Avortement aux Etats-Unis : ils l’espèrent, mais le combat n’est pas fini

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Pour les femmes des États-Unis, le glas a sonné. L’arrêt historique Roe vs Wade a été annulé par la Cour suprême américaine. Tous les États qui le souhaitent peuvent à présent rendre illégal l’avortement.

Le constat est violent. Direct. C’est la fin. Mais que les bigots ne s’y trompent pas, ce n’est pas la fin de l’avortement. Les plus riches iront à l’étranger ou dans un autre Etat. Les plus pauvres iront risquer leur vie avec des cintres et autres mixtures troubles, au péril de leurs jours.

Ce bond de géant en arrière a été savamment calculé par le magnat d’extrême-droite qui a gouverné le pays pendant six ans, Donald Trump. Pendant ses campagnes et tout au long de son mandat, il a tout fait pour attaquer les droits les plus fondamentaux des femmes, pour décrédibiliser leurs combats, leur parole, leur intégrité physique.

L’offensive d’extrême-droite obscurantiste et intolérante connaît un regain inattendu aujourd’hui, aux États-Unis et dans le reste des pays occidentaux. Nous le savons, les droits des femmes sont fragiles, Simone de Beauvoir nous en avait avertis. En ce 24 juin, la preuve nous est fournie.

Mais nous sommes vigilantes et vigilants. Une fois le coup de l’annonce passé, il faut le crier haut et fort : ils l’espèrent, mais le combat n’est pas fini.

Les américaines et les américains et tous les féministes du monde se lèveront ensemble pour que ce droit fondamental de l’avortement redevienne garanti, au pays de l’oncle Sam et partout ailleurs.

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(Puissance de) Puissance de la douceur

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Dans l’histoire de la pensée, la douceur n’a eu qu’une petite place. Anne Dufourmantelle tente de lui en donner une plus appropriée, plus grande – montre son omniprésence dans tout. En Occident, alors que la pensée grecque érige la puissance virile et guerrière en valeur suprême, l’arrivée du christianisme initie un pouvoir faible, fragile et doux, autour du Christ-enfant et des saints.  “Heureux les doux car ils règneront sur le monde”, affirme ainsi Matthieu. Toutes les valeurs de mérite gréco-romaines sont bouleversées par ce changement : Dieu devient la vulnérabilité même. Mais la douceur reste infantilisée. Anne Dufourmantelle puise dans les pensées extra-occidentales ce qui nous aidera à vivre, en respectant davantage la puissance de la douceur. Elle y explique comment, dans la culture védique, celle-ci est plus respectée, associée, notamment, à l’art du raffinement.

La philosophe décrit la douceur des petits et grands gestes, de l’artisanat aux caresses, en passant par l’équitation. Exemple notable du quotidien, le pardon est douceur d’après elle – d’une douceur violente. Et pour cause : le pardon promet la remise en ordre d’un temps perdu. Comme la liberté, la guérison, l’enfance, la musique, le toucher, les secrets, l’intime et autres thèmes abordés par l’autrice, le pardon a cela de doux qu’il contient en son sein son ennemi. La douceur porte donc son opposé. Anne Dufourmantelle montre alors que la culture chinoise pense les transitions et transformations silencieuses ; ce qui ne se voit pas. Là où l’Occident a été capté par le principe des frontières, des dichotomies – des ruptures ? – la douceur, dans la culture chinoise notamment, permet de penser autrement la limite. “Frontalière puisqu’elle offre elle-même un passage”, la douceur réfléchit la relativité de toute chose, en puissance.

La douceur est une intelligence, “de celle qui porte la vie, et la sauve et l’accroît. Parce qu’elle fait preuve d’un rapport au monde qui sublime l’étonnement, la violence possible, la captation, la peur en pur acquiescement.” Si la pensée européenne a eu l’obsession de la fixité de l’être, de l’Etat et du stable évènement – seuls Deleuze et Bergson se seraient intéressés, d’après l’autrice, à ce qui bouge et devient -, comprendre la douceur implique d’accueillir le mouvement, pas seulement linéaire, ni progressiste. Le livre se fait ainsi plaidoyer de l’acception, dans le champ philosophique occidental, de ce qui mue, tout le temps.

Douceur de la jonction ciel et mer à Venise. Douceur des ciels d’été, des atmosphères, des nuages. Délicatesse de ces bords non refermés – intérieurs extérieurs, liquides et esthétiques. Douceur des lampes dans la nuit. Le halo et sa limite. Leur précision parfois sur scène. La découpe d’un corps nu. Le pan coupé d’une alcôve. La flamme haute. Tous ces rebords de lumière que l’obscurité délimite et en un sens protège.

Certaines envolées poétiques ponctuent, fréquemment, le bref essai. Mais comment faire autrement ? Les chapitres sont discontinus, inégaux en longueur, divisés en libres thématiques. Les mots s’enchaînent comme dans un journal intime. Et comme lorsqu’il nous est impossible de séparer nos notes de lectures de nos écrits personnels, au sujet de la douceur : tout se mêle. Impossible à contenir, la douceur dépasse le carcan académique de l’essai, car elle est mouvement en-soi – le geste de la “caresse qui ne saisit rien mais sollicite ce qui s’échappe sans cesse de sa forme”.

Du quotidien au métaphysique, Puissance de la douceur a donc la force des petites choses qui permettent de tout penser, tout réfléchir ; de ces œuvres qui partent d’une petite idée et transcendent tous les sujets, du Petit Prince au film Licorice Pizza. Si la douceur semble convoquer chaque sens, ce livre s’offre comme une nécessaire porte d’entrée : un outil, une aide qui nous accompagne au quotidien dans toutes nos actions. Vers la vie douce.

Avec force, Anne Dufourmantelle nous convainc : la douceur est puissance. Quête impossible, d’ailleurs, que de trouver un autre titre pour cet article que celui de l’ouvrage lui-même. Preuve ultime, s’il en fallait encore une, de son incontestable justesse. Cinq ans après la tragique disparition de son autrice, (re)lire Puissance de la douceur (ré-)insuffle la vie.

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Montéhus, le cabarettiste socialiste oublié

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Les chants de la Commune, l’Internationale, le Temps des Cerises, la Semaine Sanglante, sont aussi connus que leurs auteurs, Eugène Pottier et Jean-Baptiste Clément. La tradition chansonnière de la fin du XIXème siècle, les cafés-concerts où le peuple venait écouter un poète gouailler contre la misère et l’oppression, ne s’arrêtèrent pas avec l’écrasement de la Commune. D’autres artistes leur succédèrent, et écrivirent des chansons qui sont restées dans la mémoire. Dans cet article, nous revenons sur l’un d’eux, Montéhus, chansonnier parisien du début des années 1900, dont l’œuvre perdure encore bien que son nom ait été relativement effacé. Il est en effet l’auteur, en 1912, du chant des jeunes gardes, commande passée par la SFIO pour son mouvement de jeunesse, chanté par des générations de jeunes socialistes, de jeunes communistes, et toujours considéré comme l’hymne de l’Union Nationale des Etudiants de France.

Issu d’une famille juive, Gaston Mardoché Brunswick dut, à une époque où l’antisémitisme était omniprésent, chanter sous pseudonyme. Relativement peu connu jusqu’en 1907, il accède à la notoriété en célébrant la fraternisation de la troupe avec les vignerons révoltés du Languedoc.

Gloire au 17ème

En 1907, alors que la surproduction vinicole entraîne une baisse drastique du prix du vin, les petits exploitants du midi, réunis dans des coopératives annonçant l’autogestion, se révoltent contre les importations de vin étranger bon marché et de qualité médiocre. De grandes manifestations éclatent, réunissant plus de 150 000 personnes à Béziers puis à Perpignan, 700 000 à Montpellier. La troupe est appelée pour réprimer la colère populaire, et le 20 juin, ordre est donné d’ouvrir le feu sur les manifestants. Le soir-même, la 6ème compagnie du 17ème régiment se mutine et fraternise avec les vignerons. Contraint à la négociation, Clemenceau donne suite aux revendications du mouvement social, et les mutins obtiennent de ne pas être sanctionnés.

Montéhus écrit alors un chant intitulé Gloire au 17ème, dans lequel il célèbre les mutins. En voici le refrain :

Salut, salut à vous

Braves soldats du 17ème

Salut, braves Pious-pious(1)

Chacun vous admire et vous aime

Salut, salut à vous

A votre geste magnifique

Vous auriez, en tirant sur nous

Assassiné la République

Alors socialiste modéré, Montéhus, dans cette chanson, conteste à la fois la République bourgeoise et les thèses anarchistes. Tirer sur le peuple, c’est assassiner la République. Le parti de l’ordre, mené par Clemenceau, n’est donc pas républicain quand il fait tuer le prolétariat en révolte. Alors que les anarchistes veulent abattre la République au prétexte que le maintien de l’ordre se fait en son nom et contre les révoltés, Montéhus dit au contraire que, pour être républicain « on ne doit pas tuer ses pères et mères pour les grands qui sont au pouvoir ». Cette thématique tout à la fois républicaine, socialiste et patriote, est poursuivie dans le deuxième couplet :

Comme les autres, vous aimez la France

J’en suis sûr, même vous l’aimez bien

Mais sous votre pantalon garance(2)

Vous êtes restés des citoyens

Un soldat citoyen, c’est un soldat qui refuse de tirer sur les siens, qui refuse d’être instrumentalisé par « les grands », et qui protège ses concitoyens, au lieu de les fusiller. Cette idée qu’on ne doit pas s’entretuer revient plusieurs fois dans la chanson : « On ne se tue pas entre Français », « La Patrie, c’est d’abord sa mère. […] Il vaut mieux même aller aux galères que d’accepter d’être son assassin ». Au lieu de s’emporter contre le patriotisme utilisé pour abattre la révolte sociale, thèse des anarchistes, Montéhus renverse l’argument, et chante que le patriotisme c’est au contraire fraterniser avec la révolte sociale. Le socialisme républicain est mis en chanson, à la lumière d’un événement durant lequel Jean Jaurès joua un grand rôle.

Devenu célèbre, Montéhus acquiert un cabaret, qu’il renomme « Le Pilori de Montéhus », dans lequel il se fait antimilitariste et socialiste. Il cultive l’ironie dans ses chansons, et n’a de cesse de pourfendre les républicains non socialistes, qui défendent un système politique sans aller jusqu’à l’égalité sociale. Dans On est en République, il se moque ouvertement du triomphalisme républicain qui ne prend pas en compte les inégalités et la misère. Le premier couplet donne ainsi :

Enfin ça y est on est en République

Tout marche bien tout le monde est content

Le président, ça c’est symbolique,

Ne gagne plus que douze cent mille francs par an

Aussi l’on a les retraites ouvrières

Six sous par jour ça c’est un vrai bonheur

La Nation française peut être vraiment fière

Vivent les trois couleurs

Inspirateur de Lénine

La renommée de Montéhus dans les milieux socialistes est alors importante. Pacifiste fervent, pourfendeur des inégalités et chantre des luttes ouvrières, il reçoit Lénine dans son cabaret, alors exilé en France.

Donner une dimension festive à la politique, la structurer avec des chants populaires repris en cœur, créer du commun entre les militants, ce que permettait Montéhus se retrouva plus tard dans la politique culturelle de l’Union Soviétique, où l’art fut mis au service de la politique et du bolchévisme. Pour attirer les foules et les intéresser à la lutte, les meetings étaient précédés de moments festifs, permettant à chacun de participer, créant des modes d’action politique ne requérant pas de bagage idéologique préalable. Ces pratiques, proches de l’éducation populaire, furent expérimentées par Lénine lors de son exil parisien, quand il demandait à Montéhus de venir chanter en introduction de ses meetings. Sur les livrets de ses chansons était écrite la phrase suivante, résumant la portée qu’il souhaitait leur donner : « Chanson lancée dans le Peuple ».

Montéhus et la guerre, un rapport ambivalent

Le pacifisme de Montéhus s’évanouit avec la Grande Guerre. Rallié, comme la plupart des socialistes, à l’Union Sacrée et la lutte contre l’envahisseur allemand. Il devient alors un chanteur de cabaret de guerre, chargé de remobiliser les soldats en permission et les civils, de lutter contre le défaitisme, toujours à l’arrière, loin du front. Il chante alors

Nous chantons la Marseillaise

Car dans ces terribles jours

On laisse l’Internationale

Pour la victoire finale

On la chantera au retour

Si ce patriotisme viscéral fut partagé par beaucoup de socialistes, comme nombre d’entre eux aussi, il revint dessus après-guerre, quand les horreurs des combats lui furent rapportées. Décrédibilisé auprès du peuple ouvrier pour avoir défendu ce qui les faisait mourir au charnier, touché par la mort de plusieurs de ses amis, de membres de son public, il écrivit une de ses chansons les plus célèbres, La butte rouge, qui raconte non pas, comme on le considère à tort, les combats sur la butte Montmartre pendant la Commune, mais plutôt les combats sur la Butte de Berzieux, dans la Marne. La lutte des classes fait son retour :

Ce qu’elle en a bu, du bon sang, cette terre

Sang d’ouvriers et sang de paysans,

Car les bandits qui sont cause des guerres

Ne meurent jamais, on ne tue que les innocents

Jouant beaucoup plus sur le registre de l’émotion que le reste de son répertoire, elle traduit aussi la perte des illusions d’avant-guerre, la fin de la légèreté et le caractère pesant du retour tragique de l’Histoire. Ainsi, le dernier couplet donne :

La butte rouge c’est son nom, le baptême se fit un matin

Où tous ceux qui grimpaient roulèrent dans le ravin

Aujourd’hui y a des vignes, il y pousse du raisin

Mais moi j’y vois des croix portant le nom des copains

Montéhus fait son retour au moment du Front Populaire, réadhérant à la SFIO et écrivant des chansons pour mobiliser les ouvriers et chanter son soutien au nouveau gouvernement. Réduit au silence par Vichy, contraint de porter l’étoile jaune mais échappant à la déportation, il meurt peu après la Guerre, décoré de la légion d’honneur, mais déjà sorti de la mémoire collective.

Un socialisme matriarcal ?

A travers tout le répertoire du chansonnier, une figure revient en filigrane, celle de la mère. En 1905, alors férocement pacifiste, il écrit la Grève des mères, censurée pour apologie de l’avortement. Il y propose aux femmes de ne plus faire d’enfants pour ne plus fournir de soldats aux armées et ne plus souffrir de la mort de leurs enfants. Est présente l’idée que seules les mères peuvent arrêter la guerre :

Refuse de peupler la Terre

Arrête la fécondité

Déclare la grève des mères

Au bourreau, crie ta volonté

Défends ta chair, défends ton sang

A bas la guerre et les tyrans

Pour faire de ton fils un homme

Tu as peiné pendant vingt ans

Tandis que la gueuse en assomme

En vingt secondes des régiments

L’enfant qui fut ton espérance

L’être qui fut nourri de ton sein

Meurt dans d’horribles souffrances

Te laissant vieille, souvent sans pain

Par deux fois, dans Gloire au 17ème, il honore les soldats de ne pas avoir tiré sur leurs mères, tandis que dans On est en République, il se moque de la rémunération élevée du directeur de l’assistance publique, qu’il compare aux sommes de misères réservées aux « filles-mères ». Dans la jeune garde, il chante « Nous vengerons nos mères que des tyrans ont exploitées ».

La mère qui nourrit avant d’être trahie par la guerre et l’armée, soit que son fils y meurt, soit que son fils se retourne contre elle, revient plusieurs fois. Ce registre de la cellule familiale et de l’opposition entre une mère généreuse et une guerre cruelle sert à mobiliser, à émouvoir, et finalement à gommer le masque que la propagande militariste essaye de poser sur les horreurs qu’elle crée, en ramenant l’auditeur au plus profond de son enfance.

Si une lecture anachronique pourrait y voir une assignation patriarcale des femmes à leur rôle de mère, il ne faut pas oublier que, dans le contexte de l’époque, Montéhus prenait alors de manière assez inédite la défense des femmes. Certes, par le biais désormais suranné de la figure exclusive de la mère, mais cela fut, pour l’époque, significatif. Faut-il y trouver une origine psychanalytique dans le fait que Montéhus était le fils d’une famille de 22 enfants ?

Il prit aussi la défense des prostituées dans N’insultez pas les filles, où par opposition à la bonne morale chrétienne, il trouvait dans les causes de la prostitution la misère plutôt que l’immoralité, chantant le refrain :

N’insultez pas les filles

Qui se vendent au coin des rues

N’insultez pas les filles

Que la misère a perdues

S’il y avait plus de justice

Dans notre société

On ne verrait pas tant de vices

S’étaler sur le pavé

Chansonnier oublié dont les chansons sont encore retenues dans la mémoire collective, Montéhus fut le reflet du socialisme de son temps. Volontiers républicain tout en dénonçant la République bourgeoise, toujours prompt à analyser le réel à la lumière de la lutte des classes et de la misère dans laquelle le peuple était plongé, pacifiste autant que patriote, surnommé le révolutionnaire cocardier, il fut de ces artistes qui, se plaçant au second plan, chantaient en se mettant à la place des autres et s’effaçaient devant leur œuvre. Ses chansons ont été reprises par Yves Montand, Marc Ogeret, ou plus récemment par Zebda et les Amis d’ta femme. « Lancées dans le Peuple », certaines ont été attrapées au vol, nous permettant de garder des traces du socialisme du début du XXème siècle.

Références

(1)Surnom donné aux conscrits

(2)Pantalon rouge que portaient les soldats

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Pionnières : une exposition pour découvrir les femmes artistes méconnues des années 20

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Jusqu’au 10 juillet 2022, le musée du Luxembourg met en lumière des femmes artistes du début du XXe siècle, restées injustement dans l’ombre en raison de leur genre.

