Il n’y a pas de grand remplacement

La Cité

Il n’y a pas de grand remplacement

Entretien avec Hervé Le Bras
Hervé Le Bras est un historien et un démographe reconnu. Il publie en 2022 Il n’y a pas de grand remplacement (Éd. Grasset), où il démonte point par point la folle théorie du grand remplacement. Pour Le Temps des Ruptures, il revient sur les fondements de cette théorie et ce qui fait qu’elle trouve un écho particulier aujourd’hui.
LTR : Le 15 mai 2022, un homme a tué 10 personnes dans un quartier majoritairement afro-américain de la ville de Buffalo. Il s’avère qu’il a été influencé notamment par la théorie du grand remplacement. Comment expliquer que cette idéologie, venue de France, influence ce genre de terroristes jusqu’aux États-Unis ?
HLB :

Ce n’est pas l’idéologie qui est venue de France, c’est le terme. En fait, l’idée du grand remplacement existait déjà mais sans être exprimée. Dès 2012, le New York Times titrait en Une « Les naissances blanches sont maintenant minoritaires aux États-Unis », on était tout à fait dans ce type d’idéologie. Dans mon livre, je montre, à partir des données du recensement américain, la vision très clivée de la réalité américaine à ce sujet. Pour rentrer dans le détail, en regardant les statistiques du Bureau of Census, l’Insee américain, on voit que les Américains classent leurs habitants selon l’ethnie et la race.  Dans les statistiques publiées, la catégorie « white only non hispanic » est utilisée. Pour la construire, on demande d’abord aux répondants s’ils sont « hispanic » puis de s’identifier à une « race ». Or, les hispaniques répondent à 95% qu’ils sont blancs, mais comme ils ont répondu oui à la question « hispanic », ils ne sont pas considérés comme blancs.

Que veut dire le « only » ? Dans la question concernant la « race », il y a cinq choix : « white », « black », « asian », « native indian », et « autres ». Le répondant peut cocher autant de case qu’il veut. « White only » veut dire qu’on compte comme blanc seulement ceux qui ont coché la case « white ».

Ainsi, en fonction des critères retenus pour définir la catégorie « white », les chiffres varient fortement : si l’on décide que la personne est considérée comme blanche parce qu’elle a coché au moins une case « white », 80% des naissances étasuniennes sont blanches. Si l’on décide qu’une personne n’est pas blanche parce qu’elle a coché la case « non hispanic » ou plusieurs cases de la question sur la race (la théorie du « one drop of blood »), on est un peu au-dessous de 50%. Les deux chiffres se valent, c’est une question de point de vue, mais systématiquement, les Américains adoptent le point de vue du « one drop of blood ».

Mais attention, ce n’est pas typiquement américain, nous faisons la même chose en France. Si l’on prend les statistiques sur les immigrés, on pense qu’ils sont étrangers. Large erreur : 37% des immigrés sont français. Concernant les enfants d’immigrés, les enquêtes de l’Insee considèrent comme descendants d’immigrés ceux dont au moins un parent est immigré. Pour autant, l’Insee dans ses enquêtes, n’omet pas de préciser que 50% des descendants d’immigrés sont issus de couples mixtes. Mais ils sont ensuite ignorés dans les tableaux statistiques, au fond, comme aux États-Unis, et les chiffres de l’immigration gonflent.

La théorie du grand remplacement postule qu’on est soit d’un côté, soit de l’autre, soit du peuple des remplaçants, soit du peuple des remplacés. Or, ce qui progresse en France et dans le monde, c’est la mixité, la diversité des origines. Les Américains le gomment avec le « white only non hispanic », mais les Français le gomment aussi, de manière plus détournée. On retrouve la même situation avec la question des prénoms. Dans les statistiques publiées par l’Ined, ceux qui avaient un seul grand-parent immigré ont été groupés avec ceux qui en avaient deux, trois et quatre, dans la catégorie de descendants d’immigré.  

Pour le grand remplacement, il fallait mettre au point cette expression. J’ai recherché les étapes de cette opération en référence à la manière dont Jean-Pierre Faye a étudié comment l’expression « national-socialisme » était apparue sous la République de Weimar, à travers quels groupes et quelles discussions.  Il a montré qu’il s’est produit ainsi un rapprochement entre l’extrême droite et  l’extrême gauche, ce qu’il a nommé le « fer à cheval ».

De la même façon, je cherche à voir comment le slogan de grand remplacement est apparu. Dans les prémices de ce mot, on peut citer une étude des Nations Unies en 2001 qui s’intitule « Migration replacement ». C’était un rapport  technique, qui calculait la quantité d’immigration nécessaire pour que la population ne diminue pas, donc une question théorique. Mais le mot « replacement » était là dans un cadre de migration. Et puis, progressivement, Renaud Camus peu connu malgré une petite renommée littéraire, s’est lancé dans l’anti musulman, l’anti noir, l’anti migrant. Personne n’y prêtait attention. Il publiait alors ses livres à compte d’auteur. Son ouvrage sur le grand remplacement date de 2012. Arrive en 2014-2015, la crise des réfugiés. D’un seul coup, les Français le découvrent. Je n’ai pas fait le même travail sur la partie anglo-saxonne, mais pour la France, l’expression a réalisé une synthèse. C’est un slogan, Renaud Camus dit d’ailleurs que le grand remplacement ne se définit pas, qu’il est une évidence. Or, un slogan non plus ne se définit pas. Ce slogan a coagulé un ensemble diffus de craintes et de préjugés.

LTR : Cela pose aussi la question de l’imaginaire intellectuel qui se crée autour du grand remplacement. Quand Renaud Camus cite des gens comme Raspail, certains peuvent se dire qu’il a des références littéraires, donc on peut le créditer.
HLB :

Comme pour Éric Zemmour, quand vous lisez Renaud Camus, c’est médiocre. Il écrit comme une personne des années 1930 cherchant à passer pour un romancier. Les idées sont sommaires, les raisonnements sont réduits, il n’y a pas de théorie. Comme chez Marine Le Pen, on ne perçoit pas d’enchainement logique, seulement une suite d’affirmations. Cela s’inscrit dans ce qu’on peut appeler la pensée Twitter. On doit exprimer une idée en 280 caractères, mais on ne peut pas bâtir un raisonnement en si peu de caractères. Toute causalité un peu élaborée reste hors d’atteinte.

LTR : Si le concept du français “de souche” est factuellement inexact et est un pur fantasme, comment expliquer sa longévité ? 
HLB :

Je vais vous raconter l’histoire de ce mot, que j’ai suivie de près. En 1992-1993, l’Ined et l’Insee mènent une enquête sur l’intégration, appelée MGIS. C’est la première enquête avec des statistiques ethniques. Il était demandé aux répondants leur origine ethnique et leur appartenance ethnique. L’enquête définissait l’ethnicité par la langue parlée dans la petite enfance. Cet exercice est compliqué pour deux raisons. La première est que, quand il s’agissait d’identifier les différentes ethnies en Afrique du Nord, et en Afrique subsaharienne, la tâche a été très ardue. En Turquie, les Turcs étaient distingués des Kurdes, en Algérie, les Berbères des Arabes. En Afrique subsaharienne où il existe des centaines de langues, il a fallu procéder à des regroupements hasardeux.

La seconde difficulté résidait dans les couples mixtes. Dans les notes en fin d’enquête, les auteurs indiquent que dans le cas de deux langues parlées dans la petite enfance, la moins fréquente des deux est retenue. C’est le même mécanisme que celui du « one drop of blood » qui est à l’œuvre. Ainsi le descendant d’un couple mixte dont le père parlait le bambara et la mère le français, sera catalogué bambara.

À la fin de l’enquête, un des auteurs se demande comment nommer ceux qui, finalement, n’ont pas d’origine ethnique. Il se décide pour « français de souche ». Deux mois plus tard, le Front National avait repris l’expression.

Bien sûr, on a découvert que sous Pétain, ce terme était déjà utilisé, mais là son retour est lié à un mécanisme intéressant : à partir du moment où l’on nomme les autres, il faut se nommer soi-même. De la même manière, l’Insee, dans ses tableaux, utilise le terme de « non-immigrés » pour qualifier ceux qui ne sont pas « immigrés ».

LTR : Aujourd’hui, ces théories qui rappellent les idéologies de la collaboration, par exemple, ont eu deux candidats au moins pour les porter à la présidentielle. Comment expliquer cela ?
HLB :

Le terme de grand remplacement a été repris non seulement par Marine Le Pen et Éric Zemmour, mais aussi par les cinq candidats à la primaire de la droite. C’est dramatique. Je commence d’ailleurs mon livre par citer une enquête publiée dans Challenges(1), hebdomadaire qui s’adresse plutôt à la bourgeoisie de centre gauche, celle des affaires avec un peu de considérations éthiques et sociales. Selon cette enquête, 61% des interrogés craignent d’être remplacés(2). À titre de défense, il faut préciser que, lorsque cette question est posée, la majorité des gens n’y a jamais vraiment pensé, mais la question est rédigée de façon tellement terrible qu’ils répondent « oui j’ai peur ». Une fois qu’on a répondu positivement, on a monté la première marche d’un escalier qui vous mène à  croire de plus en plus à ce prétendu grand remplacement. C’est dangereux.

LTR : Pensez-vous qu’il y a des facteurs (sociaux, économiques, …) aujourd’hui plus qu’hier qui expliquent que cette théorie prend à ce moment de l’Histoire ?
HLB :

Je suis méfiant à ce propos. Il y a des facteurs bien sûr. Mais je pense que les principaux mécanismes sont plus complexes. Lorsqu’on qualifie Renaud Camus de complotiste, on arrête la réflexion, on a classé le bonhomme. Mon problème est d’éviter ces catégories fourre-tout et morales qui n’aident guère. Bien sûr que Camus est complotiste, mais au moment où vous le dites, vous vous donnez bonne conscience et vous freinez votre démarche de compréhension. Il faut aller plus loin et comprendre le danger de ce slogan du grand remplacement. Il y a quelque chose qui a pris, c’est ce que j’ai cherché à saisir. Très souvent, en sciences sociales, la recherche s’arrête avec des mots (raciste, complotiste). Dit autrement, ce sont des jeux de langage. Quand on utilise « complotiste », … on entre dans ces jeux de langage et il est difficile ensuite d’en sortir.

LTR : Vous le faites dans votre livre, mais pourriez-vous nous expliquer pourquoi l’aspect d’un remplacement démographique est si anxiogène pour les adeptes de ces théories ? Est-ce le fait qu’on présente la menace d’une masse brute de personnes ?
HLB :

Je pense que vous avez raison. La phrase de Renaud Camus « un peuple en remplace un autre », part du principe qu’il y a un peuple, constitué par les immigrés et leurs descendants, et un autre peuple, constitué des non-immigrés et de leurs enfants. Ce raisonnement est typique de la pensée d’extrême droite : chez eux, la notion de peuple concerne un ensemble homogène, aucune tête ne doit dépasser. Or, l’immigration est extraordinairement variée en France, tout comme le peuple français. Et c’est sans compter la mixité entre ces deux diversités. Il y a là une tentative de simplification extrême, particulièrement à travers la notion de peuple.

Dans mon livre Le Grand enfumage. Populisme et immigration dans sept pays européens(3), je me suis demandé pourquoi, plus il y a d’immigrés localement, moins on vote pour l’extrême-droite. Pour cela, j’ai étudié le cas de 6 pays en plus de la France. En Allemagne, par exemple, les immigrés sont installés majoritairement dans ce qui correspondait à l’Allemagne de l’Ouest, alors que l’Afd fait ses plus gros scores à l’Est, à l’opposé. En France, c’est plus compliqué : on observe davantage une opposition campagnes/villes. Il faut chercher à l’expliquer. Ce qui joue le plus grand rôle, je pense, est l’absence de contact. Les gens perçoivent l’immigration comme un bloc parce qu’ils ne l’expérimentent pas concrètement dans leur vie. En Seine-Saint-Denis, par exemple, l’ « immigré » ça ne veut rien dire, c’est extrêmement divers. C’est un concept qui n’a pas de sens, une catégorie non pertinente. Mais dans la campagne de la Haute Marne, les gens n’en ont pratiquement pas vu, et l’idée peut germer que la catégorie « immigré » existe, et qu’elle est très différente de vous, noir et musulman de préférence.

D’autres facteurs font exister la théorie du grand remplacement : une partie de la population issue de l’immigration est hélas elle-même anti-immigrés. En effet, les vagues de migrations sont différentes et le rejet des immigrés change au fil des années et des territoires, comme on dit aux États-Unis, « le dernier entré ferme la porte ».

LTR : Finalement, si l’on comprend bien, pour ceux-là il existerait l’idée du bon et du mauvais immigré ?                                                
HLB :

Il y a un peu de cela, mais il demeure aussi l’idée indéfectible que ceux qui arrivent maintenant, ce sont les mauvais immigrés et qu’ils ne passent pas par le même chemin que les anciens. Dans les années trente, il y avait une coupure entre immigrés car l’antisémitisme était beaucoup plus fort. Il y avait donc deux catégories : le travailleurs migrants et les « parasites », les « cosmopolites », ceux qui s’intégraient trop rapidement,  les levantins dans les termes de l’époque. Les levantins étaient les juifs, grecs et libanais, ceux qui étaient appelés « ennemis de l’intérieur » et que Bertillon, un propagandiste du natalisme, en 1911 appelait « les faux nez » français.

LTR : Dans cette notion d’« ennemi de l’intérieur », y avait-il aussi une peur du grand remplacement?
HLB :

Oui, cela est clair. Renaud Camus arrive à la même conclusion d’une perte de valeurs et d’une prise de pouvoir par les nouveaux venus.

LTR : Pensez-vous que le fait que la notion de grand remplacement trouve autant de place dans le débat public aujourd’hui traduit une mauvaise connaissance globale des chiffres, des outils statistiques, de la rigueur scientifique ?
HLB :

Renaud Camus est de toute façon contre les statistiques, il utilise toujours la même formule : « il suffit d’ouvrir les yeux » ce qui est assez cohérent avec le fait qu’il rejette la science. Il se fonde par exemple sur le témoignage, aperçu à la télé, de Richard Millet qui se serait retrouvé seul blanc à six heures du soir à la station Châtelet. Cela parait invraisemblable mais pas nécessairement faux. Surtout, ce n’est pas généralisable à d’autres heures, d’autres stations, d’autres métros, d’autres villes et régions. Le péché le plus grave et le procédé le plus employé par l’extrême-droite dont Camus et Zemmour, est la généralisation abusive.

Si la notion de grand remplacement gagne du terrain, c’est aussi à cause d’intermédiaires complaisants. On peut penser à Alain Finkielkraut qui a fait un éloge dithyrambique de Renaud Camus dans son émission Répliques à laquelle j’étais convié.

Je n’arrive pas à comprendre que certaines personnes nient la statistique et pensent connaitre la situation en France  simplement en se promenant dans la rue.

LTR : Un débat a émergé au lendemain du second tour de la présidentielle : faut-il continuer à dire que les électeurs de Marine Le Pen et du Rassemblement National sont racistes ? Beaucoup d’analyses politiques ayant pour but d’expliquer le vote RN aujourd’hui mettent en avant des questions de pouvoir d’achat, de remise en question du “système”, ce qui occulte le côté raciste et xénophobe de ce parti et de son programme, et par conséquent, de ce vote. Qu’en est-il selon vous ?
HLB :

Je pense qu’il faut surtout stigmatiser les hommes politiques français et pas seulement au sein du Rassemblement National. Que cinq candidats de la droite affirment qu’ils craignent le grand remplacement, est stupéfiant. En novembre, lors des législatives en Allemagne, alors qu’il existe un parti qui flirte avec les 10 % des suffrages, l’Ald dont la direction est néonazie maintenant, il n’a pratiquement pas été question d’immigration. Il est donc possible de mettre ce sujet à sa juste place, mais il est poussé en France par des personnalités politiques que les médias s’empressent de relayer.

Dans mon ouvrage L’âge des migrations(4), il y a un chapitre plutôt critique sur le livre d’un journaliste anglo-saxon, Stephen Smith, La ruée vers l’Europe(5). Il met en avant le fait qu’il y a aujourd’hui un milliard d’africains, et que L’ONU en prévoit un milliard supplémentaire en 2050. Le journaliste en a déduit que les Africains pauvres allaient se ruer vers l’Europe. Dans un chapitre, j’ai donc étudié pays par pays dans le continent africain comment la migration s’était produite au cours des vingt dernières années et si cela avait un rapport avec la croissance démographique. La réponse est négative. Par exemple au Niger, pays qui a la plus forte croissance démographique et troisième pays le plus pauvre au monde, seuls 110 migrants ont rejoint la France en 2017 et moins de mille depuis dix ans alors que sa population a augmenté de dix millions de personnes sur la même période.  La grande majorité des migrations africaines se limite à l’Afrique. Il s’agit de flux traditionnels par exemple du Sahel vers le golfe de Guinée ou de réfugiés, par exemple un demi-million de Somaliens au Kenya ou le même nombre d’originaires du Dar Four à l’est du Tchad. En conclusion, j’ai rappelé le deuxième précepte du Discours de la méthode : « Diviser chaque difficulté que j’examinerai en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour mieux les résoudre ». Ici, cela revenait à considérer la situation dans chaque pays d’Afrique au lieu de l’Afrique globalement.

LTR : Nous avons longuement démontré que le grand remplacement n’était qu’une vaste fumisterie. Donc, s’il n’y en a pas, quelles sont les tendances démographiques de demain ?
HLB :

La question est complexe, mais si l’on cite les Nations Unies et leurs prévisions, il n’y aura pas d’augmentation des migrations internationales. Seule certitude, les prévisions démographiques changent assez rapidement. Il y a dix ans, les Nations Unies pensaient que les migrations s’équilibreraient. Disons que certaines tendances migratoires donnent raison cette fois-ci à Stephen Smith quand il écrit que « plus on est diplômé, plus on migre ». C’est par les réseaux de relations, avec une ouverture sur le monde, de l’argent et une bonne formation que la migration se développera. S’y ajoutera de plus en plus l’influence des crises politiques dont on voit l’impact aujourd’hui avec plus de cinq millions d’Ukrainiens ayant fui leur pays et il y a peu avec la Syrie. 6 millions de Syriens sont déplacés à l’intérieur de leur pays, 3,5 millions se sont réfugiés en Turquie voisine. Au Liban, ils sont 1 million et en Jordanie 500 000. En Europe, ils sont à peu près 1 million à être arrivés et une enquête allemande a montré que ces derniers étaient en majorité diplômés. La migration est de plus en plus sélective en particulier à cause des obstacles que lui opposent les pays dits d’accueil. Les Rohingyas en fournissent un exemple a contrario. Ces paysans pauvres ayant fui les atrocités de l’armée birmane, sont confinés à l’Est du Bangladesh, ils ne peuvent ni gagner le reste du Bangladesh, encore moins franchir la frontière indienne barbelée. Les évènements politiques, les persécutions de minorités risquent d’augmenter au cours des prochaines années et d’alimenter des migrations de réfugiés entre pays voisins, mais non à longue distance. Dans la liste des pays qui s’accroissent le plus vite au monde en Asie et en Afrique, dominent d’ailleurs ceux qui souffrent de guerres civiles. En Asie, c’est dans l’ordre du niveau de fécondité,  l’Afghanistan, le Yémen, l’Irak, la Palestine et le Pakistan. En Afrique, c’est le Niger, la Somalie, la République démocratique du Congo, le Mali. Par un cercle vicieux, cela alimente la croissance car les femmes y sont maltraitées et les moyens de contraception indisponibles, ce qui maintient la fécondité à un très haut niveau (7 enfants par femme au Niger).

LTR : Ce qu’on observe par ailleurs avec les réfugiés ukrainiens, ce sont les retours dans la capitale Ukrainienne.
HLB :

La Bosnie et le Kosovo peuvent servir de référence. A vrai dire, en Autriche et en Suisse, les autorités ont poussé les réfugiés à regagner leur pays, une fois les hostilités à peu près terminées. Il est difficile de savoir quel sera le destin des réfugiés ukrainiens tant que la guerre se poursuit. Ils peuvent être tentés de rester dans des pays européens dont la population diminue, telle la Bulgarie dont on prévoit qu’elle perdrait un quart de sa population d’ici à 2050. C’est par ce moyen que l’Allemagne a maintenu sa population malgré une faible fécondité. Elle a accueilli à la fin des années 1990, 4 millions d’Allemands « ethniques venus des pays de l’Est et de l’ancienne URSS et plus récemment un million de réfugiés syriens. A l’opposé, des pays dont la population commence à diminuer, comme le Japon et la Corée, refusent les réfugiés.

Références

(1)« 61% des Français s’inquiètent d’un « grand remplacement » », Pierre-Henri de Menthon, Challenges, 21/10/2021.

(2)Enquête Challenges-Harris Interactive d’octobre 2021.

(3)Éditions de l’Aube, 2022.

(4) Éditions Autrement, 2017.

(5)Éditions Grasset, 2018.

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Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS et travaille sur le socialisme et le judaïsme français. Il est également l’auteur de la préface à la réédition d’A l’échelle humaine, éloquent essai que Léon Blum rédigea pendant sa captivité et qui fut publié en 1945. Pour Le Temps des Ruptures, il revient en détails sur le socialisme porté par Blum et sur la manière dont la pensée de cette grande figure de la gauche doit nous guider aujourd’hui pour refonder ce camp politique.
Le Temps Des Ruptures : En rééditant À l’échelle humaine de Léon Blum et en lui consacrant une très longue préface, vous nous avez replongés dans la pensée et dans les problèmes qu’affrontèrent les socialistes français durant la première moitié du XXe siècle. À travers, quelques questions nous aimerions prolonger votre réflexion pour voir dans quelle mesure l’écho de cette période est susceptible de nous aider face aux défis que cherche à relever le socialisme en ce début de XXIe siècle. L’exercice nous paraît d’autant plus intéressant que nombreux sont ceux qui font aujourd’hui le parallèle entre la situation actuelle et celle des années 30 ou de la reconstruction d’après-guerre.
Milo Lévy-Bruhl :

Je vous remercie de cette proposition dont je ne peux que partager la finalité puisqu’elle est à l’origine de ma propre démarche : méditer le passé pour agir dans le présent. Spontanément, j’aurais cependant tendance à résister aux parallèles historiques que vous indiquez. De telles comparaisons me semblent toujours trop faciles. En isolant un ou quelques éléments du présent et en forçant l’analogie, untel, pessimiste, nous replonge dans les années 30, un autre, optimiste, dans l’épopée réformatrice des dernières années du XIXe siècle, untel phantasme le retour de la guerre civile et tel autre la reconstruction de l’après Libération. Je ne veux pas nier ce que les comparaisons peuvent avoir d’heuristiques mais encore faut-il caractériser précisément ce qu’on compare. Or, c’est souvent l’inverse. La comparaison devient un réflexe qui permet précisément de faire l’économie de l’analyse du présent en le rabattant sur un passé supposément mieux connu. Le seul mérite du procédé est alors de nous apprendre quelque chose sur la disposition d’esprit de celui qui compare.

Cela étant dit, s’il faut discuter le principe même du parallèle historique du point de vue socialiste, je crois qu’une telle discussion aurait le mérite de nous adresser une question, à nous intellectuels et militants d’aujourd’hui. Celle de nous confronter à nos schèmes d’interprétation des dynamiques historiques des sociétés modernes. Lorsque le marxisme était dominant au sein du socialisme, il n’avait pas de difficultés à comparer des périodes historiques distinctes parce que la société moderne dans son ensemble lui apparaissait gouvernée par des cycles capitalistiques qui pouvaient effectivement se répéter. Par exemple, l’enjeu pour les socialistes dans les années 30 en France a été de savoir si la crise économique de 1929 était une crise de croissance du capitalisme comme une autre ou si elle était la crise finale. Ici, la bonne comparaison revêtait une importance primordiale puisqu’elle conditionnait les modalités de l’action. Blum se prête lui aussi à des comparaisons. Selon lui, la Révolution française, par la proclamation des droits de l’Homme et du Citoyen, a symboliquement ouvert une époque nouvelle de l’histoire de l’humanité : celle de l’émancipation, du développement de l’individu. Or, ce choc originel n’a pas encore été totalement digéré et donne lieu à des crises fréquentes qui voient s’affronter héritiers des révolutionnaires et héritiers de la contre-révolution. À la veille du Front Populaire, il compare donc certaines de ces crises – Affaire Dreyfus, après-guerre, etc. – et se demande si celle que connait alors la France est une énième forme de cette lutte, ou si elle signale l’entrée dans une nouvelle phase de la modernité. S’il tient tant à écrire

À l’échelle humaine, c’est d’ailleurs parce que sur le moment il est persuadé que la grande crise, celle qui ne signale plus seulement un énième à-coup de la Révolution de 89 mais les prémices de la révolution socialiste, a commencé en 1940. De ce point de vue, c’est l’absence de tels supports théoriques qui s’accuse aujourd’hui dans la faiblesse de nos comparaisons. La réactivation de nos traditions analytiques me semble donc un préalable à la discussion des ressemblances et des dissemblances entre les crises du capitalisme de l’entre-deux-guerres et celles d’aujourd’hui, entre les pathologies de l’autonomie moderne dont rend compte le fascisme d’entre-deux-guerres et celles d’aujourd’hui.                    

