions quant au rôle des acteurs commerciaux dans l’élaboration des politiques publiques. Bien que leur expertise soit indéniablement précieuse, leur participation interroge sur la transparence, la neutralité et l’équité du processus décisionnel.

Il est primordial que le gouvernement français adopte des mesures pour s’assurer que le Comité de l’intelligence artificielle générative représente véritablement l’intérêt public et ne soit pas influencé par des intérêts commerciaux, qu’ils soient nationaux ou étrangers. Cela implique l’instauration de règles strictes sur la transparence et la gestion des conflits d’intérêts, ainsi qu’une consultation élargie de la société civile et des parties prenantes.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Avec Kundera et Eco, le rire face aux absolutismes

Intro :

Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Nullam at consequat justo. Donec sit amet dui id libero varius suscipit iaculis in enim. Vestibulum in gravida est. Praesent sed nunc condimentum, pharetra ligula non, fermentum eros. In erat dui, vulputate a risus sed, vehicula elementum augue. Aliquam semper augue ipsum, eu blandit neque tincidunt ac. Fusce magna nisi, vehicula at velit eu, placerat dapibus arcu. Aliquam tempor ultricies arcu, ut malesuada ex. Donec sit amet cursus purus. Suspendisse vitae est nunc. Aenean dictum, arcu vitae vulputate auctor, nunc ante laoreet velit, id interdum ligula nisi eget risus. Ut risus risus, lacinia in ornare sed, porttitor in erat. Vestibulum facilisis ex eros, quis vulputate quam ultrices et. Donec nec tortor ullamcorper, faucibus massa sed, ornare lectus. Aliquam pretium nibh quam, a tincidunt orci mollis nec. Orci varius natoque penatibus et magnis dis parturient montes, nascetur ridiculus mus.

Le rire peut-il être un objet politique et poétique ? Pour Milan Kundera et Umberto Eco, assurément. Le premier dans La plaisanterie (1967), le second dans Le nom de la rose (1982). Si les deux récits n’ont strictement rien à voir du point de vue formel, si chacun se déroule dans un espace-temps différent, ils ont en commun de mettre au premier plan le rire comme arme politico-poétique.

Umberto Eco place son récit au XIVème siècle dans la chrétienté médiévale, plus précisément au sein d’une abbaye bénédictine située entre la Provence et la Ligurie, dans une Italie qui n’est encore qu’une « expression géographique » selon le mot de Metternich. L’on y suit Guillaume de Baskerville, frère franciscain chargé de résoudre une enquête criminelle qui mêle théologie et luttes politiques. Quant à Milan Kundera, il déploie les fils de son roman dans la Tchécoslovaquie de l’après-guerre sous domination communiste. Quatre destins s’entremêlent dans un roman polyphonique, comme aime les écrire l’écrivain tchèque, notamment celui de Ludvik Jahn dont la vie s’apparente à un lent déclin déclenché par une blague.

Car c’est d’une lettre envoyée par Ludvik à sa petite amie de l’époque que procède le récit. Étudiant communiste connu et reconnu par ses pairs, il inscrit sur une carte postale : « L’optimisme est l’opium du genre humain ! L’esprit sain pue la connerie ! Vive Trotski ! ». Ces deux derniers mots sont assimilés à un blasphème dans les pays communistes sous la férule de Staline. Dès lors, pour une simple plaisanterie, tout son destin bascule dans le vide.

Comme l’écrit Milan Kundera, « je veux simplement dire qu’aucun grand mouvement qui veut transformer le monde ne tolère le sarcasme ou la moquerie, parce que c’est une rouille qui corrode tout ». Le rire, l’humour, la plaisanterie, érode le mécanisme implacable du totalitarisme, quel qu’il soit. Car rire, c’est accepter que tout ne doit pas être sérieux, et que le sens donné à la vie par l’idéologie n’est pas tout, que la vie, justement, ne s’y réduit pas. Tourner en dérision – alors même qu’on adhère sincèrement à l’idée communiste, comme c’est le cas pour Ludvik lorsqu’il adresse la carte postale à sa petite-amie – l’idée totalisante, c’est admettre qu’elle n’est pas absolue.

