Mourir pour des idées, 1972 Brassens

Culture

Mourir pour des idées, 1972 Brassens

Par Mathias Delsol Réputé pour la légèreté de ses chansons, Georges Brassens est aussi un artiste qui insuffle dans ses écrits des messages à portée politique. Plus encore, il est une figure revendiquée de l’anarchisme, cause pour laquelle il écrivait dans sa jeunesse : ses fameux copains sont partiellement issus des milieux « anars ».

Le sètois accusait déjà d’un pacifisme désinvolte par bien des titres – dans ce registre, La Guerre de 14-18 ou Les Deux Oncles – mais Mourir pour des idées, issue de l’album Fernande (1972), demeure sa chanson la plus solennelle en la matière. Une nuance toutefois : le sujet, le ton et la mélodie sont graves, mais Brassens dénote parfois avec ce sarcasme qui lui sied si bien. L’œuvre de Brassens est transcendée d’un idéal libertaire en lequel la vie, l’amour et la tranquillité sont absolues. Mourir pour des idées est une chanson qui s’affaire du fond, dans laquelle le poète étaye sa position en chargeant le point de vue adverse. Il s’adresse tout particulièrement à toute idée qui inciterait à l’ultime sacrifice, pour des raisons qu’il explicite par le chant.

« Mourrons pour des idées d’accord, mais de mort lente »

Étant lui-même épris d’un certain nombre d’entre elles, Brassens consent un point : le propos n’est pas l’abandon de toutes les convictions mais davantage la primauté de la vie sur ces dernières. L’opinion n’est pas exprimée sans une pointe d’ironie : la mort étant de rigueur pour nous autres, la lenteur de la venue de celle-ci nous dispenserait en réalité de mourir pour des idées, nous laissant ainsi succomber en raison de causes naturelles. « À forcer l’allure, il arrive qu’on meure pour des idées n’ayant plus cours le lendemain ». Le « zèle imbécile » (Supplique pour être enterré à la plage de Sète, 1966) que connaissent les fervents partisans qui ont miroité le triomphe dans la postérité peut s’avérer vain : soit par défaite – l’on pensera ici à la Commune de Paris, dont Brassens se réclame – soit par désintérêt – à ce sujet, Brassens évoque la guerre de Cent Ans dans Les Deux Oncles. Il déplore un tel gâchis du trésor qu’est la simple vie, puisqu’avec recul, la Camarde en les emportant, ne laissa guère de mé­moire intemporelle de ces hommes.

« S’il est une chose amère, désolante, en rendant l’âme à Dieu c’est bien de constater, qu’on a fait fausse route, qu’on s’est trompé d’idée ». Le bien unique qu’est la vie se doit a minima d’être utilisé pour la juste cause, mais l’enjeu est d’une ampleur telle qu’il est épineux de trancher. Face au Purgatoire, remarquer avoir donné sa vie pour de vils desseins est une observation fatale. Par conséquent, « le sage tourne autour du tombeau », il traîne à choisir la cause qui le condamnera.

« Mourir pour des idées, c’est le cas de le dire, c’est leur raison de vivre, ils ne s’en privent pas » Aux Saint-Jean bouche d’or, responsables de ces massacres, Brassens cède le pas. Le constat est fréquent, ces autorités « supplantent bientôt Mathusalem dans la longévité », ce sont les premiers à s’abstenir de l’offrande suprême : ils la prescrivent pourtant.

Georges Brassens, toujours avec aménité, s’en prend résolument à toute idée prétentieuse qui ne percevrait la vie que par son prisme et la consumerait à ses fins. Cet éloge de la vie tranquille est autobiogra- phique, l’auteur étant celui ayant vécu dix années d’extrême indigence dans l’impasse Flaurimont du 14ème arrondissement de Paris. Il le confessera toutefois : ces dix années de vie simple, marquées par l’amour et la chanson, l’humour et l‘amitié, furent les meilleures de sa vie.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing
Que signifierait une victoire de la Russie sur l’Ukraine ?
La faillite intellectuelle d’Emmanuel Todd (1/2)
La dérive machiste des Passport Bros

La Commune n’est pas morte

Luttes d'hier & Luttes d'ailleurs

La Commune n’est pas morte

Entretien avec Hugo Rousselle
Par Gurvan Judas et Milan Sen Pour commémorer le 150ème anniversaire de la Commune de Paris, nous revenons ensemble sur cet évènement fondateur de notre République avec Hugo Rousselle doctorat et co-auteur du livre et de l’exposition « Nous la Commune ». Dans cet entretien sont évoqués l’épopée communarde, son programme, ses commémorations ou célébrations, la marque qu’elle a laissée et la manière dont elle peut nous inspirer encore aujourd’hui. 
LTR : Comment percevez-vous cet événement historique qu’est la Commune ?
Hugo Rousselle Nerini :
Je le perçois comme un moment, un acte fondateur de notre République. Il y a quand même une tradition révolutionnaire en France avec 1789, 1830, 1848, et la Commune est un moment où la République s’affirme, plus encore que le 4 septembre 1870. La majorité portée au pouvoir était alors largement royaliste, et parce qu’il y a aussi cette Commune qui est massacrée pendant la semaine sanglante, il va y avoir un affermissement de cette République, et pas n’importe quelle République, une République démocratique, sociale, laïque et universelle. Pour moi c’est déjà un acte fondateur de notre République française, et puis c’est un moment révolutionnaire extraordinaire et, comme le dit la formule, “un espoir mis en chantier”, un programme pas encore entièrement réalisé aujourd’hui.
LTR : Faut-il la commémorer ? La célébrer ?
Hugo Rousselle Nerini :
La commémorer ça me paraît évident, parce qu’à mon sens il faut commémorer, c’est-à-dire “rappeler à la mémoire”, tout ce qui a trait à l’histoire nationale. A plus forte raison dans un régime républicain sur un acte fondateur de la République. Le célébrer, à titre personnel je dirais oui bien sûr. Le célébrer dans ce qu’il a de plus beau, pas dans ce qu’il a de morbide ou de mortifère. C’est pour ça que nous avons décidé de célébrer le 18 mars plutôt que le 28 mai, l’idée debout plutôt que l’idée à terre, “le cadavre est à terre mais l’idée est debout” dit Victor Hugo. On voulait que l’idée et que
LTR : Au niveau institutionnel, les pouvoirs publics doivent-ils jouer un rôle dans ces commémorations et ces célébrations ?
Hugo Rousselle Nerini :
Ca a été, pendant longtemps, une des revendications des Amis de la Commune, et finalement ça n’a été qu’en 2016 que l’Assemblée nationale a réhabilité les communards, même s’ils avaient été amnistiés depuis longtemps. L’amnistie c’est une grâce ! Certains ont un peu grogné quand on a fait notre manifestation du 18 mars parce qu’il y avait la Maire de Paris, parce qu’une dimension officielle s’est greffée à notre projet. C’est dommage de la rejeter totalement, à mon sens ce qui est préférable c’est qu’il y ait une spontanéité populaire dans la commémoration, et pas momifier l’événement, pas le transformer en une espèce de cérémonie soviétique de la fin des années 1980. Il faut qu’il y ait les deux à mon sens. La dimension officielle doit être en partie présente parce qu’il faut que la Nation regarde son histoire en face, mais si elle n’était que cela ce serait dommage, il faut également une dimension populaire. Pour l’anniversaire du 18 mars, nous on a pu rencontrer des gens, après la cérémonie officielle limitée en terme de places, le moment le plus important a été quand des gens sont venus nous voir après, il y avait des Parisiens, mais aussi des groupes de Nantes, de Lyon, de Narbonne, pour donner une nouvelle vie à la Commune de Paris. Donc dire “la Commune n’est pas morte” c’est aussi lui redonner un sens de ce point de vue-là.
LTR : Pour commémorer la Commune, quel sup- port faut-il privilégier ? Quels thèmes aborder ? Quel public viser ?
Hugo Rousselle Nerini :
Tout support, tout thème et tout public ! Nous on a utilisé le biais à la fois biographique et graphique. D’autres l’ont fait aussi, et avant nous, Tardi avec la bande dessinée ou Raphaël Meyssan de manière plus récente avec sa bande dessinée et surtout son documentaire qui a eu une sacrée répercussion. Tous les moyens sont bons. Pour le public, tout le monde ! Nous ce qu’on a apprécié c’est que, par le biais graphique et biographique qu’on a choisi, on avait une exposition qui pouvait être familiale. On a vu des enfants, moi j’ai même eu une conversation avec un enfant qui était en primaire, un gamin de CM2, avec qui j’échangeais, qui connaissait déjà un peu les événements de 1870- 1871, et ça c’est beau ! Si on ne s’adresse qu’aux militants ou aux spécialistes de la Commune, c’est un champ qui va forcément être limité. Le but c’est de s’adresser à des gens qui ne savaient même pas que la Commune existait. On parlait tout à l’heure de ce qu’a fait Raphaël Meyssan, nous il y a des gens qui sont venus nous voir et qui étaient contents de retrouver dans les cinquante personnages Victorine Brocher, qui est un des personnages principaux de son documentaire, et qui était très peu connue. Mais ceux qui savent sont des gens qui connaissent déjà le sujet, alors que par le biais du documentaire plein de gens ont découvert cette femme, et ils étaient contents de la retrouver, dans notre exposition, dessinée sous les traits d’une cantinière. Au contraire on voulait toucher ceux qui n’avaient pas de connaissance, ou une vague connaissance du sujet, pour qu’ils s’y intéressent de manière plus précise. Les jeunes font certes partie de notre cible, avec notre campagne Facebook, mais ce qu’on voulait surtout c’est que des gens qui se baladent, que le passant moyen soit attiré par le graphisme et soit intrigué. Le fait que nos figures soient à taille hu- maine, ce qui crée une sorte de dialogue, donne en- vie d’aller voir de plus près. Jeunes et moins jeunes ! On constate avec joie qu’effectivement ce graphisme attire les jeunes. Je me suis toujours beaucoup intéressé à l’histoire, et c’est toujours le cas aujourd’hui, aussi beaucoup par le biais biographique. “Un tel personnage me touche”, on passe par le sensible, ça ne veut pas dire qu’il faille rester, ça ne veut pas dire qu’on doit en faire une image d’Epinal ou s’enfermer dans une vision conservatrice centrée sur les grands hommes de l’Histoire. Mais ça fait partie de l’attrait, c’est parce qu’on va s’intéresser à la vie d’Edouard Vaillant, de Léon Frankel, d’Eugène Varlin ou de Louise Michel qu’après on va prendre du recul sur l’événement, essayer de comprendre pourquoi on se retrouve avec une telle diversité de profils, pourquoi un événement comme celui-ci est possible. Donc pour les jeunes et les moins, jeunes, il y a cet aspect-là, “s’identifier à”, “untel était avocat, une telle était infirmière, untel était ouvrier ». S’identifier aux personnages je pense que c’est important pour s’intéresser à l’histoire et pour la vulgariser, au sens neutre du terme, vulgus, au sens du peuple.
La commémoration ne doit pas momifier un évènement
LTR : La Commune est un événement collectif, et on a beau tous connaître Jules Vallès, Louise Michel et d’autres, ils ont tendance, ces grands personnages, à être fondus dans le collectif de la Commune. On voulait donc t’interroger sur la mise en avant de ces personnages. C’est très rare lorsqu’on évoque la Commune.
Hugo Rousselle Nerini :
Oui c’est ça, c’est une révolution aux mille visages. Le choix des personnages a été terrible, parce qu’il y en a tellement ! Ça a été très dur d’en choisir seulement cinquante. Ça nous paraissait un chiffre raisonnable, en termes de faisabilité graphique et biographique pour les personnages. On a des figures connues, comme Louise Michel, Jules Vallès. On va dire qu’il y a plusieurs degrés, Jules Vallès, Louise Michel c’est des noms qu’on connaît. Mais pourquoi on les connaît ? Parce que ce sont des noms de rue ou des noms de lycée. Je vais vous donner un exemple, qui est la meilleure chose que je retiens du 18 mars, c‘était un des gars qui nous avait aidé la veille, qui faisait partie des manutentionnaires de la ville de Paris, qui vient me voir et qui me dit “c’est super ce que vous avez fait, moi j’étais au lycée Jules Vallès jusqu’aujourd’hui je ne savais pas qui c’était. C’était le nom de mon lycée mais je ne savais pas qui était ce personnage, et donc maintenant je vois, je l’identifie, je mets même un visage sur ce personnage, j’arrive à le situer”. Ça c’était déjà une victoire pour nous. Donc dans ces personnes célèbres il y a Louise Michel, Jules Vallès ou encore Gustave Courbet. Ensuite il y a les gens connus de ceux qui s’intéressent à l’événement, donc les Jean-Baptiste Clément, Dombrowski, Varlin. Et ensuite il y en a d’autres que même ceux qui s’y connaissent en histoire de la Commune ne connaissaient pas forcément. Quand ils ont vu le nom de Louis Debock, qui a été le chef de l’imprimerie nationale, dont le visage a été totalement inventé par Dugudus parce qu’on n’avait pas de photos de lui, on a créé son visage en échangeant, en discutant. Les personnages sont des biais pour parler de choses plus pro- fondes. Le Debock en question il nous permet de parler des affiches de la Commune, Jules Vallès permet de parler du Cri du peuple et des journaux pendant la Commune, Dombrowski de la place des Polonais et de l’armée dans la Commune et d’autres personnages se suffisent à eux-mêmes comme Louise Michel. Si on est uniquement dans le factuel, les gens perdent le fil au bout d’un moment. A l’inverse, l’historien qui produit une analyse sur un sujet, qui prend du recul sur les choses, maîtrise déjà son sujet. Mais pour celui ou celle qui ne connaît pas l’histoire, les faits, strictement les faits, ça peut vite rebuter, c’est pour ça qu’on est passé par la biographie, des petits textes assez courts pour que les gens aient une idée générale des personnages et qu’ils retiennent une idée. On essaye de semer des graines, c’est déjà pas mal.
LTR : Que penses-tu de l’écho médiatique et intellectuel, on pense notamment aux débats qui opposent commémorations de la Commune et celles autour de Napoléon, qu’ont pour l’instant eu les commémorations autour de la Commune, et plus spécifiquement celles que tu as dirigé ?
Hugo Rousselle Nerini :
Je sais qu’il y une espèce de conflit stérile sur Bonaparte et la Commune. J’ai envie de citer Bonaparte, paradoxalement, “de Clovis au Comité de salut public je me tiens solidaire de tout”. A partir de là, même si on a une préférence pour Bonaparte, on ne doit pas exclure la Commune, et inversement, sur ce qui est de la commémoration. Pour la célébration c’est quelque chose qui relève plus de l’intime, du politique. Mais sur la commémoration, celui qui voudrait exclure de la mémoire française Bonaparte ou la Commune commettrait une erreur. On parle de deux événements qui, outre la dimension nationale qu’ils ont pris, ont une connotation internationale qui est non négligeable. Bonaparte, c’est le personnage sur lequel on a écrit le plus de livres sur cette Terre. Et la Commune, quand on voit qu’il y a des affiches en mémoire de la Commune en Chine, que le Rojava se réclame de la Commune de Paris, que dans le fin fond de l’Amérique du Sud on se réclame de la Commune de Paris, que Lénine dans son mausolée est entouré dans un drapeau de la Commune de Paris, qu’on raconte qu’il a dansé dans la neige au 73ème jour de pouvoir bolchévique, c’est de fait un événement qui a pris une ampleur internationale au-delà du strict événement historique. La commémoration ne doit pas momifier un événement, mais doit permettre de revenir dessus pour en débattre du point de vue historique et ensuite pourquoi pas du point de vue politique. L’historien doit garder une distance d’historien, expliquer et après le politique peut avoir un rapport sensible à l’événement, on peut dire que les communards sont les fondateurs de la République sociale, ou on peut dire que ce sont des gens qui ont tué des prêtres et on peut dire que Napoléon est le continuateur de la Révolution française et le père du code civil, ou on peut dire qu’il a rétabli l’esclavage. On peut en débattre, on doit en débattre.
LTR : Au-delà des commémorations, quel est l’héritage de la Commune pour les gauches nationales et internationales ?
Hugo Rousselle Nerini :
Sur un plan national on sait que la fin de la Commune est un moment terrible parce qu’elle est tuée dans l’œuf, mais avant ça c’est un moment de foisonnement des idées politiques. On retrouve la grande diversité des courants du socialisme français de l’époque, que ce soit le socialisme “utopique”, le saint-simonisme et le fouriérisme notamment, les idées de Proudhon et le mutuellisme, les idées de Blanqui, les idées de l’Internationale. Foisonnement également dans les pratiques, même si les choses n’ont pas le temps de se mettre en place. Au travers du programme de la Commune, les communards ont montré ce qu’ils voulaient faire. République démocratique, sociale, laïque, universelle. Il y a des propositions qui sont faites : la démocratie directe, la révocabilité des élus, c’est quand même un thème qui est toujours présent, porté notamment par les gilets jaunes ; la responsabilité des élus ; la République sociale ; l’autonomie des travailleurs, la possession par les travailleurs de leur outil de travail. Ensuite la laïcité qui est une spécificité française qui a réussi à s’imposer à mesure que la République s’est imposée dans les décennies qui ont suivi et qui est une thématique toujours posée aujourd’hui avec une bataille de mémoire et de définition. La question de l’universalisme républicain, liée à la laïcité mais à d’autres thèmes aussi, qui se pose, cette idée que le patriotisme et l’internationalisme sont articulés dans la matrice communarde. La question de la justice, thème beaucoup trop oublié mais le programme de la justice des communards a rendu la justice en partie gratuite, qui a fonctionnarisé les officiers de justice dont le système reposait jusqu’alors sur la vénalité des charges, vieille réminiscence de l’Ancien Régime. Et puis il y a la question de l’éducation. Alors oui quelques années plus tard il va y avoir l’école laïque, gratuite et obligatoire, mais qui n’est pas exactement l’école proposée par la Commune. Les communards voulaient l’enseignement intégral, l’éducation intégrale. C’est l’idée qu’on devait apprendre tout, qu’il ne devait pas y avoir de distinction et de hiérarchie faite entre l’enseignement intellectuel et l’enseignement qu’on qualifierait de professionnel aujourd’hui. Or quand on regarde le système français on voit que cette éducation intégrale n’est pas au rendez-vous, il suffit de voir comment on considère les voies professionnelles en France aujourd’hui. Il y a des pistes de réflexion qui sont toujours valides, même si elles doivent être réactualisées.
LTR : L’intérêt mémoriel de la commémoration c’est aussi de pouvoir “récupérer” ce qui est en contemporain comme enjeu. Louise Michel, par exemple, est très célèbre aujourd’hui en partie grâce à l’essor du féminisme. Tout est réutilisable politiquement. Il y a beaucoup d’éléments intéressants dans la Commune, et les forces politiques peuvent toujours aller puiser dedans aujourd’hui.
Hugo Rousselle Nerini :
Exactement. Il y a également des textes qui sont dans leur style d’une grande modernité. Quand on lit des textes de Jules Vallès ou d’André Leo, on a l’impression de lire quelque chose qui aurait pu être écrit aujourd’hui, et par des personnes qui savent écrire. Après c’était il y a 150 ans, il ne faut pas tomber dans l’image d’Epinal, c’est important d’avoir des mythes mobilisateurs dans l’histoire, ça c’est du point de vue politique, mais il faut faire attention à avoir du recul, ne pas mythifier l’événement et ne pas faire des calques sur les situations.
LTR : Comment la Commune peut, pour nous militants de gauche, nous aider pour les luttes actuelles et futures ?
Hugo Rousselle Nerini :
Quand on voit les militants de l’époque on aurait tendance à penser que les militants d’aujourd’hui sont assez tièdes. Mais il ne faut pas se paralyser en regardant ça. On peut regarder l’importance de la solidarité internationale à ce moment-là, j’ai l’impression, c’est peut-être une piste de réflexion, que lorsqu’on regarde cette solidarité internationale pendant la Commune – on retrouve notamment des Polonais, des Garibaldiens, ou des Hongrois – j’ai l’impression qu’elle a un peu disparu aujourd’hui. Paradoxalement, alors qu’on est dans une situation où il n’a jamais été aussi facile d’échanger avec des gens à l’autre bout de la planète, il y a une plus grande atomisation du militantisme aujourd’hui.
LTR : Initialement c’est un mouvement patriote, il y a l’idée de défendre la France contre un gouvernement qui veut faire la paix contre les Prussiens, mais il y a tout de même un internationalisme des luttes.
Hugo Rousselle Nerini :
Oui bien sûr, il n’y a pas d’opposition entre le patriotisme et l’internationalisme. Alors qu’aujourd’hui tout est fait de telle manière qu’on oppose les deux. Là on est dans le patriotisme originel, le patriotisme de la levée en masse de 1793, un patriotisme universaliste. Il a pu avoir des travers par la suite, il n’a pas généré que du bon, mais il reste présent. C’est le même patriotisme que celui de la Révolution française, surtout qu’à partir de 1792-1793 il y a des étrangers qui sont inclus, comme l’italien Buenarroti par exemple, qui est reconnu citoyen français. La tradition républicaine et patriote intègre les étrangers à la République, puisque ceux-ci sont parfois plus ré- publicains que ne le sont les aristocrates cosmopolites apatrides. Il y a eu à la fin du XIXème siècle un divorce entre le drapeau rouge et le drapeau tricolore, puis une tentative de réconciliation dans les années 1930, le fameux discours du communiste Jacques Duclos qui prend les deux drapeaux dans ses mains. L’internationalisme est à distinguer du mondialisme ou du cosmopolitisme de l’aristocratie apatride. Il y a une distinction à faire dans les différentes notions. Et à l’inverse la patriotisme communard n’est pas le patriotisme excluant, encore moins racialiste. Ça reste un patriotisme ouvert qui est fondé sur une définition de la citoyenneté qui est politique. Il y a quand même une matrice, une définition donnée du patriotisme qui peut être très intéressante pour nous.
Les Communards ont montré ce qu’ils voulaient faire : République démocratique, sociale, laïque, universelle

nos autres entretiens...