Débutant par la production artistique ayant court pendant la Première Guerre Mondiale, l’exposition surligne le rôle des femmes pendant le conflit, leur implication dans les usines en remplacement des hommes, mais aussi l’écho de l’événement jusque dans le monde de l’art. Ici aussi les femmes remplacent souvent les hommes, et l’art est influencé par l’esthétique de la machine de Fernand Léger, fondateur de l’Académie moderne. On peut par exemple citer les oeuvres de Franciska Clausen, telle que Composition Mécanique, qui s’inspirent directement de cette esthétique.

Au-delà de la simple mise en valeur des productions faites par des femmes, l’exposition pose la question des conditions matérielles qui les rendent possibles. Et au fil des œuvres, des réflexions émergent sur la combinaison du travail « productif » (ici artistique) et « domestique » lié à l’éducation des enfants et aux tâches du foyer.

Emerge également des réflexions sur la sexualité et le genre. Les artistes femmes, au travers de la peinture, de la littérature ou encore de la production audiovisuelle remettent en cause les codes établis et dérangent le spectateur jusque dans son identité. Il en va ainsi de Marlow Moss ou d’Anton Prinner qui, au gré de leurs œuvres comme Composition Yellow, Black and White (1949) ou encore les sculptures Women with braided hair, jouent des ambivalences qui traversent les figures masculines et féminines. Au-même titre que certaines œuvres de l’exposition, directement inspirées des Deux amis (tableau de Tamara Lempicka et expression caractérisant à l’époque les relations sexuelles entre deux femmes) rompent le cadre des relations hétérosexuelles et donne toutes leurs places aux amours lesbien et homosexuel.

La représentation du corps féminin dans le monde de l’art connaît également des bouleversements dans ces années d’entre-deux guerres, comme le montre avec puissance Nu cubiste, tableau de Mela Muter. Comme son nom l’indique, l’œuvre puise dans le répertoire cubiste pour mieux représenter le corps nu d’une femme qui, placée face aux spectateurs, écarte les jambes et laisse entrevoir ce qui auparavant devait rester caché.

Si l’exposition s’avère malheureusement un peu courte, elle est fortement recommandée par La Rédaction.  

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Non le travail n’est pas mort

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Entretien avec Juan Sebastian Carbonell

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LTR : A la lecture de votre livre, il apparaît que certaines idées qui circulent sur l’état du marché du travail aujourd’hui (que le salariat serait remplacé par le « précariat » et que les travailleurs seraient remplacés par des machines) sont exagérées ou erronées. Si c’est le cas, comment expliquez-vous qu’elles aient la vie aussi dure ?
Juan Sebastian Carbonell :

Sur ce sujet, j’ai deux hypothèses. La première est que ces idées sont véhiculées et entretenues par des experts autoproclamés, des futurologues, qui font leur fonds de commerce et qui ne se basent sur aucune démarche empirique et qui entretiennent cela en faisant de la pure science-fiction. Ma deuxième hypothèse est que beaucoup de patrons du numérique alimentent ce discours à bon escient, pour se poser comme les représentants du futur du travail, ils essaient de faire venir au monde une réalité qui correspond à leurs intérêts. Or, ce n’est pas le cas : quand j’interroge des hauts cadres de l’industrie, ils ne me disent pas que le futur du travail est la robotisation. Il y a donc un secteur qui entretient volontairement le mythe de la fin du travail.

Par ailleurs, il faut noter aussi que les organisations des salariés comprennent mal le changement technologique et ce qu’il fait au travail. A titre d’exemple, lors de l’introduction des caisses automatiques au début des années 2000, la CFDT a fait campagne contre leur déploiement. Mais il faut garder en tête ce que dit Marx dans le Capital : il ne faut pas prendre l’outil de travail comme ennemi principal, c’est la manière dont les employeurs les utilisent qui peut se retourner contre le travailleur. Les salariés ont peur pour leurs conditions de travail et leur emploi, et le sous-emploi chronique et l’installation d’une couche durable de travailleurs précaires dans les entreprises favorise cette méfiance envers la machine. Je vais ici citer Melvin Kranzberg : la technique n’est ni bonne ni mauvaise, mais elle n’est pas neutre. Comme le reste, elle est déterminée par des rapports sociaux de classe.

LTR : Dans votre livre, vous expliquez que les prévisions de la disparition du travail occultent les changements qui ont lieu dans le monde du salariat. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ces derniers ?
JSC :

Ce que j’explique dans mon livre, c’est que s’il n’y a pas de transformation radicale du travail grâce aux nouvelles technologies, le salariat lui-même subit de grandes transformations. D’abord, il subit le développement du temps de travail flexible et des horaires atypiques (soir, nuit, week-end). Ensuite, il subit de plus en plus une injonction à une plus grande disponibilité temporelle de la part des salariés : certains d’entre eux ne savent pas quel sera leur emploi du temps d’une semaine à l’autre, parfois le jour même. Dans le secteur automobile, que je connais bien, depuis 2013, des accords collectifs ont introduit une modification des conditions de travail en échange du maintien de l’emploi : un allongement des horaires est possible si la production journalière n’est pas atteinte. Chez Toyota et Renault, les salariés sont prévenus au moins la veille. Mais chez PSA, cette décision peut être prise le jour même.

Un deuxième grand changement vient percuter le salariat. Les rémunérations sont de plus en plus variables, le salaire est indexé à la performance. C’est ce que Sophie Bernard désigne par l’expression « faire son salaire(1) ». Cela organise une compétition entre les salariés, au niveau de l’entreprise ou de l’activité.

LTR : Ces accords ont-ils été obtenus par un chantage au chômage ou à la délocalisation par les patrons ?
JSC :

C’est en effet le principal argument qu’utilisent les patrons pour négocier ces accords. Un de leurs principaux instruments est la menace de la délocalisation, et non pas le remplacement par des machines, surtout dans le secteur de l’automobile. Il est intéressant de rappeler l’histoire de ces accords. Ils ont été introduits au cours du quinquennat de François Hollande en 2013 pour négocier le maintien de l’emploi, on les appelait d’ailleurs accords de « maintien de l’emploi ». Mais ils se sont peu à peu affranchis de toute garantie d’emploi. Aujourd’hui, ces accords s’appellent de « performance collective » et n’impliquent plus de contreparties de la part de l’employeur.

LTR :  C’est une idée communément admise : les ouvriers sont en voie d’extinction. Etes-vous d’accord avec cette affirmation ? La catégorie des ouvriers est-elle toujours pertinente aujourd’hui ?
JSC :

Oui elle l’est, et pour deux raisons. D’abord, le discours qui consiste à annoncer la fin des ouvriers est très eurocentré. Si on regarde les chiffres de la main-d’œuvre industrielle au niveau mondial, elle ne décroît pas, voire augmente. Par exemple, la main-d’œuvre du secteur automobile a augmenté de 35% entre 2007 et 2017. En Chine, le nombre de travailleurs du secteur automobile est passé de 3 à 5 millions sur la même période, alors que la France en a perdu beaucoup.

Ensuite, de nouveaux travailleurs dans d’autres secteurs, qui ne sont pas catégorisés comme des ouvriers, ont un travail manuel et pénible. Je veux parler des travailleurs du secteur de la logistique. C’est un secteur en expansion, comparé à la main-d’œuvre automobile, c’est un secteur qui croît. On compte aujourd’hui en France 190 000 travailleurs dans l’automobile, en incluant tous les métiers (ingénieur, cadres, ouvriers, …), alors que ce sont 800 000 personnes qui travaillent, et cela rien que dans les entrepôts logistiques.

LTR : Dans votre livre, vous rapprochez le revenu universel de la garantie à l’emploi, pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
JSC :

Ce sont deux mesures qui ont pris de la place dans le débat public. Le revenu universel dès 2017 puis pendant le covid, la garantie à l’emploi au début de la campagne présidentielle de 2022.

Ils obéissent tous les deux à la même logique qui consiste à démarchandiser le travail, selon l’expression de Dominique Méda, Isabelle Ferreras et Julie Battilana(2). Le revenu universel décorrèle le revenu de la participation à l’emploi, alors que la garantie d’emploi propose de fournir un emploi à tout un chacun.

Dans mon livre, j’ai rapproché ces deux outils de manière critique, car ils ne résolvent pas les problèmes du marché du travail. La garantie à l’emploi ne répond pas vraiment à la question qui se pose sur l’avenir du travail. Le revenu universel, si : il postule que le travail tend à disparaître.

Ce qui est intéressant avec le revenu universel, c’est qu’il a plusieurs conceptions, qui vont de la gauche voire l’extrême gauche aux théories les plus libérales. Pour Van Parijs, par exemple, le revenu universel est une “voie capitaliste au communisme”. Passer par le revenu universel permettra d’atteindre une société sans classes. Pour les auteurs post marxistes, comme Srnicek et Williams, il faut accélérer l’automatisation et instaurer un revenu universel pour installer un rapport de force favorable au salarié. Dans sa version libérale, Milton Friedman a défendu l’idée de supprimer toutes les allocations et de verser une somme à chaque individu. Il existe même une version d’extrême-droite dans laquelle le revenu universel est versé selon des critères ethno-nationaux.

LTR : Dans votre livre, vous prônez une vie libérée du travail. Quel serait le rôle des syndicats pour faire advenir cela ?
JSC :

Malgré le discours très convenu sur le syndicalisme, les salariés attendent toujours énormément des syndicats. Dans certaines entreprises, le taux de participation aux élections professionnelles est égal au taux de participation à l’élection présidentielle. Par ailleurs, les élections professionnelles sont un moyen plus direct de participation que les élections politiques.

Sur la question de la libération de la vie du travail, les syndicats doivent s’emparer du sujet du temps de travail. Elle est revenue dans le débat présidentiel avec un semblant de débat autour des 32h, bien qu’éclipsée par les questions liées à l’immigration. Le temps de travail a toujours été une revendication historique des syndicats, c’est un combat qui mérite d’être repris. Mais il faut faire un bilan des 35h, car il est très mitigé. Elles ont été utilisées par certains employeurs pour intensifier le travail et flexibiliser le temps de travail.

Il faut ensuite débattre sur les moyens de les mettre en place. La France Insoumise veut une conférence nationale, la CGT veut une négociation branche par branche ou entreprise par entreprise, or le rapport de forces est très dégradé dans les entreprises. Les syndicats doivent penser de manière plus stratégique sur ce sujet-là.

LTR : En mai ont eu lieu les premières élections professionnelles des travailleurs de plateformes (livreurs et VTC). De nombreux problèmes se sont posés (très faible participation, appel au boycott, bugs informatiques, …). Est-ce le signe que la syndicalisation n’est pas une bonne solution aux problèmes posés par le travail des plateformes ?
JSC :

Cela dépend de ce que l’on comprend par syndicalisation. La France est un pays où le taux de syndicalisation est historiquement bas. Son syndicalisme est caractérisé de « pluralisme polarisé » : il y a une multitude d’organisations syndicales polarisées autour de positions politiques. C’est très politique et militant, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose !

Mais cela ne m’étonne pas qu’il y ait eu du mal à ce que les travailleurs des plateformes aient du mal à se saisir des élections professionnelles. Ce qui est intéressant, c’est que des syndicats de travailleurs de plateformes se forment. Ils sont minoritaires tout en étant représentatifs, car les salariés s’y reconnaissent.

LTR : Comment concilier transition écologique et modification du travail ?
JSC :

Dans mon livre, la réponse à cette question est entre les lignes. On peut y répondre en instaurant une véritable démocratie au travail et ce qu’on appelle le « contrôle ouvrier ». C’est un contrôle démocratique sur le processus de travail : il est décidé collectivement et démocratiquement de ce qui est produit et comment. David Montgomery désigne cela par l’expression « réorganisation du travail par en bas ». Elle permet une décision collective de normes et règles du travail indépendamment des employeurs. Cela peut être la manière d’allier prise en compte des enjeux économique et libération du travail. 

Références

(1)Sophie Bernard, Le nouvel esprit du salariat. Rémunérations, autonomie, inégalités, PUF, 2020.

(2)Dominique Méda, Isabelle Ferreras, Julie Battilana, Manifeste du travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer, Seuil, 2020.

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Il n’y a pas de grand remplacement

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Entretien avec Hervé Le Bras

Intro :

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LTR : Le 15 mai 2022, un homme a tué 10 personnes dans un quartier majoritairement afro-américain de la ville de Buffalo. Il s’avère qu’il a été influencé notamment par la théorie du grand remplacement. Comment expliquer que cette idéologie, venue de France, influence ce genre de terroristes jusqu’aux États-Unis ?
HLB :

Ce n’est pas l’idéologie qui est venue de France, c’est le terme. En fait, l’idée du grand remplacement existait déjà mais sans être exprimée. Dès 2012, le New York Times titrait en Une « Les naissances blanches sont maintenant minoritaires aux États-Unis », on était tout à fait dans ce type d’idéologie. Dans mon livre, je montre, à partir des données du recensement américain, la vision très clivée de la réalité américaine à ce sujet. Pour rentrer dans le détail, en regardant les statistiques du Bureau of Census, l’Insee américain, on voit que les Américains classent leurs habitants selon l’ethnie et la race.  Dans les statistiques publiées, la catégorie « white only non hispanic » est utilisée. Pour la construire, on demande d’abord aux répondants s’ils sont « hispanic » puis de s’identifier à une « race ». Or, les hispaniques répondent à 95% qu’ils sont blancs, mais comme ils ont répondu oui à la question « hispanic », ils ne sont pas considérés comme blancs.

Que veut dire le « only » ? Dans la question concernant la « race », il y a cinq choix : « white », « black », « asian », « native indian », et « autres ». Le répondant peut cocher autant de case qu’il veut. « White only » veut dire qu’on compte comme blanc seulement ceux qui ont coché la case « white ».

Ainsi, en fonction des critères retenus pour définir la catégorie « white », les chiffres varient fortement : si l’on décide que la personne est considérée comme blanche parce qu’elle a coché au moins une case « white », 80% des naissances étasuniennes sont blanches. Si l’on décide qu’une personne n’est pas blanche parce qu’elle a coché la case « non hispanic » ou plusieurs cases de la question sur la race (la théorie du « one drop of blood »), on est un peu au-dessous de 50%. Les deux chiffres se valent, c’est une question de point de vue, mais systématiquement, les Américains adoptent le point de vue du « one drop of blood ».

Mais attention, ce n’est pas typiquement américain, nous faisons la même chose en France. Si l’on prend les statistiques sur les immigrés, on pense qu’ils sont étrangers. Large erreur : 37% des immigrés sont français. Concernant les enfants d’immigrés, les enquêtes de l’Insee considèrent comme descendants d’immigrés ceux dont au moins un parent est immigré. Pour autant, l’Insee dans ses enquêtes, n’omet pas de préciser que 50% des descendants d’immigrés sont issus de couples mixtes. Mais ils sont ensuite ignorés dans les tableaux statistiques, au fond, comme aux États-Unis, et les chiffres de l’immigration gonflent.

La théorie du grand remplacement postule qu’on est soit d’un côté, soit de l’autre, soit du peuple des remplaçants, soit du peuple des remplacés. Or, ce qui progresse en France et dans le monde, c’est la mixité, la diversité des origines. Les Américains le gomment avec le « white only non hispanic », mais les Français le gomment aussi, de manière plus détournée. On retrouve la même situation avec la question des prénoms. Dans les statistiques publiées par l’Ined, ceux qui avaient un seul grand-parent immigré ont été groupés avec ceux qui en avaient deux, trois et quatre, dans la catégorie de descendants d’immigré.  

Pour le grand remplacement, il fallait mettre au point cette expression. J’ai recherché les étapes de cette opération en référence à la manière dont Jean-Pierre Faye a étudié comment l’expression « national-socialisme » était apparue sous la République de Weimar, à travers quels groupes et quelles discussions.  Il a montré qu’il s’est produit ainsi un rapprochement entre l’extrême droite et  l’extrême gauche, ce qu’il a nommé le « fer à cheval ».

De la même façon, je cherche à voir comment le slogan de grand remplacement est apparu. Dans les prémices de ce mot, on peut citer une étude des Nations Unies en 2001 qui s’intitule « Migration replacement ». C’était un rapport  technique, qui calculait la quantité d’immigration nécessaire pour que la population ne diminue pas, donc une question théorique. Mais le mot « replacement » était là dans un cadre de migration. Et puis, progressivement, Renaud Camus peu connu malgré une petite renommée littéraire, s’est lancé dans l’anti musulman, l’anti noir, l’anti migrant. Personne n’y prêtait attention. Il publiait alors ses livres à compte d’auteur. Son ouvrage sur le grand remplacement date de 2012. Arrive en 2014-2015, la crise des réfugiés. D’un seul coup, les Français le découvrent. Je n’ai pas fait le même travail sur la partie anglo-saxonne, mais pour la France, l’expression a réalisé une synthèse. C’est un slogan, Renaud Camus dit d’ailleurs que le grand remplacement ne se définit pas, qu’il est une évidence. Or, un slogan non plus ne se définit pas. Ce slogan a coagulé un ensemble diffus de craintes et de préjugés.

LTR : Cela pose aussi la question de l’imaginaire intellectuel qui se crée autour du grand remplacement. Quand Renaud Camus cite des gens comme Raspail, certains peuvent se dire qu’il a des références littéraires, donc on peut le créditer.
HLB :

Comme pour Éric Zemmour, quand vous lisez Renaud Camus, c’est médiocre. Il écrit comme une personne des années 1930 cherchant à passer pour un romancier. Les idées sont sommaires, les raisonnements sont réduits, il n’y a pas de théorie. Comme chez Marine Le Pen, on ne perçoit pas d’enchainement logique, seulement une suite d’affirmations. Cela s’inscrit dans ce qu’on peut appeler la pensée Twitter. On doit exprimer une idée en 280 caractères, mais on ne peut pas bâtir un raisonnement en si peu de caractères. Toute causalité un peu élaborée reste hors d’atteinte.

