Comment renouer le fil du récit contemporain ?

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Comment renouer le fil du récit contemporain ?

La littérature est-elle toujours politique ?
Entretien avec Alexandre Gefen
Pour ce troisième temps de notre série consacrée à la thématique du récit, nous nous sommes tournés vers ceux qui, mieux que quiconque, peuvent nous parler de récit : les écrivains.
 
A l’occasion de la parution d’une série d’entretiens réalisés par Alexandre Gefen, universitaire et chercheur en littérature contemporaine, sur les liens entre littérature et politique (« la littérature est une affaire politique », Editions de l’Observatoire, 2022) nous avons pu disséquer ensemble les résultats de cette enquête littéraire.
 
Alice Zeniter, Nicolas Mathieu, Annie Ernaux, Laurent Gaudé, Laurent Binet, Leïla Slimani… Alexandre Gefen a échangé avec certains des écrivains français contemporains les plus lus pour questionner leur rapport à la vie de la cité.
 
L’occasion, donc, d’explorer ensemble l’évolution de la relation entre ceux qui conçoivent et produisent des récits et le fait politique.

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Le Tigre et le président, récit d’un perdant magnifique

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Le Tigre et le président, récit d’un perdant magnifique

Le Tigre et le président est un film de Jean-Marc Peyrefitte en salles le 7 septembre 2022 retraçant le court mandat de Paul Deschanel, président de la République française de janvier à septembre 1920. Alternant les points de vue, celui de Deschanel et celui de Clemenceau, il réhabilite un homme qu’on a oublié ou qu’on se remémore avec amusement. Le Temps des Ruptures a aimé, Mathilde Nutarelli vous en parle.

Très peu connaissent Paul Deschanel, et ceux pour qui c’est le cas s’en rappellent sûrement pour une sotte histoire de train. Pourtant, Paul Deschanel a été Président de la République et est aujourd’hui le héros du film réalisé par Jean-Marc Peyrefitte, avec rien de moins que Jacques Gamblin pour l’interpréter.

Deschanel est président de la République française de janvier à septembre 1920. Prenant tout le monde par surprise, il bat Clemenceau, le tigre, le « Père de la Victoire » de la Première Guerre mondiale. De son court mandat, l’opinion se rappelle uniquement un fait divers pour le moins saugrenu : une nuit du mois de mai 1920, alors qu’il se trouve dans un train, en déplacement présidentiel, Deschanel tombe par la fenêtre et se retrouve en pyjama sur les rails. Cette anecdote singulière a fait couler beaucoup d’encre depuis, et entrer Paul Deschanel dans l’Histoire. C’est d’ailleurs comme cela que démarre le film de Jean-Marc Peyrefitte.

En alternant les points de vue, Le Tigre et le président revient sur le mandat présidentiel hors du commun de Paul Deschanel. Entouré d’André Dussollier dans le rôle de Clemenceau, Jacques Gamblin interprète à la perfection le rôle d’un président de la République idéaliste, épris de démocratie et d’idées progressistes, qui se laisse complètement submerger par la rédaction d’un discours, qu’il veut historique. Peyrefitte signe ici un film au rythme agréable, à la bande-son soigneusement composée et à l’ambiance maîtrisée. L’incarnation du Clemenceau bougon par Dussollier est un régal et le maladroit magnifique de Gamblin est irrésistible.

Si un reproche peut être fait au film, il concerne l’exactitude historique. Deschanel y est présenté comme un idéaliste un peu béat, qui patauge dans sa nouvelle fonction présidentielle. Or, Deschanel avait déjà été deux fois président de la Chambre des députés avant de devenir président, c’était un homme politique bien institué et expérimenté. Mais il est vrai qu’un biopic strictement factuel sur ces quelques mois de mandat aurait été bien plus rébarbatif.

Ce film, qui dépeint des faits produits il y a plus de cent ans, parvient à faire écho à nos débats actuels. Paul Deschanel y est présenté en fervent défenseur de l’abolition de la peine de mort, en faveur du droit de vote des femmes. Il cherche, tout au long du film, à aller au contact des Français qu’il gouverne et rivalise de modernité pour les connaître et se faire connaître d’eux. A travers le Deschanel de 1920, s’expriment les débats actuels concernant la proximité entre le président et le reste des Français, le fossé entre les ors de l’Elysée et le quotidien des gardes-barrière de province.

Si Le Tigre et le président n’est pas un compte-rendu historique des quelques mois de la présidence de Deschanel, il permet à Jacques Gamblin d’incarner un perdant magnifique avec brio, et de nous faire découvrir un homme oublié, tombé en disgrâce, pour lui rendre un peu de sa superbe.

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L’urgence de la transition énergétique des pays en développement

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L’urgence de la transition énergétique des pays en développement

Le cas de l'Inde
A l’heure où le réchauffement climatique se fait indéniablement sentir, certains pays, du Sud en particulier, se retrouvent dans des situations parfois dramatiques. Cependant, tous ne sont pas logés à la même enseigne face à ce phénomène. Les pays en développement ainsi que ceux connaissant une forte densité de population se retrouvent en première ligne. Ainsi, entre un accès disparate à l’électricité plus que nécessaire dans les temps de canicule, couplé à un service public trop peu développé, des pays comme l’Inde ou encore le Pakistan sont actuellement exposés à des situations extrêmes.
L’accès à l’énergie dans les pays en développement : un équilibre fragile

La crise climatique que nous connaissons aujourd’hui est principalement liée à la dégradation de la couche d’ozone, nous exposant à une hausse significative des températures. Les émissions de CO² sont parmi les principales responsables du réchauffement climatique et trouvent leur origine dans les activités industrielles et de transports. La combustion du pétrole, du charbon ou encore l’extraction du gaz, utilisées dans ces industries ainsi que dans les moyens de transport, restent encore aujourd’hui extrêmement polluantes.

Cependant, tous les pays n’utilisent pas ces ressources avec la même intensité, tout dépend de la nature de leur mix énergétique. Celui-ci correspond à l’ensemble des ressources utilisées pour les besoins énergétiques d’un pays. Il varie énormément d’un pays à l’autre, et peut aller du simple au double concernant la part des énergies dites vertes, à savoir les énergies renouvelables ainsi que des énergies non polluantes comme le nucléaire(1). Comment ce mix énergétique est-il déterminé ? A la fois par les ressources disponibles sur le territoire (naturellement ou grâce à des infrastructures) ainsi que par le coût d’import des ressources extérieures.

Le choix de l’exploitation des ressources énergétiques polluantes comme le pétrole, s’explique à la fois par la présence d’infrastructures adaptées mais aussi par la possibilité d’importer ces ressources. A l’inverse, les énergies renouvelables ne peuvent être importées (sur de longues distances), dans la mesure où nous ne savons pas encore stocker l’électricité produite par une ferme à panneaux solaires par exemple. Pour les utiliser il faut installer des infrastructures, ce qui a un coût, parfois très élevé (à l’instar du nucléaire), que tous les Etats ne sont pas prêts à payer(2). Néanmoins, une fois installées, la plupart des énergies renouvelables ont un coût de fonctionnement assez peu élevé, et ne demandent pas d’apport de ressources (le soleil ou le vent sont gratuits). Des investissements en énergies vertes existent dans les pays en développement, qui sont par ailleurs parfois pionniers dans le domaine, comme l’Ethiopie dont le mix énergétique comporte 95% d’énergies renouvelables(3). Néanmoins, il reste assez rare que les énergies vertes, et encore moins renouvelables, occupent une place prépondérante dans le mix énergétique d’un pays. En effet, ces dernières conservent un taux de rentabilité plus faible qu’une centrale à charbon ou même nucléaire, et ne sont pour le moment par en mesure de répondre aux besoins en énergie d’un pays avec une densité de population similaire à l’Inde. C’est par ailleurs un problème rencontré par l’Ethiopie qui a besoin de multiplier ses investissements en la matière pour répondre aux besoins de sa population.

Il va de soi que les ressources comme le pétrole, le charbon ou encore le gaz (à l’exception du biogaz), ne sont pas durables et encore moins renouvelables. Ce sont cependant les ressources les plus utilisées dans le mix énergétique mondial, à hauteur de 80%(4). Pourtant, ces énergies sont polluantes et leur usage participe au réchauffement climatique. Ce phénomène touche en premier lieu les pays en développement, que ce soit par la hausse des températures, l’assèchement des terres ou encore la montée des eaux. Cependant, les risques liés à l’usage de ces ressources sont également économiques notamment parce que leur prix est volatile et peut donc peser lourd dans la balance commerciale d’un pays importateur et inversement mettre en difficulté un pays exportateur. Un pays dépendant des importations de charbon pour sa production d’électricité, bénéficie d’une marge de négociation faible quant à son prix, mais s’expose aussi au risque de pénurie de cette ressource. De même pour le pétrole et le gaz, l’histoire nous a enseigné à travers les crises des années 70, les risques liés à un choc pétrolier ou d’un chantage énergétique tel que celui exercé par la Russie, dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine, sur les pays importateurs de gaz russe. Cependant cela n’est pas toujours plus avantageux de produire soi-même une partie ou la totalité de ses ressources, rappelons les crises qu’ont pu connaître les pays producteurs de pétrole, au hasard le Venezuela ou l’Irak. La production domestique n’est donc pas toujours un rempart à une crise énergétique.

A l’intérieur d’un pays, l’accès à l’énergie peut également être disparate. Qu’il s’agisse du type d’énergie ou juste d’accès à celle-ci, il existe dans toute société une fracture dans l’accès et l’utilisation de ces ressources. En Occident, l’usage des énergies renouvelables, bien que de plus en plus accessible, reste cantonné à une frange aisée de la population. Les voitures électriques ou encore l’installation de panneaux solaires privés sont encore très coûteux. Dans les pays en développement les mêmes questions se posent, pas toujours dans les mêmes termes. En effet, la façon dont les réseaux, notamment d’électricité sont conçus, ne permet pas un accès égalitaire à cette énergie. Tout d’abord, tous les foyers ne sont pas connectés au réseau électrique, car cela a un coût(5). De plus, dans des cas où des coupures sont nécessaires, tous les quartiers, villes ou régions ne seront pas nécessairement traités de la même manière.

Un cas concret : l’Inde dans l’accès aux ressources et les impacts du réchauffement climatique

Depuis le mois de mai l’Inde connaît des hausses de températures inédites, frisant la limite du supportable pour l’être humain. Ces hausses, accompagnées d’un taux d’humidité important, rendent les conditions de vie quasi-insupportables. De telles températures ne sont pas sans conséquences et provoquent sécheresses, incendies et pénuries d’eau. Pour faire face à ces fortes chaleurs, l’accès à l’électricité est indispensable, en particulier pour faire fonctionner l’air conditionné. Néanmoins, celui-ci consomme énormément d’énergie. L’Etat n’est pas en mesure de répondre à cette hausse soudaine de la demande en électricité, produite majoritairement à base de charbon(6). L’Inde est le 2e producteur mondial de charbon derrière la Chine, mais a tout de même besoin d’en importer pour faire face à la hausse de la demande(7). Pour autant, importer une ressource en pleine pénurie engendre une augmentation des prix, et va forcer l’Inde à débourser des sommes plus importantes. Entre temps, le pays se retrouve avec trop peu de charbon pour produire la quantité d’électricité nécessaire à son bon fonctionnement. Pour être en mesure de continuer à alimenter le réseau électrique, le gouvernement a mis en place des coupures de courant, ce qui concerne également les hôpitaux ainsi que les transports en commun.

L’Inde n’est pas un cas isolé : quelles solutions ?

L’Inde n’est pas isolée face à ces problématiques. En effet d’autres pays du Sud sont concernés par une augmentation excessive des températures, couplée à des pénuries d’électricité et d’autres ressources comme l’eau. L’Irak en est un bon exemple avec des températures estivales atteignant souvent une cinquantaine de degrés, en particulier dans le sud du pays. Bien qu’étant un pays producteur de pétrole et de gaz, sa production électrique(8) ne suffit pas à combler les besoins du pays en été, la demande étant tirée par l’utilisation de l’air conditionné. A l’image de l’Inde, le gouvernement organise des coupures d’électricité, permettant de monitorer le réseau. Ayant compris l’urgence de la fourniture d’électricité, a fortiori lors d’un pic de chaleur, des ONG ont installé des panneaux solaires à disposition des populations les plus précaires(9). De son côté, TotalEnergies a signé un contrat d’investissement pour l’installation d’un champ à panneaux solaires dans le sud du pays, avec pour argument phare de diminuer la dépendance du pays aux énergies fossiles(10).

L’urgence de la transition écologique ne peut se passer d’une réflexion sur les inégalités entre les pays

La transition écologique est aujourd’hui, et depuis déjà une bonne dizaine d’années, au centre des préoccupations de bon nombre d’individus, d’entreprises ainsi que d’Etats (notamment développés). La transition ne peut pas se faire sans une réflexion de fond sur les impacts et sans une prise en compte des situations disparates de l’ensemble du globe. En effet, opérer une transition énergétique ambitieuse demande des investissements, parfois très importants, que tous les Etats ne peuvent se permettre, notamment au regard de la situation politique et de l’état des infrastructures existantes. Une transition écologique nécessite la mise en place de politiques publiques sur le long terme. Un pays comme l’Inde, qui a déjà un avant-goût des ravages que peut porter le changement climatique, n’est pas étranger aux questions de la transition écologique, et a déjà mis en place bon nombre de projets et d’infrastructures telles que des centrales nucléaires(11) ou encore de centrales hydroélectriques. Néanmoins, cette production ne permet pas encore de répondre aux besoins en électricité d’un pays avec une telle densité de population. Résultat, le mix énergétique indien reste dominé par le charbon (50%)(12) et dans une moindre mesure par le pétrole (30%). Le nucléaire et les énergies renouvelables restent encore largement minoritaires avec moins de 8%. Le mix énergétique indien est donc composé à plus de 90% d’énergies fossiles(13)

La question de la crise écologique est également source d’injustices. Sans revenir sur les raisons du changement climatique, il ne nous aura pas échappé que la pollution en est la principale responsable. Si, parmi les principaux pollueurs se trouve les pays développés, des pays en développement se sont élevés au classement, avec en tête, la Chine ainsi que l’Inde, mais également des pays producteurs de pétrole et de gaz dans les pays du Golfe. Pour autant, la plupart des pays d’Afrique ainsi que d’Amérique latine sont parmi ceux qui polluent le moins au monde. Néanmoins, les effets du changement climatique, à savoir, les hausses de température, les sécheresses, les inondations ou encore les fortes tempêtes, touchent en premier lieu ces pays. Bien entendu, les effets du changement climatique se font sentir partout, en témoigne les canicules que l’on connaît en France ces dernières années, mais la différence se situe dans la mesure de ces effets. Les pays souffrant des conséquences les plus graves du changement climatique, ne sont pas ceux y ayant le plus participé, mais sont pourtant ceux qui doivent en payer le prix le plus fort.

Le manque de ressources ou encore de stabilité politique (ou simplement de volonté politique) ne permet pas de créer un environnement favorable à une transition écologique complète. Ainsi, bien que bon nombre de pays du Sud aient développé des énergies renouvelables, c’est encore rarement suffisant pour les rendre indépendants des énergies fossiles. Attention, la difficulté se situe au niveau de la transition et non de l’implémentation des technologies vertes. C’est ce qui explique pourquoi il est plus facile pour un pays n’ayant pas ou peu d’infrastructures énergétiques, de développer des sources d’énergie vertes, que pour un pays avec un arsenal pétrolier déjà complet.  

Références

(1)Bien que la question de la pollution via les déchets nucléaires ainsi que de potentiels accidents remettent en question la classification du nucléaire dans le vert

(2) P. Copinschi, Le pétrole, quel avenir : Analyse géopolitique et économique, 2010.

(3)Site internet de la Direction Générale du Trésor, « Le secteur de l’électricité en Ethiopie », 2020

(4)Agence Internationale de l’Energie, « Key World Energy Statistics”, 2020

(5)Selon la Banque Mondiale, en 2020, 90,5% des foyers dans le monde disposaient d’un accès direct à l’électricité, le pays ayant le taux le plus faible étant le Soudan du Sud avec 7.2%, et bon nombre de pays du continent africain en dessous de 50%

(6)BP Statistical Review of World Energy 2021

(7)La Tribune, « La Chine va produire plus de charbon pour soutenir son outil productif », 2021

(8)L’Irak produit son électricité à base de gaz, mais doit se fournir dans cette ressource auprès de l’Iran car le pays n’en produit pas assez (selon le “ BP statistical review of World Energy”, juin 2018)

(9)Site internet SOS Chrétiens d’Orient, «2018, « L’Irak se met au vert ».

(10)BFM Business, 2021 : « Irak: Totalenergies signe un contrat d’investissements de 27 mds de dollars dans le pétrole, le gaz et le solaire »

(11)Le pays en compte 6

(12)Plus de 70% pour ce qui est de la production d’électricité selon le BP Statistical Review of World Energy 2021

(13)Site internet Connaissance des énergies, « L’Inde un géant dépendant fortement du charbon », 2021

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“Notre lieu d’études était notre lieu de vie, c’est devenu notre lieu de lutte.”

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“Notre lieu d’études était notre lieu de vie, c’est devenu notre lieu de lutte.”

entretien avec L., étudiante à Agro Paris Tech
Du 16 Mars au 5 Avril 2021, les étudiantes et étudiants d’Agro Paris-Tech ont tenu un blocus pour protéger leur lieu d’études : le campus de Grignon, un château Louis XIII et son domaine de 260 hectares. Pour notre premier épisode de cette nouvelle série qui présentera des citoyens engagés à leur échelle pour une rupture, nous avons rencontré L. (qui a souhaité rester anonyme), étudiante à Agro Paris-Tech engagée dans le blocus.
LTR : peux-tu nous rappeler ce qui s’est passé sur le campus d’agroParisTech à Grignon l’an dernier, et ce à quoi tu as participé personnellement ?

L : L’an dernier, les étudiants et étudiantes ont organisé le blocus du site, pour protester contre la décision de le vendre à des promoteurs immobiliers privés. Cette vente était susceptible de détruire l’image du site et son potentiel agronomique.  Alors, puisque les précédentes actions et manifestations (qui s’étaient déroulées avant mon arrivée) n’avaient rien donné, un groupe de personnes a décidé de faire un blocus, et les étudiants et étudiantes ont suivi. 

LTR: Qu’est-ce qui a décidé ce groupe de personnes à se lancer à ce moment-là ? Une échéance particulière ? Quel a été l’élément déclencheur ?

L : C’était un dernier recours. Les manifestations n’avaient pas marché, et on voulait trouver un moyen de renverser le rapport de force avec une action forte, et potentiellement plus médiatisée. 

LTR: Du point de vue de l’organisation concrète, comment s’est passé ce blocus ?

L : Le blocus du campus a duré trois semaines. Le principe était de ne laisser entrer que les chercheurs et chercheuses, les thésards et thésardes, les étudiants et étudiantes évidemment, mais d’empêcher l’administration et le corps enseignant d’accéder aux locaux. Nous n’avions donc quasiment plus cours, sauf quelques séances en distanciel que peu de personnes suivaient. C’était assez facile de fermer et d’occuper ce grand site de 300 hectares, car nous étions presque tous et toutes internes, logés sur place. Notre lieu d’études était notre lieu de vie, c’est devenu notre lieu de lutte. 

Pour l’organisation, on utilisait l’application Signal pour se coordonner. On était divisés en pôles (logistique, médias & communication, approvisionnement, etc.) selon la répartition définie au début du blocus. C’était assez libre. Certaines personnes ont changé de pôle, fait des pauses, se sont retirées, etc. Ensuite, environ trois fois par semaine, nous avions des Assemblées Générales où tout le monde pouvait venir débattre et voter sur les actions à entreprendre. 

LTR: Sur cette question de la décision collective, est-ce que ce groupe de personnes qui a déclenché le mouvement au départ a gardé du pouvoir sur la conduite du blocus, on s’est-il effacé pour établir une forme de démocratie plus horizontale avec tous les étudiants et étudiantes ?

L : Techniquement, c’était une démocratie directe et horizontale. Toutes les décisions étaient prises en commun, tout le monde pouvait voter, débattre, et les personnes les plus impliquées nous encourageaient à nous exprimer tout en essayant de ne pas prendre trop de place elles-mêmes. Ce n’était pas leur but de monopoliser le pouvoir et l’attention. Après, dans les faits, sur un campus de 300 personnes, quand les niveaux d’implication sont différents, il y a forcément des voix qui ont plus de poids que d’autres. Surtout vers la fin, on se rendait compte en effet que c’étaient souvent les mêmes personnes qui s’impliquaient le plus, et qui finissaient par prendre les décisions. La grande majorité finissait par suivre. Personnellement, ça ne me posait pas vraiment de problème, je faisais partie des personnes assez impliquées, mais c’est vrai que les personnes opposées au blocus le subissaient, même si elles étaient en minorité.

LTR: Et au bout de ces trois semaines, qu’est-ce qui vous a décidé à lever le blocus ?

L : On a dû partir en stage… C’était indépendant de notre volonté, et je pense qu’on aurait pu tenir encore un peu sinon, même si le mouvement battait de l’aile. Même si on n’avait aucun problème d’approvisionnement et de couchage (on pouvait sortir à notre guise, et on organisait des collectes pour pallier l’absence du CROUS), le soutien pour le mouvement s’estompait, certaines personnes voulaient retourner en cours. De moins en moins de monde venait en AG par exemple.

LTR: Et avec le recul, quel bilan général tu retires de ce blocus ? A-t-il permis de faire avancer les revendications, avez-vous obtenu l’annulation du rachat du site ? Est-ce que tu as trouvé ce moyen d’action politique efficace ?