The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing
Que signifierait une victoire de la Russie sur l’Ukraine ?
La faillite intellectuelle d’Emmanuel Todd (1/2)
La dérive machiste des Passport Bros

Qu’est-ce que la pollution à la chlordécone aux Antilles ?

Horizons internationauxLuttes d'hier & Luttes d'ailleurs

Qu’est-ce que la pollution à la chlordécone aux Antilles ?

Par Brayen Sooranna Considéré par certains comme émanant d’une logique coloniale de la part de l’Etat pour ‘assassiner les populations antillaises » et par d’autres comme une « accident de parcours » ce scandale écologique et sanitaire n’aura fini de défrayer la chronique. Pour son deuxième numéro, le Temps des Ruptures a souhaité traiter ce sujet – qui symbolise la nécessité pour l’humanité de repenser la manière dont elle perçoit la nature afin de mettre en lumière les causes, les implications, les conséquences et les moyens pour réparer ce mal qui a été fait aux Antilles.
LTR : Qu’est-ce que la pollution à la chlordécone aux Antilles ?
La pollution des Antilles par l’utilisation du chlordécone est un exemple, aujourd’hui classique, de la manière dont les excès du productivisme et du libéralisme détruisent la nature et détériorent les conditions de vie humaines. L’histoire commence il y a plus de soixante ans. Après la Deuxième Guerre Mondiale, les Etats fonctionnent dans une logique de reconstruction et de relance économique avec ce que cela comprend en termes d’avancées scientifiques notamment sur les méthodes et les leviers de production. C’est dans ce contexte qu’est inventé : le chlordécone. Découvert dans les années 50, il est connu dans le milieu agricole comme un pesticide qui permet d’augmenter les rendements. Ses résultats sont démontrés et sa production devient exponentielle notamment aux Etats-Unis. Cependant, dix ans après son lancement, des premiers travaux prouvent qu’il est hautement toxique pour l’homme et pour la faune. Les mises en garde n’empêcheront pas Jacques Chirac – alors ministre de l’Agriculture et de l’Aménagement rural – de délivrer une Autorisation de Mise sur le Marché provisoire sous le label Képone. Paradoxalement, le chlordécone fait déjà l’objet d’interdictions aux Etats-Unis au même moment. Ainsi, un gouverneur ira jusqu’à fermer l’accès d’une rivière au public car polluée, au-delà des doses acceptables, par le pesticide. A la même époque, en France et pendant plus de 20 ans, le chlordécone est largement utilisé aux Antilles. Comme certains pays d’Afrique, où il existe une culture intensive de la banane, l’objectif est d’arrêter le développement d’un parasite, le charançon du bananier, et d’accroitre les rendements des producteurs locaux. La question de son interdiction ne se pose à aucun moment car les quelques travaux de recherche qui existent sur le sujet démontrent que le chlordécone ne se développent qu’au niveau des racines et non au niveau des fruits suspendus. Ouf ! il n’y a donc aucun risque pour les populations qui consomment activement de la banane venant des Antilles. Circulez, il n’y a rien à voir. Quant aux agriculteurs des territoires concernés, ils ne s’en plaignent pas. Du moins pour le moment. Au fur à mesure des épandages, la Martinique et la Guadeloupe se retrouvent avec plus 300 tonnes de chlordécone pulvérisés sur plus de 20 ans, jus- qu’en 1993 où son usage sera interdit. Bilan, on estime aujourd’hui que 16% des sols, des rivières, des nappes phréatiques, du littoral de la Martinique et de la Guadeloupe sont pollués au chlordécone pour au moins 600 ans selon les rapports les plus optimistes. Le plus inquiétant est qu’il s’agit là de chiffres officiels et que des recherches approfondies pourraient apporter des informations plus alarmantes. Les études menées prouvent que la catastrophe touche non seulement la nature et la biodiversité mais aussi l’être humain. Ces faits sont rapportés dans les mises en garde de l’Institut National de la Recherche Agronomique ou encore des enquêtes comme « Kannari », de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, qui indique que 92% des personnes testées en Martinique ont du chlordécone dans le corps et que 19% des enfants testés dépassent la dose toxique.
LTR : Quelles sont les implications de la pollution à la chlordécone aux Antilles ?
Les effets pour l’homme sont de plusieurs natures : sanitaires, environnementaux, économiques, démographiques et sociaux. Aujourd’hui considéré comme un perturbateur endocrinien, l’utilisation du chlordécone est à l’origine de nombreux cancers de la prostate. Sur l’ensemble des personnes interrogées, on constate qu’elles ont eu à manipuler ce produit depuis leur plus jeune âge, et ensuite sur plusieurs années, sans protection dans les bananerais des Antilles. Cela représente en moyenne 600 nouveaux cas chaque année faisant de la Martinique et la Guadeloupe des territoires détenteurs d’un triste record : celui des plus forts taux de cancers par habitants au monde. Les naissances prématurées (accouchements à 37 semaines de grossesse), les handicaps lourds, les malformations et les effets sur le cerveau chez les enfants, nés de parents détenant un taux de chlordécone supérieur à la moyenne non létale, sont les autres séquelles de cette pollution. Pour reprendre les mots de Josette Manin, Députée de la Martinique, « les agriculteurs qui ont manipulé ce poison pendant ces longues années de tolérance agonisent lentement ». Les impacts économiques, en dehors de l’accroissement du niveau de rendement de la banane sur quelques années, sont aujourd’hui très importants. La filière de la banane est touchée de plein fouet soit par la mauvaise publicité dont souffre aujourd’hui la banane antillaise soit par la concurrence directe qui est imposée par les producteurs de pays du bassin caribéen. Par ailleurs, les produits de la mer et les filières viandes sont concernées du fait de la pollution directe des cours d’eaux, des nappes phréatiques, des rivières, du littoral et des sols. Les animaux sauvages, le bétail domestique ainsi que les poissons qui fraient auprès des côtes et sont consommés par les populations ne sont pas des exceptions. Pour des populations qui produisent des biens d’autoconsommation en circuits dits « informels » (jardins créoles, plantations sur des petites parcelles de terre, etc.) – afin de pallier la cherté des produits de circuits formels (supermarchés, hypermarchés, etc.) ou par pure tradition – les risques de contamination restent très forts. Les difficultés induites pour le secteur de la pêche traditionnelle sont terribles car les ressources halieutiques sont aussi affectées par la chlordécone. Cela les oblige à s’éloigner du littoral avec toutes les difficultés qui y sont liées : les équipements sont rarement adaptés pour la pêche en haute-mer. D’ailleurs, il serait intéressant de connaitre le nombre de disparitions de pécheurs traditionnels dans ces conditions. Pour couronner le tout, ils souffrent d’une forte concurrence d’armateurs mieux équipés.
16% des sols, les rivières, les nappes phréatiques, le littoral de la Martinique et de la Guadeloupe sont pollués au chlordécone pour au moins 600 ans.
La concurrence est donc plus rude entre les produits autoconsommés et les produits industriels qui bénéficient, souvent à tort, d’une image d’alimentation « zéro chlordécone ». Cela condamne une grande partie des agriculteurs et prive les populations de leurs jardins créoles sur lesquels reposent souvent une partie de l’équilibre alimentaire et économique des familles. Par ailleurs, cela accentue aussi la dépendance aux produits de consommations issues des im- portations. Il serait intéressant de se pencher sur les taux d’émissions de gaz à effets de serre du fait de l’accentuation des achats de produits importés provenant des Amériques ou d’Europe. Dommage que des amendements qui allaient dans ce sens aient été déclarés en « cavaliers législatifs » et n’ont donc pas été discutés lors des travaux sur la loi climat et résilience à l’Assemblée Nationale. Tout cela vient affecter l’économie de la santé dans les Antilles. Alors qu’existent des difficultés structurelles au niveau sanitaire (manques de budgets, de matériels et d’équipements, de personnels pour accueillir convenablement les patients, la vétusté et l’état de délabrement dont souffrent certains sites hospitaliers) l’empoisonnement au chlordécone alimente constamment les obligations de soins existants et aujourd’hui la pandémie accentue les obstacles existants. Il est difficile d’imaginer le sort des patients atteints de cancers et qui ont subis des déprogrammations dans le cadre de la lutte contre la Covid 19. Enfin au niveau social, les rebondissements en lien avec ce drame n’ont cessé depuis l’an dernier avec l’assassinat de George Floyd aux Etats-Unis et plus récemment la prescription dans l’affaire chlordécone. Ainsi une forme de convergence des luttes s’est créée et à donner lieu, en partie, aux destructions de statues à Fort-de-France et à Pointe-à-Pitre rouvrant ainsi des douleurs centenaires. Aujourd’hui, le manque d’action de l’Etat sur ce dossier comme sur d’autres dans ces territoires vient alimenter l’idée que l’Etat français pollue et ne participe nullement au développement des Antilles par pure volonté. En effet, quand on voit les difficultés qui freinent entre autres le développement économique et social des Antilles, mais aussi des territoires comme la Guyane et Mayotte, et la lenteur systémique de l’Etat pour y apporter des réponses, l’on peut com- prendre que de telles revendications puissent voir le jour. Par ailleurs, ces difficultés amplifient les problématiques structurelles existantes aux Antilles, du fait de l’éloignement géographique avec l’Hexagone, l’insularité et du climat propre à cette partie de France alors que leur démographie est en nette chute depuis 30 ans. Les implications de la pollution au chlordécone n’arrangent rien à ce phénomène. Loin de là. Voilà, de manière non exhaustive, les fléaux qu’implique la pollution des Antilles par le chlordécone. Malheureusement, tout n’est pas encore connu à ce sujet. Un des points les plus saillants reste l’inaction de l’Etat français face à ce face à ce problème et son incapacité à écouter les plaintes remontant de nos compatriotes antillais.
LTR : Comment enfin réparer ce drame ?
Il aura fallu des cris d’alarme, des larmes, des rapports et des morts avant que l’Etat ne décide de s’impliquer, du moins politiquement, dans ce drame. N’oublions pas que la reconnaissance officielle pleine et entière de cette tragédie ne commence qu’à partir du 27 septembre 2018. Cette date est historique car c’est la première fois qu’un Président de la République parle d’aller « vers les chemins de la réparation » sur ce dossier. Cependant, depuis cette date, les avancées se sont faites à très petits pas, et ce malgré la littérature, les mises en garde et les travaux par- lementaires sur le sujet. Du côté de ces derniers on dénombre : 1 – Une proposition de loi visant la création d’un fonds d’indemnisation des victimes du chlordécone et du paraquat en Guadeloupe et en Martinique, complètement vidée de sa substance par la majorité en place à l’Assemblée Nationale ; 2 – Une commission d’enquête parlementaire qui a permis de com- prendre et de découvrir les raisons et les responsabilités liées à l’utilisation de ce poison et qui a proposé 42 propositions pour enfin réparer les préjudices causés. Or, malgré les annonces présidentielles, la République En Marche refuse de mettre en place des leviers financiers et matériels importants pour dépolluer les Antilles. Certes, l’excuse reste la mise en place d’un Plan Chlordécone, le quatrième depuis 10 ans, pour apporter des réponses et apaiser les populations. Mais les moyens alloués à la réussite de ce plan sont bien en deçà des attentes des populations au niveau sanitaire, économique et social. La réalité est que, par-dessus tout, l’affaire chlordécone pose la question de la place des Outre-mer au sein de la République. Elle démontre comment des citoyens de la République sont discriminés du fait de décisions prises à plus de 8000 kilomètres des Antilles. La pollution à la chlordécone et ses suites politiques et judiciaires font étrangement penser aux essais nucléaires sur l’atoll de Mururoa. A l’inverse, les réseaux sociaux ont permis de mettre ces tragédies sur le devant de la scène. Les Outre-mer font notre rayonnement dans le monde – n’oublions pas que la France est la République sur laquelle le soleil ne se couche jamais – et participe largement à faire de notre pays la puissance mondiale qu’elle est. N’oublions pas qu’ils donnent à la France plus de 90 % de sa richesse en matière de biodiversité marine, plus de 90 % de sa richesse en termes de terri- toire maritime, plus de 90 % de son rayonnement à l’international hors de l’Union Européenne en étant tournées vers l’Afrique, le Pacifique et les Amériques. Notre République étant une et indivisible tout en reconnaissant les populations d’Outre-mer au sein du peuple français. Cependant dans les faits, ces territoires sont trop souvent considérés comme une ligne budgétaire qu’il s’agirait d’alléger. Par ailleurs, la création du crime d’écocide aurait permis d’apporter de la justice sociale dans cette affaire, qui est aujourd’hui sous le coup d’une prescription – de quoi alimenter l’imaginaire sur le dossier et les rétropédalages du gouvernement, au profit des lobbies. Aimé Césaire, poète et parlementaire antillais, bien connu en France disait : « Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde ». Dans cette affaire, l’Etat français a rusé avec les principes de notre République à de multiples reprises. In fine, le dossier chlordécone est l’histoire du traitement de l’Homme par l’Homme et de la nature par l’Homme. N’oublions pas que c’est au nom de la recherche d’une production et d’une profitabilité maximale que les plantations de bananes ont été aspergées de chlordécone et sans prise en compte des effets secondaires. Plus que jamais, cette catastrophe doit nous faire réfléchir sur nos modes de production et de consommation plutôt que de continuer à adhérer au libéralisme économique mortifère et brutal qui est la cause première de nos maux. Nous devons rétablir le lien entre la nature et l’homme tout en acceptant qu’il y ait un tribut à payer à la nature. Ce que le simple critère de rentabilité ne permet pas de concevoir aussi bien au niveau de l’écologie, de la solidarité et de la fraternité. Penser le « monde de demain » avec les anciens systèmes et les anciennes méthodes, nous condamne certainement à vivre de nouvelles « affaires chlordécone » dans l’avenir.
Il aura fallu des cris d’alarme, des larmes, des rapports et des morts avant que l’Etat ne décide de s’impliquer, du moins politiquement dans ce drame.

Lire aussi...

The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing
Que signifierait une victoire de la Russie sur l’Ukraine ?
La faillite intellectuelle d’Emmanuel Todd (1/2)
La dérive machiste des Passport Bros

Construire les nouveaux clivages : l’exemple des Gilets Jaunes

Le Retour de la question stratégique

Construire les nouveaux clivages : l’exemple des Gilets Jaunes

Par Sacha Mokritzky Dans une société traversée par de multiples clivages, le camp républicain doit mener une barque universaliste prise parfois dans des vents contraires. Pour rétablir une République qui protège, il faut identifier correctement les clivages qui structurent la société. 