LTR : Dans la préface que vous avez rédigée, vous montrez que la période de la guerre est avant tout pour Blum une épreuve intellectuelle et qu’il en sort avec des conceptions différentes de celles qu’il avait en y entrant, ce qui tendrait à minorer la force de ces traditions analytiques. Pour le dire plus clairement, vous montrez que le marxisme qui est le sien dans l’entre-deux-guerres ne sort pas indemne des évènements.
MLB :

Je ne crois pas qu’il change de conceptions. Disons que les représentations marxistes et celle du « jauréssisme » ont toujours cohabité à l’intérieur de la SFIO, et Blum lui-même essaie, comme tant d’autres, de les harmoniser. Sa vie militante est faite d’une alternance entre majoration marxiste et minoration jauréssienne et inversement. L’enjeu intellectuel de tenir les deux bouts rejoignant un enjeu très politique d’unité de la SFIO dont il s’estime le garant. Mais de ce point de vue, en effet, la SFIO dont Blum est le leader parlementaire dans l’entre-deux-guerres est fortement dominée par le marxisme de tradition guesdiste que représente son Secrétaire Général, Paul Faure. Marxisme qui pèse sur un Blum qui, jusqu’en 1920 s’était montré bien plus jauressien. De ce point de vue, À l’échelle humaine représente le dernier épisode du « moment marxiste » de Léon Blum, un marxisme bien hétérodoxe néanmoins. Mais ce marxisme de la SFIO avait déjà été éprouvé avant-guerre. À l’échelle humaine est comme le chant du cygne du marxisme-guesdiste à la française et il masque une inflexion fondamentale qui se produit dans le socialisme français entre 1930 et 1950. Pour la comprendre, il faut renoncer à penser la période de la guerre comme une période de rupture, ce qui est contraire à notre disposition spontanée, pour apercevoir au contraire les effets de continuité entre les années 30 et l’après-guerre. Il faut considérer les années 30 et l’expérience du Front Populaire comme un lieu d’incubation des politiques mises en place à la Libération. De fait, il y a une continuité historique entre les deux périodes et, à l’arrière-plan de cette continuité, il y a en réalité un problème inédit qui se pose au socialisme français et qui ne fait que s’accentuer des années 30 à l’après-guerre.

Pour saisir cette continuité, il faut repartir du milieu des années 30 et comprendre ce que visait le Front Populaire. Pour les socialistes, la crise de 1929 est considérée comme la crise finale du capitalisme. Autrement dit, la révolution est en approche. Dans ce contexte, hors de question pour eux d’exercer le pouvoir dans les structures bourgeoises de la démocratie parlementaire : le parti entre dans une phase d’attentisme révolutionnaire. Son secrétaire général, Paul Faure, l’explique très clairement en 1934 dans Au seuil d’une Révolution. Pour cette même raison les néo-socialistes, qui eux sont favorables à une collaboration de classe dans le cadre de la République bourgeoisie, sont expulsés du parti. Pourtant, deux ans plus tard, la SFIO a totalement changé d’état d’esprit et amorce un rassemblement populaire qui vise l’accès au pouvoir. Comment expliquer ce revirement ? Avec février 1934, avec l’avancée du fascisme en Allemagne, la SFIO s’est rendue compte qu’il n’y avait pas de passage automatique de la crise du capitalisme au renforcement du prolétariat. C’est le fascisme, point de fuite de sa théorie, et non pas le socialisme qui s’est trouvé renforcé par la paupérisation à laquelle mènent les contradictions du capitalisme. Le Front Populaire vise alors à pallier cette conséquence inattendue. Pour autant, le Front Populaire n’est pas considéré par ses acteurs comme un moment socialiste. Son programme n’est pas présenté comme un programme socialiste, c’est un programme « anti-crise ». Il veut éviter que les ouvriers et les paysans aillent grossir les rangs fascistes. C’est un pis-aller, une politique qui ne peut être et ne doit être que provisoire. L’objectif est seulement de temporiser en attendant la révolution qui vient.  

LTR : Et en 1940, lorsqu’il se met à écrire À l’échelle humaine, Blum pense que la révolution est à l’ordre du jour…
MLB :

Oui, en 1940, malgré le choc que constitue l’invasion de la France, le scénario reste le même. Pour Blum, la classe bourgeoise s’est bel et bien effondrée comme l’anticipaient les socialistes depuis le début des années 30. Ne reste que cette verrue née des dernières phases de radicalisation du capitalisme : le fascisme, sous ses différentes formes. Autrement dit, une fois le fascisme vaincu, ce qui est le but de la guerre, la classe ouvrière organisée se saisira tranquillement de la souveraineté laissée vacante par l’effondrement de la classe bourgeoise. C’est tout à la fois ce qu’explique et ce qu’annonce À l’échelle humaine. Mais les choses ne se passent pas comme attendu. Le fascisme est battu et pourtant la révolution n’a pas lieu. Blum qui analysait si sereinement les évènements de 1940 et annonçait la révolution pour 1945 se trouve, au lendemain de la Libération, franchement démuni. Il ne comprend pas que la révolution n’ait pas eu lieu. Ce à quoi il se confronte, c’est à l’immaturité révolutionnaire de la classe ouvrière organisée et de son parti. Tout d’un coup, un trou se crée entre l’effondrement bourgeois et l’avènement prolétarien que la logique révolutionnaire marxiste-guesdiste n’avait pas anticipé et c’est ce trou qu’il lui faut combler. C’est dans ce contexte inédit que la politique du Front Populaire va changer de fonction. En 1936, elle était provisoire, elle ne visait qu’à entraver la dynamique fasciste en attendant la fin de l’effondrement bourgeois. En 1945, cette même politique peut être reprise et poussée plus loin parce qu’elle n’a plus vocation à être provisoire, mais transitoire. La Sécurité sociale, les nationalisations, les planifications ne visent pas seulement à temporiser en attendant la révolution, mais à préparer la révolution. Dans l’effondrement du marxisme-guesdisme, Blum retrouve la conception de « l’évolution-révolutionnaire » de Jaurès.

LTR : Le sujet des nationalisations est revenu sur le devant de la scène politique ces derniers mois, peut-être qu’en détaillant le changement que vous indiquez dans la conception de leur rôle, on pourrait mieux comprendre l’enjeu de telles politiques pour le socialisme aujourd’hui.
MLB :

Dans le schéma marxiste-guesdiste qui est celui des socialistes au moment du Front Populaire, on ne peut pas prôner les nationalisations autrement que comme des pis-aller provisoires. Pour Guesde, nationaliser c’est « doubler l’État-Gendarme de l’État-Patron ». Une politique socialiste conséquente ne parle donc pas de nationalisations mais de socialisation des moyens de production et d’échange qui ne reviennent pas à l’État mais aux institutions du travail. Au moment du Front Populaire, on insiste donc sur le caractère non socialiste des nationalisations. Dans l’après-guerre, ces scrupules tombent et tout d’un coup, alors que c’est toute la conception de l’État qui est engagée dans le débat, nationalisations et planification intègrent l’éventail des mesures socialistes. Pourquoi ? Dès lors que l’effondrement bourgeois n’a pas suffi, que la Révolution n’est pas advenue et ne semble pas à l’horizon, il faut se remettre au travail, la préparer mais autrement. Les réformes sociales et économiques du Front Populaire sont alors réévaluées et prennent une importance nouvelle. Désormais, elles ne vont plus jouer le rôle de temporisateur mais celui de préparateur de la Révolution. Elles vont libérer du temps pour le prolétariat, elles vont lui offrir des conditions de vie améliorées qui vont lui permettre de se consacrer progressivement à sa tâche, etc. Et à mesure que ces améliorations lui permettront de mieux s’organiser, de développer ses propres institutions, les propriétés et les prérogatives de gestion économique qui avaient été confiées à l’État à la Libération vont lui revenir.

Si je voulais forcer la comparaison, je dirais qu’en 1945 le socialisme français se trouve dans la position du bolchévisme en 1917. La classe antagoniste a été grandement dépossédée, la maîtrise de l’État est quasiment assurée mais les institutions de la société socialiste n’existent pas encore. En Russie, c’est le parti qui va, très mal, remplir le rôle d’agent d’une transition qui n’adviendra jamais. En France, c’est l’État. D’ailleurs, sans qu’il lui soit nécessaire de se le formuler, le Parti Communiste Français reconnait très bien la situation et s’y adapte avec une aisance extraordinaire. Il n’y a pas plus étatistes que les communistes à la Libération. Tant que Maurice Thorez peut s’imaginer transformer les technocrates en agents au service du parti via l’ENA ou les écoles de cadre, il est partant. Pour Blum non plus, le changement de conception n’est pas trop coûteux puisqu’il correspond au schéma socialiste de sa jeunesse, celui de l’évolution-révolutionnaire de Jaurès exposée au Congrès de Toulouse de 1908. À une condition néanmoins, une condition fondamentale : le parti doit toujours garder en tête que cette nouvelle situation ne doit être que transitoire et que les moyens nouveaux dont dispose désormais l’État doivent absolument être au service de la démocratisation de l’économie, de la formation et de la responsabilisation de la classe ouvrière organisée, du développement des institutions socialistes qui viendront progressivement remplacer celle de l’État. Ce n’est pas pour rien que les membres fondateurs du PSA (Parti Socialiste Autonome), puis les dirigeants du premier PSU (Parti Socialiste Unifié), des gens comme Édouard Depreux, qui se revendiquent de Blum, vont passer leur temps dès le début des années 50 à rappeler que le socialisme technocratique ne doit être que transitoire, puis à attaquer la technocratie. Leur grande crainte, c’est que la situation historique transitoire se pérennise, que l’État et la technocratie oublient leur rôle historique. Or, c’est bien ce qui va arriver.

LTR : Comment expliquer l’oubli de ce caractère transitoire de la politique de nationalisation/planification ?
MLB :

Parmi les acteurs socialisants de l’après-guerre – le Parti Communiste Français, la tendance blumiste de la SFIO et la tendance molletiste de la SFIO – il n’y a que pour ces derniers, héritiers du marxisme-guesdiste, que le revirement vis-à-vis de la conception de la révolution et du rapport à l’État est incompréhensible, qu’il est subi et qu’il s’impose sans pouvoir être idéologiquement digéré. Malheureusement, c’est cette tendance qui devient majoritaire dans le Parti dès septembre 1946 et qui le restera longtemps. C’est cette tendance qui redouble de profession de foi marxiste orthodoxe à mesure qu’elle s’en éloigne dans son exercice du pouvoir. Et c’est sa cécité sur l’écart entre son discours et sa pratique qui a profondément désorienté le socialisme français. Sur ce point précis des nationalisations, elle a été révolutionnaire dans le discours et réformiste dans la pratique. Résultat, les nationalisations n’ont été ni provisoires, ni transitoires. Elles se sont installées non pas comme la première phase de la socialisation mais comme une étatisation. Or, quand on gère des étatisations, on ne s’occupe pas de l’organisation de la classe ouvrière, on devient un parti de technocrates. On défend l’étatisation, non plus comme une étape vers la socialisation mais pour des raisons d’efficacité économique, d’outil de régulation des marchés, etc. Et alors, au premier souffle de vent idéologique, à la première déconvenue économique, on perd ses arguments et on commence à regarder les privatisations d’un œil bienveillant. Je pense qu’on ne peut pas comprendre l’histoire du socialisme depuis le Congrès d’Épinay si on n’a pas en tête la position intenable dans laquelle s’était retrouvée la SFIO molletiste depuis la fin de la IVe République. Le Mitterrand qui proclame la rupture avec la société capitaliste est dans le verbiage rhétorique de l’époque et le tournant de 1983 était inscrit dans la trajectoire du socialisme français depuis bien longtemps.

Intuitivement, je pense que beaucoup de gens à gauche sentent cela aujourd’hui puisque la référence qu’ils mobilisent spontanément survole toute cette double séquence – mollettiste et mitterandienne – du socialisme français : c’est le programme du CNR. Or, le programme du CNR c’est le dernier acquis du socialisme à la Blum, et si on en est aujourd’hui à le défendre – ce qui est hautement nécessaire – c’est précisément parce qu’il n’a pas été mené au bout, que les étatisations ne sont pas devenues les socialisations qu’elles auraient dû être. Aujourd’hui, à gauche, le centre de gravité idéologique se trouve entre les gens qui veulent nationaliser et ceux qui ne veulent pas. Les discussions portent sur l’ampleur des nationalisations, c’est-à-dire des étatisations. Et la pandémie, comme la crise climatique, sont venues donner des arguments aux nationalisateurs, mais des arguments centrés sur l’efficacité de l’État comme acteur économique non obnubilé par des enjeux de profitabilité de court terme. Ce qui n’est pas encore la position socialiste d’un Jaurès ou d’un Blum mais cet héritage bâtard des apories du marxisme-guesdisme. Pour un socialiste, la nationalisation au sens d’étatisation ne vaut que comme étape de la socialisation, c’est-à-dire dans la perspective d’une démocratisation générale de l’économie. Donc je dis aux défenseurs actuels de la nationalisation et de la planification : « Messieurs et Mesdames, les radicaux – leur position aujourd’hui est celle des courants de gauche du radicalisme de la IIIème République, encore un effort pour être socialistes ! ».

LTR : Cet oubli du socialisme que vous signalez semble avoir été compensé aujourd’hui par l’avènement d’une autre idéologie : le populisme de gauche. Est-ce que vous y voyez un prolongement du socialisme ou au contraire un signe supplémentaire de son effacement ?
MLB :

Le populisme est une doctrine complexe et il y a un monde entre les premiers textes d’Ernesto Laclau et les derniers de Chantal Mouffe. Laclau, dans ses premiers textes, se confrontait à la question ô combien importante aujourd’hui de savoir qui est l’acteur révolutionnaire du socialisme si le prolétariat ne l’est plus ; soit qu’il ne soit plus révolutionnaire, soit qu’il ne soit plus un acteur politique. Mais tel qu’il a été importé en France entre 2012 et 2017, le populisme de gauche s’inspire plutôt des derniers textes de Mouffe et se présente davantage comme une stratégie électorale, comme une méthode d’accès au pouvoir, que comme une théorie sociale. Avec La France Insoumise, qui s’en revendique explicitement, le populisme de gauche repose sur deux préceptes (je schématise un peu). Le premier est un constat : une oligarchie dirige le pays et utilise l’État pour servir ses intérêts, tout en organisant le maintien de son pouvoir contre le peuple. Le fameux « We are the 99% ». Le deuxième est un objectif : réunir 51% des votants. Pour ma part, je pense évidemment que le constat est faux et surtout que l’objectif, en l’état, est coupable. Mais je vais d’abord essayer d’indiquer les effets de ces préceptes. Si 99% des gens ne sont pas représentés mais que vous ne parvenez pas à réunir 51% des votants, il vous faut une théorie de l’aliénation pour expliquer pourquoi tant de gens ne se rendent pas compte de leur assujettissement. Mais alors si vous postulez une aliénation, vous ne pouvez pas prendre pour argent comptant tous les slogans ou toutes les revendications qui s’expriment dans les 99%. Or, puisque, parallèlement, vous n’arrivez pas réunir à 51% des votants, vous avez fortement intérêt politiquement à soutenir tout ce qui se formule comme revendication politique, avec l’espoir d’élargir votre électorat. C’est le cercle vicieux de la France Insoumise depuis 2012. Je précise ma critique.

Mon premier problème est lié au constat. D’abord, il est empiriquement faux. Ce n’est pas une oligarchie qui gouverne en France. Le macronisme soutient effectivement une dynamique de néo-libéralisation mais les institutions résistent et ces institutions – scolaires, sociales, économiques, etc. – ne sont pas faites pour les 1%. Ensuite, l’idée que le macronisme ne serait que l’instrument d’une oligarchie est en tant que telle une idée fausse. Je sais bien les copinages, les arrangements qui peuvent exister dans certaines sphères mais ce sont des phénomènes secondaires. Le macronisme résulte d’abord d’une vision sociale du monde avant de servir des intérêts. Une vision sociale du monde qui entretient la concurrence plutôt que l’émulation, qui privatise plutôt qu’elle met en commun. Mais une vision du monde qui pour beaucoup de gens, qui n’y ont même souvent aucun intérêt, représente une forme d’émancipation. Même dans sa forme la plus pathologique, par exemple quand Emmanuel Macron dit qu’il faut plus de jeunes français qui aient envie de devenir milliardaires, le macronisme capte une aspiration présente dans les sociétés modernes poussées par des dynamiques d’individualisation. Évidemment, ce qui est glorifié ici c’est une forme pathologique de l’émancipation, c’est-à-dire une aspiration émancipatrice totalement aveugle aux conditions sociales de sa propre possibilité. Mais c’est une aspiration réelle et c’est ce que comprenait le socialisme d’un Blum ou d’un Jaurès. C’est une autre conception, une conception sociale de la liberté et de l’émancipation que ces derniers lui opposaient. À l’idéal d’émancipation individuelle, ils opposaient un idéal d’émancipation collective qui emportait une réalisation plus poussée de l’émancipation individuelle. C’était ça la mission historique du prolétariat : « l’effort immense pour élever, par une forme nouvelle de la propriété, tous les hommes à un niveau supérieur de culture, (…) y compris les grands bourgeois, car nous ne les dépouillerons de leurs privilèges misérables d’aujourd’hui que pour les investir de la justice sociale de demain » disait Jaurès.  

Mon deuxième problème porte sur l’objectif du populisme. Puisqu’il n’est pas au pouvoir alors qu’il se présente comme le représentant des intérêts du peuple, l’oligarchie exceptée, il faut bien que le populisme dénonce une aliénation. Il le fait actuellement sous une forme faible qui surfe parfois avec le complotisme dans le genre critique des modalités de financement et de direction des médias. Pourquoi pas. Mais pourquoi ? En fait, il faut que l’aliénation dénoncée soit faible. Un citoyen qui regarde un peu trop CNews ou C8 peut tout de même plus facilement se désaliéner –  Raquel Garrido aidant – que quelqu’un qui s’est laissé envouter par le fétichisme de la marchandise. À l’inverse, si l’aliénation est trop forte, les mouvements critiques qui s’expriment ne peuvent pas être récupérés parce qu’il faudrait d’abord reconnaître que même lorsque des revendications s’expriment sur un mode critique, les individus aliénés les expriment à travers les catégories du libéralisme, ou dans les catégories du conservatisme, qui est la réaction la plus spontanée au libéralisme. Voilà le fait qui embarrasse le populisme : l’aliénation est très forte, les dispositifs libéraux sont présents dans nos catégories de pensées, dans notre langage, et c’est donc normal que dans un premier temps les critiques qui émergent ne trouvent pas d’autre langage que le langage libéral ou conservateur pour s’articuler. C’est quelque chose que le socialisme français a compris à la fin du XIXe siècle quand il a affronté le « socialisme des imbéciles » qui émergeait en son sein, c’est-à-dire le socialisme qui se branchait sur des critiques conservatrices, sous la forme antisémite notamment, du libéralisme. C’est ce moment-là que le populisme a oublié ou plutôt qu’il doit oublier parce qu’il impliquerait d’accepter que la désaliénation prenne du temps, qu’elle demande des efforts d’éducation, de délibération, que la fameuse « lutte pour l’hégémonie culturelle », même au sens de Gramsci considère les idéologies dans leurs liens avec l’infrastructure socio-économique des sociétés et pas seulement depuis la subjectivité des acteurs. Bref, tout ce qu’il est difficile de reconnaître lorsque l’on vise essentiellement la majorité à la prochaine échéance électorale.

LTR : Est-ce que vous ne réduisez pas ici le populisme à sa stratégie électorale ? La « Révolution citoyenne » que propose la France Insoumise ne s’inscrit-elle pas dans l’héritage révolutionnaire du socialisme de Jaurès et Blum ?
MLB :

L’« évolution-révolutionnaire » de Jaurès n’est pas focalisée sur la conquête électorale et la maîtrise de l’appareil l’État, elle est focalisée sur le développement des institutions socialistes. Ce qu’il faut c’est que les ouvriers organisés développent les institutions du travail qui vont venir remplacer, progressivement, les institutions capitalistes : droits sociaux, syndicats, mutuelles, coopératives, etc. À cette fin, l’État peut-être un moyen. Il peut l’être de deux façons. D’une part, par la loi qui doit mettre les ouvriers en situation légale de pouvoir toujours mieux s’organiser, d’où la réduction du temps de travail journalier et hebdomadaire, d’où les congés payés, les assurances sociales, etc. D’autre part, en soustrayant à la logique de marché certaines entreprises, les plus importantes, et en en confiant la propriété et la gestion aux institutions du travail, c’est le processus de nationalisation-socialisation dont on a parlé précédemment. De ces deux manières, l’État participe de ce qu’on appelle le socialisme par le haut, mouvement qui rencontre le socialisme par le bas des institutions du travail.

A ce titre, l’obsession pour l’élection présidentielle du populisme retombe dans un dualisme ancien que Jaurès avait su dépasser. En France, la gauche traditionnelle oscillait avant Jaurès entre d’une part une conception de la révolution violente, du coup de force, et, d’autre part, une conception de la révolution-légale. Dans un cas, on tente de prendre le pouvoir par les armes à la mode blanquiste, dans l’autre, après avoir obtenu la majorité. Cette deuxième acceptation de la révolution est très présente à gauche et dans une certaine historiographie de la Révolution française qui déshistoricise cette dernière et peine souvent à la comprendre comme le prolongement des dynamiques sociales et politiques de l’Ancien-Régime et des dynamiques intellectuelles du XVIIIe. La France Insoumise réactualise cette conception de la révolution-légale et du grand soir : élection, constituante, etc. Ce faisant, elle prolonge une vision stato-centrée et individualiste. Car l’acteur de cette révolution, c’est le citoyen considéré comme un individu doté d’une partie de la souveraineté. La révolution qui se réalise ici, c’est la somme passagère des souverainetés individuelles et non pas la traduction juridique de dynamiques sociales solidaires préexistantes. Ni le coup de force, ni l’élection et le grand soir, ne correspondent à la conception qu’a Jaurès de la Révolution. Je le cite : « L’esprit révolutionnaire n’est que vanité, déclamation et impuissance, s’il ne tend pas à organiser et à entraîner tout le prolétariat, et si, négligeant la formation de la masse, il se borne à quelques sursauts de minorités aventureuses, de même (…) croire qu’il suffirait d’une surprise électorale et d’un coup de majorité parlementaire pour faire surgir soudainement de la société d’aujourd’hui une société nouvelle, sans que l’idéal collectiviste et communiste ait été au préalable enfoncé dans les esprits, et sans que la pensée socialiste ait commencé à se traduire et à prendre corps dans des institutions gérées par le prolétariat, serait prodigieusement enfantin. »

Derrière cette mécompréhension par le populisme de ce qu’est la Révolution, ce qui se signale c’est une négligence de la sociologie au profit d’une observation du monde social à travers les lunettes de la science politique et des théories contractualistes de la philosophie politique moderne. Mais là-dessus, je me permets de renvoyer à l’entretien sur ce thème que j’ai réalisé avec le philosophe Francesco Callegaro dans Le vent se lève il y a deux ans(1). Mais quand même, je pense que les Insoumis devraient se rendre compte qu’une Constituante dans un pays où la réaction d’extrême-droite est politiquement et idéologiquement quasiment majoritaire – même si elle n’est pas encore hégémonique – n’est pas une perspective très réjouissante pour un socialiste.

LTR : Le populisme français entend aussi mobiliser et politiser des affects pour sortir d’une léthargie libérale. Est-ce que cette méthode n’est pas un remède à la disparition du socialisme que vous regrettez ?
MLB :

Cette notion d’affect est intéressante en ce qu’elle renvoie à des dispositions présentes dans la société qui s’expriment en amont de la normalisation qu’opèrent les institutions politiques. Exiger que toutes les revendications politiques s’expriment dans les termes fixés par les normes policées de la démocratie représentative peut en effet se lire comme une manière de réguler ou d’entraver des formes de politisation. Néanmoins, dans le cas du populisme de gauche, la forme particulière d’emploi des affects pose problème.

Qu’est-ce que l’Insoumission ? C’est une réaction à ce qui est vu comme une radicalisation du libéralisme, ce qu’on appelle souvent « l’offensive néolibérale ». Autrement dit, c’est un affect réactif, ou de résistance, soyons généreux, mais pas un affect organique. En appelant à l’Insoumission vous dites à « l’offensive néolibérale » que vous ne la laisserez pas faire, mais vous ne dites pas ce que vous ferez. Vous vous opposez aux dynamiques sociales qu’accompagne le néolibéralisme mais sans vous mettre dans la disposition de réorienter ces dynamiques vers plus d’émancipation, de justice, de solidarité. En forçant le trait, je dirais qu’il y a quelque chose dans l’Insoumission qui l’apparente à la disposition des luddistes. Or, le socialisme s’est précisément formulé comme un double dépassement du libéralisme d’une part et des simples réactions que le libéralisme suscitait, en ne proposant pas seulement d’entraver le libéralisme mais une organisation sociale différente. À son corps défendant, l’Insoumission est dépendante du néolibéralisme, elle pense qu’elle s’y oppose sans voir qu’elle est son revers.