L : Certainement, ça a été plus efficace. On a obtenu un entretien avec le ministre de l’agriculture de l’époque, Julien Denormandie, et on a gagné en médiatisation, avec de nombreux élus qui sont venus sur le lieu du blocus, comme Cédric Villani, Fabien Gay, ou encore Jean-Luc Mélenchon qui a participé à une de nos manifestations. Surtout, on a obtenu le report de la vente, et son conditionnement à des critères environnementaux, avec une modification de la charte. 

LTR: Et quel traitement a été réservé au blocus par l’extérieur en général (les médias, l’administration, les forces de l’ordre, etc) ?

L : L’administration était clairement contre, mais elle n’a pas été spécialement virulente. Elle a tout de même essayé de nous faire craquer par différents moyens qu’on n’a pas trouvés très honnêtes. Concernant les étudiants et étudiantes opposés au blocus, il n’y a pas vraiment eu de conflit, ils étaient minoritaires. Ils sont parfois venus débattre. 

Et concernant le monde extérieur, j’ai mentionné les parlementaires qui sont venus. Il y a aussi eu beaucoup de journalistes qui nous parlaient quasiment tous les jours. Après, je trouve que le retentissement médiatique a été assez décevant, on aurait pu être beaucoup plus mis en avant. Surtout quand on compare le buzz qu’a généré la vidéo du discours d’autres étudiants et étudiantes d’APT lors de leur remise des diplômes(1), on se dit qu’on a raté quelque chose ! Et avec les forces de l’ordre, il n’y a eu aucun souci. Disons qu’on est une grande école avec sa réputation, et son public venant de milieux plutôt privilégiés. On a discuté avec eux à travers la grille, mais ils ne l’ont jamais franchie. Au cas où, on a quand même eu une formation à la désobéissance civile pendant le blocus, par un intervenant extérieur, pour savoir comment nous comporter si les forces de l’ordre rentraient. Mais sans un aval de l’administration, elles ne pouvaient pas intervenir. On savait qu’il n’y aurait pas d’intervention, car ça aurait donné une très mauvaise image de la police et de l’administration de l’école. Et puis, on ne pouvait pas être délogés : nous vivions sur place même en temps normal, donc nous serions revenus. Pour autant, c’est certain que nous étions rassurés de savoir que nous aurions peu de chance qu’une intervention se produise. On savait qu’on ne prenait pas vraiment de risque. Pour un lycée de banlieue, ça n’aurait probablement pas été la même chose. 

LTR : Qu’est-ce qu’on apprend lors d’une formation à la désobéissance civile  ?

L : J’ai assisté à deux interventions, et on nous apprenait nos droits, les manières d’interagir avec les policiers, les comportements à adopter éventuellement en garde à vue, les positions collectives pour ne pas se faire déloger, etc. Il fallait être en mesure d’être irréprochable, mais aussi de se défendre. Je pense qu’une telle formation est nécessaire pour tous les militants et toutes les militantes ! Maintenant je sais ce que je risque, et comment me comporter en garde à vue par exemple.

LTR : Maintenant, est-ce que tu peux nous parler de ton parcours militant et politique ? 

L : Avant Grignon, j’étais simplement une élève de prépa, donc je travaillais. J’avais déjà les mêmes opinions, les mêmes convictions, mais je n’avais simplement pas le temps de me battre pour elles. Même si travailler et apprendre est une forme de lutte en soi !

LTR : Penses-tu que le fait d’avoir fait des études en sciences dures (physique, biologie, maths) plutôt que des sciences humaines et sociales t’as pénalisé dans ta capacité à te mobiliser avant le blocus ? Historiquement, on a l’habitude d’avoir en tête des profils d’étudiants et étudiantes en lettres ou en sociologie quand on pense aux mouvements sociaux étudiants, pas vraiment des agronomes ! 

L : Je pense au contraire que mon domaine d’étude a favorisé mon engagement politique ! On est en première ligne pour être sensibilisés au changement climatique, on en parle tous les jours dans nos études, et on constate à quel point la situation est préoccupante. Donc on est énormément sensibilisés à la question écologique. Je n’ai toujours pas lu Marx (rires), et je n’ai pas vraiment étudié les sciences sociales, mais ça ne m’empêche pas d’avoir une très forte conscience politique. 

LTR: Comment l’événement du blocus a fait basculer ton engagement politique et militant ?

L : Tout d’abord, au-delà de sa portée politique, ce blocus était un très bon moment ! On s’est beaucoup amusés et c’est je pense, quelque chose de très important lorsqu’on milite ou se mobilise politique : y prendre du plaisir. Rien à voir avec le militantisme, mais c’est vrai que c’était incroyable d’avoir le site pour nous sans l’administration. Mais ce n’était clairement pas un amusement débridé. Justement parce qu’on était seuls, on prenait très sérieusement nos responsabilités. Tout le monde était très respectueux, il n’y avait jamais de bruit dans les chambres le soir par exemple, et plus vraiment de soirées. C’était un beau moment de solidarité.

D’un point de vue politique, le blocus m’a surtout permis de passer un cap. J’ai maintenant moins peur de me mobiliser, de participer à des actions de désobéissance civile. Parce que c’est forcément la première expérience qui est la plus difficile, qui semble insurmontable. Maintenant je me sens prête pour d’autres engagements. Mais du point de vue de mes convictions, je suis restée la même avant et après le blocus.

LTR: Est-ce que tu penses qu’une politique de rupture, notamment sur le climat ou les inégalités sociales, passe par des actions comme celles-ci, qui fondent la participation politique sur des actes beaucoup plus forts que des simples élections à intervalles réguliers ?

L : Je crois que je ne me suis jamais vraiment posé la question. Disons que j’étais très pessimiste, que je le suis toujours, mais je me dis que si tout le monde se mettait à faire de la désobéissance civile, peut-être qu’on arriverait à faire pencher la balance de notre côté. Mais c’est utopique d’espérer ça, même si je pense que c’est la seule solution. 

Mais regarde Julien Denormandie, il vient d’APT aussi, il est au courant de l’urgence climatique ! Et pourtant, comme ministre de l’agriculture, il n’a rien fait. Le pouvoir de l’argent est beaucoup trop fort face à nos convictions. L’écologie, ça ne rapporte pas. Alors elle ne gagne pas le rapport de force. Donc je pense que oui, seule la désobéissance civile pourrait fonctionner pour faire changer les choses.

LTR: A l’intérieur d’APT, comment se manifeste cette activité militante, quelle est la vie politique ?

L : Forcément, il y a un peu de tout, ça dépend des personnes. Mais je pense que la majorité des gens ne sont pas militants. C’est étonnant d’ailleurs qu’on ait cette image de lieu aussi contestataire : en deux ans on a quand même bloqué notre école et fait le buzz avec un discours sur la désertion des élites. Mais c’est simplement que les personnes non-militantes sont muettes, alors que les personnes engagées font forcément beaucoup plus de bruit. Après, il y a aussi beaucoup d’étudiants et d’étudiantes qui partagent nos convictions mais qui ne militent pas forcément. 

Et je pense que les nouvelles générations vont être de plus en plus engagées. Il y a un fort phénomène d’imitation d’une promotion sur l’autre : les nouveaux arrivants et nouvelles arrivantes sont influencés par ce que leurs aînés ont accompli. Intégrer APT aujourd’hui, c’est entrer dans cette tradition du blocus, d’un militantisme un peu bruyant. Donc cela devient la norme pour les nouveaux et nouvelles. 

LTR: Donc il y aurait une “norme militante” qui se développerait à APT, dont le blocus et le discours de la désertion seraient des expressions, et qui serait elle-même une forme d’avant-garde éclairée (sur les questions climatiques du moins) pour le reste du monde étudiant ? 

L : Oui, parce que typiquement, les gens qui ont fait le discours de la désertion n’ont pas participé au blocus, leur promotion était en stage à ce moment-là. Donc il y a bien une tendance générale. Et ça se voit aussi par la popularité des étudiants et étudiantes qui sont politisés. Les “cool kids” d’APT, ce ne sont pas les élèves de droite, qui participent à l’association de voile ou d’oenologie comme dans les écoles de commerce : ce sont en partie les militants et militantes. Enfin je dis “cool kids”, disons que ce sont simplement ceux et celles qui sont les plus en vue. 

C’est vrai que ce rapport de force intra-école est assez unique en France. Mais je sais que beaucoup de mes camarades sont un peu mal à l’aise par rapport à cette norme militante. Par exemple après le discours, je connais beaucoup d’étudiants “modérés”, centristes ou de droite avec qui je suis amie, qui se sentaient mal de ne pas se reconnaître dans cette vision du monde, qui culpabilisaient presque de vouloir continuer à être des étudiants non contestataires dans un environnement qui valorise au contraire le militantisme. Mais on n’a aucune intention de les pointer du doigt ! 

APT est vraiment un cas à part, parce que l’écologie est le cœur de notre enseignement encore une fois. Donc les idées de gauche, d’écologie un peu radicale, sont plus représentées qu’ailleurs, ou en tout cas de manière plus “bruyante”. 

LTR : Et alors d’un point de vue personnel, qu’est-ce que tu envisages pour la suite de ta vie politique et militante ?

L : Honnêtement, aucune idée, je change tout le temps d’avis sur ce qui va m’arriver. Et je n’aime pas trop prévoir. Mais une chose dont je suis quasiment certaine, c’est que je vais finir par m’installer. 

LTR: T’installer ? C’est à dire ?

L : C’est l’expression qu’on utilise quand on rejoint une exploitation agricole. Les gens du discours par exemple, c’est ce qu’ils ont fait pour la plupart. Ce retour à la terre, à une agriculture écologique, c’est souvent le débouché de nos convictions. 

LTR: Mais alors s’installer, quand on a milité pour des messages politiques forts et globaux, c’est abandonner la lutte collective ?

L : S’installer, ce n’est pas forcément une ambition militante ! C’est un acte militant en soi, mais on le fait pour nous, pour retrouver du sens. Pas pour changer le monde. C’est une question de choix, de savoir ce qu’on veut faire avant la fin du monde. 

En ce qui me concerne, je sais (enfin je pense) qu’on n’y arrivera pas, qu’on ne sera pas sauvés de la catastrophe écologique. Donc à partir de là, j’ai envie de conduire une existence libérée d’un système économique condamné à s’effondrer, c’est tout. 

C’est sûr que c’est dommage, parce qu’on pourrait peut-être s’en sortir si tout le monde revenait comme ça à la terre, du jour au lendemain. Mais ça n’arrivera pas, donc on n’est pas du tout dans une démarche d’espérer un grand élan colibriste. 

LTR: Donc même après avoir trouvé des moyens très forts de vous mobiliser collectivement, votre conclusion c’est que le salut est individuel ? 

L : Oui, je pense que c’est ça. Ce qui me rend même triste, au fond, c’est de savoir que si la catastrophe se réalise vraiment, nous les européens et européennes, les personnes avec des moyens et les plus aisés, seront épargnées. Je sais que je ne souffrirai pas trop dans ma vie, même si je ne m’installe pas, même si je reste à Paris. J’aurai simplement chaud l’été : pour autant, cette situation est une exception. L’ensemble de la planète, surtout les pays n’ayant pas les moyens de se protéger des catastrophes liées au réchauffement climatique, souffriront beaucoup plus fortement.

 

Références

(1)Le 11 Mars 2022, lors de leur remise de diplôme, des élèves d’APT ont appelé à “déserter” les métiers destructeurs de l’environnement auxquels leurs études forment. Le discours a généré un fort écho médiatique, bientôt imité par des étudiants d’HEC ou de Sciences Po lors de leurs cérémonies respectives.

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A l’heure où le réchauffement climatique a de plus en plus d’incidences sur le quotidien des individus autour du monde et où la recherche de solutions plus respectueuses de l’environnement s’accélère, le secteur aéronautique, considéré par beaucoup, à raison, comme extrêmement polluant, se prépare à des changements d’envergure. Que ce soit au moyen d’incitations ou de sanctions de la part de l’Etat, le secteur aéronautique français se transforme dans un objectif 0 émission : est-ce que cet objectif est réellement atteignable ou ce n’est que de la “poudre aux yeux” ? Qu’on parle de biocarburants en remplacement du kérosène ou encore d’avions à hydrogène, le présent article aborde les solutions envisagées pour transformer l’industrie aéronautique en une industrie plus respectueuse de l’environnement et analyse les limites à ces solutions.

Le dernier rapport du GIEC, publié en avril dernier, met en lumière les applications et actions concrètes nécessaires à la réduction des températures mondiales et au “sauvetage” de la planète. Parmi elles, le remplacement des énergies fossiles par des sources d’énergies peu émettrices voire non-émettrices de dioxyde de carbone (CO2) est une piste à envisager sérieusement. L’énergie est en effet partie intégrante de la vie quotidienne de la population mondiale tant à l’échelle individuelle qu’au niveau des entreprises, des administrations et des Etats. Les transports consomment une part non-négligeable de cette énergie et, par là-même, participent à émettre des gaz à effet de serre et autres éléments contribuant au réchauffement climatique. Ainsi, en 2019, 23% des émissions directes mondiales de gaz à effet de serre provenaient des transports(1). Comme si cela n’était pas suffisant, le secteur des transports croît avec une rapidité extrême au niveau mondial (2)et ce phénomène ne touche pas que les pays qui poursuivent leur industrialisation. En France, alors qu’en moyenne, un Français parcourait 5 kilomètres par jour au milieu des années 1970, il en parcourt aujourd’hui 50(3)

Au cœur des réseaux de transport, l’usage de l’avion est de plus en plus décrié. Rappelons le discours, certes aux accents culpabilisants, de Greta Thumberg, la jeune activiste suédoise, en 2018 et le mouvement du “flygskam” ou “honte de prendre l’avion” qui en a découlé. L’aviation civile, comprenant le transport civil de passagers et de marchandises, émet 3% des émissions globales de CO2 d’après l’Agence Internationale de l’énergie et contribuerait à hauteur de 4% au réchauffement climatique mondial(4). Le constat de croissance du transport existe aussi pour l’aviation. Ainsi, en 2018, un nouveau record a été atteint dans l’aviation civile avec 200 000 vols par jour dans le monde(5) soit un équivalent de 127 passagers prenant l’avion chaque seconde(6). Ce secteur est considéré comme étant difficile à décarboner du fait de sa dépendance forte au kérosène alors même que, pour chaque kilo de kérosène utilisé, 3 kilos de CO2 finissent dans l’atmosphère(7). Ces émissions sont dues à plusieurs phénomènes. Si la combustion du kérosène est la source la plus logique d’émissions, il convient de rappeler que les émissions liées au transport et à l’extraction du pétrole pour produire ce kérosène comptent. Les différentes phases de vol ainsi que la hauteur de vol ont également un impact significatif sur la quantité de CO2 émise. Malgré ces difficultés apparentes, les compagnies aériennes tout autour du globe se sont engagées à atteindre l’objectif d’émission nette nulle de CO2 d’ici à 2050(8). Plusieurs alternatives sont aujourd’hui posées sur la table mais toutes requièrent encore des développements conséquents et la recherche se poursuit pour espérer un jour voir le kérosène remplacé complètement dans les réservoirs d’avions par des énergies dites propres. Le dernier rapport du GIEC indique que les biocarburants et l’hydrogène sont les solutions les plus probables. 

L’hydrogène est une énergie utilisée depuis plusieurs centaines d’années dans l’aéronautique puisqu’en 1783, le premier ballon à hydrogène s’envolait à Paris. Pourquoi n’est-il pas facile alors d’utiliser aujourd’hui cette énergie maîtrisée depuis longtemps ? De la même manière, des biocarburants – comprenez, entre autres, de l’huile de cuisson usagée – sont utilisés en quantité minoritaire dans certains réservoirs d’avion aujourd’hui mais le kérosène reste dominant. On peut donc se demander ce qui freine la transition vers un usage exclusif des biocarburants. La transition doit pourtant s’opérer rapidement puisque le secteur de l’aviation s’est engagé à ne plus émettre de CO2. De plus, la société civile est de plus en plus consciente des enjeux liés à la transition écologique et demande des changements rapides. Ces changements ne peuvent être à l’initiative uniquement des entreprises concernées puisqu’ils impliquent des coûts et des transformations profondes de l’industrie en question. Les Etats auraient donc un rôle à jouer dans cette évolution mais la question des moyens et des ambitions se pose. De même se pose la question d’un usage plus raisonné des transports par l’ensemble des citoyens et, dans le cas de l’avion, de l’utilité des déplacements effectués. 

L’objectif de cet article est donc de comprendre ce qu’implique l’usage des solutions alternatives proposées, en remplacement du kérosène utilisé dans l’aviation civile, notamment au niveau de l’action de l’Etat. Le sujet étant large et complexe, l’ambition est de donner des clés de lecture des solutions existantes aujourd’hui, de leur faisabilité et de leur impact réel dans l’objectif de réduction du réchauffement planétaire sans avoir une vocation d’exhaustivité. Pour ce faire, nous jetterons un œil à l’encadrement législatif existant pour ensuite nous intéresser aux solutions existantes ou envisagées. 

Encadrement législatif et impulsions de l’Etat 

Dans le domaine de la protection de l’environnement, il semble difficilement réaliste de laisser les acteurs d’un secteur prendre l’initiative de changements d’envergure, ces changements pouvant être coûteux et d’ampleur. L’industrie de l’aviation n’est pas une exception. Sur ce sujet, les Etats, et plus largement les ensembles d’États, ont impulsé certaines dynamiques sur lesquelles nous reviendrons. Le propos s’en tiendra ici aux mesures françaises en la matière. Il s’agira de comprendre ce que l’Etat français met en place pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de l’aviation telle qu’elle fonctionne aujourd’hui ainsi que ce qui est proposé pour conduire au remplacement progressif des solutions polluantes actuelles. 

La loi Climat-Résilience ou la recherche de réduction des émissions de CO2

La loi Climat et Résilience (ou portant lutte contre le dérèglement climatique), issue de la Convention Citoyenne pour le Climat (le rassemblement de citoyens français tirés au sort pour réfléchir entre 2019 et 2020 à des mesures pour atténuer d’au moins 40% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030), a été à l’origine de certaines évolutions. Elle interdit les vols intérieurs lorsqu’une alternative en train de moins de deux heures trente existe. Toutefois, en se rendant sur les sites de compagnies aériennes proposant des liaisons à l’intérieur du territoire français, il s’avère que des vols Paris-Nantes ou Paris-Lyon sont toujours disponibles alors même que ces trajets sont assurés “sur le réseau ferré national sans correspondance et par plusieurs liaisons quotidiennes d’une durée inférieure à deux heures trente” comme prévu par le Code des Transports(9). L’argument à la circulation de ces vols tiendrait au fait qu’ils assureraient majoritairement le transport de passagers en correspondance. Il reste donc des progrès majeurs à faire de ce côté-là…

Ensuite, elle impose une compensation des émissions de gaz à effet de serre aux exploitants d’aéronefs “opérant des vols à l’intérieur du territoire national et dont les émissions de gaz à effet de serre sont soumises aux obligations du système européen d’échange de quotas d’émission(10). La compensation s’opère sous la forme de crédits carbone et doit représenter 50% des émissions à compter du 1er janvier 2022, 70% dès le 1er janvier 2023 et la totalité des émissions à partir du 1er janvier 2024(11). En cas de manquement du respect des seuils de compensation fixés, les entreprises encourent une amende administrative d’une hauteur de 100€/tonne de gaz à effet de serre émise au-delà du seuil et non compensée. De plus, aucune dispense de compensation n’est permise puisque l’entreprise devra justifier de cette compensation l’année suivante en plus de l’amende administrative acquittée. Si ces mesures semblent exigeantes et donc favorables à l’introduction de nouvelles dynamiques en matière de protection de l’environnement dans le secteur de l’aviation, il n’en demeure pas moins que nous pouvons soulever les limites d’un tel dispositif qui ne revient pas à supprimer les émissions de CO2 mais à instaurer un système compensatoire. De plus, le décret d’application de cette loi prévoit une “exemption pour les exploitants d’aéronefs générant moins de 1000 tonnes de dioxyde de carbone (CO2) par an”(12), ce qui suppose que l’ensemble du marché n’est pas soumis aux mêmes contraintes en matière de réduction des gaz à effet de serre.

Quand l’Etat français cherche à accélérer la transition vers des énergies durables

La feuille de route pour des biocarburants aéronautiques durables dans le transport aérien français a fixé des objectifs d’utilisation des carburants dits propres en 2020. Elle prévoit notamment que ces carburants soient déployés à hauteur de 2% en 2025 et de 5% en 2030. D’ici à 2050, ce taux de substitution du carburant fossile par un carburant alternatif propre devrait atteindre 50%(13). La typologie de biocarburants pouvant être utilisés est désormais encadrée mais nous reviendrons là-dessus. La taxe incitative relative à l’utilisation d’énergie renouvelable dans le transport (TIRUERT), prévue par l’article 266 quindecies du Code des Douanes, fixe “un objectif d’utilisation d’énergie renouvelable dans le transport au-delà duquel le montant dû au titre de cette taxe est nul pour le redevable(14)

L’Etat français utilise donc les deux méthodes pour faire évoluer les comportements, la méthode incitative, via la réduction des taxes sur l’utilisation des énergies dites vertes, et punitive avec le système de compensation des droits d’émissions de gaz à effet de serre et de crédits carbone. Ces ambitions ont connu une accélération avec la crise du Covid qui a touché fondamentalement l’industrie aéronautique. 

Cette dernière a été largement fragilisée par l’interruption des déplacements inter et intra-pays et l’Etat français a choisi de saisir cette situation inédite pour engranger de nouvelles mutations de la filière aéronautique. Ainsi, un plan d’aide à ce secteur a été décidé. Il vise à appuyer la recherche-développement pour trouver des solutions alternatives aux procédés existants et construire un avion neutre en émission carbone en 2035(15). Ce plan, d’un montant d’1,5 milliard d’euros, est censé pallier les difficultés rencontrées par le secteur pendant la crise Covid en contrepartie d’une transformation accrue vers une aviation durable. 