Manifestation de gilets jaunes sur les Champs Elysées, le 16 février 2019, à Paris afp.com/Eric FEFERBERG
Notre société est traversée de multiples clivages. Si la République, par essence, organise la vie commune des citoyens en refusant de promouvoir ou de subventionner une organisation communautariste à l’anglo-saxonne, l’idéal jacobin d’une France une et indivisible paraît amèrement lointain pour quiconque dresse un panorama objectif de la situation. Pour y répondre politiquement et continuer de défendre un modèle universaliste qui ne soit pas incantatoire, il est primordial d’accepter et de comprendre ces clivages et ces fractures qui nourrissent la rancœur et la division nationale. La promesse universaliste est indubitablement en crise. Entre aversion profonde pour un projet politique parfois incompris et faussaires qui la fantasment, l’universalisme est aujourd’hui malmené dans le débat public. Le personnel politique et intellectuel ne s’accorde pas sur les raisons de cette crise, et le camp social-républicain est traversé par des logiciels de compréhension parfois concurrents. Ces modèles de pensée, dont la plupart méritent d’être compris et entendus, nourrissent une philosophie politique globale qui se détache de l’idéologie dominante en ce qu’elle s’inscrit sur une compréhension fine au long terme d’une société dictée par la vitesse et l’urgence. En première lecture, les analyses de Christophe Guilluy semblent évidentes à celles et ceux dont l’affect est porté sur les classes populaires rurales. Quand aux réflexions d’Emmanuel Todd, elles séduisent davantage en première instance les militants attachés à la défense des quartiers populaires de banlieues. David Goodhart, lui, qui base sa pensée sur la mobilité, apporte une réponse aux néo-populistes mais fait bondir les quelques militants restés sur une doctrine marxiste pure. Pourtant, tous ces référentiels politiques, qui se nourrissent mutuellement et apportent tous des éléments de réponse, ne sont pas antinomiques, et un républicain convaincu ne saurait exercer le pouvoir sans appréhender la société dans sa complexité et les rap- ports de force qui la gouvernent. Si le projet universaliste est miné par une crise de compréhension de cette ampleur, c’est que la concurrence des grilles de lecture qui le traversent est symptomatique d’un processus à l’œuvre de reconstruction du pôle républicain. Il faut donc reprendre en profondeur les analyses. La reconstruction républicaine ne pourra se faire sans un projet radical qui balaie trente ans d’accords tacites entre néolibéraux de gauche et de droite. Dans une République dont le fonctionnement n’aurait pas été entravé par une bourgeoisie auto-reproductrice et sans idéologie sinon celle du maintien de son pouvoir et de sa puissance, les citoyens et citoyennes vivraient égaux au sein de la Nation, sans que leur genre, leur orientation sexuelle, leur origine ou leur niveau de revenus n’aient à obstruer les droits fondamentaux chèrement acquis lors des épisodes révolutionnaires français, de 1789 à 2005 et encore aujourd’hui lors des soulèvements populaires. Si les textes de loi organisent objectivement cet idéal universel, la réalité est toute autre, et les inégalités persistent à se frayer un chemin dans le quotidien de bon nombre de citoyens. L’universalisme qui devrait résonner en chacun comme un idéal de vie collective est trop souvent fantasmé par ceux qui s’en réclament, et qui en font une réalité chimiquement pure déjà applicable et appliquée. Ceux-là doivent comprendre que l’universalisme est un projet poli- tique, un horizon vers lequel tendre, et qu’il nécessite d’être défendu de manière raisonnée et raisonnable, sans enfermement idéologique. Ernest Renan définissait la Nation comme un « plébiscite de tous les jours ». La République n’est pas autre chose. Si ces discriminations sont reproduites de façon systématique, ce n’est pas qu’elles bénéficient nécessairement à une fraction de citoyens qui en opprimerait une autre : elles sont le produit d’un système néolibéral qui s’assied sur la division et la fragmentation. C’est ce phénomène que Christophe Guilluy, dans son dernier ouvrage, nomme la déconstruction. Dans une dynamique somme toute très machiavélienne, il s’agit de donner à voir une société fragmentée, dévitalisée et communautarisée pour se satisfaire d’avancées sociétales cosmétiques et perpétuer l’oppression globalisée néo- libérale. Christophe Guilluy prend l’exemple du « grand débat » : Em- manuel Macron, plutôt que de répondre collectivement à une colère partagée par la grande majorité de la population, pour la première fois retrouvée au sein d’une communauté certes hétérogène mais unie, a préféré panéliser. Un soir, il rencontrait les maires, le lendemain c’était les femmes seules… et évidemment, les banlieues et quartiers populaires n’étaient pas de la partie, histoire d’accentuer d’autant plus leur désertion de la communauté républicaine. S’il y a une classe dominante, position qui semble consensuelle, si ce n’est homogène, du moins unie et animée par des intérêts communs, qui parvient à se maintenir, c’est qu’il existe en face d’elle une classe do- minée. Mais cette fameuse classe dominée, dont le soulèvement provoquerait inexorablement la fin d’un système, semble bien difficile à trouver, surtout depuis que le mode de vie désintellectualisé et individualiste relayé à grands renforts de Brut et de Konbini se répand de manière outrageante. Le géographe dresse le clivage entre des métropoles mondialisées, citadelles qui semblent ouvertes mais qui sont en fait l’outil de relégation à la marge des « gens ordinaires », et la France périphérique, oubliée d’une mondialisation qui l’ignore, et où vit le coeur politique d’un pays en crise, sans cesse assigné à ne pas exister. Dans la pensée de Christophe Guilluy, les banlieues sont rattachées – en termes de dynamiques démographiques et politiques – aux métropoles. Il y a une interdépendance entre les habitants de banlieue, qui bénéficient des infrastructures métropolitaines, et les habitants des métropoles, qui ont besoin de la main d’œuvre populaire pour l’organisation structurelle de leur quotidien. Pour Emmanuel Todd, le clivage est ailleurs. Dans son dernier ouvrage, il dresse une typologie en quatre strates de la population française. En haut de l’échelle, l’aristocratie stato-financière, les dominants, qui utilisent les outils de l’État pour favoriser le règne de la finance. Juste en dessous, 19% de pseudo-dominants qui sont les alliés objectifs des premiers, sorte de « petite- bourgeoisie-tampon » qui sécurisent le monde étriqué de la classe supérieure. Vient enfin la classe majoritaire, la masse centrale atomisée, clé de voûte selon lui d’un renversement paradigmatique nécessaire. Les 30% d’ouvriers et d’employés non qualifiés, qui com- posent le prolétariat postmoderne, ferment le ban. Dans « Qui est Charlie, Sociologie d’une crise religieuse », ouvrage sorti après les attentats de janvier 2015, le démographe donne un son de cloche analytique à contre-courant, considérant que les manifestations de soutien à Charlie Hebdo sont le résultat d’une crise religieuse qui traverse la classe moyenne et place à part du reste des dominés les quartiers de banlieue. Il explique que la déchristianisation de la société crée une angoisse à laquelle l’athéisme ne saurait répondre, et il a fallu à la France un bouc émissaire pour combler ce vide, en la personne de la religion musulmane. Il y a donc selon Emmanuel Todd un clivage qui se dessine très nettement autour de considérations religieuses, notamment parce que l’islam serait devenu « le support moral des immigrés de banlieue dépourvus de travail ». Critiquer l’islam ne serait donc plus user justement de la liberté d’expression prévue par la loi, mais créer une fracture telle qu’elle aboutit à la marginalisation d’une partie de la société, les musulmans. Les personnes musulmanes, concentrées en grande partie dans les quartiers populaires des banlieues, devraient donc être traitées différemment du reste de la population déchristianisée. Un autre son de cloche est proposé par le journaliste britannique David Goodhart qui, dans son ouvrage Les deux clans, paru en 2019, propose un clivage entre les gens de quelque part (les somewhere) et les gens de n’importe où (les anywhere). Cette seconde classe, qu’il estime à 25% de la population – en Angleterre en tout cas – est constituée des héros de la mondialisation heureuse. Mobiles, diplômés et intégrés, ils sont progressistes sur les sujets sociétaux, mais s’accommodent tout-à-fait de la globalisation et de l’internationalisation numérique des sujets. Téléphone à la main, souvent en déplacement, ils parlent anglais et savent se mouvoir dans toutes les cultures. Ils célèbrent la diversité, sont pour une immigration décomplexée à laquelle ils ne voient que des avantages, ne comprennent pas le racisme ni le concept de frontières. Ils ne sont attachés à aucun lieu, à aucune identité, et leur surreprésentation dans les médias et les œuvres de fiction leur permet de se complaire dans la croyance qu’ils sont la normalité. Les gens de quelque part, eux, forment une majorité de la population (50% selon Goodhart, les 25% restant étant selon lui entre les deux), souvent loin des métropoles, attachés à leur identité, à leurs valeurs et réfractaires à l’idée de mondialisation dont ils sont sou- vent les grands perdants. Victimes de la désindustrialisation, ils ont vu concrètement les conséquences économiques du néolibéralisme, qui a appauvri leurs régions et les a relégués à une sous-représentation médiatique telle qu’ils se sentent bafoués dans leur dignité. Ces gens de quelque part sont avant tout guidés par le besoin de survivre économiquement. Ils ne sont, selon Goodhart, ni racistes, ni xénophobes, ni sexistes, malgré les représentations que s’en font les gens de n’importe où.
L’universalisme est un projet politique, un horizon vers lequel tendre.
Ce logiciel de pensée peut sembler très similaire à celui de Christophe Guilluy, et d’ailleurs l’un comme l’autre s’abreuvent souvent dans leurs interventions de références mutuelles. Cependant, la terminologie de David Goodhart laisse plus de place à une troisième partie de la population qui flotterait dans un entre-deux, et propose ainsi une latitude suffisante pour intégrer les habitants des quartiers populaires de banlieue ; ceux-là sont pour beaucoup très attachés à leur identité locale, ainsi que le montrent les résurgences dans la culture populaire de déterminations départementales (les rappeurs, par exemple, font souvent référence aux numéros qui y sont rattachés (92/93/etc.). Ils seraient à la fois « somewhere » car attachés à leur identité et assignés à un lieu de vie unique et « anywhere » car ils sont pour beaucoup issus de l’immigration et en contact avec des cultures diverses qui cohabitent. Une donnée majeure qui explique les différences d’approche entre Goodhart et Guilluy réside dans le fait que là où le premier cherche à rationaliser des clivages via le sens donné, consciemment ou inconsciemment, par les « somewhere » et les « anywhere », à leur place dans la société, le second s’intéresse aux dynamiques objectives. Les habitants de banlieue sont donc des « somewhere » qui, malgré eux, participent au renforcement des métropoles. En novembre 2018, un mouvement social d’ampleur, sociologiquement très différent des traditionnels défilés, venait bouleverser le jeu politique ; le mouvement des Gilets jaunes a transformé durablement le paysage politique en obligeant le personnel institué à adapter son jeu électoral sur le long terme. Il s’agit dès lors, pour comprendre en profondeur les raisons de ce mouvement et la traduction politique que l’on doit lui apporter, de tenter d’expliquer les causes de son émergence (pas si) soudaine. Il faut a minima remonter au référendum du 29 mai 2005 – bien que la dissociation des citoyens vis-à-vis de leur personnel politique réponde à une trajectoire sourde plus lointaine, ce moment a agi comme un déflagrateur. En trahissant la volonté populaire et en ratifiant unilatéralement le traité de Lisbonne, le président Nicolas Sarkozy a gravé dans le marbre l’indépendance du politique et le renforcement du clivage avec le souverain unique en République qu’est le peuple. Là, les citoyens de France ont pris acte qu’ils avaient été dépossédés, par la V° République et ses repré- sentants, de leur pouvoir d’action et d’intervention. Le peuple français, profondément politique, héritier des lumières et du contrat social, précurseur de la démocratie, se voyait là réduit à néant par ses gouvernants ; la colère et la crainte de voir le pouvoir se renforcer durement d’années en an- nées, jusqu’à aboutir à un président comme Emmanuel Ma- cron pour qui l’Assemblée nationale n’est qu’une chambre de validation des politiques qu’il mène contre le corps social marquaient déjà les prémisses d’un mouvement extraordinaire. Il faut donner à cette colère, dont l’acmé s’est exprimée lorsque les citoyens ont investi les ronds-points et les Champs-Elysées parés d’habits fluorescents, une lecture politique et théorique en s’inspirant des travaux cités précédemment, pour appréhender dans sa complexité une vague citoyenne inédite. Les Gilets jaunes, ainsi que l’analyse Christophe Guilluy dans un entre- tien pour la revue Reconstruire, ont été « une sorte d’incarnation de la France périphérique. » Sur les ronds- points, les membres du mouvement retrouvaient une solidarité, une souveraineté réelle dont ils avaient été dépossédés. Cette souverai- neté réelle s’incarnait à plusieurs niveaux. Dans un premier temps, les Gilets jaunes se réappropriaient leurs cadres de vie et les transformaient en cadres de lutte ; les ronds_points constituent symboliquement et géographiquement l’incarnation d’un carrefour de vie. C’est le lieu de la rencontre, la croisée des chemins : c’est, finalement, le seul lieu où cohabitent toutes les strates de la société sur leurs routes quotidiennes.
Voilà l’âme revendicatrice du mouvement : la volonté de refaire le peuple, de recréer collectivement les cadres révolutionnaires anciens et renouer avec la souveraineté populaire.
Au travers du signifiant vide que constitue le gilet jaune, ces néo-militants envoyaient un message clair : « nous existons. » Mieux : « nous existons de nouveau. » Dans l’une de ses contributions au Manuel indocile de Sciences sociales, Willy Pelletier explique comment les Gilets jaunes, sur les ronds-points, ont retrouvé une estime d’eux mêmes qu’ils avaient abandonné face au mépris des puissants. Il faut comprendre les dynamiques à l’oeuvre : quelles que soient les déterminants exacts de leur oppression, et que l’on croie aux thèses de Guilluy, Todd ou Goodhart ou non, il est évident que les Gilets jaunes partageaient une volonté collective de se faire voir, de remplacer l’illusion du réel dictée par les médias et la parole dominante par un récit sans illusion de la réalité de leur quotidien. Alors, le rôle du politique est décisif : plutôt que d’encourager ce processus destituant, et de renforcer la défiance du corps citoyen vis-à-vis de ses représentants, ce qui risquerait d’encourager la montée inédite de l’abstention, il s’agit d’incarner cette colère et de la traduire en un mouvement encourageant et positif. Les Gilets jaunes ont incarné une colère réprimée qui leur est largement antérieure. Là où mai 1968 avait été, dans une France prospère en pleine période des « Trente glorieuses », la gestation naturelle de la question sociétale et de l’émancipation individuelle, les Gilets jaunes sont le symptôme d’un retour au social et l’entrée dans une nouvelle temporalité politique. Ils ont été pour le pays l’expression de sentiments mêlés, résultat d’une chimie affective qu’il ne serait pas possible de résumer en quelques paragraphes. Néanmoins, il convient, pour embrayer sur un projet politique vertueux, de détacher les référentiels centraux de leur combat en détachant quelques notions fortes de leur engagement. Observons précisément les ferments symboliques de leur lutte. Dès les premiers jours du mouvement, les renvois à l’imaginaire révolutionnaire étaient constitutifs des codes mobilisés ; par ailleurs, l’acte II des Gilets jaunes a été marqué par l’image forte de ces manifestants défilant en brandissant leur carte électorale au-dessus de leurs têtes. Voilà ce qui constitue l’âme revendicatrice du mouvement : la volonté de refaire peuple, de recréer collectivement les cadres révolutionnaires anciens et l’imaginaire d’une nation qui reprend par elle- même le contrôle de sa souveraineté. Malgré les discours dominants, qui voudraient faire des Gilets jaunes une masse dépolitisée dont la colère froide s’exprimait de façon archaïque, la notion de citoyenneté y était centrale et structurelle. Finalement, les Gilets jaunes ne sont autre chose que l’expression d’une France qui existe politique- ment grâce à son histoire républicaine, une nation construite très largement par la lutte et la refondation du bien commun autour de ses services publics. C’est à cette France-là que s’attaquent les politiques néolibérales à l’origine de la dépossession démocratique dont les Gilets jaunes sont la conséquence. La nation politique, mue en nation identitaire, ce qui crée un terreau fertile aux discours communautaires, doit ressurgir pour embraser la plaine révolutionnaire que les Gilets jaunes ont à nouveau investi. Il faut pour cela un projet qui puisse recréer les dynamiques d’une centralité réelle et effective, restructurer et reconstruire un projet pour la France qui ne se limite plus aux querelles de chapelles et qui réhabilite le peuple comme seul souverain. Un projet qui, sans se préoccuper des dynamiques mortifères d’un libéralisme qui sous couvert d’avancées sociétales parachève et promeut les inégalités sociales, invente de nouveaux clivages pour reconstruire l’idéal républicain au- tour d’un projet radical qui balaie trente ans de néolibéralisme accompagnés par une « gauche » et une « droite » de l’argent qui se réunissent autour des intérêts souverains de la classe dominante. Ce projet doit permettre avant tout de répondre aux attentes d’une France déclassée, éloignée des centres de pouvoir et des cœurs économiques, une France qui se sent exclue d’une République trop souvent incomprise par ceux qui l’essentialisent. Le point commun des travaux de Christophe Guilluy, Emmanuel Todd et David Goodhart, c’est qu’ils cherchent à redonner la parole à celles et ceux qui, alors même que les services publics et le bien commun sont au cœur de leur quotidien, en ont été dépossédés. C’est cette société-là qu’un projet politique vertueux – voire victorieux – doit construire pour quiconque croit en la République sociale. Trois sujets doivent dès lors être traités – ils sont par ailleurs corrélés les uns aux autres – de façon prioritaire. Dans un premier temps, l’impératif démocratique doit être valorisé et défendu. Alors que les systèmes démocratiques européens semblent en proie à une grave crise de la représentativité, ce qui pousse de nombreux gouvernements de l’Union à siéger alors même qu’ils sont minoritaires au sein de leur propre parlement, la volonté des peuples de reprendre le contrôle de leur souveraineté se manifeste quotidiennement. Nous citerons ici le renversement de l’ordre social et l’inversion de l’utilité sociale des travailleurs, qui ont abouti en période de crise sanitaire à l’émergence de nouvelles solidarités. En bref, une prise de conscience a traversé le pays : « nous n’avons pas besoin d’eux pour vivre. » Cette souveraineté populaire, constitue le contenu de ce projet politique. Le contenant a pour trait la souveraineté nationale, indépendance nécessaire vis-à-vis des intérêts étrangers : la France doit apprendre à nouveau à faire primer la voix de son peuple et ses intérêts nationaux face à un néolibéralisme mondialisé qui asservit et prospère en s’asseyant sur les peuples. Comme l’écrivait Friedrich Engels dans la préface de l’édition ita- lienne du Manifeste du Parti Commu- niste, « Sans le rétablissement de l’indépendance et de l’unité de chaque nation […] il est impossible de réaliser, sur le plan international, ni l’union du prolétariat, ni la coopération pacifique et consciente de ces nations en vue d’atteindre des buts communs. » Enfin, ces deux aspects d’un projet politique doivent avoir comme colonne vertébrale la nécessaire transition énergétique qu’appelle notre époque où l’industrie doit survivre à la crise écologique et se réinventer pour engager vertueusement l’humanité vers une nouvelle ère à laquelle elle ne peut échapper. Néanmoins, cette nécessité écologique ne doit pas se substituer aux droits humains et s’en accommoder. Elle doit être le fil rouge de la re-construction républicaine attendue par les Gilets jaunes et la France dé- classée, celle sans laquelle une nouvelle politique démocratique et sociale ne pourra pas tenir sur le long terme. Comprendre la société, les rapports de force qui la gouvernent et éclosent sur de nouvelles revendications politiques et sociales, est un prérequis nécessaire et il est de la responsabilité du politique de connaître et de comprendre en profondeur le peuple qu’il gouverne. C’est du peuple lui- même que doit venir l’impulsion politique nécessaire et la structuration de cet espace central qui aura raison du déclassement de toute une partie de la population.
Le mouvement des Gilets jaunes a transformé durablement le paysage politique.

Lire aussi...

The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing
Que signifierait une victoire de la Russie sur l’Ukraine ?
La faillite intellectuelle d’Emmanuel Todd (1/2)
La dérive machiste des Passport Bros

Le républicanisme est-il une alternative au néolibéralisme ? Quelques considérations depuis l’Espagne

Le Retour de la question stratégique

Le républicanisme est-il une alternative au néolibéralisme ? Quelques considérations depuis l’Espagne

L’histoire républicaine se lie des deux côtés des Pyrénées à celle de la gauche, dans toutes ses composantes, socialiste, communiste, libertaire, dont chacun constitue à sa manière de rêver d’une République en rupture avec l’ordre néolibéral dominant, ou régnerait la démocratie directe et la justice sociale. Rôle de l’Etat, besoin ou non de centralisation ou de fédéralisme : les débats internes au républicanisme se ressemblent de l’autre côté des Pyrénées. Et si un regard vers une histoire républicaine étrangère mais si proche, nous permettait de mieux comprendre et percevoir l’histoire et l’identité de notre République ?