La proximité peut même être poussée plus loin lorsqu’on observe l’organisation de la sphère de l’Insoumission : direction extrêmement réduite et centralisée, frontière faible entre son dedans et son dehors, management autoritaire révélé par certains épisodes (au moment des européennes ou au Média), etc. on retrouve beaucoup des traits des entreprises néolibérales. Ce n’est à mon avis pas un hasard si le mouvement, comme nouvelle forme d’organisation politique, émerge précisément depuis les années 2010, dans la roue de la radicalisation néo-libérale. Le rapport au chef surtout est pathologique, et ce n’est pas un point de détail. C’est plutôt la clef de voûte de l’Insoumission. Traditionnellement, le parti socialiste faisait un travail de retraduction. Il voyait dans les revendications sociales des symptômes de pathologies et, notamment grâce au travail des intellectuels, au travail des chercheurs en sciences sociales, il objectivait les causes de ces revendications. Il organisait le passage d’une réaction d’individus ou d’un groupe au capitalisme à une régulation de la société en s’appuyant sur ce que le travail intellectuel permettait de clarification de la plainte exprimée dans le mouvement social : des ouvriers manifestent localement pour une augmentation des salaires ; le parti, fort de la maîtrise d’une connaissance intellectuelle des dynamiques de paupérisation capitalistique, va remettre en cause la répartition de la propriété. Dans le passage de la plainte au combat politique, le travail intellectuel produisait un décalage important. Dans la logique populiste, le parti est réductible au chef et le chef n’a pas pour fonction de retraduire mais seulement d’incarner et d’articuler les différentes plaintes qui émanent de la société. Quand Mélenchon dit, dans cette phrase qui a tant fait parler, que le problème ce ne sont pas les musulmans, c’est le financier on a le symptôme du populisme. D’une part, une juxtaposition de deux mouvements sociaux – le combat social classique et le combat antiraciste –  artificiellement, rhétoriquement, réunis, et de l’autre une critique qui s’adresse au financier, une personne, parce qu’elle a fait l’économie d’une montée en théorie qui du financier serait remontée à la finance, de la finance aux mutations du capitalisme, du capitalisme financier aux logiques de pouvoir international, aux évolutions des formes de la propriété, à l’approfondissement du processus d’individualisation moderne, ou que sais-je. Le plus triste dans tout ça, étant surtout l’effet que produit cette structuration de l’Insoumission sur les militants. Il y a une tradition socialiste du rapport au chef qui n’est pas, comme dit Blum, « suppression de la personne, mais subordination et don volontaire ». À titre personnel quand je vois certains cadres de la France Insoumise qui ont compté pour moi et dont, comme dit encore Blum « les supériorités de talent, de culture ou de caractère » me rendaient fier d’être militant, quand je les vois rester silencieux sur les sorties de route de leur chef ou prendre sa défense envers et contre tout, je ne peux pas m’empêcher de me demander : pour un Insoumis, combien de soumissions ? Il ne peut intrinsèquement pas y avoir de socialisme dans un mouvement qui conditionne sa promesse d’émancipation à une aliénation à son chef. Donc je sais bien que la France Insoumise a un programme, qu’il est constructif. Mais la politique de la France Insoumise ne se limite pas au programme qu’elle propose, quoi qu’elle en dise. La socialisation des militants que génère l’Insoumission, les affects qu’elle stimule : tout ça c’est de la politique, et d’une politique qui n’est pas socialiste.  

LTR : Blum a une conception du chef socialiste qui s’articule avec une certaine morale socialiste que devrait incarner et défendre chaque militant socialiste. Pensez-vous que cette vision soit réaliste ?
MLB :

C’est un point difficile à entendre aujourd’hui tant le socialisme moral renvoie désormais aux leçons de morale. Pour Blum, il s’agit évidemment de quelque chose de très différent. La morale que vise Blum se forge dans les groupes d’appartenances lorsqu’ils sont, de par leur place dans l’appareil productif ou leur position au sein de la nation, en position de percevoir à la fois la solidarité entre ses membres inhérente à toute société moderne fondée sur la différenciation et, d’autre part, les injustices qui persistent dans ces mêmes sociétés. C’est l’origine du rôle éminent du prolétariat. Sa place dans le processus de production lui permet de comprendre la solidarité à l’œuvre empiriquement dans les conditions matérielles de développement des sociétés modernes en même temps qu’elle le confronte aux injustices liées à la structure de la propriété. Le prolétariat subit, plus que tout autre, la tension entre solidarité immanente et injustice réelle. C’est ce qui fait de lui l’acteur révolutionnaire, c’est-à-dire l’acteur dont la prise de pouvoir politique est à même de résorber la tension, l’acteur socialiste par excellence. Mais, il n’a pas le monopole de cette double position.

D’une autre manière, chez Blum, même si c’est exprimé plus subtilement, la minorité juive à laquelle il revendique d’appartenir possède elle aussi un point de vue sur le tout. Sa position minoritaire et surtout son rythme différencié d’intégration à la société nationale, lui permet d’entrevoir les solidarités à l’œuvre dans les sociétés modernes, puisqu’elle en fait l’apprentissage en s’y intégrant, mais en même temps l’antisémitisme qu’elle subit lui donne une bonne idée des injustices que génèrent ces mêmes sociétés. La morale socialiste dont parle Blum surgit donc là où la tension entre différenciation et solidarité entre les groupes est trop forte, là où l’écart entre la précarité à laquelle peut mener l’individualisation et l’idéal de justice lié à la sacralisation de ce même individu est trop criant.              

C’est donc une morale diffuse, qui se développe à même l’expérience sociale, toujours en lien avec des positions sociales spécifiques ou des trajectoires de groupe ou d’individus particulières. Une morale que le socialisme a vocation à concentrer, à incarner et à transformer en puissance d’agir politique. Faire en sorte que la solidarité inhérente aux sociétés modernes s’institutionnalise pour permettre la plus grande émancipation individuelle, voilà son but. Ces institutions ce sont évidemment, au premier chef, l’école. Institution dont le rôle est précisément la diffusion d’une réflexivité sur la forme de solidarité propre aux sociétés modernes. Mais ce sont aussi toutes les institutions socio-économiques qui vont permettre d’accompagner les individus dans une émancipation non pathologique, c’est-à-dire qui n’oublie pas qu’elle est permise par une plus grande solidarité. Si les socialistes doivent faire la preuve d’une morale supérieure, c’est par leur volonté d’aller toujours plus loin dans la mise en place des supports collectifs de l’émancipation individuelle.

C’est peut-être sur ce point, celui de l’idéal porté par le socialisme, que l’Insoumission prônée par le populisme s’est le plus décalée. En opposant l’insoumission à une hypothétique soumission, le populisme masque ce qui a été la principale disposition encouragée par les socialistes de Jaurès à Blum : le service. L’idée du service, qu’on retrouve dans le service public, ce n’est pas du tout l’insoumission et pourtant c’est également l’inverse de la soumission. Le service, c’est le dévouement librement consenti à un idéal. C’est cet idéal qui a porté beaucoup de militants socialistes, Blum au premier chef. C’est cet idéal qui a animé beaucoup de serviteurs de l’État ou de la cause : faire preuve d’abnégation, se compter à sa juste mesure, se mettre au service d’un idéal qui implique précisément – c’est le fond de la conscience sociale de soi – qu’une large partie de son action serve la société et en son sein ceux qui, plus que les autres, sont victimes des injustices qui y perdurent.

LTR : Pour conclure, nous souhaiterions revenir sur la vision de Blum concernant la jeunesse : il n’occupe plus de mandat après la Libération pour laisser la place aux plus jeunes, tout en gardant la direction du Populaire. Son plan est-il de former une nouvelle génération de dirigeants socialistes, capables d’amener la France vers l’idéal ? Est-ce une stratégie qui peut porter ses fruits aujourd’hui ?
MLB :

Blum considère au lendemain de la guerre que sa génération a échoué et surtout que les réflexes intellectuels et pratiques qui sont ceux de sa génération ne sont plus adaptés à la situation présente. Il pense que les jeunes militants qui se sont investis dans les réflexions autour du programme du Front Populaire, dans ses aspects les plus novateurs, et qui ont ensuite combattu dans la Résistance, possèdent des qualités intellectuelles et morales qui manquent aux plus anciens et qui permettront de conduire le socialisme dans la nouvelle phase historique qui s’ouvre après la guerre. Il a en tête des hommes comme Daniel Mayer, Jules Moch, Georges Boris, etc. Mais vous comprenez bien qu’il ne s’agit pas ici d’une position de principe en faveur de la jeunesse. Blum a longtemps considéré par exemple que sa génération à lui n’avait pas été préparée par les évènements, que ses propres maîtres – Francis de Pressensé, Marcel Sembat et bien sûr Jaurès – étaient morts trop tôt. À l’échelle humaine est très critique envers les socialistes, lui compris, qui ont mené aux destinées du Parti dans l’entre-deux-guerres. Autrement dit, ce ne sont pas toutes les jeunes générations qui sont prometteuses. Il s’agit toujours d’une analyse historique et d’une adéquation entre les qualités requises à un certain moment de l’histoire du socialisme et les compétences développées par une certaine génération du fait des évènements et dynamiques historiques qu’elle a dû affronter elle-même. De ce point de vue, je pense qu’aujourd’hui aussi une place particulière pourrait revenir à une certaine jeunesse, en ce que les conditions de son développement politique sont différentes de celles de ses aînés.

La génération qui n’en finit plus de disparaître depuis vingt ans est le résultat empirique de la disparition du socialisme. C’est celle qui naît à la politique avec le Congrès d’Épinay. Le Parti Socialiste de l’après Épinay c’est tout de même un leader, François Mitterrand, venu de l’extérieur du socialisme et installé à la tête du parti par une alliance de circonstance entre le courant le plus à droite, représenté par Defferre, et le courant le plus à gauche, représenté par le CERES. Autant dire que le ver est déjà dans le fruit. Malgré les slogans, le socialisme d’un Jaurès ou d’un Blum qui possède une consistance doctrinale véritable n’a que très peu irrigué le Parti Socialiste qui s’est refondé à Épinay. Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, le parti d’Épinay et ses succédanés ont donné deux partis qui revendiquent le socialisme : un libéralisme que représente le quinquennat 2012-2017 et un populisme que représente la France Insoumise. Bien que les deux s’en revendiquent, ni l’un, ni l’autre, n’a à voir avec le socialisme pré-mitterrandien qu’il faudrait raviver aujourd’hui. Le libéralisme du dernier quinquennat a quasiment disparu de la gauche en 2017, ses derniers soutiens ayant trouvé dans le macronisme une voie de reconversion naturelle. Le populisme insoumis est toujours là, mais l’aporie entre son programme d’une part et l’insoumission de l’autre n’en finit plus de se rendre manifeste et le conduirait, même avec une victoire électorale, à l’échec du point de vue du socialisme. L’espoir est donc qu’une nouvelle génération entre en scène après avoir, je l’espère, médité l’échec de ses pères. Elle viendra évidemment des rangs socialistes, insoumis, écologistes mais aussi d’ailleurs, loin des partis. Et vous-mêmes, vous êtes, à votre manière, une partie de cette nouvelle génération et votre revue une incarnation modeste mais symboliquement importante de ce renouveau. Comme disait Blum : « Jaurès aurait aimé votre œuvre ».

 

Entretien réalisé avant l’élection présidentielle 2022

 

Références

(1)Il y a quelques années nous avons essayé, Francesco Callegaro et moi, de pointer les failles du populisme français tout en indiquant la variation de ses formes notamment entre la France et l’Argentine : https://lvsl.fr/le-populisme-est-un-radicalisme-du-centre-entretien-avec-francesco-callegaro/ & https://lvsl.fr/la-relance-de-la-sociologie-est-une-partie-essentielle-dune-nouvelle-strategie-pour-le-socialisme-entretien-avec-francesco-callegaro/ 

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Entretien exceptionnel avec Hubert Védrine
Ancien ministre des Affaires étrangères, ancien secrétaire général de l’Elysée sous François Mitterrand, l’expertise géopolitique d’Hubert Védrine est aujourd’hui internationalement reconnue. Il a très récemment publié l’ouvrage « Une vision du monde » (Bouquin, 30€) qui dessine, au fil des interventions réunies à cette occasion, une vision du monde et des relations internationales qualifiée de néo-réaliste. A cette occasion, il a accordé au Temps des Ruptures un entretien exceptionnel au cours duquel nous avons pu aborder la place de la France dans le monde, le conflit en Ukraine, l’avenir de l’Europe et du système international, l’impact géopolitique de la crise écologique et bien-sûr, le défi Chinois. L’occasion, en cette période troublée où nos repères géopolitiques des trente dernières années vacillent, de faire un point général.
Le Temps des Ruptures : Pour de nombreux commentateurs, la politique étrangère d’Emmanuel Macron renoue avec ce qu’on appelle le « Gaullo-Mitterrandisme », mais qu’est-ce au juste que cette doctrine ? Qui l’a théorisée et comment la définir au XXI siècle ? La France s’en était-elle vraiment écartée depuis quelques années ?
Hubert Védrine : 

C’est moi qui ai, le premier, dans les années 80, proposé l’oxymore « gaullo-mitterrandisme », pour désigner la reprise et la poursuite par le président Mitterrand des fondamentaux de la dissuasion nucléaire selon Charles de Gaulle. Cette expression a été ensuite étendue à la politique étrangère française en général. Elle a été utilisée au sein du Quai d’Orsay par ceux – les néo-conservateurs – qui, tout en prétendant que le néo-conservatisme n’existe pas (c’est même à cela qu’on les reconnaît) ont, depuis la présidence Sarkozy, mené la bataille occidentaliste contre ce gaullo-mitterrandisme présenté comme étant systématiquement anti-américain, anti-israélien, anti-mondialisation, etc., ce qui est évidemment faux. Ce terme désigne tout simplement une politique étrangère qui œuvre à ce que la France, loyale envers ses alliés et ses partenaires, conserve in fine son autonomie de décision, ce qui est de plus en plus difficile. Cela dit, personne ne sait ce que penserait le Général de Gaulle, ou Mitterrand, aujourd’hui ! Quant au président Macron, il a mêlé depuis 2017 dans sa politique étrangère et selon les sujets des approches gaullo-mitterrandienne, mondialistes, européennes, ou autres. En fait il mène une politique … macronienne, enrichie maintenant par cinq ans d’expérience.

LTR : Dans un monde ouvert comme le nôtre, chaque nation doit user des atouts dont elle dispose, quels sont les atouts de la France aujourd’hui pour construire sa politique étrangère et maximiser son influence ?
Hubert Védrine : 

La France a de très nombreux atouts qu’elle ne reconnaît pas et divers handicaps que, par masochisme, elle ne cesse de mettre en avant. Le décrochage économique par rapport à l’Allemagne est, lui, une réalité tangible. Mais la France reste une puissance (et il y a peu de puissances dans le monde, au maximum une quinzaine), une puissance moyenne d’influence mondiale. Chaque mot compte. Ce qui devrait suffire à écarter à la fois la grandiloquence et la déprime.

LTR : La politique étrangère de la France est-elle constante ou bien est-elle sujette au jeu de l’alternance démocratique ?
Hubert Védrine :

Les politiques étrangères des pays sont assez constantes dans la durée car elles découlent de la géographie, de l’histoire et de l’idée que les peuples se font d’eux-mêmes, de ce qu’ils redoutent ou espèrent, ce qui ne change que lentement, même si les rapports de force économiques évoluent plus vite. Mais plus les opinions pèsent dans les démocraties, pas seulement au moment des élections, mais en permanence, voire à chaque minute, plus les ouragans émotionnels médiatiques ou numériques peuvent contraindre ou handicaper des politiques étrangères obligées d’être « réactives ». A tel point que dans la plupart des démocraties, les dirigeants ne cherchent même plus à concevoir et à conduire une vraie politique étrangère, mais se bornent à prendre des « positions » pour satisfaire leur électorat ou calmer l’opinion à l’instant T, d’où une guerre interne, statique et stérile de « positions », ce qui n’a évidemment aucun impact sur les évènements internationaux. Cela les affaiblit beaucoup.

LTR : La France a, pour d’évidentes raisons historiques, été très active au Moyen-Orient. Pourtant on a le sentiment d’un désengagement, non seulement Français mais plus largement occidental, dans la région à la faveur de la recomposition en cours (Syrie, Irak, relations entre Israël et le Golfe, etc…), existe-t-il encore une politique Française structurée au Moyen-Orient ?
Hubert Védrine : 

Il y a en effet une fatigue visible et un désengagement occidental, y compris français, au Proche et, sur la question palestinienne, au Moyen-Orient. Il demeure quand même une politique française sur chaque problème et pays par pays. Mais la cohérence du tableau d’ensemble n’est pas évidente. Cela dit, cette remarque s’applique également aux autres puissances extérieures à cette zone, ainsi qu’aux puissances régionales (dont aucune ne peut l’emporter complètement sur les autres). Seul un compromis durable Iran/Arabie modifierait cette donne.

LTR : Vu d’Europe, l’Afrique est un enjeu essentiel du XXIe siècle pour des raisons démographiques et climatiques. Pourtant le continent peine à se structurer politiquement et reste la proie de certaines puissances dont la politique étrangère peut être qualifiée de néo-colonialiste. On voit par ailleurs l’échec de l’opération Barkhane au Mali (après le succès de l’opération Serval) et les difficultés que nous avons, y compris en zone francophone, à contenir l’emprise chinoise et, désormais, russe. Quelles sont nos marges de manœuvre ? Quels devraient être les piliers de notre politique étrangère en Afrique, au-delà de la seule aide au développement ?
Hubert Védrine : 

On ne peut parler d’Afrique(s) qu’au pluriel. Il y a trop de différences entre les régions et entre chaque pays ! En dépit de ce que ressassent les Européens, Français en tête, l’avenir des pays d’Afrique dépend avant tout des Africains eux-mêmes. Barack Obama avait été courageux de leur rappeler, à Accra, qu’ils ne pouvaient plus attribuer leurs problèmes aux colonisations, très anciennes, ni à l’esclavage (qui a d’ailleurs été, dans la durée, majoritairement d’origine africaine ou arabe) mais à eux-mêmes. Certains pays d’Afrique s’en sortiront très bien, d’autres moins. Nous n’y pouvons pas grand-chose. D’autant que l’aide au développement, abondante depuis des décennies, a été largement détournée ou plus encore gaspillée et qu’en plus il n’est pas certain que l’aide déclenche le développement. Cela se serait vu ! Les pays d’Afrique, sauf les très pauvres, demandent d’ailleurs plutôt des investissements ou l’accès à nos marchés.

 

Une de nos priorités concernant l’Afrique, ou plutôt le préalable, devrait être la cogestion des flux migratoires (nécessaires) entre les pays de départ ou de transit – il faudra qu’ils l’acceptent – et d’arrivée – un Schengen qui fonctionne vraiment – par la fixation annuelle de quotas par métiers. Ce qui nécessitera le démantèlement systématique des réseaux de passeurs qui savent très bien comment tourner et détourner massivement le droit d’asile, lequel doit être absolument préservé mais refocalisé sur sa vraie raison d’être : protéger des gens en danger.

Les Africains continueront bien sûr à jouer de la mondialisation en mettant en concurrence la quinzaine de puissances qui ont des projets et des intérêts en Afrique, et dont la plupart ne leur posent pas de conditions démocratiques ! On ne peut pas s’en étonner, ni leur reprocher ! En plus, vous avez vu que beaucoup d’entre eux n’ont pas condamné la Russie.

LTR : Par conséquent, pensez-vous que nous devrions rester au Mali ou bien quitter le pays ?
Hubert Védrine : 

On ne peut pas rester au Mali, coup d’Etat ou non, Russes ou pas, si le gouvernement de Bamako nous demande de partir. Les Maliens, comme les Guinéens, ont d’ailleurs déjà joué plusieurs fois la carte russe depuis leur indépendance. Grand bien leur fasse !

La France était venue au Mali avec l’Opération Serval, à la demande du Mali, des pays voisins et du Conseil de sécurité, pour empêcher la conquête de Bamako par un nouveau Daesh. Ce qui a été réussi. Nos 57 morts ne le sont pas pour rien. En revanche l’Opération Barkhane ne pouvait éliminer le djihadisme dans tout le Sahel si la France était à peu près seule !

En revanche, il faudrait obtenir de chacun des autres pays du Sahel une réponse claire  à la question : veulent-ils que nous restions pour les aider à lutter contre le djihadisme ? Si oui, on verra dans quelles conditions, mais alors ce sera à eux de régler leurs problèmes avec le Mali.

LTR : Enfin, pensez-vous que la France soit aujourd’hui une nation souveraine en matière de politique étrangère ?
Hubert Védrine :  

Il n’y a plus dans le monde globalisé de nations totalement souveraines au sens autarciques – même pas les Etats-Unis ou la Chine ou la Russie (quoi que croit Poutine) – tant les interdépendances sont fortes. Les pays se tiennent un peu tous par la barbichette, mais il y a quand même des pays qui réussissent à rester plus souverains ou moins dépendants que d’autres ! Voyez l’énergie ou les matières premières ! Au minimum, il faut préserver notre autonomie finale de décision sur les questions vitales et réduire méthodiquement toutes les dépendances que nous avons laissé s’accroître du fait d’une confiance trop naïve dans la mondialisation. Ce qu’a compris l’actuelle Commission et ce que va accélérer pour l’énergie le choc de la guerre en Ukraine qui s’ajoute à la désimbrication en cours, mais qui ne sera jamais totale, des économies chinoises et américaines.

LTR : La crise en Ukraine, qui n’est pas terminée, a été un révélateur : on a vu l’OTAN, pourtant en « état de mort cérébrale » comme le disait il y a peu encore Emmanuel Macron, revivifiée et l’Union Européenne parfaitement inaudible. Certains, en France, s’en désolent : faut-il en conclure que l’OTAN est un élément indépassable de notre politique étrangère ? Ou bien la confirmation que l’OTAN a pour seule vocation de gérer le cas russe ?
Hubert Védrine : 

L’OTAN est depuis sa création une alliance militaire défensive anti-soviétique. Ce n’est donc pas étonnant qu’elle soit aujourd’hui revigorée par la guerre d’invasion russe en Ukraine, à ses frontières. Elle perdurera tant que les pays alliés européens jugeront impensable de la remplacer par quoi que ce soit d’autre, et notamment pas par une défense spécifiquement européenne, à laquelle ils ne croient pas. Mais ce n’est pas non plus le rôle de l’OTAN de définir une stratégie politique par rapport à la Russie. Rappelons-nous la guerre froide. Les dirigeants américains dissuadaient fermement l’URSS mais négociaient quand même avec elle, et ne chargeaient pas l’OTAN de ce volet politique. Donc il n’y a rien à reprocher à l’OTAN, mais il ne faut pas se tromper sur son rôle. Et de toute façon ce n’est pas d’actualité.

LTR : Un mot de la crise ukrainienne : comment en sommes-nous arrivés là en trente ans ? Comment répartiriez-vous les responsabilités entre Russes, Américains – OTAN – et Européens de l’est ? Ne sommes-nous pas en train de pousser définitivement la Russie dans les bras de la Chine ?
Hubert Védrine : 

Je pense en effet que les Occidentaux n’ont pas eu une politique intelligente envers la Russie, du moins au début, pendant le mandat effarant d’Eltsine, ainsi que pendant les deux premiers mandats de Poutine et celui de Medvedev. Je ne suis pas seul : Kissinger, Brezinski et d’autres Américains vétérans de la guerre froide (Kennan, Matlock) pensaient qu’il fallait impliquer, contraindre la Russie, dans un système de sécurité européen et que pour l’Ukraine, un statut de neutralité, à la finlandaise, avec de vraies garanties croisées, aurait été la meilleure solution. Le sommet de l’OTAN en 2008 à Bucarest qui provoquait sans choisir a été une erreur tragique. Mais l’attaque du 24 février balaye ces considérations et définit le nouveau contexte.

LTR : Il y a trente ans, François Mitterrand élaborait et défendait avec Gorbatchev la notion de « maison commune » européenne. L’idée était de ne surtout pas encercler ni humilier la Russie mais de l’arrimer au bloc européen sur une base civilisationnelle. Cette idée, qui visait aussi à contrebalancer l’effet attendu de la réunification Allemande, a été torpillée par les Américains, les Allemands et plus largement les pays de l’est. N’aurait-ce pas été pourtant la meilleure solution pour unifier le continent et donner au projet eurasien – qui est en train de se faire sans nous – une coloration occidentale ?
Hubert Védrine : 

C’est très regrettable que les propositions de François Mitterrand pour une confédération européenne (lancée beaucoup trop tôt, dès le 31 décembre 1989), son intérêt pour la proposition de Gorbatchev d’une « maison commune européenne » (même si elle était très floue), le travail fait par tous les membres de l’OSCE à l’occasion de la Charte de Paris en novembre 1990, l’association de Gorbatchev au G7 de Londres en 1991, n’aient pas été amplifiés avec la Russie, et aient été torpillés. Il aurait fallu reprendre cette vaste question de la sécurité en Europe. L’histoire aurait peut-être pu être différente, si on s’y était pris autrement dès la fin de l’URSS.

Peut-être … Finalement, Poutine a fait un choix tragique pour les Ukrainiens et à terme désastreux pour son pays.