LTR : Si le concept du français “de souche” est factuellement inexact et est un pur fantasme, comment expliquer sa longévité ? 
HLB :

Je vais vous raconter l’histoire de ce mot, que j’ai suivie de près. En 1992-1993, l’Ined et l’Insee mènent une enquête sur l’intégration, appelée MGIS. C’est la première enquête avec des statistiques ethniques. Il était demandé aux répondants leur origine ethnique et leur appartenance ethnique. L’enquête définissait l’ethnicité par la langue parlée dans la petite enfance. Cet exercice est compliqué pour deux raisons. La première est que, quand il s’agissait d’identifier les différentes ethnies en Afrique du Nord, et en Afrique subsaharienne, la tâche a été très ardue. En Turquie, les Turcs étaient distingués des Kurdes, en Algérie, les Berbères des Arabes. En Afrique subsaharienne où il existe des centaines de langues, il a fallu procéder à des regroupements hasardeux.

La seconde difficulté résidait dans les couples mixtes. Dans les notes en fin d’enquête, les auteurs indiquent que dans le cas de deux langues parlées dans la petite enfance, la moins fréquente des deux est retenue. C’est le même mécanisme que celui du « one drop of blood » qui est à l’œuvre. Ainsi le descendant d’un couple mixte dont le père parlait le bambara et la mère le français, sera catalogué bambara.

À la fin de l’enquête, un des auteurs se demande comment nommer ceux qui, finalement, n’ont pas d’origine ethnique. Il se décide pour « français de souche ». Deux mois plus tard, le Front National avait repris l’expression.

Bien sûr, on a découvert que sous Pétain, ce terme était déjà utilisé, mais là son retour est lié à un mécanisme intéressant : à partir du moment où l’on nomme les autres, il faut se nommer soi-même. De la même manière, l’Insee, dans ses tableaux, utilise le terme de « non-immigrés » pour qualifier ceux qui ne sont pas « immigrés ».

LTR : Aujourd’hui, ces théories qui rappellent les idéologies de la collaboration, par exemple, ont eu deux candidats au moins pour les porter à la présidentielle. Comment expliquer cela ?
HLB :

Le terme de grand remplacement a été repris non seulement par Marine Le Pen et Éric Zemmour, mais aussi par les cinq candidats à la primaire de la droite. C’est dramatique. Je commence d’ailleurs mon livre par citer une enquête publiée dans Challenges(1), hebdomadaire qui s’adresse plutôt à la bourgeoisie de centre gauche, celle des affaires avec un peu de considérations éthiques et sociales. Selon cette enquête, 61% des interrogés craignent d’être remplacés(2). À titre de défense, il faut préciser que, lorsque cette question est posée, la majorité des gens n’y a jamais vraiment pensé, mais la question est rédigée de façon tellement terrible qu’ils répondent « oui j’ai peur ». Une fois qu’on a répondu positivement, on a monté la première marche d’un escalier qui vous mène à  croire de plus en plus à ce prétendu grand remplacement. C’est dangereux.

LTR : Pensez-vous qu’il y a des facteurs (sociaux, économiques, …) aujourd’hui plus qu’hier qui expliquent que cette théorie prend à ce moment de l’Histoire ?
HLB :

Je suis méfiant à ce propos. Il y a des facteurs bien sûr. Mais je pense que les principaux mécanismes sont plus complexes. Lorsqu’on qualifie Renaud Camus de complotiste, on arrête la réflexion, on a classé le bonhomme. Mon problème est d’éviter ces catégories fourre-tout et morales qui n’aident guère. Bien sûr que Camus est complotiste, mais au moment où vous le dites, vous vous donnez bonne conscience et vous freinez votre démarche de compréhension. Il faut aller plus loin et comprendre le danger de ce slogan du grand remplacement. Il y a quelque chose qui a pris, c’est ce que j’ai cherché à saisir. Très souvent, en sciences sociales, la recherche s’arrête avec des mots (raciste, complotiste). Dit autrement, ce sont des jeux de langage. Quand on utilise « complotiste », … on entre dans ces jeux de langage et il est difficile ensuite d’en sortir.

LTR : Vous le faites dans votre livre, mais pourriez-vous nous expliquer pourquoi l’aspect d’un remplacement démographique est si anxiogène pour les adeptes de ces théories ? Est-ce le fait qu’on présente la menace d’une masse brute de personnes ?
HLB :

Je pense que vous avez raison. La phrase de Renaud Camus « un peuple en remplace un autre », part du principe qu’il y a un peuple, constitué par les immigrés et leurs descendants, et un autre peuple, constitué des non-immigrés et de leurs enfants. Ce raisonnement est typique de la pensée d’extrême droite : chez eux, la notion de peuple concerne un ensemble homogène, aucune tête ne doit dépasser. Or, l’immigration est extraordinairement variée en France, tout comme le peuple français. Et c’est sans compter la mixité entre ces deux diversités. Il y a là une tentative de simplification extrême, particulièrement à travers la notion de peuple.

Dans mon livre Le Grand enfumage. Populisme et immigration dans sept pays européens(3), je me suis demandé pourquoi, plus il y a d’immigrés localement, moins on vote pour l’extrême-droite. Pour cela, j’ai étudié le cas de 6 pays en plus de la France. En Allemagne, par exemple, les immigrés sont installés majoritairement dans ce qui correspondait à l’Allemagne de l’Ouest, alors que l’Afd fait ses plus gros scores à l’Est, à l’opposé. En France, c’est plus compliqué : on observe davantage une opposition campagnes/villes. Il faut chercher à l’expliquer. Ce qui joue le plus grand rôle, je pense, est l’absence de contact. Les gens perçoivent l’immigration comme un bloc parce qu’ils ne l’expérimentent pas concrètement dans leur vie. En Seine-Saint-Denis, par exemple, l’ « immigré » ça ne veut rien dire, c’est extrêmement divers. C’est un concept qui n’a pas de sens, une catégorie non pertinente. Mais dans la campagne de la Haute Marne, les gens n’en ont pratiquement pas vu, et l’idée peut germer que la catégorie « immigré » existe, et qu’elle est très différente de vous, noir et musulman de préférence.

D’autres facteurs font exister la théorie du grand remplacement : une partie de la population issue de l’immigration est hélas elle-même anti-immigrés. En effet, les vagues de migrations sont différentes et le rejet des immigrés change au fil des années et des territoires, comme on dit aux États-Unis, « le dernier entré ferme la porte ».

LTR : Finalement, si l’on comprend bien, pour ceux-là il existerait l’idée du bon et du mauvais immigré ?                                                
HLB :

Il y a un peu de cela, mais il demeure aussi l’idée indéfectible que ceux qui arrivent maintenant, ce sont les mauvais immigrés et qu’ils ne passent pas par le même chemin que les anciens. Dans les années trente, il y avait une coupure entre immigrés car l’antisémitisme était beaucoup plus fort. Il y avait donc deux catégories : le travailleurs migrants et les « parasites », les « cosmopolites », ceux qui s’intégraient trop rapidement,  les levantins dans les termes de l’époque. Les levantins étaient les juifs, grecs et libanais, ceux qui étaient appelés « ennemis de l’intérieur » et que Bertillon, un propagandiste du natalisme, en 1911 appelait « les faux nez » français.

LTR : Dans cette notion d’« ennemi de l’intérieur », y avait-il aussi une peur du grand remplacement?
HLB :

Oui, cela est clair. Renaud Camus arrive à la même conclusion d’une perte de valeurs et d’une prise de pouvoir par les nouveaux venus.

LTR : Pensez-vous que le fait que la notion de grand remplacement trouve autant de place dans le débat public aujourd’hui traduit une mauvaise connaissance globale des chiffres, des outils statistiques, de la rigueur scientifique ?
HLB :

Renaud Camus est de toute façon contre les statistiques, il utilise toujours la même formule : « il suffit d’ouvrir les yeux » ce qui est assez cohérent avec le fait qu’il rejette la science. Il se fonde par exemple sur le témoignage, aperçu à la télé, de Richard Millet qui se serait retrouvé seul blanc à six heures du soir à la station Châtelet. Cela parait invraisemblable mais pas nécessairement faux. Surtout, ce n’est pas généralisable à d’autres heures, d’autres stations, d’autres métros, d’autres villes et régions. Le péché le plus grave et le procédé le plus employé par l’extrême-droite dont Camus et Zemmour, est la généralisation abusive.

Si la notion de grand remplacement gagne du terrain, c’est aussi à cause d’intermédiaires complaisants. On peut penser à Alain Finkielkraut qui a fait un éloge dithyrambique de Renaud Camus dans son émission Répliques à laquelle j’étais convié.

Je n’arrive pas à comprendre que certaines personnes nient la statistique et pensent connaitre la situation en France  simplement en se promenant dans la rue.

LTR : Un débat a émergé au lendemain du second tour de la présidentielle : faut-il continuer à dire que les électeurs de Marine Le Pen et du Rassemblement National sont racistes ? Beaucoup d’analyses politiques ayant pour but d’expliquer le vote RN aujourd’hui mettent en avant des questions de pouvoir d’achat, de remise en question du “système”, ce qui occulte le côté raciste et xénophobe de ce parti et de son programme, et par conséquent, de ce vote. Qu’en est-il selon vous ?
HLB :

Je pense qu’il faut surtout stigmatiser les hommes politiques français et pas seulement au sein du Rassemblement National. Que cinq candidats de la droite affirment qu’ils craignent le grand remplacement, est stupéfiant. En novembre, lors des législatives en Allemagne, alors qu’il existe un parti qui flirte avec les 10 % des suffrages, l’Ald dont la direction est néonazie maintenant, il n’a pratiquement pas été question d’immigration. Il est donc possible de mettre ce sujet à sa juste place, mais il est poussé en France par des personnalités politiques que les médias s’empressent de relayer.

Dans mon ouvrage L’âge des migrations(4), il y a un chapitre plutôt critique sur le livre d’un journaliste anglo-saxon, Stephen Smith, La ruée vers l’Europe(5). Il met en avant le fait qu’il y a aujourd’hui un milliard d’africains, et que L’ONU en prévoit un milliard supplémentaire en 2050. Le journaliste en a déduit que les Africains pauvres allaient se ruer vers l’Europe. Dans un chapitre, j’ai donc étudié pays par pays dans le continent africain comment la migration s’était produite au cours des vingt dernières années et si cela avait un rapport avec la croissance démographique. La réponse est négative. Par exemple au Niger, pays qui a la plus forte croissance démographique et troisième pays le plus pauvre au monde, seuls 110 migrants ont rejoint la France en 2017 et moins de mille depuis dix ans alors que sa population a augmenté de dix millions de personnes sur la même période.  La grande majorité des migrations africaines se limite à l’Afrique. Il s’agit de flux traditionnels par exemple du Sahel vers le golfe de Guinée ou de réfugiés, par exemple un demi-million de Somaliens au Kenya ou le même nombre d’originaires du Dar Four à l’est du Tchad. En conclusion, j’ai rappelé le deuxième précepte du Discours de la méthode : « Diviser chaque difficulté que j’examinerai en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour mieux les résoudre ». Ici, cela revenait à considérer la situation dans chaque pays d’Afrique au lieu de l’Afrique globalement.

LTR : Nous avons longuement démontré que le grand remplacement n’était qu’une vaste fumisterie. Donc, s’il n’y en a pas, quelles sont les tendances démographiques de demain ?
HLB :

La question est complexe, mais si l’on cite les Nations Unies et leurs prévisions, il n’y aura pas d’augmentation des migrations internationales. Seule certitude, les prévisions démographiques changent assez rapidement. Il y a dix ans, les Nations Unies pensaient que les migrations s’équilibreraient. Disons que certaines tendances migratoires donnent raison cette fois-ci à Stephen Smith quand il écrit que « plus on est diplômé, plus on migre ». C’est par les réseaux de relations, avec une ouverture sur le monde, de l’argent et une bonne formation que la migration se développera. S’y ajoutera de plus en plus l’influence des crises politiques dont on voit l’impact aujourd’hui avec plus de cinq millions d’Ukrainiens ayant fui leur pays et il y a peu avec la Syrie. 6 millions de Syriens sont déplacés à l’intérieur de leur pays, 3,5 millions se sont réfugiés en Turquie voisine. Au Liban, ils sont 1 million et en Jordanie 500 000. En Europe, ils sont à peu près 1 million à être arrivés et une enquête allemande a montré que ces derniers étaient en majorité diplômés. La migration est de plus en plus sélective en particulier à cause des obstacles que lui opposent les pays dits d’accueil. Les Rohingyas en fournissent un exemple a contrario. Ces paysans pauvres ayant fui les atrocités de l’armée birmane, sont confinés à l’Est du Bangladesh, ils ne peuvent ni gagner le reste du Bangladesh, encore moins franchir la frontière indienne barbelée. Les évènements politiques, les persécutions de minorités risquent d’augmenter au cours des prochaines années et d’alimenter des migrations de réfugiés entre pays voisins, mais non à longue distance. Dans la liste des pays qui s’accroissent le plus vite au monde en Asie et en Afrique, dominent d’ailleurs ceux qui souffrent de guerres civiles. En Asie, c’est dans l’ordre du niveau de fécondité,  l’Afghanistan, le Yémen, l’Irak, la Palestine et le Pakistan. En Afrique, c’est le Niger, la Somalie, la République démocratique du Congo, le Mali. Par un cercle vicieux, cela alimente la croissance car les femmes y sont maltraitées et les moyens de contraception indisponibles, ce qui maintient la fécondité à un très haut niveau (7 enfants par femme au Niger).

LTR : Ce qu’on observe par ailleurs avec les réfugiés ukrainiens, ce sont les retours dans la capitale Ukrainienne.
HLB :

La Bosnie et le Kosovo peuvent servir de référence. A vrai dire, en Autriche et en Suisse, les autorités ont poussé les réfugiés à regagner leur pays, une fois les hostilités à peu près terminées. Il est difficile de savoir quel sera le destin des réfugiés ukrainiens tant que la guerre se poursuit. Ils peuvent être tentés de rester dans des pays européens dont la population diminue, telle la Bulgarie dont on prévoit qu’elle perdrait un quart de sa population d’ici à 2050. C’est par ce moyen que l’Allemagne a maintenu sa population malgré une faible fécondité. Elle a accueilli à la fin des années 1990, 4 millions d’Allemands « ethniques venus des pays de l’Est et de l’ancienne URSS et plus récemment un million de réfugiés syriens. A l’opposé, des pays dont la population commence à diminuer, comme le Japon et la Corée, refusent les réfugiés.

Références

(1)« 61% des Français s’inquiètent d’un « grand remplacement » », Pierre-Henri de Menthon, Challenges, 21/10/2021.

(2)Enquête Challenges-Harris Interactive d’octobre 2021.

(3)Éditions de l’Aube, 2022.

(4) Éditions Autrement, 2017.

(5)Éditions Grasset, 2018.

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Le rôle des structures et logiques partisanes dans la défaite 

La multiplication des candidatures à gauche (écologistes compris) pour l’élection présidentielle de 2022 n’est pas inédite : on compte 6 candidat(e)s dans cette catégorie– Nathalie Arthaud, Philippe Poutou, Jean-Luc Mélenchon, Fabien Roussel, Anne Hidalgo et Yannick Jadot. La division importante à gauche en 2022 s’est illustrée par la volonté de deux autres personnalités de prétendre à cette compétition mais qui ont finalement renoncé – Arnaud Montebourg et Christiane Taubira. Rien d’anormal, la faiblesse du nombre des candidatures présidentielles est une rareté de la vie politique française : il y avait 5 candidat(e)s du centre gauche à l’extrême gauche en 1974 ; 6 en 1981 ; 6 en 1988 ; 4 en 1995 ; 8 en 2002 ; 7 en 2007 ; 5 en 2012 ; 4 en 2017. 2022 est donc plutôt dans la moyenne. Leur multiplicité n’explique ni la victoire ni la défaite.

Les ambitions personnelles existent et il ne faut pas les sous-estimer dans le processus psychologique qui conduit à présenter sa candidature. L’élection présidentielle exacerbe ces ambitions. C’est d’autant plus vrai pour notre système politique totalement déréglé par la sacralisation progressive de ce scrutin dans nos institutions, sacralisation d’autant mortifère depuis l’invention du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral en 2001-2002.  l’électorat ne vote plus pour choisir mais pour éliminer, lui qui considère de plus en plus qu’une fois ce scrutin passé le reste n’a plus vraiment d’importance et renforce ainsi une dévalorisation du parlement déjà induite par la constitution de la Vème République (démobilisation et abstention différentielle de l’électorat dont le candidat a perdu de 2007 à 2012, et finalement 47 % de participation seulement aux élections législatives de 2017). Il rend fous les partis politiques qui deviennent pour la plupart des « machines » électorales sans idéologie, sans pensées, au service d’une ambition personnelle et « qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ». Je suis convaincu qu’il faut être « un peu fou » pour se lancer dans une telle candidature et la campagne qui l’accompagne et prétendre assumer les pouvoirs exorbitants dont disposent le président de la République française. Je partage à ce titre ce qu’avait évoqué Cécile Duflot voici plusieurs années pour expliquer sa réticence même à se présenter à la primaire interne des écologistes « J’ai toujours dit ma réticence personnelle à me présenter […] Personne ne le croit, puisque tous les politiques, paraît-il, ne rêvent que de ça. […] On peut être un peu lucide sur soi-même. Aujourd’hui, je pense que je n’ai pas les épaules assez larges pour porter seule une telle charge. […] Honnêtement, quand je me regarde dans la glace le matin, puisque c’est là, paraît-il, que ça se passe, je me dis que j’en ai peur. La présidentielle, c’est une tuerie(1). » Quelques années plus tard, elle affirmait encore : « Cette obsession totale pour la présidentielle est en train de ronger la démocratie(2). » Je partage assez largement le point de vue de l’ancienne ministre écologiste du logement et de l’aménagement du territoire.