Barcelone, Image par Walkerssk de Pixabay
Le grand arbre du républicanisme ne contient pas seulement des branches à sève populaire
Le républicanisme est issu d’une longue tradition intellectuelle qui naît en Grèce antique. La République, telle qu’elle est définie par Aristote, est une forme d’organisation de la société destinée à réaliser l’intérêt général et le bien commun. Elle est l’antinomie du despotisme, par le fait qu’elle soit régie par les lois, qui s’appliquent de la même manière sur tous les citoyens à travers le principe d’isonomie. Tous les citoyens, quelle que soit leur condition so­ciale, sont, en République, égaux devant la loi. La vision de la République d’Aristote, aujourd’hui reprise par les républicains conservateurs, pose de sérieuses difficultés : tout d’abord, elle ignore superbement la question de la répartition des richesses, or, il est aujourd’hui communément admis que les citoyens ne sont pas également protégés par la justice en fonction de leur classe sociale. A fortiori, elle autorise le transfert complet de souveraineté à une élite aristocratique, pourvue que celle-ci œuvre pour l’intérêt général et le respect des lois. Ainsi, la République théorisée par Aristote se fonde sur une vision idéaliste, pour ne pas dire naïve, de la société. Comme l’a souligné Platon dans la République, pourtant défenseur du gouvernement « des meilleurs », le devenir d’une aristocratie qui se laisse happer par les plaisirs du confort marchand en temps de paix rime inévitablement avec une corruption de l’oligarchie, destructrice pour la société. Comme l’a souligné Rousseau, il est difficilement possible pour un Etat qui se voit confier les pleins pouvoirs pour protéger les droits des citoyens, en édifiant un Léviathan, de ne déboucher sur autre chose qu’une tyrannie. En opposition au risque despotique inhérent à la République de Hobbes, Rousseau, à travers sa théorie du contrat social, pose les bases d’un idéal républicain-démocratique, fondé sur le pouvoir du peuple, dans lequel s’incarnent les espoirs et les rêves du camp progressiste depuis lors. Cette contradiction entre un républicanisme démocratique populaire, et un républicanisme élitiste et conservateur se retrouve encore aujourd’hui. La tentative des républicains progressistes, en premier lieu Rousseau, est de la dépasser en créant une République fondée sur la volonté générale, où la souveraineté serait transmise au peuple, sans que l’Etat et ses élites ne disparaissent. Le premier républicanisme aspire prioritairement à l’ordre, et est fondamentalement lié à l’État. Il s’incarne particulièrement dans la Ve République française, mais aussi dans les débuts de la IIIe République, et même la République fédérale des États-Unis d’Amérique. Sa référence cardinale reste la République romaine, caractérisée par une forte verticalité, une concentration et centralisation des pouvoirs assumées et théorisées, bien que nuancées par le système de la balance des pouvoirs issue de la pensée de Montesquieu. Ses dérives les plus caricaturales se trouvent en France, dans une aristocratie républicaine vieillissante, fruit pourri de la Ve République, mais aussi en Espagne incarnée dans une non moins ridicule institution monarchique issue de la Constitution post franquiste de 1978. Du point de vue de la philosophie classique, il n’est pas erroné d’associer une monarchie à un régime républicain. Rousseau affirmait lui-même qu’une monarchie pouvait être républicaine, pourvue qu’elle fût organisée par les lois et pour l’intérêt général. Dans le cas de l’Espagne, le monarque est garant de la stabilité du pays et ratifie les lois, pour cette raison, la rachitique frange cultivée de la droite espagnole se revendique d’une certaine forme d’idée républicaine qu’elle voit mieux incarnée par le régime monarchique. Dans un discours face au Roi Felipe VI, la très conservatrice députée du Parti Populaire (PP) Cayetana Alvarez de Toledo a qualifié les opposants au trône de « faux républicains ». Le républicanisme conservateur s’accommode ainsi de l’existence d’un roi, ce qui revient à accepter implicitement l’inégalité des citoyens devant la Loi. Il expurge ainsi la République de son contenu démocratique pour une vision de l’intérêt général qui ne renvoie à rien autre, selon la droite, qu’à la préservation de l’ordre existant, néolibéral de surcroit. Le second est un républicanisme démocratique et populaire défendu en France par les jacobins, dans la lignée de Rousseau, aux Etats Unis par les républi­cains démocrates dirigés par Jefferson et Madison, proclamés citoyens français par l’Assemblée législative de 1792. En Espagne, la quasi-intégralité du mouvement républicain s’inscrit également dans cette lignée. Avec pour objectif la participation démocratique du peuple à travers des institutions municipales et législatives, et pour modèle la République athénienne… En France, la Révolution a opposé une République fondée sur la participation populaire à travers des clubs à un régime dont l’objectif d’ordre serait inchangé, qu’il fût républicain ou monarchiste. Cette opposition a été caricaturée dans l’historiographie officielle et révisionniste par la lutte entre Jacobins centralisateur et étatistes, et Girondins dont les prétendues valeurs démocratiques et décentralisatrices sont vantées par la doxa intellectuelle dominante, de Emmanuel Macron à Michel Onfray, dans l’unique but de décrédibiliser un camp, celui du Jacobinisme. S’il est vrai que les Jacobins constituaient un mouvement composite et hétérogène, où cohabitaient des visions différentes du niveau de centralisation du pouvoir, le véritable fondateur du centralisme français ne fût pas Robespierre et son Comité de Salut public, mais bien l’Empire autoritaire de Napoléon Bonaparte, digne successeur de la Monarchie absolue Louis-quatorzienne. Malheureusement, le malentendu associant Jacobinisme avec centralisation à outrance s’est généralisé, jusqu’à traverser les Pyrénées : en Espagne, le Jacobinisme est considéré comme une forme d’insulte politique, la centralisation politique ne faisant pas recette chez une gauche qui s’arqueboute sur le système des Communautés Autonomes. Cependant, le républicanisme espagnol, profondément ancré à gauche, défend majoritairement une approche du pouvoir décentralisée, qui semble connaitre une nouvelle jeunesse, au moment où la famille monarchique à la tête du pays est fragilisée par des scandales de corruption, et où la gauche semble enfin avoir fait sa mue intellectuelle en se réappropriant l’idée de peuple. Longtemps moribonde et confinée à des cercles politiques minoritaires et radicaux, l’idée républicaine semble, à la suite de deux grandes entrées du peuple dans l’histoire : le mouvement des indignés (2011) et du conflit poli- tique catalan (2017), avoir fait une réapparition spectaculaire.
Le républicanisme espagnol contemporain s’inscrit davantage dans une perspective libertaire.
Mouvement indépendantiste catalan, affaiblissement de la monarchie, gauche au pouvoir : un nouveau moment républicain en Espagne ?
En Catalogne, le retour de la tradition révolution- naire républicaine, à travers le mouvement indépendantiste, a permis d’étendre le débat au reste du pays. Ainsi, la proposition républicaine est énergiquement portée par l’ex vice-président Pablo Iglesias, qui, par son action, a donné de nouveaux contours au socialisme républicain. La résurrection de l’idée républicaine en Catalogne ne saurait nous surprendre : plusieurs sondages montrent que le mouvement républicain espagnol est profondément ancré dans les régions périphériques (Catalogne, Pays basque) où plus de 80 % de la population est hostile à la monarchie. Comment l’expliquer ? Le mouvement catalan semble s’inscrire dans l’essence du républicanisme ibérique : la mobilisation populaire. De l’autre côté des Pyrénées, depuis la fin du XIXe siècle, la République a toujours été envisagée comme une tentative de relocalisation de la démocratie avec un idéal fortement municipaliste et fédéraliste, succombant parfois aux tentations libertaires. Porté par les périphéries contre le centre, son aspiration fondamentale est de mettre en échec l’État espagnol pour consacrer un nouveau régime politique de nature fédérale voire confédérale. Le mouvement républicain se glisse dans les inter- stices des mouvements anti-libéraux et décentrali- sateurs présents sur l’ensemble du territoire espagnol, de l’Andalousie en passant par la Galice et le Pays basque voire par l’arc méditerranéen : les sondages montrent que le soutien républicain est plus fort dans ces espaces géographiques qui voient dans les élites madrilènes un symbole du tournant néolibéral du pouvoir central. L’objectif est toujours le même sur tout le territoire espagnol : l’instauration de mécanismes de démocratie directe, favorisant le développement d’un pouvoir qui soit véritablement populaire et qui permette d’établir des institutions politiques stables sur un territoire plus petit à travers la création de communes ou de régions disposant d’une souveraineté dans les domaines législatifs, fiscaux et économiques. Le mouvement souverainiste catalan, s’est ainsi réapproprié les codes du sentiment républicain espagnol : ses principes sont l’instauration d’une démocratie directe, d’une assemblée constituante et d’une plus grande autonomie fiscale. La voie réformiste a été rapidement abandonnée au profit d’une voie indépendantiste radicale, à la suite du refus d’un statut d’autonomie de la Catalogne par le pou- voir législatif central en 2006 et par le pouvoir judiciaire en 2010. A fortiori, le mouvement catalan s’est réapproprié un discours de lutte contre le néolibéralisme, axé à gauche, au moment où l’Etat espagnol, gouverné par la droite, s’acharnait à appliquer les coupes budgétaires ordonnées par la Troïka. Néanmoins, le sentiment indépendantiste n’a pas seulement percé du fait du rejet du néolibéralisme, mais également du fait des énormes mobilisations populaires qui ont précédé et suivi le référendum du 1er octobre 2017. Le mouvement républicain catalan est riche d’une société civile extrêmement mobilisée autour d’organisations de référence : l’Assemblée nationale catalane et Omnium, des entités qui ont réalisé une immense campagne mettant en avant la République comme moyen de défendre les droits sociaux. La tentative de processus constituant en Catalogne s’est aussi manifestée par une politisation et par la création d’organisations populaires de masse, ayant permis de mobiliser des secteurs sociaux éloignés de la politique. De paisibles retraités se sont ainsi transformés en activistes menant des actions audacieuses de désobéissance civile telles que les blocages des routes, les occupations de collèges électoraux et les grèves. À l’instar des gilets jaunes, la répression policière contre ce mouvement s’est déchaînée avec une rare intensité dans une société démocratique. À travers le mouvement catalan, l’histoire d’un républicanisme d’inspiration populaire et opposé à l’Etat central ressort. Celle-ci commence dès le début du XIXe siècle.
L’idée d’un républicanisme socialiste commence réellement à émerger dès 1855.
Un Républicanisme qui s’enracine dans la lutte contre l’État monarchique
Ainsi la perspective républicaine est donc imprégnée d’une conception de la société profondément égalitaire, opposée à l’ordre aristocratique de l’Ancien Régime. En Espagne, les classes dominantes, caractérisées par leur religiosité et leur adhésion au patriarcat, sont le fruit d’une alliance entre l’aristocratie et la bourgeoisie conservatrice sur laquelle s’est refondée le capitalisme, notamment après le retour à une monarchie autoritaire à la suite des échecs des divers soulèvements libéraux qui ont émaillés le XIXe siècle. Particulièrement réactionnaire, La monarchie espagnole s’était construite à partir de la centralisation du pouvoir au sein de l’Etat et sur la réduction des pouvoirs des bourgeoisies urbaines, notamment à travers l’élimination progressive des « fueros », des formes de parlements locaux, qui décidaient pour leur ville, de la levée de l’impôt. Cependant, la monarchie s’est trouvée fragilisée à la suite de l’invasion française du pays, ayant débouché en 1812 sur une guerre d’indépendance, consécutive à un effondrement de l’État, ainsi qu’à la fuite du roi. La guerre de libération nationale qui s’en est suivie a donc été livrée par le peuple qui partage, à ce moment précis, les aspirations progressistes et libérales de la bourgeoisie de l’époque. Celle-ci s’est organisée en 1812 autour d’une constitution libérale, dite de Cadiz « la Pepa », censée préparer le retour du roi dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle, similaire à celle de 1791. Conscient des dynamiques à l’oeuvre lors de la Révolution française 20 ans plus tôt, le très conservateur roi Fernando VII a bloqué toute tentative de réforme avant de déchainer la répression contre les réformistes et les rédacteurs de la Pepa, qui acquièrent, dès lors, la conviction qu’un changement ne peut advenir que par l’insurrection. Le XIXème siècle espagnol est ainsi le théâtre d’un affrontement entre libéraux exaltés, essentiellement composés de militaires révolutionnaires, dont certains prennent pour exemple un rêve républicain inspiré de la confédéra­tion helvétique et des États-Unis. Ainsi, une nouvelle révolution éclate en 1820 et débouche sur trois années de libéralisation de la monarchie avant un retour au conservatisme. Les libéraux retentent un coup de force en 1831 sous la houlette du politicien Torrijos, dont l’exécution, à la suite de son échec, a été immortalisée par le peintre Antonio Gisbert Perez. L’incapacité de l’élite conser- vatrice à moderniser le pays, mais aussi l’apparition de la classe ouvrière comme force politique, poussent certains libéraux à se radicaliser sur la gauche, et à considérer l’option républicaine. C’est le cas notamment en Catalogne, région qui apparait comme le berceau du mouvement ouvrier espagnol et du républicanisme radical. En 1842, la révolte barcelonaise contre le traité de libre-échange avec l’Angleterre est écrasée par un bombardement de l’armée. Mais l’idée d’un républicanisme socialiste commence à émerger dès 1855, année de la première grève générale de l’histoire du pays, qui se concentre encore une fois en Catalogne. Un an auparavant, la monarchie espagnole avait été déstabilisée par une insurrection libérale, où s’est distingué un homme politique, en raison de la radicalité de ses propositions : le catalan Pi Margall. Juriste de formation, Pi Margall a théorisé dans la continuité de la révolution un système républicain radical, inspiré de la contractualisation rousseauiste et d’une critique radicale de la centralisation inspirée des théories proudhoniennes. Il plaide ainsi pour un retour des fueros, des assemblées législatives permettant aux villes de disposer de leurs propres constitutions afin de légiférer dans des domaines étendus. Tous les républicains de gauche en Espagne se réfèrent à cet homme et se revendiquent encore de sa personne : des indépendantistes catalans aux anarchistes. Son fédéralisme intégral est basé sur la mise en place de pactes de cogestion de la sphère économique, avec pour principaux objectifs, la réforme agraire, la libre association en coopérative et les cogestions ouvriers-patronat dans les grandes entreprises. Marx et Engels considéraient ainsi Pi Margall, en 1873, comme l’unique dirigeant socialiste d’Europe Occidentale : « Pi était de tous les républicains officiels, l’unique socialiste, l’unique qui comprenait la nécessité de ce que la République s’appuie sur les ouvriers ». Premier président de la République (1873), premier Président du parti républicain démocratique fédéral, l’action politique de Pi Margall s’inscrit ainsi dans le vaste mouvement politique républicain dont l’histoire commence à partir de la guerre d’indépendance espagnole (1812) contre la France napoléonienne.
1873 : le moment Républicain
La Révolution de 1868 a un rôle tout autre dans l’histoire de l’Espagne. Elle donne lieu à six années, communément appelées « el sexenio liberal », caractérisée par une grande libéralisation politique, et une instabilité sociale ayant fini par donner naissance en 1873 à la Première République espagnole. Empêtrée dans des scandales de corruption, incapable de satisfaire la demande sociale d’une ré- forme agraire, la maison des Bourbons et sa reine, Isabel II, finissent par chuter en 1868, en perdant même l’appui des conservateurs. Les secteurs mo- dérés de l’armée profitent du vide du pouvoir pour organiser un putsch de palais, destiné à instaurer un nouveau roi, Amadeo de Savoie, à la tête d’une monarchie constitutionnelle. Cependant, les libéraux modérés perdent rapidement l’appui social dont ils jouissaient initialement, du fait de leur manque d’entrain à réaliser une réforme agraire. Au contraire, ils finissent par consolider l’ordre conservateur en désarmant les milices municipales qui ont facilité le renversement du pouvoir, et en privatisant des terres communales au bénéfice de la bourgeoisie. La création d’une nouvelle classe latifundiaire, et l’incapacité à faire face à la crise de l’Empire colonial, mis à mal à Cuba par une guérilla nationaliste naissante, sapent les derniers soutiens du régime monarchique constitutionnel. Dans un contexte de grande instabilité politique, où se déchire le camp libéral-conservateur dans la Guerre Carliste, les républicains dits « exaltés » prennent le pouvoir en profitant d’une révolte contre le service militaire et les impôts indirects : le 11 février 1873, le roi Amadeo renonce au trône, la Ie République est proclamée. Elle ne dure pas un an.
L’échec de la République
L’analyse de l’échec de la Ie République soulève la problématique ancienne de la connexion entre la tête de l’État et le mouvement révolutionnaire. Cette dimension n’avait pas été ignorée par le premier président républicain d’Espagne, Pi Margall. Ainsi, son républicanisme n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui de la Ie République française. La république est théorisée ici comme “la conséquence de la souveraineté du peuple”, Pi Margall ajoute cependant que celle-ci ne peut s’établir que par un mode confédéral, avec pour finalité de « diviser et subdiviser le pouvoir afin de le réduire progressivement ». On retrouve ici un rêve rousseauiste, difficilement applicable selon l’aveu même du philosophe, d’une démocratie radicale organisée dans des républiques cantonales. Cette ambition a été reprise par l’Américain Thomas Jefferson, qui écrivait « là où chaque homme prend part à la direction de la République de district, ou d’un niveau supérieur, et sent qu’il prend part au gouvernement des choses, pas seulement le jour des élections, chaque année, sinon chaque jour […] préféra se faire arracher le coeur du corps que de se faire confisquer le pouvoir par un Bonaparte ou un César », dans lequel Pi Margall voit un modèle à suivre. Malgré ces proclamations de bonnes intentions, la Ie République échoue, sans durer plus d’un an : les quatre présidents qui s’y succédent, en premier lieu Pi Margall et Figueres restent très légalistes : alors que la réforme agraire patine, les républicains souhaitent créer des milices pour accélérer les réformes et demandent le soutien d’un Comité de Salut Public. La faible réaction de l’État républicain face aux demandes populaires achève de le couper de sa base, qui se radicalise dans l’anarchisme en proclamant la pleine souveraineté municipale, la journée de huit heures et l’impôt progressif : la Révolution cantonale éclate en juillet 1873 par le soulèvement de plusieurs villes du pays, et leur organisation selon un système politique proche de celui mis en oeuvre par la Commune de Paris. Alors que les républicains se déchirent autour de la Révolution cantonale, la droite conservatrice se ré-organise et conspire avec les carlistes pour faire tomber la République, et préparer, avec les secteurs les plus réactionnaires de l’armée, le retour des Bourbons. Tétanisé par une base à laquelle il refuse de s’unir, Pi Margall démissionne, la Ie République débouche sur une dictature militaire qui finit par réprimer le cantonalisme andalou et valencien sans faire de même pour le carlisme. L’histoire de la Ie République s’achève ainsi tragiquement, par un coup d’État militaire en 1874, 62 ans avant le coup d’État fasciste qui a renversé la Seconde République, puis par une réinstauration des bourbons. La déception des milieux populaires vis-à-vis de l’État finît par alimenter l’anarchisme, particulièrement actif en Espagne jusqu’en 1939. Ainsi, le républicanisme espagnol s’est davantage nourri dans son histoire du fédéralisme américain et du cantonalisme suisse que de l’étatisme français, en raison de l’hostilité à une centralisation considérée comme un instrument authentique d’une monarchie conservatrice. Pour cette raison, le républicanisme espagnol semble s’ancrer davantage sur des territoires, voir des terroirs, avec une forte tradition de lutte démocratique et sociale, tels que le Pays basque, la Catalogne et la Galice, que dans une capitale regroupant la tête des institutions de l’État : l’intérêt que suscite le confédéralisme démocratique en Espagne en est un symptôme révélateur.
Rousseau, à travers sa théorie du Contrat social, pose les bases d’un idéal républicain-démocratique.
Quelle leçon tirer de l’expérience républicaine en Espagne ?
Le républicanisme espagnol prend le risque d’ignorer l’importance de l’État-nation dans la construction de la démocratie. La difficulté de Podemos à prendre position pour l’unité nationale après la tentative d’indépendance catalane s’explique par cette difficulté, très ibérique, à concevoir l’État autrement que comme un instrument d’oppression. Par conséquent, et à la différence du républicanisme français, le républicanisme espagnol contemporain s’inscrit davantage dans une perspective libertaire : à son commencement même, comme le signale Xavier Domenech dans son ouvrage fleuve Un haz de naciones, le républicanisme est théorisé en Espagne comme un moyen de promouvoir le pouvoir des périphéries face au centre : Pi Margall, premier président de la Ie République, premier théoricien de républicanisme en Espagne et dirigeant politique de premier plan, d’origine catalane, tente en 1873 de structurer un bloc politique sensible à la permanence des institutions démocratiques locales. Il anticipe ainsi la généralité de Catalogne et la communauté autonome basque, institutions d’inspirations républicaines, disposant pour la seconde d’une autonomie financière totale et d’une autonomie fiscale très avancée. Son gouvernement perçoit lui-même l’impôt et un pourcentage négocié avec le gouvernement central est versé à l’État espagnol. Ainsi, l’on comprend rapidement pourquoi le Républicanisme parvient à s’articuler davantage en Espagne qu’en France avec les revendications des nouveaux mouvements sociaux : démocratie directe, contrôle de la vie politique par les citoyens et respect des identités régionales. La République s’inscrit dans une longue lignée de résistances citoyennes contre un Etat central monarchiste, elle est aujourd’hui aisément revendiquée par les nouveaux mouvements sociaux, tels que le féminisme, puissant en Espagne, qui a toujours considéré le républicanisme comme un levier d’émancipation contre une monarchie foncièrement patriarcale : « les tyrans de toutes espèces, des rois aux maris agissent de la même manière ». Mais ce républicanisme d’inspiration libertaire peine cependant à porter un projet d’Etat, qui lui est pourtant indissociable, comme l’a magistralement souligné Rousseau : « Cette personne publique qui se forme par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, prend maintenant le nom de République, lequel est appelé Etat quand il est passif, Souverain quand il est actif » (Du Contrat Social). L’échec du mouvement socialiste ibérique, et le triomphe du fascisme catholique de Franco dans la Péninsule dans les années 1930, sont responsables d’un retard économique et social qui n’est pas sans rapport avec la séculaire hostilité larvée du mouvement social espagnol envers l’Etat, duquel les ouvriers, maintes fois réprimés par lui, n’attendaient plus rien. Un cercle vicieux se dessine : l’État, rejeté par les ouvriers, est confisqué par le camp conservateur qui ne fait qu’accroître son caractère anti-populaire, et par conséquent, l’hostilité de la classe ouvrière à son encontre. A la différence de la situation espagnole, l’idée républicaine souffre, en France, d’être associée à un pouvoir d’Etat qui démontre chaque jour un nouveau degré de violence et d’incompétence. Odieusement récupérée par des politiciens de la pire espèce, notamment pour affubler leurs sinistres organisations, la République peine à se détacher en tant qu’idée du pouvoir de l’Etat et des classes dominantes. Pourtant, originellement, elle incarnait la volonté d’auto-organisation et d’émancipation du peuple. Pour cette raison, le détour par un républicanisme qui n’a pas été souillé par de trop longues années de pouvoir au service de néolibéralisme ne saurait être que revigorante pour ceux qui plaident pour la réarticulation de l’idée républicaine avec les revendications démocratiques du temps présent. Le désordre actuel, la multiplication de mouvements sociaux parfois déroutant et la revendication d’une plus grande participation citoyenne cachent en vérité la volonté de construire un nouvel ordre sur les ruines de l’ancien fraichement abattu, et cette fois fondé sur la justice. Souhaitons ainsi, que des ruines de la monarchie républicaine, puisse naitre une véritable république participative, démocratique et sociale.
En Catalogne, le retour de la tradition révolutionnaire républicaine a permis d’étendre le débat au reste du pays.

Lire aussi...

The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing
Que signifierait une victoire de la Russie sur l’Ukraine ?
La faillite intellectuelle d’Emmanuel Todd (1/2)
La dérive machiste des Passport Bros

Le revenu universel peut-il nous sortir de l’impasse ?

La Cité

Le revenu universel peut-il nous sortir de l’impasse ?