LTR : Le premier semestre de l’année 2022 est marqué par la présidence Française de l’Union, un évènement qui se produit une fois tous les 13,5 ans. Quelle a été selon vous l’évolution de l’influence Française au sein de l’Union Européenne depuis notre dernière présidence de l’UE, sous Nicolas Sarkozy ?
Hubert Védrine : 

L’influence de la France au sein de l’Union Européenne a en effet diminué, c’est incontestable : les causes sont diverses. Le décrochage économique et industriel français par rapport à l’Allemagne (industrie, dette, technologie, commerce extérieur) ; l’élargissement et le recul du français ; la réunification allemande qui a conduit à l’augmentation du nombre de parlementaires allemands au sein du Parlement européen (sans compter leur travail et leur assiduité) ; une pondération différente de voix au Conseil européen, du fait du Traité de Lisbonne qui a renforcé le poids de l’Allemagne.

LTR : Selon vous le départ d’Angela Merkel et l’arrivée d’un nouveau chancelier issu du SPD – et à la tête d’une coalition tripartite SPD, verts, libéraux – est-il l’occasion d’un rééquilibrage des rapports de force au sein de l’UE ? Le « verrou » allemand, notamment sur l’inflation et le mécanisme de stabilité (les 3% de déficit et 70% de dettes) peut-il sauter ?
Hubert Védrine : 

Au point de départ, la politique du nouveau chancelier allemand ne s’annonçait pas très différente de celle de Madame Merkel qui a géré l’immobilisme de façon favorable aux intérêts allemands. Une question se posait : comment le chancelier Scholz allait-il arbitrer les désaccords qui n’allaient pas manquer d’apparaître au sein de sa coalition tripartite, sur les questions internationales, européennes et budgétaire ?

Mais la décision de Poutine de déclencher la guerre a changé tout cela. L’abandon du pacifisme allemand et la (re)création d’une armée allemande vont avoir des conséquences considérables. Mais le débat sur l’usage de ces 100 milliards ne fait que commencer.

Et l’Allemagne est obligée de programmer d’autres sources d’énergie que le gaz russe …

LTR : En période de crise, nous sommes toujours surpris de constater à quel point, en l’état actuel, les intérêts des nations européennes ne sont pas alignés, et cela pour tout un ensemble de raisons : position géographique, besoins en ressources naturelles, intérêts commerciaux, tradition pacifiste ou bien de non-alignement, etc… Au vu de ces intérêts difficilement conciliables, pensez-vous que l’Europe puissance soit autre chose qu’un mythe fédérateur ? L’Union peut-elle peser sur la reconfiguration de l’ordre international ou bien est-elle condamnée à un atlantisme paresseux ?
Hubert Védrine : 

On ne devrait pas être surpris de redécouvrir que, pour les raisons mêmes que vous rappelez, les intérêts des nations européennes, à part quelques valeurs communes, ne sont pas automatiquement alignés. Et indépendamment même des intérêts, il y a des imaginaires et des narratifs, des peurs et des espoirs qui restent différents d’un pays européen à l’autre. De toute façon, la construction européenne n’a jamais été conçue par ses Pères fondateurs comme devant conduire à une « Europe puissance ». L’idée était de ne pas refaire le traité de Versailles. Cela a été un projet intelligent de relèvement de l’Europe après la guerre, notamment grâce au Plan Marshall et à l’Alliance Atlantique, sous la protection des Etats-Unis demandée et obtenue par les Européens. Cela n’a pas encore fondamentalement changé dans la tête des autres Européens, en dépit des innombrables propositions françaises, et notamment, depuis 2017, de celles du président Macron. Ca ne devrait pas empêcher les Européens, sur d’autres sujets que la défense, de mieux définir et défendre leurs intérêts dans le monde global et semi chaotique. Mais encore faudrait-il qu’ils arrivent à se mettre d’accord sur ces fameux intérêts et sur ceux qui sont prioritaires voire vitaux, et pas seulement sur leurs « valeurs ». De toute façon, la violente agression de Poutine nous a ramené au début de la Guerre froide et cela va avoir des effets disruptifs dans la tête des Européens.

LTR : L’ère « Fukuyamienne » semble définitivement refermée, le dernier clou dans son cercueil ayant sans doute été le mandat de Donald Trump. On constate aujourd’hui que Joe Biden ne parvient pas à renouer avec le langage hégémonique qu’un Barack Obama pouvait encore tenir. L’Amérique semble accepter progressivement l’idée que des blocs se reforment et cherche à souder ses alliés autour d’elle pour faire front. Pensez-vous que la guerre, froide ou non, soit inéluctable ?
Hubert Védrine : 

La vision de Fukuyama était illusoire ou alors très très prématurée. En tout cas rappelons des banalités : les Occidentaux ont perdu le monopole de la puissance ; il n’y a pas encore de communauté internationale, mais une foire d’empoigne au sein de laquelle les puissances installées essayent de préserver leurs acquis (et la Russie de maximiser sans retenue sa capacité de nuisance) et les puissances émergentes de s’affirmer de plus en plus sur une ligne post-occidentale. Le défi chinois symbolisant cette nouvelle période. Il faudrait que les Occidentaux soient très bien coordonnés et que leurs stratégies convergent pour gérer, avec the rest, cette gigantesque mutation, au mieux de leurs intérêts et de leurs croyances (les fameuses « valeurs »). Ce n’est pas encore le cas. L’ironie – contre-intuitive – de l’histoire étant que les pays européens n’ont jamais été aussi puissants et influents dans le monde que quand ils étaient en rivalité et en compétition permanente entre eux ..!

Mais revenons à 2022 : que ferons-nous du bouleversement traumatique provoqué par Poutine ?

LTR : Finalement la stratégie Américaine vis-à-vis de la Chine est la même qu’avec la Russie : la création d’alliances défensives (AUCUS, Taiwan, Séoul) visant à encercler l’adversaire. Néanmoins, la position des pays asiatiques vis-à-vis de la Chine est bien plus complexe, d’autant que ces pays-là ne font pas partie du bloc occidental – excepté l’Australie bien entendu –, la force de leur lien avec l’Occident est bien plus faible et distendu. Enfin, le conflit larvé qui oppose les Etats-Unis à la Chine est une rivalité de puissances qui ne se redouble pas d’un conflit idéologique profond et mobilisateur comme au temps de l’URSS. Pensez-vous que la stratégie Américaine en Asie ait une chance de réussite ou bien est-elle vaine ? Pensez-vous que les Américains soient réellement prêts à mourir pour Taiwan ou la Corée du sud ?
Hubert Védrine : 

Endiguer l’ascension de la Chine comme éventuelle première puissance mondiale va continuer à dominer la politique étrangère américaine des prochaines décennies, même après l’énorme bug poutinien. Ce qui continuera de rendre relativement secondaire, du point de vue américain, les conflits ailleurs. En Asie, les Etats-Unis peuvent bénéficier, en plus naturellement du soutien de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de Taïwan, de l’inquiétude d’un certain nombre de pays d’Asie du sud-est, qui ne veulent pas tomber complètement sous la coupe de Pékin, sans trop se lier, non plus, aux Etats-Unis. La suite dépendra de l’intelligence stratégique, ou non, des politiques américaines et chinoises. Mais si les Etats-Unis ne dissuadaient pas une attaque chinoise sur Taïwan, leur garantie ne vaudrait plus rien nulle part … Peuvent-ils l’accepter ?

LTR : Il y a une quinzaine d’années le concept de « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) pour qualifier les puissances émergentes avait le vent en poupe et permettait d’identifier les « puissances de demain ». Finalement seule la Chine a vraiment explosé. Ce concept est-il définitivement devenu inopérant ?
Hubert Védrine : 

Le concept de BRICS, formulé par un économiste de la banque Goldman Sachs, Jim O’Neill, désignait des puissances économiquement émergentes avec une classe moyenne très nombreuse, dont le pouvoir d’achat croissait. Mais cela n’a jamais été un concept géopolitique opérant. De plus, le parcours de la Chine est tout à fait singulier.

LTR : La Chine renforce son influence internationale : organisation de coopération de Shanghai, routes de la Soie, mais aussi recours massif au veto en conseil de sécurité et influence croissante sur les organisations internationales (le cas de l’OMS s’est révélé flagrant durant la crise du covid-19). Peut-elle selon vous faire vaciller l’ordre international ?
Hubert Védrine : 

En effet, la Chine cherche à réviser l’ordre international américano-global (comme d’autres puissances, l’Iran ou la Turquie, et d’autres, qui n’ont pas le même poids) pour le modifier en son sens, voire y substituer un nouveau système international post-occidental. C’est emblématique de notre monde au sein duquel les puissances installées depuis des siècles cherchent à préserver leurs acquis que remettent en cause les puissances émergentes révisionnistes. L’issue de ce gigantesque bras de fer, qui n’est pas écrite d’avance, dépendra de l’intelligence stratégique des Occidentaux (sauront-ils ne pas unir contre eux les puissances révisionnistes ? Pour le moment, ils font le contraire). Ils ne s’en sont pas souciés ces trente dernières années car ils pensaient avoir gagné la bataille de l’Histoire.

LTR : Enfin, pensez-vous que la crise environnementale soit d’ores et déjà un enjeu géopolitique ? Peut-elle devenir l’élément structurant d’un (dés)ordre international au XXIe siècle ?
Hubert Védrine : 

La dégradation des conditions de vie sur une planète surpeuplée et archi-productiviste/prédatrice est évidente. Cette prise de conscience s’impose partout. La discussion ou la controverse sur ce qu’il faut faire pour ralentir l’augmentation des températures, réduire le CO2, recycler les déchets, rendre productive une agriculture plus biologique, changer les modes de propulsion, bref, « écologiser » toutes les activités humaines, s’est déjà imposée dans toutes les enceintes internationales. D’innombrables discussions et conflits auront lieu au cours des prochaines décennies sur cette transformation. Ce n’est plus un combat binaire et manichéen – plus personne ne peut nier le risque écologique et le contrer est un impératif – mais un débat sur le rythme et les moyens. Or, sur ce plan aussi, la guerre en Ukraine et ses conséquences nous font tragiquement régresser …

LTR : L’effet de souffle du début de la guerre a déclenché des réactions très vives dans les opinions publiques des démocraties occidentales et jusqu’à l’assemblée générale de l’ONU, transformant le conflit ukrainien en théâtre d’affrontement entre le monde occidental et les puissances qui refusent cet hegemon, à l’image de la Russie. Un mois après le début de la guerre, la perception du conflit ne risque-t-elle pas de se transformer, d’un conflit perçu comme « mondialisé » – ou faisant peser un risque de guerre à une échelle intercontinentale – en un conflit essentiellement régional et interne à « l’espace russe » ?
Hubert Védrine : 

Attaquer l’Ukraine est une décision du président Poutine contre un autre Etat slave, dont il conteste par la guerre la légitimité. Et donc les Occidentaux (Etats-Unis, Canada et Union Européenne) ont réagi par des sanctions très dures : tout sauf l’entrée en guerre contre la Russie. Cette décision remet brutalement en cause l’idée que la guerre ne pouvait plus avoir lieu sur le continent européen (même s’il y a eu des guerres en Yougoslavie) et que le recours à la force pour régler les questions internationales était proscrit. C’est pour cela qu’aux yeux des Occidentaux cette guerre est intolérable. Mais notez qu’à l’occasion de deux votes aux Nations Unies, même si l’agression russe a été condamnée par 140 pays, une quarantaine, pour diverses raisons, n’ont pas voulu condamner la Russie, sont restés neutres. C’est la preuve que le monopole occidental dans la gestion du monde est bel et bien terminé.

LTR : Vladimir Poutine était, semble-t-il, sur le point d’obtenir la neutralité (la Finlandisation) de l’Ukraine à la veille de l’invasion – proposition désormais plus difficile à envisager et d’ailleurs rejetée par les Ukrainiens au début des pourparlers –, il n’a ensuite pas hésité à agiter le spectre d’un conflit nucléaire dès le début du conflit. Ces actes délibérés, sans compter les errements stratégiques et l’impréparation logistique qui témoignent d’un excès de confiance dans les capacités militaires réelles de l’armée russe, mènent de nombreux analystes à se poser une question dérangeante : Vladimir Poutine est-il encore un acteur rationnel ?
Hubert Védrine : 

C’est une tentation fréquente chez les Occidentaux, qui estiment être l’avant-garde morale du monde, les concepteurs des valeurs universelles et les piliers de la « communauté » internationale, de pathologiser les personnalités qui osent contester cet ordre « libéral » américano-global. En réalité – faut-il dire malheureusement ? – Poutine suit une sorte de logique. Il a pu se tromper totalement sur l’Ukraine d’aujourd’hui, sur son armée, médiocre au combat (mais qui peut commettre des atrocités), sur les aspirations à l’ouverture d’un grand nombre de Russes, sur la capacité de résistance et de réaction de l’Occident, mais il n’est pas fou au sens où il ne saurait plus ce qu’il fait …

LTR : Il semble que deux scénarii se dégagent désormais : 1/ un conflit militaire qui s’enlise –l’arrivée du Printemps et la perspective d’une guérilla urbaine acharnée ne sont pas de bons augures pour l’armée russe qui semble avoir provisoirement renoncé à conquérir les grandes villes, à l’exception de Marioupol, et privilégie désormais une campagne d’artillerie, comme à Kiev – ; 2/ une solution diplomatique dès lors que l’armée Russe sera parvenue à prendre le contrôle du Donbass et, peut-être, après Marioupol, d’Odessa, afin de contrôler les espaces russophones, la côte et de renforcer son accès à la mer Noire. Quels seraient les risques du premier scénario ? Quels pourraient être les termes d’un armistice acceptable pour les deux parties ? La partition du pays est-elle envisageable ou inévitable ?
Hubert Védrine : 

A la date d’aujourd’hui – 6 avril – plusieurs scénarii sont possibles : un long enlisement, une sorte de guerre de positions ; une escalade sur le terrain, dans l’hypothèse où la Russie décide, et a les moyens, de briser la résistance ukrainienne, dans l’est du pays, et notamment à Dniepro là où est concentré un tiers de l’armée ukrainienne en employant des armes plus dévastatrices encore (chimiques ?) – il y a déjà eu le massacre de Boutcha – ; un durcissement des contre-sanctions : la Russie exigeant que son gaz soit payé en roubles ; un élargissement si l’armée russe va jusqu’à frapper des concentrations d’armes destinées à l’Ukraine sur le territoire de pays voisins membres de l’OTAN ; et un scénario tout à fait inverse, qui commencerait par un cessez-le-feu. Dans les cas d’aggravation, on peut penser que les Occidentaux resteraient unis, en tout cas un certain temps. Dans l’autre scenario, si la Russie veut empocher ses gains territoriaux et que le président Zelenski finit, faute d’alternative, à se résigner au fait accompli, il peut y avoir une division entre les Occidentaux qui comprendraient le président ukrainien, et des maximalistes, surtout américains. Mais ce n’est pour le moment qu’une hypothèse.

LTR : Le Président Macron a assumé, malgré une opinion publique ambivalente sur ce sujet, le rôle de médiateur jusqu’au début du conflit. Le soutien affiché à l’Ukraine et au Président Zelenski a-t-il définitivement mis un terme à ce rôle que la France, et peut-être l’UE auraient pu jouer ? Qui sont aujourd’hui les médiateurs potentiels et sommes-nous devenus des acteurs de faitde ce conflit ? Aurions-nous dû préférer le non-alignement ?
Hubert Védrine : 

Le non-alignement est inenvisageable pour un pays membre de l’Union Européenne et de l’Alliance Atlantique. Je ne suis pas sûr que le Président Macron ait pensé pouvoir être vraiment un « médiateur », mais ce qui est sûr c’est qu’il a cherché à garder le contact, avec le président Poutine, même si c’est très pénible, parfois en compagnie du chancelier allemand. A ma connaissance, et en dépit de ses déclarations en Pologne, le président Biden juge utile qu’un des leaders occidentaux garde ce contact. En tout cas jusqu’aux massacres. Il ne peut pas y avoir de vraie médiation si la Russie n’en éprouve pas le besoin et s’il doit y avoir, le moment venu, un médiateur, il devra être accepté par les deux. Il ne pourra s’agir que d’un pays non-membre de l’OTAN (Finlande), ou, en tout cas, non occidental : Turquie, Israël, Inde ou Chine. Il ne s’agira pas de négociations, mais d’une décision ukrainienne de se résigner, ou non, et jusqu’à un certain point, au fait accompli.

LTR : La récente décision Allemande de porter à 2% de son PIB son budget militaire est une révolution dans la doctrine militaire de ce pays. Par ailleurs le projet d’une Europe de la Défense semble avoir repris des couleurs au sein de l’Union. Comment distinguer entre ce qui relève de la réaction et ce qui relève d’une mutation ? L’Europe de la défense peut-elle advenir sans une certaine prise de distance vis-à-vis de l’OTAN ? Le récent choix d’équipement fait par les Allemands (achat de F35 plutôt que de rafales) et l’annonce d’un renforcement d’envergure des capacités défensives de l’alliance sur son flanc est ne sont-ils pas les clous dans le cercueil d’une Europe de la défense mort-née ? 
Hubert Védrine : 

Pour le moment, l’agression russe a réveillé l’esprit de défense en Europe, qui avait disparu, notamment en Allemagne, et ressuscité l’OTAN. En ce qui concerne l’Europe de la défense, il faut se rappeler qu’aucun pays européen n’a jamais soutenu cette idée dès lors qu’elle comportait – à leurs yeux – le risque d’un éclatement de l’Alliance Atlantique et d’un retrait américain. Ce n’est pas nouveau. Il y avait eu là-dessus, en 1999, un compromis historique entre la grande Bretagne et la France au Sommet de Saint-Malo, et il est clair qu’il n’y aura pas, dans une perspective prévisible, une Europe de la défense capable de défendre l’Europe de façon autonome. En revanche il est tout à fait possible que le renforcement des capacités militaires des pays européens membres de l’Alliance les conduisent à s’affirmer plus au sein de l’Alliance dans les prochaines années.

LTR : Enfin, de quelle réalité internationale les différents sujets que nous avons abordés – la France et l’Europe dans le monde, la guerre en Ukraine, la compétition sino-américaine et leurs conséquences – procèdent-elles ? Quelles grandes leçons peut-on tirer de ces événements et des transformations géopolitiques majeures qui les accompagnent ?
Hubert Védrine : 

Pour moi, le fait majeur est que les Occidentaux ont perdu, au XXIème siècle, avec le décollage des émergents, Chine, etc., le monopole de la puissance qu’ils ont exercé, Européens d’abord, Etats-Unis ensuite, sur le monde, durant trois ou quatre siècles. Comprendre comment cela a pu être possible est un autre sujet, de même que l’évaluation qui peut être faite de cette période. Je ne rejoins pas le géopoliticien Kishore Mahbubani quand il affirme que c’est la fin de la « parenthèse » occidentale ! Mais quand même, il est évident que l’idée que les Occidentaux se sont faite dans les années 1990 de leur triomphe historique définitif était fausse. Universalisme de nos valeurs, de gré ou de force ; prosélytisme ; hubris ; hyperpuissance ; mais aussi américano-globalisation, dérégulation, financiarisation illimitée, combinées à l’idéologie OMC : cela n’a pas marché. Nous allons connaître non pas une démondialisation générale, impossible, mais une re-régionalisation, déjà entamée avec la désimbrication des économies américaine et chinoise, à quoi s’ajoute maintenant une inévitable mise au ban de la Russie et de quelques pays satellites. Jusqu’où ira l’alliance Chine-Russie n’est pas écrit. Les quarante pays qui ont refusé aux Nations Unies de condamner l’agression russe, dont l’Inde et la Chine, et qui représentent la majorité de la population mondiale, ont réinventé le non-alignement. Les Occidentaux resteront évidemment convaincus de l’universalité de leurs valeurs, mais d’autres ne le seront pas. Les Occidentaux vont tout faire pour préserver les démocraties libérales et le marché, mais ils auront à gérer la puissante contestation interne de la démocratie représentative par le vaste mouvement populiste. Et se posera toujours la même question concernant les Européens : veulent-ils faire de l’Europe une puissance ? Certains estiment que Poutine a provoqué ce réveil. En réalité, pour le moment, je le répète, il a ressuscité l’OTAN et l’esprit de défense dans chaque pays européen. Est-ce que cela va renforcer l’Europe en tant que telle ? Ce n’est pas encore acquis. Mais pourrait être obtenu par la France avant la fin de sa présidence de l’Union Européenne.

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L’écologie républicaine : entretien avec Chloé Ridel

La Cité

L’écologie républicaine : entretien avec Chloé Ridel

Chloé Ridel est haut fonctionnaire, militante associative, présidente de l’association Mieux Voter et directrice adjointe de l’Institut Rousseau. Elle est également chargée des questions européennes au sein du conseil scientifique de l’Institut. Dans cet entretien Chloé Ridel revient sur la notion d’écologie républicaine, un concept permettant de lier l’écologie politique et la tradition républicaine afin d’aboutir à une pensée écologique sociale et non punitive qui ne pèse pas sur les catégories populaires. Elle revient également sur l’histoire de la pensée écologique et les outils permettant de mettre en place une politique écologique républicaine.
LTR : Qu’est-ce que l’écologie républicaine ?
C.Ridel :

C’est une nouvelle matrice politique qui pourrait remplacer la social-démocratie dans un nouveau cycle historique de la gauche.

C’est la tentative de faire se marier la tradition de pensée républicaine et la tradition de pensée de l’écologie politique. La seconde apparaît sur la scène politique dans les années 70 avec le rapport Meadows sur la croissance et la présentation de la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle en 1974. À l’origine, les « écolos » sont encore présents dans l’imaginaire de beaucoup de Français, notamment les plus âgés, comme « les tartes aux fleurs » à travers les luttes libertaires, le plateau du Larzac, la lutte anti-nucléaire. Depuis, et on le voit bien, Europe Écologie Les Verts s’est enrichi d’autres traditions ! 

L’écologie républicaine est une écologie sociale. Elle l’est profondément, puisque les inégalités environnementales sont des inégalités sociales. Ce sont les riches qui polluent le plus : les 10% les plus riches polluent 4 fois plus que la tranche des 10% les plus modestes. Ce sont aussi les plus pauvres qui subissent le plus le changement climatique, qui meurent le plus de la pollution de l’air, qui habitent près du périphérique…

En augmentant les taxes sur l’essence, on prend à la gorge des gens qui ont besoin de leur voiture pour aller acheter leur baguette de pain, pour aller travailler, pour aller emmener leurs enfants à l’école. Par contre, on laisse les riches continuer de prendre l’avion comme ils veulent, et puis les très, très riches, prendre des fusées pour aller faire du tourisme spatial.

Il y a le besoin d’un ordre républicain – c’est pour cela que cette épithète est primordiale. Si l’on veut augmenter les taxes sur l’essence, il faut construire une société où les personnes ne dépendront plus de leur voiture pour se déplacer. 

L’écologie républicaine et sociale se différencie de ce qu’on peut appeler le « capitalisme vert », qui va tout faire reposer sur la responsabilité individuelle, « l’auto-responsabilisation » des entreprises (la fiscalité, les marchés de droits à polluer) et des individus. Ce capitalisme vert est aussi techno-solutionniste. En Chine, aux États-Unis, on se met à manipuler les nuages en mettant de l’iodure d’argent dans l’atmosphère, ce qui fait pleuvoir sur les endroits où on craint pour la sécheresse. On manipule le climat. C’est une vision terrible. Afin de ne pas répondre à l’injonction de sobriété, et continuer de produire toujours plus, on en vient à compter uniquement sur le facteur technologique.

L’écologie républicaine se différencie aussi des collapsologistes, et des personnes qui partent du principe qu’il faut se regrouper dans des communautés d’entraide pour survivre. C’est une sorte de survivalisme new age. Ce n’est certainement pas l’écologie républicaine. On y parle « d’effondrement », sans jamais vraiment le définir. Ce vocabulaire porte le risque de provoquer une angoisse si forte qu’elle peut conduire au nihilisme.

Quelque part, je compare l’angoisse climatique -ce qu’on appelle la solastalgie, très forte dans la jeunesse- à l’angoisse que les identitaires ont vis-à-vis du grand remplacement.  Cela crée des discours dogmatiques, de la négativité et de l’impuissance. L’écologie républicaine, c’est une écologie qui dompte la peur légitime du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité par des actions ambitieuses et résolues. 

LTR : On a dernièrement parlé d’une vague verte, mais, on l’a vu au moment des municipales, elle n’a en fait touché que quelques grandes métropoles. Il existe par ailleurs une écologie de droite, voire d’extrême-droite. 
C.Ridel :

Absolument. Tout ça commence à se mettre en place. Je ne pense pas que l’écologie puisse être la marque d’un seul parti. L’écologie va se fondre dans le clivage Gauche/Droite. Il y a une écologie d’extrême droite qui commence à émerger autour des notions de localisme et d’identité. C’est celle de la revue « Limite ». Et c’est une écologie qui a le mérite d’être cohérente. « Limite », ce sont des catholiques de droite (et de gauche), qui disent que l’écologie porte une forte idée de sobriété, héritée de la pensée chrétienne : vivre pauvre, condition ascétique, etc. Et ils portent cette idée très forte de limites sur les sujets sociétaux. Pour eux, quand on est écologiste, on ne peut pas cautionner la manipulation de la vie. Sur des sujets bioéthiques, l’écologie de Droite et d’Extrême Droite est très conservatrice.