Ainsi, il est impossible de nier les efforts réalisés pour tenter d’encadrer et de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans l’aviation civile. Les textes de loi se multiplient et adressent des échéances strictes en matière de compensation d’émissions de CO2 et de remplacement des carburants classiques par des biocarburants. 

Bien que ces textes contiennent des limites que nous avons exposées, il n’en demeure pas moins que l’effet incitatif de ces réglementations existe puisque les entreprises de l’aéronautique vont devoir s’y conformer sous peine de sanctions. 

L’objectif de la suite de cet article est d’étudier plus en détails les solutions qui sont envisagées en réponse à ces incitations étatiques et en remplacement du kérosène et des types d’avions, ainsi que la faisabilité de ces solutions et leurs caractéristiques.

Solutions envisagées pour réduire l’impact carbone de l’aviation civile

Dans cette partie, il s’agira d’explorer certaines des solutions alternatives ou concurrentes au kérosène qui sont mises majoritairement sur la table aujourd’hui. Ainsi, les options portant sur les avions électriques ne seront pas abordées dans la mesure où cette solution apparaît comme peu réaliste au vu du poids et du potentiel d’autonomie des batteries ainsi que des impacts écologiques de leur multiplication. Il s’agira de comprendre les enjeux associés à ces solutions et leurs limites. 

Tout d’abord, il convient de différencier les solutions qui pourraient être envisagées sur du court-terme voire qui peuvent être mises en œuvre dès aujourd’hui et celles qui requièrent davantage de recherches pour qu’elles soient opérationnelles dans plusieurs années. L’urgence de la situation planétaire nous invite à étudier ces deux temporalités étant donné que des solutions de long terme ne permettent par définition pas d’initier une transition rapide. 

Quelles solutions complémentaires au kérosène sur du court et moyen-terme ?

Une solution qui ne demande pas beaucoup de recherche et qui permettrait de réduire la pollution des avions serait de les faire voler plus bas. En effet, les traînées blanches de condensation laissées par les avions dans le ciel correspondent en réalité à la combustion du kérosène. Elles sont issues de la rencontre entre le gaz chaud du réacteur et l’air froid extérieur et sont à la fois polluantes et perturbent certains cycles naturels liés aux radiations du soleil(16). Ainsi, baisser la hauteur de vol des avions permettrait un écart de température moins important entre l’air sortant des réacteurs et l’air extérieur et de fait une réduction de la pollution. Des recherches indiquent qu’une réduction de 59% du nombre de traînées serait possible en réduisant l’altitude des avions de 610 mètres(17). La contrepartie négative à cette baisse d’altitude serait une augmentation minime de la consommation de carburant mais qui serait négligeable au vu des gains permis par la réduction des traînées. 

Dans le même registre de solutions, des progrès sont réalisés sur l’efficacité énergétique des avions en allégeant leur poids par l’utilisation de matériaux plus légers ou en les chargeant moins en carburant. De la même manière, en rendant les avions plus aérodynamiques et en optimisant les plans de vol, les avions sont moins consommateurs d’énergie. 

Une autre solution réside dans les biocarburants. S’ils sont encore peu utilisés aujourd’hui, la tendance est de les introduire progressivement. Afin de comprendre ce que recouvre le terme de biocarburants, il semble important de faire une première distinction entre les carburants dits durables et les carburants dits alternatifs. Les carburants alternatifs sont, par définition, une alternative au carburant traditionnel, à savoir le kérosène issu des énergies fossiles. Les carburants alternatifs peuvent être produits à partir d’huiles ou de graisses. Les carburants durables, quant à eux, sont des formes de carburants alternatifs qui ne viennent pas concurrencer la production d’eau ou de nourriture, qui ne dégradent pas les environnements naturels tout au long de leur cycle de production(18). Selon la réglementation européenne, deux types de carburants sont certifiés comme durables. D’abord, les kérosènes de synthèse ou e-kérosènes qui sont produits à partir de carbone et d’hydrogène. Cette solution est peu répandue aujourd’hui. Ensuite, les biocarburants ou agrocarburants qui sont issus de la biomasse (graisses animales, résidus de bois, huiles de cuisson usagées, etc.(19)). Les SAF (sustainable aviation fuel) font partie de cette dernière catégorie. 

Les biocarburants se développent aujourd’hui puisque nous avons à disposition de quoi les produire, qu’ils ne nécessitent pas de transformation des moteurs et des infrastructures actuels et que nous savons que leur utilisation réduirait de 50 à 90% les émissions carbone par rapport au kérosène classique(20). Cette réduction des émissions de gaz à effet de serre doit être entendue comme s’opérant tout au long du cycle de vie de ces biocarburants puisque leur combustion génère des émissions de CO2 au même titre que la combustion du kérosène classique mais la différence majeure réside dans la production de ces biocarburants, une production beaucoup moins émettrice que l’extraction et le raffinage du kérosène issu du pétrole. Aujourd’hui, ces biocarburants peuvent être mélangés au kérosène à hauteur de 50% et des recherches sont réalisées pour augmenter cette proportion avec un objectif d’intégration à 100% d’ici à 2030(21)

Afin d’assurer que la production de biocarburants ne se fasse pas au détriment d’autres cultures nécessaires à la production de nourriture, ni au détriment de la réduction des espaces forestiers, et qu’elle soit réellement une source de réduction des émissions de gaz à effet de serre, un encadrement est nécessaire. 

En effet, afin de développer cette filière et en réduire les coûts, certains producteurs ont privilégié l’utilisation de biomasses elles-mêmes génératrices de CO2, inhibant ainsi les bienfaits de l’utilisation de ces biocarburants. De plus, les normes de sécurité doivent être les mêmes que celles appliquées au kérosène, à savoir que ces biocarburants doivent être compatibles avec tous les types de moteurs d’avion utilisés dans le monde et doivent résister à de fortes variations de température et de pression. Nous avons précédemment évoqué la taxe incitative TIRUERT. Elle définit les types de biocarburants qui bénéficient de l’absence de taxation. Par exemple, les biocarburants produits à partir de matières premières issues de cultures destinées à l’alimentation humaine ou animale sont exclus du dispositif(22)

En 2021 et en 2022, l’avantage fiscal sur les biocarburants fabriqués à partir d’huile de palme et d’huile de soja a été supprimé. En effet, la culture de l’huile de palme et de soja présente “un risque élevé, supérieur à celui présenté par la culture d’autres plantes oléagineuses, d’induire indirectement une hausse des émissions de gaz à effet de serre(23). Ces huiles étaient en effet largement utilisées car peu chères alors même qu’elles ne permettaient pas une réelle réduction des émissions de CO2 en engendrant des destructions toujours plus conséquentes des « poumons verts » de la planète. 

A contrario, certaines algues, déchets municipaux hors déchets ménagers triés, fumiers, écorces, sciures de bois, huiles de cuisson usagées, graisses animales sont identifiés comme autorisés et sont plus précisément décrits dans les ressources listées à l’annexe IX de la Directive Energies Renouvelables. Certains gisements sont simples à collecter et à valoriser mais n’ont pas vocation à évoluer en termes de disponibilités tandis que d’autres nécessitent la création de filières logistique. Plusieurs vols ont déjà été effectués avec succès sur la base d’un mélange entre kérosène classique et biocarburants et démontrent la faisabilité de cette solution sur du très court terme. La France reste en retard sur cette incorporation des biocarburants en comparaison d’autres pays d’Europe du Nord par exemple. Bien que la solution des biocarburants semble pertinente pour réduire les émissions de CO2 du secteur aéronautique en attendant de trouver et développer des solutions non-émettrices, il existe plusieurs limites. 

Tout d’abord, la question de la disponibilité se pose. En effet, si d’ici quelques années, tous les avions doivent intégrer des biocarburants, on imagine que les besoins en biomasse nécessaires à la production de ces carburants durables vont considérablement augmenter. Or, la quantité d’huiles usagées en France ne permettrait pas d’absorber cette augmentation de la demande. On peut imaginer que cette pression de la demande encourage l’extension des cultures permettant de produire ces biocarburants au détriment des forêts, aux périls de la sécurité alimentaire ou des conditions de vie des habitants des terres exploitées, par exemple. Certains indiquent qu’il faudrait mobiliser jusqu’à 15% des terres agricoles mondiales pour cultiver les biocarburants(24). En outre, cette pression de la demande provoque des effets sur les coûts. 

Aujourd’hui, les biocarburants coûtent entre trois et cinq fois plus cher que le kérosène issu du pétrole(25). Air France a déjà choisi d’impacter le prix de ses billets afin de couvrir le surcoût de l’incorporation de ces carburants durables, dans une contribution indiquée sur le billet(26). Pour d’autres, il est nécessaire de réduire ces coûts supplémentaires via une production de masse et des économies d’échelle ainsi que grâce à des subventions plus importantes des Etats. 

Ces solutions que nous avons exposées sont ainsi vouées à cohabiter avec l’usage du kérosène et l’utilisation des avions “traditionnels”, l’objectif étant de permettre une réduction rapide des émissions de gaz à effet de serre en attendant que des solutions plus pérennes de réduction drastique voire de suppression des émissions soient fonctionnelles. Les solutions de plus “long-terme” seront étudiées dans la partie suivante. 

Quelles solutions alternatives au kérosène sur du long-terme ? 

Cette partie portera essentiellement sur l’hydrogène, une solution qui serait applicable à la filière aéronautique et qui permettrait de voyager de manière décarbonée. La France est un leader mondial dans ce domaine puisque la société française Air Liquide fournit depuis quelques années de l’hydrogène au secteur spatial. Notre pays travaille aujourd’hui activement au développement des technologies permettant d’intégrer cette solution à une nouvelle flotte d’avions d’ici plusieurs années. 

D’ici à 2035, l’ambition principale de l’hydrogène est de remplacer complètement le kérosène dans les réservoirs des nouveaux avions ce qui permettrait à ces derniers de voler sans émission polluante à la sortie puisque la combustion de l’hydrogène ne produit que de l’eau. Etant donné que l’introduction de l’hydrogène dans l’aviation implique de repenser entièrement l’architecture, le design et la conception des avions(27), plusieurs types d’avions à hydrogène sont envisagés à ce jour : les avions à turbopropulseur, les avions à turbo-réacteur et les avions à ailes. Cette dernière option serait celle qui permettrait de transporter le plus de voyageurs. 

Un des premiers enjeux de l’hydrogène réside dans sa fabrication. En effet, bien qu’il s’agisse de l’élément le plus abondant dans l’univers, il n’existe pas naturellement seul mais couplé à d’autres molécules. En revenant rapidement aux basiques de la chimie, on s’aperçoit que la molécule d’eau en contient puisqu’elle est constituée de deux atomes d’hydrogène qui entourent un atome d’oxygène. Il est donc possible d’obtenir de l’hydrogène pur avec de l’eau, par exemple. Pour “casser” la molécule d’eau (ou d’autres molécules contenant de l’hydrogène) et isoler l’hydrogène, il existe plusieurs procédés, certains plus polluants que d’autres. On distingue ainsi plusieurs typologies d’hydrogène en fonction de la manière (plus ou moins polluante) dont il a été extrait. L’hydrogène gris est produit à partir d’hydrocarbures et d’énergies fossiles, l’hydrogène bleu est issu de la captation de CO2 et l’hydrogène vert est fabriqué à partir d’énergies renouvelables et est donc considéré comme propre. On comprend donc ici que l’hydrogène qui a vocation à décarboner l’aviation peut être lui-même source d’émissions carbone dans sa fabrication. D’ailleurs, aujourd’hui, 95% de l’hydrogène mondial est issu d’énergies fossiles et représente 2,5% des émissions globales de CO2 soit presque autant que le transport aérien(28). Nous choisissons ici de parler exclusivement de l’hydrogène vert étant donné qu’il s’agit de l’énergie que nous devrons utiliser à terme si nous souhaitons réellement décarboner de bout en bout l’aviation. 

L’hydrogène vert est produit par électrolyse de l’eau, c’est-à-dire que la molécule d’eau est “cassée” pour isoler l’hydrogène avec de l’énergie renouvelable ou bas carbone. Il existe ensuite deux manières d’utiliser cet hydrogène pour faire voler un avion. La première utilise la pile à combustible tandis que la seconde requiert un moteur à hydrogène. Dans le système de pile à combustible, chaque pile est alimentée par de l’hydrogène qui va produire de l’électricité qui viendra à son tour alimenter un moteur électrique pour propulser l’avion avec des hélices(29). Cette pile, qui produit autant de chaleur que d’électricité sera refroidie par un système d’eau. Le système de moteur à hydrogène, quant à lui, consiste à brûler de l’hydrogène dans un moteur thermique. 

La combustion de l’hydrogène produit de la chaleur et de l’eau et la première viendra propulser l’avion. A ce stade, nous comprenons aisément que la flotte aérienne que nous connaissons doit être transformée pour absorber ces nouvelles manières de faire décoller et voler un avion. Tout d’abord, la taille des réservoirs d’hydrogène sera beaucoup plus conséquente que celle des réservoirs accueillant aujourd’hui le kérosène du fait du volume beaucoup plus important de l’hydrogène. C’est en raison de ce défi lié à la taille des réservoirs que l’option de l’avion à aile volante est privilégiée aujourd’hui par Airbus car son architecture serait compatible avec des réservoirs de plus grande taille. Pour limiter tout de même la taille de ces réservoirs, les avions voleraient moins vite ce qui rallongerait la durée des vols. Dans cette configuration, un vol Paris-Sydney qui représente aujourd’hui 22 heures de vol en nécessiterait 38(30). Cela suppose donc de revoir notre conception mais également notre consommation des vols long courrier. 

Faisons ici un rapide aparté sur les énergies renouvelables et bas carbone qui sont utilisées pour isoler l’hydrogène. On parle notamment du nucléaire qui, s’il propose une énergie décarbonée, est sujet à d’autres défis comme la gestion des déchets nucléaires et l’entretien et la sécurisation des centrales. Il est également question des énergies renouvelables comme l’éolien. Ces énergies ne sont pas décarbonées à 100% puisque, si elles produisent de l’électricité sans émettre de CO2, leur cycle de vie ne l’est pas totalement si l’on considère la fabrication, le transport, la maintenance, le démontage et le recyclage (seuls les pâles ne sont pas facilement recyclables pour le moment). 

Pourtant, si le bilan carbone des éoliennes n’est pas complètement neutre, il reste meilleur que d’autres énergies. Ainsi, sur son cycle de vie, une éolienne française terrestre émet en moyenne 12,7g de CO2/kWh, une éolienne maritime 14,8 contre 490g pour le gaz fossile ou 820g pour le charbon(31). Les questions liées à l’atteinte à la biodiversité, à l’artificialisation des sols se posent également et la réglementation se durcit de plus en plus à ce sujet avec des analyses d’impact préalables et des suivis environnementaux pour limiter les impacts négatifs des éoliennes sur l’environnement dans lequel elles s’insèrent. Ainsi, même si la fabrication de l’hydrogène ne sera pas décarbonée à 100% si l’on prend en compte l’ensemble des étapes du processus en amont et en aval de la fabrication, il semble s’agir de la solution la moins émettrice de CO2. 

Mais l’utilisation de l’hydrogène dans l’aviation civile doit faire face à d’autres défis. Tout d’abord, se pose rapidement la question du rendement énergétique de l’hydrogène. En effet, pour produire l’intégralité de l’hydrogène qu’on utilise aujourd’hui avec le système d’électrolyse et donc de manière décarbonée, nous aurions besoin de 3600 twh d’électricité supplémentaire soit l’équivalent de la production de l’Union Européenne entière(32) sans autre utilisation de l’électricité que celle de la production d’hydrogène vert. 

Aussi, la production d’hydrogène coûte plus d’énergie électrique qu’il n’en produit car son rendement de production n’est que de 35% : on utilise 100 unités électriques pour générer de l’hydrogène qui ne produira, à son tour, que 35 unités d’électricité(33). Ainsi, pour alimenter le trafic aérien de l’aéroport Charles De Gaulle, il faudrait couvrir 5000km² d’éoliennes soit la taille d’un département français entier(34). Le développement de l’hydrogène à une échelle industrielle va donc nécessiter de profonds changements urbains et territoriaux et des évolutions dans la manière de percevoir l’énergie que nous consommons. 

Malgré cela, l’hydrogène présente l’avantage de pouvoir être stocké contrairement à de l’électricité “pure” qui est perdue si elle n’est pas utilisée. Cette capacité de stockage permettrait de pallier à l’intermittence des énergies renouvelables qui dépendent des aléas climatiques. Il convient également de s’attarder sur la question du stockage qui présente un certain nombre de défis. Sous forme de gaz, l’hydrogène est quatre fois plus volumineux que le kérosène pour la même quantité d’énergie mais aussi trois fois plus léger. Cela demande donc de grands volumes pour le stocker tout en permettant d’alléger considérablement les avions. Notons également qu’il s’agit d’un gaz inflammable pour lequel il faudra adapter les normes de sécurité. Une solution pour faire rentrer de grandes quantités d’hydrogène dans un avion serait de le faire passer à l’état liquide, qui prend moins de place que l’hydrogène sous forme gazeuse mais qui fait perdre de la capacité énergétique. Pour cela, il faut le maintenir à -250°C(35), ce qui suppose d’avoir les réservoirs sécurisés adaptés à la conservation de cette température. Enfin, se pose la question des coûts puisqu’il va falloir développer une filière d’hydrogène vert qui n’en est aujourd’hui qu’à ses débuts. L’hydrogène vert reste trois fois plus cher à produire que l’hydrogène gris d’après la Commission européenne(36). Une taxation supplémentaire du carbone (notamment du transport routier de marchandises) et la réduction du coût des énergies renouvelables pourraient constituer des pistes de réflexion pour rendre l’hydrogène vert plus accessible. 

 

L’ambition de cet article était de tracer les contours des solutions possibles et des enjeux existants autour de la décarbonation de l’aviation civile alors même que cette filière est extrêmement dépendante des énergies fossiles et qu’elle croît fortement. 

Nous avons d’abord abordé le sujet de l’encadrement législatif et des initiatives étatiques qui se renforcent et qui viennent inciter et/ou contraindre les acteurs de la filière aéronautique à entreprendre des changements. Cela passe par la réduction des vols intra-pays, le renforcement des seuils de compensation des émissions de gaz à effet de serre pour le secteur de l’aviation, les avantages fiscaux liés à l’introduction progressive des carburants alternatifs dans les réservoirs de kérosène. 

Bien qu’ils présentent de nombreuses limites, les différents textes adoptés, les feuilles de route constituées et les plans d’aide accordés permettent d’enclencher de réelles démarches de recherche de solutions vers des avions moins polluants. Si certaines de ces solutions sont déjà prêtes à l’emploi, d’autres nécessitent encore d’importantes transformations de la flotte aéronautique actuelle. C’est sur la base de cette dichotomie entre court terme et long terme que nous avons construit la deuxième partie de cet article. Ainsi, des réductions non-négligeables de la pollution induite par l’aviation sont possibles dès aujourd’hui grâce à des mesures comme l’abaissement de la hauteur des vols, l’optimisation des plans de vols ou l’introduction systématique de biocarburants en complément voire en remplacement du kérosène classique. Ces solutions ne sont pas généralisées car certaines barrières comme la disponibilité ou les coûts contribuent encore à freiner leur extension. 

La solution qui reste la plus envisagée à long terme est celle de l’hydrogène. Cette énergie, si elle est produite de manière durable, contrairement à ce qui est pratiqué aujourd’hui, offre l’espoir de pouvoir voyager en avion à très faibles coûts environnementaux. Elle suppose de revoir à la fois les infrastructures aéronautiques puisque le design des avions et leur fonctionnement doit complètement changer ; mais également notre manière d’envisager les voyages puisqu’il faudra plus de temps pour relier deux endroits du globe. Les recherches doivent se poursuivre pour surpasser plusieurs contraintes de volume, de rendement et de coûts liées à l’utilisation de l’hydrogène vert en remplacement du kérosène. 

Il faut également prendre en compte le fait que cette option nécessitera une utilisation plus importante d’électricité, une évolution qui va à l’inverse de la sobriété énergétique qui, à raison, est de plus en plus encouragée. En complément des recherches scientifiques qui pourraient nous aider à décarboner en grande partie l’aviation, puisque nous avons vu qu’une absence d’émission ne paraît pas possible, c’est bien une évolution des mentalités qui semble nécessaire. En effet, la seule énergie propre reste celle que nous ne produisons pas. Si l’idée n’est pas de bannir la découverte d’autres contrées, il s’agit peut-être d’envisager d’autres formes de voyage en privilégiant les pays limitrophes ou en voyageant sur le temps long. De plus en plus de ressources et d’initiatives sont disponibles afin d’envisager le voyage autrement. Ainsi, Greenpeace a créé en juin dernier un guide de voyage écologique proposant des solutions pour voyager en France et en Europe sans prendre l’avion(37). Des destinations comme la Norvège, l’Allemagne ou encore la Turquie sont proposées et accompagnées de conseils et bons plans pour nous aider à sauter le pas !

Références

(1)GIEC. (2022). Climate Change 2022 : Mitigation. 6th Assessment Report. IPCC. pp. 131.

(2)Pettes-Duler, M. (2021). Conception intégrée optimale du système propulsif d’un avion régional hybride électrique. Sous la direction de Roboam, Xavier et de Sareni, B.

(3)Viard, J. (2019). L’implosion démographique, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube. pp.84.

(4)Allen, M. R., Gallagher, L., Klöwer, M., Lee, D.S., Proud, S. R et Skowron, A. (2021). Quantifying aviation’s contribution to global warming. Environmental Research Letters, 16(10).