Dans le livre d’Umberto Eco, Le nom de la rose, le rire occupe une place assez importance dans les débats théologiques ayant cours entre les différents moines. L’on s’y demande si Jésus, lui-même, a déjà ri ou non, et ce qu’il en a dit et pensé. Mais c’est surtout le dénouement du livre qui donne à comprendre le sens que revêt le rire pour ce qu’on pourrait appeler le totalitarisme religieux, ou du moins l’absolutisme. Attention, les lignes suivantes divulgâchent en partie la fin du roman. Jorge de Burgos, véritable maître de l’abbaye, fait tout pour que ne soit pas découvert le second tome de la Poétique d’Aristote, consacré à la comédie – il est d’ailleurs à noter que ce manuscrit a réellement disparu. Jorge de Burgos avance que le rire est démoniaque, et qu’il ne faut pas que l’humanité accède aux réflexions du philosophe à son sujet. Le rire exorcise la peur, rend la vie plus légère et fait passer au second plan la crainte de Dieu. De la même manière qu’avec le pouvoir communiste, le rire ouvre une brèche dans l’absolutisme qu’il soit religieux ou politique, il offre un espace de légèreté et de mise à distance du sérieux.

Les livres de Kundera et Eco ne se limitent pas à cette réflexion sur le rire. Le premier est avant tout un roman d’amour, d’amours déchues et déçues, quand le second se trouve être un excellent roman d’enquête. Mais chacun, à sa manière, fait du rire une « arme du faible », un instrument de défense intellectuel face à l’absolutisme.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Intelligence artificielle : un nouvel horizon dans la lutte contre la corruption

Intro :

Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Nullam at consequat justo. Donec sit amet dui id libero varius suscipit iaculis in enim. Vestibulum in gravida est. Praesent sed nunc condimentum, pharetra ligula non, fermentum eros. In erat dui, vulputate a risus sed, vehicula elementum augue. Aliquam semper augue ipsum, eu blandit neque tincidunt ac. Fusce magna nisi, vehicula at velit eu, placerat dapibus arcu. Aliquam tempor ultricies arcu, ut malesuada ex. Donec sit amet cursus purus. Suspendisse vitae est nunc. Aenean dictum, arcu vitae vulputate auctor, nunc ante laoreet velit, id interdum ligula nisi eget risus. Ut risus risus, lacinia in ornare sed, porttitor in erat. Vestibulum facilisis ex eros, quis vulputate quam ultrices et. Donec nec tortor ullamcorper, faucibus massa sed, ornare lectus. Aliquam pretium nibh quam, a tincidunt orci mollis nec. Orci varius natoque penatibus et magnis dis parturient montes, nascetur ridiculus mus.

Dans le paysage politique et social contemporain, la corruption apparaît comme l’un des fléaux les plus pernicieux, s’infiltrant dans les strates du pouvoir et érodant les fondements de la confiance publique. Elle détourne les ressources, fausse les compétitions équitables et affaiblit la légitimité des institutions. Selon l’organisation Anticor, dédiée à la lutte contre la corruption, ce phénomène représente non seulement un coût économique considérable, estimé à 120 milliards chaque année en France, mais inflige également un coût social et moral immense, sapant les efforts de développement durable et exacerbant les inégalités. Face à ce défi complexe, l’intelligence artificielle (IA) émerge comme une lumière d’espoir, offrant des outils novateurs pour déchiffrer, analyser et combattre efficacement ce phénomène ancien mais toujours d’actualité. Cet article se propose d’explorer le potentiel révolutionnaire de l’IA dans la lutte contre la corruption, envisageant un futur où la technologie sert de levier pour renforcer l’éthique et la transparence dans la sphère politique. En s’appuyant sur des analyses et des exemples concrets, nous examinerons comment l’intégration de solutions d’IA peut non seulement détecter et prévenir la corruption mais aussi favoriser une culture de responsabilité et d’intégrité, essentielle au bon fonctionnement des démocraties. L’objectif est double : d’une part, démontrer l’efficacité de l’IA comme outil de surveillance et de dissuasion contre les pratiques corruptives, et d’autre part, inviter à une réflexion plus large sur l’importance de l’éthique dans l’utilisation des nouvelles technologies.