LTR : Des bioconservateurs donc ?
C.Ridel : 

Oui. Mais certains écologistes de gauche le sont aussi. Il y aussi une écologie de droite libérale, c’est ce capitalisme vert dont on a parlé plus haut. Je ne la range pas dans le cadre de l’écologie républicaine. Parce que ce qui la définit, avant le caractère social, c’est la puissance publique. La matrice, c’est la puissance publique, la règle commune qui s’applique à tous. La notion de « biens communs » (air, eau) est à ce titre essentielle.

Au contraire, le capitalisme vert peut dire « donnons un bien commun en gestion à des sociétés privées », c’était le cas au Chili par exemple, où l’eau était possédée à 100% par des groupes privés… L’écologie républicaine refuse ce genre de choses : les biens communs doivent être publics.

L’écologie républicaine est une écologie du temps long et de la planification, une écologie sociale où chacun contribue de sa juste part à l’effort de reconstruction écologique. Il y a des idées d’ISF climatique, mais aussi de quotas carbone… On parlait du tourisme spatial, de Jeff Bezos qui s’est envoyé dans l’espace. Ça il ne faut pas le taxer, il faut interdire ! On ne doit pas avoir le droit de faire ça, parce que cela pollue en 10 minutes l’équivalent de ce que polluent 1 milliard de personnes sur leur vie entière, juste parce que quelqu’un est suffisamment riche pour s’offrir ce caprice. Donc non : c’est aussi une écologie qui va interdire des choses, on n’est pas uniquement dans l’incitation. 

Tout ceci amène un retour de la puissance publique, et pas que de l’État ! C’est aussi l’Union européenne, les collectivités, la commune. Même si l’Etat doit avoir un rôle prépondérant de planificateur, la puissance publique est plus large.

LTR : D’un point de vue économique,cela signifie qu’on ne fait pas confiance au privé pour opérer la transformation de lui-même, même si on lui a donné le bon cadre institutionnel et juridique, la bonne transparence sur les risques climatiques, les bonnes incitations fiscales (ce que recherche le capitalisme vert incitatif et responsabilisateur). Les outils de l’écologie républicaine sont-ils d’abord des outils coercitifs (quotas, interdictions, normes…) ? 
C.Ridel :

Non, ce n’est pas une écologie qui est méfiante du secteur privé par nature. Cependant, l’écologie républicaine ne va pas compter sur l’auto-responsabilisation des entreprises.

C’est ce qu’a fait le gouvernement avec la loi PACTE : ils ont créé des « entreprises à missions » : qui doivent discuter d’un projet d’entreprise, se définir une « raison d’être » : les collaborateurs réfléchissent à la mission de leur entreprise, pour déclencher un cercle vertueux…C’est intéressant mais ce n’est pas obligatoire. Il y a quelques incitations financières à le faire, mais c’est une sorte de bonus. On dit « s’il vous plaît devenez des entreprises à mission ».

L’entreprise est une organisation humaine fondamentale, mais elle doit être mise au service du bien commun. Il est absurde que des travailleurs donnent leur force à des entreprises qui sur le long terme détruisent leurs vies. Donc l’entreprise doit être mise au service du bien commun. Cela implique de taxer les comportements polluants, voire de les  interdire. C’est tout le droit environnemental, la notion de droit de la nature, portée notamment par Marie Toussaint, avec le crime d’écocide… L’écologie devra mettre des limites à la liberté d’entreprendre. Aujourd’hui elle est un principe constitutionnel. Une des propositions des socialistes pour l’élection présidentielle, c’est d’inscrire dans la constitution que le bien commun doit prévaloir sur la liberté d’entreprendre. C’est intéressant ! ça reformate le contentieux entre l’économique et l’écologique dans un sens qui est tout autre. Aujourd’hui, le juge quand il a d’un côté la liberté d’entreprendre et la propriété privée, et de l’autre [des considérations écologiques], il tente de les concilier, mais rien ne prévaut. L’écologie va demander de porter atteinte à la propriété privée ou à la liberté d’entreprendre au nom du bien commun. Il y a une hiérarchisation à établir.

On vit depuis Adam Smith sur un régime d’économie libérale où la propriété privée prévaut (au centre de la Révolution Française aussi). Il va falloir remodeler ces principes fondamentaux de notre organisation économique pour l’adapter à de nouvelles contraintes.

Dans un monde où on va être 7,5 milliards… Nous allons devoir avoir des règles scrupuleuses que tout le monde devra respecter ! La moindre chose que je fais a un impact sur les autres et notre vie en commun.

C’est pour cela que la matrice républicaine est la seule qui puisse permettre la reconstruction écologique. Il s’agit d’organiser la vie commune et le bien commun. En France, cela passe par la république. On a un tel changement à conduire : il faut qu’on s’appuie sur ce qui fait notre force, et c’est cette matrice républicaine !

LTR: Vous avez évoqué tout à l’heure la notion d’échelle au regard de la puissance publique, notamment à travers l’Union européenne. On a aussi des conséquences au niveau mondial. Comment est-ce qu’on inscrit une république écologique dans un modèle mondialisé ? 
C.Ridel :

C’est une question très intéressante. L’UE a une voix à faire entendre sur l’écologie, différente de la Chine, des États-Unis et de la Russie. La chine s’oriente vers un modèle d’écologie autoritaire et scientiste (l’an dernier ils se sont engagés à la neutralité carbone en 2060, ce qui est un game changer énorme parce qu’ils représentent 25% des émissions mondiales). Mais ils vont le faire d’une façon qui ne sera pas du tout la nôtre !

Les Etats-Unis de leur côté seront moins autoritaires (en Chine il y a des dynamiques de notation sociale, environnementale, etc. Si tu portes atteinte à l’environnement tu perds des points). Ils miseront beaucoup sur l’innovation et sur la technologie. Et c’est aussi inquiétant. Avec un courant survivaliste très fort. Mais pas un courant survivaliste de pauvres comme chez nous, c’est quelque chose pour les riches, avec des bunkers, etc.

L’Europe, qui a une tradition écologique franchement extrêmement précoce :les principaux intellectuels de l’écologie politique sont des Européens : Arne Næss, Serge Moscovici, Bruno Latour, André Gorz… Les rédacteurs du rapport Meadows sont des Britanniques, c’est en Europe qu’on trouve le plus d’associations et d’ONG environnementales, on pourrait continuer la liste. On est vraiment le continent de l’écologie dans le monde, et on a évidemment une voix à porter. Et si on ne peut pas dicter leur conduite à la Chine ou aux Etats-Unis, on peut être une sorte de phare, faire jouer notre influence et notre modèle en la matière, et surtout imposer notre modèle en se servant de la taille de notre marché. Il est toujours le premier marché de consommateurs au monde, et il fait notre principale force. Il faut le transformer de fond en comble mais surtout ne pas le détruire car il est notre force. Et quand on adopte une règle à 27, c’est très long, mais par exemple quand on interdit la pêche en eaux profondes, ça veut dire que ne rentrent plus sur notre marché des produits issus de la pêche en eaux profondes. Donc on exporte nos normes au reste du monde. Quand on interdit la pêche électrique, c’est pareil. On pousse pour que ceux qui veulent avoir accès à notre marché interdisent aussi la pêche électrique ! On va aussi mettre des taxes carbones aux frontières, la Commission l’a compris, c’est ce qu’elle appelle l’ajustement carbone pour éviter les “fuites carbone’’.    

Mais on peut faire beaucoup plus, par exemple sur l’agriculture ! Pour l’instant on n’impose pas de réciprocité pour les produits agricoles importés, sur le plan des règles phytosanitaires et environnementales. C’est inacceptable.

Donc il faut se servir de notre marché, ne pas le détruire, avec des changements longs à faire, mais ça progresse. Et s’en servir comme une protection, une régulation de la mondialisation et un levier d’influence vis-à-vis du reste du monde.

On ne fera pas d’extraterritorialité du droit à l’américaine en allant pourchasser les gens chez eux, par contre on serait légitimes à refuser l’entrée sur notre marché de marchandises qu’on juge produites avec trop de dégâts sur l’environnement.

 LTR: Vous dites donc que notre grand marché est utile, et qu’il faut le garder dans une perspective écologique. Mais est-ce que l’écologie ne porte pas elle-même une critique de ce grand marché mondialisé, avec des échanges aussi importants avec l’autre bout de la planète ?
C.Ridel :

En l’état actuel, le marché européen empêche beaucoup de comportements qui seraient vertueux d’un point de vue écologique, ou social. On ne peut pas, par exemple, favoriser l’approvisionnement en circuits courts. Que ce soit en matière agricole ou autre. Au nom de la libre circulation des marchandises. Si demain on fait une TVA à taux réduit sur les légumes dans un rayon de 100km autour de chez nous, on va être censuré par l’UE, parce que c’est une aide déloyale qui contrevient à la concurrence libre et non faussée. Cela revient à subventionner des produits agricoles au détriment de produits qui viennent de plus loin. Donc il faut revoir ça. Ce sera compliqué : le marché agricole européen est un totem.

Donc non seulement il faudra changer notre marché commun vis à vis du reste du monde, mais il faudra aussi changer le marché à l’intérieur de l’UE, pour renverser la logique. Aujourd’hui on a un marché qui pénalise ceux qui sont les mieux disant socialement et d’un point de vue environnemental dans le marché européen. Si on choisit d’imposer des normes écologiques ou sociales plus dures pour les entreprises, on va être pénalisé. C’est absurde ! Il faut au contraire protéger ceux qui décident d’avoir un comportement vertueux.

Donc il y a différentes façons de le faire. Par exemple, un droit à protéger son marché de telle ou telle manière si on prévoit des normes sociales et environnementales qui sont supérieures aux minimums européens. Il faut inventer des choses là-dessus, mais c’est sûr qu’on devra réformer le marché européen. Et donc rentrer dans un rapport de force. Se pose donc la question de la stratégie, centrale à gauche. Car on est tous d’accord sur le constat que le marché est imparfait. Je pense qu’il faut faire de la désobéissance ciblée. Ne pas avoir peur de dire “oui ma TVA est à 2% sur les nectarines du Gard qui sont concurrencées par les nectarines espagnoles !”. 

On aura des plaintes, et une discussion politique à Bruxelles, pour remettre les choses à plat. Ce ne sera pas facile, chacun a ses intérêts, mais si la Commission est d’accord avec les objectifs climatiques qui sont les nôtres, on ne pourra pas échapper à ce genre de discussions. 

 LTR: Ça ne concerne pas que l’écologie, sur le volet social on a déjà eu l’exemple des travailleurs détachés…
 C.Ridel :

Oui, ça a déjà été changé ! Mais ça a mis quatre ans. Pour le coup, c’est à mettre au crédit de la France et d’Emmanuel Macron, qui a enclenché la négociation sur la réforme de la directive travailleurs détachés, avec des discussions très rudes avec les pays d’Europe centrale coalisés contre cette réforme. Ça a été une négociation longue de trois ans, mais on y est arrivé. On n’a plus le droit maintenant dans un pays d’employer des gens qui ont un même métier mais un salaire différent. 

LTR: Par rapport à l’emploi, vous avez beaucoup travaillé sur les Territoires Zéro Chômeurs, la Garantie Emploi Vert, etc. Quand on parle d’écologie on parle beaucoup de fermetures d’usines, et forcément on a des gens à gauche qui s’opposent à ces perspectives de perte d’emploi, avec du chômage. Est-ce que l’écologie républicaine pourrait être créatrice d’emplois ?
C.Ridel :

En tout cas, l’écologie républicaine n’a pas pour but de mettre les gens au chômage. Une république sociale doit garantir un emploi pour tous, permettre à chacun d’avoir un emploi. L’emploi c’est la dignité, la participation à la vie, un droit même. L’écologie, si elle est républicaine, devra trouver un travail pour tout le monde. Mais beaucoup de gens pensent que l’écologie est synonyme de destruction d’emplois parce que dans leur tête, « emploi = productivisme ». 

Il faut aller vers des emplois et une forme d’économie qui ne soit plus productiviste. On a déjà accumulé beaucoup de biens dans notre économie, on a tous une voiture, un frigo, une machine à laver, des équipements modernes. Pendant les Trente glorieuses, tous les Français ont eu accès à ces équipements, et il fallait une économie productiviste pour satisfaire les besoins des gens. Mais maintenant qu’on a tout ça, et qu’on a accumulé autant de biens, l’économie va évoluer vers ce que David Djaïz appelle dans son dernier livre l’économie du bien-être. C’est une économie sur laquelle la France est déjà très bien positionnée : la santé, la silver economy autour du vieillissement, la culture, la gastronomie, l’éducation… Les gens ont accumulé des biens et veulent maintenant vivre mieux, accumuler des expériences, développer leur être… ça va créer des emplois différents ! Et, pour que la société ne s’appauvrisse pas massivement, il va falloir continuer de  produire des richesses et maintenir une productivité suffisamment élevée. 

Par exemple sur l’agriculture, qui représente la plus grande perte d’emplois depuis les années 80 (nous n’avons plus que 400 000 exploitations agricoles en France). Si on veut sortir l’agriculture des intrants chimiques, on aura besoin de plus de gens pour travailler la terre ! Il n’est pas question de retourner à la charrette et à la faux, mais ce sera potentiellement demandeur d’emplois, avec des installations plus petites en permaculture, en hauteur etc.

Après la disparition des paysans que la France a vécu à compter des années 1950, 60, on garde une image très dégradée du travail de la terre : ce serait dur et dégradant. Notre génération doit relever le drapeau ! C’est une population délaissée, mal payée, qui se suicide… c’est scandaleux ! Il faut revaloriser cette image de l’agriculteur. C’est en cours avec les néo ruraux, qui ouvrent de nouvelles exploitations… c’est une minorité mais ça participe de la revalorisation de l’image des gens qui travaillent la Terre.

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Le sionisme socialiste, Histoire particulière et universelle de la gauche

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Le sionisme socialiste, Histoire particulière et universelle de la gauche

Entretien avec Steve Jourdin
Steve Jourdin est docteur en Histoire, il a publié sa thèse Israël : autopsie d’une gauche (1905-1995) aux éditions du Bord de l’Eau. Elle retrace l’Histoire du sionisme socialiste au travers de la construction de l’Etat d’Israël. Pour le Temps des Ruptures, il revient sur la construction de ce mouvement de gauche, sur son déclin et sur les enseignements que l’on peut en tirer aujourd’hui.
LTR : Pouvez-vous brièvement expliquer ce qu’est le sionisme socialiste ?
Steve Jourdin :

En France, on qualifie ce mouvement de travailliste, mais c’est une erreur. Il est né à la fin du XIXème siècle. Il s’oppose d’abord au sionisme traditionnel bourgeois, pour qui la solution à l’antisémitisme est la création d’un État juif et l’immigration dans celui-ci, sans avoir d’analyse en termes de classes. Le sionisme socialiste, lui, affirme la nécessité d’un territoire pour les Juifs, mais précise qu’il ne peut pas être un État bourgeois.

Il s’oppose aussi au socialisme tout court, incarné par le mouvement du Bund, créé par des juifs dans la Russie tsariste, pour qui le marxisme résoudrait tous les problèmes, y compris celui de l’antisémitisme. Le sionisme socialiste, lui, dit qu’il faut un État pour les Juifs, afin de les préserver de l’antisémitisme, et qu’il faut que celui-ci soit socialiste, parce qu’il faut faire partie de cette révolution socialiste qui arrive.

Le sionisme socialiste n’est cependant pas un bloc uni. Il se décline sous de nombreuses formes, en Russie notamment. C’est un moment particulier, car c’est celui où les bases du parti bolchévique se créent. Beaucoup de leaders du sionisme socialiste ont participé à cette création, ils ont milité main dans la main avec les futurs grands chefs bolchéviques.

S’il fallait retenir une année importante, qui transforme tout le mouvement du sionisme socialiste, ainsi que la communauté juive en Russie, c’est l’année 1903. C’est cette année-là qu’ont lieu les pogroms de Kichinev, au cours desquels plus d’une cinquantaine de juifs russes sont tués par des foules déchaînées. C’est un traumatisme énorme, une ville entière est saccagée par des hordes d’individus qui massacrent des juifs. Le pouvoir russe n’empêche pas ces pogroms. Or, à cette époque, les juifs de Russie représentaient la plus grande communauté juive du monde, avec environ 5 millions d’individus (70% de la population juive mondiale). Ces pogroms ont provoqué une forte immigration de la population juive, majoritairement vers les États-Unis (en particulier dans la ville de New York), ce qui donnera naissance à une communauté juive démocrate de gauche dans ce pays. Une minorité des migrants part en Palestine, souvent les plus pauvres. Parmi eux, on trouve des sionistes socialistes, qui ont l’habitude du militantisme. Ce sont ceux qui, en 1905, participent à la révolution russe, puis déchantent, et finissent par partir en Palestine.

En termes quantitatifs, les sionistes socialistes représentent entre 1500 et 2000 personnes. Ce sont eux qui créent l’État d’Israël en 1948, ainsi le mouvement travailliste en Israël. Les militants qui arrivent en Palestine sont des travaillistes “pur jus”. Ils sont issus de familles de petits bourgeois (familles qui ne sont pas aisées, mais pas ouvrières, vivant dans des petits villages) et veulent devenir ouvriers. Ils souhaitent retourner à la terre et devenir des travailleurs manuels. Ils sont persuadés que c’est comme cela que le futur État juif va naître. Ils sont également imprégnés de la philosophie marxiste selon laquelle l’avenir appartient à l’ouvrier. Ces premiers sionistes socialistes créent donc en Palestine les kibboutzim (le premier, Degania, est créé en 1909, près du lac de Tibériade), qui constituent les premières expérimentations sociales. Il est important de noter qu’à l’époque, il n’y avait pas de réflexion sur la cohabitation avec les Arabes.

LTR : La cohabitation n’était pas réfléchie par les premiers sionistes socialistes qui sont venus s’installer, mais comment cela s’est passé après leur installation ?
Steve Jourdin :

Il y a eu des conflits. La population arabe a pris conscience que quelque chose se passait. En 1909, il y a eu des attaques sur les installations juives, donc des ripostes, … Ces tensions se sont cristallisées au cours des années 20, lorsqu’à Jaffa ont eu lieu des échanges violents, avec notamment des lynchages de Juifs, et des ripostes de ces derniers. Mais ils sont très minoritaires à cette période. C’est donc dans les années 20 que les Juifs ont pris conscience de la présence de la population arabe.

Pour autant, il n’y a pas tellement de grande réflexion théorique sur le sujet au sein du mouvement sioniste socialiste. Les socialistes juifs qui arrivent en Palestine n’ont pas ce réflexe. Cela peut se comprendre par le fait que leur mouvement est basé sur la pratique : l’essai vient avant la théorisation. Par exemple, le kibboutz est une réponse à la pauvreté et la précarité, il n’a pas été théorisé en amont.

À cette époque, ces pionniers parlent quand même de la “question arabe”, il en reste des traces dans les journaux. Des débats ont lieu au sein du mouvement de l’époque, sans qu’il n’y ait de de véritable tentative de cohabitation. Les seuls à la tenter ont été les communistes (l’aile gauche des sionistes socialistes). Pour eux, le socialisme implique la cohabitation avec les Arabes, pour des raisons de classes sociales.

David Ben-Gourion devient le principal leader syndical dans les années 20 et essaie de réfléchir à la création d’un mouvement qui s’appuie sur les classes. Mais ce mouvement de classe est aussi un mouvement national, qui pense les Juifs contre les Arabes. Cette contradiction est à la base du mouvement travailliste. Les leaders sont conscients de cette contradiction et essaient d’y répondre, mais ils échouent car, dans les années 20, il n’y a pas encore d’État nation dans la région. En effet, dans la zone, les frontières commencent à se dessiner. Les sionistes socialistes veulent donc montrer qu’ils sont forts, pour pouvoir obtenir le plus possible de la communauté internationale. Ils ont bien conscience que les Arabes sont nombreux, et qu’ils ne pourront pas prendre la terre par les armes. Ils évitent donc la confrontation directe et tentent d’installer la légitimité de leur nation par la reconnaissance de la communauté internationale.    

Il est important de noter que la paix avec les Arabes est aussi prônée par certains dirigeants pour des raisons éthiques, de solidarité des peuples, issues du socialisme.

LTR : Dans leur construction, les mouvements sionistes socialistes semblent entretenir une relation ambigüe avec la tradition, entre ancrage et rejet. Pouvez-vous nous expliquer quels liens existent entre la tradition et le projet sioniste socialiste ?
Steve Jourdin :

Cette ambigüité est à l’essence même du sionisme socialiste. Ses fondateurs viennent de milieux conservateurs, ils ont baigné dans la tradition, ont été à la yeshiva ou au heder(1), connaissent très bien la tradition juive et la Bible, savent lire l’hébreu, parlent le yiddish. D’une certaine manière, avec le sionisme socialiste, ils rompent avec leurs pères. Ils sont jeunes (20 ans), célibataires et décident de partir dans un pays lointain. Il se crée un mélange explosif, entre ce qu’ils ont lu dans la Bible et l’ambiance révolutionnaire marxiste du moment. Beaucoup ne croient pas en dieu, et ces jeunes juifs marxistes travaillistes se servent de la tradition, évacuant tout ce qu’il y a de métaphysique. Ils relisent la tradition juive à la lumière du marxisme, du socialisme. Ils relisent certains chapitres bibliques, comme un texte socialiste. Par exemple, pour eux, la sortie d’Égypte, est la première révolution d’esclaves réussie de l’Humanité. Cette nouvelle lecture se matérialise dans les kibboutzim. Pour la fête de Pessah(2), ils lisent le texte de l’exode et réinterprètent les rites juifs à la lumière de leurs nouvelles idées. Pour prendre un second exemple, ils prônent l’égalité entre hommes et femmes.

LTR : Quelle a été l’influence des mouvements sionistes socialistes sur les socialistes en France et en Europe ?
Steve Jourdin :

En France, le mouvement sioniste socialiste a eu des influences dans les années 20 et 30, sur la SFIO notamment. Beaucoup sont impressionnés par leur société, surtout par le kibboutz, et ce jusque dans les années 70, surtout après mai 68. La SFIO des années 20 et 30 regarde leur parcours de près et trouve cela admirable, car le sionisme socialiste des débuts parvient à associer communisme et liberté démocratique. Mitterrand et les responsables socialistes assistent aux réunions du principal syndicat israélien dans les années 70 et 80. Par ailleurs, jusque dans les années 80-90, les travaillistes israéliens étaient influents dans l’internationale socialiste.

LTR : Le tournant libéral, ou néolibéral, que connaissent les partis de gauche israéliens dans les années 70-80 correspond à une vague néolibérale dans le monde, ou du moins en Occident. Quel lien peut-on faire entre ces événements ?
Steve jourdin :

Il y a un mouvement général, un changement de philosophie politique à la fin des années 70. Cela est dû au grand choc économique de la décennie, on découvre pêle-mêle l’inflation et les chocs pétroliers. Israël connaît la guerre des 6 jours et du Kippour, dans toutes les économies occidentales, mais également en Israël, le chômage monte. Les dirigeants de l’époque voient venir tout cela avec grande inquiétude.

Le retournement est donc matériel et économique, mais aussi idéologique, avec la montée en influence de l’école de Chicago. Israël n’est pas hermétique à tout cela. Certains des futurs dirigeants israéliens sont directement influencés par ces idées libérales ou néolibérales, parce qu’ils vont étudier en Europe et aux États-Unis. Ces échanges sont rendus possibles par l’émergence, en Israël, d’une classe moyenne qui part étudier à l’étranger.

Pour reprendre les mots de Naomi Klein, il y a aussi une stratégie du choc en Israël pour lutter contre cette inflation. À l’époque, elle est terrible, à 3 chiffres, elle pousse les usines à fermer. Dans un gouvernement d’union nationale, le Premier ministre de l’époque, Shimon Peres, s’appuie sur les jeunes partis étudier à l’étranger, ainsi que sur l’administration américaine, pour résoudre la situation. Il sera ainsi aidé par Milton Friedman dans cette entreprise et conseillé par des économistes de la Maison Blanche. Israël entre ainsi dans ce que l’on pourrait qualifier d’ère de la startup nation. En effet, le pays se désindustrialise en 1985, et son économie se transforme, dorénavant les inégalités explosent. C’est un vrai tournant pour l’économie israélienne, pour la société et pour ses dirigeants.

LTR : Mais alors, si les nouveaux dirigeants israéliens sont séduits par le néolibéralisme, pourquoi restent-ils travaillistes ?
Steve Jourdin :

La nouvelle génération veut arriver au pouvoir. Elle a le choix entre créer un nouveau parti, ou bien rester dans le vieux parti bien instauré, celui qui a créé l’État d’Israël et qui lui reste associé. Ceux qui ont le mieux réussi sont ceux qui ont décidé de rester dans ce grand parti travailliste. Mais ce qu’il faut noter, c’est qu’ils étaient beaucoup plus à gauche que le reste de la société sur le conflit israélo-palestinien. À l’époque (les années 70-80), être favorable à la création d’un état palestinien, était considéré comme très radical. Il était par exemple interdit de parler avec des militants palestiniens.

Pour autant, ces nouveaux dirigeants étaient de droite sur le sujet du travail. Pour eux, il n’y avait plus besoin de syndicats, alors qu’à l’époque, 80% des salariés étaient syndiqués. ⅓ des Israéliens travaillaient pour le secteur public et ⅓ pour le secteur coopératif (kibboutz, …).