(5)Bertsch, M., Blumenfeld, Y., Boudet, J.,  M., Collet, P., Dundas, Ide, M-C., Lavigne, M., Terrier, G. et Waller, C. (2020). L’avion à hydrogène, une vraie fausse promesse écologique. Emission réalisée par France 24.

(6)Planetoscope. (2017). https://www.planetoscope.com/Avion/109-vols-d-avions-dans-le-monde.html. Consulté le 07 juin 2022.

(7)Organisation mondiale pour la Protection de l’Environnement. www.ompe.org. Consulté le 07 juin 2022.

(8)Lippert, A. (2021). Aviation : Comprendre les carburants “durables” en quatre questions. Les Echos. https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/aviation-comprendre-les-carburants-alternatifs-en-quatre-questions-1352443. Consulté le 07 juin 2022. 

(9)Article L.6412-3 du Code des Transports. Version en vigueur depuis le 27 mars 2022. Legifrance.

(10)Article 147 de la LOI n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets. JORF n°0196 du 24 août 2021. Legifrance.

(11) Ibid.

(12)Décret n° 2022-667 du 26 avril 2022 relatif à la compensation des émissions de gaz à effet de serre. JORF n°0098 du 27 avril 2022. Legifrance.

(13)Lancement de la feuille de route pour des biocarburants aéronautiques durables dans le transport aérien (2020). Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. https://www.ecologie.gouv.fr/lancement-feuille-route-des-biocarburants-aeronautiques-durables-dans-transport-aerien-francais.

(14)Fiscalité des énergies (2022). Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. https://www.ecologie.gouv.fr/fiscalite-des-energies#:~:text=Il%20s’agit%20de%20la%20taxe%20incitative%20relative%20%C3%A0%20l,%C3%A9nergie%20renouvelable%20dans%20les%20transports.

(15)Emmanuel Cugny (2020). Le brief éco. Un avion propre dans 15 ans, est-ce possible ?. Le brief éco. Franceinfo. Radio France.

(16)Dupont-Besnard, M. (2020). Et si les avions volaient plus bas pour avoir moins d’impact sur le climat?. Numerama.

https://www.numerama.com/sciences/605952-et-si-les-avions-volaient-plus-bas-pour-avoir-moins-dimpact-sur-le-climat.html. Consulté le 24 juin 2022.

(17)Majumdar, A., Schumann, U., Stettler, M. et Teoh, R. (2020). Mitigating the climate forcing of aircraft contrails by small-scale diversions and technology adoption. Environmental Science & Technology. https://doi.org/10.1021/acs.est.9b05608.

(18)Lippert, A. (2021). Aviation : comprendre les carburants “durables” en quatre questions. Les Echos. https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/aviation-comprendre-les-carburants-alternatifs-en-quatre-questions-1352443. Consulté le 25 juin 2022.

(19)Ibid.

(20)Brimont, G. (2017). Le biocarburant dans le secteur aérien : vers des vols plus verts?. TransportShaker. https://www.transportshaker-wavestone.com/le-biocarburant-dans-le-secteur-aerien-vers-des-vols-plus-verts/#:~:text=Les%20biocarburants%20de%20premi%C3%A8re%20et,palme%20et%20de%20la%20d%C3%A9forestation. Consulté le 25 juin 2022.

(21)AFP (2021). Les “SAF”, carburants durables indispensables pour décarboner l’aviation. Connaissance des Énergies.

https://www.connaissancedesenergies.org/afp/les-saf-carburants-durables-indispensables-pour-decarboner-laviation-210326. Consulté le 25 juin 2022.

(22)Angerand, S. (2020). Biocarburants : analyse du projet de loi de finances 2021. Canopée. https://www.canopee-asso.org/biocarburants_plf2021/. Consulté le 25 juin 2022.

(23)Décision n° 2019-808 QPC du 11 octobre 2019 du Conseil Constitutionnel. Question prioritaire de constitutionnalité Société Total raffinage France – Soumission des biocarburants à base d’huile de palme à la taxe incitative relative à l’incorporation de biocarburants.

(24)Anne-Laure Barral (2020). Airbus annonce un avion à hydrogène dans quinze ans. Franceinfo. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-billet-vert/le-billet-sciences-airbus-annonce-un-avion-a-hydrogene-dans-quinze-ans_4097091.html.

(25)Novethic (2021). Les carburants durables : le pari de l’aviation pour atteindre la neutralité carbone en 2050. https://www.novethic.fr/actualite/environnement/climat/isr-rse/les-carburants-durables-le-pari-de-l-aviation-pour-atteindre-la-neutralite-carbone-en-2050-150228.html.

(26)Trévidic, B. (2022). Air France – KLM instaure un supplément tarifaire pour financer les carburants verts. Les Echos.

https://www.lesechos.fr/industrie-services/tourisme-transport/air-france-klm-instaure-un-supplement-tarifaire-pour-financer-les-carburants-verts-1377925. Consulté le 25 juin 2022.

(27)Decourt, R. (2021). “Nous en sommes avec l’hydrogène où nous en étions avec l’essence au début de l’aviation”. Futura Sciences.

https://www.futura-sciences.com/sciences/actualites/avion-hydrogene-avion-decarbone-changera-nos-habitudes-voyage-73099/. Consulté le 26 juin 2022.

(28)De Monicault, V. (2021). Carburants alternatifs dans l’aérien : mirage ou eldorado?. Déplacements Pros. https://www.deplacementspros.com/transport/carburants-alternatifs-dans-laerien-mirage-ou-eldorado. Consulté le 26 juin 2022.

(29)Bertsch, M., Blumenfeld, Y., Boudet, J.,  M., Collet, P., Dundas, Ide, M-C., Lavigne, M., Terrier, G. et Waller, C. (2020). L’avion à hydrogène, une vraie fausse promesse écologique. Emission réalisée par France 24.

(30)Decourt, R. (2021). op.cit.

(31)Greenpeace. Quel est l’impact environnemental des éoliennes?.

https://www.greenpeace.fr/impact-environnemental-eolienne/. Consulté le 26 juin 2022.

(32)Bertsch, M., Blumenfeld, Y., Boudet, J.,  M., Collet, P., Dundas, Ide, M-C., Lavigne, M., Terrier, G. et Waller, C. (2020). op.cit.

(33)Ibid.

(34)Ibid.

(35)Gérard Feldzer (2020). Le billet sciences. Vers une aviation verte grâce à l’hydrogène ? Franceinfo. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-billet-vert/le-billet-vert-vers-une-aviation-verte-grace-a-lhydrogene_3989185.html. Consulté le 26 juin 2022.

(36)Bertsch, M., Blumenfeld, Y., Boudet, J.,  M., Collet, P., Dundas, Ide, M-C., Lavigne, M., Terrier, G. et Waller, C. (2020). op.cit.

(37)Le guide est disponible ici : https://www.greenpeace.fr/voyage-ecologique/telecharger-le-guide/.

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Covid-19 : le business du médicament

Hors-série

Covid-19 : le business du médicament

Partie 4 - supplément l'histoire n'attendra pas
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Qu’acteurs et intérêts publics et qu’acteurs et intérêts privés se confondent aujourd’hui est devenu si évident aux yeux même de ceux qui ont en charge le respect du droit républicain, qu’une autorité administrative comme la CADA(1) peut donner raison au gouvernement de refuser la communication du contrat le liant à ses fournisseurs de masques chirurgicaux chinois, au nom du « secret des affaires », comme si les opérations réalisées dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire par l’état étaient des opérations à caractère commercial et donc ayant une valeur marchande comme telle.

Bien peu de choses cependant à côté de l’influence des laboratoires et producteurs de médicaments sur la recherche publique-privée dans ce domaine, sur les autorisations de mise sur le marché et d’une manière générale sur toutes les décisions des pouvoirs publics pouvant affecter leur business.

Le lobbyisme de Big Pharma

Une dizaine de ces entreprises(2) avec une capitalisation boursière globale de l’ordre de 1000 Md$ font partie, au côté des géants du pétrole et de l’automobile, plus récemment du numérique, de la centaine de multinationales qui dominent le commerce mondial. Le système des brevets leur assurant un quasi-monopole dans des domaines aussi sensibles que celui de la santé, leur procurent des bénéfices et des dividendes très confortables.

Avec un actionnariat largement dominé par des fonds de pensions et sociétés de placement(3), elles vivent en symbiose avec Wall Street. Le poids de ces « investisseurs » explique que les cours boursiers et leurs variations aient autant d’importance que leurs bénéfices et les dividendes qu’elles peuvent distribuer.

Un business boosté par quelque 80 médicaments – véritables « pompes à cash » – en plein expansion : +43% en dix ans(4).

D’origines diverses les propriétaires de ces firmes sont surtout étasuniens.

Ainsi le capital de Sanofi, ex-entreprise publique, qui passe pour française, est-il détenu à 16,2% par des institutionnels français, à 9,3% par L’Oréal seulement, contre 61,3% par des institutionnels étrangers. Au cas où on en douterait, les dernières déclarations du directeur général de Sanofi, prévenant que quand le groupe disposera d’un vaccin contre la Covid-19 il sera d’abord destiné aux USA,(5) nous rappelleraient qui mène le bal.

Outre les armes politiques dont « big pharma » peut disposer comme toutes les entreprises multinationales(6) – chantage à l’emploi ou inversement à la notoriété liée à la recherche – le pouvoir d’influence des laboratoires pharmaceutiques a été conforté par un long travail de pénétration du milieu médical et de la bureaucratie, mêlant corruption et trafic d’influence. Un travail d’autant plus efficace qu’il ne se contente pas d’enrichir ceux qu’il touche mais qu’il leur fournit des réponses toutes prêtes aux problèmes dont ils ont la charge en tant qu’acteurs publics. Ainsi fonctionne l’Etat collusif qui se paralyse lui-même.

Comme pour tous les lobbys, le but n’est pas seulement d’obtenir des autorisations et des avantages mais d’imposer la norme qui avantage. Analysant la pratique des lobbyistes opérant au niveau de l’EU, Sylvain Laurens note qu’il ne s’agit pas seulement d’obtenir un avantage de compétitivité mais de « transformer les règles du jeu du marché pour qu’elles tournent à votre avantage ».

« Le bon lobbyiste, c’est celui qui va faire produire par l’administration bruxelloise la norme de demain » et qui comme par hasard le favorisera !(7)

C’est ce qui s’est passé pour la recherche sur les médicaments : la seule méthode de validation désormais reconnue est « l’essai randomisé » ou « essai contrôlé aléatoire ». Les « essais thérapeutiques » se trouvent ainsi relégués au second rang alors que ce sont à la fois les plus pratiqués, ceux qui historiquement on aboutit au plus grand nombre de découvertes et accessoirement dont les patients ont une chance de retirer avantage.

La méthodologie des essais randomisés prévoyant la définition de paramètres quantitatifs, « représentatifs » de l’état du malade dont l’évolution permettra de démonter l’efficacité du traitement administré, toutes les manipulations sont permises(8).

Or, observe le professeur Jean Roudier(9) : « Depuis une trentaine d’années, l’industrie pharmaceutique a infiltré le milieu des médecins universitaires en leur faisant réaliser des essais de médicaments. »

« Les médecins qui participent aux essais sont des exécutants rémunérés. Ils suivent un protocole rigide, conçu par l’industriel qui finance l’essai et qui paye (habituellement dans un créneau de 1 000 à 3 000 euros par patient inclus) le médecin qui inclut des patients dans l’essai. »

Pas étonnant donc que beaucoup de médecins limitent leurs « recherches » à cette activité rémunératrice et promotionnelle.

« Au fil des années, j’ai vu l’industrie pharmaceutique prendre, avec beaucoup de finesse, le contrôle de la médecine universitaire. Elle a fait la carrière de jeunes médecins en les faisant parler dans les congrès qu’elle finance, en les faisant publier, en les faisant connaître. Elle a réussi à remplacer les médecins chercheurs par des médecins « essayistes » et fiers de l’être ! Ces « essayistes » arrivent, avec le temps, à représenter leur spécialité et à passer pour des interlocuteurs compétents, des « Experts ». En réalité, ce sont des « Key Opinion Leaders », le terme utilisé par l’industrie pour désigner ses influenceurs ».

Pas étonnant non plus, « le financement par les laboratoires pharmaceutiques représentant un financement comparable au budget de l’INSERM(10) », si les heureux bénéficiaires ont quelques difficultés à ne pas défendre les produits de leurs mécènes. Comme le montre le tableau ci-dessous, il y a une corrélation entre le volume des prises de positions de spécialistes universitaires des maladies infectieuses pour ou contre l’usage de l’hydroxychloroquine ou de la chloroquine dans le traitement de la Covid-19, et les avantages financiers dont ils ont bénéficié de la part de Gilead Sciences.

Les média, étant évidemment l’outil le meilleur pour façonner l’opinion, « big pharma » ne saurait l’oublier et d’autant moins qu’ils ont des actionnaires communs.

Le lancement d’un médicament prometteur n’est qu’accessoirement une question de sécurité sanitaire, c’est d’abord une opération financière. Les financements croisés étant la règle pour les multinationales, quelle que soit leur activité principale, être actionnaire d’une machine à influencer est évidemment particulièrement intéressant.

Rien d’étonnant donc que BFM TV qui a mené campagne contre le traitement proposé par l’IHU marseillais ait des actionnaires communs avec Gidead : Vanguard, Capital research & Management co (global investors), Capital research & Management co.

A l’occasion de la sortie de l’article du Lancet – référence mondiale en matière de presse médicale – il apparaîtra que cette presse professionnelle est largement financée par les laboratoires pharmaceutiques elle aussi.

Mais, ce qui sépare Didier Raoult de la galaxie des petits et grands obligés de « big pharma » n’est pas seulement la définition du meilleur traitement de la Covid-19, c’est aussi l’objectif de la recherche médicale. « Ce n’est pas un conflit médecin contre chercheurs, mais plutôt médecin chercheur fondamentaliste contre médecins chercheurs… de capitaux(11) ».

Un ovni dans la galaxie Gilead-Sciences

Pour l’industrie du médicament spécialisée dans les maladies infectieuses, une nouvelle pandémie est une bénédiction. L’évolution du cours de l’action Gilead- Sciences au premier semestre 2020 le montre.

Cours de l’action Gidead en $ : 63$ en janvier, 74 $ mi- juin avec un pic de 83$ en avril.

Dès qu’il devint certain que l’épidémie nouvelle dépasserait les frontières chinoises, début janvier 2020, l’ascension de l’action de Gilead a commencé pour atteindre son maximum en avril-mai 2020 (+32% par rapport à janvier). C’est le moment où les chances pour son médicament phare, le remdesivir, d’être le premier antiviral contre la Covid-19 à pouvoir être commercialisé deviennent maximales, le moment aussi où le tir de barrage médiatique et bureaucratique contre son concurrent potentiel – l’association hydroxycloroquineazithromycine – proposée par Didier Raoult s’emballe.

Si le feuilleton de cette bataille entre les conceptions mercantile et humaniste de la médecine, transformée par les médias mainstream en croisade contre le populisme, est sans grand intérêt, le parallélisme d’attitude des autorités sanitaires françaises et des obligés médicaux de Gilead-Sciences a de quoi surprendre.

Ainsi, dès le 1er mars le directeur général de l’AP-HP, Martin Hirsch déclare que le traitement proposé par le professeur Raoult ne servait à rien et qu’il était même dangereux. Prenant rang, il annoncera le 27 avril, qu’une étude des hôpitaux parisiens (non randomisée) montre qu’un antiviral autre que l’hydroxycloroquine, le tocilizumab, aurait des effets positifs dans les cas sévères.

Le 5 mars 2020, « l’effet Raoult » commençant à exaspérer l’Etablissement, le Conseil de la santé publique, émanation de la Direction générale de la Santé – passant sous silence les résultats de l’IHU Méditerranée infection dans le traitement des malades hospitalisés -, proclame qu’à ce jour, aucun essai clinique standard n’avait démontré l’efficacité et la sécurité d’un traitement de la covid19. Bonne âme, il ajoutait cependant que si on ne voulait pas totalement baisser les bras « le traitement spécifique à privilégier selon une approche compassionnelle est le remdesivir », produit dont l’efficacité réelle dans le traitement de la convid19 était encore moins prouvée.

Poursuivant sa politique de mise à l’écart des généralistes dans la lutte contre la pandémie, le 25 mars 2020, le ministre de la santé, après avis du haut conseil de la santé publique, interdit par décret la vente de la chloroquine au public dans les officines. Elle est désormais réservée aux établissements de santé et à leurs pharmacies seules habitées à délivrer le produit au détail au public pour le traitement d’autres maladies que la Covid-19 ! A part ça, une décision qui ne vise personne en particulier !

En avril, le décret étant contourné par trop de praticiens, le Conseil National de l’Ordre des médecins rappellera à l’ordre les contrevenants, les menaçant de sanctions.

En réponse, un comité de plus de 1 200 médecins réclame la liberté de prescrire.

Si la publication de multiples essais « prouvant » l’inefficacité ou la nocivité de l’hydroxychloroquine – essais dont aucun ne respecte les principes méthodologiques qu’on reproche à Didier Raoult de ne pas respecter, font régulièrement la Une, il faut attendre le 22 mai et la publication d’un article bidonné du Lancet très hostile à l’hydroxychloroquine dans le traitement de la covid19, pour que la campagne s’emballe.

L’OMS annonce immédiatement l’arrêt des essais cliniques sur l’hydroxtchloroquine qu’elle avait précédemment lancés, avant de revenir sur sa décision lorsque la manipulation des auteurs de l’article deviendra évidente.

En France, sur l’air de « on vous l’avait bien dit », les média s’en donnent à cœur joie. Apparemment pressé lui aussi, sans attendre la fin de la mascarade, le ministre de la Santé annonce dès le 23 mai que « suite à la publication dans The Lancet d’une étude alertant sur l’inefficacité et les risques de certains traitements du COVID-19 dont l’hydroxychloroquine, (il a) saisi le HCP pour qu’il l’analyse et propose sous 48h une révision des règles dérogatoires de prescription ». Le 26 mai c’est au tour de l’agence du médicament d’annoncer la suspension, en France, des essais cliniques avec l’hydroxychloroquine(12).

La fin de la pièce est connue, devant les protestations de nombreux infectiologues de renommée mondiale, le 4 juin, trois des quatre auteurs de l’article se rétractent au motif qu’ils ne pouvaient plus se « porter garants de la véracité des sources des données primaires » Des données récoltées par la société américaine Surgisphere, dirigée par le quatrième auteur de l’étude ! La rédaction du Lancet, elle-même, fait amende honorable.

Ce qui n’empêchera pas, REACTing, comme on l’a vu, d’annoncer le 18 juin que l’hydroxychlorochine ne sera plus testée dans le cadre du projet européen « Discovery ».

Encore un exploit à mettre au crédit de l’UE, beaucoup moins exigeante comme on va le voir envers le remdesivir.

Pourtant, les dernières études de Didier Raoult portant sur 3737 malades traités selon son protocole font apparaître un taux de mortalité le plus bas du monde sans accidents cardiaques. Des données publiées par AP-HP, peu soupçonnable de favoritisme envers Didier Raoult montrent par ailleurs que le traitement raccourcit les durées d’hospitalisation.

Pendant ce temps, le rouleau compresseur Gilead-Sciences avance. Aux USA, le remdesivir homologué en un temps record par la Food and Drug Association (FDA) et salué par Donald Trump qui avait pourtant semblé lui préférer, un mois plus tôt, l’hydroxychloroquine(13). Une homologation valant autorisation d’utilisation en injection sans avoir à passer par la case essai clinique.

Fin juin, l’Agence européenne des médicaments recommande d’autoriser la mise sur le marché du remdesivir. Peu importe donc ses effets indésirables fréquents, le peu d’effets réels à en attendre sur la mortalité du Covid-19(14) , son prix élevé et le fait qu’il ne soit utilisable que par voie d’injection à l’hôpital.

POUR CONCLURE

Qu’un pays comme la France qui jouissait, il n’y a pas si longtemps encore d’une réputation prestigieuse en matière médicale, pour la qualité de son système de soins et la créativité de sa recherche, se révèle à ce point incapable de faire face à une épidémie qui jusque- là ne semble pas devoir provoquer une surmortalité plus importante que beaucoup d’autres du même type dans le passé, a été une mauvaise surprise pour beaucoup de Français. Que ce pays se soit ainsi volontairement désarmé et laissé ligoter par les intérêts mercantiles et corporatistes au point de perdre toute réactivité face au danger, en sera une autre.

Renonçant à toute stratégie médicale offensive de lutte contre la pandémie, laissant les médecins et les personnels soignants se débrouiller avec les moyens du bord, le Gouvernement se limitera à une gestion bureaucratique et policière, au fil de l’eau, de la crise, avec les résultats calamiteux que l’on sait.

Le gros de la bourrasque passé, le temps de tirer les leçons de cet échec viendra-t-il ? Peut- être, mais qui les tirera ? Certainement pas des équipes gouvernementales. De ceux qui aspirent à changer de place au jeu des chaises musicales du pouvoir. A en juger par leurs propositions routinières on se prend à en douter. Le délabrement du système hospitalier français et l’affaissement de l’organisation des soins en général sont, en effet, le résultat d’une politique assidûment poursuivie ces vingt dernières années, menée au nom des mêmes principes quelles qu’aient été les coalitions au pouvoir.