Comprendre la corruption en politique

La corruption en politique est un phénomène complexe et multifacette qui s’infiltre à divers niveaux des structures de pouvoir et d’administration. Elle peut se manifester sous plusieurs formes, allant de la « petite corruption », où des individus sollicitent ou acceptent des pots-de-vin pour des services routiniers, à la « grande corruption », qui implique des actes commis à des niveaux élevés du gouvernement pour détourner d’importantes sommes d’argent ou influencer des décisions politiques majeures. Au-delà, la corruption systémique désigne un contexte où la corruption est enracinée dans l’ensemble du système politique et économique, affectant presque tous les aspects de la vie quotidienne et rendant les solutions ponctuelles inefficaces.

Des exemples récents de corruption en politique abondent, illustrant ses effets délétères sur la société. En France, des scandales majeurs ont mis en lumière les problématiques de corruption au sein du gouvernement, renforçant la méfiance du public envers les élites politiques et soulignant l’urgence de réformes pour une plus grande transparence et intégrité. L’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris, impliquant l’ancien président Jacques Chirac, a révélé un système de détournement de fonds publics à des fins personnelles et politiques, exposant les failles dans la gestion des ressources publiques. De manière similaire, l’affaire Cahuzac, du nom de l’ancien ministre du Budget Jérôme Cahuzac, a mis au jour des comptes cachés à l’étranger, ébranlant profondément la confiance dans l’éthique gouvernementale. Ces exemples nationaux sont malheureusement complétés par des scandales internationaux qui illustrent la portée mondiale de la corruption. L’affaire Odebrecht en Amérique Latine a révélé un réseau étendu de pots-de-vin versés à des politiciens et entreprises, entraînant d’énormes pertes financières et érodant la confiance du public. En Malaisie, le scandale du fonds d’investissement 1MDB a dévoilé le détournement de milliards par des hauts fonctionnaires, avec d’importantes répercussions internationales. En Afrique du Sud, l’exposition des agissements de la famille Gupta* a démontré l’influence indue des entreprises sur les politiques et décisions gouvernementales, nuisant à l’intérêt général.

Ces incidents, tant au niveau national qu’international, nuisent directement à la qualité des services publics, à l’intégrité des processus démocratiques, et à l’équité dans la distribution des ressources. Ils soulignent l’importance cruciale de la vigilance et de l’innovation dans la lutte contre la corruption, révélant l’impact profond de ces actes sur la société. La lutte contre la corruption, avec les méthodes traditionnelles, se heurte à de nombreux défis. Les approches conventionnelles, telles que les enquêtes judiciaires, la législation anti-corruption et les campagnes de sensibilisation, bien qu’essentielles, sont souvent entravées par le manque de ressources, l’influence politique sur les institutions judiciaires, et la profondeur du problème qui peut corrompre même les mécanismes de lutte contre la corruption. La complexité des réseaux financiers internationaux et la facilité avec laquelle les actifs peuvent être dissimulés à travers les frontières compliquent davantage la détection et la récupération des avoirs détournés. Face à ces obstacles, il devient évident que de nouvelles approches et outils sont nécessaires pour compléter et renforcer les efforts existants, d’où l’intérêt croissant pour le potentiel de l’intelligence artificielle dans cette lutte.

Les fondements de l’intelligence artificielle

L’intelligence artificielle représente un ensemble de technologies permettant à des machines d’imiter des fonctions cognitives humaines telles que l’apprentissage, la compréhension du langage et la résolution de problèmes. Au cœur de l’IA se trouvent des algorithmes d’apprentissage automatique qui, alimentés par de grandes quantités de données, apprennent à identifier des modèles et à faire des prédictions ou des décisions sans être explicitement programmés. Le traitement du langage naturel (TAL), une branche de l’IA, permet aux machines de comprendre et d’interpréter le langage humain, facilitant l’analyse de documents textuels à grande échelle, tels que des rapports, des e-mails et des publications sur les réseaux sociaux, pour détecter des indices de comportements frauduleux ou corruptifs.

Les types d’IA tels que l’apprentissage profond (deep learning) et les réseaux de neurones sont particulièrement efficaces dans l’analyse de données non structurées et complexes, permettant de détecter des anomalies, des schémas de transactions suspectes et des réseaux de relations qui pourraient indiquer des cas de corruption. Par exemple, en analysant les tendances d’attribution des contrats publics et les réseaux d’entreprises, l’IA peut aider à identifier des pratiques anticoncurrentielles ou des attributions de contrats qui dévient des normes établies, suggérant potentiellement des actes de corruption.