LTR : Diriez-vous que la gauche israélienne a fini par abandonner la lutte des classes ?
Steve Jourdin :

Oui, ils ont clairement abandonné la lutte des classes et l’électorat populaire, mais ils l’avaient abandonné depuis longtemps. Par ailleurs, on peut dire que l’abandon va dans les deux sens. L’électorat populaire a abandonné les travaillistes. Dans les années 60 et 70, le parti travailliste regroupait des gens très différents : un avocat pouvait se retrouver aux côtés d’un garagiste. C’était le grand parti qui attrapait tout. Mais ce parti populaire s’est progressivement dé-prolétarisé. Il s’est vidé de son électorat populaire pour devenir un mouvement de classes moyennes supérieures, comme on le voit en France. Cela peut s’expliquer par le changement de sociologie du pays et l’émergence d’une vraie classe moyenne et supérieure. À ce moment-là, les classes populaires se sont tournées vers des partis de droite, ce qui explique leur arrivée au pouvoir en 1977. Depuis, en Israël, les classes populaires sont à droite et les classes moyennes sont à gauche.   

On peut considérer que les classes populaires ne trouvaient plus leur compte dans un parti travailliste emprisonné dans ses vieilles lunes, qui campait sur ses privilèges de classe. La droite a su en jouer. Les dirigeants du parti travailliste se sont embourgeoisés progressivement et ont fini par représenter l’élite du pays. Ils bénéficient de privilèges, de bons postes dans l’armée, ce qui a entretenu une certaine rancune. Ce lien entre les couches populaires et la droite se noue dans les années 70-80 et perdure aujourd’hui.

LTR : La gauche est à la peine dans de nombreuses parties du monde, y compris en Israël. Quel avenir prédisez-vous à la gauche dans ce pays ?
Steve Jourdin :

Il ne faut pas qu’elle ressuscite à tout prix. Si elle doit exister de nouveau, c’est pour évoquer les questions cruciales, et notamment évoquer la question de la résolution du conflit israélo-arabe. Aujourd’hui, c’est une thématique très difficile à faire entendre dans la société israélienne. Pour l’instant, les habitants pensent qu’on ne peut rien faire sur le dossier. Il y a des torts partagés entre les leaders israéliens dans cette situation, mais il est difficile de faire accepter l’idée que la résolution du conflit est une priorité, et surtout qu’elle est faisable.

Au-delà du conflit israélo-arabe, il faut que la gauche israélienne renoue avec les soucis quotidiens des habitants, avec la question sociale. Elle a été négligée pendant longtemps par la gauche, est revenue sur le devant de la scène avec le mouvement des tentes(3) en 2011, surtout au travers du sujet du logement. Aujourd’hui, il faut traiter en particulier la question de l’inflation après la crise sanitaire. Benyamin Netanyahou avait fait oublier les questions économiques et sociales en parlant du nucléaire et de la sécurité. La gauche aurait donc intérêt à mettre ces questions de pouvoir d’achat et de logement au cœur de ses préoccupations, sans négliger la question du conflit israélo-arabe.

En conclusion, je dirais donc que la gauche n’est pas morte, parce que la gauche ne meurt jamais, mais de quelle gauche parlons-nous ?

Références

(1)Écoles religieuses juives.

(2)Pâque juive.

(3)Mouvement social qui s’est déployé en 2011 dans les villes israéliennes pour protester contre la cherté du logement.

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Entretien
Suite de notre grand entretien avec Anicet Le Pors, après une première partie consacrée à son parcours politique hors du commun, de la météo au Conseil d’Etat après avoir été ministre, nous entrons dans le vif des thèmes qui lui sont chers. L’occasion de revenir sur les grandes nationalisations de 1981 et le concept de propriété publique. Mais aussi de comprendre en profondeur ce qu’est la fonction publique, de se remémorer son histoire récente pour mieux réfléchir ensemble à son actualité au XXIe siècle.
LTR : Le concept de propriété publique fait partie des concepts que vous évoquez régulièrement en affirmant que le pouvoir se trouve là où se trouve la propriété publique ? Pouvez-vous nous en dire plus ?
Anicet le pors : 

La notion de propriété a une histoire. En droit romain, la propriété se définit par l’usus, l’abusus et le fructus (utiliser un bien, en retirer les fruits, pouvoir en disposer). Cette notion a joué un rôle positif durant la Révolution française en permettant à des citoyens nouveaux d’accéder à la propriété. La notion de droit de propriété est une dimension de la citoyenneté qu’on retrouve en deux endroits de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC). A l’article 1 tout d’abord, « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. », et surtout dans l’article 17 qui tisse un lien très clair entre propriété privée et propriété publique : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » Ainsi la propriété publique apparaît comme une contrainte de la propriété privée et ce au nom de la nécessité publique. La propriété est donc un facteur d’émancipation mais dès 1789 elle rencontre une limitation : celle de la nécessité publique.

Toute la jurisprudence qui va se développer par la suite, notamment à partir du Conseil d’État, va faire ressurgir périodiquement cette question avec des positions qui vont varier chez les uns et chez les autres. Longtemps la CGT a été opposée aux nationalisations et ce pour deux raisons : d’une part parce que les nationalisations étaient perçues comme des béquilles pour le capital et ensuite parce que ces dernières auraient été une réponse à la loi du marxisme sur la baisse tendancielle du taux de profit qu’il fallait laisser s’écrouler plutôt que secourir.

On retrouve également cette affirmation de la prégnance de la propriété publique au 9e alinéa du préambule de la Constitution de 1946 : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » C’est sur le fondement de cette disposition que les nationalisations d’après-guerre, dont la portée politique a pu être brouillée du fait de la collaboration de certaines entreprises, ont permis de développer un secteur public dont l’influence positive dans le processus de reconstruction de la France et des capacités d’action de l’État est indéniable.

Durant les années 1960-1965, le PCF théorise la notion de capitalisme monopoliste d’État, ce qui signifie que l’on est arrivé à un stade où se constitue un mécanisme qui allie la puissance de l’État et celle des monopoles. Nous avons déduit, en ce qui nous concerne, qu’il fallait accorder une attention particulière à la notion de propriété publique, qu’il fallait enrichir pour ne pas se contenter de considérer le service public comme simple monopole de fait. Il fallait lui redonner une « épaisseur » sociale, plus importante. C’est pour cela que, dans le programme commun, et je pense y avoir contribué pour l’essentiel, nous avons retenu 4 critères :

  • Les monopoles de fait ;
  • Le caractère de service public ;
  • Les entreprises bénéficiant de fonds publics ;
  • Les entreprises dominant des secteurs clés de l’économie.

 Nous avons réussi à convaincre le Parti Socialiste qu’il ne fallait pas se contenter d’une vision mécanique de la domination (comme la théorie du capitalisme monopoliste d’État le laissait sous-entendre) mais qu’il fallait en avoir une vision stratégique. Dans mon ouvrage les béquilles du capital, dans lequel j’entreprends de critiquer justement la vision réductrice de la théorie du capitalisme monopoliste d’État, c’est justement ce que j’essaye de montrer.

Nous avons réussi donc, à nous convaincre d’abord du bienfondé des nationalisations et également d’en convaincre le Parti Socialiste. Les discussions, néanmoins, ont été âpres et longues puisqu’ils avaient une approche des nationalisations essentiellement financière là où notre approche était une approche « réelle » pour ainsi dire. Nous pensions qu’un bien exproprié par la puissance publique n’était pas divisible, et qu’une nationalisation partielle aurait immanquablement créé une situation hybride, puisque l’entreprise aurait ainsi conserve le caractère marchand que son entrée dans la sphère du service public devait justement annihiler.

Cette question financière donne lieu à un Conseil des ministres épique, en 1981 à Rambouillet, et nous pensons à l’époque, nous les quatre ministres communistes du Gouvernement, que la partie est jouée puisque Mitterrand n’avait jamais été un fervent défenseur des nationalisations. A notre grande surprise le projet de loi présenté en conseil des ministres nous donne satisfaction. Mitterrand ouvre la discussion et interviennent alors des poids lourds du Gouvernement : Pierre Dreyfus qui était ministre de l’Industrie, Robert Badinter, Garde des sceaux, Jacques Delors, ministre de l’Économie et des Finances, Michel Rocard ministre du Plan et de l’Aménagement du territoire, qui tous témoignent leurs réserves – et c’est un euphémisme – sur le sujet des nationalisations totales. A la suite de cela, Jean-Pierre Chevènement intervient pour dire que le projet est moins ambitieux qu’imaginé mais qu’il s’y range, que ça lui convient. Nous avions décidé au préalable, côté communiste, que ce serait Fitterman [Charles Fitterman, alors ministre des Transports et numéro 2 du PCF, ndlr] qui interviendrait en notre nom. Il intervient pour dire que le projet lui convient. Mitterrand avait donc trouvé un point d’équilibre et nous sommes sortis satisfaits. Et, si vous voulez, c’est pour cela que j’en veux tant à Jospin qui est celui qui a vraiment privatisé.

LTR : Comment analysez-vous l’échec des nationalisations de 1981 ?
Anicet Le Pors : 

Avant de vous répondre, je voudrais juste revenir sur les faits : la loi du 11 juillet 1982 sur les nationalisations n’a pas résisté au tournant libéral de 1983. Les formations politiques qui avaient fait des nationalisations un enjeu central ont été surprises et ont tenté de comprendre pourquoi il n’y avait pas eu de réaction par la suite. A mon sens, la réponse tient en deux points : d’une part, si la partie centrale de l’opération, la partie juridique, a été bien menée, les finalités ont, en revanche, disparu très rapidement, dès le printemps 1983, ce qui a d’ailleurs provoqué le départ de Chevènement. Lorsque vous justifiez une nationalisation par la volonté de changer de cap, par la volonté de changer la logique de développement et de mettre en œuvre de nouveaux critères de gestion, et que finalement, vous supprimez ces finalités, alors vos nationalisations n’ont plus de sens. D’autre part, il fallait un soutien fort des salariés des entreprises, des travailleurs, et nous ne l’avons pas eu. Nous ne l’avons pas eu parce que la mise en application des lois Auroux, qui redonnaient du pouvoir aux salariés, s’est étalée sur la première partie du septennat et donc les travailleurs n’ont jamais été en mesure de se saisir de ces lois. La loi de démocratisation du secteur public date du 26 juillet 1983, après le tournant libéral ! Et donc une loi qui aurait pu être décisive – encore aurait-il fallu que les salariés eux-mêmes aient une conscience forte des enjeux – pour soutenir les nationalisations est arrivée trop tard, après le tournant de la rigueur.

On aurait pu faire un bilan de l’échec des nationalisations de 1981 mais personne ne l’a fait, c’est resté un sujet tabou, une blessure pour le PCF qui n’a plus voulu courir le risque d’être accusé de soviétisme et d’étatisation.

LTR : Vous parlez des « finalités » qui présidaient aux nationalisations, changer de cap, changer de modèle de développement et de critères de gestion, qui ont disparu après le tournant libéral de 1983, par quoi ont-elles été remplacées ?
Anicet Le Pors : 

Il aurait justement fallu les remplacer par quelque chose ! La notion de finalité était déjà présente dans chacun des plans mis en œuvre sous De Gaulle : plan de calcul, plan sidérurgie qui a permis de redresser une filière entière, plan nucléaire. Il y avait là des amorces de finalité. Mais après 1983, il n’y avait plus de finalités.

Par exemple, des économistes du PCF comme Philippe Herzog avaient bien tenté d’évoquer les finalités, en théorisant notamment la notion de « nouveaux critères de gestion » afin de renverser la logique capitaliste qui place le profit financier comme seule finalité, et de montrer que ces nouveaux critères de gestion permettent justement d’être plus performant que des entreprises appliquant les critères de gestion propres à la logique libérale. Mais c’est arrivé trop tard et n’a jamais pris parmi les travailleurs, c’était trop théorique.

Tout cela reste à inventer aujourd’hui encore, mais c’est devenu plus difficile qu’à l’époque du Programme commun et ce pour une raison très simple : la mondialisation elle-même. Il faudrait aussi une politique ambitieuse d’internationalisation dans le domaine public, c’est-à-dire de coopération entre des secteurs publics étrangers pour promouvoir ce modèle. Cela existe aujourd’hui, par exemple dans le secteur des transports, mais ce devrait faire l’objet d’une véritable politique volontariste. Ce fut aussi une des limites que nous avons rencontrées : nous avions gardé une vision trop hexagonale sans prendre la mesure du poids, déjà à l’époque, de la mondialisation. Je me souviens d’une réunion durant laquelle le PS défendait l’idée que les exportations ne devaient pas représenter plus de 25% du PIB ! Et je défendais justement, contrairement aux idées reçues, l’idée qu’il ne fallait pas mettre de limitations aux exportations… Vous voyez bien qu’il n’y avait pas de réelle prise en compte ni de réflexion sérieuse sur ces enjeux.

LTR : Après la propriété publique, nous voudrions évoquer la question de la fonction publique. Dans votre réflexion sur cette notion essentielle vous opposez le fonctionnaire sujet au fonctionnaire citoyen, quelle est ici la différence ?
Anicet Le Pors : 

Il y a une phrase que j’emprunte à Michel Debré : « le fonctionnaire est un homme du silence, il sert, il travaille et il se tait. » C’est là la définition même du fonctionnaire sujet et lorsqu’on m’a demandé ce que j’entendais faire, comme ministre de la Fonction publique, lorsque je préparais la loi sur la fonction publique, [loi portant droits et obligations des fonctionnaires du 13 juillet 1983, dite « loi Le Pors », ndlr] je disais justement que je voulais faire l’inverse, le fonctionnaire citoyen !

J’ai veillé, dans la préparation du statut des fonctionnaires, à ce qu’il n’y ait pas d’expression comme « pouvoir hiérarchique » ou « devoir d’obéissance » ou « devoir de réserve ». Ces choses-là existent bien entendu, mais j’ai refusé qu’on les écrive car cela aurait servi de point d’appui pour une conception autoritaire.

Le fonctionnaire citoyen c’est au contraire celui qui est responsable ! Il y a quatre piliers, qui se traduisent par les quatre propositions de l’article 28 de la loi, pour définir ce qu’est le fonctionnaire citoyen :

  • « Le fonctionnaire est responsable de l’exécution des tâches qui lui sont confiées ».
  • « Il doit se conformer aux instructions de ses supérieurs hiérarchiques »
  • « Sauf ordre manifestement illégal ou de nature à compromettre gravement un intérêt public ».
  • « Il n’est dégagé d’aucune des responsabilités qui lui incombent par la responsabilité propre de ses subordonnés ».

Donc les fonctionnaires ont toujours une marge de manœuvre pour accomplir leurs missions, ils se conforment mais ils ne doivent pas obéissance aveugle ! Ils peuvent même désobéir mais, en ce cas, ils prennent leur responsabilité si jamais ils désobéissent à mauvais escient. La dernière proposition signifie que le fonctionnaire est responsable de ses actes mais également des actes commis par ceux dont il est le supérieur : le préfet est responsable de son action mais aussi de celle des sous-préfets, l’ambassadeur est responsable des consuls etc.

LTR : Sur la fonction publique il y a trois thèmes qu’on retrouve dans le débat public, fortement influencé par la pensée libérale, et que nous souhaiterions aborder : la place de la contractualisation, la mobilité entre public et privé et la notion de performance. Sur la notion de contractualisation, est-ce qu’il n’y a pas une place pour la contractualisation au sein de l’Etat, comme cela se fait aujourd’hui dans l’armée où la majorité des militaires du rang sont des contractuels et les cadres des fonctionnaires ?
Anicet le pors : 

Vous savez il y a toujours eu dans le statut des dispositions prévoyant l’embauche de contractuels pour les raisons que vous évoquez : il y a des travaux saisonniers, la compensation de l’imprévision administrative qui doit parfois répondre à un besoin qui surgit soudainement.

L’enjeu est justement de ne pas laisser échapper les emplois permanents au sein de l’administration, qui doivent être occupés par des fonctionnaires et cela pour plusieurs raisons : d’abord parce que cela permet d’avoir une meilleure assurance de leur intégrité, ensuite parce que le principe méritocratique de recrutement sur concours permet d’avoir de solides garanties sur leur intégrité, enfin parce que cela permet de mener des politiques de long terme et non uniquement des missions et des projets ponctuels et temporaires.

Finalement la présence de fonctionnaire, qui s’inscrivent dans le temps long, permet de développer une vision plus conforme à ce qu’est la fonction publique et que je définis d’ordinaire par la reconnaissance de trois réalités : 1 : la fonction publique est une réalité collective ce qui rejoint la question de la responsabilité que nous avons évoquée, de la mutualisation et du travail en équipe ; 2 : la fonction publique est une réalité structurée, ce qui signifie que sa nécessité est consacrée par le temps, qu’il y a donc besoin de construire un ordre pour préserver des structures qui s’inscrivent dans une certaine permanence ; 3 : la fonction publique est une réalité de long terme, ce qui justifie en retour l’existence de structures, et la gestion du long terme implique une certaine prévisibilité pour pouvoir gérer et anticiper les besoin futurs pour s’y adapter, c’est à cela que sert aussi l’INSEE et la statistique publique.

Donc vous voyez bien qu’en application de cette triple réalité, collective, structurée et de long terme, il y a une place justifiée pour les contractuels mais une place restreinte au vu des buts poursuivis. C’est d’ailleurs symptomatique de voir la ministre de la Fonction publique, Amélie de Montchalin, justifier le recrutement de contractuels parce qu’il faut remplir des missions ponctuelles, des projets. A mes yeux,  c’est justement le problème, il manque une vision du temps long au-delà des projets. Et puis il y a une question éthique qui se pose : certes nous n’avons pas à les former, mais nous ne connaissons pas leur carnet d’adresse, ce qu’ils ont fait avant et où ils iront après…

LTR : Cela nous amène au deuxième thème : la mobilité publique / privée, je voudrais recueillir votre avis sur le sujet. Au-delà des impératifs déontologiques, de la prévention du conflit d’intérêts, il peut y avoir un intérêt, pour la fonction publique, à permettre la mobilité publique-privée, ne pensez-vous pas ?
Anicet le pors : 

Vous savez, je vais vous répondre en deux mots, en prenant l’exemple de la mobilité, dans son ensemble. Je pense avoir, à ce titre, donné l’exemple en passant 62 ans dans la fonction publique au sens large : j’ai été successivement ingénieur à la météo nationale, économiste au ministère des Finances, j’ai exercé des mandats politiques au niveau national, des fonctions exécutives au Gouvernement puis j’ai été juriste au Conseil d’Etat et Président de chambre à la cour nationale du droit d’asile, donc j’ai fait la démonstration de la mobilité.

J’ai fait écrire dans le statut des fonctionnaires, à l’article 14, que la mobilité était une garantie fondamentale. Si l’on est fonctionnaire et que l’on aspire à la mobilité, commençons donc par le faire là où on se trouve, si on est en administration centrale, on peut vouloir aller dans les services extérieurs. On doit permettre à des fonctionnaires de l’État de faire un passage dans la fonction publique territoriale ou hospitalière ou bien en entreprise ou organisme public par voie de détachement sans limite de durée. Si on réalise déjà la mobilité dans cet ensemble-là, dans la sphère publique, on répond en partie à la demande de mobilité qui peut légitimement s’exprimer.

Quant à la question de la mobilité publique-privée, celle-ci n’est pas exclue, les gens peuvent se faire mettre en disponibilité pour six années et au bout de cette période ils peuvent démissionner s’ils le souhaitent.

Il y a un livre intéressant de Laurent Mauduit, La caste, dans lequel il analyse le phénomène classique du pantouflage(1) au sein de l’Inspection générale des finances (IGF). Il montre que ce qu’il y a de nouveau c’est le phénomène de rétro-pantouflage, c’est-à-dire des inspecteurs des finances qui vont dans le secteur privé, se font un carnet d’adresses, et reviennent ensuite au sein de leur administration publique. Il y a donc un phénomène de captation de l’action publique. Il y a donc là un jeu de va et vient dont on ne pas dire qu’il soit très sain tout de même. Alors on peut réfléchir à élargir la durée de la mobilité au-delà de six années. Vous savez qu’il y avait même eu, à l’époque, un article de Bernard Tricot – ancien conseiller d’État – qui voulait interdire à des fonctionnaires ayant effectué plus de deux mandats parlementaires de réintégrer leur administration centrale !

On peut poser ces questions sur la mobilité publique-privée, mais il faut des garanties sur l’intégrité du fonctionnaire ainsi que sur l’intégrité des entreprises en question.

Références

(1)Le pantouflage est une pratique qui consiste, pour des hauts fonctionnaires dont les études ont été financées par l’État (dans des écoles tel que Polytechnique ou l’ENA), à quitter le secteur public pour rejoindre des entreprises privées, les entreprises privées rachetant à l’État, par une compensation financière, les années de service dues par le fonctionnaire à l’État, c’est ce que l’on appelle racheter « la pantoufle », d’où l’expression.

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Anicet Le Pors, météorologiste de formation devenu économiste, militant syndical, engagé au Parti communiste (PC), ancien ministre de François Mitterrand qui a donné son nom à la loi sur les droits et obligations des fonctionnaires, puis conseiller d’Etat et enfin sénateur, est à la fois un militant et un intellectuel, un homme politique et un serviteur de l’Etat. Il a consacré sa vie au service de l’intérêt général, de la théorie à la pratique. Il a accordé au Temps des Ruptures un long entretien que nous avons divisé en trois parties. L’occasion pour Le Temps des Ruptures de faire connaître aux jeunes générations cette grande figure de la gauche, son histoire mais aussi sa pensée exigeante et d’une actualité brûlante. Première partie consacrée à son parcours.
LTR : Comment, encore jeune homme, entrez-vous en politique ? 
Anicet Le Pors : 

Ma famille est originaire du Léon, qu’on appelle aussi « la terre des prêtres ». C’est en Bretagne, dans le Finistère plus précisément, la partie nord de la mâchoire. L’Eglise a régné sur ce lieu depuis des temps immémoriaux et, à travers mes parents et mes grands-parents, j’ai également reçu cet héritage chrétien. En 1929 ils montent à Paris, d’abord à Versailles puis en différents lieux de la ceinture rouge, pour s’installer enfin au Pré-Saint-Gervais. Pour ma part, j’y suis né en 1931, donc la suite je l’ai vécue ici. Mes premiers engagements politiques se sont faits en direction du christianisme social, du côté du Sillon(1), dont le fondateur est Marc Sangnier. J’étais abonné à la revue Esprit et à Témoignage Chrétien, et j’ai au demeurant décidé d’adhérer à Jeune République, issu du Sillon de Marc Sangnier, en lien avec le personnalisme(2) d’Emmanuel Mounier. Ce sont des noms qui ont été très connus à mon époque.

Mon premier métier, au départ, est d’être météorologiste, et ma première affectation fut à Marrakech. J’ai vu de mes propres yeux l’expérience de la colonisation. Je faisais le catéchisme aux Marocains et ai donc également découvert le clergé colonial, et tout ça m’a désenchanté de la religion. Et pourtant, j’avais failli devenir prêtre quand même ! J’ai adhéré à la CFTC (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens) en 1953, et déçu, j’ai transité vers la CGT, plus à gauche, en 1955. Je rentre en France vers 1957, et je me replonge dans le bain des météorologistes d’ici. Autour de moi, au travail, quasiment tous mes collègues étaient membres de la CGT et adhérents du Parti communiste (PC). J’étais soumis à un pilonnage politique mais, en réalité, je n’attendais que ça ! Ce qui finit par me faire adhérer au PC, c’est le vote sur la Constitution gaulliste en 1958(3). Le Parti communiste était le seul parti qui, dans son entièreté, appelait à voter contre ce qui deviendra la Ve République. Le référendum a lieu le dimanche, avec malheureusement une victoire du « oui », et j’adhère le lundi matin à 8h au PC. J’ai rempli mon bulletin d’adhésion, en expliquant à la personne en face de moi que j’adhérais sans joie, mais qu’il le fallait parce que le PC était le seul à avoir eu le courage de s’opposer au général De Gaulle. J’étais farouchement opposé aux institutions de la Vème République, et je le suis resté. Voilà comment je suis devenu communiste, d’une manière très administrative. Mais ça correspond quand même à des options de fond.

LTR : C’est intéressant parce que vous adhérez au PC dans les années 50, à l’époque où il est un parti de masse avec une teneur idéologique puissante. A l’époque Althusser règne en maître sur la pensée communiste en France, c’est l’intellectuel organique par excellence. Mais vous, vous n’avez pas ce fond marxiste quand vous adhérez ?
Anicet le pors :

C’est un peu plus compliqué que ça. Quand j’étais à Marrakech, je lisais en lecture croisée la Bible et le Capital. Celui qui a provoqué un déclic chez moi, c’est un jésuite, Pierre Teilhard de Chardin. Il a théorisé la loi de convergence complexité-conscience, c’est-à-dire que plus la société devient complexe, plus elle a conscience d’elle-même et de sa complexité. C’est donc un jésuite qui, indirectement, m’a fait adhérer au Parti communiste. Il répondait à une double préoccupation chez moi : sociale-chrétienne d’une part, et scientifique de l’autre – en raison de mon métier- qui me faisait penser que la raison devait conduire vers le progrès. Tout au bout du graphique théorique de Pierre Teilhard de Chardin il y avait un oméga, et chacun était libre d’y mettre ce qu’il voulait : Dieu ou la société sans classe.

