Le coeur synthétique de Chloé Delaume ou le cynisme des amours âgées

Culture

Le coeur synthétique de Chloé Delaume ou le cynisme des amours âgées

Emile Kessler a lu pour Le temps des ruptures le roman Le cœur synthétique de Chloé Delaume. Dans cet article il relate l’analyse sociale de l’amour des cinquantenaires opérée par l’autrice, dans un ouvrage fort mais douloureux.

Les romans sentimentaux ont ceci de spécieux qu’ils narrent le plus souvent les belles amours de jeunes tourtereaux dans la fleur de l’âge. Chloé entend dépeindre dans ce livre les femmes « fanées », celles qui, en raison de leur âge, ne correspondent plus aux canons de beauté de notre époque d’exaltation de la jeunesse.

Adélaïde, quarante-six ans, décide de rompre avec son petit-ami. Aucun problème particulier, mais une lassitude qui lentement rongeait leur couple. Elle qui n’avait jamais eu de difficulté pour trouver l’amour – ou même un simple coup d’un soir – se retrouve donc de retour sur le « marché de l’amour », puisque c’est désormais comme cela qu’il faut l’appeler(1). Adélaïde n’a pas de temps à perdre, aussi elle affute son maquillage, enfile ses plus beaux vêtements et s’en va aguicher le regard masculin là où les magazines féminins lui conseillent d’errer (statistiques à l’appui !). Les jours passent, mais les compliments de la gente masculine se font attendre. Une semaine, deux semaines, un mois, toujours rien. Mais que s’est-il passé entre sa précédente rupture, il y a dix ans, et aujourd’hui ? Justement, dix ans, dix années où elle a outrepassé son droit à plaire – alors que l’opinion publique considère qu’un homme de soixante-dix ans peut toujours correspondre aux standards de beauté, cherchez l’erreur. « Adélaïde Berthel, c’est une femme comme une autre. Qui, à quarante-six ans, entend sonner le glas de ses rêves de jeunes filles », Chloé Delaume annonce la couleur.  

Les hommes lui préfèrent des femmes plus jeunes, même quand ils ont le double de leur âge. Exit l’insolente assurance de la jeunesse, Adélaïde entre dans une intense solitude conjuguée à la non conjugalité. De soirée en soirée, de cocktail en cocktail, d’after work en after work, le regard des hommes ne se pose plus sur elle, il la transperce au sens premier. Elle « découvre l’invisibilité de la femme de cinquante ans, avec un peu d’avance ». Ne sachant plus à quel saint se vouer, Adélaïde s’essaye à des prières de supplication ou, sécularisation oblige, des envoûtements de sorcellerie. Comble de l’idiotie, elle va jusqu’à tenter de renouer avec son ex de collège – avec l’échec attendu. S’arrime à ces déroutes une remise en question totale d’elle-même ; son corps se dégradant avec l’âge, le patriarcat ne lui laisse aucune chance et ne mettra jamais en valeur des corps comme le sien. Son corps revenons-y, il n’a rien de particulièrement laid, il n’est qu’un corps de quarantenaire parmi les autres. Mais un corps de quarantenaire parmi les autres, c’est un corps patriarcalement décadent.  

Pourtant, à force de persévérance, de sorties mondaines, et surtout grâce à ses amies, Adélaïde retrouve quelqu’un. Un certain Martin. Il n’est pas parfait mais, à première vue, fait largement l’affaire. Suffisamment seule pendant des mois, Adélaïde ne fait pas la difficile. Elle s’installe à moitié chez lui, l’un et l’autre se font mutuellement de petites attentions, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Jusqu’au jour où, gagné lui aussi par les schèmes misogynes de notre époque, Martin lui assène cette sentence assassine : « je t’aime, mais je ne te désire pas ». Chroniques d’une femme presque cinquantenaire, célibataire, au destin somme toute commun.  

On sort de la lecture de ce livre avec un amer goût dans la bouche. « Ce ne doit pas être si grave de vieillir en amour » se dit-on naïvement, du haut de nos vingt-cinq ans. Pourtant, ce que nous offre Chloé Delaume, c’est, par une sorte de littérature sociologique par le bas, la peinture réaliste d’une bien triste réalité.

 

Références

(1)Voir notamment Illouz Eva, La fin de l’amour, enquête sur un désarroi contemporain, Seuil, 2020, 416p.  

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