Certes, il y a des motivations idéologiques et programmatiques. Les candidats en lice en 2022 à gauche ont tous présenté des options politiques relativement différentes. Des points de convergences existent évidemment mais, au-delà de l’incongruité politique spécifique à la France de disposer à chaque élection présidentielle de deux ou trois candidats trotskistes, on ne peut nier que l’axe réindustrialisation/nucléaire/République de Fabien Roussel n’est pas réductible dans les programmes Europe/antinucléaire/renouvelables de Yannick Jadot ou Créolisation/antinucléaire/populisme de Jean-Luc Mélenchon… La réduction des divergences ou la capacité à élaborer un compromis n’étaient pas impossibles – cela a déjà été fait précédemment quand les divergences idéologiques et géopolitiques étaient bien plus fortes – mais cela nécessitait du temps et du travail, ce qui n’a jamais été réellement voulu. Et même quand Yannick Jadot a souhaité mettre en scène un débat entre les représentants de l’ensemble de la gauche au printemps 2021, il n’est pas sûr que la réussite de l’opération fût souhaitée par son obédience politique.

En janvier 2022 (il est vrai, en pleine campagne électorale), David Cormand publiait un long papier à portée idéologique pour dénoncer « la fable de l’unité » et rappelait que les écologistes ne pouvaient être confondus avec le reste de la gauche française : pour résumer (et caricaturer), la nature et la « justice climatique » passent avant le matérialisme et la « justice sociale (3) ». Ainsi il faut comprendre que, sur le temps long, l’écologie politique prétend en soi défendre un projet radicalement différent de celui de la gauche classique représentée en 2022 par Fabien Roussel, Anne Hidalgo … et même Jean-Luc Mélenchon. Cette différence justifiant pour soi une candidature distincte qui ne se réduit pas à des intérêts partisans.

On voit donc bien qu’on ne peut résumer la présence de six candidatures distinctes à des questions d’égo ou à des logiques partisanes. Nier que ces dernières existent serait cependant une tartufferie. Passons donc en revue l’existant.

Populisme et césarisme

LFI n’existe que pour la présidentielle. Ce mouvement créé en 2016 pour la deuxième campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon avait un premier objectif : se donner les moyens de s’émanciper totalement du partenariat avec le PCF (ce qui se traduira immédiatement par la décision de tailler des croupières aux communistes dès les législatives de 2017) en appliquant à l’élection phare les principes du populisme de gauche tels que théorisés par la philosophe belge Chantal Mouffe. L’adhésion au leader permettrait ainsi de mobiliser les affects par-delà l’argumentation politique rationnelle pour créer le sentiment d’adhésion militant sur lequel repose la conquête du pouvoir : « une volonté collective ne peut pas se former sans une certaine forme de cristallisation d’affects communs et les liens affectifs qui unissent un peuple à un chef charismatique peuvent jouer un rôle important dans ce processus (4) ».

En l’absence de l’implication directe et personnelle du chef, LFI est incapable de remobiliser ses sympathisants (qui se sont largement évaporés après la présidentielle), d’organiser des stratégies cohérentes et d’intéresser l’électorat lors des élections intermédiaires (Européennes, Municipales, Régionales et Départementales) : le « mouvement gazeux » n’est pas fait pour cela, car la base n’est pas réellement structurée et il s’agit essentiellement de mettre en scène une forme d’unanimisme autour des mots d’ordre du leader et du groupe dirigeant.

Créée pour la campagne du leader, l’organisation populiste ne peut vivre sans lui : la dégradation de l’image du leader lui est donc directement préjudiciable, or elle a été directement affectée par sa violence verbale en direction de ses alliés PCF, par sa violente réaction aux perquisitions de l’automne 2018 puis par son glissement philosophique illustré par sa participation au rassemblement de novembre 2019 « contre l’islamophobie » à l’appel du CCIF. Le lancement très précoce de sa candidature dès novembre 2020 vise à installer la campagne des Insoumis dans la durée en rétablissant progressivement l’image du leader et en installant l’idée que la détermination du candidat est totale et que quoi qu’il se passe on ne peut imaginer une élection présidentielle en 2022 en l’absence de Jean-Luc Mélenchon.

Cette campagne a donc commencé par un plébiscite sous la forme d’un parrainage citoyen et se poursuit par la mise en scène constante du candidat dans des meetings très travaillés, conçus comme de grands spectacles (avec talent et réussite au demeurant). La personne de Mélenchon est omniprésente sur les réseaux sociaux, amplifiée par l’action coordonnée d’une armée de militants. Cette personnalisation s’explique, il est vrai, par la nature de nos institutions, mais elle est poussée à l’extrême par LFI, LaREM et le RN.

Avec la présidentielle, LFI a remobilisé une partie de ses sympathisants qui avaient disparu pendant 5 ans et n’étaient pas intervenus dans des combats politiques qui les désintéressaient. Elle a mis en scène un parlement de l’Union Populaire, qui rassemblait en réalité nombre de soutiens déclarés et déjà acquis depuis longtemps à la cause du leader, pour masquer l’absence de ralliement politique partisan. Mais l’Union Populaire n’a pas plus fait élire Mélenchon que LFI, il a donc fallu revoir en catastrophe la stratégie du mouvement en articulant à la fois le populisme – l’appel à élire Jean-Luc Mélenchon comme Premier ministre (communication politique au demeurant bien ficelée puisqu’elle maintient la mobilisation et l’attente d’une partie de l’électorat) en espérant éviter cette fois-ci une trop grande abstention aux législatives – et le rassemblement de la gauche, avec des négociations marathon pour les élections législatives avec tous les partis qu’elle rejetait jusqu’ici.

On peut s’interroger malgré tout sur l’avenir promis à LFI, quel que soit le résultat des élections législatives à venir : si le leader prend effectivement sa retraite, l’organisation devra pour survivre politiquement (financièrement, cela devrait aller) soit se trouver un nouveau leader charismatique, soit se normaliser et abandonner la stratégie populiste (au risque de perdre une partie de son attractivité)… dans tous les cas, des affrontements internes au sein même du groupe dirigeant risquent d’intervenir, d’autant plus violents que le contrôle de la manne financière publique sera au cœur des enjeux.

Mirroir aux alouettes écologistes

EELV a reproduit dans cette campagne électorale la même erreur d’analyse que lors de la précédente élection présidentielle Leur score flatteur lors de l’élection européenne de 2019 (13,48 %, +4,5 points, 7 eurodéputé(e)s supplémentaires) a donné l’impression aux Écologistes qu’il ne fallait pas à nouveau passer à côté de l’élection présidentielle(5) … Les bons résultats européens des Écologistes n’ont pourtant jamais débouché sur une traduction électorale domestique de même niveau, mais l’illusion a été entretenue par la conquête d’une vingtaine de nouvelles municipalités, dont plusieurs villes majeures (Lyon et sa métropole, Bordeaux, Strasbourg, Poitiers, Tours, Annecy, Besançon, Colombes et Besançon) qui rejoignent alors Grenoble… le taux de participations aux élections municipales est faible et aurait dû inciter les dirigeants d’EELV à plus de circonspection… Qu’importe ! les défaites des régionales (toujours sur fond de faible participation) ont été interprétées aussi comme une progression écologiste : Julien Bayou arrivé en tête à gauche d’un cheveu en Île-de-France conduit la liste d’union au second tour pour échouer ; Éliane Romani refuse l’union avec la liste de l’Appel Inédit dans le Grand Est tout en étant la seule à pouvoir se maintenir ; EELV conduit également la liste d’union en Auvergne-Rhône-Alpes avec Fabienne Grébert ; idem avec Mathieu Orphelin (ex-macroniste) en Pays-de-la-Loire… Peu importe là encore que ces listes essuient des défaites parfois cinglantes et très prévisibles au second tour, le fait de devenir dans ces régions les leaders d’un soir à gauche suffisent à leur bonheur.

Il est temps, il est l’heure… Le moment de l’écologie est venu et la jeunesse participe en masse (mais moins que dans le reste de l’Europe) aux manifestations pour la justice climatique. EELV a pour projet de s’imposer comme le nouveau parti dominant contre les libéraux/conservateurs et l’extrême droite ; elle a vocation à changer les paradigmes idéologiques qui déterminent les positionnements politiques du pays. Ici l’intérêt direct du parti rencontre un objectif politico-culturel évident : comment reprocher aux Écologistes d’avoir été présents dans l’élection présidentielle ? Ils l’ont toujours été, sauf en 2017 où Yannick Jadot s’est rangé derrière Benoît Hamon après avoir constaté des convergences massives. D’ailleurs depuis 2020-2021, les amis de Hamon qui ont quitté le PS et agrégé quelques centaines de nouveaux militants supplémentaires sont avec Génération·s dans le pôle écologiste cornaqué par EELV. Jadot rumine son retrait de 2017 : il était logique idéologiquement mais n’a pas été payant politiquement, peut-être pourrait-il réussir là où l’ancien président du MJS a échoué ?

L’intérêt du parti aussi est en jeu dans cette campagne : le quinquennat Hollande lui a coûté des élus et des financements, l’argent dépensé pour le début de campagne de Jadot est perdu. Le parti a vendu son siège pour rembourser ses dettes, son équipe de permanents est réduite. Les lendemains électoraux, fondés sur une mésinterprétation des résultats de 2019 à 2021, ont l’air radieux : un bon score à la présidentielle, c’est imposer aux partis de gauche un accord écrasant aux législatives et s’assurer des rentrées financières publiques enfin conséquentes. Au-delà de la légitimité d’EELV à défendre légitimement un projet spécifique, le parti a cru pouvoir imposer son hégémonie. Les enquêtes d’opinion (avant les résultats) ont rapidement fait déchanter les Écologistes, il était tout à la fois trop tard pour faire marche arrière. EELV n’imaginait pas cependant être sous la barre des 5 % : le non-remboursement de la campagne est un coup dur et les négociations avec LFI pour les élections législatives ont dû être d’autant plus serrées que l’enjeu des dettes de campagne est majeur.

Au PS, le congrès est toujours en préparation

Les responsables socialistes ont, de la même manière que les écologistes, pour les européennes et les municipales, mésinterprété les résultats des élections intermédiaires, notamment les régionales, de 2020 et 2021. Depuis 2017, ce parti avait – tout en refusant de faire un inventaire sérieux du quinquennat Hollande – donné quelques signes d’une réorientation un peu plus à gauche, mais somme toute assez classique pour un parti revenu dans l’opposition.

Le refus de rompre franchement avec le hollandisme (la motion Le Foll est arrivée devant celle d’Emmanuel Maurel au congrès d’Aubervilliers en avril 2018) et le rejet de toute discussion avec la France Insoumise par principe avait causé le départ des principaux responsables de l’aile gauche, Emmanuel Maurel, Marie-Noëlle Lienemann et leurs camarades allant poser les fondations de la future Gauche Républicaine & Socialiste, qui s’allia avec la France Insoumise aux élections européennes de juin 2019 au regard de leur proximité politique sur la construction européenne. Ces élections donnèrent une satisfaction relative au PS puisqu’il y talonnait la France Insoumise avec 6,19 % contre 6,31 %. Mais le fait qu’EELV ai fait le double de leur score et celui que le pôle écologiste se soit constitué en août 2020 ont pu convaincre un temps le Premier secrétaire du PS de se ranger derrière les écologistes. Une candidature commune social-écologiste n’était pas absurde : cela avait déjà été le cas en 2017 (avec un dénouement malheureux il est vrai), le souffle de la jeunesse mobilisée dans les « manifestations climat » et les spéculations provoquées par la crise sanitaire sur le « jour d’après » plus écolo semblait donner raison à la conversion théorique et superficielle mais survendue du PS à l’écologie ; le fédéralisme européen d’EELV était également parfaitement compatible avec l’européisme, devenu idéologie par défaut d’un PS sans boussole idéologique depuis plusieurs décennies.

Mais le ralliement du PS à une éventuelle candidature de Yannick Jadot (dans le meilleur des cas, car évidemment il est absolument inenvisageable de se ranger après une primaire écolo hasardeuse derrière un Eric Piolle, seul rival ouvertement déclaré du futur candidat à l’époque) n’est pas forcément du goût des grands élus locaux du parti : président(e)s de région et maire des grandes villes refusent de céder quoi que ce soit à des élus et militants écologistes avec qui ils ont parfois des relations plus que tendues. Alain Rousset, président très Macron compatible de la Nouvelle Aquitaine, rejette par principe toute possibilité d’accord avec EELV ; Anne Hidalgo qui n’est pas encore candidate multiplie les passes d’armes avec les écologistes de sa propre majorité municipale, dénonçant le peu de fiabilité (selon elle) de leurs valeurs républicaines. Il est hors de question pour eux qu’Olivier Faure impose au PS de ne pas présenter de candidat ; la « jeune génération » de maires PS élus ou réélus lors des municipales de mars et juin 2020 compte bien trouver quelqu’un pour porter la candidature d’un parti qu’ils considèrent comme leur propriété, bien qu’ils en méprisent la direction et ses consignes.

La « victoire » aux régionales de juin 2021 les conforte dans leur résolution. Comme les verts, ils oublient que la conservation des présidences de région par le PS s’est déroulée sur fond d’une abstention massive et d’une sur-prime aux sortants : les Français n’ont pas élu des équipes socialistes, ils ont voté pour les sortants. Qu’à cela ne tienne, l’affaire est entendue : l’orientation de centre-gauche sans beaucoup d’idée est consolidée par la réélection de présidents de région Macron compatibles ou vallsistes et les « jeunes maires » imposent la candidature d’Anne Hidalgo au forceps. Ces élus qui tiennent un PS qui a tout désormais de la SFIO des années 1960 sont convaincus que leur modération peut ramener à la « vieille maison » une partie de l’électorat qui se tournait auparavant vers le PS mais s’est découvert de centre droit avec Emmanuel Macron. C’est cette partie-là que les « hollandais » du PS voudraient récupérer, or comme il ne peut plus réellement assumer le bilan de Hollande sans en avoir même fait l’inventaire, il n’y a aucune raison que cela marche.

La catastrophe électorale ne fait bientôt plus de doute – aggravée par les erreurs de communication de la candidate mais aussi de tactique, comme avec l’appel à une primaire qu’elle finira par rejeter : certains envisagent de la débarquer pour la remplacer par François Hollande (!?) ou pour rallier en catastrophe Yannick Jadot et faire ressortir la candidature social-écologiste du placard… le bateau socialiste est ivre. Il n’y a en réalité plus d’autres choix que de continuer la campagne, au regard des sommes déjà engagées, et d’allumer des cierges dans l’attente d’un miracle qui ferait suffisamment remonter la candidate PS pour se faire rembourser par l’État. Bientôt, on en est plus à continuer la campagne que parce que s’arrêter serait plus ridicule encore.

Anne Hidalgo n’était pas encore à terre et n’a pas encore recueilli 1,7 % des suffrages exprimés que les éléphants et éléphanteaux du PS fourbissent déjà leurs armes pour un prochain congrès post-défaite, où ils pourront s’accuser mutuellement d’être responsables de la bérézina et à prétendre devenir le primus inter pares des barons locaux socialistes. Perdus pour perdus, la campagne interne de François Hollande avec Rachid Temal, Stéphane Le Foll ou Jean-Christophe Cambadélis contre un accord pour les législatives avec LFI s’inscrit dans cette logique ; il s’agit de reprendre le contrôle de l’appareil en s’appuyant sur la défaite, en espérant que cette nouvelle SFIO récupérera un jour ou l’autre les électeurs partis chez Macron… J’ai dit ce que je pensais de cette hypothèse plus haut. Olivier Faure et son équipe sont en train de brûler leurs vaisseaux : les discussions pour les législatives qu’ils ont toujours refusées jusqu’alors (au point ridicule de co-signer avec les parlementaires insoumis des recours communs au Conseil Constitutionnel alors qu’ils leur déniaient publiquement toute respectabilité politique) avec LFI marquent leur rupture avec le quinquennat Hollande qu’ils n’ont pas eu le courage de faire avant : « A minima, cela supposerait que François Hollande et Manuel Valls se posent quelques questions. Quand on me dit « Plus jamais PS » dans les rues, ce n’est pas pour me dire « Vous, Olivier Faure, qu’avez-vous fait pendant 5 ans ? » Ils me reprochent à moi ce que tous les autres ont pu faire avant. Sous le quinquennat Hollande, je n’ai jamais été « frondeur » mais je me suis battu sans être écouté : qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? J’étais minoritaire, je me suis tu ! […] Si certains ne croient plus appartenir à un espace commun de la gauche, avec les communistes, les écologistes, les insoumis, les radicaux et nous, si vous pensez que votre avenir est avec Emmanuel Macron, le mieux à faire est de partir. Qu’est-ce qu’on paie aujourd’hui ? Le manque de clarté. Les gens, quand ils voient Manuel Valls ou Ségolène Royal présentés comme socialistes à la télévision, se disent « C’est ça le PS », pensent qu’on est toujours dans l’attente de trahir quelqu’un. Ce n’est pas vrai, ceux qui sont restés, l’ont fait pour leurs convictions(6). » Il est vrai que le premier secrétaire du PS présente les choses de manière à s’exonérer de quelques-unes de ses responsabilités (qui était justement de ne pas se taire), mais s’il avait dit cela avec la même force 4 ans plus tôt, il nous aurait peut-être épargné bien des déboires…

Perennité et identité du communisme français 

« Vous êtes la mort et le néant. » Dans un sms rageur et assassin, Jean-Luc Mélenchon signifie à Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, le 4 mai 2017 (3 jours avant le 2nd tour de l’élection présidentielle) sa rupture politique avec les communistes. Voici le propos dans son intégralité : « Vous créez la confusion dans tout le pays en vous appropriant mon portrait et mon nom sans parler du logo front de gauche ! Bravo ‘l’identité communiste’. Tout ça après des mois d’injures et de manœuvres pour saboter ma campagne. Et vous recommencez ! Vous êtes la mort et le néant. 10 mois pour me ‘soutenir’, 10 minutes pour soutenir Macron. Sans oublier les accords que vous ne respectez pas. J’en ai assez. Je vais donc annoncer notre rupture politique dès mon retour à Paris. Et je vais dire pourquoi(7). »

Jean-Luc Mélenchon reproche alors au PCF d’avoir pensé de manière autonome : partisan d’une candidature unique de la gauche anti-Hollande à la présidentielle, Pierre Laurent s’était engagé début 2016 dans le processus de la primaire de la gauche et des écologistes, tandis que Jean-Luc Mélenchon refusait tout net d’y participer. Toute l’année 2016, le PCF a tenté, en vain, de le convaincre de ne pas se lancer seul dans la présidentielle. Jusqu’à la décision tardive, en novembre 2016, de le soutenir. Le PCF n’a pas voulu non plus se plier à une campagne dirigée par les seuls proches du candidat, donc il refusera de soutenir les candidats du PCF, sauf Stéphane Peu et Marie-George Buffet en Seine-Saint-Denis qui devront accepter le cadre de la campagne législative des Insoumis. Mais le PCF, malgré la concurrence de plusieurs candidats LFI contre les siens, se sort plutôt bien des élections législatives de 2017, comparées à celles de 2012 : le PCF n’avait que 7 sortants (auxquels on peut ajouter les deux députés de la FASE), il fait élire 10 députés, mais la concurrence insoumise lui a coûté une circonscription dans l’Oise et celle de Nanterre (Hauts-de-Seine) où une de ses sympathisantes tentait de prendre la succession de Jacqueline Fraysse… Elsa Faucillon (Colombes/Gennevilliers) a manqué de peu d’être éliminée par un candidat LFI.