Par rapport aux méthodes traditionnelles de détection de la corruption, qui dépendent largement de l’audit manuel, des dénonciations et des enquêtes judiciaires, l’IA offre plusieurs avantages significatifs. Premièrement, sa capacité à traiter et analyser rapidement de vastes ensembles de données permettant une identification plus rapide et plus précise des cas suspects. Deuxièmement, l’IA peut révéler des connexions et des modèles occultes qui ne seraient pas évidents sans une analyse de données avancée. En somme, l’IA représente un outil puissant et évolutif dans le combat contre la corruption, offrant une nouvelle dimension de vigilance et d’efficacité aux efforts de prévention et de détection.

Applications de l’IA dans la lutte contre la corruption

L’intelligence artificielle offre des pistes prometteuses pour renforcer la lutte contre la corruption à travers diverses applications. En analysant minutieusement les transactions financières, l’IA peut identifier des anomalies et des schémas qui échapperaient à une analyse humaine conventionnelle, permettant ainsi la détection précoce de fraudes potentielles. Cette capacité à traiter et à interpréter d’immenses volumes de données en temps réel se révèle cruciale pour identifier les flux financiers irréguliers et les transactions suspectes qui pourraient indiquer des actes de corruption. Un exemple emblématique est le système développé par la Banque Mondiale, qui utilise l’IA pour scruter les appels d’offres et les contrats afin de détecter les anomalies et les schémas de corruption potentiels. Cet outil analyse les données relatives aux offres, telles que les écarts de prix significatifs par rapport aux moyennes du marché ou les attributions répétées à un même fournisseur, signalant ainsi les risques de corruption.

Par ailleurs, l’IA joue un rôle clé dans l’amélioration de la transparence et le suivi des fonds publics. Des plateformes développées avec des technologies d’IA offrent une visibilité sans précédent sur la manière dont les fonds sont alloués et dépensés, facilitant ainsi la détection des écarts et des utilisations inappropriées des ressources étatiques. Cette transparence accrue permet non seulement de prévenir la corruption mais aussi de renforcer la confiance du public dans les institutions. L’initiative de transparence budgétaire de l’Ukraine, utilisant la plateforme « ProZorro », illustre comment l’IA peut servir à augmenter la transparence dans les marchés publics. Ce système permet une analyse détaillée des procédures d’achat public, offrant une visibilité totale sur l’utilisation des fonds publics et réduisant les possibilités de détournements et de fraudes.

Dans le domaine de la vérification des faits et de la surveillance des discours politiques, l’IA apporte une contribution significative. Grâce au traitement du langage naturel, elle peut examiner les déclarations publiques des politiciens, comparer les promesses électorales aux actions effectives et suivre la cohérence des engagements politiques dans le temps. Cette analyse objective aide à tenir les dirigeants responsables de leurs paroles et actions, contribuant à une culture politique de responsabilité et de transparence. Le projet « ClaimBuster » de l’Université du Texas utilise l’IA pour vérifier les déclarations faites par les politiciens dans les médias et lors des débats. En analysant les discours en temps réel, cet outil évalue la véracité des affirmations et aide à identifier les fausses déclarations, contribuant ainsi à une sphère publique plus transparente et responsable.

L’optimisation des processus gouvernementaux grâce à l’IA constitue également une stratégie efficace. En automatisant les procédures administratives et en réduisant les interactions humaines susceptibles de favoriser les comportements corrompus, les gouvernements peuvent simplifier les services publics tout en les rendant plus difficiles à manipuler à des fins frauduleuses. Cette automatisation favorise une gestion plus équitable et plus efficiente des ressources publiques. À Singapour, l’administration fiscale utilise l’IA pour automatiser le traitement des déclarations et des remboursements de taxe, réduisant les délais et les possibilités d’erreur ou de manipulation humaine. Ce système améliore l’efficacité et la fiabilité des services publics, tout en minimisant les risques de corruption associés à la gestion manuelle des données. Enfin, l’IA a le potentiel de révolutionner l’éducation et la sensibilisation à l’éthique et à la gouvernance. À travers des programmes de formation personnalisés et interactifs, l’IA peut fournir des scénarios basés sur des cas réels de corruption, offrant ainsi des outils de formation avancés pour les fonctionnaires, les décideurs et le grand public. Ces programmes aident à inculquer des principes éthiques solides et à sensibiliser aux conséquences de la corruption, jouant un rôle préventif crucial. Le programme « Integrity Idol », qui fonctionne dans plusieurs pays, utilise des vidéos et des supports pédagogiques basés sur l’IA pour promouvoir des modèles de fonctionnaires intègres. En mettant en avant des histoires de succès et en éduquant sur les meilleures pratiques éthiques, ce programme vise à inspirer une culture de l’intégrité au sein du secteur public.