LTR : Même si à l’origine votre adhésion est administrative, le travail institutionnel du PC a-t-il progressivement fait de vous un véritable communiste ?
Anicet le pors :

C’était déjà à l’œuvre avant en réalité. Si vous voulez, en raison de mes racines chrétiennes, j’étais a priori réticent lorsqu’on évoquait le communisme. Une fois que vous avez franchi le pas de l’adhésion au Parti, toutes les barrières mentales que vous aviez construites s’effondrent. Elles s’effondrent parce qu’elles avaient avant tout un intérêt rhétorique, pas toujours fondé. Et, à partir de là, je suis devenu un militant de base très actif, discipliné, libre de mes choix.

LTR : Jusqu’à votre entrée au Comité central du Parti en 1979, quelles étaient vos fonctions au sein de l’appareil partisan ?
Anicet Le Pors :

Dans les années 60 et 70 j’ai essentiellement été un militant de base. Vous savez, ça peut étonner aujourd’hui, mais au Parti communiste ceux qu’on faisait monter c’étaient les militants ouvriers avant tout ! On ne regardait pas les intellectuels comme des acteurs du pouvoir, des cadres du Parti. Ils sont des références idéologiques, ils font de la pratique théorique, mais ils ne forment pas l’équipe dirigeante.

LTR : Et quelles étaient vos thématiques privilégiées en tant qu’intellectuel du Parti ?
Anicet Le Pors : 

Progressivement, on m’a regardé comme un expert au sein de l’appareil partisan. J’étais l’un des économistes majeurs du Parti. J’étais responsable des nationalisations et de la politique industrielle, ce qui m’a amené à rédiger cette partie-là du Programme commun(4) avec Didier Motchane et Jean-Pierre Chevènement.

En réalité la majorité de mon activité militante se déroulait à la CGT, et je pense avoir été globalement un bon militant syndical. Quand j’étais au Maroc je m’ennuyais un peu, donc je me suis inscrit en L1 de droit à Marrakech en parallèle de mon travail. Juste pour passer le temps. Et puis après ma première année validée, j’ai arrêté. Et en rentrant en France, j’apprends par hasard que l’économie – qui n’était à l’époque qu’une option de la licence de droit – devient un cursus à part entière. Et j’apprends que, si l’on a déjà une année en droit, on peut la faire valoir en licence économique. Donc évidemment je m’inscris ! C’est au moment du quatrième plan, le plus scientifique, donc à la CGT on critiquait farouchement De Gaulle. Mais c’était médiocre. Je me souviens d’un congrès général de la CGT où Benoit Frachon, secrétaire général de la CGT, disait en ouverture de son discours, « le quatrième plan plan plan rantanplan ». Ça m’a choqué. Si on traite des affaires générales avec une telle désinvolture on a forcément tort.

Cette affaire a eu lieu en même temps que l’ouverture de la licence de sciences économiques, donc j’ai décidé de m’y inscrire pour, ensuite, développer la culture économique de mon syndicat. J’ai fait ma licence, puis un DES (diplôme d’études supérieures). J’ai eu des professeurs remarquables, qui venaient presque tous de la Résistance. Je me suis inscrit pour une thèse que je ne soutiendrai qu’en 1975, avec Henri Bartoli, intellectuel catholique et résistant que j’aimais beaucoup. Le thème de la thèse était « les transferts entre l’Etat et l’industrie ». Ça a donné lieu à un livre, édité au Seuil, paru en 1977, dont le titre est les béquilles du Capital. Sous-entendu, le Capital ne peut tenir que par le financement public de l’Etat, pour lutter contre ce que les marxistes appelaient la baisse tendancielle du taux de profit(5). Tout ça se tient, politiquement, professionnellement, etc. J’en tiens un enseignement philosophique : on ne sait pas où on va, mais on y va. Il faut accumuler des potentiels, il faut penser qu’à tel moment, telle action est essentielle. A un moment, l’opportunité se présente.

LTR : En parallèle de votre parcours militant, comment se poursuit votre métier de météorologiste ? 
Anicet Le Pors :

En 1965, alors que j’étais météorologiste, Valérie Giscard d’Estaing, alors ministre de l’Economie, crée la direction de la prévision. Giscard, homme de droite, avait rempli cette direction de communistes et de gauchistes, c’est étonnant quand même ! On devait s’occuper des prévisions macroéconomiques, et pointait déjà ce qu’on appelle la RCB, la rationalisation des choix budgétaires. Moi j’étais un canard noir là-dedans, il n’y avait quasiment que des normaliens ou des polytechniciens, de grands intellectuels. C’est assez drôle parce qu’on alimentait aussi bien le cabinet du ministre, que les journalistes de gauche, tout aussi bien que les partis socialiste et communiste ! Puisqu’il s’agissait de faire des prévisions, pourquoi pas les mettre au service du Programme commun. On a mis le Programme commun en musique comme les budgets de la Nation. Pendant trois ans, j’ai travaillé comme jamais, même le samedi et le dimanche. Les gens un peu snobs disaient de moi que je n’étais pas très intelligent, mais que je bossais bien, ça me suffisait amplement. Mais alors arrive mai 68. Tout bouillonne, on se retrouve à la cantine en assemblée générale, et là je suis obligé de me démasquer. Mes collègues découvrent que je suis un marxiste ! Ils tombent des nues, ils voient qu’en plus d’être bosseur, je suis bon orateur. J’ai, à cause de cela, toujours eu beaucoup d’admiration pour VGE. Il a pris le risque de prendre un paquet de marxistes dans son ministère, pour lui fournir des idées économiques nouvelles et qui le surprennent.

LTR : Vous avez adhéré au Parti communiste, vous avez participé à la rédaction du Programme commun, vous avez été dans l’appareil d’Etat, mais vous n’avez jamais fini par adhérer au Parti socialiste, contrairement à beaucoup d’autres. Pourquoi ?
Anicet Le Pors : 

C’est culturel, presque viscéral. Je dirais que je n’ai pas confiance en eux. J’ai vu trop de retournements de veste chez les socialistes. A l’époque, pour citer quelques noms, Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane ou Jacques Fournier étaient d’ardents défenseurs de la propriété publique. Mais Jacques Fournier – qui est toutefois resté un ami jusqu’au bout – n’a jamais pu, par exemple, se départir de son appartenance de caste, il a bifurqué sur une théorie vaseuse de l’Etat stratège. Les socialistes ont évacué la question de la propriété. Au moment des gilets jaunes, j’ai publié une tribune dans L’Humanité, pour répondre à Philippe Martinez qui disait que les gilets jaunes, c’était le Front National. Et Fournier n’avait pas cru bon de s’intéresser plus que ça aux gilets jaunes. Son analyse sur eux tenait en une ligne : « le pauvre discours des gilets jaunes ». C’est montrer qu’on appartient à un monde qui ne connait pas le peuple. Quand son père était médecin, le mien était agent de manœuvre à la SNCF rue d’Hautpoul. On n’est pas du même monde. Ça ne me confère pas la moindre aristocratie populaire pour autant, mais ces gens-là ne connaissent pas le peuple.

LTR : Faisons un saut dans le temps. En mai 1981, François Mitterrand est élu Président de la République. En juin de la même année, les élections législatives portent à l’Assemblée une vague rose – 285 députés socialistes – à laquelle s’ajoutent 44 députés communistes. Comment se déroulent alors les tractations entre le Président de la République et le Parti communiste pour la nomination des ministres communistes ?
Anicet Le Pors : 

A aucun moment il n’y a eu de discussion avant le 22 juin 1981. Les seules négociations qui ont eu lieu se sont déroulées dans la nuit du 22 au 23 juin. On avait perdu au sein de la gauche contre les socialistes. Se posait alors la question de la participation au gouvernement. Est-ce qu’on va avec les socialistes ? Si on y va, sur quelles bases ? Pour quels ministères ? Avec combien de ministres ? J’étais alors élu au comité central depuis 1979, donc j’étais dans les proches de Georges Marchais. Je suis donc dans la boucle de négociation. Il y avait d’un côté Mitterrand, Mauroy, Bérégovoy, Fournier. Et côté communiste, Braibant, Le Pors, Fiterman, Marchais. La communication s’est faite à travers cette chaîne, dans cet ordre précis.

On était donc, le 22 au soir, sur le canapé de Georges Marchais et on réfléchissait à ce qu’on devait faire. On était pour qu’il y ait une proportion de ministres correspondant aux voix obtenues aux législatives au sein de la majorité présidentielle. Mais Mitterrand, dans son livre Ici et maintenant, voulait que ce soit sur la base du nombre de députés à l’Assemblée. Ce qui, compte tenu du scrutin majoritaire aux législatives, a favorisé le Parti socialiste plutôt que nous. Avec leur calcul, ça devait faire 5,6 ministres communistes. Comment on pouvait compter ça ? Un ministre d’Etat ça fait 1,5 ministre ; et quatre ministres.

On mandate donc la délégation communiste pour transmettre cette demande aux socialistes, et on décide d’aller se coucher. Le lendemain matin je me retrouve dans le bureau de Georges Marchais avec Charles Fiterman. Marchais ne voulait pas aller au gouvernement. En fin politique, il savait qu’il y avait un risque à s’écarter de la direction du Parti. Georges Marchais s’adresse à Charles Fiterman et lui dit qu’il doit être le chef de file des ministres communistes. Il lui demande ce qu’il aimerait avoir comme ministère. Fiterman répond qu’il aimerait beaucoup les transports. Puis il se tourne vers moi et me demande quel ministère je souhaiterais obtenir. Je fais une synthèse entre mon passé syndical, ma connaissance de l’administration et ma qualification en politique industrielle et nationalisations : le croisement va vers les PTT(6). On fait donc savoir aux socialistes que Fiterman voudrait les transports et moi les PTT. Ils reviennent assez vite en disant « d’accord pour les personnes, d’accord pour les ministères ».

On attendait la suite, on avait amorcé la pompe. Mais rien ne vient. Bon, on va manger. On contacte Pierre Mauroy après déjeuner pour lui dire « et la suite ? » Mauroy nous dit que le Président Mitterrand dit que c’est terminé. Pas d’autres ministères. Georges Marchais devient furieux et fait savoir à Pierre Mauroy qu’on ne participera pas au gouvernement. Deux ministères c’était ridicule. Mais finalement, après un long travail de Fournier et Braibant dans un café place de la République, on apprend qu’on nous accorde quatre ministres dont un ministre d’Etat. On apprend tout de même que Louis Mexandeau refuse de me laisser les PTT : étrange. Bon, finalement, Charles Fiterman aux Transports ; Jack Ralite à la Santé ; Marcel Rigout à la Formation professionnelle ; et moi-même à la Fonction publique et aux Réformes administratives, délégué auprès du Premier ministre Pierre Mauroy. J’ai accepté parce que je m’entendais bien avec lui, et surtout ministre délégué au Premier ministre c’est, dans la hiérarchie, plus haut qu’un ministre ordinaire ! Ça fait 1,25 ministre. Donc on finit à 4,75 ministres.

LTR : Comment, après seulement quelques années au gouvernement, vivez-vous le fameux « tournant de la rigueur »(7)?
Anicet Le Pors : 

En mars 1983, Mitterrand laisse tomber les orientations du Programme commun pour s’aligner sur Thatcher, Reagan et Kohl, qui avaient été élus respectivement en 1979, 1980 et 1982. C’est le début du néolibéralisme dans le monde. La France n’est pas « en phase » avec ce nouvel ordre mondial. C’est pour cette raison que les communistes décident, en 1984, de quitter le gouvernement.

LTR : Comment se passe, au sein du PC, et à travers les échanges entre le PC et le PS, les discussions autour de la sortie ou non du système monétaire européen (SME) (8) ? Quelle est alors la position du PC ?
Anicet Le Pors : 

En conseil des ministres, Chevènement fait un beau discours pour essayer de conserver la politique socialiste, et donc sortir du SME. Il ne souhaite pas du tournant de la rigueur. J’interviens également à ce fameux conseil des ministres. Je ne dis rien d’extraordinaire, mais j’apporte ouvertement mon soutien à Chevènement, qui était la bête noire des libéraux du PS. Jacques Delors dit alors, en me regardant : « il ne peut pas y avoir deux lignes au gouvernement ». La position du PC était la même, on voulait sortir du SME et poursuivre une véritable politique sociale au service du peuple. Mais le Parti n’est pas beaucoup intervenu malheureusement.

LTR : Comment se déroule alors, en 1984, le départ du gouvernement des quatre ministres communistes ?
Anicet Le Pors : 

Le matin du 18 juillet 1984, on avait voté au Parti, au bureau politique, le maintien des ministres dans le gouvernement. Et Georges Marchais, alors en vacances, est prévenu. Il rentre immédiatement à Paris. Il arrive l’après-midi de ce vote, et impose finalement que l’on vote le départ des ministres.

LTR : Faisons une nouvelle fois un bond en avant. En 1993, vous quittez le comité central du Parti, et en 1994 le Parti communiste lui-même. Comment, personnellement, vivez-vous progressivement cette rupture ?
Anicet Le Pors : 

Je décortique, dans un livre intitulé Pendant la mue le serpent est aveugle, cette mécanique de ma séparation progressive avec le PC. Avec l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en URSS, on voit en France se développer des nouveaux courants dans le Parti communiste, qui veulent le refonder ou le renouveler. J’en faisais partie. On voulait en France la même libéralisation de l’appareil partisan que ce que faisait Gorbatchev avec sa perestroïka (9). J’étais très libre contrairement à d’autres camarades. J’ai toujours travaillé en dehors du Parti, à la météorologie ou à la direction de la prévision, je n’ai jamais été entièrement inféodé au Parti. Depuis 1985 j’étais de plus au Conseil d’Etat, je n’étais pas dépendant financièrement du Parti communiste, alors que mes camarades l’étaient.

Ils avaient, et ça peut se comprendre, peur de perdre leur poste en critiquant l’appareil politique. J’avais plusieurs revendications en 1990 : 1° supprimer le discours fleuve au début de congrès qui ne servait à rien ; 2° pas de vote sur le rapport introductif au bureau central – parce qu’on discutait puis votait sur un texte sans le modifier, ça ne servait à rien ; 3° la fin du centralisme démocratique (10). Finalement, tous ces points m’ont été accordés quelques années plus tard. J’avais satisfaction sur tout. Je me suis alors dit que j’étais en train de me faire avoir, « il faut tout changer pour que rien ne change » comme dit l’adage. C’est pour ça que je démissionne du comité central en juin 1993, parce que je considérais qu’on se foutait de ma gueule, je ne croyais pas à leurs faux changements. En 1994, je quitte définitivement le Parti communiste, que j’avais rejoint près de quarante ans plus tôt. La même année, je rejoins Chevènement – qui avait quitté le PS – sur une liste aux européennes. La liste a quand même de la gueule. Numéro un, Chevènement, numéro deux, Gisèle Halimi, numéro trois Le Pors. J’ai également suivi Chevènement aux présidentielles de 2002, et ça n’a pas été plus chanceux. Avec le recul, je pense qu’il lui a manqué un 18 juin…

LTR : Pour avoir la stature d’un De Gaulle ?
Anicet Le Pors :

Non, pour avoir une opportunité, une brèche historique où se glisser. Il lui a manqué le coup du destin. J’ai longtemps conservé des rapports amicaux avec Chevènement, un peu moins maintenant parce que je trouve qu’il vieillit mal [rires]. De la même manière, j’ai toujours de très bonnes relations avec les communistes. Tous les deux ou trois mois, l’Humanité me demande d’écrire un article pour eux. Mes amis communistes me disent souvent « toi au moins, tu n’as pas adhéré au Parti socialiste ! »

Références

(1) Mouvement politique fondé en 1894 qui vise à rapprocher République, ouvriers et catholicisme.

(2) Mouvement spirituel et philosophique, fondé sur le respect de la personne humaine, qui se voulait une troisième voie entre le capitalisme débridé et le fascisme.

(3) Le référendum constitutionnel du 28 septembre, qui fonde notre Ve République, est approuvée par 82,6% des Français. Il instaure un régime, quoique toujours parlementaire, qui donne un certain pouvoir au Président de la République.

(4) Le Programme commun est le programme de gouvernement adopté en juin 1972 entre le Parti communiste et le Parti socialiste. En 1977, cette alliance programmatique est rompue, mais le programme du PS en restera profondément imprégné lors de la rédaction de son programme présidentiel de 1981.

(5) En résumé, cette théorie marxiste indique que les capitalistes, pour augmenter leur productivité, sont obligés d’avoir de plus en plus recours à du Capital (machines par exemple) plutôt qu’à du Travail. Or, en théorie marxiste, le profit vient de la valeur ajoutée du Travail. En conséquence, si on diminue la part du Travail dans le mode de production, la valeur ajoutée – donc le taux de profit – diminue.

(6)Postes, télégraphes et téléphones. Administration disparue en 1990.

(7) Bifurcation libérale du gouvernement socialiste en mars 1983 qui décide, pour s’aligner sur l’idéologie libérale de la mondialisation, de tourner le dos aux réformes sociales majeures du début du septennat de Mitterrand.

(8) Système monétaire européen, système instauré en 1979 qui avait pour dessein de resserrer les convergences entre monnaies européennes.

(9) La perestroïka était la grande réforme de la bureaucratie soviétique lancée par Gorbatchev pour impulser un nouveau dynamisme à l’URSS alors calcifiée. Avec la glasnost (politique de transparence et d’ouverture), la perestroïka furent les deux piliers de l’ère Gorbatchev rompant avec l’immobilisme de l’ère Brejnévienne.

(10) Le centralisme démocratique est un concept marxiste-léniniste qui renvoie à l’organisation du parti communiste. En principe, la liberté de parole doit y être consacrée, les débats encouragés, mais une fois le vote effectué c’est l’unité d’action qui prime. 

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Anicet Le Pors, une vie au service de l’intérêt général (3/3) : utilité commune et intérêt général

Dernière partie de notre série d’articles retranscrivant le grand entretien que nous a accordé Anicet Le Pors. Après une première partie consacrée au parcours de l’ancien ministre et une seconde dédiée aux thèmes essentiels de la propriété et de la fonction publique, nous abordons désormais la question de l’intérêt général et de la participation des travailleurs du secteur privé à l’utilité commune. L’occasion de revenir ici sur la figure envahissante du « manager » qui s’impose de plus en plus au sein de l’Etat et aussi de tracer quelques perspectives de changement pour l’avenir.
 

LTR : Je voudrais que nous abordions la notion d’intérêt général qui revient souvent dans vos écrits, comment définiriez-vous cette notion essentielle ?

ALP : Grande question que l’intérêt général ! La théorie néoclassique a essayé d’en proposer une définition minimale dont le principe de base est le suivant : l’individu est un agent économique et un être rationnel, qu’il soit producteur ou consommateur. Il faut donc lutter contre les causes qui peuvent entraver la rationalité du choix. Or la cause principale est l’asymétrie d’information qui existe dans les relations économiques (entre consommateurs et producteurs, entre producteurs, etc…). Le meilleur moyen pour garantir la rationalité du choix de l’agent sans que celui-ci ne soit trompé et remédier à l’asymétrie d’information est de mettre en œuvre les conditions de la libre concurrence[1]. Si ces deux conditions, dont l’une entraîne l’autre, sont réunies (libre concurrence et symétrie d’information) on parvient alors à un optimum social qui est ce que la théorie néoclassique entend par intérêt général.

Le manquement fondamental de la théorie néoclassique est justement, et c’est un lieu commun, qu’elle réduit le citoyen à un agent économique, à un consommateur. Cela limite tout de même drastiquement la portée de la notion d’intérêt général.

Il y a une réflexion féconde, dès la seconde moitié du XIXe siècle, sur la notion de service public justement, c’est ce qu’on a appelé l’école de Bordeaux menée par Léon Duguit, qui a donc très vite rencontré la question de l’intérêt général et a considéré, c’est aujourd’hui une ligne directrice du Conseil d’Etat, qu’il n’appartient ni au juge ni au Conseil d’Etat de définir l’intérêt général et que cela relève du pouvoir politique. Mais, et c’est là le paradoxe, le Conseil d’Etat considère qu’il relève de sa compétence en un sens, de reconnaître là où se trouve l’intérêt général. Par exemple, le Conseil d’Etat dit que l’égalité entre femmes et hommes ou bien la continuité du service public sont des principes d’intérêt général.

LTR : Cette fiction juridique est intéressante puisqu’elle fait de l’intérêt général un signifiant vide, une notion évolutive. Mais comment faire la distinction entre intérêt général et intérêt de l’Etat, ou bien, parce que la notion existe en matière pénale, entre intérêt général et intérêts fondamentaux de la Nation ?

ALP : L’Etat est le fondement, le lieu de sécrétion de l’intérêt général puisqu’il est l’instrument politique suprême. Donc c’est l’Etat qui dit l’intérêt général, nécessairement. Un cas où intérêt général et intérêt de l’Etat deviennent antagonistes, c’est la Révolution de 1789. Quand la Révolution est advenue, la nouvelle contradiction a été, à ce moment, entre les citoyens et l’Etat, avec d’ailleurs pour les citoyens une déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et pour l’Etat, une constitution.

L’intérêt général est, dans l’absolu, une notion contradictoire : il n’y a pas d’intérêt général qui puisse être défini, fixé une fois pour toute, et on peut s’en féliciter.

L’intérêt général se manifeste par le peuple, dans la forme des différentes structures (partis, mouvements, syndicats, associations, fondations, etc…) qui émergent et sont la traduction, dans le champ politique, de la pluralité de la notion. Et c’est le vote qui tranche.

Par exemple, il faut bien admettre que les Gilets jaunes ont été des acteurs de l’intérêt général, en même temps que de leur intérêt tel qu’ils le concevaient.

L’intérêt général, comme la laïcité, sont des processus de création continue, ils existent sans jamais être parfaitement identifiables et ils évoluent. Il faut admettre la contradiction. Si on ne l’admet pas on érige un dogme et à ce moment-là, c’est fini ! Le Conseil d’Etat joue un rôle très important pour assurer la plasticité de la notion, un rôle ambigu mais tout à fait essentiel.

LTR : Vous faites une histoire des grandes tendances qui ont structuré l’Etat, la première est un mouvement croisé de sécularisation / affirmation dont vous faites remonter l’origine à Philippe le Bel, la seconde sur la socialisation croissante du financement des dépenses essentielles pour maintenir la cohésion de la société…

ALP : Je commence effectivement toujours mes conférences par une référence à Philippe Le Bel, mais je pourrais remonter plus loin encore je pense.

Pour vous répondre brièvement, j’ai toujours dit et répété qu’aucun président de la République ne parviendrait à faire baisser les prélèvements obligatoires. Lorsqu’un candidat à la présidence explique dans son programme qu’il va supprimer plusieurs centaines de milliers d’emplois publics et baisser de X% les dépenses publiques, c’est toujours en vain, et pour une raison simple : parce que la pression des besoins dans une société comme la nôtre est au mieux constante, si ce n’est croissante.

LTR : C’est toute la question, sur la socialisation croissante de ces dépenses, comment peut-on l’expliquer ? Est-ce une expression des besoins ? Un développement intrinsèque de l’Etat ?

ALP : Je pense que la réponse apportée par Emmanuel Macron à la crise économique liée à l’épidémie de covid-19 est un bon exemple : alors même qu’Emmanuel Macron est un pur produit du néolibéralisme, il a été le président du « quoiqu’il en coûte ». Ce n’est pas pour ça que c’est un grand réformateur ou un révolutionnaire mais il y a, si vous voulez, une pression des besoins qui est évidente. Mais, pour être parfaitement honnête, ce que je dis là, sur la socialisation croissante des dépenses, c’est une observation, un constat empirique indéniable, mais je ne suis pas en mesure de l’expliquer. Je pense que c’est un champ justement qu’il faut davantage investiguer !

LTR : Vous évoquez régulièrement la possibilité de créer un véritable statut des salariés du secteur privé, c’est une idée très intéressante. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

ALP : C’est une histoire qui vient d’un peu loin… Dans la décomposition ambiante, il y a aussi la pensée syndicale qui est un peu décomposée aujourd’hui. Sous la direction de Bernard Thibault, il y a eu, aux alentours des années 2004-2005, un congrès durant lequel a été mis en avant l’idée d’un nouveau statut du travail salarié. C’était l’une des conclusions du congrès et l’on avait chargé Mireille Dumas, longtemps membre du CESE et ancienne fonctionnaire des postes, de réfléchir à ce sujet. Elle n’avait rien trouvé de mieux à faire que de proposer d’en finir avec le statut pour le remplacer par une convention collective pour l’ensemble des salariés du secteur public !

En 2009 la CGT a repris cette proposition dans un numéro du Peuple : puisqu’il y avait à l’époque 15% de contractuels au sein de la fonction publique, ils se sont demandé s’il était finalement  opportun de différencier le droit du travail entre fonctionnaires et salariés du privé. Certains sont allés jusqu’à dire qu’au fond, le statut était assimilable à une convention collective pour salariés de la fonction publique. Je me suis élevé contre cette idée complètement aberrante en bureau confédéral. Je leur ai dit qu’ils faisaient tout à fait fausse route, qu’un tel projet entérinait la dissolution de l’intérêt général, de l’idée même de service public et consacrait le manager comme figure de proue de la société, y compris au sein de la sphère publique. Ils se sont amendés en 2011 mais enfin ils avaient failli tomber dans le panneau !