Le PCF maintient son groupe parlementaire à nouveau grâce à divers députés ultramarins, mais la conviction de nombreux responsables communistes est faite que la survie du parti dépend d’une attitude plus offensive et volontaire. André Chassaigne, président du groupe GDR, ne veut plus d’un secrétaire national qui reste abasourdi devant les agressions de Jean-Luc Mélenchon et de son mouvement qui doivent tant au PCF ; avec l’aide de Fabien Roussel, nouveau député du Nord, il va mener l’offensive contre la direction du parti lors du congrès d’octobre-novembre 2018 et à la « surprise générale » le texte alternatif qu’ils ont défendu reçoit 1 300 voix de plus que celui de la direction. Ce résultat est la conséquence directe de la brutalité de LFI ressentie par les militants communistes à l’égard de leur parti. Pierre Laurent (dont on ne comprenait pas quelle orientation il défendait réellement dans ce congrès) est battu et il en prend acte ; lors du congrès d’Ivry-sur-Seine, une seule liste est soumise aux délégués, avec Fabien Roussel comme secrétaire national du PCF et Pierre Laurent comme président du conseil national. Le texte de Stéphane Peu et Elsa Faucillon qui proposait un rapprochement plus important avec LFI n’a fait que 12 %.

L’orientation du PCF est désormais tracée : réaffirmer l’identité communiste, tout en se distançant de LFI et en actant la fin d’un Front de gauche déjà mort, pour pouvoir s’allier tantôt à LFI tantôt au PS au niveau local. Dès ce moment, la perspective d’une candidature communiste à la prochaine élection présidentielle est assumée : le PCF et ses dirigeants ont fait l’analyse que l’absence du PCF à l’élection présidentielle signait la fin rapide du parti. Les choix tactiques des élections intermédiaires vont répondre tout à la fois à ce besoin de visibilité (la liste conduite par Ian Brossat en 2019 aux élections européennes – 2,49 %) et de permettre le maintien ou la progression du nombre d’élus locaux communistes avec des alliances au cas par cas (lors des élections régionales de mars 2021, le PCF choisira de faire liste commune avec LFI en Île-de-France, Normandie et en Auvergne-Rhône-Alpes, mais d’être avec les présidents PS sortants en Nouvelle Aquitaine, en Occitanie et en Bourgogne/Franche-Comté… il choisira de rester sur la liste de rassemblement de la gauche malgré l’exclusion unilatérale et injustifiée de LFI en PACA par le tête de liste écologiste). La préparation de l’élection présidentielle et de la candidature communiste, dont il devient évident que ce sera Fabien Roussel qui la portera, va bon train et elle est renforcée par l’annonce unilatérale de la candidature de Jean-Luc Mélenchon dès novembre 2020… ce dernier n’a pas même cherché à prendre langue avec des partenaires politiques éventuels et, tout au long de l’année, l’actualisation du programme présidentiel « L’avenir en commun » (AEC) ne fera l’objet d’aucune discussion avec d’autres organisations politiques.

Or jusqu’en février 2022, le candidat insoumis stagne entre 9 et 12 %, la perspective d’un second tour à gauche étant parfaitement improbable les communistes n’ont aucune raison de remettre en cause leur orientation politique et stratégique et Fabien Roussel sera désigné candidat du PCF à la présidentielle par un vote militant avec un score sans appel : 82,4 % sur quelques 30 000 votants (équivalent au congrès). Les principaux élus communistes qui ne partagent pas la stratégie de leur parti, comme Stéphane Peu et Elsa Faucillon, préfèrent se taire d’autant que le doute les a également gagnés sur la candidature Mélenchon et qu’ils ont peu goutté eux-mêmes l’agressivité globale de LFI à l’égard du PCF. On a beau jeu à quelques semaines des élections législatives de saluer l’intelligence tactique des Insoumis mais, durant toute l’année 2021, ils ont été d’une brutalité impressionnante avec leurs interlocuteurs : si l’on n’est pas avec eux, c’est que l’on est contre eux, si on ne proclame pas son ralliement à la candidature populiste c’est que l’on n’est pas avec eux, vous le paierez donc au centuple au moment des élections législatives…

La direction du PCF a donc fait le pari de la visibilité… quoi qu’il en coûte. Quelques jours après sa désignation, on craint le faux pas fatal pour Fabien Roussel, car une polémique s’ouvre sur sa présence avec d’autres responsables de gauche (mais dont on n’attend alors plus rien comme Olivier Faure) à la manifestation organisée le 19 mai 2021 par différents syndicats de policiers ; cette manifestation se transforme en démonstration de force du syndicat d’extrême droite Alliance, avec une foule qui reprend ses slogans remettant en cause des principes essentiels de l’État de droit. Libération accorde même une pleine page à Elsa Faucillon pour sermonner son secrétaire national(8). Sur le moment, et par la suite aussi, on oublie pourtant que le patron du PCF a été invité à la manifestation par la CGT Police et qu’il ne défend en rien les exigences d’Alliance (9) mais des propositions parfaitement légitimes. Les responsables politiques de gauche se sont fait piéger, ils ont pêché par naïveté en pensant que le plus bavard (et aussi l’un des plus gros syndicats) et droitiers des syndicats de policiers n’allait pas tirer la couverture à lui pour banaliser un discours mettant en avant ? la cohésion nationale. Mais après plusieurs semaines, la polémique se tasse.

Jusqu’à la mi janvier 2022 Fabien Roussel stagne entre 1,5 et 2 % des intentions de vote, subissant en plus la concurrence d’Arnaud Montebourg qui met en scène tout à la fois sa proximité politique avec le candidat communiste et l’impossibilité à le rallier(10). Donc la direction du PCF a prévu un financement de campagne qui soit capable d’affronter un score inférieur à 5 % des suffrages exprimés et le non-remboursement des frais de campagne, perspective la plus probable. Le candidat communiste peut donc affirmer qu’il ira jusqu’au bout sans craindre la catastrophe politique : il réaffirme l’identité communiste et la visibilité du PCF, ce qui était le principal objectif avoué de la candidature. De la mi-janvier à début avril 2022, la candidature va prendre une autre ampleur avec l’espace libéré par Arnaud Montebourg, la polémique absurde engagée contre lui par Sandrine Rousseau (dont on se demande si elle ne travaillait pas déjà en sous-main pour les Insoumis) sur l’alimentation et qui attire enfin sur lui l’attention des médias, puis le soutien depuis petits partis de la gauche républicaine.

Roussel a donc rempli son contrat – l’identité communiste a été réaffirmée, le PCF est redevenu audible – mais le ton qu’il a donné à sa campagne a fini par apporter une dimension supplémentaire à sa candidature, représenter une gauche de transformation sociale qui n’a pas abandonné ses racines républicaines et laïques. Avec l’accord législatif de rassemblement de la gauche, le PCF va pouvoir maintenir son groupe (avec peut-être moins de financement public toutefois) et même si ses partenaires de la présidentielle risquent de passer momentanément à l’as, ce parti redevient un pôle avec lequel il faut construire.

Références

(1) Cécile Duflot : « La présidentielle me fait peur » – entretien accordé au Nouvel Observateur, 18 août 2010

(2) 13 janvier 2016 dans un entretien vidéo accordé à Ecorama/boursorama

(3) La fable de l’unité, 7 janvier 2022, David Cormand – https://www.davidcormand.fr/mon-blog-articles/la-fable-de-lunit

(4) Pour un populisme de gauche, Chantal Mouffe, 2018, Albin-Michel. La référence littéraire est postérieure à la campagne électorale de 2017 mais répercute les analyses précédentes de la philosophe : Hégémonie et stratégie socialiste : Vers une démocratie radicale (1985-2009), Le paradoxe démocratique (2000-2014), L’illusion du consensus (2005-2016), Agonistique : Penser politiquement le monde (2013-2014), ou encore Construire un peuple co-écrit avec Íñigo Errejón (2016-2017) [Les différentes dates indiquent la publication en anglais ou en espagnol puis la publication en français.]

(5) On ajoutera qu’après les élections européennes EELV et Génération·s ont entamé des discussions qui allaient déboucher sur la création en août 2020 avec Génération Écologie, CAP21, l’AEI et le MdP du pôle écologiste ; or la liste Génération.s conduite par Benoît Hamon aux élections européennes de 2019 avait recueilli 3,27 %: 13,48+3,27=16,75 %, un « socle » à faire pâlir de jalousie toute la gauche, mais un « socle » fondé sur le résultat des élections européennes.

(6) Olivier Faure dans l’émission « Questions politiques » de France Inter, France Télévision et Le Monde, le 1er mai 2022

(7) Le Canard Enchaîné, mercredi 17 mai 2017

(8)  « Elsa Faucillon : pourquoi je n’irai pas manifester auprès des policiers »,tribune dans Libération, 19 mai 2021

(9) « Droit à la sécurité : Fabien Roussel défend « une police nationale de proximité« . » : tribune dans l’Humanité, 19 mai 2021

(10) Arnaud Montebourg : « La gauche a abandonné le récit national », entretien accordé à Libération, publié le 7 décembre 2021 : « Je lui ai dit une chose [à Fabien Roussel] : «Si moi je me désiste pour toi, je deviens communiste, si toi tu viens avec moi, tu restes communiste.» Franchement, ce n’est pas à 59 ans que je vais commencer une carrière de communiste. »

 

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Comment renouer le fil du récit contemporain ?

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Le véganisme peut-il être un récit pour le XXIe siècle ?

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Pour cette seconde émission consacrée à « renouer le fil du récit » nous sommes un peu sortis des sentiers battus.

Après un premier entretien consacré au concept même de récit, à ses différents avatars au cours de l’histoire, nous nous sommes intéressés à un récit qui connait aujourd’hui une certaine prospérité, exemple de ce que peut être un récit contemporain.

Ce récit, c’est celui du véganisme ! Loin du phénomène de mode souvent décrié, loin du gadget intellectuel, le véganisme gagne en audience parce qu’il prospère à la fois en tant qu’idéologie et en tant que récit proposant une clé de lecture de notre temps et un horizon pour nos sociétés.

L’occasion de prendre au sérieux le véganisme en compagnie d’Adrien Dubrasquet, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, et auteur d’un passionnant essai d’analyse sur le sujet « le véganisme, une idéologie du le XXIe siècle ? » (Editions de l’Aube, 17€)

Cet entretien n’est ni un pamphlet, ni une apologie, c’est avant tout l’analyse d’une idéologie contemporaine dans sa dimension narrative.

Bonne écoute à tous !

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Les Etats face aux géants pétroliers et miniers en Amérique latine : quand David se heurte à Goliath

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“L’idée centrale de ce rapport est d’élaborer une formule cohérente et intégrée en vue de mettre en place une économie décentralisée qui permette d’utiliser le plus efficacement possible les ressources dont dispose le pays, afin d’atteindre ainsi des taux élevés de développement”. C’est ainsi que débute le manifeste intitulé El Ladrillo, rédigé en 1973 par plusieurs Chicago Boys, un groupe d’économistes formés au sein de l’Université de Chicago qui constitue alors le laboratoire de la pensée néolibérale. Cette pensée postule que l’État doit se désengager au maximum du marché économique, afin de laisser libre cours à l’initiative individuelle, perçue comme la condition d’une gestion adéquate d’un secteur économique dans la mesure où chaque individu agit de manière rationnelle puisqu’il poursuit son intérêt propre. Les néolibéraux considèrent ainsi que la réussite des uns bénéficie nécessairement aux autres. Si ce manifeste met l’accent sur la nécessité de protéger la liberté économique face à la régulation étatique, il sert de programme économique à la dictature militaire instaurée par Augusto Pinochet au Chili. Cela vient invalider les propos de Milton Friedman, l’un des principaux théoriciens du néolibéralisme, qui affirme que : “le capitalisme est une condition nécessaire à la liberté politique”(1). Force est de constater qu’indépendamment de l’orientation politique des différents États latino-américains, la majorité d’entre eux mettent en place, au cours des années 1980, des politiques économiques largement influencées par la théorie néolibérale, dans un contexte de diffusion à l’échelle régionale des recettes promues par le Consensus de Washington, un programme d’ajustement structurel encourageant la libéralisation des économies latino-américaines et la privatisation de leurs principaux secteurs économiques.

Ces conceptions s’implantent au sein du continent latino-américain sous l’impulsion d’un certain nombre d’“élites dénationalisées”(2), pour reprendre le concept établi par le sociologue Saskia Sassen. Cette expression désigneles acteurs économiques tournés vers l’international qui contribuent à importer au sein de différents États des normes économiques qui se diffusent à l’échelle internationale, à l’image des Chicago Boys ou encore, de personnalités telles que Gonzalo Sanchez de Lozada. Après avoir réalisé des études de Lettres au sein de l’Université de Chicago, ce dernier devient dirigeant de la Compagnie Minière du Sud (Comsur), l’une des plus importantes entreprises minières boliviennes, avant d’occuper à deux reprises la fonction de Président de la Bolivie, de 1993 à 1996, puis entre 2002 et 2003. Il est ainsi intéressant de constater que le fait qu’il ait exercé un rôle clé au sein du secteur privé minier lui a permis de bénéficier d’une forte légitimité politique. Cela traduit le fait que l’importation des conceptions néolibérales au sein de la plupart des États latino-américains s’inscrit dans la perspective de “guerres de palais”(3). Cette expression désigne l’existence de luttes entre différentes factions de l’élite d’un pays qui cherchent à mobiliser des normes internationales susceptibles de leur permettre de s’imposer dans le champ politique national. Il se trouve que dans une période caractérisée par l’émergence de l’idéologie néolibérale à l’échelle internationale, l’expertise économique devient un gage de crédibilité politique. En effet, l’idéologie néolibérale est élaborée par un ensemble d’acteurs économiques désireux de relégitimer le libéralisme classique face au succès de théories hétérodoxes telles que le keynésianisme, selon laquelle la participation de l’État sur le marché économique est nécessaire en vue de stimuler la croissance et relancer l’activité économique par la demande. Dans ce contexte, les acteurs opposés à la théorie keynésienne, qui sont alors marginalisés au sein de l’élite économique, cherchent à acquérir une légitimité scientifique en s’appuyant sur des statistiques et évaluations précises. En découle alors l’idée que le néolibéralisme est un courant privilégiant l’expertise technique à l’idéologie. C’est ainsi qu’un certain nombre d’acteurs économiques favorables à l’application de mesures néolibérales parviennent à s’imposer dans le champ politique des différents États latino-américains en mettant en avant leur expertise économique.

Une dynamique de « reprimarisation extractive » au service de la survalorisation du capital

Or, l’importation de conceptions néolibérales en Amérique latine a eu des conséquences significatives sur les modalités de gestion des ressources naturelles disponibles en grande quantité sur le continent, à l’image du pétrole ou des minerais. De nombreux pays ont donc conduit des réformes similaires :  en Bolivie, l’adoption, sous l’impulsion du gouvernement de Sanchez de Lozada, d’une série de réformes visant à privatiser la majorité des entreprises publiques du pays, en particulier celles chargées de la gestion des ressources pétrolières et minières ; en Equateur l’adoption par le gouvernement de Sixto Duran Ballén en 1993 d’une réforme de la Loi des hydrocarbures qui reconfigurera la participation de l’État dans la gestion des ressources pétrolières au profit du secteur privé. Cette réforme a autorisé des entreprises privées à bénéficier d’un pourcentage de participation dans l’exploration et exploitation des gisements d’hydrocarbures. En d’autres termes, ces entreprises peuvent depuis non seulement exploiter ces gisements, mais sont également propriétaires d’une part de ces ressources, ce pourcentage de possession étant défini au sein d’un contrat de participation conclu avec l’entreprise pétrolière étatique Petroecuador.