L’utilisation de l’intelligence artificielle pour combattre la corruption et améliorer l’éthique en politique a donné lieu à plusieurs autres études de cas remarquables, démontrant le potentiel transformateur de cette technologie. Un exemple marquant de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans la lutte contre la corruption se trouve au Brésil, avec le développement de l’outil « Operação Serenata de Amor ». Cette initiative, lancée par un groupe de technologues, utilise l’IA pour analyser les dépenses publiques et détecter les cas de mauvaise utilisation des fonds gouvernementaux. L’algorithme passe au crible les remboursements de dépenses des politiciens, cherchant des irrégularités et des anomalies qui pourraient indiquer des actes de corruption, tels que des dépenses excessives ou non justifiées. Operação Serenata de Amor a réussi à identifier plusieurs cas de dépenses suspectes, menant à des enquêtes plus approfondies et à une plus grande sensibilisation du public aux questions de transparence fiscale. Cette initiative a démontré comment l’IA peut être mobilisée par des acteurs non gouvernementaux pour surveiller les finances publiques et promouvoir une gestion plus responsable des ressources de l’État. Les résultats obtenus et les leçons apprises de cette expérience soulignent l’importance de la participation citoyenne dans la surveillance de l’action gouvernementale et illustrent le potentiel de l’IA en tant qu’outil d’enpouvoirement démocratique pour renforcer l’éthique en politique.

L’outil « Arachne », développé par la Commission européenne, représente une autre avancée significative dans la manière dont l’intelligence artificielle peut être utilisée pour renforcer l’intégrité et la transparence des financements au sein de l’Union européenne. Conçue pour identifier les risques de fraude, de corruption et de conflits d’intérêts, Arachne s’appuie sur des algorithmes d’IA pour analyser et croiser une multitude de données relatives aux projets financés par l’UE. Cette plateforme exhaustive compile les informations concernant les bénéficiaires, les fournisseurs, les montants des contrats, et d’autres données pertinentes, pour détecter les anomalies et les signaux d’alerte qui pourraient suggérer des comportements inappropriés ou illégaux. En identifiant les cas suspects, l’outil facilite grandement le travail des autorités de contrôle et des auditeurs en dirigeant leur attention et leurs ressources vers les situations les plus à risque, améliorant ainsi l’efficacité des enquêtes et la prévention de la corruption. Depuis son implémentation, l’outil a non seulement permis de sauvegarder des fonds publics en prévenant des pertes financières dues à la fraude et à la corruption, mais il a également augmenté la confiance des citoyens européens dans la manière dont les fonds de l’UE sont alloués et dépensés. La réussite d’Arachne met en lumière les bénéfices tangibles de l’intégration de l’IA dans les mécanismes de surveillance et d’audit, tout en soulignant la nécessité d’une collaboration étroite entre les acteurs technologiques et les décideurs pour maximiser l’impact positif de ces outils dans la lutte contre la corruption.

Les leçons apprises de tous ces exemples soulignent l’importance d’une mise en œuvre transparente et éthique de l’IA, avec une attention particulière aux questions de confidentialité et de biais algorithmique. De plus, ils mettent en évidence le besoin d’une collaboration étroite entre les secteurs public et privé, ainsi que la participation de la société civile, pour maximiser l’efficacité de ces outils. Enfin, ces études de cas illustrent que, bien que l’IA puisse fournir des outils puissants pour détecter et prévenir la corruption, son succès dépend également de la volonté politique et de l’engagement envers la transparence et l’intégrité.