S’il est vrai que Roseline Bachelot confrontée à la pandémie de grippe H1N1 avait mis en place toute une organisation permettant le stockage de masques et du matériel nécessaire en cas d’épidémie, acheté un grand nombre de vaccins et lancé une campagne de vaccination, on lui doit en même temps la loi HPST et la généralisation de la tarification à l’acte, toutes deux procédant de la même inspiration libérale. S’il est vrai aussi que le procès qui lui fut fait pour avoir dépensé inconsidérément l’argent public par excès de précaution, l’épidémie de grippe n’étant pas au rendez-vous, est parfaitement inique du point de vue du bon sens, il ne fait qu’appliquer les tables de la loi du management libéral court-termiste. Table de la loi dont il est plus aisé de déplorer les conséquences que de la briser, ce qui serait remettre en cause un système qu’on entend avant tout perpétuer.

Il y a donc fort à craindre que la crise sanitaire laisse derrière elle plus d’angoisse que de lucidité. A moins que cette « étrange défaite » pour reprendre le titre du livre de Marc Bloch que l’on semble redécouvrir aujourd’hui, ne soit l’occasion de revisiter la « démocratie libérale » française telle qu’elle est, ni démocratique mais oligarchique, ni libérale mais oligopolistique et corporatiste.

Références

(1) Commission d’accès aux documents administratifs à l’occasion d’une demande d’avis de Médiapart le 12/06/2020.

(2) Capitalisation boursière des principales entreprises en 2018 ; Johnson & Johnson (355 Md$), Pfizer (196 Md$), Novartis (198 Md$) ; Sanofi (102 Md$), Gilead dont la capitalisation atteindra 120 Md$ au 2ème trimestre 2020.

(3) Les deux plus importants étant BlackRock – dont le patron Larry Fink est un hôte régulier de l’Elysée – et Wanguard.

(4) Selon Bastamag depuis 1990, le chiffre d’affaires des laboratoires a globalement été multiplié par 6, leur bénéfice par 5, et leurs dividendes par 12.

(5) Le Monde 14/05/2020.

(6) D’où les aides financières de tous ordres, aides à la recherche, réductions d’impôts, apport en capital, dans le cas de Sanofi, etc. dont elles bénéficient, sans parler de la rente procurée par l’Assurance maladie.

(7)  Sylvain Laurens est l’auteur de « Les courtiers du capital » (Agone). Les citations sont extraites de son audition au Sénat dans le cadre de la commission d’enquête sur les mutations de la haute fonction publique (N°16 2018-2019).

(8) Un choix qui peut, en effet, réserver des surprises. Ainsi, en pleine bataille hydroxycloroquine/remdesivir, un mystérieux « Conseil National des généralistes enseignants » émettait un avis négatif sur l’utilisation de la première pour le traitement de la Covid-19, dans la mesure où son effet positif n’était pas prouvé. Parmi les reproches adressés aux essais cliniques réalisés par l’IHU de Marseille : « Le choix d’un critère de jugement principalement biologique (charge virale), critère intermédiaire non solidement corrélé aux complications cliniques. » Refuser le niveau de la charge virale comme évaluation de l’état d’un patient ayant contracté la covid19, il faut quand même oser. A se demander ce que ces « généralistes » peuvent bien enseigner !

(9)  Jean Roudier qui est actuellement professeur à la faculté de médecine de Marseille a enseigné et animé des unités de recherche en France et aux USA. Blog de Laurent Mucchielli 18/04/2020 Médiapart.

(10 et 11)  Didier Raoult : Réponse la Commission des affaires sociales du Sénat (mai 2020) et reprise lors de son audition par l’Assemblée nationale en juin.

(12) Cette célérité tranche sur son peu d’entrain à procurer des masques au personnel soignant ,à doter les autorités sanitaires de moyens de tester.

(13) Preuve accablante s’il en manquait, pour les chasseurs de sorcières populistes du caractère sulfureux du directeur de l’IHU de Marseille.

(14) En pratique cette molécule est utilisable dans les formes tardives du Covid, quand la priorité n’est plus la charge virale maais la lutte contre l’inflammation et les thromboses.

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Si le consentement à l’ordre libéral européen a privé l’état français d’armes essentielles, en choisissant de s’appuyer sur la bureaucratie et les acteurs privés faute de moyens d’agir propres, il s’est empêtré dans les coteries « public-privé » et les réseaux d’intérêts privés, perdant ce qui lui restait de ses capacités de réaction…

Bureaucratie et corporatisme à tous les étages

Le nombre de Directions, d’Autorités, d’Agences, de Centres, de Conseils plus ou moins Hauts ou scientifiques, intervenant en matière de santé est proprement ahurissant, spécialement en période de crise.

En l’espèce interviennent ou peuvent être appelés à intervenir sur une question spécifique, outre le ministre de la santé : Le Directeur général de la santé, la Direction de santé publique France, le Directeur de la haute autorité de santé, les Directeurs généraux des agences régionales de santé, les Directeurs de l’agence nationale sanitaire, la Direction de l’alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé épidémiologie-France, le Centre national de recherche scientifique en virologie moléculaire, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).

S’y ajoutent : le Conseil de l’ordre des médecins, celui de l’Ordre des pharmaciens ainsi qu’un très grand nombre d’infectiologues, essentiellement parisiens membres des organismes donneurs d’avis, souvent en charge de l’édification médiatique du bon peuple.

Abondance de bien ne pouvant nuire, la pandémie de la Covid-19 amènera la création du Haut-commissariat de lutte contre les épidémies, du Haut conseil de veille sanitaire, de l’Agence nationale de sécurité et de logistique médicale, du Conseil scientifique Covid-19, et, cerise sur le gâteau, d’un éphémère coordonnateur de la stratégie nationale de déconfinement.

Seront aussi à la manœuvre, puisqu’en état d’urgence sanitaire et en guerre contre un ennemi particulièrement pernicieux : la cellule interministérielle de crise (CIC) qui mobilise plus de 40 agents des directions du ministère, professionnels de santé (médecins, pharmaciens, internes de santé publique), gestionnaires et ingénieurs, et le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), rattaché à Matignon.

Outre le problème politique récurrent de la confusion des fonctions de chef de l’Etat et de chef du Gouvernement dans la Vème République, les défauts majeurs de cette organisation au niveau national, sont la place réduite accordée aux praticiens en activité, sa complexité et la multiplicité des pilotes dépourvus de commandes, sauf le frein.

Pas étonnant donc que pendant plusieurs mois le feuilleton des masques, des habits de protection, des tests à la disposition de tous pour les pouvoirs publics mais introuvables, même par les soignants, ait fait la « Une » des médias. Régulièrement, la captation par la douane d’une commande de masques chinois passée par une commune, un département, une région ou l’obstruction de l’ARS à la distribution d’un stock de masques qu’elle n’avait pas les moyens de faire elle-même, ajoutait un peu de piquant.

L’épisode des pharmaciens refusant la vente de masques avant de découvrir qu’ils le pouvaient, comme celui de l’Etat détruisant, pour péremption, une bonne partie d’un stock de ces masques qui manquaient même dans les établissements de soins, ne sont pas banals. Pas banal non plus la commande de 10 000 respirateurs à un pôle industriel français dont les 2/3 s’avéreront inadaptés à la réanimation hospitalière.

Même Courteline n’aurait pu imaginer pareilles facéties bureaucratiques. Il faudra attende Kafka, visionnaire du monde nouveau, pour voir le réel prendre la forme de l’impensable. Pour ça, Père Ubu vous estes toujours un fort grand voyou !

Les coteries médico- administratives

La crise sanitaire a fait apparaître au grand jour le rôle des coteries médico-administratives(1) en lien strictement « professionnel » évidemment avec « Big Pharma(2) » dans la définition des politiques de santé, et les autorisations de mises sur le marché des médicaments. Elles vont naturellement jouer un grand rôle dans la conduite de la lutte contre la pandémie de Covid-19, notamment à travers le conseil scientifique dont le gouvernement se flatte de suivre « en toute transparence » les avis, ce qui heureusement n’a pas été toujours le cas.

On les retrouvera à la manœuvre, comme on le verra, pour empêcher la diffusion du traitement de la Covid-19 proposé par Didier Raoult et promouvoir le remdesivir de Gilead. Elles ne sont pas non plus étrangères à la politique d’éloignement des lieux de soins et de recherche, à la multiplication et l’hyperspécialisation de centres d’expertises et de validation, jaloux des prérogatives assises de leur pouvoir.

Ainsi, en matière de maladies infectieuses, existent rien moins que 44 « Centres Nationaux de Référence », ce qui ralentit les capacités de réactions des soignants quand, comme avec le virus de la Covid-19, ils se trouvent confrontés à une infection nouvelle dont personne ne connaît ni les signes avant-coureurs, ni l’évolution, ni la dangerosité, ni les séquelles qu’elle pourrait laisser.

Il n’est pas impossible que cette évolution coïncide avec l’illusion que spécialisation rime avec économie et avec les intérêts des offreurs de thérapeutiques :

« Je pensais que la longue habitude de beaucoup de ces experts de travailler avec les industriels proposant eux-mêmes des solutions thérapeutiques, posait un problème de fond. Ils étaient formés à une autre guerre d’un autre temps(3) ».

Les ARS à l’épreuve de la réalité

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les agences régionales de santé censées supprimer les maux d’un système à bout de souffle et rationaliser l’organisation territoriale des soins – selon les termes de la loi Bachelot – n’ont pas tenu leurs promesses.

Déjà fort critiquées en période normale pour leur obsession des économies budgétaires, des suppressions d’établissements (particulièrement les hôpitaux de proximité et les maternités) et de lits ; la crise – en révélant et leur volonté de pouvoir sans en avoir ni l’expérience, ni les moyens, et leur incapacité à sortir de leur routine bureaucratique – amènent à poser clairement la question de leur suppression.

En effet, si les ARS, aux termes de la loi, sont compétentes pour « l’organisation de la réponse aux urgences sanitaires, la gestion des situations de crise sanitaire » et « en matière de veille sanitaire », ces préoccupations ont largement disparu derrière la maîtrise des dépenses de santé. Idem de la supervision des EPHAD, autrefois assurée par les DDASS et les DRASS qu’elles ont absorbées(4). A de rares exceptions, il s’agissait de contrôle à distance sur documents et à partir de ratios principalement établis à partir d’informations fournies par les établissements, ainsi transformés en terminaux des ordinateurs régionaux et nationaux. Autre caractéristique du système : son extrême centralisation. Les observateurs durant la crise sanitaire sont unanimes : aucune décision des ARS n’est prise sans en avoir préalablement référé à Paris.

Indépendants, sauf du ministre de la santé, sans lien hiérarchique avec les préfets, parmi les mieux rémunérés de la haute fonction publique(5), les directeurs généraux des ARS sont des princes en leur royaume. Des princes, comme dans la fable, fort dépourvus quand souffla le vent chaud de la pandémie venue de Chine. Il ne suffisait plus de surveiller des ratios de gestion et de sanctionner les cigales, il fallait aller voir ce qui se passait et agir soit même.

Si cela avait été le cas, il est probable que des lits de réanimation d’établissements privés ne seraient pas restés vides dans des régions particulièrement affectées, au paroxysme de l’épidémie.

Une anecdote(6) résume bien le mode de fonctionnement du système de santé au niveau des régions : téléphonant à l’ARS pour signaler qu’un hôpital manquait de masques, le président d’une région particulièrement touchée par l’épidémie, se voit répondre qu’il se trompait, la tablette de son interlocuteur indiquait que cet établissement en disposait de 532 !

Installée sur la lune, les ARS ignorent – ce que savait Aristote – que le monde sublunaire ne fonctionnait pas selon les lois parfaites qui règlent le cours des astres.

Si la catastrophe a été évitée, c’est que localement une gouvernance associant préfets et élus (maires, présidents de conseils départementaux ou de régions) s’est spontanément mise en place, selon des formules diverses. Ainsi ont pu être réglés de nombreux problèmes pratiques touchant à l’organisation des soins. Parmi ceux-ci, le manque de masques ou de tests dans les établissements de soins, l’absence d’hôpitaux de proximité dans certains départements ruraux, à laquelle il a été pallié par la mobilisation des médecins libéraux, avec de bons résultats comme dans le Gers. Le département du Morbihan lui, a organisé une « usine virtuelle » de fabrication de masques avec les traditionnelles brodeuses locales. Le département de Vendée et beaucoup d’autres ont mis à disposition leurs laboratoires d’analyses biologiques techniques pour faire face au manque de moyens de test etc.

Les problèmes sociaux et économiques engendrés, sinon directement par la pandémie, par les interdictions liées au confinement, ont eux aussi été souvent pris en charge par les départements ou les régions : actions très diverses, touchant les EPHAD et d’une manière générale les personnes âgées isolées ou, dans les secteurs très urbanisés de la région parisienne les familles démunies dont beaucoup furent particulièrement affectées par la crise. En matière économique, des soutiens à la mobilisation, des aides d’état aux entreprises ou la mise en place de circuits courts de commercialisation des productions locales, etc.

Mais plus encore que les problèmes concrets et pratiques, c’est le délire règlementaire gouvernemental accompagnant les décisions de confinement, puis de déconfinement qui a mobilisé les énergies. Force est de constater, en effet, que les préfets et les élus locaux ont passé autant, sinon plus, de temps en exégèse des textes officiels qu’à régler des problèmes réels(7).

Aux rares cas près où elles se sont associées à ces initiatives, les ARS ont très généralement traîné les pieds, mécontentes de voir d’autres qu’elles faire le travail qu’elles ne voulaient ou ne pouvaient pas faire.

Plus étonnant que l’incapacité des ARS et des pouvoirs publics jusqu’au sommet, à fournir en temps et en heure aux soignants et aux Français, les moyens de se protéger de la contamination virale, c’est que n’ait jamais été posé la question des soins réservés aux malades, celle de leur nature et de leur efficacité, pourtant à géométrie variable selon les lieux.

Si elle a été éludée c’est d’abord parce qu’elle risquait de remettre en question l’organisation collusive française poussée à l’extrême dans le domaine du médicament et de la recherche. Le genre même de la question qui fâche.

Références

(1) Parmi elles citons REACTing « consortium multidisciplinaire rassemblant des équipes et laboratoires d’excellence, afin de préparer et coordonner la recherche pour faire face aux crises sanitaires liées aux maladies infectieuses émergentes » à la création duquel œuvra Jean-François Delfraissy, actuel président du comité scientifique et émanation de l’inserm. Le consortium est à l’origine du projet européen « Discovery » censé tester quatre traitements sur 3000 patients. Une note du 18 juin annoncera que le traitement par l’hydroxychlorochine est arrêté. On n’est jamais trop prudent.

(2)« Big Pharma » est le sobriquet donné à l’industrie du médicament pour son rôle de grande tentatrice des décideurs publics.

(3)Réponse de Didier Raoult interrogé sur les raisons de son départ du conseil scientifique, à la Commission des affaires sociales du Sénat (mai 2020) et reprise lors de son audition par l’Assemblée nationale en juin.

(4)S’il en était allé autrement, il n’y aurait certainement pas eu une telle hécatombe dans les maisons de retraite et d’autres réponses différenciées et moins mortifères que l’isolement quasi-total auraient été mises en place. En tous cas on se serait au moins posé la question.

(5)Le DG de la région Ile de France gagne entre 16 700 et 17 500€ selon Challenge (19/01/2018). Les DG des ARS font partie des quelque 600 hauts fonctionnaires qui gagnent plus que le président de la République. On comprend leur zèle.

(6)Anecdote recueillie dans le cadre de la « Commission sénatoriale de suivi de la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire » mise en place par la commission des lois.

(7)Le « Protocole sanitaire pour la réouverture des écoles maternelles et élémentaires » de 63 pages mériterait d’être inscrit au livre des records. On y relève, par exemple, que la distanciation physique des élèves doit être respectée même en récréation, qu’ils doivent se laver les mains après s’être mouchés, après avoir toussé ou éternué, que les crayons et autres objets doivent être désinfectés après chaque utilisation…Visiblement les rédacteurs de ces recommandations ont une fine connaissance de la vie scolaire !

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Partie 2 - supplément l'histoire n'attendra pas
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Le choix de la politique de l’autruche, puis – la situation sanitaire s’aggravant – du confinement général du pays, et enfin – pour limiter la casse économique et sociale – du déconfinement, n’est pas le produit d’une stratégie sanitaire, mais une mesure de sauve qui peut face à l’absence de moyens médicaux et sanitaires.

L’absence de politique de dépistage systématique, les freins mis à l’hospitalisation et à l’acquisition des masques et autres dispositifs de protection s’expliquent, au terme de trente années de néolibéralisme, par l’impossibilité pour l’exécutif de déployer une stratégie offensive contre l’épidémie.

Sous l’effet de la libre concurrence, ont fui à l’étranger l’essentiel de la production nationale de matériel médical (respirateurs notamment), de fourniture (masques, gel désinfectant notamment), de diagnostic (tests de contamination et sérologiques, réactifs), de médicaments(1) et, plus encore, de principes actifs entrant dans la fabrication des médicaments, de produits rares de sédation comme le curare(2).

Simple exemple très récent : la fermeture en 2018, après son rachat par un groupe américain de l’usine bretonne qui fabriquait 20% des masques FFP2 nécessaires à la France.

Force est aussi de constater que l’UE libérale, là encore, n’a pas été la réponse à la mondialisation de ces productions. L’urgence venue, c’est la règle du chacun pour qui s’imposera(3).

Non seulement l’Union n’a pas réduit la vulnérabilité de la France à la pandémie mais la pression budgétaire qu’elle a exercée sur les pouvoirs publics s’est traduite par une série de fermetures,    de    restructurations d’établissements, de suppressions de lits (4) et de modernisations  managériales du système de santé aux effets calamiteux sur les soignants.

Les raisons des suppressions et restructurations sont d’abord budgétaires. Elles ne procèdent qu’accessoirement d’un souci d’efficacité médicale comme le montre le retard de la France sur l’Allemagne en matière de lits de réanimation : 5000 pour la première au début de la pandémie, 25 000 pour la seconde. L’encombrement des couloirs des réanimations par les brancards et les patients en attente prolongée est devenu le quotidien.

Les réformes qui les ont accompagnées – renforcement du pouvoir des directeurs d’hôpitaux au détriment des médecins et des élus locaux, institution de la « tarification à l’acte(5) » créations des Agences Régionales de Santé(6) – procèdent du même esprit. Les ressources des hôpitaux devenus entreprises, dépendent désormais du nombre d’actes effectués et de leur complexité supposée. D’où la tentation de privilégier les actes simples rapidement exécutés, l’augmentation des cadences et la multiplication des actes rapportant le plus, indépendamment de leur intérêt médical.

Comme l’écrit André Grimaldi : « Le pouvoir des gestionnaires l’a emporté sur celui des soignants. Le business plan est passé devant le projet médical. La T2A s’est imposée non pas comme une technique adaptée à certains actes (la pose d’un pacemaker, une séance de dialyse…) mais comme un outil politique permettant de transformer l’hôpital en entreprise concurrentielle. Il ne fallait plus répondre à des besoins médicaux, mais gagner des parts de marché. Un contresens total(7) ».

Résultat : au moment où la menace de la Covid-19 commence à être perçue en France depuis mars 2019, les manifestations de personnels soignants se succèdent, la moitié des urgences sont en grève et 1600 médecins et chefs de services hospitaliers annoncent qu’ils démissionnent de leurs responsabilités administratives(8).

Si la faiblesse endémique des salaires des personnels soignants(9) et la réforme des retraites annoncée n’arrangent pas les choses, c’est d’abord la transformation de l’hôpital en entreprise, en machine à cash, et le mode de gestion qu’elle appelle qui expliquent ce malaise profond. Nier toute dimension morale et affective au fait de soigner autrui – par des des rémunérations âprement discutées par exemple – manifeste le peu de considération sociale dans laquelle le pouvoir tient ces soignants. Il n’est pas de meilleur moyen de fragiliser une institution. Tout ce que le gouvernement trouvera pour réponse à ce malaise : la création de « bed managers » dans certains hôpitaux(10) !

Dans ce climat, faute des moyens de diagnostic et de soins nécessaires pour traiter toutes les personnes infectées par le virus, les pouvoirs publics soucieux de l’effet calamiteux qu’aurait l’allongement des files d’attente aux portes des hôpitaux, n’ont pas trouvé d’autre solution que d’en contingenter l’accès ! Il s’agissait très officiellement d’éviter l’embolie des services de réanimation par l’afflux de patients, comme si soigner pour éviter l’épreuve de la réanimation ne devait pas passer avant !

Si, comme on l’a vu, la technique du confinement général a transformé la question sanitaire en problème de police administrative et pénale, le filtrage de l’accès aux hôpitaux l’a changée en question de logistique.

Il est quand même peu banal qu’en cas de symptômes de contamination, la première recommandation des autorités sanitaires n’ait pas été de consulter un médecin à son cabinet, encore moins de se rendre aux urgences de l’hôpital, mais de rester à domicile en prenant du Doliprane. C’est seulement si les symptômes s’aggravaient, avec des difficultés respiratoires, des signes d’étouffement ou de malaise qu’il convenait d’appeler le « 15 » ! Quant au traitement réservé aux pensionnaires malades des maisons de retraite, les témoignages de refus purs et simples de les accueillir ne manquent pas(11). Quant aux témoignages d’une sélection par l’âge et l’état de santé dans l’attribution des postes de réanimation disponibles, s’ils sont plus discrets, ils n’en existent pas moins.

La croissance des hospitalisations et des morts en mars/avril – mention spéciale pour les EPHAD – montre que les consignes ont été parfaitement exécutées.

L’origine de ce choix peu banal du « non-traitement des personnes en phase précoce de contamination » puis du confinement généralisé de 67 millions de français est donc double : le manque de moyens effectifs de dépistage et le manque de moyens de réanimation dans la phase paroxystique de la maladie. Tout simplement parce que le système sanitaire et hospitalier français au terme de 30 ans de libéralisme n’est plus en capacité de répondre à une demande autre que de routine. Ce qui n’est pas immédiatement nécessaire devient une dépense indue que tout bon gestionnaire se doit de supprimer.