Entretien avec David Cayla
David Cayla est économiste, chercheur et maître de conférences à l’université d’Angers. Membre des économistes atterrés, il a publié des ouvrages sur la question européenne, notamment La Fin de l’Union européenne, avec Coralie Delaume. Son dernier livre, Populisme et Néolibéralisme explore les mécanismes économiques à l’oeuvre derrière la résurgence actuelle des mouvements de contestations. Dans cet entretien, nous avons échangé sur le revenu universel, outil qui revient à la mode à la faveur de la pandémie et des alternatives qui peuvent lui être proposés.
LTR : Avec la pandémie et les difficultés économiques qui en ont découlé, le revenu universel a le vent en poupe. Expérimentations dans certaines régions ou pays, élus demandant de le mettre en place, … Le sujet est omniprésent depuis un an. C’est une notion très large qui englobe plusieurs visions. De la version libérale de Milton Friedman au salaire à vie de Bernard Friot, les écarts sont importants, tant sur le plan idéologique que pratique. Pourriez-vous nous exposer brièvement les différentes philosophies qui sous-tendent ce concept ?
David Cayla :
Derrière le revenu universel, il y a beaucoup de conceptions différentes, qui vont de la plus libérale à la plus communiste. La proposition de Milton Friedman n’est pas tout à fait un revenu universel, c’est plutôt une allocation minimale, un impôt négatif. Il propose que les personnes ayant un revenu inférieur à un certain seuil puissent toucher une allocation complémentaire. Chez Bernard Friot, à l’inverse, l’objectif est de remplacer le capitalisme. Pour cela, il propose que tout le monde ait un revenu socialisé qui se substitue au revenu de la sphère privée. Entre ces deux principes, il y a de grandes différences. On peut ausssi citer le « Liber » des libéraux à la Gaspard Koening, le revenu de base du Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB), ou encore le revenu universel d’existence de Benoît Hamon. Mais alors, comment peut-on englober dans un même terme toutes ces propositions différentes ? Je leur vois trois points communs : il s’agit d’allouer un revenu déconnecté du travail, universel, dans le sens où il toucherait tout le monde, et suffisant. Le caractère suffisant signifie qu’il faut qu’on puisse vivre et combler ses besoins essentiels avec. Tout réside ensuite dans ce que l’on entend par « besoins essentiels ». On peut commencer au niveau du RSA ou bien se placer à un niveau supérieur. Universel, cela veut dire que tout le monde doit pouvoir bénéficier de ce minimum-là. Parfois, cela signifie le donner à tout le monde, en taxant en contrepartie, ce qui ne fera pas augmenter le revenu de la majorité des gens, mais l’idée de départ est que les plus pauvres ne soient pas oubliés. Le troisième élément, c’est qu’il est sans contrepartie, c’est-à-dire qu’il est totalement déconnecté de l’activité économique. Il ne se fait pas en échange d’un travail ou d’une démarche. C’est cela qui le distingue du RSA ; car dans le cadre du RSA, on demande au bénéficiaire de signer un contrat d’insertion.
LTR : Pour défendre le revenu universel, ses partisans expliquent qu’il permet de repenser la place du travail, et plus particulièrement des tâches mécaniques, dans la société afin de s’en libérer. Que pensez-vous de cet argument ?
David Cayla :
Les promoteurs de gauche du revenu universel considèrent que son intérêt est justement de libérer les individus du besoin de travailler. Ils le justifient par la disparition du travail, liée à la mécanisation. C’est quelque chose que l’on trouve beaucoup chez Benoît Hamon et Baptiste Mylondo, par exemple. Ils justifient aussi cela par l’idée qu’aujourd’hui, toute une partie de l’activité productive des gens ne s’organise pas dans un rapport marchand mais plutôt dans les liens sociaux, comme des grands-parents qui gardent leurs petits-enfants, et qui ne sont pas rémunérés. Derrière cela, il y a plusieurs choses. Il y a d’abord l’idée de la société post travail : le travail aurait été nécessaire dans la société, mais depuis l’automatisation en a supprimé en grande partie le besoin. Deuxièmement, il y a l’idée qu’il faut valoriser le non marchand. Troisièmement, il est sous-entendu que le plein emploi est une utopie aujourd’hui illusoire et qu’il faut donc trouver une solution pour que les gens puissent vivre décemment sans être obligés de trouver un emploi. Il y a enfin l’idée de renforcer le pouvoir de négociation des salariés sur le marché du travail. Cela aurait pour but d’améliorer leurs conditions de travail, parce qu’aujourd’hui le travail est absolument nécessaire pour vivre et les travailleurs n’ont pas le choix que d’accepter des travaux pénibles et difficiles. Ce sont les principaux arguments des partisans de gauche du revenu universel. Le problème, c’est qu’ils sont incohérents entre eux. Ils affirment deux choses contradictoires. Premièrement, ils disent qu’il faut favoriser le non marchand mais proposent pour cela de rémunérer les individus avec de l’argent, qui par définition, ne peut être dépensé que dans la sphère marchande. C’est la contradiction philosophique la plus importante. Si l’on veut mettre en avant le non marchand, il ne faut pas donner de l’argent aux citoyens, mais leur fournir des services publics gratuits. Et là on pose une deuxième question : quel est le rôle de l’État ? Est-il de garantir aux gens des allocations monétaires en espèces ou doit-il fournir des services publics gratuits ? Je suis attaché à la gratuité, j’en tire la conclusion logique que tous les revenus ne passent pas par des revenus monétaires, qu’une partie de la richesse dont nous disposons est non marchande et produite par l’État. Transformer l’État d’un producteur de services non marchands à un État qui alloue de la monnaie en espèces aux ménages pour leur permettre de consommer de manière marchande, c’est à mon avis une dérive grave qui ne peut pas se comprendre dans une perspective de gauche.
Derrière le revenu universel, il y a beaucoup de conceptions différentes qui vont de la plus libérale à la plus communiste.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les libéraux sont favorables au revenu universel. On le retrouve très bien chez Friedman. La pensée au cœur de sa thèse c’est de substituer des programmes gouvernementaux de services publics par des allocations de même coût et laisser le marché pourvoir à la satisfaction des besoins des ménages. Cette logique-là est cohérente. Mais la logique qui consiste à faire de l’État un producteur d’allocations pour que la population puisse consommer tout en étant contre le tout marché me semble particulièrement contradictoire. C’est le premier point. Le deuxième point, c’est que je ne crois pas à la disparition du travail. Si on veut aller plus loin dans la réflexion, l’argument de la mécanisation et de l’automatisation n’est pas bon. Certes une automatisation a lieu, on ne peut pas le nier, mais c’est un processus ancien, qui date de la révolution industrielle. Au fur et à mesure qu’on mécanise, on s’aperçoit que les emplois se déversent vers les secteurs qui sont non mécanisables et non automatisables. Ils se déversent en particulier vers un secteur très important, celui du care, plus largement de tout ce qu’on appelle les emplois relationnels. Ce sont les emplois qui sont liés à la relation entre le pourvoyeur de service et l’usager. On peut citer par exemple l’éducation, la santé, la sécurité, l’accompagnement. Ce type d’emploi n’a cessé d’augmenter et aujourd’hui on en manque. Aussi, un vrai problème se pose : on a à la fois des chômeurs qui cherchent un emploi et des besoins en emplois qui ne sont pas mécanisables et qu’on ne crée pas en dépit de leur importance. Comment en est-on arrivé là ? Pour une raison simple : la très grande majorité des emplois relationnels sont des emplois publics. Or, on refuse que l’État, au nom de l’austérité budgétaire, crée les emplois relationnels qui sont nécessaires socialement. Si on veut résoudre le chômage, il suffit de diminuer la taille des classes, d’améliorer les conditions de travail dans les EHPADs et les hôpitaux, d’améliorer les conditions de travail et de formation de la police, etc. C’est-à-dire créer des emplois publics. Cela couterait beaucoup moins cher que d’allouer un revenu universel de 800€ à tout le monde chaque mois. C’est là qu’à mon sens il y a un problème. Si on considère que le rôle de l’État est d’abord de fournir des services publics gratuits à sa population et qu’on lui substitue un rôle d’allocation monétaire sans créer les emplois publics, alors cela créera une concurrence implicite que les partisans du revenu universel de gauche ne mettent jamais en avant. La base fiscale, ce qu’on peut taxer, est de toute façon limitée. Si l’on arrive à collecter 100 milliards d’euros de plus, par exemple, la question va vite se poser pour savoir s’il faut les utiliser pour créer des emplois publics ou pour verser une allocation de type revenu universel. Benoît Hamon dirait qu’il faut faire les deux. Pour moi, ce n’est pas une réponse satisfaisante. Il faut avoir une idée des mesures prioritaires qui vont être financées avec cet argent.
LTR : Certains détracteurs du revenu universel affirment qu’au lieu de permettre aux salariés de mieux négocier avec leurs employeurs, avoir une rentrée d’argent régulière et inconditionnelle inciterait ces derniers à revoir les rémunérations à la baisse. Qu’en pensez-vous ?
David Cayla :
Ce qui me gêne le plus dans cette argumentation sur le pouvoir de négociation des salariés c’est qu’on prend pour fait acquis l’idée des économistes selon laquelle l’emploi est organisé essentiellement par un marché du travail, avec une offre, une demande et un pouvoir de négociation. Or, cette vision fait l’impasse sur tout un ensemble d’autres dimensions dans le travail qui sont plus sociologiques ou anthropologiques, en particulier le fait que le travail n’est pas du tout une marchandise comme une autre. Je comprends qu’on puisse parler de pouvoir de négociation quand il s’agit de voitures, mais je pense que, dans le cadre de la relation de travail, cela laisse beaucoup de choses de côté. On oublie en particulier que le travail a une dimension identitaire. C’est-à-dire que l’emploi que l’individu accomplit participe de son identité et donc de l’idée qu’il se fait de lui-même. Ce n’est pas du tout équivalent, par exemple, de toucher 1000 euros d’allocations ou de toucher 1000 euros sous forme de salaire. Quand on est de gauche, on ne peut pas raisonner comme des économistes néolibéraux, qui affirment que l’argent n’a pas d’odeur, que les individus raisonnent comme des homo economicus. Deuxièmement, le travail est aussi un rapport social, d’autorité entre deux personnes. Lorsqu’on parle de pouvoir de négociation, on ne pense qu’au moment où on va négocier le salaire ou les conditions de travail. Ce qu’on oublie, c’est qu’une fois qu’on est salarié, on est de toute façon soumis à un rapport de domination. Je doute que le revenu universel permettre de se détacher plus facilement de son travail, de changer les rapports de force dans l’entreprise. Tout collectif, par définition, produit des règles qui contrarient l’autonomie individuelle. Je crois beaucoup plus à la démocratie d’entreprise pour améliorer cela qu’à une allocation extérieure. Si l’on veut libérer le travailleur, il faut aller voir ce qui se passe dans l’entreprise. Ce qui passe par les lois de protection des salariés, le droit du travail, la démocratisation des entreprises.
On prend pour fait acquis l’idée des économistes selon laquelle l’emploi est organisé essentiellement par un marché du travail.
LTR : Pensez-vous que la mode du revenu universel dure au-delà de la crise actuelle ?
David Cayla :
Le revenu universel est une très vieille idée. Elle est d’autant plus attractive qu’aujourd’hui on analyse la richesse, le niveau de vie et la pyramide sociale uniquement à travers la question du revenu monétaire. Répondre à des problèmes qu’on envisage uniquement à travers le prisme du revenu par des revenus, cela paraît donc l’évidence même. On est tellement imbibé par le marché, par l’idée que l’argent fait la richesse, qu’on finit par décider d’aller vers le revenu universel. C’est d’autant plus important que la question de l’inflation a disparu aujourd’hui de la pensée. L’une des raisons qui pourrait empêcher le revenu universel d’être une idée populaire, ce serait que la situation soit similaire à celle des années 70- 80, dans un régime de forte inflation. Là, toute personne qui proposerait le revenu universel se verrait opposer l’argument de l’augmentation des prix. Mon sentiment, c’est que quand on propose ce genre de solution, c’est qu’on a déjà accepté la naturalité du marché, c’est-à-dire que les individus ne peuvent exister autre- ment qu’en étant des consommateurs, que toute la richesse vient de ce qu’on achète. Or, tout cela est extrêmement contestable. J’aimerais que les responsables politiques et les intellectuels parviennent à penser la richesse indépendamment de la question du revenu, en prenant en compte le fait qu’une grande partie de la richesse est non marchande. Par exemple, on ne met plus en avant la question du temps libre. Une grande partie de la richesse est produite par les gens sur leur temps libre ; le temps est en soi une richesse extrêmement importante. Ainsi, l’une des manières de contrer la question du revenu universel serait d’organiser une vraie diminution du temps de travail. On résoudrait le problème du manque d’emplois et on mettrait en avant le fait que le temps libre est aussi une richesse non-marchande importante. On pourrait tout à fait redistribuer le temps pour réorganiser le travail autrement. Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles le revenu universel est à la mode. La raison principale, c’est l’idéologie néolibérale dominante. L’idée que tout procède du marché. On dit que quand on a un marteau comme seul outil, tous les problèmes finissent par se présenter sous la forme de clous. Aujourd’hui, on est tellement persuadés que le problème de la richesse est lié au problème du revenu monétaire, que pour résoudre le problème des inégalités, on va forcément augmenter les revenus ou en donner à tous. La réalité c’est que l’économie ne se présente pas uniquement de cette façon-là. Si on réfléchit avec un peu de distance, l’économie est la sphère de la production et de la répartition des richesses marchandes et non marchandes. On peut donc augmenter la sphère non marchande, on peut penser la richesse que constitue le temps libre, et organiser l’économie pour le maximiser. On peut penser que toute une partie de la richesse doit être soustraite du marché. Dans ce cas-là, donner des revenus aux gens sera beaucoup moins important, puisqu’une grande partie de la richesse ne sera pas achetable. Quand on pense les choses avec un peu plus de recul, on s’aperçoit que le revenu universel n’est qu’une réponse ponctuelle. Un point de vigilance, cependant : je ne dis pas qu’il ne faut pas d’allocations en espèces, je ne dis pas non plus qu’il faut supprimer le marché. Je dis simplement que le marché ne peut pas être l’alpha et l’oméga de la production et de la distribution de la richesse.
LTR : S’il est impossible voire délétère de se défaire du travail, il n’en demeure pas moins que son organisation actuelle, dans de nombreux secteurs, ne permet pas aux travailleurs de s’épanouir voire les aliène. Les écarts de rémunération grandissants, le déclin des syndicats et le développement des « bull- shit jobs » en sont des manifestations. Comment répondre à cette situation sans revendiquer un monde sans travail ?
David Cayla :
Il faut prendre en considération le fait que l’univers du travail est un univers particulier, dans lequel on agit collectivement. Ce n’est pas que l’individu qui travaille, c’est surtout un groupe de personnes. Le droit du travail encadre tout cela et notamment l’idée de l’abus de bien social. Un chef d’entreprise ne peut pas tout faire. Je pense qu’il faut sortir l’entreprise du féodalisme, de l’idée que les individus s’organisent seulement en rapports de force liés à la position du capital. Cela a déjà été fait. La démocratisation de l’entreprise c’est, par exemple, la reconnaissance du fait syndical, les instances représentatives de concertation. Mais il faudrait aller plus loin. Il devrait y avoir des règles plus strictes sur l’organisation du partage de la richesse. Dans nos entreprises subsiste un problème fondamental : les revenus sont distribués individuellement, alors que la richesse est toujours produite collectivement. Il n’y a pas de corrélation claire, contrairement à ce que disent les économistes, entre la production réalisée par chaque travailleur et ce qu’il récupère en termes de revenu. Il n’y a pas non plus de corrélation entre ce qu’apporte le capitaliste et comment il est rémunéré en termes de dividendes. En fait, quand on regarde ceux qui tirent des revenus des entreprises, on voit que tout cela est totalement arbitraire. Ce qui signifie que les revenus que chacun prélève ne sont que les produits de rapports de force, liés à la capacité qu’à chaque personne à se vendre, à la rareté relative qu’il représente, et à la place institutionnelle qu’il occupe. Ainsi, quand l’entreprise se financiarise, sa priorité devient la rémunération des actionnaires, au détriment à la fois du bien-être des salariés mais aussi de sa valorisation à long terme et de sa propre capacité à créer des richesses. Je pense que l’État a un rôle à jouer pour réorganiser les arrangements institutionnels au sein des entreprises, c’est-à-dire faire en sorte que les rapports de force soient plus équilibrés, que les revenus soient plus égalitaires, que le partage de la valeur ajoutée se fasse sur des critères plus égaux, mais aussi que l’entreprise puisse se recentrer sur sa fonction première qui est de produire de la richesse à long terme et non de racheter ses propres actions en détruisant son propre capital au seul profit de ses actionnaires.
LTR : Le revenu universel est souvent présenté comme la solution pour lutter contre la grande exclusion. Vous en avez soulevé les limites au cours de cet entretien. Mais alors, que faut-il faire pour lutter contre les inégalités et la pauvreté ?
David Cayla :
Le grand argument du revenu universel est de dire qu’il va permettre de lutter contre la pauvreté et cela d’autant plus si l’on fixe son montant au-dessus du seuil de pauvreté. Il y a un aspect important dans cet argument, c’est le taux de non-recours élevé des minima sociaux. Des gens ont droit à des revenus mais n’y ont pas recours en raison de la difficulté à se faire connaître. Si l’on met en place le revenu universel, alors on toucherait tout le monde et il y aurait beaucoup moins de taux de non-recours. Je pense que ce n’est pas tout à fait vrai. Même dans le cadre du revenu universel, il faudra effectuer une démarche administrative, remplir un dossier, indiquer un compte bancaire sur lequel verser l’allocation… Il faudra aussi contrôler les fraudes. Par ailleurs, il y a des questions auxquelles on ne répond jamais : que fait-on des immigrés et des clandestins ? Auront-ils droit au revenu universel et jusqu’à quel point ? Et quel sera le statut des Français expatriés ? Il faudra créer une administration du revenu universel et des conditions d’attribution pour qu’il arrive. Aussi on ne supprimera pas complètement le taux de non-recours.
J’aimerais que les responsables politiques et les intellectuels parviennent à penser la richesse indépendamment de la question du revenu.
La deuxième chose, c’est la question du RSA. Est-ce que le revenu universel est un meilleur outil pour lutter contre la pauvreté ? Je mets de côté la question du montant. Imaginons qu’on les fixe tous les deux à 700 euros, par exemple. La différence entre les deux, c’est que le RSA est conditionné, on ne le touche qu’en contrepartie d’une démarche d’insertion active, avec des entretiens individuels, un suivi par un conseiller, etc… Le revenu universel, à l’inverse, serait donné sans aucune contrepartie. On peut penser que s’il n’y a plus de contrepartie, on allègera la structure administrative, on aura ainsi besoin de moins de fonctionnaires, ce qui est sans doute vrai et ce qui coûtera moins cher qu’un RSA de même montant. Mais il y aura du coup moins de personnel pour accompagner les personnes. Et puisque le revenu sera universel, on n’identifiera plus les personnes dans le besoin contrairement à ce qui se passe aujourd’hui. Plus largement, je ne crois pas qu’il faille limiter la pauvreté a la question du revenu, et c’est ça que fait le revenu universel. Pour moi, le problème de la pauvreté, c’est surtout un problème d’exclusion. C’est-à-dire d’exclusion sociale, d’abord, parfois de problèmes d’auto-valorisation et puis un problème de perspectives. On ne peut pas dire à une personne qu’elle va toucher un revenu universel, de 700€ par mois toute sa vie. Certes, elle ne sera plus en situation de grande pauvreté, mais pourra-t-on dire qu’on a résolu le problème de la grande pauvreté en général et de l’exclusion en particulier ? Je ne crois pas. La norme doit être la contribution sociale que chacun produit par son travail dans un cadre marchand ou non marchand. Si l’objectif de l’individu n’est pas juste d’être un consommateur et de recevoir un revenu minimal pour continuer de consommer, mais aussi d’être un contributeur, d’avoir une place dans la société, de produire pour les autres, alors je crois que le RSA est bien plus qualifié pour sortir des gens de l’exclusion et de la pauvreté. Celles et ceux qui sont au RSA, non seulement bénéficient d’un revenu, mais aussi d’un accompagnement personnalisé. C’est d’autant plus vrai pour les jeunes avec la Garantie jeunes, parce qu’ils ont des besoins d’accompagnement bien plus importants que les plus de 25 ans. Toutes ces démarches d’accompagnement et d’insertion vont disparaître ou devenir marginale avec le revenu universel. Les partisans disent que l’on pourra tout de même organiser ces démarches d’insertion de manière volontaire. C’est oublier que le problème de l’exclusion est justement de ne pas aller vers ce genre de dispositifs, à moins d’y être contraint. Je pense qu’il y a là aussi une mauvaise conception de l’exclusion. Quand on demande aux associations caritatives ce qu’elles pensent du revenu universel, il y en a beaucoup qui sont contre, parce qu’elles comprennent bien que la situation réelle des personnes exclues est qu’elles ne savent pas comment s’organiser et s’intégrer, qu’elles n’iront donc pas spontanément chercher les dispositifs d’aide et d’accompagnement qui peuvent exister. Le RSA, avec la stratégie du donnant-donnant, permet d’identifier ceux qui ont le plus de problèmes et d’adapter à ce public-là des dis- positifs d’insertion qui fonctionnent bien.
LTR : Pour conclure, une question plus actuelle. Récemment, à gauche, un embryon de consensus s’est formé pour réclamer l’établissement d’un RSA pour les moins de 25 ans, que pensez-vous de cette proposition ?
David Cayla :
La situation actuelle est extrêmement précaire, dramatique, pour la jeunesse. Elle l’est à la fois pour les étudiants, mais aussi pour ceux qui sortent de leurs études et qui recherchent un stage ou en emploi, et pour les jeunes qui sont déjà exclus. Face à cela, je ne suis pas opposé à ce qu’on puisse temporairement élargir le RSA, comme première solution. Le problème, c’est lorsqu’on on le présente comme une solution de long terme. Je suis beaucoup plus réservé sur ce sujet parce que le problème de la jeunesse, c’est premièrement un manque d’emploi et de stages. Globalement, la covid a fait disparaître des petits emplois que beaucoup d’étudiants occupaient et des embauches, impliquant que ceux qui sortent de leurs études sont en difficulté pour trouver un travail. Or, répondre au manque d’emploi par un RSA n’est pas satisfaisant. Vous sortez de vos études et au lieu d’avoir un emploi bien rémunéré, on vous donne une allocation minime. Ce n’est pas ce que veulent les jeunes. Ils savent bien qu’ils ne vont pas s’ouvrir une carrière au RSA. La priorité devrait donc être de créer des emplois. Je comprends qu’on ne puisse pas les créer immédiatement et qu’en attendant, le RSA peut être une solution transitoire, mais ce n’est pas une solution qui correspond aux besoins spécifiques de cette jeunesse. De la même façon, il faut aider les étudiants qui cherchent à faire leurs études et qui pour cela doivent avoir des petits boulots à côté. Il faut leur donner des allocations spécifiques en augmentant, prolongeant et généralisant les bourses, en leur permettant de redoubler une deuxième fois sans la perdre. Aujourd’hui, certains ne peuvent pas réussir leur année à cause des conditions d’études dégradées. Cela me semble mieux répondre aux problèmes des étudiants que de simplement leur accorder le RSA. Troisièmement, il faut aider tous les jeunes qui sont exclus et qui bénéficient de la Garantie jeunes. C’est un dispositif qui date de janvier 2017, organisé sous la pression de l’Union Européenne. Il est sous-dimensionné : il n’y a que 100 000 à 150 000 jeunes qui en dis- posent. On ne peut avoir un revenu équivalent au RSA que durant 1 an à 1 an et demi. Il y a très peu de communication sur ce dispositif, ce qui veut dire qu’il y a beaucoup de jeunes qui en auraient besoin mais qui ne peuvent pas l’avoir faute d’information, ou qui l’ont eu pendant un temps court et ne peuvent pas y revenir après un échec d’insertion. Clairement, je suis pour la généralisation de la Garantie jeunes, qui est un RSA renforcé sur le plan de l’accompagnement. Mais pour cela, il va falloir recruter des accompagnants. Si l’on veut tripler le nombre de bénéficiaires et garantir le revenu jusqu’à 25 ans, ou tant que le bénéficiaire n’est pas inséré, il va falloir tripler les personnes des Missions locales, en créer de nouvelles, notamment en zone rurale. C’est un effort d’investissement extrêmement important que doit faire l’État, et ce serait beaucoup plus efficace que la généralisation du RSA aux moins de 25 ans. La démarche d’insertion d’un jeune de 19 ans est bien plus spécifique et nécessite un accompagnement bien plus important que ce qui se fait avec le RSA. Pour résumer, le RSA comme solution d’urgence, de court terme, pourquoi pas. Mais la réponse aux problèmes de la jeunesse aujourd’hui doit être d’abord de créer des emplois pour les jeunes. Il faut en créer beaucoup, à la fois pour ceux qui sont qualifiés et pour ceux qui ne le sont pas. Pour se substituer au secteur privé qui n’en crée plus, il faut que le secteur public prenne la place. Cette réponse doit aussi passer par une amélioration, au moins ponctuelle, mais plus structurelle également, des allocations pour les étudiants. Enfin, je souhaite une généralisation et une extension massive de la Garantie jeunes.
Dans nos entreprises subsiste un problème fondamental : les revenus sont distribués individuellement, alors que la richesse est toujours produire collectivement.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