Défis et limitations

Bien que l’intelligence artificielle (IA) offre des opportunités prometteuses dans la lutte contre la corruption, son déploiement n’est pas exempt de défis et de limitations significatives. Parmi les préoccupations majeures figurent les questions éthiques et de vie privée, soulevées par l’usage intensif de l’IA pour surveiller et analyser les données. Un exemple notable est l’utilisation des technologies de reconnaissance faciale en Chine, qui, bien que déployées pour la sécurité publique, soulèvent de graves préoccupations en matière de surveillance de masse et d’atteinte à la vie privée.

La collecte et l’exploitation de vastes ensembles de données personnelles et financières posent un risque potentiel pour la confidentialité des individus et des organisations, nécessitant une réglementation stricte et des mesures de protection robustes pour prévenir les abus et garantir le respect de la vie privée. Un autre obstacle majeur est le risque de biais algorithmique, où les préjugés existants peuvent être inconsciemment intégrés dans les systèmes d’IA par les données d’entraînement ou les processus de conception. Un exemple frappant en est l’algorithme utilisé aux États-Unis pour évaluer le risque de récidive chez les criminels, qui s’est révélé être biaisé contre les minorités ethniques. Ces biais peuvent entraîner des décisions injustes ou discriminatoires, perpétuant ou exacerbant les inégalités existantes au lieu de les atténuer.

La transparence des algorithmes et une vigilance constante sont essentielles pour identifier et corriger ces biais, assurant que les outils d’IA servent équitablement l’ensemble de la société. En outre, la dépendance technologique et les questions d’accessibilité constituent un défi considérable, surtout pour les institutions politiques dans les pays en développement ou à ressources limitées. L’exemple de l’Inde et de son initiative Aadhaar, bien que conçue pour faciliter l’accès aux services publics, a rencontré des problèmes d’exclusion et d’erreurs de données, illustrant les limites de la dépendance aux solutions technologiques.

L’implémentation et la maintenance de systèmes d’IA avancés nécessitent des investissements financiers significatifs, et d’importantes compétences techniques et d’infrastructures. Cette barrière peut limiter l’accès aux avantages de l’IA pour la lutte contre la corruption, créant un fossé entre les institutions capables de tirer parti de ces technologies et celles qui en sont exclues. Ces défis soulignent la nécessité d’une approche équilibrée dans l’adoption de l’IA, où les avantages potentiels sont soigneusement pesés contre les risques éthiques, sociaux et économiques. Pour maximiser l’efficacité de l’IA dans la lutte contre la corruption tout en minimisant ses inconvénients, il est crucial de développer des cadres réglementaires solides, d’investir dans l’éducation et la formation, et de promouvoir une collaboration internationale pour partager les meilleures pratiques et les ressources.

Perspectives d’avenir

À mesure que l’intelligence artificielle continue d’évoluer, son intégration dans les stratégies anti-corruption s’annonce comme un vecteur de transformation majeur pour les années à venir. L’avenir promet une utilisation encore plus poussée de l’IA, avec le développement d’innovations capables de décrypter des schémas de corruption toujours plus complexes et de prévenir efficacement la fraude. Des technologies émergentes, telles que l’apprentissage profond et l’analyse prédictive, sont en train de révolutionner la capacité des organismes de surveillance à anticiper et à intervenir avant que la corruption ne se produise, en identifiant les risques potentiels avec une précision sans précédent. Ces avancées permettront non seulement de détecter les cas de corruption après qu’ils aient eu lieu, mais aussi de prédire où et quand ils pourraient se produire à l’avenir, offrant ainsi une opportunité de prévention proactive.

Parallèlement à ces innovations technologiques, il devient impératif de mettre en place un cadre réglementaire et éthique robuste pour encadrer l’utilisation de l’IA dans la lutte contre la corruption. Ce cadre devra garantir que l’exploitation des données se fait dans le respect de la vie privée et des libertés individuelles, tout en assurant une transparence et une responsabilité dans les algorithmes utilisés. La régulation devra également s’attaquer aux défis posés par les biais algorithmiques, en veillant à ce que les systèmes d’IA ne perpétuent pas les inégalités existantes mais contribuent plutôt à une société plus juste. En outre, la nécessité d’une collaboration internationale devient évidente, car la corruption ne connaît pas de frontières. Le partage des connaissances, des technologies et des meilleures pratiques entre les pays et les organisations peut accélérer le développement et l’adoption de solutions d’IA efficaces contre la corruption.