Ces deux exemples traduisent le fait que l’implantation du néolibéralisme en Amérique latine a engendré, au sein de la majorité des États du continent, un processus de « reprimarisation extractive »(4)qui se traduit par l’installation de multinationales sur les principaux gisements d’hydrocarbures ou de minerais. Ce processus vient alors reconfigurer les modalités de gestion de ces ressources stratégiques dans la mesure où leur exploitation à grande échelle se substitue progressivement à des modalités d’extraction plus artisanales et locales, qui représentaient jusqu’alors la majeure partie des activités extractives. En d’autres termes, l’insertion du secteur privé dans la gestion des ressources naturelles stratégiques a engendré un élargissement significatif des surfaces exploitées, ce qui ne manque pas d’avoir des conséquences environnementales significatives puisque la construction d’infrastructures nécessaires au développement de l’exploitation pétrolière et minière sur des surfaces de plus en plus importantes repose pour une grande part sur de la déforestation. De ce point de vue, nous pouvons constater que, si la dégradation de l’environnement est inhérente à la nature même de l’extractivisme, le fait que le développement de ces activités repose principalement sur des conceptions néolibérales contribue à aggraver leur impact environnemental. Le  géographe Andréas Malm explique notamment que les tenants du néolibéralisme appréhendent les ressources naturelles comme des « leviers de survaleur du capital »(5). Autrement dit, elles permettent selon eux d’optimiser au maximum la mise en valeur du capital en démultipliant dans des proportions considérables la production d’un travailleur. De ce point de vue, Malm explique notamment que l’avantage des ressources pétrolières repose sur le fait qu’elles ne nécessitent que peu de main d’œuvre pour être extraites. En effet, dès lors que le gisement est creusé, il est possible de retirer des quantités considérables de pétrole, ce qui permet de maximiser la production du travailleur qui se charge de son exploitation. Si la configuration même des activités extractives permet la survalorisation du capital tiré de ces ressources, nous pouvons constater que les multinationales minières et pétrolières qui s’installent en Amérique latine cherchent à maximiser les effets de ce levier en réduisant le plus possible leurs coûts de production. Ainsi, les modalités d’extraction pétrolière développées par le groupe étasunien Chevron-Texaco en Équateur sont significatives. En effet, Pablo Fajardo, avocat de l’Union des Affectés par Texaco (UDAPT), un collectif composé de citoyens et de membres de communautés indigènes qui se constituent partie civile en 2003 en vue de dénoncer les dommages environnementaux causés par les activités de cette entreprise pétrolière en Amazonie, affirme notamment que : « Chevron voulait obtenir le plus de profits possibles avec le plus bas investissement possible. Jamais elle n’a appliqué la technologie adéquate en Amazonie. Elle a jeté des déchets toxiques directement dans la nature »(6). Le collectif dénonce ainsi le fait que le modèle d’extraction pétrolière développé par Chevron-Texaco repose sur la volonté d’accumuler le maximum de profits issus de ces ressources, au détriment de l’investissement dans des technologies susceptibles de réduire l’empreinte environnementale de ces activités. Cette volonté de maximiser la survalorisation du capital généré par les activités pétrolières entraîne ainsi une dégradation significative de la biodiversité au sein de l’Amazonie équatorienne, mais également une raréfaction des ressources hydriques. De ce point de vue, Fajardo explique notamment que Chevron-Texaco : « a directement jeté dans les rivières de l’Amazonie équatorienne plus de 60.000 millions de litres d’eau toxique ». La dynamique de « reprimarisation extractive » génère ainsi une pollution importante des cours d’eau, ce qui impacte de manière considérable l’approvisionnement en eau des communautés locales dans la mesure où un certain nombre de ressources hydriques présentes dans ces espaces ne peuvent plus être consommées. Nous pouvons ainsi constater que l’insertion du secteur privé dans la gestion des activités extractives au cours des années 1980 et 1990 a engendré d’importantes inégalités territoriales étant donné que les populations résidant au sein d’espaces fortement pourvus en ressources naturelles stratégiques souffrent notamment d’un manque d’accès à l’eau.

A ces inégalités territoriales, s’ajoutent des inégalités économiques et sociales significatives, comme en témoigne un rapport publié par le Système Intégré d’Indicateurs Sociaux de l’Équateur(7) qui met en lumière le fait que, tandis que la part du revenu global revenant aux 20% les plus riches de la population équatorienne a augmenté de 7 points entre 1990 et 2004, les 20% les plus pauvres n’en touchent plus que 2,4%, alors qu’ils en touchaient 4,4% au début des années 1990. Selon plusieurs acteurs économiques et politiques de premier plan tels que Rafael Correa, la dynamique de privatisation des activités pétrolières et minières représente la principale cause de ces inégalités dans la mesure où elle encourage la constitution de monopoles privés qui bénéficient de la majorité́ des profits issus des secteurs occupant une place stratégique au sein des économies latino-américaines, au détriment des États. Dans ce cadre, ces derniers ne disposent pas de ressources suffisantes pour mettre en place des programmes de redistribution sociale de grande ampleur, ou développer des activités susceptibles de permettre la diversification de la structure productive et, par conséquent, une importante création d’emplois.

La privatisation des secteurs minier et pétrolier : une double délégation du pouvoir économique et militaire aux multinationales

Si cette dynamique est malgré tout encouragée par la majorité des gouvernements latino-américains au cours de cette période, c’est parce que ceux-ci cherchent à tirer un avantage comparatif de ces ressources, conformément à la théorie établie par l’économiste libéral David Ricardo, qui affirme que chaque pays doit se spécialiser dans la production dans laquelle il est le plus performant afin de maximiser ses profits et de trouver ainsi sa place dans le système économique international. Dans un contexte de diffusion de l’idéologie néolibérale à l’échelle régionale, l’insertion du secteur privé dans les activités pétrolières et minières est perçue comme la condition d’une gestion optimale de ces ressources, que ce soit en termes de quantité extraite, de modalités d’extraction ou de rentabilité. C’est ainsi que la recherche d’un avantage comparatif vient renforcer la double dynamique de privatisation et d’accroissement des activités pétrolières et minières.

Cependant, l’installation de multinationales joue également un rôle régalien dans un contexte de baisse importante des dépenses publiques.En effet, en vue de justifier la cession de l’ensemble des actions de l’entreprise publique Minera Afrodita au groupe canadien Dorato Resources en 2008, Allan Wagner, alors Ministre de la Défense au sein du gouvernement péruvien, explique que : « La nouvelle conception qui prévaut dans le monde actuel consiste à passer de la sécurité défensive à la sécurité entrepreneuriale ». Autrement dit, la reconfiguration du rôle de l’État sous l’impulsion de l’idéologie néolibérale entraîne une délégation des prérogatives de l’armée aux multinationales minières, qui se chargent alors d’assurer, en lieu et place de l’État, le maintien de l’ordre au sein des territoires fortement pourvus en ressources naturelles. Par conséquent, les grands groupes pétroliers et miniers disposent d’importantes marges de manœuvre en vue de limiter les mouvements de contestation au développement de leurs activités. Outre l’adoption de mesures visant à reconfigurer la participation de l’État dans la gestion des activités extractives au profit du secteur privé, la délégation de la « violence légitime » de l’État à ces multinationales représente ainsi un second pilier sur lequel repose le processus de « reprimarisation extractive ».

Le « tournant éco-territorial » de la fin des années 1990 : l’ouverture d’un nouveau cycle politique en Amérique latine

Malgré le fait que les multinationales minières et pétrolières disposent ainsi de marges de manœuvre considérables en vue d’étendre leurs activités au sein du continent, des mobilisations massives se tiennent au sein de la majorité des États latino-américains à partir de la fin des années 1990 en vue de dénoncer les conséquences sociales et environnementales de la double dynamique de privatisation et d’accroissement des activités extractives. Aux yeux de la sociologue argentine Maristella Svampa, ces différents mouvements constituent un « tournant éco-territorial »(8), qui se caractérise selon elle, par l’émergence d’une subjectivité collective résultant de la rencontre entre des matrices indigènes, des discours environnementalistes, mais également une volonté de réappropriation territoriale, qui conduisent à des changements politiques significatifs. En effet, ces mobilisations engendrent un nouveau cycle politique caractérisé par l’arrivée au pouvoir d’une série de dirigeants de gauche qui s’engagent notamment à réaffirmer la participation de l’État dans la gestion des ressources naturelles stratégiques, à l’image de l’élection d’Hugo Chavez à la présidence du Venezuela en 1999, de Luiz Inácio Lula Da Silva au Brésil et de Nestor Kirchner en Argentine en 2003, suivies de l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales en Bolivie en 2006, ainsi que de Rafael Correa en 2007 en Équateur. Cette volonté de reconfigurer les modalités de gestion des ressources naturelles stratégiques au profit de l’État vise à répondre à un double objectif, comme en témoigne la priorité établie par le Plan National pour le Buen Vivir adopté en 2009 en Équateur, qui stipule explicitement que l’État doit s’appuyer sur : « L’accumulation pour la transition et le renforcement de la redistribution ». La priorité du gouvernement équatorien est ainsi d’accumuler le maximum de ressources issues des secteurs économiques déjà développés sur le territoire équatorien afin de mettre en place des politiques de redistribution destinées à réduire la pauvreté, ainsi que les inégalités économiques et sociales, tout en favorisant l’émergence de technologies permettant le développement d’activités industrielles. L’étatisation des ressources pétrolières est ainsi mise au service de la diversification de la structure productive qui doit permettre à l’Équateur de sortir de sa dépendance à l’exploitation des ressources naturelles.  Si la majorité des gouvernements de gauche qui arrivent au pouvoir au cours des années 2000 partagent des objectifs similaires, ils se trouvent rapidement confrontés à un ensemble de contraintes structurelles qui viennent « déradicaliser » leur objectif initial de réorienter de manière significative les modalités de gestion de leurs ressources naturelles stratégiques.

Les gouvernements progressistes face à la dégradation des termes de l’échange

Ces gouvernements subissent notamment les conséquences d’une dégradation des termes de l’échange, pour reprendre le concept établi par l’économiste Raul Prebisch, premier directeur de la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL). Ilmet en lumière le fait que la division internationale du travail résultant de la recherche d’un avantage comparatif engendre une relation inégale entre deux catégories de pays : ceux du « Centre » et de la « Périphérie ». Tandis que les premiers, qui sont industrialisés et disposent d’une structure productive diversifiée, se spécialisent dans l’exportation de produits manufacturés, les pays périphériques, faiblement industrialisés, dépendent de l’exportation de matières premières substituables. Ce schéma d’insertion économique internationale est la source de la dégradation des termes de l’échange. Selon Prebisch, les pays qui dépendent de l’exportation de matières premières pour développer leur économie n’ont pas la capacité́ de diversifier leur structure productive, alors que la spécialisation dans la fabrication de produits industriels facilite le développement de structures productives diversifiées, qui nécessitent des créations d’emplois. En effet, si la hausse considérable des exportations de ressources pétrolières ou minières provoque un afflux massif de devises en dollars au sein de ces différents États au cours des années 1980 et 1990, celles-ci doivent être convertis dans la monnaie nationale de ces États, dans la mesure où aucune économie latino-américaine n’est alors dollarisée. Or, la contrepartie de la spécialisation dans la production pétrolière ou minière est que ces États doivent importer de nombreux biens manufacturés,qui ne sont pas produits sur place. Il se trouve que les importateurs doivent directement régler ces importations en dollars, et non en devises nationales. Lorsque les importations deviennent plus importantes que les exportations, la demande de dollars sur le marché́ des changes devient plus importante, ce qui déprécie le prix de la monnaie nationale en comparaison du dollar. Le prix de toutes les importations augmente alors puisqu’il faut plus de devises nationales pour se procurer un dollar. L’hémorragie de devises peut tout de même être compensée par l’endettement extérieur, ce qui conduit alors de nombreux gouvernements à contracter des dettes auprès d’organismes internationaux tels que le Fonds Monétaire International (FMI) ou la Banque Mondiale. C’est ainsi que, lorsque ces dirigeants de gauche arrivent au pouvoir, la majorité des économies latino-américaines sont non seulement mono-exportatrices et faiblement industrialisées, mais également fortement endettées auprès de plusieurs organismes internationaux, ce qui restreint de manière significative les marges de manœuvre dont disposent ces États en vue d’impulser une diversification de leur structure productive. En effet, ils doivent allouer une part importante des revenus issus des activités extractives au remboursement de ces dettes. Certains d’entre eux tentent alors de remettre en question la légitimité de ce type de prêts, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’orientation de leur politique économique.

De ce point de vue, le cas équatorien est significatif. En effet, suite à son arrivée au pouvoir, Rafael Correa décide de créer en 2007 une Commission pour l’Audit Intégral du Crédit public chargée de déterminer la légitimité de l’ensemble des dettes contractées par les gouvernements qui se sont succédés entre 1976 et 2006. Il est convaincu que la remise en cause du modèle économique néolibéral implique de questionner la légitimité de ces prêts dans la mesure où ils sont, pour la plupart, conditionnés à la mise en place de politiques d’ajustement structurel et de réduction des dépenses publiques. Sur la base des résultats de cet audit, l’État équatorien décide alors d’annuler une partie des dettes contractées auprès de ces organismes. Or, si l’État équatorien dénonce la logique sur laquelle repose les prêts octroyés par des organismes tels que le FMI ou la Banque Mondiale, il ne peut pas pour autant se passer d’appui financier extérieur en raison de sa structure économique dollarisée. L’ensemble des liquidités en circulation en Équateur est en effet imprimé par la Federal Reserve (FED), la Banque Centrale des États-Unis(9). Autrement dit, l’État équatorien n’a pas le pouvoir de créer lui-même les devises monétaires en circulation sur son territoire. Par conséquent, il doit en permanence faire en sorte de maintenir un nombre suffisant de liquidités en circulation. Or, l’hostilité suscitée auprès des marchés internationaux par le refus de régler une partie de ses dettes publiques fait que l’Équateur a perdu un certain nombre de débouchés internationaux pour l’exportation de ses ressources naturelles. L’État équatorien manque alors de liquidités et est contraint de se tourner vers de nouveaux créditeurs tels que la Chine. Dans cette perspective, la Banque de développement chinoise (BDC) a notamment mis en place une ligne directe de financement du budget national équatorien en 2011. Or, ce rapprochement économique avec la Chine contribue à renforcer l’extraction des ressources pétrolières en Équateur dans la mesure où, en contrepartie de ces prêts, l’État chinois obtient des parts de marché dans ce secteur économique. C’est ainsi qu’en 2011, l’État équatorien autorise notamment l’entreprise PetroOriental, réunissant la Corporation Nationale Pétrolière Chinoise (CNPC) et le groupe chinois Sinopec, à modifier les délimitations du bloc pétrolier 14 situé dans la province amazonienne de Sucumbíos, afin d’élargir la surface exploitée. Cet accroissement de l’extraction pétrolière s’accompagne d’un renforcement des conséquences sociales de ces activités dans la mesure où des groupes tels que Sinopec exigent, en complément de l’obtention de concessions pétrolières, de bénéficier de l’autorisation de s’appuyer sur un certain nombre de salariés chinois ou provenant de provinces éloignées de celles dans lesquelles se trouvent les ressources pétrolières, dans la mesure où ces salariés sont disposés à accepter des rémunérations plus faibles que les populations locales. Nous pouvons ainsi constater que la configuration de la structure productive et monétaire équatorienne limite à tel point la volonté de rompre avec le processus de « reprimarisation extractive » qu’elle conduit paradoxalement à un renforcement des logiques néolibérales sur lesquelles reposait ce processus.

En effet, de même que les multinationales pétrolières qui s’installent au cours des années 1980 et 1990, les groupes chinois qui développent des activités extractives au cours de la présidence de Rafael Correa cherchent à survaloriser au maximum le capital généré par ces activités en réduisant le plus possible la rémunération de leurs salariés, les mettant par là-même en concurrence avec les populations locales qui sont tout autant précarisées par ce processus. En effet, si ces dernières se voient octroyer des salaires plus élevés en guise de compensation des conséquences sociales et environnementales générées par les activités pétrolières, ces rémunérations restent tout de même insuffisantes en vue de répondre aux nouveaux besoins suscités par le changement de mode de vie qui leur est imposé. De ce point de vue, nous pouvons notamment faire référence au fait qu’en 2011, l’État décide d’installer, au sein du territoire Panacocha situé dans l’Amazonie équatorienne, un centre urbain désigné sous le nom de Communauté du Millénaire et composé d’un certain nombre d’infrastructures telles qu’un centre de santé communautaire, un hôtel s’inscrivant dans la perspective d’une dynamique de développement d’activités touristiques dans cet espace ou encore, une école. Si la biologiste Esperanza Martinez, fondatrice de l’organisation écologiste Accion Ecologica, considère que ces investissements répondent avant tout à une volonté de relogement de la population au sein de nouvelles infrastructures, de sorte à favoriser le développement de l’extraction pétrolière au sein des territoires restants(10), le gouvernement équatorien affirme que le développement de ce type de projets est nécessaire en vue de garantir un accès aux services publics à l’ensemble de la population équatorienne. Cependant, le contrepied de cette logique est qu’elle conduit à imposer aux populations locales un mode de vie qui accentue leur précarisation, dans la mesure où, comme le confient à Esperanza Martinez des membres d’une communauté indigène résidant au sein du territoire Panacocha : “Vivre dans un centre urbain serait impossible car nous n’avons pas de travail susceptible de nous permettre de vivre dans une ville et payer l’eau, l’électricité, d’autres services ou acheter du gaz”. C’est ainsi que la situation de dépendance monétaire dans laquelle se trouve l’Équateur vis-à-vis des États-Unis vient accentuer les conséquences du phénomène de dégradation des termes de l’échange sur les conditions de vie de la population équatorienne. S’il est ainsi nécessaire de tenir compte de la configuration des structures économique et monétaire de ces États afin de comprendre les difficultés qu’ils rencontrent en pour les sortir de leur dépendance à l’extraction de leurs ressources pétrolières et minières, il apparaît par ailleurs important de souligner le fait que le processus de transition énergétique dans lequel s’engage la majorité des États occidentaux à l’heure actuelle vient paradoxalement renforcer l’extractivisme au sein du continent latino-américain.