Pour un gouvernement fidèle aux principes libéraux, gouverner ce n’est plus prévoir, ce n’est même plus gouverner au sens ancien du terme, mais permettre au marché d’exprimer ce qu’est la bonne allocation des moyens à chaque instant. C’est ce que signifie le principe central du new management : remplacer une logique de moyens par une logique de résultats, l’alpha et l’oméga de la bonne gestion publique aujourd’hui.

Comme les résultats à court terme sont les premiers connus, ils seront préférés à des résultats à long terme, plus aléatoires et qu’on ne prendra même pas le temps d’attendre. En outre, le plus facilement évaluable étant les coûts, ils deviendront l’unique critère d’évaluation de la gestion publique.

L’horizon du nouveau monde, celui des marchés, c’est le court terme, celui du « bon gouvernement » de l’ancien monde, le long terme. Gouverner ce n’est plus prévoir mais réagir, d’où la paralysie des nouveau « managers » quand la catastrophe ne permet plus au système de fonctionner par inertie.

Références

(1)A noter que la pénurie de médicament n’est pas spécifique à la crise sanitaire actuelle, c’est une constante et une tendance lourde. Ainsi, selon la Société des Ingénieurs et scientifiques de France, 868 signalements de rupture d’approvisionnement de médicaments -certains d’urgence vitale- ont été fait en2018 soit 20 fois plus qu’en 2008.

(2) « Ce dont on manque le plus, ce sont de respirateurs, de produits de sédations pour endormir les patients avant de les intuber, de produits pour ne pas avoir à utiliser de vieilles drogues ou de produits vétérinaires, Xavier Lescure chef de service Hôpital Bichat, Le magazine de la santé, France 5, 2 avril 2020.

(3) Le détournement d’une cargaison de masques chinois destinée à l’Italie, par la douane tchèque est un révélateur caricatural de l’état de l’UE.

(4) Entre 2003 et 2017 près de 69 000 lits ont été supprimés, années après années, encore 4200 en 2018. Résultat : en 2015, la Corée du Sud disposait globalement de 11,5 lits d’hospitalisation pour 1000 habitants, l’Allemagne de 8,1 et la France de 6. Selon le ministère de la santé, le 25 avril 2020, 7575 patients seraient en réanimation soit 50% de plus que la capacité d’accueil initiale.

(5) La « tarification à l’acte » ou T2A, sur le modèle du « new public management » britannique, remplace le financement budgétaire des établissements. En patois des bureaux, une logique de résultats se substitue à une logique de moyens.

(6) Créées en juillet 2009, les ARS étaient censées corriger deux défauts majeurs du système de santé français, la multiplication des services et d’organismes de décision au niveau régional, une extrême centralisation.

(7) Le Professeur André Grimaldi est ancien chef de service de diabétologie à l’hôpital Pitié-Salpêtrière Paris. Citation extraite d’un article publié dans Libération (3 juillet 2018) « Le business plan est passé devant le médical ».

(8) Ce qui signifie que les établissements qui ne peuvent plus facturer les actes réalisés n’ont plus de recettes.

(9)Ainsi, les salaires des infirmiers français se placent au 28ème rang des pays de l’OCDE, inférieurs de 5% au salaire moyen alors que ceux des infirmiers allemands lui sont supérieur de 13% et ceux des Espagnols de 28%.

(10)AFP 09/09/2019

(11)Voir Marianne le 15/05/2020

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La démocratie libérale française face à la pandémie de Covid-19

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La démocratie libérale française face à la pandémie de Covid-19

Partie 1 - supplément l'histoire n'attendra pas
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Ce qui caractérise la forme française de la « démocratie libérale », comme nous l’avons vu, c’est :

  • La concentration du pouvoir politique à l’Elysée et un Parlement pour la forme, autrement dit un régime consulaire électif. C’est ce qui passe pour « un régime fort ».
  • Un « régime fort » qui s’est lui-même désarmé en se libéralisant et en se soumettant aux règles de l’Union Européenne, tout spécialement à celles de la zone euro. Au final donc un régime fort en trompe l’œil puisqu’il a perdu l’essentiel des moyens d’actions de tout Etat indépendant.
  • Un régime qui s’est bureaucratisé et qui, pour pouvoir agir, s’est appuyé sur sa bureaucratie et les acteurs privés. La frontière entre Public et Privé disparaissant, progressivement s’est ainsi installé un système collusif où intérêt général et intérêts particuliers se confondent.
  • Un système où le pouvoir d’influence, informel mais omniprésent sur le cœur du pouvoir a remplacé le débat et la décision démocratique. L’essentiel de ce pouvoir d’influence appartient aux décideurs financiers et économiques, aux médias et aux lobbys corporatistes.

A en juger par ses résultats économiques, sociaux et sociétaux au quotidien, et par le mécontentement, exprimé ou sourd, qui le ronge, c’est un système en panne, incapable de se réformer et d’affronter la tempête qui vient.

L’épidémie de Covid-19 du premier semestre 2020 a représenté une sorte de stress test grandeur nature permettant de juger des capacités d’un tel système à résister à une crise majeure. Agissant comme un révélateur des contradictions qui l’empêchent de réagir de façon réfléchie et coordonnée, de se réformer en profondeur, cette épreuve montre qu’il ne suffira pas de changer quelques pièces de la machine libérale – comme l’imaginent les concurrents du jeu de chaises musicales qui tient lieu aujourd’hui en France de politique – pour empêcher la catastrophe.

La stratégie chaotique de lutte contre la pandémie et ses piètres résultats renvoient certes aux inconséquences et aux erreurs de ce gouvernement mais on aurait tort d’en exonérer tous ceux qui ont contribué au désarmement de l’Etat et à la paralysie de la démocratie en France.

Macron s’en va en guerre

Les Français qui, le 15 mars 2020, s’étaient rendus aux urnes pour le premier tour des élections municipales, sans autre précaution que quelques règles de sécurité élémentaires, se sont retrouvés, le lendemain 16 mars à 20h, « en guerre » « contre un ennemi invisible et qui progresse », dixit le chef des armées, Emmanuel Macron depuis l’Elysée(1).

Pour que les choses soient bien claires, neuf jours plus tard, il se rend à Mulhouse, particulièrement éprouvé par la Covid-19, à l’hôpital de campagne installé par l’armé et annonce le début d’une « opération résilience » de transport sanitaire dont on perdra rapidement la trace. Sa capacité initiale de réanimation de trente lits sera assez rapidement réduite, les transferts militaires des malades vers d’autres régions devenant suffisants.

Une guerre de position sans offensive préalable, se limitant au confinement généralisé des Français, sans perspective de traitement spécifique du nouveau virus, avec des moyens de détection (tests) et de protection – même pour les soignants (masques, gel, vêtements pour les soignants) – qui ne seraient pas arrivés sans l’intervention des collectivités locales.

Quatre semaines plus tard, changement d’ordre du jour. Aussi brusquement que la déclaration de guerre, le 13 avril, avant même l’avis d’un conseil scientifique censé être la boussole du gouvernement95, Emmanuel Macron annonce la fin du confinement pour le 11 mai, à charge pour le Premier ministre d’en organiser les modalités.

Si, comme prévu, le conseil scientifique ne se prononce pas formellement contre l’arrêt du confinement – comprenant les raisons politiques de l’Elysée – du point de vue médical, il est contre :

« Le CS aurait souhaité le maintien du confinement mais comprend les implications économiques et psycho-sociales que le maintien de ce dernier implique(2) ».

Il aurait notamment souhaité le voir se poursuivre pour les personnes vulnérables et que les établissements scolaires ne réouvrent qu’en septembre. Suit une liste de recommandations, pour certaines irréalistes, notamment en matière scolaire et de transport, ou contradictoires comme la nécessité d’équiper l’intégralité de la population en masque et gel tout en reconnaissant que ce ne sera possible qu’après le 11 mai.

La pandémie ayant eu le bon goût d’évoluer comme beaucoup d’autres épidémies grippales, ce qu’avait depuis longtemps fait remarquer le Professeur Didier Raoult, la feuille de route a pu, jusque à ce jour, se dérouler comme prévu.

Ce bref rappel montre que depuis le déclenchement, en novembre 2019, de la pandémie partie de Chine pour toucher la France dès février 202097, Emmanuel Macron et son gouvernement ont fait exactement ce qu’ils voulaient, se contentant de consultations de pure forme, d’un Parlement acceptant comme une fatalité l’extension des pouvoirs de l’exécutif avec la création d’un « état d’urgence sanitaire(3) » . L’exécutif a décidé seul « d’attendre et voir », durant plusieurs mois avant d’agir, décidé seul, le 17 mars 2020, entre les deux tours des élections municipales, du confinement général et uniforme de la France entière, décidé seul que celui-ci cesserait (sur le papier) le 11 mai 2020(4).

Si durant toute la période le Parlement n’a pas cessé d’examiner l’avalanche de projets de lois liés au confinement et au report du second tour des élections municipales, c’est dans des conditions défiant l’entendement(5).

Certes, le « plan de déconfinement » fut soumis au Parlement, fin avril/début mai – l’Assemblée nationale votant « pour » et le Sénat « contre ». Mais ce fut selon une procédure

  • l’article 51-1 de la constitution – n’engageant pas la responsabilité du gouvernement. Une scène classique de « démocratie bouffe » du grand théâtre parlementaire(6).

Il semble malgré tout qu’une Assemblée nationale introuvable, un Sénat sans capacité de sanction, un conseil scientifique consultatif nommé, ce soit laisser encore trop de champ à la critique. Emmanuel Macron, en effet, vient d’annoncer la création d’une commission indépendante, composée de « personnalités scientifiques de différents pays et de la cour des comptes » pour évaluer sa gestion de la crise sanitaire, pratique jusque-là réservée aux pays non démocratiques en quête d’honorabilité. Dans une démocratie, le contrôle de l’action des exécutifs est l’apanage des Parlements !

La domination politique de l’exécutif – la marque du système politique français, comme nous l’avons vu précédemment- s’est donc vue affermie durant la crise sanitaire.

Pour des résultats très médiocres, en tous cas, pas à la hauteur de ce qu’on pouvait attendre d’un pays comme la France.

Des résultats globalement très médiocres

Dresser un bilan statistique global précis de l’épidémie et des résultats de la stratégie mise en œuvre pour la combattre n’est pas simple, sinon impossible. Impossible parce que rares sont les données de base qui ne peuvent être contestées(7). D’où des débats médiatiques sans fin et des émissions de « désintoxication » et de rectification des fake news, en charge de ce qu’il convient de penser. Ceci dit, si les biais méthodologiques toujours possibles incitent à la prudence, il n’en demeure pas moins que les écarts, assez importants pour être significatifs, entre les résultats des pays, des départements, des établissements hospitaliers donnent à penser que toutes les stratégies ne se valent pas.

Et puis à quoi attribuer un décès en cas de comorbidité ? Difficulté encore plus grande pour la détermination du taux de létalité (nombre de cas recensés/ nombre de décès), le nombre de cas recensés n’étant pas totalement indépendant de la qualité du dépistage, notamment du nombre de tests réalisés, donc comptabilisés.

Des réserves qui ne s’appliquent évidemment pas aux comparaisons entre établissements hospitaliers régis par des règles identiques.

Taux de mortalité pour covid-19 (par million d’habitants) au 31 mai 2020(9) : voir schéma en référence.

En termes de mortalité : 

France : 29 021 victimes (18 671 à l’hôpital et 10 350 en EMS) auxquelles il faut ajouter de l’ordre de 9000 décès à domicile non comptabilisés, soit plus de 38 000 au total.

Si on s’en tient à l’Europe et aux morts officiels, le taux de mortalité par habitant en France au 31 mai est inférieur à ceux de la Belgique, de l’Espagne, du Royaume-Uni et de l’Italie ; mais très supérieur à celui du Portugal (3 fois plus), et de l’Allemagne (plus de 4 fois plus). Deux fois et demie plus élevé qu’en Suisse ou au Canada, sans parler de la Corée du Sud (entre 83 et 109 fois plus selon que l’on tient compte ou non des décès à domicile).

Si on intègre les décès à domicile, la France qui fait jeu égal avec l’Espagne ne fait mieux que de la seule Belgique.

Question dans la question : quid de l’hécatombe des pensionnaires des EPHAD provoquée par la pandémie ? On peut s’étonner des variations des chiffres publiés par Santé Publique France et surtout de leur importance. Ainsi, début mai 2020, sur les quelque 26 000 morts alors comptabilisés, plus de 13 000 auraient été hébergés en maison de retraite(10). Selon Santé Publique France, entre le 1er mars et le 2 juin 2020, sur 28 940 décès comptabilisés, 10 350 seraient des pensionnaires d’institutions de retraite, un chiffre impressionnant

On aura remarqué aussi le silence officiel et médiatique sur ces chiffres embarrassants.

En termes d’efficacité des traitements

Le « case fatality rate » (CFR) désigne le ratio : nombre de décès/nombre de cas confirmés. C’est l’indicateur d’efficacité des traitements administrés aux patient contaminés par une maladie infectieuse, le moins traficable.

Au 12 juin 2020, selon les chiffres de l’European centre for disease prevention and control, agence européenne implantée à Stockholm, le CFR est de 18,9% en France, le plus mauvais du monde ; de 4,7% en Allemagne, de 11,2% en Espagne, de 14,5% en Italie, de 14,1% au Royaume uni, de 12,5% aux Pays-Bas, de 16,1% en Belgique, de 4,2% au Portugal, et de 5,5% en Chine, premier pays à subir l’épidémie, donc sans pouvoir s’y préparer comme ce fut le cas de la France.

L’observation au 31 mai du CFR selon les établissements hospitaliers français montre de forts écarts entre eux : « l’étalement de la distribution est considérable. D’un minimum de 0,7 % (Réunion) à un maximum de 28,3 % (Indre). Un quart des départements ont un taux de mortalité à l’hôpital inférieur à 12 % alors qu’à l’opposé, un autre quart a une mortalité supérieure à 20 % et en moyenne double des premiers ». Des écarts de mortalité qui ne renvoient ni au le hasard, ni au taux d’hospitalisation, ni à la prévalence locale du virus, ni à l’afflux aux urgences en période critique : « l’intensité du pic ne peut pas expliquer les différences de mortalité entre départements ».

Les établissements des Bouches du Rhône ont une mortalité inférieure de 38% à ceux de Paris, et même de 30% si l’on tient compte du fait que le pic épidémique y a été moins fort qu’à Paris, deux fois moindre que celui de l’Oise.

Au sein même de l’Ile de France, il y a des différences significatives entre les départements.

Voir schéma en référence.

Classement des principaux départements métropolitains en fonction du taux d’hospitalisation au moment du pic de l’épidémie (pour 10 000 habitants) et du taux final de mortalité à l’hôpital (en pourcentage du total des hospitalisés) (10).

« Il est donc impossible d’affirmer que les hôpitaux français ont tous traité de la même manière les malades, ce qui pose quelques questions dérangeantes.

Comment expliquer que les malades hospitalisés pour Covid-19 sont morts 2,5 fois plus à Paris qu’à Toulouse ou qu’en outre-mer ? Pourquoi est-on mort deux fois plus dans les hôpitaux mosellans, ou de Meurthe-et-Moselle, que dans ceux du Var ou des Bouches-du-Rhône ? Ou encore 1,6 fois plus dans la région parisienne que dans les Bouches-du-Rhône ? Pourquoi une différence de près de 50 % de mortalité entre des départements voisins comme le Var et les Alpes-Maritimes ? Voire de 1 à 3 entre la Haute-Corse et la Corse-du-Sud ? Pourquoi la mortalité à Paris est-elle significativement plus élevée que dans le reste de l’Ile-de-France et dans la plupart des départements de province, alors que les hôpitaux parisiens sont richement dotés et que les plus grands spécialistes y travaillent(11) ? »

Quel responsable sanitaire s’est préoccupé (sauf pour interdire le protocole de soins de l’IHU Méditerranée infection) des traitements mis en œuvre dans les hôpitaux, des modalités de ceux-ci et de rapprocher ces données du CFR de l’hôpital ?(12)

Des résultats d’autant plus étonnants que depuis 1948, on note 7 épisodes de surmortalité supérieurs à celle observée en mai-juin 2020. Ils ne peuvent donc être imputés à une violence particulière de la dernière pandémie.

La stratégie du crabe au fil de l’eau

« En réalité ce qui fait que la grippe s’arrête au printemps … c’est pas la chaleur, c’est qu’en fait au printemps on ouvre les fenêtres, les portes, on n’est plus confiné dans des lieux, on va dehors. C’est le confinement qui provoque la circulation du virus… » Olivier Véran BFMTV 9 mars 2020.

Face à la pandémie, la stratégie qui s’est montrée, partout dans le monde, la plus efficace, fut celle de pays comme la Chine, la Corée du Sud ou l’Allemagne qui se résume ainsi : prendre le risque au sérieux, dépister les porteurs potentiels du virus (par des relevés de température mais surtout des tests), les soigner dès la contagion avérée sans attendre qu’ils aient besoin de soins de réanimation, isoler les foyers viraux repérés ou potentiels, réserver le confinement généralisé aux seules zones particulièrement atteintes.

Il n’est pas sérieux de laisser croire, comme a tenté une nouvelle fois de le faire le Premier ministre devant le Sénat, « qu’avec la France, c’est près de la moitié de l’humanité qui [au moment où il parle] est confinée(13) ». Entendant par-là que, face à la pandémie, sa stratégie a été la même que la plupart des autres pays. « Confinement » en effet signifie tout aussi bien la mise en quarantaine de sujets contagieux ou supposés tels parce qu’ils ont séjourné ou fréquenté des personnes elles même atteintes ; que la relégation générale de sujets dont on ignore s’ils sont sains ou contagieux, avec les risques que cela suppose. Par ailleurs les durées de relégation et les libertés de mouvement admises ont été variables selon les pays. Ainsi, l’Allemagne – dont la population est pourtant plus âgée qu’en France – et le Portugal ont-ils pratiqué un confinement plus sélectif, moins strict et moins long qu’en France, avec de bien meilleurs résultats(14).

Le choix du confinement général « à la française », comme l’inaction qui l’a précédé, ne sont pas le fruit d’une stratégie, mais la conséquence d’une totale absence d’anticipation.

Plutôt que de s’inspirer des stratégies des pays (Chine, Corée du Sud) confrontés précocement à la pandémie, plutôt que de diligenter une « recherche-action » qui aurait permis de détecter les traitements qui empiriquement donnaient des résultats positifs selon les praticiens (hospitaliers et médecins de ville) au contact des malades, sous-prétexte de ne pas « faire violence au temps de la science, de l’expérimentation et de la preuve, [qui] demande de la rigueur et de la patience(15) » ; plutôt que de s’appuyer sur le réseau des médecins généralistes, les pouvoirs publics ont dissuadé les malades de consulter dès leur premier soupçon de contamination. Ils sont même allés en avril, quand la querelle de la chloroquine fera rage, jusqu’à les interdire de prescription. Ils ont fait l’autruche avant de décréter un confinement général à l’efficacité douteuse et aux effets secondaires économiques et psychologiques calamiteux.

Jusqu’au 17 mars 2020, soit trois mois et demi après que fut connue en Occident l’existence d’une épidémie dans la province chinoise de Hubei – particulièrement dans la ville de Wuhan(16) -, en cas de symptôme de Covid-19, la première recommandation n’était pas de consulter un médecin à son cabinet, encore moins de se rendre aux urgences de l’hôpital mais de rester chez-soi. Le « 15 » répondait seulement aux syndromes d’aggravation : toux persistante, fièvre, difficultés respiratoires, malaises, etc. !

Toute la communication gouvernementale et médiatique mainstream était à la dédramatisation comme le montre l’abondant bêtisier Covid 19 du premier trimestre 2020. Ainsi, pour Agnès Buzyn, ministre de la santé, lors d’une conférence de presse datée du 20 janvier 2020 : « le risque d’importation de cas (covid-19) depuis Wuhan est modéré. Il est maintenant pratiquement nul. Les risques de propagation du virus dans la population sont très faibles ».

Ce qui ne l’empêchera pas de se contredire en déclarant au Monde deux mois plus tard en pleine campagne électorale pour la mairie de Paris, qu’elle était au courant du problème chinois depuis le 20 décembre 2019, qu’elle en avait averti le directeur général de la santé et le président dès le 11 janvier 2020, prévenant le premier ministre le 30 janvier « que les élections ne pourraient sans doute pas se tenir ». « Je rongeais mon frein, ajoute-t-elle » … Avec modération semble-t-il car l’attentisme continua de régner.

Le 4 mars, Sibeth Ndiaye, porte-parole du Gouvernement, assure sur France Inter : « On ne va pas fermer toutes les écoles de France (…) quand il y a une épidémie de grippe on ne ferme pas toutes les écoles de France ».

Signe fort qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter, le 6 mars 2020, le président Emmanuel Macron, sortant du théâtre déclarait encore : « La vie continue. Il n’y a aucune raison de modifier nos habitudes de sortie ».

Le 15 mars, encore, sur décision du gouvernement, le premier tour des élections municipales a lieu, simplement encadré par quelques règles sanitaires, sans poser de problème… jusqu’au lendemain où la France se retrouve en guerre.

Ce qui change alors, ce ne sont pas les moyens nouveaux ou classiques de soigner et de se protéger, oubliés en réserve ou en transit, mais l’ambiance générale du pays qui passe du détachement, voire de l’insouciance, à une inquiétude rampante soigneusement entretenue par la communication officielle et les médias. S’installe l’idée que le salut de tous dépend exclusivement du respect de consignes de sécurité dont on n’ignore l’efficacité réelle : « gestes barrière », respect du confinement et de sa règlementation. Le contrevenant devient coresponsable de la situation, autrement dit coupable du malheur collectif.