De telles initiatives conjointes peuvent également contribuer à l’élaboration de normes internationales pour l’utilisation éthique de l’IA dans la sphère politique et au-delà. En somme, l’avenir de la lutte contre la corruption à travers l’IA se dessine sous le signe de l’innovation continue et de la coopération mondiale, soutenues par un cadre réglementaire et éthique solide. Ce trio dynamique d’innovation technologique, de régulation adaptée et de collaboration internationale est essentiel pour exploiter pleinement le potentiel de l’IA dans la création d’un environnement politique plus transparent, équitable et intègre.

Cet article a exploré le rôle croissant de l’intelligence artificielle dans la lutte contre la corruption et la promotion de l’éthique en politique, mettant en lumière les diverses manières par lesquelles l’IA peut détecter la fraude, améliorer la transparence des fonds publics, et optimiser les processus gouvernementaux. À travers des exemples tels que ProZorro en Ukraine, l’outil Arachne de la Commission européenne, et l’initiative Operação Serenata de Amor au Brésil, nous avons vu comment l’IA apporte des solutions innovantes pour identifier et prévenir la corruption. Ces cas illustrent clairement le potentiel de l’IA à révolutionner les efforts anti-corruption, offrant des moyens plus efficaces et précis pour combattre ce fléau global. Cependant, le développement et l’application de l’IA dans ce domaine ne sont pas sans défis, notamment en termes de questions éthiques, de vie privée, de risques de biais algorithmique, et de l’accès et la dépendance technologiques. L’importance d’un cadre réglementaire et éthique pour guider l’utilisation de l’IA est à souligner, assurant que son déploiement se fait de manière responsable et équitable. En conclusion, l’IA détient un potentiel immense pour aider dans la lutte contre la corruption et encourager une gouvernance plus éthique. Toutefois, pour réaliser pleinement ce potentiel, il est essentiel que les décideurs politiques, les développeurs d’IA, et la société civile collaborent étroitement. Ensemble, ils doivent veiller à ce que l’innovation technologique avance de concert avec les principes éthiques, garantissant que les outils d’IA soient utilisés non seulement pour détecter et prévenir la corruption mais aussi pour promouvoir une société plus juste et transparente. L’avenir de la lutte contre la corruption dépendra de notre capacité collective à embrasser ces technologies émergentes tout en naviguant de manière responsable à travers leurs implications sociétales.

 

*La famille Gupta, originaire d’Inde, est devenue tristement célèbre en Afrique du Sud pour son implication dans des scandales de corruption d’une ampleur considérable, qui ont profondément secoué la politique et l’économie du pays. Atul, Ajay et Rajesh Gupta, les frères au cœur de cette controverse, ont établi des liens étroits avec des personnalités politiques de haut niveau, notamment avec le président Jacob Zuma, leur permettant d’exercer une influence indue sur les décisions gouvernementales et l’attribution de contrats publics majeurs. Leur capacité à manipuler les processus d’appel d’offres et à détourner des fonds publics à leur avantage a non seulement entraîné des pertes financières significatives pour l’État sud-africain mais a également ébranlé la confiance du public dans les institutions démocratiques du pays. Les révélations autour de leurs activités, souvent regroupées sous le terme de « state capture » (capture de l’État), ont déclenché une série d’enquêtes judiciaires et de commissions d’enquête, mettant en lumière la profondeur et l’étendue de la corruption au sein de l’administration sud-africaine. La saga de la famille Gupta demeure un cas d’école sur les dangers de la corruption systémique et l’importance cruciale de la transparence et de l’intégrité dans la gouvernance publique.

 

Références & bibliographie :