nos autres entretiens...

The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing
Que signifierait une victoire de la Russie sur l’Ukraine ?
La faillite intellectuelle d’Emmanuel Todd (1/2)
La dérive machiste des Passport Bros

La Politique Agricole commune : un outil à réorienter partie 1/2

L'État et les grandes transitions

La Politique Agricole commune : un outil à réorienter partie 1/2

La Politique agricole commune, mise en place dès les débuts de l’Union européenne, est une politique communautaire centrale des systèmes agricoles européens. Confrontée à un contexte en constante évolution depuis 60 ans, la PAC entrera sous peu dans sa prochaine réforme. Il est intéressant de se replonger dans ses évolutions historiques avant de développer les prévisions de la prochaine réforme 2023-2027 et d’exposer notre analyse et nos propositions pour une PAC comme outil de la transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires.

La Politique agricole commune (PAC) est un outil central de l’évolution de l’agriculture européenne. Elle ne peut être laissée de côté dans la transformation indispensable de notre système agricole et alimentaire. Alors que la prochaine réforme de la PAC 2023-2027 approche à grands pas, il est nécessaire de se replonger dans les évolutions historiques de cette politique communautaire. Avant même de parler de souveraineté, de reterritorialisation et de transformation agroécologique il faut comprendre les mécanismes de la politique agricole européenne en place et ce qui nous y a mené. La rupture avec notre système agricole et alimentaire actuel ne se fera pas sans la compréhension des succès et échecs des précédentes transformations agricoles dans lesquelles la PAC a joué un rôle majeur.

Une politique européenne cen­tralisée dès ses débuts

1957, le traité de Rome institue la Communauté économique européenne (CEE). Ce même traité fixe les objectifs d’une politique à six pays répondant à la nécessité de nourrir l’Europe. C’est la Politique agricole commune (PAC). Apparue dans le contexte de l’après-guerre et d’absence d’autosuffisance alimentaire, elle s’accorde à la volonté d’un marché commun de la CEE et à la libre circulation des marchandises, y compris celles du secteur agricole. Héritage partiel des politiques nationales préexistantes, elle est mise en place en 1962 avec pour but d’accroître la productivité agricole, d’assurer un niveau de vie à la population agricole, de stabiliser les marchés et de garantir une sécurité d’approvisionnement et des prix raisonnables aux consommateurs. La PAC est alors une politique active, répondant à des besoins majeurs et s’inscrivant dans des objectifs de reconstruction. Elle vise, de plus, le renforcement de l’alliance européenne face aux autres puissances qui l’entourent – consolidation des régimes socialistes de l’Est et toute-puissance économique des Etats-Unis. Replacer cette politique communautaire dans son contexte est nécessaire pour comprendre le choix des leviers mobilisés par la PAC. Cette dernière par exemple, joue un rôle particulier dans la construction européenne. Dès sa première version, elle est très centralisée et laisse peu de place aux gouvernements nationaux – on parlera d’ailleurs de “renationalisation” de la PAC lors de la réforme de 2014. Dans le contexte de l’époque, limiter les mécanismes d’interventions nationaux a pour ambition de réduire les distorsions de concurrence au sein de l’Europe et de rendre compatible l’intervention publique et le marché commun.

La PAC est le symbole de l’ambition commune des Etats membres et sera longtemps la politique communautaire la plus importante – elle représente 80% du budget de la CEE dans les années 70. Elle repose sur trois principes fondateurs : l’unicité de marché, la préférence communautaire et la solidarité financière.

Le premier principe, qui annonce en partie le marché unique de 1993, permet la libre circulation des produits agricoles d’un État membre à l’autre. Ainsi, après une phase transitoire, les droits de douane, les subventions et les entraves à la circulation des produits sont supprimés entre ces États. La préférence communautaire quant à elle se traduit par des quotas et des droits de douane communs – par ajuste- ment variable et non pas fixe – imposés sur les produits agricoles importés vis à vis des pays tiers. Ce principe, très mal perçu par les autres pays du monde, devait protéger contre les importations à faible prix et les fluctuations des cours du marché mondial. Il est de moins en moins structurant pour la PAC, par exemple du fait des nombreux accords commerciaux bilatéraux. Le dernier principe fondateur, un peu plus tardif, de solidarité financière fixe la partici- pation à la PAC des Etats membres au prorata de leur Produit Intérieur Brut (PIB). Ce budget commun du Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (FEOGA) est distribué selon les besoins des pays, c’est-à-dire souvent en fonction de l’importance du secteur agricole de chaque pays. A ce financement de la PAC sont ajoutées des ressources propres de droits de douanes à l’entrée des produits industriels et agricoles importés du reste du monde, ainsi qu’une part de la TVA collectée par les Etats membres.

En vue d’atteindre les objectifs de la PAC, le traité de Rome établit également des organisations communes des marchés agricoles (OCM) – qui deviendront une unique organisation en 2007. La CEE met ainsi au point des mécanismes pour assurer des prix minimums reposant sur des méthodes de soutien financées par le FEOGA – ces dépenses se révéleront bien plus importantes que la partie “orientation” du fonds qui ne représentera jamais plus de 10% du budget. Suivant les produits, les OCM peuvent comporter des réglementations des prix, des subventions à la production et à la commercialisation, des systèmes de stockage et de report, des mécanismes communs de stabilisation à l’importation ou à l’exportation. Par exemple, les prélèvements à l’importation joueront un rôle crucial, de même que le prix d’intervention dont l’action se verra cependant limitée avec l’engorgement des marchés.

Les premiers mécanismes d’intervention mis en place sont les prix garantis, aussi appelés prix d’intervention. Les organismes nationaux relayant les services communautaires étaient tenus d’accepter à un prix minimal toute la production livrée – jusqu’au milieu des années 80. Des critères de qualité seront progressivement mis en place et les achats d’intervention seront limités. Les mécanismes d’intervention ont longtemps constitué le cœur de la PAC mais seront mis en sommeil dans les années 2000. Aucun moyen de régulation de l’offre n’est prévu à l’origine sauf dans le secteur du sucre. Cette absence de régulation entraînera des stocks considérables et coûteux en retirant de la vente les quantités non absorbables par le marché pour conserver le prix garanti. Les subventions aux exportations, ou restitutions, sont des subventions pour compenser l’écart entre les prix européens et les prix mondiaux plus faibles. Elles répondent partiellement aux limites des mécanismes d’intervention et per- mettent d’écouler les stocks mais représentent dans les années 90 une grosse part du budget européen. Liés au principe de préférence communautaire, les droits de douanes vers les pays tiers ou prélèvements variables sont aussi des leviers pour certaines OCM.

La PAC est le symbole de l’ambition commune des Etats membres.

Une politique communautaire en évolution permanente

En soixante ans, la politique agricole commune a été confrontée à un contexte en constante évolution, de l’industrialisation galopante à la mondialisation globale, en passant par l’agrandissement de l’UE. La PAC va traverser une succession de réformes qui reflète une politique en mouvement perpétuel. Les institutions et le processus de décision communautaire particulier de la PAC ne sont pas développés ici, bien qu’expliquant certaines de ses évolutions. En revanche, nous aborderons quelques événements majeurs liés à la PAC qui ont influencé le monde agricole et nous amènent au système actuel.

Les mécanismes de la PAC de 62, développés précédemment, vont entraîner une surproduction. En effet, l’auto-suffisance alimentaire de la CEE est largement dépassée en 1967 et de premières interrogations apparaissent quant à la gestion des surplus. Les mécanismes de régulation des prix par le stockage voire la destruction de ces surplus mènent à une explosion des coûts. Des tensions internationales apparaissent alors du fait de la concurrence déloyale créée par l’inondation des marchés de produits agricoles européens subventionnés. En outre, après 1973, les chocs pétroliers entraînent une augmentation des coûts de production du fait de l’augmentation du coût de l’énergie. Le prix d’intervention qui garantissait jusqu’ici des prix stables, prévisibles et élevés aux agriculteurs, favorise alors un déséquilibre de l’offre et de la demande du fait de l’augmentation plus rapide de la production par rapport à celle de la consommation. Ces deux derniers mécanismes ont entraîné une pression sur les prix agricoles et limité l’augmentation des revenus des agriculteurs. De plus, la diminution des importations (dont les prélèvements permettaient d’alimenter le budget de la PAC), l’augmentation des exportations dans un contexte de différentiel de prix parfois majeur entre les marchés, mondial et intérieurs, entraînent une explosion des dépenses de soutien des marchés dans le milieu des années 70. Du fait de cette évolution, la CEE cherche donc à freiner la progression des dépenses budgétaires et à répondre au déséquilibre croissant entre offre et demande. En 1984, la CEE met en place les quotas laitiers pour répondre à la surproduction tirée par des prix garantis.

Ils visent à limiter les excédents de produits laitiers et ainsi à en limiter les coûts de régulation associés. D’autres plafonnements des volumes de production de filières agricoles vont lui succéder, comme les quantités maximales garanties (QMG). Par la suite, le système des stabilisateurs en 1988 reprend l’idée de plafond à partir duquel se déclenche une série de réduction de prix, par exemple dans le secteur des céréales.

En 1992, une nouvelle réforme de la PAC, dite de Mac Sharry, remet en cause ces mécanismes de fonc- tionnement et s’inscrit en rupture des réformes précédentes. Trente ans après la mise en place de la PAC, la sécurité alimentaire européenne est atteinte. Les autres résultats sont mitigés. En effet, les revenus agricoles sont très variables selon les Etats-membres et des disparités se maintiennent entre les agricultures nationales (taille moyenne des exploitations, revenus…). La réforme de 92 s’attaque au financement budgétaire, ce qui doit permettre d’intégrer des politiques d’aménagement du territoire et faciliter la restructuration des exploitations agricoles. Elle abaisse les prix garantis et propose de les compenser par des aides directes aux producteurs proportionnelles à la taille des exploitations. Ce découplage des aides – indépendantes de la nature des produits – est allié à des mesures de réduction de la production. La réforme Mac Sharry inscrit dès lors la PAC dans une logique libérale, et considère que l’orientation des productions agricoles doit davantage résulter du libre jeu du marché. Elle permet à l’UE de mieux se conformer aux règles du commerce mondial et de répondre à la remise en question des restitutions aux exportations au niveau international dans le cadre du GATT, particulièrement par les Etats-Unis.

Dans le cadre de l’agenda 2000, la réforme de 1999 s’empare de la multifonctionnalité de l’agriculture. En effet, l’agriculture est reconnue comme n’ayant pas qu’une vocation alimentaire mais aussi de développement rural ou d’impact environnemental. Dans un contexte de baisse de la population rurale, la PAC est alors considérée comme ayant un rôle à jouer. Ainsi, l’agenda 2000 légitime l’idée d’un second pilier de la PAC en phase avec la multifonctionnalité nouvellement reconnue de l’agriculture. Il est financé par le Fonds européen agricole de développement rural (FEADER). La crise de la vache folle entraîne de son côté des orienta- tions de sécurité alimentaire dans la PAC. La réforme de 1999 poursuit la diminution des prix garantis et ainsi des montants de restitutions aux exportations. Les aides directes les remplaçant ne couvrent pas complètement ces diminutions et permettent à l’UE de ré- duire la part de la PAC dans son budget – en perspective de l’élargissement à l’Est qui nécessite une augmentation du FEADER et des fonds de cohésion. Depuis les an- nées 90 les réformes apportent aux Etats membres plus de marge de manœuvre. Celle de 2000 introduit le principe de subsidiarité, c’est-à-dire un retour de l’échelle nationale dans l’action de la PAC avec par exemple la modulation possible des paiements compensatoires par les Etats-membres.

La réforme de 2003 s’attache à couper complètement le lien entre les volumes produits et les aides perçues par les agriculteurs. En effet, les aides directes sont toujours liées aux surfaces ensemencées et au nombre de têtes de bétail, elles incitent donc encore à la production. Elles sont alors découplées et remplacées par le droit au paiement unique par exploitation (DPU). Ce levier est lié aux surfaces éligibles sans obligation de production sur celles-ci. La réforme de 2003 va également plafonner le budget du Pilier I de la PAC (avec une modulation possible). Le Pilier II est renforcé avec un objectif de soutien des politiques de développement rural. Cette réforme introduit aussi la conditionnalité des aides selon 18 normes relatives à l’environnement, à la sécurité alimentaire et au bien-être animal. Leur non-respect entraîne des réductions totales ou partielles des aides. La réforme de 2003 est une orientation de la PAC par l’UE vers un modèle souhaité plus durable. Elle permet à l’UE de répondre aux attentes sociétales concernant l’environnement et la qualité des produits. Cette réforme continue de connecter davantage l’agriculture aux marchés mondiaux et entraîne une libéralisation des prix et du commerce, en préparation de l’élargissement de l’UE. La réforme de 2008 poursuit la réforme précédente avec la mise en place du paiement unique simplifié et des filets de sécurité remplacent les mécanismes d’intervention. D’anciens leviers comme les gels de terres ou les quotas laitiers sont supprimés. Le second pilier est renforcé pour répondre aux défis environnementaux.

En soixante ans, la politique agricole commune a été confrontée à un contexte en constante évolution.

La politique agricole commune actuelle

La réforme de 2014 a prolongé les logiques libérales accompagnant la PAC depuis la réforme de 1992. Pour un budget total annuel de 60 milliards d’euros à l’échelle européenne dont 9,1 milliards sont destinés à l’agriculture française, la PAC 2015-2020 conserve sa construction autour de deux piliers issus de la précédente réforme de 1999.

En France, le premier pilier de la PAC reste important. Il est financé par le Fonds Européen agricole de garantie (FEAGA) à hauteur de 7 milliards d’euros. Par des mécanismes majoritairement découplés, c’est-à-dire n’étant pas calculés proportionnellement à une production donnée. Ce premier pilier a pour objectif le soutien des marchés, des prix et des revenus agricoles. Il est géré par les Etats au niveau national.

Le deuxième pilier, quant à lui, reste plus réduit avec un budget de 2 milliards d’euros financé par le Fonds européen agricole de développement rural (FEADER). Ses objectifs sont de promouvoir l’aménagement des zones rurales, la protection de l’environnement et le maintien d’une population active sur le territoire. En France, l’attribution de ce fonds est gérée par les Régions.

Alors quels ont été les changements apportés par cette réforme de 2014 ? Plusieurs choses sont à mentionner. Premièrement, la PAC de 2014 est orientée vers un soutien plus important à l’élevage. Ce dernier souffre, en effet, d’un manque de compétitivité ne permettant pas aux éleveurs de vivre dignement de leur métier (en 2017, entre 620 et 1100€ de salaire mensuel en moyenne d’après l’Insee). Deuxièmement, elle vise à soutenir l’emploi et l’installation de nouveaux agriculteurs en réponse à une diminution continue du nombre d’actifs agricoles depuis les années 60 et à la prévision d’un départ de la moitié des agriculteurs d’ici une dizaine d’années. Troisièmement, elle se propose d’améliorer la performance économique de l’agriculture européenne en faisant face, notamment en France, d’une part, à une rémunération très faible des agriculteurs, et d’autre part, à une balance commerciale, autrefois positive, se rapprochant inexorablement de l’équilibre. Quatrièmement, prenant acte du fort impact environnemental avéré de l’agriculture qui représente actuellement 19% des GES en France selon l’ADEME, la PAC 2015 a pour objectif d’augmenter sa performance environnementale. Enfin, elle vise l’amélioration de la performance sociale de l’agriculture et la redynamisation des territoires.

Les objectifs et orientations de la PAC paraissent donc louables et tout à fait pertinents au vu des défis auxquels fait face l’agriculture. Néanmoins, un tour d’horizon rapide des dispositifs en place en France pour cette période de 2015 à 2022 est nécessaire afin d’illustrer les moyens avec lesquels ces objectifs se veulent atteints.

Les aides majeures du premier pilier sont les aides découplées. Elles sont rattachées au nombre d’hectares que représentent les terres cultivables de chaque exploitation agricole. Ainsi, un paiement de base est attribué par hectare en fonction du montant historique de ces aides découplées à l’hectare : les droits à paiement de base (DPB). Ces aides visent à soutenir les revenus des agriculteurs et leur compétitivité sur les marchés. A cela viennent s’ajouter plusieurs bonus pour inciter à la mise en œuvre de pratiques favorables à l’environnement, les exploitations de taille petite et moyenne ainsi que l’installation de jeunes agriculteurs. Au DPB, se rajoutent donc respectivement le paiement vert, le paiement redistributif et le paiement additionnel aux jeunes agriculteurs. En 2017, ces aides s’élevaient au total à environ 6 milliards d’euros soit les deux tiers du budget total de la PAC pour la France.