Comme dira l’ineffable préfet de police de Paris, Didier Lallemand, lors d’une opération de contrôle des autorisations de déplacement : « Pas besoin d’être sanctionné pour comprendre que ceux qui sont aujourd’hui hospitalisés, qu’on trouve dans les réanimations, sont ceux qui au début du confinement ne l’ont pas respecté. Il y a une corrélation très simple(18) ».

Sans que grand monde ne s’en inquiète, de médical la lutte contre la pandémie devient un problème de police exclusivement, avec ici ou là et par bouffées, les inévitables dérives qui vont avec(19).

Puis viendra, fin juin, le moment du déconfinement avec son avalanche de préconisations dont l’application sera une fois encore déléguée aux élus locaux et, le moment venu une vague de dispositions permettant de le prolonger par des dispositions spécifiques(20).

Nouvel exemple de la démarche en crabe habituelle au gouvernement, aucun pas en avant qui ne soit en même temps de côté.

Pour résumer : disons qu’ayant laissé sombrer l’urgence à favoriser la diffusion des soins empiriquement curatifs dans des querelles médiatico-bureaucratiques, et les moyens en tests et protection des soignants comme de la population arrivant au rythme des porte-containers ; les autorités sanitaires françaises ont d’abord choisi de minimiser le risque, négligeant ainsi le dépistage systématique des foyers de contagion potentiels, laissant l’épidémie se propager avant, in fine, de « confiner » la totalité de la population selon des règles identiques tout en laissant perdurer des vecteurs de contamination.

Remettre en cause l’action gouvernementale, en temps de guerre, s’apparentant pour les esprits candides à une trahison, il faudra beaucoup de temps avant que n’émergent les deux questions essentielles posées par la stratégie gouvernementale anti Covid-19 : celle des soins que nous verrons plus loin et celle du confinement général comme moyen de lutte.

S’agissant du confinement il est déjà certain que cette mesure de panique – en l’absence d’anticipation de la crise, de moyens de traiter les malades, les médecins généralistes ayant été mis sur la touche – s’est imposée comme un pis-aller. Comme le seul moyen de limiter les files d’attente trop voyantes devant les hôpitaux et la thrombose des urgences(21).

De plus en plus évident aussi que la progression de la contagion a d’abord répondu à une dynamique propre, la réglementation ne la perturbant que secondairement.

La carte du degré de contamination par département montre, en effet, que la diffusion de l’épidémie s’est faite par « contiguïté », en suivant les principales lignes de communication selon un schéma et un rythme propre avec des cas de vecteurs spécifiques (grands rassemblements, essaimage à partir d’un foyer etc.).

« Les départements qui ont subi la plus forte prévalence sont situés sur les principaux axes de communication du pays et les zones d’échanges les plus intenses (ce qui est classique pour toutes les épidémies). Ce constat, rapproché des dates de pic, suggère que le confinement général de la population et le fort ralentissement de l’activité économique n’ont guère influé sur l’expansion de l’épidémie et que le virus s’est propagé selon une dynamique propre(22) ».

Il est d’ailleurs probable qu’un confinement différencié selon les situations locales aurait été plus efficace, psychologiquement et économiquement moins destructeur, que celui qui a été imposé. Comme le déclare William Dab : « Il ne s’agit pas d’une guerre généralisée. C’est une guérilla, avec un ennemi qui attaque dès qu’il en a l’occasion, en profitant de chacune de nos faiblesses. Par conséquent, les mesures décidées au niveau national doivent être déclinées et adaptées aux réalités locales avec une grande réactivité(23) ».

Et puis ce confinement n’en est pas tout à fait un dans la mesure où il ne supprime ni les risques de contamination intra-familiale ou intra-communautaire(24), ni les mouvements des soignants entre zones contaminées et celles que l’on est censée protéger, tout particulièrement les EPHAD.

En croisant les chiffres des associations sectorielles de personnels soignants, des syndicats et de Santé publique France(25), il apparaît qu’entre le 1er mars et le 15 mai, 65 000 personnels des établissements de soins ou d’accueil ont été contaminés par la Covid-19, dont 25 337 des établissements sanitaires publics et privés et 40 503 du secteur médico-social, les infirmiers ayant été les plus touchés.

Ici est mis en question le manque de masques et de vêtements de protection pendant de longs mois, en contradiction avec les annonces officielles, évidemment. Que les personnels de réanimation, mieux protégés, aient été moins contaminés que ceux opérant dans des secteurs moins exposés le confirme.

Un autre facteur non négligeable de diffusion du virus – en l’absence de tests systématiques dans les secteurs les plus exposés – fut l’absence de prise en charge rapide des malades potentiels par les généralistes, mis sur la touche, comme on l’a vu. Cette absence de sélection a permis la circulation de personnes qui aurait dû être tenues à l’écart et rapidement soignées.

Références

(1)Le passage de la déclaration exacte est « Nous sommes en guerre en guerre sanitaire certes. Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse. »

(2) Il se prononcera une semaine plus tard, le 20 avril.

(3)Ce qui laisse rêveur sur la nature de ce type d’organisme, théoriquement « indépendant » et gouverné par une logique non politique – ici, en principe scientifique -, mais jouant le rôle de paravent de l’exécutif. « En toute transparence », est même devenue la formule magique du premier ministre pour convaincre les parlementaires du bien- fondé des restrictions aux libertés imposées au nom de la sécurité sanitaire. L’équivalent de : « il n’y a pas d’autre alternative ».

(4) Si les 2/3 des pics épidémiques se situent mi-avril, dans certains départements c’est dès le mois de mars, ce qui signifie que le virus y était présent dès février (Lozère, Pyrénées Atlantiques et Orientales, Hautes Alpes).

(5)C’est devenu une habitude en France, de réduire les libertés par l’extension du champ d’application de l’état d’urgence tel que prévu par la loi du 3 avril 1955. A l’état d’urgence initial « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » s’ajouteront, les cas de terrorisme et sanitaire, ce qui est pourtant l’exemple même de la calamité publique. A chaque fois, c’est l’occasion d’imposer de nouvelles contraintes.

(6)Pourquoi cette date ? Mystère.

(7)En particulier la réduction des effectifs en séance publique (84 sur 348 au sénat par exemple) et plus encore en commission. Ce qui, malgré les liens par visioconférence, réduit le débat à peu de chose, avec des ordres du jour et des versions de textes changeants et connus parfois quelques heures avant seulement.

(8)Le ministre de la santé peut bien mettre au défit les sénateurs de lui « donner le nom d’un autre pays que la France qui a mis au vote au sein de son Parlement un plan de déconfinement », ce vote n’engagera pas le gouvernement !

(9)Ainsi, le nombre de décès varie si on tient compte ou non des décès à domicile et hors institutions. Et puis à quoi attribuer un décès en cas de comorbidité ? Difficulté encore plus grande pour la détermination du taux de létalité (nombre de cas recensés/ nombre de décès), le nombre de cas recensés n’étant pas totalement indépendant de la qualité du dépistage, notamment du nombre de tests réalisés, donc comptabilisés. Des réserves qui ne s’appliquent évidemment pas aux comparaisons entre établissements hospitaliers régis par des règles identiques.

(10)Chiffres et tableau issus de l’article « Les chiffres de la mortalité liée au covid 19 : un premier bilan », Dominique ANDOLFATTO (professeur de science politique, Credespo, Université de Bourgogne Franche-Comté) et de Dominique LABBÉ (chercheur associé en science politique, Pacte-CNRS, Université de Grenoble-Alpes).

(11)Le Monde 08/05/2020

(12) 6 juin 2020 – Blog de Laurent Mucchielli, Médiapart. Nombre de données et de nos conclusions reprennent celles de cet article très fouillé.

(13)Interrogeant le délégué de l’ARS pour le var, sur les traitements réellement administrés aux personnes atteinte de la covid19, je n’ai pu obtenir d’autre réponse que la liste des produits autorisés, d’où ma conclusion : « Dois-je comprendre que le rôle de l’ARS est seulement de rappeler la réglementation sans se préoccuper des résultats des traitements appliqués, notamment si certains se sont montrés plus efficaces que d’autres ? » Ma question est demeurée sans réponse.

(14)Présentation de la stratégie nationale de déconfinement au Sénat (06/05/2020)

(15)Voir Dominique ANDOLFATTO (professeur de science politique, Credespo, Université de Bourgogne Franche- Comté) et Dominique LABBÉ (chercheur associé en science politique, Pacte-CNRS, Université de Grenoble-Alpes). Blog de Laurent Mucchielli Médiapart

(16)Discours du Premier ministre au Sénat.

(17)A noter que la France avait participé à la création dans cette ville d’un laboratoire de recherche sur les maladies infectieuses. La coopération d’abord active entre la France et la Chine était au point mort.

(18)Paris le 3 avril 2020 : Devant les manifestations d’indignation il a rapidement présenté ses excuses, aux malades… pas pour avoir ridiculisé sa fonction.

(19)A noter quelques arrêtés municipaux mettant en place des couvre-feux ou restreignant excessivement les déplacements et un zèle verbalisateur de la police, de la gendarmerie et des polices municipales inhabituel, surtout au début du confinement. Comme si un vent de panique soufflait sur le pays. D’une manière générale, cependant, le bon sens l’a emporté.

(20)Ce sera l’objet du projet de loi organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire , autrement dit la poursuite de l’état d’urgence sanitaire sous un autre nom.

(21) Le gouvernement d’ailleurs n’a jamais caché que le confinement visait d’abord à empêcher les éventuelles thromboses des urgences ce qui aurait rendu un peu voyante la pénurie de lits de réanimation. De la régulation de l’accès aux services hospitaliers au ralentissement de la propagation de l’épidémie, comme ce fut dit, il y a une marge : retarder l’accès aux hôpitaux n’est pas soigner. Avouons cependant que transformer en justification son imprévoyance est quand même une performance !

(22)6 juin 2020 – Blog de Laurent Mucchielli, Médiapart. Nombre de données et de nos conclusions reprennent celles de cet article très fouillé.

(23)William Dab, Entretien Le Monde, 13 juin 2020.

(24) « Nous savons maintenant que les regroupements de cas, surtout quand ils surviennent dans des espaces clos, créent des situations de superpropagation … » William Dab Entretien Le Monde, 13juin 2020.

(25)La spécialité de cette agence étant de brouiller les pistes sous un flot d’informations d’inégal intérêt et fragmentaires.

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L’instrumentalisation de l’histoire de France et la mémoire par le politique

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L’instrumentalisation de l’histoire de France et la mémoire par le politique

Entretien avec Nicolas Offenstadt
Dans cet entretien accordé aux Temps des Ruptures, Nicolas Offenstadt historien et maître de conférences à Paris 1 Panthéon-Sorbonne revient sur la distinction entre histoire et mémoire, la manière dont les politiques s’en emparent et la mise en place d’une politique mémorielle dans l’espace public.
LTR : Quelle est la différence entre mémoire et histoire ? Car ces deux concepts sont beaucoup utilisés aujourd’hui, et notamment dans cette campagne présidentielle par des personnalités politiques faisant souvent l’amalgame entre les deux…
N. Offenstadt :

Il y a, disons, une distinction « idéal-typique », générale, puis il y a les nuances. La distinction générale définit l’Histoire comme l’écriture du passé à dimension universaliste et générale, plutôt faite par des professionnels dans un but de connaissance – une dimension universelle, généraliste, distanciée, et qui est a priori fondée sur un travail critique. La mémoire, c’est autre chose : on pourrait même plutôt dire les mémoires. C’est la manière dont une société – c’est-à-dire les individus, les groupes, les groupes mémoriaux, les communautés, … – transmet le passé. Donc évidemment, la différence est qu’elle est subjective, beaucoup plus émotionnelle et personnelle, et n’a donc pas la même logique ni la même fonction.

Ceci serait la distinction « idéal-typique », entre d’un côté un récit savant et universel, et de l’autre un rapport au passé émotionnel, subjectif et limité, à vocation beaucoup plus intérieure. Mais dans la réalité, la distinction se brouille : les historiens eux-mêmes ne sont pas des gens détachés des mémoires personnelles ou de l’engagement. En outre, il y a des historiens qui essayent de mettre de la distance avec les mémoires, de les objectiver, de donner une dimension savante à la transmission du passé même si elle est motivée par l’émotion. Donc il y a du brouillage entre les frontières, mais cet idéal-type permet de réfléchir à des manières d’établir un rapport au passé. D’ailleurs, la même personne peut avoir un rapport mémoriel au passé tout en en discutant de manière savante.

Ce qui est important, c’est d’être clair sur ce que l’on fait : donner le résultat savant d’un travail distancié, ou porter les mémoires que l’on souhaite défendre.

LTR : sur ce souci de clarté, justement, nous pouvons nous interroger sur la politique mémorielle d’Emmanuel Macron sur ces cinq dernières années. Quel est votre regard sur cette politique ? Nous l’avons vu faire des déclarations et prendre des positions – notamment sur la guerre d’Algérie. Cependant, on l’a aussi vu tenter de concilier ensemble plusieurs mémoires. Sont-elles de vraies tentatives de compromis, ou simplement des appels à certains groupes en fonction du contexte politique ?
N. Offenstadt :

Je pense qu’il a fait dans ce domaine ce qu’il fait dans tous les autres. Dans le fond, il n’a pas une ligne idéologique très forte. S’il en a une, il essaye toujours de faire des compromis, et son « en même temps » marche assez bien dans le cadre des politiques mémorielles – car en effet, on constate qu’il a un discours assez classique de président. Un discours « roman national » plutôt ouvert (c’est-à-dire qui n’exclut pas), qui valorise les Grands Hommes et les Grandes Femmes de l’Histoire de France : il a mis en avant la figure de Jeanne d’Arc, celle de Napoléon, même celle du Pétain de 14-18, ce qui a fait un scandale. C’est classique, ni révolutionnaire ni scandaleux. C’est une politique assez rétrograde car elle n’ouvre pas sur de nouvelles modernités, mais elle n’est pas non plus très clivante.

En revanche, je pense qu’il a une politique très affirmée et constante sur la guerre d’Algérie. Il est allé sur ce terrain qui est quand même extrêmement trouble dans la mémoire nationale – où en tout cas, dans les discours publics – et il a reconnu des éléments très clivants pour la droite conservatrice. Il y a quand même eu 4 ou 5 prises de position, donc il y a une vraie continuité, un traitement véritablement ouvert sur cette question historique. Par exemple, sur la question de la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel par l’armée française : tout le monde le savait, ça n’était un secret pour personne. Mais c’était quand même un élément qui n’avait jamais été dit comme il l’a fait, et la reconnaissance d’un crime commis par l’armée est quand même une preuve indéniable d’une politique de vérité et d’ouverture. C’est aussi le cas pour la reconnaissance du 17 octobre 1961 comme un crime : certains auraient voulu qu’il aille plus loin, mais il est président de la République, et est donc tenu par un ensemble de contraintes. D’ailleurs, il a aussi rendu hommage aux victimes du massacre de Charonne (1962) pour les 60 ans de cet événement, alors qu’on sait pertinemment que ce sont des victimes de la police. Emmanuel Macron va donc à l’encontre de deux institutions de l’État. Il y a une vraie volonté d’affrontement avec le passé concernant la guerre d’Algérie, dans un sens qu’on peut considérer comme vertueux. Évidemment, c’est un homme politique et il n’est pas là pour peser les thèses et les mots comme un historien : on peut toujours mieux faire. Mais je pense quand même qu’en termes de politique mémorielle il a tranché avec ce qui se passait, en prenant des positions extrêmement fermes contre des institutions d’État sur des violences coloniales. Je ne partage pas l’opinion des maximalistes et le « il aurait dû… » : oui il aurait dû, mais il fait aussi avec un espace public et avec des contraintes, et il n’est pas le porte-parole des historiens. Il a quand même mis sur la place publique des thèmes qui restent controversés dans toute une partie de la droite et des institutions les plus conservatrices.

Cela n’empêche pas par ailleurs le discours « roman national », « en même temps » ! …

LTR : le « en même temps » mémoriel, on peut effectivement le voir avec Napoléon, Hubert Germain, son parcours mémoriel de 14-18, et à la fois on a une reconnaissance des erreurs du passé…
N.Offenstadt :

En tant qu’historien, je ne m’exprimerais pas tant en termes d’erreurs ou non. Je dis simplement qu’il faut rendre explicite les événements du passé et leur donner une consistance dans l’espace public. C’est ça le plus important : ne pas cacher, ne pas faire semblant de ne pas savoir qui a fait quoi. Ça je trouve ça assez courageux, c’est un vrai choix.

Sur 14-18 j’y ai participé, et ça reste effectivement classique comme politique. J’ai même été un peu déçu lorsque, à la cérémonie à la fin de la commémoration du centenaire où tous les chefs d’États belligérants étaient invités (novembre 2018), il a fait un long discours assez classique, moins ouvert, alors que nous lui avions donné les outils pour faire quelque chose de plus international, plus à jour. Il y a toujours cette balance entre récit classique et des vrais choix tranchés sur les questions coloniales, entre autres.

LTR : Donc vous défendez plutôt l’idée qu’en tant que président de la République, il a été obligé de mettre en balance des intérêts divergents ?
N. Offenstadt :

Exactement. On ne peut pas ne pas tenir compte de la situation où sont les acteurs : un président de la République ne peut pas parler aussi librement de l’Histoire car il doit tenir compte de différentes sensibilités. Et je trouve qu’il a quand même tranché sur des sujets assez lourds, donc on ne peut pas lui reprocher d’avoir instrumentalisé l’histoire nationale au profit d’une identité nationale mythique – comme l’ont fait certains, notamment Nicolas Sarkozy -, ou d’avoir été passif. Il a mis des coups dans le vieux récit conservateur nostalgique de l’Algérie française qui sont assez irréversibles, et qui vont vers la vérité historique (car l’on parle ici d’évidences, du point de vue historique).

LTR : Oui, on le voit également avec le rapport de Benjamin Stora, l’ouverture des archives… 
N. Offenstadt :

Tout à fait.

LTR : Sur l’histoire algérienne, on peut cependant avoir l’impression d’un glissement. Pendant sa campagne de 2017, Emmanuel Macron qualifiait la colonisation de crime contre l’humanité. Aujourd’hui, il n’en parle plus, et il a eu une altercation avec le gouvernement algérien à l’automne 2021 suite à sa déclaration sur la « rente mémorielle » qu’utiliserait le gouvernement algérien et sur le fait qu’il ne souhaitait pas trancher sur l’existence ou non d’une nation algérienne avant la colonisation. L’épisode de la non-panthéonisation de Gisèle Halimi a également fait débat.
N. Offenstadt :

Il n’est bien sûr pas incontestable. Je juge aussi par rapports aux politiques mémorielles que j’ai pu voir, et on voit quand même quelque chose d’assez tranché. Hollande avait aussi reconnu le 17 octobre 1961, mais c’était sous une forme plus édulcorée. On pourrait discuter de beaucoup de ses discours historiques, pour leur aspect « roman national » ou sur des questions de fond, mais il faut aussi voir l’ensemble. Et c’est cet ensemble-là qui restera, à mon avis.

LTR : vous avez participé à la rédaction d’un ouvrage collectif, Zemmour contre l’Histoire (éditions tracts, Gallimard). De quelle manière les politiques, et notamment chez un candidat d’extrême-droite et en partie révisionniste comme Eric Zemmour, instrumentalisent-ils l’Histoire ? Car on peut voir quelque chose d’ambivalent, dans les références sollicitées par ce candidat.
N. Offenstadt :
Je ne dirais pas qu’il est ambivalent car je vois deux choses se dégager très nettement. Premièrement – et c’est pour ça que nous avons réagi dans ce « tract » et que la question mérite de se poser -, c’est qu’il met l’Histoire au cœur de son processus politique. Les autres candidats de droite, extrême ou conservatrice (Le Pen, Pécresse etc.) en parlaient et en parlent encore, mais l’Histoire est un argument central au cœur de son idéologie. Pourquoi et comment ? Je pense qu’il y a deux matrices. Une assez générale, mais dont il force le trait, est celle où l’ont dit qu’en gros, dans un monde de plus en plus multipolaire et complexe où les citoyens se perdent dans les échelles, beaucoup de candidats vendent de la nostalgie de « la France d’antan ». Eric Zemmour a mis cela au cœur de sa démarche : on peut le voir avec l’ambiance créée dans des clips de campagne. Ça reste une Histoire des Grands Hommes : sa conception-même de l’Histoire est extraordinairement vieillie, démodée.

LTR : c’est là justement où on peut voir une ambivalence : d’un côté il y a cette matrice, mais de l’autre Eric Zemmour peut citer Fernand Braudel…

N. Offenstadt :

Ça, c’est du saupoudrage : dans le fond, c’est une Histoire « roman national » classique – et surtout, nostalgique : il y aurait tout un ensemble de valeurs que l’on aurait perdues, et ces valeurs sont historiques. Ça ne relève pas seulement d’un tableau décoloré de la IIIe République : ça va plus loin et touche au statut de l’Homme. Autrefois, nous étions dans un monde où la domination masculine était beaucoup plus considérée comme allant de soi. Donc tout ce monde que l’on a perdu et qu’il s’agit de récupérer dans tous les domaines, dans le domaine de l’autorité dont il parle sans cesse mais aussi de la domination masculine, des rapports femmes-hommes « à l’ancienne » où l’on peut tout se permettre à partir du moment où c’est la « galanterie française » … Il y a tout un schéma mental de projection de valeurs aujourd’hui perdues, et qui manquent faces aux voyous, aux racailles, etc. Il y a quand même une opposition entre le monde d’hier, avec ses valeurs, et le monde d’aujourd’hui, dégradé, avec ses multinationales, où les femmes ont pris une position qu’elles n’auraient jamais dû prendre, … Tout ceci est au cœur du mécanisme d’ Eric Zemmour.