L’extractivisme au cœur d’un processus de délocalisation de la pollution

En effet, afin de répondre aux objectifs de réduction de gaz à effet de serre fixés par la COP21, la majorité des États occidentaux cherchent depuis plusieurs années à sécuriser leur approvisionnement en ressources minières indispensables à la conception de technologies utilisées dans le cadre de la transition énergétique. Le journaliste Guillaume Pitron explique notamment qu’une voiture électrique peut contenir jusqu’à 4 kilogrammes de cuivre, cette ressource étant utilisée pour concevoir les câbles électriques indispensables à leur rechargement. Par conséquent, la viabilité de la transition énergétique dans laquelle s’engage la majorité des États occidentaux à l’échelle internationale repose paradoxalement sur un accroissement de l’extraction des ressources minières. De ce point de vue, Pitron affirme que “pour satisfaire les besoins mondiaux d’ici à 2050, nous devrons extraire du sous-sol plus de métaux que l’humanité n’en a extrait depuis son origine”(11). De plus, dans un document publié en 1991 et intitulé « Summers Memo » Lawrence Summers, économiste en chef de la Banque Mondiale, invite les États occidentaux à déléguer la majorité de leurs activités polluantes vers des pays pauvres. Suivant cette logique, plusieurs économies de la « Périphérie » (pour reprendre le terme de Prebisch) engagent un processus de répartition des tâches de la transition énergétique avec les États occidentaux, par le biais duquel : « les premiers se saliraient les mains pour produire les composants des green tech, tandis que les seconds, en les leur achetant, pourraient se targuer de bonnes pratiques écologiques », pour reprendre les termes de Pitron.

Or, l’accroissement de l’exploitation de ressources minières généré par ce processus de délocalisation de la pollution suppose nécessairement une augmentation de l’énergie nécessaire pour extraire ces ressources au sein des pays de la « Périphérie ». A titre d’exemple, la mine de Chuquiquamata, plus grande mine à ciel ouvert du monde située au Chili, est alimentée en électricité par une centrale à charbon qui se trouve dans la ville de Tocopilla dont le fonctionnement repose sur du charbon extrait dans d’autres pays tiers, tels que la Colombie et la Nouvelle-Zélande. L’accroissement de l’extraction de cuivre au Chili qui résulte de la hausse de la demande de voitures électriques au sein des pays développés engendre ainsi une augmentation significative de la consommation d’autres ressources non renouvelables telles que le charbon. Il est particulièrement intéressant de constater que ce processus est encouragé par plusieurs pays occidentaux fortement demandeurs de ressources minières indispensables à la conception des technologies vertes, à l’image de la France. En effet, la centrale à charbon de Tocopilla est administrée par le groupe Engie qui possède cinq autres centrales du même type au Chili. Par ce biais-là, les entreprises à la pointe de la transition énergétique encouragent ainsi un processus d’accroissement des activités extractives qui engendre des conséquences environnementales et sanitaires significatives. En effet, une étude publiée par le Collège médical d’Antofagasta révèle notamment la présence de 19 métaux lourds dans l’atmosphère de cette ville portuaire au sein de laquelle sont transportées les ressources extraites de la mine de Chuquiquamata en vue d’être exportées. D’autre part, le processus d’extraction et de transformation de ces ressources vient renforcer la problématique de l’accès à l’eau au sein des territoires exploités. En effet, au Chili, le déficit d’eau devient tellement important en raison de l’extraction minière qu’il devrait conduire les groupes miniers à utiliser, d’ici 2026, 50% d’eau de mer dessalée. Par conséquent, les agriculteurs et les habitants des régions minières sont soumis à un stress hydrique important. La diffusion de technologies considérées comme étant plus respectueuses de l’environnement au sein des pays occidentaux dépend ainsi paradoxalement d’un accroissement de pratiques polluantes au sein d’autres États dont la structure économique dépend en grande partie de l’extraction de ressources minières.  

Une hausse des nationalismes miniers et pétroliers qui se heurte à la configuration du système d’arbitrage international relatif aux investissements

Face à cette dynamique de délocalisation de la pollution impulsée par un certain nombre d’entreprises issues des pays   occidentaux, nous pouvons constater une hausse des nationalismes miniers et pétroliers au sein de la majorité́ des pays de la « Périphérie ». A titre d’illustration, en Bolivie, où se trouve la plus importante réserve de lithium au monde, Evo Morales a fait adopter en 2008 un Plan national d’industrialisation des ressources évaporitiques visant à développer un ensemble d’activités industrielles permettant à l’État bolivien de maîtriser l’ensemble de la chaîne de production du lithium, de l’extraction de cette ressource à sa transformation en produits dérivés, tels que les batteries nécessaires aux véhicules électriques. L’idée est ainsi de sortir la Bolivie de son statut d’économie mono-exportatrice en impulsant une diversification de sa structure productive par le biais de l’industrialisation du secteur du lithium. Cependant, ces volontés d’étatisation se confrontent à l’opposition d’un certain nombre d’entreprises privées qui s’appuient sur le système d’arbitrage international relatif aux investissements en vue de défendre leurs intérêts. Ce système repose sur des traités bilatéraux d’investissements (TBI) qui sont conclus entre deux États en vue d’accorder un certain nombre d’avantages juridiques aux entreprises issues de l’un des deux États signataires, qui souhaitent investir et développer des activités économiques au sein de l’autre État. Il se trouve que dans un contexte de diffusion des conceptions véhiculées par le Consensus de Washington en Amérique latine au cours des années 1980 et 1990, la majorité des États du continent signent un certain nombre de TBI en vue d’inciter le secteur privé à investir dans leurs secteurs économiques stratégiques. Dans cette perspective, ces traités garantissent notamment un traitement égal entre l’investissement étranger et national, par le biais de la clause de “Traitement juste et équitable” qui établit d’autre part que les législations spécifiques à chaque État signataire en termes d’investissements ne doivent pas nuire à ce qui est garanti par les standards minimums de traitement international des investissements. A ce titre, si une entreprise se considère flouée, elle peut porter plainte contre l’État à l’échelle internationale devant des entités telles que la Cour Permanente d’Arbitrage, qui est notamment chargée d’arbitrer actuellement un différend entre l’État équatorien et le groupe étasunien Chevron-Texaco.

 Ce procès est représentatif de la manière dont le système d’arbitrage international contribue à limiter les marges de manœuvre des États en termes de gestion de leurs ressources pétrolières. En effet, ce différend trouve son origine dans une plainte civile déposée par l’UDAPT, suite à laquelle le groupe pétrolier se voit condamné en 2011 par la Cour Provinciale de Sucumbíos à payer un dédommagement d’environ 9,5 milliards de dollars pour l’ensemble des préjudices environnementaux et sociaux générés par ses activités. Cependant, Chevron-Texaco décide de transformer ce différend en procès contre l’État équatorien, estimant que ce dernier a convenu au préalable avec l’UDAPT de poursuivre Chevron en justice. Dénonçant ainsi une instrumentalisation politique de la sphère judiciaire, ce géant pétrolier dépose alors une plainte internationale à l’encontre de l’État équatorien. Cela démontre que ce type de traités constitue un moyen d’exercer des pressions politiques sur un État. Nous pouvons notamment constater que Charles Brower, l’arbitre désigné par Chevron en vue de défendre ses intérêts, a auparavant été révoqué d’un autre procès opposant l’Equateur à l’entreprise pétrolière Perenco en 2009 pour avoir publiquement critiqué les politiques mises en place par le gouvernement de Rafael Correa, dans une interview accordée à la revue The Metropolitan Corporate Counsel(12). Cela démontre à quel point les TBI sont utilisés par le secteur privé comme des instruments de pression à l’encontre du pouvoir politique et ce, d’autant plus qu’à l’image de Brower, 71% des arbitres intervenant dans les cas impliquant l’Equateur reconnaissent ouvertement : « qu’ils ne se considèrent pas comme des garants de l’intérêt public »(13), dans la mesure où ils sont membres de directoires d’entreprises. Cela débouche par conséquent sur de nombreux conflits d’intérêts entre des juges chargés d’arbitrer des conflits au nom des TBI et les entreprises impliquées.

Ainsi, l’arsenal législatif et juridique qui accompagne la dynamique de « reprimarisation extractive » au cours des années 1980 et 1990 limite par conséquent de manière significative les marges de manœuvre dont disposent les Etats en vue de réorienter la gestion de leurs ressources naturelles stratégiques.

Références

(1)FRIEDMAN Milton, Capitalism and Freedom, 1962.

(2)SASSEN Saskia, Losing Control : Sovereignety in an age of globalization, New York : Columbia University Press.

(3)DEZALAY Yves, GARTH Bryant, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d’Etat en Amérique latine, entre notables du droit et « Chicago boys », Paris, Le Seuil, 2002.

(4)PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, « Amérique latine : conflits et environnement, “quelque chose de plus” », Problèmes d’Amérique latine, n° 70, 2008, p. 5-11.

(5)MALM Andreas, L’anthropocène contre l’histoire, Éditions La Fabrique, 2017.

(6) Voir le film-documentaire Minga, voces de resistencia, réalisé par Pauline Dutron et Damien Charles en 2019.

(7)Système Intégré d’Indicateurs Sociaux de l’Equateur (SIISE), “La desigualdad del ingreso en el Ecuador”, Quito, 2008.     

(8) SVAMPA Maristella, “Consenso de los commodities, giro ecoterritorial y pensamiento crítico en América latina”, in Revista del Observatorio Social de América Latina, OSLA, CLASO, Año XIII No 32, Noviembre de 2012, p. 15-38.

(9)CHIRIBOGA-TEJADA Andrés, “La gestion de la liquidité dans l’économie du Buen Vivir”, in SARRADE COBOS Diana, SINARDET Emmanuelle, Le “Bien Vivre” en Équateur : alternative au développement ou développement alternatif ?, Centre de recherches ibériques et ibéro-américaines (CRIIA), n°9, 2019.

(10) MARTÍNEZ Esperanza, “Yasuní, el crudo despertar de un sueño !” Informe especial de la situación ambiental y social del Yasuní/ITT Agosto / Octubre de 2012 Quito – Ecuador.Version digital disponible en : www.amazoniaporlavida.org.

(11)PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2019.

(12)BROWER Charles N., “A World-Class Arbitror Speaks !”, The Metropolitan Corporate Counsel, 2009.

(13)PARK, W. & ALVAREZ, G. 2003, « The New Face of Investment Arbitration : NAFTA Chapter 11”, The Yale Journal of International Law, vol. 28, p.394.

 

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Le rendez-vous manqué de la gauche en 2022 sera-t-il définitif ? (1/3)

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Jean-Luc Mélenchon a fait mentir tous les pronostics : personne en décembre 2021 ou même en février 2022 ne pouvait imaginer que le candidat « populiste » pourrait frôler le 10 avril la barre des 22 % des suffrages exprimés. Depuis l’annonce unilatérale de sa candidature en novembre 2020, la baisse sondagière ne s’est pas arrêtée pendant un an, avant de rester « scotché » entre 10 et 12 % d’intentions de vote jusqu’en mars. Ayant rompu avec tous ses partenaires politiques de manière relativement brutale, ayant vu son image durablement abîmée (en grande partie sous l’effet de la séquence des perquisitions de novembre 2018, dont on continue encore aujourd’hui à interroger les véritables causes), ayant raté les différentes étapes que représentent les élections intermédiaires, ayant rejeté toutes les aspirations au rassemblement exprimées dans le « peuple de gauche » et, enfin, étant accusé d’avoir fortement altéré son orientation politique sur la question républicaine, Jean-Luc Mélenchon ne paraissait pas en mesure au début de la campagne présidentielle de renouveler son « exploit » de 2017. C’était un peu vite oublier que la France insoumise (LFI) était toute entière à la fois tournée vers l’élection présidentielle et vers la personne de son leader : les équipes de campagne du candidat insoumis ainsi que les militants encore engagés dans LFI ont été, malgré les obstacles, en permanence « habités » de la certitude qu’ils allaient gagner, ce qui les mettait dans des dispositions plus dynamiques que leurs concurrents qui s’étaient logiquement convaincus que la gauche (du fait de sa division) ne pouvait rien espérer de mieux que de poser des jalons pour l’avenir…

Mais Jean-Luc Mélenchon a toujours largement distancé ses concurrents à gauche et dans les deux ou trois dernières semaines de campagne a cristallisé sur sa candidature le « vote utile » de nombreux électeurs de gauche exaspérés par la perspective d’une répétition du duel Macron/Le Pen de 2017 : le bulletin Mélenchon a été un outil de barrage, y compris pour celles et ceux qui n’apprécient ni son orientation ni sa personnalité. Différents sondages de « sortie des urnes » ont tenté de mesurer ce « vote utile » ; les Insoumis prétendront que l’adhésion motivait 80 % des suffrages, les personnes plus critiques affirmeront que l’utilitarisme en représente 50 %… la vérité est sûrement entre les deux, mais nier cette dimension, en 2017 comme en 2022, serait absurde.

Au final, force est de constater que « la marche était trop haute »… le candidat insoumis n’a pu se hisser au 2nd tour et la colère des sympathisants de LFI et d’une partie des électeurs contre les autres candidats de gauche – notamment Fabien Roussel, accusé (à tort) d’avoir directement contribué à la défaite de Jean-Luc Mélenchon – n’y change rien : il n’y a pas, à y regarder de plus près, de « vases communicants » entre électorats et les spéculations sur le sujet sont assez vaines.

Cependant, la gauche n’est paradoxalement pas aussi affaiblie qu’il y a 5 ans. Dans un contexte de progression de l’abstention (un million d’abstentionnistes supplémentaires), la gauche, les écologistes et l’extrême gauche rassemblent 1,25 million de suffrages supplémentaires ; la progression est sensible au regard du nombre de suffrages exprimés (+4,2 points) et des inscrits (+2 points). Cependant, pour la première fois, le total des voix de gauche au 1er tour est inférieur à celui des voix pour l’extrême droite – 11,22 contre 11,34 millions – ce qui n’est pas exactement un signe de bonne santé de la gauche et de la démocratie française. N’oublions pas non plus que les logiques institutionnelles de la Cinquième République (aggravées avec l’inversion du calendrier depuis 2002) peuvent avoir des conséquences démobilisatrices : à l’heure où j’écris, il reste un mois avant les élections législatives, mais il faut rappeler que la gauche était tombée en 2017 de 21 % des inscrits pour l’élection présidentielle à 13,5 pour les élections législatives ; au regard des suffrages exprimés (l’abstention avait été massive : 51,3%), c’était un léger mieux 28,3 contre 27,7 %, mais il était dû à une remontée du vote socialiste et du vote écologiste (sans député écolo à la clef, ce vote était-il « inutile » ?) et à une relative confusion dans les positionnements des candidats vis-à-vis du nouveau locataire de l’Élysée. La division avait fait le reste pour aboutir à une soixantaine de parlementaires d’opposition de gauche.

La gauche – ou plus exactement ses dirigeants – est donc à un moment charnière… Elle doit comprendre le moment politique et social dans lequel nous sommes, tirer les leçons du scrutin présidentiel. C’est la condition nécessaire pour qu’une force de gauche reprenne le pouvoir et, surtout, transforme (durablement) la société.

Les raisons de l’échel présidentiel de 2022

Avant d’aborder les éléments territoriaux et sociaux qui découlent de l’analyse du scrutin du 10 avril 2022 et les stratégies politiques qui ont présidé à cette élection, il paraît nécessaire de resituer sur le moyen terme le contexte politique plus général de notre pays.

Objectivement, le bilan du mandat d’Emmanuel Macron présente une brutalité rarement vue à l’égard des catégories populaires (la répression contre les « gilets jaunes » a été de ce point de vue un phénomène inédit depuis la fin des années 1960) et a mis en exergue à l’occasion de la crise sanitaire les faillites du néolibéralisme qu’il promeut. Il y avait la place pour une contre-offensive de gauche, d’autant plus nécessaire qu’il n’est jamais inscrit que la colère sociale débouche forcément sur un renforcement de la gauche quand celle-ci est atone ou divisée – on le voit depuis des années, et en 2022 plus encore, l’extrême droite connaît une progression continue.

Evolution du contexte socio-culturel français

La société française connaît comme d’autres sociétés occidentales une phase de rétractation qui n’est pas déconnectée de l’évolution du système capitaliste qui les sous-tend et des vagues successives, plus ou moins brutales, du néolibéralisme qui les ont transformées.

L’incapacité collective à préserver du marché des pans entiers de notre vie économique et sociale et la fin des grands récits unificateurs « positifs », ou même leur faillite économique, idéologique et morale si on songe à la chute du système soviétique(1) ont laissé le champ libre à des niveaux d’intensité divers à l’individualisme, au consumérisme, au repli sur la sphère familiale, mais aussi au repli sur les identités culturelles et religieuses (qui peuvent donner l’impression d’un renouveau de la solidarité), à l’obscurantisme et à une remise en cause du « savoir scientifique » ; enfin, dans une certaine mesure, la défiance grandissante qui travaille nos sociétés se double fréquemment d’une forme plus ou moins forte de « complotisme ».