Ces premières aides de base sont de différents ordres. Pour ce qui est de l’objectif d’amélioration des performances environnementales, le paiement vert est complété par les mesures agroécologiques et climatiques du second pilier. Les MAEC éligibles font l’objet d’un cahier des charges et s’organisent autour de trois catégories : MAEC système qui s’applique à des types de produc- tion comme les systèmes herbagers et pastoraux dans une logique de maintien des pratiques actuelles ; MAEC plus spécifique à des par- celles théâtre d’enjeux environnementaux localisés et MAEC ayant un objectif de préservation des ressources génétiques comme la préservation de races particulières. Elles viennent donc s’ajouter à la valorisation par le paiement vert des surfaces d’intérêt écologique (haies, mares, etc), à la diversification des cultures et à la préservation des prairies permanentes (prairies en place depuis plus de 5 ans consécutifs).

Cet objectif d’amélioration de la performance environnementale vient se combiner à l’amélioration de la performance sociale par le soutien à l’installation des jeunes agriculteurs avec une majoration, notamment, dans le cadre de projets favorables à l’environnement. Le paiement additionnel aux jeunes agriculteurs est renforcé par la do- tation jeunes agriculteurs. Cette aide concerne, tout comme la première, les agriculteurs de moins de 40 ans, non installés dans les 5 an- nées précédentes et dont les compétences sont officiellement reconnues par des certificats d’aptitudes ou diplômes par exemple. Cette dotation est majorée pour les installations hors cadres familiaux, aux projets répondant aux principes de l’agroécologie et aux projets générateurs de valeur ajoutée et d’emploi. Une revalorisation de cette aide peut aussi se faire en fonction de l’effort de reprise et de modernisation de l’exploitation par le jeune agriculteur.

Enfin, l’objectif de performance économique améliorée poursuivi par les aides découplées, est renforcé par des aides plus spécifiques aux secteurs et zones en difficulté économique ou à faible compétiti­vité. Ces aides sont l’indemnité compensatoire de handicaps naturels (ICHN) ou encore des aides couplées à la production concernant majoritairement l’élevage et les protéines végétales. L’ICHN est l’aide principale du second pilier avec 1,1 milliards d’euros annuel soit 55% du montant total de ce dernier. Accès sur les zones dites défavorisées, principalement montagneuses, elle vise à soutenir l’activité agricole dans ces zones et ainsi principalement l’élevage. En effet, ce dernier est majoritaire dans ces zones montagneuses et a un rôle primordial dans le dynamisme de ces campagnes et dans l’entretien des paysages d’une grande richesse biologique. Enfin, les aides couplées viennent en complément de ce soutien de l’ICHN à l’élevage et viennent aussi inciter à la production de protéines végétales indispensables à la reconquête de la balance protéique de la France, notamment pour son alimentation animale. Néanmoins, n’oubliant pas la surproduction qu’avaient engendré les aides couplées du passé, l’octroie de celles-ci est désormais dégressif et plafonné. La PAC soutient aussi l’agriculture biologique par la mise en place d’aides à la conversion et au maintien en agriculture biologique. Ces aides ont été doublées sur la période 2015-2020, de façon à accompagner les objectifs du plan «Ambition bio» qui prévoit le doublement des surfaces en agriculture biologique d’ici 2022. Elles se proposent de faire face à l’incertitude des premières années de l’installation d’un système en agriculture biologique ainsi qu’à la réduction de la production sans ajustement des prix sur la phase de conversion.

Enfin, la PAC porte l’ambition de financer une stratégie commune pour la compétitivité et l’adaptation des exploitations agricoles ainsi que, par le programme national de gestion des risques et d’assistance technique (PNGRAT), de sou- tenir l’agriculture face aux différents aléas climatiques ou en- core sanitaires qu’elle doit affronter. Ainsi, le plan pour la compétitivité et l’adaptation des exploitations agricoles se décline autour de la modernisation des exploitations d’élevage (investissements pour l’amélioration des conditions de travail et de l’autonomie du cheptel entre autres), de la recherche de la performance économique et environnementale, par la maîtrise des intrants et la protection des ressources naturelles (érosion des sols, eau, biodiversité…), de la réponse aux problématiques particulières de certaines de ces filières : rénovation du verger, investissement dans les serres, investissement dans secteur du chanvre, lin, fécule de pommes de terre et riz pour éviter leur disparition au profit des céréales, etc, de l’amélioration de la performance énergétique des exploitations et de l’encouragement de projets s’inscrivant dans une démarche de développement de l’agroécologie. Le PNGRAT, quant à lui, repose sur deux types de soutien que sont l’aide à l’assurance multirisques climatique des récoltes et l’aide aux fonds de mutualisation en cas d’aléas sanitaires et d’incidents environnementaux.

Depuis sa création en 1962, la PAC s’est inscrite dans le cadre général des politiques européennes et a donc suivi les évolutions de celles- ci tout au long des décennies. Ainsi, se créant autour d’une logique de préférence communautaire puis de libéralisation des échanges, la PAC a été un outil majeur de l’évolution de l’agriculture en Europe. Elle a dans un premier temps réussi son pari de construire une sécurité alimentaire de l’Union Européenne et de faire de l’agriculture un secteur économique porteur avant de de- venir à partir de 1992 un instrument de compensation des logiques libérales. La PAC est un outil puissant qui a été utilisé de manière active et stratégique dans ces premières années avant d’être ensuite utilisé de manière tout à fait passive comme un lot de consolation à des agriculteurs alors enfermés dans une agriculture qui ne leur permet pas de vivre dignement et qui menace les générations actuelles et futures. Il est grand temps de mobiliser à nouveau activement les potentialités majeures de cet outil qu’est la PAC pour l’Union Européenne en collaboration avec les Etats qui la composent pour relever les défis économiques, sociaux et environnementaux auxquels fait face l’agriculture européenne et française. Les Etats n’ont pas hésité à utiliser des dispositifs de protection de l’agriculture européenne pour la transformer face aux défis auxquels ils faisaient face à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale. Nous verrons dans la seconde partie de cet article (publiée dans le n°3 du Temps des Ruptures) pourquoi il est possible de le faire de nouveau.

La réforme de 2014 a prolongé les logiques libérales accompagnant la PAC depuis la réforme de 1992.

Lire aussi...

The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing
Que signifierait une victoire de la Russie sur l’Ukraine ?
La faillite intellectuelle d’Emmanuel Todd (1/2)
La dérive machiste des Passport Bros

Les communautés d’énergie en Europe : vers un nouveau modèle de production énergétique ?

L'État et les grandes transitions

Les communautés d’énergie en Europe : vers un nouveau modèle de production énergétique ?

Décrites dans deux directives européennes récentes, les communautés d’énergie citoyennes et renouvelables, demandent aux gouvernements et acteurs privés du marché de garantir aux citoyens le droit de produire, stocker, consommer et revendre leur énergie renouvelable. Elles promeuvent un modèle énergétique en le rendant à la fois plus démocratique et pérenne. Les bases juridiques de cette reconstruction du système énergétique actuel sont posées. Les Etats Membres vont devoir prendre la mesure des enjeux portés par ce nouveau statut et les définir dans un marché en grand besoin de renouvellement. Mais le plus grand enjeu ici repose sur les citoyens et leur capacité à concrétiser cette révolution. 
Première révolution : la reconnaissance du rôle actif des citoyens dans la transition énergétique
Jusqu’ici, les réseaux électriques étaient considérés comme le moyen le plus économique de répondre à des usages dispersés et variables. Après la Seconde Guerre mondiale, la France avait choisi de développer un système électrique centralisé, principalement centré sur les économies d’échelle. Désormais, avec le développement généralisé des énergies renouvelables depuis une dizaine d’années et une nouvelle tarification reposant plus sur le kWh consommé que sur la puissance à laquelle le réseau donne accès, une production plus proche des consommateurs est envisageable. De fait, les évolutions sociétales portent maintenant les évolutions techniques (réseau intelligent et stockage). En effet, de nombreux citoyens semblent aller vers des comportements plus sobres dans la consommation d’énergie. Néanmoins, la multiplicité des blocages technocratiques face à des volontés de changement pourtant puissantes ne doit pas être sous-estimée, particulièrement à l’échelle européenne, où elles se trouvent démultipliées. Publiées en 2018, dans une indifférence médiatique, pour le moins attendue, les communautés d’énergie, pourtant potentiellement révolutionnaires, autant pour le marché de l’énergie que pour l’ensemble du système électrique actuel, appellent une concrétisation rapide. Celle-ci dépendra surtout de l’implication des citoyens, pourtant très peu informés de l’actualité des institutions et des régulations européennes : ils sont ici le pivot de toute la dynamique portée par la Commission Européenne. En effet, deux directives européennes au sein du « Paquet pour une énergie propre pour tous les Européens » semblent apporter une partie, certes humble, de la réponse aux nombreuses grèves et marches pour le climat qui marquent ces deux dernières années. Elle tient en quelques mots : la reconnaissance du rôle actif des citoyens dans la transition énergétique. L’Union Européenne semble l’avoir compris : son objectif contraignant d’atteindre 32% d’énergies renouvelables d’ici 2030 ne se réalisera pas sans l’implication de ces derniers. Malgré sa faible couverture médiatique et son manque de reconnaissance au sein des Etats Membres, cette réponse pourrait pourtant bel et bien être une révolution. Révolution car les nouvelles règles créent une dynamique sans précédent : donner les moyens aux citoyens de produire, consommer et même de revendre leur propre énergie. Ce projet politique est particulièrement ambitieux, et met l’accent sur la production décentralisée d’énergies renouvelables, le stockage d’énergie et l’autoconsommation d’électricité. Face à ces évolutions, cer- tains gouvernements nationaux, inquiets de cette dynamique et de ses conséquences sur le système existant, en particulier sur ses « gros acteurs », avaient persisté tout au long des négociations, à freiner l’octroi de ce nouveau statut d’auto-consommateurs. Finalement, le Parlement Européen s’est imposé dans le bras de fer. Jusqu’ici, l’absence de référence dans les rédactions politiques européennes de l’engagement citoyen, ou des citoyens dans le système énergétique était sans nul doute à l’origine d’un cadre régulatoire en décalage avec les tendances de décentralisation et l’essor des « petits acteurs » dans le marché de l’énergie. D’abord conçues pour les entreprises multinationales, exploitant des énergies fossiles et dans une dynamique centralisée, les règles du marché de l’énergie européen semblaient jusqu’ici avoir encore du mal à reconnaître les citoyens (et les communautés d’énergie) comme des acteurs du marché à part entière. Ceci impliquait souvent l’absence de règles du jeu équitables à leur égard. A l’origine fortement indexées sur le marché, les énergies renouvelables considéraient encore jusqu’à peu toute dimension citoyenne hors du marché de l’énergie.
La réussite des communautés d’énergie dépendra d’abord de l’écho citoyen suscité.
Une possibilité de bouleversement de l’organisation dite « traditionnelle » du marché de l’énergie : un potentiel possiblement relégué à l’utopie
La « victoire » politique s’incarne donc à travers la définition juridique des communautés d’énergie, citoyennes et renouvelables, un concept essentiellement issu du droit européen, et relativement récent. Déjà concrétisées, à petite échelle, au sein de plusieurs Etats Membres, en Allemagne comme en France par exemple, elles manquaient d’une reconnaissance européenne attendue. Selon cette définition, une communauté d’énergie renouvelable peut être amenée à produire, consommer, stocker et vendre de l’énergie renouvelable, et partager en son sein l’énergie renouvelable produite par les unités de production qu’elle détient. Les communautés d’énergie citoyennes, quant à elles, disposent d’un périmètre plus large : outre la production d’énergie, la fourniture, la consommation, l’agrégation, le stockage et la vente d’électricité, elles peuvent fournir à leurs membres ou actionnaires des services liés à l’efficacité énergétique. Ces deux formes de communautés d’énergie doivent être autonomes, ne pas se limiter à un but purement lucratif et être effectivement contrôlées par des membres (citoyens, autorités locales et PME) situés à proximité des projets d’énergie renouvelable. L’ancrage local et les projets « citoyens » sont donc particulièrement à l’honneur dans les deux cas. C’est là une avancée majeure, en rupture avec le principe de mise en concurrence promu par la Commission depuis 2014. Les avantages économiques ne sont pas oubliés pour autant : le partage de l’énergie communautaire stimule des investissements supplémentaires dans les installations de production et de stockage d’énergie renouvelable. Sans compter que l’optimisation de l’énergie locale, à la condition d’être rendue possible par des technologies innovantes (logiciels de gestion, stockage), pourrait réduire la charge sur le réseau, la congestion, et limiter le besoin d’investissements dans de nouvelles infrastructures de réseau. Dès l’énoncé de cette définition, de la révolution qu’elle implique pour le système actuel, et de l’évocation de son champ d’application, il apparaît clairement que l’organisation dite « traditionnelle » du marché de l’énergie peut s’en trouver bouleversée. En effet, là où de grands énergéticiens produisent de l’électricité, transportée et distribuée dans des réseaux jusqu’à la consommation finale, ici, le consommateur peut devenir acteur. Et les avantages d’un tel changement seraient bien sûr nombreux : réduction de l’impact environnemental, réduction de la facture, sensibilisation des consommateurs/acteurs… Sans compter le potentiel de développement important qui révèle que la moitié des citoyens européens pourraient produire eux-mêmes leur électricité renouvelable d’ici 2050, recouvrant alors près de 45% de la demande en énergie. Le problème, c’est qu’une telle stratégie nécessite une dynamique forte, unifiée. Et, jusque là, les Etats paraissaient tout sauf unanimes dans les dynamiques d’implantation. Ainsi la réticence des Etats Membres n’est pas à sous_estimer : à titre d’exemple, l’incidence prévisible de ce nouveau statut de communautés dites « autonomes », (surtout en termes de coûts des réseaux), ou encore la conformité même avec les règles législatives de péréquation tarifaire et de solidarité nationale, sont des interrogations légitimes. La question du monopole des gestionnaires historiques des réseaux publics d’électricité et de gaz sous-tend bien sûr aussi les débats. Soumis à toutes ces interrogations, ce sera justement aux Etats Membres de décider d’accorder ou non la faculté aux communautés énergétiques les droits de gestion sur les réseaux. Cela revient à dire qu’ils seront chargés de créer les conditions permettant à ces communautés de participer au marché de manière équitable et non discriminatoire. Aucune direction spécifique n’est fournie dans ce domaine. La question, tout aussi légitime, du rôle à accorder aux citoyens dans le marché de l’énergie se pose : est-ce vraiment à eux de s’occuper de leur propre production/consommation d’énergie ? Cette gestion ne devrait-elle pas revenir aux mains de l’Etat, qui a su par le passé assurer l’efficience énergétique ? En effet, diviser les sources de production d’énergie produit systématiquement moins de rendement qu’une seule source de fourniture d’électricité. Cependant, est-ce bien le rendement qui est recherché ici ? Dans la révolution que nous évoquons, il s’agirait, non seulement d’un changement de paradigme dans les acteurs impliqués, mais aussi d’un profond bouleversement dans les modes de consommation de l’énergie. Consommer moins, de manière plus responsable et en pleine conscience des implications écologiques de toute production d’énergie.
La « victoire » politique s’incarne donc à travers la définition juridique des communautés d’énergie.
De nouveaux statuts et interrelations à définir entre acteurs historiques et nouveaux entrants : des leviers d’action et d’organisation à considérer
La situation n’est pas pour autant inextricable : un lien peut être établi, afin de protéger les deux parties, par des obligations réciproques. Pour les communautés, il s’agirait de déclarer les installations en amont de la mise en service, et de la part des gestionnaires de réseaux, une sorte d’obligation de coopération, destinée à faciliter les transferts d’énergies au sein de la communauté. En effet, la directive évoque l’importance de simplifier les démarches administratives, de la part des gouvernements, au sein des projets citoyens et justement communautaires, afin d’éviter un bras de fer opposant « David contre Goliath » avec les gros opérateurs de réseaux. En effet, si le puzzle administratif et juridique est trop important, cela pourrait faciliter la domination de grandes entreprises, soit pour créer, soit pour contrôler indirectement ces communautés, conçues de prime abord dans une dynamique citoyenne. Le cadre légal, mais aussi les dispositions administratives concrètes qui devront entourer cette relation seront essentielles pour faciliter à la fois le développement et le fonctionnement concret dans la durée des communautés. Comme toute transformation importante, le risque d’instrumentalisation par d’autres acteurs aux intérêts prégnants, et la conséquence de l’éloignement entre réalisations concrètes et objectifs initiaux existent. Cela se matérialise ici de manière complexe, par des procédés administratifs et financiers difficilement accessibles, mais pour autant moteurs du système énergétique ac­tuel. Finalement, la réussite des communautés d’énergie dépendra d’abord de l’écho citoyen suscité. Sans force vive, sans acteurs de terrain et sans dynamique locale, les ingrédients d’une décentralisation efficace, la directive restera caduque. Donner aux citoyens les moyens d’être à la fois producteurs et consommateurs part du postulat d’une double prise de conscience, à la fois en termes de production et de consommation. Les enjeux vont donc au-delà de la simple réorganisation du marché de l’énergie. Une reconstruction verte, reposant sur les énergies « propres » (qui n’excluent pas l’énergie nucléaire) et une économie circulaire, pourrait, par une dynamique citoyenne, prendre le relai de la croissance traditionnelle, avec en parallèle la créa- tion de nouveaux marchés et de nouveaux emplois. Pour autant, les défis seront nombreux : pour les citoyens, qu’il faudra convaincre du potentiel des communautés d’énergie, mais également pour les gouvernements.
La question du rôle à accorder aux citoyens dans le marché de l’énergie se pose : est-ce vraiment à eux de s’occuper de leur propre production / consommation d’énergie ?
Concrétiser la révolution : appel aux citoyens à se saisir de ce nouveau statut
À moyen-long terme, il est possible d’envisager un système de soutien sur le plan financier qui pourrait être un mécanisme d’obligation d’achat pour l’énergie produite en surplus par la communauté, avec des appels d’offres, des primes proportionnées, et éventuellement, un soutien fiscal. L’engagement public, sans nul doute essentiel, devra aller dans les deux-sens : les collectivités territoriales devront être impliquées au maximum, afin de faciliter l’ancrage et la pérennité des communautés. Allier cohésion sociale, implication des acteurs de terrain et des territoires sera un vrai défi : il s’agirait d’éviter le déclassement de certains territoires, et par là-même, de certaines populations. Qu’il s’agisse des capacités d’épargne ou des zones à faible rendement renouvelable, une stratégie globale d’unification sera nécessaire. Un autre écueil à éviter sera la définition conceptuelle libérale du concept d’autoconsommation : il s’agit d’éviter à tout prix dans cette dynamique de décentralisation, le repli sur soi, et promouvoir avec intensité la coordination. La concrétisation de l’ « autoconsommation collective » ne doit pas se faire au détriment de l’efficacité du système électrique. En effet, il est complexe de se représenter le fonctionnement concret d’une telle communauté : qui la finance concrètement ? Qui en est responsable ? Beaucoup de questions auxquelles la commission n’apporte que très peu de réponses, et c’est finalement assez compréhensible : on touche ici à la marge de manœuvre spécifique des Etats Membres. On comprend finalement peut-être un peu mieux leurs réticences, tant le chantier qui leur reste à accomplir est important, face à deux directives d’apparence bénignes. Ils doivent entreprendre une véritable réforme législative, revoir les redevances de réseau, les incitations et autres régimes de soutien et impliquer les citoyens, en partie en renforçant les capacités des autorités locales. Lors de la révision des politiques publiques, une attention particulière devrait aussi être accordée au rôle des communautés énergétiques dans la lutte contre la précarité énergétique, un sujet qui mérite une grande attention. D’autant plus qu’actuellement, les communautés énergétiques sont plus présentes dans les régions les plus riches de l’Union Européenne en raison des ressources financières et organisationnelles nécessaires. Il ne s’agit pas non plus de rester dans une approche naïve : si l’autoconsommation peut être une solution, elle ne figure pas pour autant, à elle seule, la sortie de notre crise écologique et sociale. A l’instar des conséquences de la politique de décentralisation énergétique allemande, plusieurs risques sous-tendent la dynamique : d’abord, des prix de l’électricité élevés, relatifs aussi aux coûts d’investissement dans un premier temps dans des infrastructures renouvelables à grande échelle. Par ailleurs, si le développement des énergies renouvelables génère un surplus d’électricité qui doit être exporté, il ne contribue pas pour autant à la sécurité d’approvisionnement, celle-ci doit aussi être considérée et solutionnée par les Etats Membres pour assurer la transition. Enfin, des réactions négatives de la part de l’industrie, au-delà du marché de l’énergie lui-même, sont à envisager : ces derniers peuvent craindre pour leur productivité. La prise de conscience des risques associés à une telle révolution est essentielle, la politique énergétique relevant d’enjeux multiples : industriels, techniques, sociétaux, financiers… Finalement, en dépit des nombreux écueils à éviter, par l’ambition forte et particulièrement importante dans le contexte actuel, qu’elles portent, les directives du paquet « Energie propre » semblent avoir saisi la nécessité d’impliquer les citoyens, dans la définition d’une sortie de crise, à la fois économique, écologique et sociale. Si la vitesse de déploiement de ces communautés est difficilement prévisible, notamment en raison des nombreuses zones d’ombres et de définitions encore trop vagues, elles ont vocation à s’imposer comme l’un des piliers de la transition énergétique européenne. Bien sûr, comme à l’aube de toute transformation profonde, les attentes tout autant que les risques d’instrumentalisation sont nombreux. Un autre enjeu essentiel tient donc à cette prise de conscience, à la fois individuelle et collective, des coûts environnementaux et sociétaux, de la production et de la consommation d’énergie. Un changement en profondeur, vers une utilisation énergétique consciente ne paraît plus si utopique. A nous de nous saisir de cette opportunité historique, et de nous montrer à la hauteur, à la fois du potentiel et de la force d’action des citoyens.
Une reconstruction verte pourrait prendre le relais de la croissance traditionnelle, avec en parallèle la création de nouveaux emplois.