  • Articles académiques sur l’IA et la lutte contre la corruption :
    • « Utilisation de l’intelligence artificielle pour détecter la fraude et la corruption » – Journal de la Technologie et de l’Éthique.
    • « L’impact de l’intelligence artificielle sur la gouvernance et les politiques publiques » – Revue Internationale de la Politique Publique.
  • Rapports d’organisations internationales :
    • « L’IA contre la Corruption: Opportunités et Défis » – Rapport de l’ONU sur la Gouvernance.
    • « Stratégies de l’UE pour l’Utilisation de l’IA dans la Lutte contre la Corruption » – Document de Stratégie de la Commission Européenne.
  • Études de cas et analyses :
    • « Analyse de l’efficacité de ProZorro dans la lutte contre la corruption en Ukraine » – Centre d’Analyse Politique.
    • « Operação Serenata de Amor: Une étude de cas sur l’IA et la participation citoyenne au Brésil » – Journal de la Démocratie Numérique.
  • Documentation technique sur les outils d’IA :
    • « Arachne: Outil de Détection des Risques de la Commission Européenne – Manuel Technique ».
    • « Conception et Développement de Systèmes d’IA pour la Transparence dans les Marchés Publics » – Conférence Internationale sur l’IA et la Transparence.
  • Livres et chapitres de livres :
    • « Intelligence Artificielle et Éthique dans la Conception des Politiques Publiques » – Chapitre dans « Éthique de l’IA et Politiques Publiques ».
    • « Innovations Technologiques et Lutte contre la Corruption: Le Rôle de l’IA » – dans « Technologie, Gouvernance et Éthique ».

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Portal Kombat, le réseau russe de manipulation de l’opinion des Etats européens

Intro :

Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Nullam at consequat justo. Donec sit amet dui id libero varius suscipit iaculis in enim. Vestibulum in gravida est. Praesent sed nunc condimentum, pharetra ligula non, fermentum eros. In erat dui, vulputate a risus sed, vehicula elementum augue. Aliquam semper augue ipsum, eu blandit neque tincidunt ac. Fusce magna nisi, vehicula at velit eu, placerat dapibus arcu. Aliquam tempor ultricies arcu, ut malesuada ex. Donec sit amet cursus purus. Suspendisse vitae est nunc. Aenean dictum, arcu vitae vulputate auctor, nunc ante laoreet velit, id interdum ligula nisi eget risus. Ut risus risus, lacinia in ornare sed, porttitor in erat. Vestibulum facilisis ex eros, quis vulputate quam ultrices et. Donec nec tortor ullamcorper, faucibus massa sed, ornare lectus. Aliquam pretium nibh quam, a tincidunt orci mollis nec. Orci varius natoque penatibus et magnis dis parturient montes, nascetur ridiculus mus.

Entre septembre et décembre 2023 Viginum a mené des analyses approfondies d’un réseau regroupant des sites d’informations diffusant des contenus pro-russes, certains ouvertement politiques et d’autres plus anodins.

Baptisé « Portal Kombat » en raison de sa « stratégie informationnelle offensive », le réseau regroupe pas moins de 193 sites actifs pour certains depuis 2013 (et pour les plus récents juin 2023) dont l’activité vise explicitement les Etats occidentaux affichant leur soutien à l’Ukraine depuis l’invasion russe. Comme l’indique le rapport de Viginum[1], ces sites ne diffusent aucun contenu original et fonctionnent comme des relais de publications issues majoritairement de trois sources : les comptes de réseaux sociaux russes et pro-russes, les agences de presses russes et les sites officiels d’institutions ou d’acteurs locaux.

Le principal objectif poursuivi par « Portal Kombat » est de présenter une image positive de « l’opération militaire spéciale » menée par la Russie en Ukraine et, dans le cas français à travers pravda-fr[.]com, de « polariser les échanges et le débat public numérique francophone »[2]. Plusieurs techniques sont également utilisées afin d’élargir au maximum l’audience des 193 sites : la sélection des sources pro-russes selon les localités visées, l’automatisation de la diffusion des contenus et l’optimisation du référencement sur les différents moteurs de recherche.

Considérées comme de potentielles cellules dormantes pouvant redoubler d’activité lors des nombreuses élections prévues en 2024 en Europe et dans le monde, Paris et Berlin ont communiqué ensemble sur le sujet ce lundi 12 février lors de la réunion à la Celle-Saint-Cloud du format Weimar[3].

Références

[1] https://www.sgdsn.gouv.fr/files/files/20240212_NP_SGDSN_VIGINUM_RAPPORT-RESEAU-PORTAL-KOMBAT_VF.pdf

[2] Toujours selon le rapport de Viginum

[3] Le « triangle de Weimar », est le nom de la plateforme d’échange entre la France, l’Allemagne et la Pologne. Crée en 1991 pour soutenir l’adhésion de la Pologne à l’Otan, le triangle de Weimar est désormais un outil diplomatique plus large et est actuellement utilisé par les trois pays pour contrer efficacement les attaques russes de désinformation et les tentatives d’ingérences.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...