Toutes ces évolutions sont en soi défavorables à la gauche, d’autant qu’aucune initiative sérieuse n’est conduite d’un point de vue culturel pour les contrecarrer…

Les conséquences du « hollandisme » sur la gauche française

Il y a cependant une spécificité politique française qui tient au désastre du quinquennat de François Hollande. La perception que garde l’immense majorité des électeurs de gauche (et même des Français) de ce mandat est celle d’une trahison politique sur tous les fronts ou presque : construction européenne, politique économique, travail (droit et rémunérations)… Avec Hollande est entré dans la tête des gens que la « gauche de gouvernement » c’est la même chose que la droite et parfois pire : non seulement – à la différence de toutes les précédentes expériences de la gauche au pouvoir – les Français (et tout particulièrement les catégories populaires) n’ont retiré aucune amélioration de leurs conditions de vie matérielle et morale de ce quinquennat, mais alors qu’il n’avait aucun marqueur social à mettre en avant, le « président normal » a mis en œuvre des politiques économiques et sociales que même Nicolas Sarkozy avant lui n’auraient osé pouvoir conduire.

Dès les premiers mois de son mandat, le PS a dû mettre au pilon des centaines de milliers de tracts saluant la fin de la « TVA sociale » car elle avait été remise en place de manière détournée après avoir été supprimée. Puis le soutien financier aux grandes entreprises sans aucune contrepartie a atteint des niveaux improbables, la dérégulation du marché a été accrue ; pour finir, les droits des salariés ont été réduits (là où Sarkozy créait des accords de compétitivité « défensifs », Hollande installait des accords « offensifs » c’est-à-dire des réductions relatives des rémunérations des salariés pour développer les grandes boîtes)… c’est sous François Hollande, Manuel Valls et Bernard Cazeneuve que les techniques de maintien de l’ordre ont été modifiées avec des résultats désastreux (mort de Rémi Fraisse en 2014 au barrage de Sivens ; nassages et nombre de blessés en hausse lors des manifestations contre le projet de loi El Khomri) qui annonçaient les violences du quinquennat suivant. Sans parler du trouble créé par la proposition de déchéance de nationalité pour les terroristes binationaux…

D’une certaine manière, François Hollande a installé dans l’esprit des Français qu’une politique publique de gauche était « utopique ». Tony Blair était venu nous dire en 1998 qu’il n’y avait pas de politiques économiques de gauche ou de droite, François Hollande – qui n’a pas simplement abdiqué devant le néolibéralisme mais en était un agent convaincu depuis des lustres(2) – semble avoir voulu nous en faire la démonstration de manière acharnée et l’impression qu’il a laissée est durable : quand bien même Anne Hidalgo présentait un programme superficiellement de gauche, les électeurs de la présidentielle lui ont à nouveau fait payer le quinquennat Hollande, « plus jamais PS » c’est d’abord « plus jamais Hollande ». Peut-être mesurera-t-elle dans les semaines qui viennent l’erreur fatale d’avoir voulu se mettre en scène avec l’ancien président dans une fausse intimité (au café sous le regard de dizaines  de caméras) et en meeting. Hollande est au PS, et sans doute à la gauche française, ce que Ferenc Gyurcsány(3) a été à la gauche hongroise qui vient à nouveau d’échouer lors du dernier scrutin face à l’ultra-conservateur illibéral Viktor Orbán (la gauche hongroise a perdu le pouvoir voici près de 12 ans et croyait le reprendre grâce à une coalition de tout ce que la Hongrie compte d’opposants au premier ministre actuel). Une perspective terriblement réjouissante donc…

De plus, les Français ont le sentiment totalement légitime que la politique conduite par Emmanuel Macron depuis son élection en mai 2017 est dans une complète continuité avec celle qu’avait menée son prédécesseur… On peut à la rigueur considérer qu’Emmanuel Macron est allé encore plus loin que François Hollande mais la logique mise en œuvre est absolument identique sur l’Europe, l’économie, le social, la sécurité et les libertés publiques. Emmanuel Macron est aujourd’hui identifié à droite – il ne reste plus grand monde pour faire semblant de croire au « en même temps » à part François Rebsamen, Marisol Touraine, Élisabeth Guigou et Jean-Yves Le Drian – mais les Français ne peuvent oublier qu’il « vient [immédiatement] de la gauche » et qu’il est la « créature » (au sens premier du terme) de François Hollande et donc de l’État PS.

La gauche semble donc condamnée dans la psychologie collective à une posture oppositionnelle dont les solutions ne seraient pas « praticables » puisqu’elle ne les a pas pratiquées au pouvoir ; si la « gauche de gouvernement » n’est qu’un autre avatar de la politique néolibérale et autoritaire, alors autant garder celui qui le fait déjà sans plus prétendre être « de gauche ». Emmanuel Macron recueille donc en 2022 encore quelques brebis égarées dans l’électorat de gauche qui pensent faire barrage « aux extrêmes », mais il a aussi mis fin à une forme de « faux nez » politique : une partie de l’électorat qui se tournait auparavant vers le PS s’est découverte de centre droit avec Emmanuel Macron et le vit bien.

Géographie et sociologie du vote de gauche au 1er tour de la présidentielle

J’ai largement traité cette question dans la note d’analyse électorale que j’ai récemment publiée sur mon blog (note rédigée le 21 avril 2022)(4). Mais on peut reprendre ici quelques éléments marquants…

On considérera par facilité statistique et politique que les candidatures d’Anne Hidalgo et de Yannick Jadot en 2022 occupent le même espace politique que celle de Benoît Hamon en 2017. Il n’existe quasiment pas d’endroits où la somme des suffrages exprimés en faveur des deux premiers soit supérieure aux suffrages obtenus par le troisième ; ils perdent des voix partout dans le pays et font près de 47 000 voix de moins à l’échelle nationale. C’est un électorat identique où prédominent les urbains, les gagnants de la mondialisation et les personnes qui ont fait des études supérieures.

L’électorat résiduel des candidats trotskistes est également en baisse de près de 161 000 suffrages.

Les mouvements importants se sont donc déroulés autour des candidatures présentées par LFI et le Parti Communiste Français (PCF). Ils soutenaient ensemble Jean-Luc Mélenchon en 2017, ce dernier se représentait en 2022 (pour la dernière fois ?) mais le PCF avait décidé d’envoyer son secrétaire national, le député du Nord Fabien Roussel.

Mélenchon, malgré la division avec Fabien Roussel, gagne 654 623 suffrages. Mais ces gains sont extrêmement concentrés dans un électorat des métropoles et de leurs banlieues ainsi que dans les régions, collectivités et départements d’Outre-Mer. Ainsi, près de la moitié de la hausse correspond à la banlieue parisienne avec près de 327 000 suffrages, soit 49,92 % de sa progression. L’Île-de-France représente à elle-seule 66,3 % des voix gagnées par le candidat insoumis entre 2017 et 2022. Symptomatique : ses deux plus fortes progressions se font à Paris (+107 266 voix) et en Seine-Saint-Denis (+82 509 voix). Les Départements ou anciens départements d’Outre-Mer représentent presque un quart des gains en voix de Jean-Luc Mélenchon, dont près de 15 % pour les seules Antilles et la Guyane. Si on ajoute à ces deux catégories territoriales, les métropoles lyonnaises et marseillaises (départements du Rhône et des Bouches-du-Rhône), on atteint 99,4 % des voix supplémentaires conquises par le député de Marseille, concentrées sur 16 départements et régions, Collectivités d’Outre- Mer (en comptant Saint-Martin et Saint-Barthélémy). Jean-Luc Mélenchon rassemble donc l’électorat classique de la gauche des années 2000, les jeunes et les adultes des quartiers populaires de banlieue et les électeurs d’Outre-Mer en révolte contre le mépris du gouvernement central. Cet électorat composite semble se distinguer de plus en plus d’une autre partie du pays avec des classes populaires qui se sentent exclues du système. François Ruffin le dit assez bien dans Libération le 13 avril 2022 en parlant des départements où Mélenchon perd du terrain : « C’est là qu’on perd. Au-delà même de la gauche, ça pose une question sur l’unité du pays, ces fractures politico-géographiques : comment on vit ensemble ? Comment on fait nation, sans se déchirer ? ».

Car c’est là un enseignement fort et inquiétant – pour toute la gauche, car elle est concernée avec Mélenchon – du 10 avril 2022. Dans 54 départements de l’Hexagone, Jean-Luc Mélenchon perd des voix par rapport à 2017 et parfois beaucoup. Ces départements dans lesquels il recule sont de trois ordres : territoires ruraux, territoires périurbains déclassés, anciens « bassins ouvriers »… tous ont la caractéristique de ne pas participer des « bienfaits » (contestables) de la « mondialisation [supposée] heureuse » des grandes agglomérations et métropoles de notre pays. Cette situation se reproduit à l’intérieur des départements où Mélenchon gagne des voix (hors région parisienne, Rhône et Outre-Mer) : les circonscriptions qui ne sont pas dans l’attraction de la « métropole locale » et les circonscriptions les plus « ouvrières » voient Mélenchon reculer (y compris dans son département d’élection). Elle se reproduit en miroir enfin dans les départements où il perd des voix : les seules circonscriptions où il en gagne sont celles de l’agglomération principale (Troyes, Caen, Angoulême, La Rochelle, Nîmes, Blois, Reims, Laval, Nancy, Lille-Roubaix-Tourcoing, Clermont-Ferrand, Rouen, Amiens, Toulon, Fréjus…).

En résumé, Jean-Luc Mélenchon recule dans ce que les géographes ont délicatement appelé la « diagonale du vide » et les anciens « bassins ouvriers » du nord et de l’est de la France. Dépité, François Ruffin l’exprime assez nettement dans son entretien à Libération : « On ne peut pas, par une ruse de l’histoire, laisser triompher la logique de « Terra Nova ». Je ne sais pas si vous vous souvenez ? En 2011, ce think tank proche du PS recommandait une stratégie « France de demain », avec « 1. Les diplômés. 2. Les jeunes. 3. Les minorités ». » C’est pourtant ce qui s’est passé…

Où sont passés les électeurs de Jean-Luc Mélenchon de 2017 qui l’ont abandonné en 2022 ? Les deux premières explications paraissent superficiellement évidentes : dans l’abstention puisque celle-ci a progressé ; chez Fabien Roussel, puisque le PCF soutenait l’Insoumis en 2017, son électorat se serait logiquement reporté sur le candidat communiste. L’analyse détaillée que j’ai publiée sur mon blog ne permet pas de soutenir cette dernière hypothèse (je vous y renvoie pour plus de détails). Nous connaissons tous nombre d’électeurs potentiels de Fabien Roussel, Yannick Jadot ou Anne Hidalgo, voire des militants qui ont fait campagne pour ces derniers, qui ont finalement glissé un bulletin Jean-Luc Mélenchon dans l’urne le 10 avril. Cela plaide pour que le candidat communiste soit allé chercher hors de l’électorat Mélenchon de 2017 une large partie de son électorat de 2022 et que ces nouveaux roussellistes ne se soient sans doute pas déplacés pour Mélenchon si Roussel avait été absent : on ne peut pas dire « Il manque à Mélenchon 621 000 voix, or Roussel lui en a volé 802 000 : c’est tout vu » comme l’ont fait nombre de sympathisants de LFI. De même, Mélenchon a trouvé, dans les 16 départements qui concentrent 99 % de sa progression, un électorat nouveau, issu des abstentionnistes ou des jeunes électeurs inscrits depuis 2017, notamment dans les quartiers populaires. Il reste donc l’abstention pour expliquer son recul partiel : mais là aussi on trouve des reculs qui ne correspondent pas à l’évolution de la participation dans les départements concernés que ce soit en positif ou en négatif… Ce n’est donc pas l’abstention qui permet d’expliquer à elle seule ce recul de Mélenchon dans 54 départements.

Dans les 4 départements du « Sud-Ouest profond » (Landes, Pyrénées-Atlantiques, Gers et Hautes-Pyrénées), plusieurs milliers de voix sont notamment transférées directement de Jean-Luc Mélenchon en 2017 vers Jean Lassalle en 2022 – le candidat béarnais gagne d’ailleurs plus de voix entre 2017 et 2022 que n’en gagne le candidat insoumis. Dans les départements et les circonscriptions ouvrières du nord et de l’est de la France, notamment dans le Pas-de-Calais, le Nord, l’Aisne, les Ardennes, la Moselle et la Meurthe-et-Moselle, mais aussi dans les Bouches-du-Rhône, on voit nettement qu’il y a eu un déplacement de voix parfois par plusieurs milliers de Jean-Luc Mélenchon en 2017 vers Marine Le Pen en 2022. Ainsi, dans ces départements et dans quelques autres, percevoir les traces ou ressentir la gifle d’un transfert d’électorat de Jean-Luc Mélenchon vers Jean Lassalle et Marine Le Pen devrait interroger toute la gauche plutôt que de perdre notre temps à déterminer si Fabien Roussel est responsable de l’élimination du député de Marseille au soir du 1er tour, ce qui n’est nullement démontré par les relevés de terrain.

Le problème des Insoumis comme de tout le reste de la gauche reste donc entier et c’est un problème sociologique et républicain : les catégories populaires des anciens « bassins ouvriers », des territoires péri-urbains et plus encore des territoires ruraux ont atteint un niveau de défiance telle qu’elles s’abstiennent d’abord massivement, qu’elles préfèrent voter Marine Le Pen ensuite (la différence d’électorat à l’extrême droite est clairement apparue à l’occasion de la division du travail entre Le Pen et Zemmour – qui se distingue avec un électorat concentré dans le sud-est de la France et l’ouest parisien) ou pour des candidats aussi baroques que Jean Lassalle.




La candidature de Fabien Roussel n’a évidemment pris qu’à la marge sur cet électorat et il partage avec les autres candidats de gauche l’électorat classique de la gauche : les habitants des métropoles éduqués et insérés, les habitants des quartiers populaires et des banlieues de ses métropoles pour qui les conditions économiques et sociales sont bien plus problématiques et qui subissent, souvent du fait de leurs origines, des discriminations importantes. Mélenchon y ajoute un raz de marée électoral dans les Antilles qui se sentent méprisées depuis longtemps par la puissance publique et pour lesquelles on n’a sans doute pas pris la mesure au moment de la crise sanitaire de plusieurs facteurs de ressentiments parfois légitimes se précipitant (au sens chimique du terme) : économie fragile et chômage endémique, environnement dégradé avec les conséquences à long terme du chlordécone, méfiance sanitaire qui a nourri un fort mouvement anti-vaccination…

Cet électorat de la gauche de Mélenchon à Jadot est non seulement très classique mais il est aussi très hétérogène car aucun travail n’a été conduit pour lui donner une cohérence politique. Il n’est d’ailleurs pas dit que les gains de Jean-Luc Mélenchon dans les quartiers populaires et en Outre-Mer puissent être tous qualifiés « de gauche ». Ils viennent aussi en partie d’une défiance anti-rationaliste et ils agrègent des électeurs qui, déçus par une gauche qui a failli à concrétiser l’égalité républicaine de manière concrète dans les banlieues, ont fini par croire au mythe de l’auto-entreprenariat et que Macron a trompé…

Quant aux « bobos » des métropoles si ouverts et si progressistes sur le papier, il n’est pas dit qu’ils comprennent quoi que ce soit à la révolte ultramarine et qu’ils soient particulièrement solidaires des catégories populaires – version banlieusardes « racisées » ou prolos, fils de prolos traditionnels « beaufisés »…

La gauche est donc dans une impasse sociologique et territoriale (les deux critères se croisant régulièrement). Elle est victime de deux biais politiques hérités du début de la décennie précédente : l’imposture Terra Nova et l’imposture Bouvet… L’une et l’autre ont décrit les catégories populaires traditionnelles comme des bastions du conservatisme, concluant pour le think tank qu’il fallait les abandonner et pour le politiste qu’il fallait abandonner les politiques sociétales et résoudre leur « insécurité culturelle » (qu’on peine encore à définir) plutôt que leurs difficultés économiques.

Le problème dans tout cela, c’est que la gauche – enfin une gauche de transformation sociale – ne peut pas se hisser au 2nd tour de l’élection présidentielle sans gagner durablement à sa cause des catégories populaires qui lui ont progressivement puis totalement échappé à partir de la fin des années 1980. Mais il faudra aussi compter avec le poids des organisations politiques, leurs capacités de mobilisation mais aussi leurs défauts substantiels.

Références

(1)Le « compromis social-démocrate » européen a d’autant moins résisté au néolibéralisme, qu’il avait perdu sa fonction politique de troisième voie entre le libéralisme américain et le totalitarisme soviétique et que ses leaders n’ont jamais inventé de pensée cohérente une fois réalisé leurs Bad-Godesberg respectifs (assumés ou rampants).

(2)Lire L’Abdication, Aquilino Morelle, 2017, Paris, éditions Grasset et Fasquelle

(3)Ferenc Gyurcsány, ancien jeune communiste puis chef d’entreprise, était le leader du parti socialiste hongrois, premier ministre de 2004 à 2009. Réélu triomphalement en avril 2006 (un résultat inédit dans la nouvelle Hongrie démocratique), la radio publique hongroise diffuse 5 mois plus tard un enregistrement pirate d’une déclaration prononcée au cours d’une réunion à huis clos de son parti en mai 2006 dans laquelle il admet avoir menti sur l’état des finances du pays pour se faire réélire. Cette trahison politique puis les politiques austéritaires auxquelles le FMI contraindra son gouvernement entraîneront son renvoi en avril 2009 par le groupe parlementaire socialiste hongrois et sa démission, puis la défaite sans appel du PS hongrois en mai 2010. Ce parti a connu plusieurs scissions depuis et ne peut plus prétendre concurrencer sérieusement le Fidesz de Viktor Orbán qui lui a succédé.

(4) Progressions, limites et échec des gauches au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 ➔ http://www.fredericfaravel.fr/2022/05/progressions-limites-et-echec-des-gauches-au-premier-tour-de-l-election-presidentielle-de-2022.html

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