Sur les autres éléments que vous mentionniez, je pense que ces discours ne sont pas ambivalents, mais complémentaires. C’est l’idée de raconter une autre Histoire de France, ultra-nationaliste, militaire, guerrière et violente pour valoriser une alliance objective entre la droite et l’extrême-droite. C’est un aspect beaucoup plus politique et stratégique d’unir les droites autour de valeurs guerrières, et ce discours historique va servir à revaloriser des figures de droite extrêmes qui étaient plutôt marginales en politique jusque-là et qu’il remet au centre. C’est le cas avec le Pétain de Vichy. Il y a ainsi un aspect électoral avec le discours sur les valeurs, et un aspect stratégique où la droite que souhaite Eric Zemmour passe par une nouvelle synthèse historique – car qu’est-ce qui empêche notamment les droites d’être unies aujourd’hui ? Des clivages anciens touchant à la collaboration, la résistance, le refus de l’antisémitisme et de ses théoriciens, … Réintégrer progressivement les figures « bannies » de l’espace public pourrait réunir et durcir ces droites en leur donnant les valeurs les plus proches du fascisme.

C’est aussi pour cela que l’histoire d’un « eux et nous » est centrale : il n’y a pas que « les musulmans et les Français », toute l’Histoire de France qu’il raconte se construit avec des ennemis intérieurs (qui participent au déclin du pays, les « pacifistes ») ou extérieurs qui ne sont pas « nous ». Vous avez là un schéma politique (plus offensif) qui marche en parallèle avec le schéma nostalgique (plus œcuménique), les deux pouvant évidemment se combiner très bien mais n’ayant pas exactement la même fonction.

LTR : Mais de quoi est-ce donc le nom ? Pourquoi un discours comme celui d’Eric Zemmour prend de l’ampleur aujourd’hui ? Est-ce un épiphénomène ou est-ce symptomatique de quelque chose de plus profond ? De l’état du débat public en France, de la confusion entre Histoire et mémoire, d’un malaise des Français avec leur Histoire… ?
N. Offenstadt :

D’une certaine manière, ce qui est très inquiétant, c’est la diffusion de son discours historique dans ses parties les plus folles où il raconte des choses en dehors de toute raison, de tout argumentaire historique – le pire étant de mettre en cause l’innocence de Dreyfus. Il y a toujours eu des gens qui ont remis en cause Dreyfus : le problème est effectivement que ce discours n’est plus marginal, limité à des cercles d’ultra-droite. Ce qui est fou, c’est que le type de discours qu’il tient a réussi à infuser même à droite : même Valérie Pécresse a parlé du « grand remplacement » dans son meeting, de cette obsession sans-queue-ni-tête pour une horde d’immigrés qui vient des milieux d’ultra-droite. Donc effectivement, vous avez raison de me poser cette question.

L’extrême-droite a toute une dimension réactionnaire, de retour à un temps envers lequel on considère que le monde actuel n’est plus redevable. C’est l’idée de déclin, celle d’un pays qui avaient des Grands Hommes et de la gloire guerrière et qui s’est abaissé pour toutes sortes de facteurs. Il y a un élément objectif dans ces discours : vous n’êtes plus gouvernés dans les mêmes échelles qu’à l’époque de Charles De Gaulle. La construction européenne était beaucoup moins avancée, le monde était bipolaire : des échelles très faciles à comprendre. Mais dans le monde d’aujourd’hui qui est beaucoup plus éclaté, vous avez une perte de repères importante, et la force de la droite extrême a été de répondre par le plus petit dénominateur commun : « la base est toujours là, mais on vous l’a abîmée, masquée ». Ce qui marche, en quelque sorte, c’est de rabattre les gens sur le repère le plus évident quand ils ont l’impression que les autres sont évanescents. Et comme, en plus, il y a eu instrumentalisation de l’ennemi objectif qu’est le terrorisme islamiste, cela pouvait donner l’impression de valider tous les discours de danger, et une situation objective est ainsi démultipliée.

Il y a donc le montage entre, sur le temps long, cette dégradation apparente des points de repères, et en même temps une violence objective qui peut donner raison à ceux qui construisent les problèmes de manière extrêmement facile comme un « eux et nous ». C’est un peu cette congruence entre deux temporalités qui explique le succès de la droite extrême : nous pourrions en discuter longtemps, mais je pense qu’il y a aussi une responsabilité de la gauche car elle n’a plus été de gauche. Autant la force de la droite a été depuis vingt ans, de mener clairement une politique de droite, assumée, autant la gauche a, pour plusieurs raisons, décidé que mener une politique de gauche était trop devenue trop clivant. On a affaire à ce panorama politique totalement dissymétrique : à partir des années 2000 où la droite a commencé à mener une politique assumée de droite, soutenue par un discours identitaire, il n’y avait personne en face pour affirmer clairement les positions de gauche et construire l’épine dorsale d’un contre-récit. La seule fois où François Hollande a voulu montrer une position claire, même si elle était instrumentale, c’était sa phrase sur le monde de la finance – et ça a marché ! On exagère peut-être l’impact de ce moment mais cela paraissait un vrai discours de gauche qui aurait pu correspondre à une vraie politique. Je pense donc qu’il y a un récit qui s’est très profondément structuré autour de ces valeurs classiques de la droite, mais qu’en face, la gauche n’a pas été capable de maintenir son identité première, ni dans les politiques menées, ni même dans les discours au-delà de coups d’éclat.

LTR : Donc le problème serait plus celui d’une mémoire alternative plutôt que de la conception de l’Histoire ? On donne à Eric Zemmour un crédit historique, mais l’Histoire est aussi une démarche de remise en question, de nuance. Est-ce que le problème n’est pas tant de donner une « culture historique », mais plutôt de forger un récit, une mémoire avec des faits établis ? Et si la question est plus de diffuser une culture historique, quel serait le rôle de l’historien dans le débat public ?
N.Offenstadt :

J’ai une position très influencée par Gérard Noiriel : je pense que le rôle de l’historien n’est jamais de donner un récit. Même authentifié, même argumenté, il ne s’agit pas de dire « voilà l’Histoire telle qu’on doit l’adopter ». Cela vaut aussi lorsque nous conseillons les politiques ou pour l’Histoire nationale, car il y a plusieurs Histoires nationales et elles sont différentes selon d’où vous venez, la temporalité dans laquelle vous vous inscrivez, etc. Mais – et cela m’est arrivé très souvent -, sur certains points de spécialité, on nous demande ce qu’il faut faire. Je ne réponds jamais à cette question car j’estime que la mémoire, c’est le rôle du politique. Lorsqu’on est confronté à une politique de mémoire, notre rôle d’historien est de donner l’état du savoir. Après, ce dernier n’est pas neutre : toutes les interprétations ne se valent pas, et toutes les politiques mémorielles non plus. On ne peut pas mettre sur le même plan bourreaux et victimes, même si on l’explique historiquement, et il y a des choix à faire sur qui mettre en avant. Donc le rôle de l’historien est de donner, que ça soit à l’État ou aux petites associations mémorielles, l’état du savoir, mais aussi de prévenir sur ce qu’impliquent les politiques mémorielles en fonction du contexte présent ou passé. Des violences du passé (comme la peine de mort ou les exécutions publiques) pouvaient être considérées à l’époque comme légitimes, donc ce qui était normal avant peut poser souci aujourd’hui. Cela n’empêche pas de dire que l’on veut faire une autre politique mémorielle aujourd’hui, mais il faut faire savoir que des contemporains à une période donnée pouvaient avoir d’autres valeurs.

On a donc, en simplifiant, trois degrés d’intervention : les faits, le contexte de l’époque, les enjeux des politiques mémorielles (donc ce que le lien entre le passé et le présent implique aujourd’hui). Ensuite -et c’est ma position-, c’est de dire aux gens de faire avec les premiers deux niveaux comme ils en ont envie. Je peux donner mon avis sur le choix de politique mémorielle, mais ça sera mon avis de citoyen.

Voilà pour le rôle de l’historien. J’ajouterais simplement que c’est un rôle à conduire de manière active : je ne suis pas pour l’historien dans sa tour d’ivoire. Certains disent qu’on ne sera jamais écoutés, que c’est inutile : moi, je pense qu’il faut occuper toutes les places possibles tant qu’elles ne sont pas dégradantes sur le plan intellectuel. Mais par exemple, je ne refuse pas de discuter avec des élus même s’ils ne sont pas les miens, car j’estime que c’est notre rôle et que je suis payé pour ça. C’est aussi pour cela que je pense que les historiens ont leur place dans l’ensemble des médias nationaux comme locaux. Simplement, il faut apprendre à les apprivoiser, en partant du principe qu’on ne doit pas donner l’impression de faire un cours. Il s’agit de donner des instruments aux gens pour qu’ils se fassent eux-mêmes leur avis.

LTR : il s’agit finalement, selon la formule de Gérard Noiriel, d’être un « intellectuel spécifique et collectif » !
N. Offenstadt :

Exactement ! Je pense que la parole historienne aura d’autant plus de poids dans l’espace public qu’elle sera fondée sur ses propres travaux. Car qu’est-ce qui fonde la parole historienne ? Ça n’est pas un génie créatif -ou alors dans ce cas, on intervient comme intellectuel, citoyen-, mais le savoir. Or, ce savoir n’est évidemment pas omniscient. Il s’agit donc d’intervenir, comme dit Gérard Noiriel comme intellectuel-historien spécifique : au nom de ma compétence, de ce que j’ai appris par beaucoup de travail, je peux vous dire telle chose. Et cette parole sera plus étayée que celle de mon voisin parce que moi, j’ai travaillé là-dessus, de la même manière qu’on préférera l’avis d’un menuiser si l’on veut construire un meuble. Nous, historiens, avons ce côté technicien, spécifique, et je pense qu’il est important de maintenir cela car c’est ce qui fait la richesse des interventions en tant qu’historien.

Et j’insiste de nouveau là-dessus : ces paroles d’historiens n’ont pas vocation à être professorales. Je ne vais pas dire à des citoyens que leur mémoire est « fausse » : je peux expliquer les implications et le contexte. Ça me rappelle un séminaire où un historien disait que la circulation était interdite durant l’occupation à un endroit précis, et quelqu’un a levé la main pour dire « ça n’est pas vrai, j’y étais ! » c’était son souvenir à lui, pas l’histoire. Donc, il faut prendre toutes les mémoires en considération, et je ne suis pas pour une opposition mémoire-histoire. Dans l’espace public, il faut pouvoir entendre des mémoires différentes. Ça ne veut pas dire que vous les endossez, mais cela fait partie du travail de l’historien d’écouter le rapport au passé des gens. On dit souvent que ces mémoires ne parlent que de leurs propres histoires « communautaires », et que si chacun demande sa place dans le récit national il n’y aurait plus de place. Mais c’est justement ça, faire de l’Histoire : c’est regarder comment agencer toutes ces mémoires, ce que certaines disent de plus profond que d’autres, voir à quoi elles correspondent, … C’est pour cela que je pense que leur singularité n’est pas un argument pour rejeter ces mémoires, même s’il faut les confronter à un récit plus global.

LTR : pour faire nation…
N. Offenstadt :

Ou pas ! Il y a des choses qu’on ne peut pas faire coïncider : on ne peut pas mettre ensemble bourreaux et victimes, et il n’y a pas de raison. Par exemple, si l’on fait un monument aux Alsaciens morts pendant la Seconde Guerre mondiale, ça se discute (et cela l’a été) : vous allez mettre ensemble les SS et les Juifs déportés sur le même mémorial ? Pourtant, ça fait l’Alsace. Donc non, on n’est pas obligé. Et peut-être même que ça ne fait pas Alsace, d’ailleurs, parce que les uns ont massacré des enfants et les autres ont été massacrés. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas écouter les mémoires, et on peut faire cela tout en leur donnant des outils pour se construire différemment. Mais ça aussi, c’est le travail de l’historien : écouter les voix du passé, les rendre audibles au présent. 

LTR : Justement, la question des mémoires au sein de la société se pose, notamment avec la question des déboulonnages de statues depuis quelques années ou encore de la cancel culture. Cela pose la question de qui on honore ou pas, qui retenons-nous de l’Histoire. Quels sont les principaux enjeux mémoriels aujourd’hui autour de cette question ? Quel est votre regard sur ces phénomènes ? Et quelles solutions ? Vous avez déjà évoqué dans les médias l’exemple des musées allemands, avec des plaques explicatives détaillées.
N. Offenstadt :

Je pense que le débat est très mal posé en France depuis longtemps : les gens pensent qu’en faisant tomber une statue ou en effaçant un nom de rue, on efface l’Histoire. Mais c’est complètement faux : c’est considérer que l’espace public actuel est l’Histoire. Or, il est le cumul de choix mémoriels de différentes générations. D’ailleurs, ça ne coïncide pas toujours : vous avez parfois tout et son contraire sur une place publique. Le problème posé, qui est souvent une attaque de la droite réactionnaire, est de dire qu’on efface l’Histoire comme s’il n’y avait qu’une seule Histoire qui se serait déployée tout naturellement, et que les places publiques ne transcriraient qu’un récit évident. Mais c’est totalement faux, et cela biaise d’emblée le débat. Les places publiques sont le cumul de mémoires différentes, parfois contradictoires, discutables à chaque époque. Et avec des rues débaptisées depuis longtemps et à chaque époque. On ne cesse de débaptiser des noms de rues lorsque des municipalités changent de majorité : regardez le nombre de rues dans les anciennes communes communistes débaptisées lorsque celles-ci sont passées à droite ! Le problème n’est donc pas du tout de changer la mémoire car, par définition, la mémoire change tout le temps : même les mémoires douloureuses n’ont pas un parcours uniforme. L’histoire, au sens évoquée, s’écrit ailleurs, plus sereinement souvent.

Donc le problème est mal posé : la vraie question est « quel choix voulons-nous faire dans le passé ? » Si je vote pour une statue, je ne vais pas voter comme historien, ça serait ridicule. Je voterai en tant que citoyen : je préférerais largement une place Jean Jaurès à une place Charles de Gaulle, mais ça n’est pas un avis d’historien -car, en tant qu’historien, Charles de Gaulle m’intéresse tout autant que Jean Jaurès. Mais en tant que citoyen, je fais des choix mémoriels en fonction de mes valeurs. Il faut que les citoyens sachent le mieux possible qui sont ces personnes pour faire leur choix, mais ça n’a rien à voir avec de l’Histoire, mais avec un choix mémoriel collectif des valeurs que nous voulons incarner.

Aussi, qu’est-ce que ça veut dire que de féminiser les noms de rue ou le Panthéon ? On ne se prononce pas sur l’Histoire des femmes, mais sur la manière dont l’on veut aujourd’hui, collectivement, faire parler le passé. C’est pour cela que c’est ridicule et malhonnête de dire qu’on veut effacer l’Histoire. C’est en fait une attaque politique conservatrice qui veut faire croire que l’Histoire est intangible, et que l’espace public se serait transmis de manière toute aussi intangible qui aurait été un média neutre d’une représentation de l’Histoire figée. Comme si l’Histoire avait été écrite une bonne fois pour toute, et que les gouvernements successifs depuis l’Ancien régime n’avaient fait que mettre en scène publiquement ce récit, et qu’attaquer les statues détruirait ainsi toute une Histoire naturelle. Rien en va ici : il n’y pas d’Histoire naturelle, et pas d’effacement de l’Histoire. Vous pouvez enlever toutes les statues de Napoléon, il sera toujours présent dans les archives, les bibliothèques, les expositions, les colloques de recherche, etc. Mais glorifier ou non certains aspects de Napoléon est un choix collectif, et il n’y a rien qui s’impose ! Il faut accepter que ces questions de statues et de noms de rue ne construisent, ni ne changent l’Histoire, même si l’on utilise des éléments historiques pour s’informer et que ça m’intéresse, en tant qu’historien, d’aller voir qui on célèbre et pourquoi. Il est urgent de revoir le débat tel qu’il est posé actuellement.

LTR : Il y a quand même des personnages de l’Histoire présents dans les archives, mais qui sont moins présents dans l’imaginaire et dont on va moins parler car justement, il n’y a pas cette représentation dans l’espace public. Je pense notamment à Maximilien Robespierre ou à la mémoire du Second Empire. D’autre part, sur le déboulonnage des statues : quand on pense à Jean-Baptiste Colbert, là où l’historien peut peut-être être utile, c’est pour remettre en contexte et éviter les anachronismes.
N. Offenstadt :

Cela rejoint ce que je disais tout à l’heure : je pense que toutes ces décisions peuvent être prises, mais il faut un travail préalable d’information. Effectivement, il faut que toutes les formes de changement d’espace public puissent être informées, fondées sur une parole historienne visant à éclairer et non pas à surplomber la décision. Pour autant, je ne vois pas du tout pourquoi une société ne pourrait pas se dire « et pourquoi Colbert ? ». La question des jeunes générations sur les statues de Colbert est légitime. Je n’ai pas de réponse à apporter, mais je trouve cela assez insupportable de la part de la droite conservatrice de dire qu’on n’aurait jamais le droit de remettre en question. Même si cela peut être vu comme maladroit ou déplaisant, je considère comme légitime de se réinterroger – et heureusement, que les jeunes générations réfléchissent autrement sur l’écologie, les rapports femmes-hommes ou autre, car sinon ça serait catastrophique ! Il n’y a pas de raison pour qu’elles ne posent pas de questions sur le rapport au passé également, et qu’elles aient envie de nouveaux héros, de faire autrement, ou pas. Ça ne veut pas dire que je vais accepter les arguments donnés ou que je ne vais pas essayer de donner des éléments d’historien, mais poser dès le départ comme illégitime le fait de réinterroger l’espace public me paraît extraordinairement conservateur et figé sur le rapport au passé. Heureusement qu’émergent de nouveaux héros ! Pas seulement par la mémoire, d’ailleurs : les historiens aussi font émerger des gens que l’on ne connaissait pas, peu, ou différemment. On découvre ou redécouvre tout le temps des héros de la Résistance ou de la Commune, donc on se peut se poser la question de savoir s’ils ne sont pas aussi dignes de louanges ou de présence dans l’espace public que d’autres.

LTR : Est-ce que vous trouvez intéressant, par exemple, ce qu’a fait la mairie de Rouen avec la statue de Napoléon devant l’Hôtel de ville ? Cette statue avait été enlevée pour restauration, et un vote local a été organisé pour savoir quelle statue mettre à la place, et les Rouennais ont décidé de garder la statue de Napoléon…
 N. Offenstadt:

J’y ai participé. J’ai été invité à Rouen avec d’autres historiens : ils ont fait un travail remarquable qui était tout à fait dans l’esprit dans ce que je viens de dire. On a eu un podium, parmi d’autres tables-rondes, avec quelques autres historiens, et on nous a demandé d’avoir la discussion que nous sommes en train d’avoir ici. On a fait ça avec le maire de Rouen, et il y a eu d’ailleurs toute une série d’autres discussions : je suis intervenu sur les questions de mémoire, mais il y a aussi eu des collègues plutôt spécialistes de Napoléon. C’est un travail assez unique en France, à mon avis, car ça correspond exactement à l’idéal, d’éclairer par tout un ensemble de forums citoyens une question de mémoire dans l’espace public. C’était ouvert à tout le monde, nous avons parlé une heure et demie avec des collègues, des journalistes étaient présents, et chacun a pu donner arguments et contre-arguments. Les gens ont pris une décision mais ont eu dans la période pré-consultation tous les éléments pour faire un choix. J’ai trouvé le processus excellent : ce qu’ils ont fait est un modèle à suivre, et le fait que la mairie ait « perdu » -un projet alternatif était d’installer une statue de Gisèle Halimi – prouve, quelque part, que ça a été bien fait car la mairie n’a pas imposé ses arguments. Mais même si on aurait pu faire des améliorations, je pense qu’un Rouennais intéressé par le débat et sans idées pré-conçues a pu, avec le processus qui a eu lieu, faire un vrai choix.

LTR : Que pensez-vous de la manière d’enseigner l’Histoire dans l’éducation nationale aujourd’hui ? Est-ce un enseignement de l’Histoire ou une transmission de mémoire ?
N. Offenstadt :

On a la chance en France d’avoir beaucoup de liens entre la recherche et l’enseignement secondaire. Dans d’autres pays, les formations sont séparées : en Allemagne, si vous voulez être enseignant du secondaire, il faut aller en faculté de pédagogie, vous êtes moins en contact avec ceux qui deviendront professeurs d’université (en Histoire, en tout cas). Ici, je vois tout le temps des collègues du secondaires, avec des conférences, des réunions, des formations, etc. Donc l’idée de séparer l’université et le secondaire où on aurait une Histoire un peu plus figée, classique, ça ne marche pas en France. Chaque enseignant se tient plus ou moins au courant de l’actualité de la recherche, mais je pense qu’on a un enseignement secondaire très en prise avec les questions mémorielles et de recherche, et qu’il faut défendre et fortifier cet aspect du modèle français de transmission scolaire. Il n’est pas parfait, il n’y a notamment pas assez d’heures pour l’histoire-géographie, mais cette structure de coopération me paraît quand même très porteuse.

Références

L’histoire bling bling, Nicolas Offenstadt (2009)

L’histoire au présent, Nicolas Offenstadt (2014)

L’Historiographie, Nicolas Offenstadt (2017)

Zemmour contre l’histoire, Textes écrits par un collectif d’historiennes et d’historiens rassemblant : Alya Aglan – Florian Besson – Jean-Luc Chappey – Vincent Denis – Jérémie Foa – Claude Gauvard – Laurent Joly – Guillaume Lancereau – Mathilde Larrère – André Loez – Gérard Noiriel – Nicolas Offenstadt – Philippe Oriol – Catherine Rideau-Kikuchi – Virginie Sansico – Sylvie Thénault (2022). 

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