Lire aussi...

The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing
Que signifierait une victoire de la Russie sur l’Ukraine ?
La faillite intellectuelle d’Emmanuel Todd (1/2)
La dérive machiste des Passport Bros

La laïcité en danger ?

La Cité

La laïcité en danger ?

Entretien avec Jean-Pierre Obin
Ancien inspecteur général de l’Education nationale, Jean-Pierre Obin est l’auteur en 2004 d’un rapport retentissant sur le port de signes religieux à l’école. Il publie en 2020 un livre intitulé Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, où il adresse un portrait inquiétant de l’état de l’école française, trop perméable aux idéologies islamistes. Le Temps des Ruptures l’a rencontré pour échanger avec lui sur la lutte contre l’islamisme et l’avenir de la laïcité en France. 
LTR : En juin 2004, vous remettez au gouvernement un rapport, resté dans la postérité comme le « rapport Obin », sur les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires. Quels constats y faisiez-vous ?
Jean Pierre Obin :
Les atteintes à la laïcité et l’islamisme n’étaient pas aussi importants qu’aujourd’hui, mais quelques signes, quand même, annonçaient ce qui se déroulait depuis une dizaine d’années. En particulier, le livre Les territoires perdus de la République était paru deux ans auparavant. Je raconte moi-même dans mon livre que j’avais perçu un certain nombre de signes, lesquels montraient une forme de radicalisation de certains élèves de confession musulmane, mais pas seulement, qui pouvait être préoccupante, en particulier en termes d’antisémitisme. J’avais l’impression que le débat sur le voile, qui s’est cristallisé à ce moment-là avec la nomination de la Commission Stasi en 2003, était l’arbre qui cachait la forêt. D’où cette demande au ministre de l’époque d’aller enquêter, demande qui a été accordée. Nous avons, avec une dizaine d’inspecteurs généraux, passé plusieurs mois à enquêter dans divers établissements scolaires, avec une variété de contextes territoriaux. Partout où nous sommes allés, nous avons constaté à peu près les mêmes types d’atteintes à la laïcité ou à d’autres valeurs de la République. Nous en avons fait une typologie dans le rapport. Elles concernaient la vie scolaire, les fêtes religieuses, l’alimentation, le vêtement, la violence, l’antisémitisme, le racisme, la violence à l’encontre des filles, etc… Par ailleurs, nous avons noté, dans les classes, des contestations plus fréquentes de l’enseignement, dans différentes disciplines : l’EPS bien sûr ; mais aussi les SVT avec la contestation de la théorie de Darwin, le refus de cours sur la sexualité et la reproduction humaine ; l’histoire-géographie ; des œuvres littéraires ; des philosophes, aussi. Les chefs d’établissements ignoraient ce qui se passait dans la classe, le recteur ignorait ce qui se passait dans l’établissement scolaire, il n’y avait aucun soutien des cadres de l’institution. Il fallait prendre conscience de cela, pour renforcer la mixité sociale dans les écoles et former les enseignants, leur apporter de l’aide et du soutien. C’est bien plus tard que j’ai découvert que les textes islamistes ciblaient avant tout l’école.
Il faut prendre conscience de la présence d’atteintes à la laïcité, pour renforcer la mixité dans les écoles et former les enseignants.
LTR : Votre rapport a-t-il eu un écho dans les médias ? Vos préconisations sont-elles remontées jusqu’aux oreilles du ministre de l’Education nationale ?
Jean-Pierre Obin
: Aucun écho bien sûr, puisque le rapport a été enterré par François Fillon, ministre au moment où nous l’avons terminé. Il ne l’a d’ailleurs jamais lu, ça s’est arrêté au niveau de son directeur de cabinet. Le rapport a ensuite fuité dans la presse et a été rendu public à peu près un an plus tard. A partir de ce moment-là, il a eu un certain écho, mais très limité. Surtout, il n’a donné lieu à aucune conclusion générale au niveau du Ministère. Il a simplement été publié sur son site, c’est tout. Le service minimum.
LTR : Malgré le faible écho médiatique, comment a-t-il été reçu dans les milieux politiques et intellectuels ?
Jean-Pierre Obin :
Sur un certain nombre de sites, il y a eu une utilisation de quelques passages du rapport à des fins particulières. Par exemple, des sites juifs, voire sionistes, ont repris tout ce qui concernait l’antisémitisme ; plusieurs sites féministes ont repris ce qui concernait les violences faites aux filles ; une partie de l’extrême droite l’a également repris pour attaquer l’islam et les Musulmans. Mais le Ministre de l’époque s’en est désintéressé. Parce que ça ne servait pas sa stratégie politique personnelle. Il avait une feuille de route qui visait à laisser sa trace dans l’Education nationale à travers une loi, la loi Fillon. Tout ce qui était en dehors de cette perspective n’était pas intéressant pour lui et contrariait son ambition. Il avait déjà une perspective présidentielle, et à l’époque, dans cette perspective, soulever un problème difficilement soluble à court terme et qui était une source d’embêtements, ce n’était absolument pas sa stratégie.
LTR : Quinze ans après, vous publiez un livre choc, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école. Il a eu une large résonance dans les médias, amplifiée par le terrible attentat visant Samuel Paty. Quels étaient les éléments les plus probants de votre ouvrage ?
Jean-Pierre Obin :
Je pense que ce qui a fait le succès de cet ouvrage, c’est la composition que j’ai voulue. Il y a trois aspects qui se complètent. D’abord, une partie témoignages, qui présente des situations professionnelles que j’ai recueillies avec des méthodes rigoureuses auprès de personnels de l’Education nationale. Deuxième aspect, nouveau par rapport à 2004, nous disposons de multiples enquêtes, de travaux scientifiques qui donnent un aspect quantitatif au phénomène de radicalisation. Donc il y a d’abord un constat qui est désormais indéniable et qu’on ne peut pas réfuter, et puis il y a des illustrations très concrètes, très vivantes de cela. Et puis le troisième aspect du livre, c’est qu’il est très personnel, écrit à la première personne, où je m’appuie du début à la fin sur une histoire très personnelle, familiale. Je pense que c’est ce mélange de ces trois choses qui a fait le succès médiatique de mon livre, dont j’ai été le premier surpris. La mort de Samuel Paty a totalement changé la perception publique à propos de ce que j’évoquais dans mon livre.
LTR : Ce livre a, semble-t-il, ouvert les yeux de nombreux Français au sujet de la progression de l’islamisme. Malgré tout, des critiques persistent quant à la méthodologie de votre en- quête, et donc à ses conclusions. Comment expliquez-vous cette permanence du dénichez une partie de la population ?
Jean-Pierre Obin :
Ce n’est pas seulement du déni, il y a une partie de complaisance idéologique. Aujourd’hui, cela prend deux formes. D’abord, ce que l’on peut appeler l’islamo-gauchisme – qui est un mot fourre-tout mais qu’on comprend bien -, c’est-à-dire une vision manichéenne de la société, fondée sur l’idée qu’il y aurait des victimes et des élites opprimant ces victimes. La tâche des groupes serait de prendre coûte que coûte la défense de ces victimes. Et aujourd’hui, les victimes, pour eux, ce sont les musulmans. De l’autre côté, tout un courant, non plus d’essence marxiste, mais plutôt libérale, est favorable au libre développement des identités. Il est donc partisan d’une non-intervention de l’Etat dans tous les domaines : culturels, religieux, éducatifs etc… Cette idéologie s’est récemment radicalisée, avec l’idée que chaque groupe se prétend opprimé par la majorité. Chaque groupe autour du genre, de la « race », de la religion, va défendre son pré-carré. C’est l’ef- fondrement de ce qu’on appelle depuis les Lumières l’universalisme. Les mouvements tournant autour de ces différents courants deviennent, parfois de manière inconsciente, mais plus souvent de manière très consciente, des alliés objectifs des islamistes. Ils ne sont pas dans une complicité idéologique, mais dans une complicité opérationnelle : ils ont des ennemis communs, à savoir l’Etat colonial, raciste, islamophobe. Comme l’explique très bien le dirigeant communiste britannique Chris Harman, qui a dirigé un livre qui théorise l’islamo-gauchisme, Le Prophète et le Prolétariat, il faut nouer des alliances de circonstance avec les islamistes contre l’Etat. C’est une convergence de vue qui est stratégique. Elle a commencé sans doute avec la prise de pouvoir de Khomeiny en Iran en 1979, avec l’attaque de l’ambassade américaine, qui était le fait de groupes marxistes alliés à des groupes islamistes. Ça s’est dénoué en Iran, quelques années plus tard, quand les seconds ont mis les premiers en prison.
LTR : A la fin de votre ouvrage vous proposez deux grands axes politiques pour répondre à la progression de l’islamisme : favoriser la mixité sociale et développer un « islam des Lumières ». Concrètement, comment ces deux grands axes pourraient être mis en œuvre ?
Jean-Pierre Obin :
Ce sont deux grands axes stratégiques sur du long terme. La mixité sociale, ça ne se décrète pas du jour au lendemain. Cela nécessite des politiques assez continues, mais qui n’ont pas été des objectifs stratégiques des gouvernements de droite et de gauche jusqu’aujourd’hui. Nous avons plutôt vu des politiques de redistribution, plus accentuées lorsque la gauche est au pouvoir, moins lorsque c’est la droite, qui ont mis l’accent sur le fameux slogan des ZEP, « donnez plus à ceux qui ont moins », plutôt que de mettre l’accent sur « mélangeons les populations ». Or, ces politiques redistributives sont très couteuses d’une part et ont, d’autre part, des résultats tout à fait relatifs. Ces dizaines de milliards d’euros déversés pour les politiques de la ville n’ont pas empêché la poursuite de la séparation des populations, de l’archipélisation des cités françaises, de la ségrégation de ces populations pauvres. Et d’ailleurs, on donne plus mais on donne mal. En réalité, lorsqu’on regarde dans le détail, ces établissements de quartiers difficiles sont – malgré les aides – moins favorisés que les autres. Il faut plutôt récompenser les établissements et les chefs d’établissement qui font progresser la mixité sociale. Et donc punir ceux qui la font régresser. Aujourd’hui, un principal qui perd ses classes moyennes voit son collège récompensé, parce que sa population s’est paupérisée. C’est insensé.
On doit leur faire comprendre l’intérêt émancipateur de la laïcité, qui est loin d’être liberticide et coercitive.
LTR : Concernant le développement en France d’un « islam des Lumières », pensez-vous que les mesures prises récemment par le gouvernement, comme par exemple la Charte des imams de France ou la fin d’ici 2024 du détachement des imams étrangers, aillent dans ce sens-là ?
Jean-Pierre Obin :
Oui, ça va dans le bon sens. Mais dans mon esprit, c’est l’aspect géostratégique de la lutte contre l’islamisme qui prime. L’islamisme n’est pas français, c’est une création moyen-orientale, surtout de l’Arabie Saoudite et de l’Egypte, qui n’a à l’origine pour seule vocation que de prendre le pouvoir dans ces pays-là. Et puis, avec la mondialisation de la politique et le développement des migrations en Europe, il prend dans les années 80-90 un tour stratégique dans l’esprit de certains islamistes. D’où l’idée de susciter des mouvements de sédition dans ces diasporas musulmanes en Occident pour affaiblir ces pays, pour affaiblir les Lumières. Cela passe notamment par le terrorisme, qui a pour but de monter les non musulmans contre les musulmans, pour faire progresser la haine anti musulmans et favoriser le repli communautaire, voire le séparatisme, chez les occidentaux de confession musulmane, qui seront obligés de se réfugier dans les bras des prédicateurs islamistes. La bataille contre l’islamisme sera gagnée, si elle est gagnée un jour, dans les pays arabo-musulmans eux-mêmes, à la source du problème. Ceux qui sont en première ligne, ce sont les citoyens éclairés de ces pays qu’il faut absolument soutenir stratégiquement sur la longue durée. Comment la France peut y contribuer ? En suscitant sur son sol, au sein même de la population musulmane, un mouvement d’émancipation pétri de modernité qui reprenne les valeurs des Lumières et adapte l’islam à ces valeurs, de la même manière que la grande masse des catholiques et des juifs ont su le faire. On en voit les prémices aujourd’hui, avec des figures qui interviennent à la télévision, des théologiens qui montrent que l’islam est tout à fait compatible avec la République, et que l’islam a connu des grandes périodes de Lumières dans son histoire.
LTR : Le ministre de l’Education nationale Jean- Michel Blanquer vous a confié une mission ministérielle de formation à la laïcité pour tous les personnels de l’Education nationale. En quoi consiste-t-elle plus précisément ?
Jean-Pierre Obin :
Cette mission consiste à travailler sur le domaine de la formation des personnels de l’Education nationale, à la fois sur la formation initiale et sur la formation continue, sur la laïcité et plus largement les valeurs de la République. A la suite du rapport de 2004, du livre de 2020, je dis et je redis que la formation des enseignants est primordiale pour combattre l’islamisme et promouvoir la laïcité et donc l’émancipation chez nos jeunes compatriotes. Les enseignants sont aujourd’hui très mal formés sur ces questions. On doit leur apprendre comment réagir face aux atteintes à la laïcité, en leur qualité d’enseignant. Je suis donc chargé d’analyser la situation et de faire des propositions au ministre, que je dois rendre d’ici la fin d’avril. D’ici là, évidemment, je ne peux rien en dire de plus.
LTR : La stratégie politique mise en place par le gouvernement, à travers votre mission, mais aussi celle confiée à Pierre Besnard et Isabelle de Mecquenem par Amélie de Montchalain et Marlène Schiappa et plus largement via la loi contre le séparatisme, va-t-elle dans le bon sens selon vous ?
Jean-Pierre Obin :
Oui, cela va dans le bon sens. Mais nommer un rapporteur ou des rapporteurs, c’est une chose, suivre leurs préconisations, c’en est une autre. Les propositions que je ferai au ministre n’engagent que moi, et n’ont aucune conséquence en soi. C’est ce qu’il dira à partir de ce rapport qu’il sera intéressant de regarder.
LTR : Concernant la loi sur le séparatisme, les propositions sont-elles au niveau de l’enjeu ?
Jean-Pierre Obin :
C’est l’exercice qui veut ça, il a forcément de la surenchère politicienne, chacun tendant à se positionner comme opposant ou comme membre de la majorité, et ces débats ne font pas forcément dans la nuance et dans la recherche de compromis. Certains amendements n’étaient là que pour prendre une posture, notamment l’amendement sur le voile des accompagnatrices scolaires. On jugera cette loi sur pièces, dans son application. Elle n’apporte pas de grands bouleversements sur la laïcité, quels que soient les petits aménagements qui ont pu susciter des réactions outrées chez les différentes Eglises. Elle s’attache à des difficultés réelles, je pense par exemple à l’instruction à domicile, aux écoles hors contrat etc, ça ne touche qu’un tout petit nombre d’élèves, mais il fallait le faire. Il y a des points où l’Etat ne contrôle plus l’éducation des enfants. Il fallait sans doute agir dans tous ces domaines, mais la loi est vraiment un recueil de dizaines et de dizaines de points très précis, très hétéroclites. Il y a une forme de communication auprès de l’opinion publique qui consiste à dire « voilà on a compris le problème, on fait une loi pour y répondre ». Pour mesurer ses conséquences, si conséquences il y a, il faudra attendre plusieurs années.
LTR : Pour vous, le nœud du problème, c’est l’Education nationale, d’autant plus lorsqu’on analyse les dernières enquêtes sur l’opinion des lycéens vis-à-vis de la laïcité ? Cette rupture chez les jeunes est-elle par ailleurs due à un échec de l’Education nationale ?
Jean-Pierre Obin :
Il y a pour moi un réel échec de l’Education nationale derrière ce sondage de l’IFOP pour la Licra. Il y a toujours eu une certaine coupure entre les moins de 24 ans et le reste de la population, ce n’est vraiment pas nouveau. C’est presque un invariant anthropologique de la vie sociale en France. Cependant, il y a des choses réellement préoccupantes. Moi-même j’ai vu s’exprimer devant moi, par des jeunes politisés, l’incompréhension de la laïcité à la française, de ses règles, notamment scolaires. Ils souhaitaient une « laïcité à l’américaine », ce qui soit dit en passant n’a aucun sens. Ils apprécient le modèle américain qui laisse plus de place à l’expression religieuse, pas seulement à l’école, mais dans la société. C’est très difficile de leur opposer que la laïcité est une exception française liée à l’histoire de France. Sans les guerres de religion, sans la contre-réforme, il n’y aurait pas eu une Révolution française, qui s’oppose non seulement à la monarchie, mais aussi au clergé. La constitution civile du clergé de 1790 ce n’est pas rien quand même, on remercie l’ensemble des évêques et des prêtres et on les oblige à prêter serment devant la République. C’est une histoire que les pays protestants anglo-saxons n’ont jamais connu pour la bonne raison que la séparation des Eglises et de l’Etat, c’est la Réforme qui l’a opérée. Elle n’avait plus à être faite dans un cadre conflictuel. On ne peut pas balayer notre Histoire d’un revers de la main, en faisant fi de ce qui nous constitue en tant que Français. On doit reprendre la bataille avec davantage de lucidité, de clairvoyance sur ce qui se passe. Ce ne doit pas être un catéchisme républicain, on doit leur faire comprendre l’intérêt émancipateur de la laïcité, qui est loin d’être liberticide et coercitive.
LTR : La France est un îlot isolé sur la question de la séparation du politique et du religieux. Pensez-vous qu’elle puisse conserver sur le long terme cette spécificité dans un monde globalisé dont les standards culturels s’américanisent de plus en plus ?
Jean-Pierre Obin :
Il est certain que nous sommes sous une grande influence de la culture de masse américaine. C’est sans doute irréversible, il y a une hégémonie au niveau du cinéma, de la musique etc. Mais vous savez, j’étais il y a quelques jours en visio-conférence avec une enseignante québécoise qui m’expliquait que le Québec suivait petit à petit les pas de la laïcité française. Elle me parlait de la loi qui vient de passer, des débats à la Cour Suprême canadienne, et de son grand succès politique. Les Belges, Italiens et Allemands sont également très intéressés. Ces dernières années, des positions laïques ont été prises dans des landers allemands, notamment pour interdire les signes religieux à l’école. Il n’est donc pas exclu que d’autres s’inspirent de l’ex­périence française pour leur propre pays. Références (1) Sous la direction de Bensoussan Georges, Les Territoires perdus de la Républiques, Mille et une nuits, 2002, 238p. (2) Obin Jean-Pierre, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, Hermann, 2020, 166p. (3) A l’époque Luc Ferry. (4) Mission ministérielle relative à la formation des agents publics à la laïcité, qui complète la Mission ministérielle de Jean-Pierre Obin qui consiste à former les personnes de l’Education nationale à la laïcité. (5) Sondage IFOP pour la Licra, 2021, Enquête auprès des lycéens sur la laïcité et la place des religions à l’école et dans la société. (6) Décret adopté en juillet 1790 par l’Assemblée nationale constituante qui réorganise le clergé français, qui devient dépendant de l’Etat et non plus de l’Eglise catholique romaine. (7) La loi 21, ou « loi sur la laïcité de l’Etat » , adoptée en 2019, s »aligne dans une certaine mesure sur la législation française en termes de neutralité des agents de la fonction publique.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

nos autres entretiens...

The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing
Que signifierait une victoire de la Russie sur l’Ukraine ?
La faillite intellectuelle d’Emmanuel Todd (1/2)
La dérive machiste des Passport Bros
Un tout petit effort pour ne rien rater …

Inscrivez-vous à notre newsletter