Partant de cette mésaventure, j’ai voulu apporter une réponse à cette question de l’avenir du salariat, notamment dans le secteur privé. Il m’a semblé qu’il fallait défendre l’idée ancienne que la référence en matière de droit social devait demeurer le statut des fonctionnaires, et surtout pas le droit du travail privé.

L’idéal défendu dans le statut me semble être une bonne boussole. Donc j’ai considéré qu’à partir du code du travail on pourrait et on devrait créer quelque chose comme une « sécurité sociale du travail » par exemple ou bien une sécurisation des parcours professionnels. C’est-à-dire inscrire dans le code du travail un socle minimum de grands principes, droits et devoirs qui consacrent la participation des salariés du privé à l’utilité commune. Je plaide donc pour que ces derniers bénéficient de certaines garanties qui ne sont pas celles accordées aux salariés chargés de la défense de l’intérêt général, les fonctionnaires, mais suffisantes pour leur conférer une dignité au travail consacrant leur utilité dans la société. J’ai fait un article à ce sujet dans la revue de droit du travail de mars 2010, donc avant la remise au point de la CGT de 2011 mais après l’article de 2009.

L’idée était de consolider par la loi, et non par décret comme pour une convention collective, le statut des salariés du privé, d’où le titre : « statut législatif du travailleur salarié du secteur privé ».

Parallèlement, j’ai toujours défendu une approche en cercles concentriques afin de défendre les droits des salariés. Premièrement, je pense qu’il faut favoriser les échanges entre représentants des trois fonctions publiques (fonction publique d’Etat, fonction publique territoriale et fonction publique hospitalière). Aujourd’hui les représentants de ces trois sous-ensembles du fonctionnariat ne se rencontrent pas suffisamment.

Le second cercle est élargi aux salariés du secteur public qui jouissent d’un statut, donc les salariés de la SNCF, de la RATP, d’EDF, etc… Ce second cercle englobe tous ceux qui sont aujourd’hui des salariés « à statut » pour ainsi dire et qui ont intérêt à travailler ensemble.

Le troisième cercle est, bien entendu, celui des salariés dans leur ensemble, donc des salariés du secteur public et du secteur privé, afin déjà de faire taire cette rivalité ridicule et encouragée par certains cyniques et qui dépeint les fonctionnaires comme des nantis qu’il faudrait aligner sur le régime privé. D’où l’idée d’un statut du salariat privé qui tendrait davantage vers l’idéal qui transparait dans le statut général des fonctionnaires de participation à l’utilité commune.

LTR : Comment définir la figure contemporaine du manager, consacrée au sein de l’Etat depuis maintenant une vingtaine d’années avec la mode du New public management, et pourquoi est-elle insoluble dans l’idée même de service public ?

ALP : Ça se comprend tout à fait si vous analysez la loi organique relative aux lois de finances (LOLF, qui fixe la structure des lois de finances de l’Etat ainsi que ses modalités d’examen par le Parlement, ndlr) et la réforme générale des politiques publiques (RGPP, politique publique mise en œuvre sous Nicolas Sarkozy visant à réformer en profondeur le fonctionnement de l’Etat, ndlr). Pour la RGPP, Nicolas Sarkozy avait fait appel à des cabinets privés pour déterminer ce qu’il fallait supprimer au sein de l’Etat comme services et comme politiques publiques, et le cabinet avait inventorié environ trois-cents mesures. Idem pour la LOLF, qui consacre l’asymétrie entre les différents types de crédits (dépenses d’investissements, dépenses de fonctionnement, dépenses de personnels, dépenses d’intervention, dépenses d’opérations financières) et segmente les budgets en créant des catégories pour lesquelles les dépenses sont non-fongibles (par exemple vous pouvez utiliser les crédits de personnels pour toute autre dépense, mais l’inverse est impossible). Si vous ajoutez à cela le principe d’annualité budgétaire, et le principe de performance, omniprésent, vous comprenez qu’il devient difficile de mener une politique publique de long terme.

Mais, si vous voulez, l’irruption de cet esprit managérial dans la gestion de l’Etat, c’est quelque chose qui fleurit d’anecdotes que j’hésiterais même à raconter. Par exemple, la loi du 6 août 2019 sur la transformation de la fonction publique consacre le principe selon lequel le rôle du chef d’équipe est de lever toutes les contraintes qui peuvent gêner le travail de son équipe et, en particulier, c’est à lui que revient de mettre en place les lignes directrices de gestion qui sont décidées « en haut » et qui descendent. Et la seconde chose gênante, c’est bien entendu les batteries d’indicateurs toujours plus importantes pour mesurer la performance. On ne juge donc plus du tout les fonctionnaires par rapport à leur responsabilité ou à l’idée qu’ils se font de l’intérêt général, on leur demande simplement de rendre des comptes. C’est une régression par rapport à la conception du fonctionnaire citoyen.

 Le rapport Silicani (livre blanc sur l’avenir de la fonction publique, rendu en 2007 au Gouvernement par le conseiller d’Etat Jean-Ludovic Silicani, ndlr) , diligenté par Nicolas Sarkozy, et qui a été mis en échec fort heureusement, avait trois objectifs : faire échec à la loi par le contrat (recours massif aux contractuels) ; faire échec à la fonction par le métier (favoriser l’organisation de la fonction publique en métiers, c’est-à-dire en compétences) ; faire échec à l’efficacité sociale de la structure et du collectif par la mesure de la performance individuelle. Et qu’est-ce que l’efficacité sociale ? C’est nécessairement plus vaste que la performance économique. Lorsque je travaillais à la direction de la prévision, nous avions commencé à travailler sur ce sujet, à essayer d’établir des grilles multicritères pour traduire la pluridimensionnalité de la notion, mais cela était difficile.

Je vais vous donner un exemple amusant : on nous avait à l’époque demandé de déterminer l’utilité sociale d’un barreau d’autoroute et dans le rapport coût / avantage du barreau d’autoroute, on avait marqué : dédommagement du pretium doloris (compensation financière, ndlr) du chagrin de la veuve des futurs accidentés de la route. Autrement dit nous ne savions pas faire autrement que de tout monétiser ! On ne savait pas prendre en compte ce que Marx appelait la valeur d’usage, on ne savait, en bons économistes, qu’évaluer la valeur marchande. C’est un problème théorique majeur parce que les valeurs d’usage ne sont foncièrement pas commensurables. D’où la nécessité de compenser le handicap théorique et économique par la démocratie : si ce n’est pas mesuré ni mesurable, on discute, et chacun fait valoir la valeur d’usage qu’il accorde au fait considéré.

Il y avait une méthode qu’on appelait la méthode ELECTRE (élicitation et choix traduisant la réalité, ndlr) : face à un problème pour lequel on ne sait pas évaluer correctement, on réunit des gens qui sont parties-prenantes et on leur soumet un QCM, puis on produit des statistiques à partir de l’agrégation des réponses. Puis on leur présente cette statistique moyenne et on les invite à se positionner par rapport à celle-ci, c’est-à-dire qu’ils peuvent reconsidérer leur choix initial après avoir pris connaissance de la moyenne ou de la médiane. L’idée sous-jacente était que chacun prendrait en compte le choix moyen ou médian, c’est-à-dire l’opinion de l’autre et donc que les résultats finiraient par converger. Evidemment, avec ce type de méthode on court un risque, car on peut converger sur un argument démagogique par exemple, mais la méthode était intéressante.

Tout ça pour vous dire que lorsqu’on arrive au bout des capacités de calcul, la démocratie, la délibération doit prendre le relais. Ce qui n’empêche pas ensuite de retrouver une approche statistique pour objectiver le résultat de la délibération.

LTR : Une dernière question, très générale, sur le siècle que nous vivons et que vous qualifiez, dans le sillage d’Edgar Morin, de siècle des métamorphoses. Voyez-vous aujourd’hui se dessiner le point d’arrivée de cette métamorphose ?

ALP : Je ne sais pas répondre à cette question, malheureusement. Je sais simplement qu’il y aura un point d’arrivée mais je ne sais pas ce qu’il sera. Si vous voulez, les contradictions sont aujourd’hui tellement exacerbées, on parle beaucoup du climat mais il n’y a pas que ça, il y a bien-sûr les inégalités ! Ça m’ennuie de ne pas savoir quelle sera la réponse, parce qu’il y aura bien-sûr une réponse. Je crois fondamentalement que le XXIe siècle sera l’âge d’or du service public, mais je ne pense pas que cela pourra advenir sans une catastrophe. Les nouvelles donnes n’arrivent jamais sans un état de crise particulièrement grave, et potentiellement violent. C’est pour cela qu’en l’état actuel je ne suis pas pour une constituante ou une nouvelle République. Pour qu’il y ait une nouvelle constitution, il faut trois choses : que la constitution présente soit récusée avec un quasi-consensus ; qu’il y ait une idée consensuelle sur ce que doit être la nouvelle constitution ; qu’un évènement de rupture se produise. Aucune de ces trois conditions ne sont réunies aujourd’hui. Une présidentielle n’est pas un évènement d’une ampleur suffisante, pour un changement profond, il faut un choc, un traumatisme, même si je ne peux pas le souhaiter.

Mais je pense malheureusement qu’il n’y aura pas non plus de gauche, de gauche nouvelle par simple évolution des modes de scrutin. Pour les jeunes comme vous, j’ai conscience qu’une telle réponse est pathétique et décevante, mais c’est aussi l’aventure de la vie ! J’ai connu l’occupation et la libération, j’ai vu des femmes tondues en 1945 ! J’ai connu tout cela, et je sais à quel niveau doit se situer l’ampleur du traumatisme pour qu’il y ait une vraie métamorphose, même si on ne peut pas préconiser ni souhaiter cela. C’est à vos générations de tracer une voie, de faire ses choix pour l’avenir !

Références

(1)Dans la théorie néoclassique, la libre concurrence est vue comme le moyen de lutter contre une tendance inhérente des agents économiques à vouloir organiser les conditions de l’asymétrie d’information à leur profit. La concurrence parce qu’elle donne le pouvoir de choisir entre différentes possibilités au consommateur, ou au producteur dans les relations entre producteurs, lui rend ainsi le pouvoir en incitant les producteurs à se conformer à la demande du consommateur pour gagner des parts de marché. C’est notamment pour cela que les lois sur la concurrence punissent particulièrement sévèrement la notion de cartel qui est une entente entre producteurs pour maintenir, dans un marché concurrentiel, une asymétrie d’information. Pour cela aussi que la question de la transparence est particulièrement prégnante dans les systèmes concurrentiels où les associations de consommateurs sont structurées et influentes.

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Les nouveaux oracles : comment les algorithmes prédisent le crime ?

L'État et les grandes transitions

Les nouveaux oracles : comment les algorithmes prédisent le crime ?

Entretien avec Vincent Berthet et Léo Amsellem
Comment établit-on des modèles prédictifs ? Comment les algorithmes sont-ils utilisés dans les domaines de la justice, de la police et du renseignement ? Quels sont les biais et les risques inhérents à une telle utilisation ? Enfin, quel impact les algorithmes prédictifs ont-ils sur notre système démocratique ? C’est à toutes ces questions que tente de répondre l’excellent ouvrage de Vincent Berthet et Léo Amsellem “Les nouveaux oracles, comment les algorithmes prédisent le crime ?”. Pour Le Temps des Ruptures, ils reviennent sur tous ces enjeux et tracent un nouveau compromis entre utilisation efficace et protection des libertés publiques.
LTR : A la lecture de votre ouvrage, la prégnance du champ lexical de la mythologie saute rapidement aux yeux. Vous parlez effectivement de nouveaux oracles, de différenciation entre mythe et réalité, de devins, etc… Considérez-vous que votre première tâche en tant que chercheurs et auteurs consistent à déconstruire le sensationnalisme qui peut entourer l’intelligence artificielle ?
L.Amsellem :

Absolument. On a joué autour de cet aspect littéraire. La volonté qui nous anime lors de l’écriture de cet ouvrage c’est de déconstruire l’ensemble des mythes qui existent autour des algorithmes. Il s’agissait de démystifier. C’est le rôle d’un chercheur, de celui qui veut s’inscrire dans un cadre de débat sérieux et sain. Et finalement on s’est rendu compte que les nouveaux oracles représentaient en réalité la crainte de ceux qui les rejettent de voir se former des “boules de cristal” prédictives. On a cherché à descendre d’un cran, à dégonfler cette bulle qui entoure l’IA pour regarder la réalité des systèmes qui y sont liés et leurs effets concrets.

LTR : L’axiome principal de la justice prédictive est de considérer que les comportements humains sont essentiellement prévisibles. N’y-a-t-il pas une forme de réductionnisme là-dedans ? Par ailleurs, cela s’oppose fondamentalement à l’idée démocratique selon laquelle les individus sont souverains et responsables de leurs actions.
V.Berthet :

Tout à fait. Les algorithmes prédictifs réveillent un vieux projet qui relève à la fois des sciences sociales et des sciences physiques qui est celui de la prédiction. Dans le livre nous parlons notamment de l’école de sociologie de Chicago et qui est l’exemple même de ce rêve. Leur approche des comportements humains passe par une quantification de ces derniers afin de mieux les prévoir. Les algorithmes prédictifs réactivent cette idée en exploitant la formidable opportunité que constitue le big data et la disponibilité des données massives. Or la question aujourd’hui est de savoir si le big data introduit un changement de degré ou un changement de rupture par rapport à ce projet de prédiction. A l’heure actuelle, étant donné les limites mentionnées plus haut, on peut dire qu’il y a uniquement un changement de degré dans le sens où les imperfections sont encore trop grandes pour parler de véritable rupture. On est très loin d’une prédiction parfaite et heureusement. Cela permet de préserver le libre arbitre du citoyen. Adolphe Quetelet au XIXe siècle avait déjà ce projet de quantifier les comportements humains.

LTR : Cette déconstruction du mythe vous la menez également sur le terrain de la critique technique. L’idée selon laquelle l’ère de l’IA et du big data se manifeste par la toute puissance des algorithmes en matière de prédiction vous semble fausse. Pouvez-vous revenir sur ce point ? Quelles sont les critiques régulièrement admises à ce sujet ?
V.Berthet :

Exactement. Aujourd’hui, on survend les capacités des algorithmes prédictifs. Les études publiées dans la revue Science notamment montrent qu’en réalité des modèles statistiques simples font aussi bien que les modèles prédictifs considérés comme complexes. L’exemple le plus patent de cela c’est une étude publiée en 2018 dans Science advances a décortiqué le fameux logiciel Compas utilisé dans de nombreuses juridictions américaines afin de prédire le risque de récidive de détenus et de non-comparution. En réalité, la société privée qui commercialise ce logiciel met en avant les capacités de ce dernier à analyser 137 facteurs. Mais dans les faits, l’étude de Science montre qu’un simple modèle d’analyse de 2 facteurs atteint le même niveau de précision que Compas. Ces algorithmes n’échappent donc pas à la règle de Pareto : l’essentiel de la performance prédictive relève en réalité de modèles statistiques très simples, notamment de régression, qui existaient bien avant l’avènement de l’IA. Voilà la première limite technique.

La deuxième limite est celle des potentiels biais qui peuvent affecter ces algorithmes. C’est en effet la base de données renseignée qui va alimenter les prédictions. C’est ce que résume la formule “Garbage in garbage out”. Aujourd’hui, quand ces logiciels sont vendus par des sociétés privées, rien ne garantit les conditions éthiques des bases de données qui sont exploitées.

LTR : C’est ce que vous dites également au sujet de Cambridge Analytica. Par ailleurs, aux Etats-Unis, la police utilisait l’IA (notamment le logiciel Predictive Police) afin de prévenir les crimes et délits. L’utilisation de ce logiciel a été interdite en raison des nombreux biais qu’il introduisait. Loin de prévenir les crimes et délits comme il était censé le faire, Predictive Police a participé à discriminer certains quartiers et certaines populations et à les prédisposer à commettre des délits et des crimes, permettant la réalisation d’une “prophétie autoréalisatrice”. Comment peut-on expliquer l’apparition de tels biais et comment les éviter ?
L.Amsellem :

Le logiciel dont il est question est celui qu’on appelle généralement PredPol. On ne peut pas dire que PredPol introduit des biais, en revanche il s’en nourrit à travers la base de données qui l’alimente. Ce qui signifie qu’à l’origine des données enregistrées il y a une action de police qui est biaisée ou bien une façon de récolter les statistiques de la délinquance qui l’est. En construisant un algorithme basé sur ces éléments de données on aboutit à une situation qui est discriminatoire. C’est une critique émise notamment par la chercheuse Cathy O’Neil dans son ouvrage Weapons of math destruction. Elle montre qu’avec la construction d’un algorithme sur des données biaisées, le risque n’est pas seulement de reproduire le biais mais bien de le répliquer à grande échelle. C’est ce qu’on constate aux Etats-Unis, notamment du fait de la ségrégation socio-spatiale qui existe dans ce pays.

PredPol n’a en revanche pas été interdit. Ce sont certaines villes qui ont décidé (notamment Los Angeles) de rompre leur contrat avec la société privée qui le commercialise. La question de savoir comment on évite l’apparition de tels biais est très compliquée. Cela nécessite de mettre en place un filet de sécurité tout au long du développement de l’algorithme : dès l’enregistrement des données. C’est ce que montre Aurélie Jean
(1)
, qui rappelle deux moyens de répondre à cette situation : toujours accompagner l’algorithme d’une expertise humaine (“human in the loop”), promue par Sara Hooker ; mettre en place un système d’autoévaluation tout au long de l’utilisation et du développement, voire dès le codage de l’algorithme, permettant d’identifier le plus tôt possible les biais.

LTR : Vous évoquez également dans votre ouvrage l’idée selon laquelle l’usage d’algorithmes prédictifs au sein de l’appareil judiciaire peut venir remettre en cause le principe d’individualisation de la peine. A l’inverse, il accentue la subsomption de cas particuliers sous une règle générale.
V.Berthet :

C’est effectivement une des questions de fond que pose l’utilisation de statistiques dans le cadre de la justice. Il y a un paradoxe : au début du XXe siècle, l’approche quantitative a été mise en oeuvre afin d’éclairer les décisions de justice et l’un des motifs donnés était justement de mieux connaître le criminel. Les statistiques pouvaient venir éclairer le cas individuel. D’ailleurs c’est ce que font les assurances dans la logique actuarielle. Paradoxalement, une fois qu’on utilise ces statistiques afin d’éclairer un cas d’espèce, on a l’impression que cette pratique contrevient au principe fondamental d’individualisation de la peine. Ce qui est vrai dans une certaine mesure. On a l’écueil possible de faire tomber chaque cas individuel dans la règle statistique. D’un autre côté, cette dernière peut éclairer des cas individuels.

Il y a néanmoins une limite de fond que présenteront toujours les outils statistiques : c’est ce qu’on appelle la critique de la jambe cassée. Dans les années 1960, un chercheur américain qui s’appelle Paul Meehl nous dit que si on utilise une règle mécanique (par exemple : tous les mardis tel individu se rend au cinéma), celle-ci peut se révéler vraie la plupart du temps ; mais si un jour l’individu en question se casse une jambe et ne peut pas aller au cinéma, la règle devient fausse. En d’autres termes, la règle statistique est statique, elle ne peut pas s’adapter au cas d’espèce. L’humain à l’inverse sera moins régulier que la règle statistique mais il peut s’adapter aux particularités lorsqu’elles se produisent. L’enjeu est donc de trouver le bon équilibre: avoir d’un côté la consistance de la règle statistique et de l’autre la capacité d’adaptation de l’être humain. Et donc dans le cas de la justice d’arriver à individualiser le cas que l’on traite.

LTR : Est-ce qu’il n’y a pas néanmoins une limite à la complémentarité entre algorithmes et raisonnements humains ? Les magistrats en France doivent remplir des tableaux statistiques, notamment le juge pénal, permettant d’évaluer leur activité. Quid d’une situation où des magistrats jugeraient dans un sens opposé à celui de l’algorithme et commettraient une erreur ?
V.Berthet :

Je cite cette collègue de droit privé à l’université de Lorraine qui nous dit “de la recommandation algorithmique à la justice algorithmique il n’y a qu’un pas qu’il est difficile de ne pas franchir dès lors que l’autorité de l’algorithme est difficilement contestable” (Florence G’Shell). La précision et la performance de ces algorithmes vont aller de manière croissante au cours de l’histoire et cela pose la question de la place de l’expertise humaine. Dans l’exemple que l’on prend il y a une complémentarité dans la mesure où l’algorithme est utilisé comme un outil d’aide à la décision. Mais la décision in fine est humaine. Si la plus value de l’appréciation humaine n’est plus significative cela veut dire qu’on se dirige vers une justice actuarielle. C’est-à-dire une justice dans laquelle, pour certains litiges, il n’y a plus d’intervention humaine. C’est l’ombre qui plane sur le futur de la justice.

LTR : Dans le cas de la justice civile ce n’est pas tant l’imperium du juge qui est remis en cause que la décision d’aller au contentieux. On voit les premières legaltechs, comme Case law analytics, qui fournissent au justiciable un service lui permettant de déterminer les chances qu’il a, en fonction des caractéristiques de son dossier, d’obtenir gain de cause devant le juge. Le risque est donc celui d’une déjudiciarisation. Cela entraîne également un recours accru à la médiation, or dans ce champ aussi des starts-up fournissent des solutions algorithmiques permettant de déterminer les chances qu’une médiation aboutisse. on met le doigt dans un engrenage dangereux pour l’accès a la justice.
V.Berthet :

Oui cela va dans le sens d’une déjudiciarisation. C’est précisément la consécration du principe “Minority Report”. C’est-à-dire le principe qui consiste à agir le plus en amont possible à partir d’une prédiction. Si je suis justiciable et que je veux intenter une action en justice, je sais, avec un intervalle de confiance précis, quelles sont mes chances d’échouer dans cette tentative. Je suis donc totalement désinciter à aller devant un tribunal.

Néanmoins on est encore au début de cette tendance. Les services proposés par les Legaltechs concernant la justice prédictive ont les mêmes défauts que ceux mentionnés plus haut pour les algorithmes. Ils sont aussi soumis à l’effet de Pareto.

LTR : Le salon Milipol s’est récemment tenu aux Etats-Unis. C’est un salon consacré aux innovations dans le domaine de l’intelligence artificielle. L’idée de ce salon est de pouvoir prévenir les délinquances du quotidien jusqu’aux attentats terroristes. Est-ce qu’il n’y pas finalement une course à l’IA autour du thème de la sécurité ?
L.Amsellem :

Le salon Milipol est un bon exemple de ce qui se fait en termes d’Intelligence Artificielle mais également de marketing autour de l’IA. Ce sont des entreprises privées qui présentent leurs solutions de la façon la plus avantageuse possible. Dans notre ouvrage, nous avons analysé système par système et logiciel par logiciel le niveau d’efficacité. Ce qu’on nous présente à Milipol doit encore faire l’objet de nombreux tests.

Il y a effectivement une demande de sécurité forte et un sentiment d’insécurité prégnant. On voit l’influence du continuum de sécurité : c’est-à-dire de l’imbrication entre les différentes mesures de prévention et de correction des délits et des crimes. Cela pose la question de la proportionnalité des outils que l’on doit utiliser en fonction du spectre où on se situe (petite délinquance ou attaque terroriste).

Il n’y a en revanche pas de toute puissance du renseignement technique dans la mesure où le renseignement humain continue d’être une source d’informations de grande qualité et qui présente une complémentarité. On observe une tendance à l’augmentation des budgets des agences de renseignement qui permet de ne pas démunir les services de leurs compétences traditionnelles.

LTR : Pouvez-vous revenir sur ce que vous appelez le compromis efficacité-liberté et la façon dont vous voulez en sortir ?
V.Berthet :

Le compromis efficacité-liberté c’est l’enjeu essentiel quand on essaye de mettre en perspective la question technologique dans le champ des libertés. Cet équilibre, c’est ce qu’on essaye d’expliquer dans le livre, il est difficile à trouver pour l’exécutif et le législateur, car ce n’est pas une question technique mais éminemment politique, un choix de société. L’épisode Covid a montré à quel point ces choix sont politiques : les pays du monde entier ont fait des choix différents, ceux de la France sont d’ailleurs révélateurs de son histoire. En matière de sécurité, il y a deux erreurs qu’on souhaite minimiser, que ce soit dans le cadre de la sécurité intérieure ou les attentats :

  • les faux positifs : quand on pense qu’une personne va commettre un acte criminel alors qu’elle ne l’aurait pas fait ;
  • les faux négatifs : une personne qui a priori ne passerait pas à l’acte mais qui le fait.

Ces deux erreurs ont des conséquences différentes. Des faux positifs, c’est un danger pour les libertés individuelles, les faux négatifs, c’est un danger pour la sécurité publique. La question c’est où on met le curseur, quelles erreurs on souhaite minimiser. Voltaire disait “mieux vaut se hasarder à libérer un coupable que condamner un innocent”. La technologie peut potentiellement nous permettre d’échapper à ce compromis et à cette idée que si on améliore l’efficacité c’est au détriment des libertés. L’exemple qu’on donne, même si il n’est pas parfait, est celui de la 1ère version de stop covid (devenue tous anti-covid). Le projet était d’avoir ce système bluetooth permettant de détecter les chaînes de contamination pour enrayer la vague épidémique. Cet outil respectait les législations RGPD et il pouvait apporter toutes les garanties en termes de respect des données individuelles. L’efficacité de stop covid a été limitée par le faible nombre de Français qui l’ont téléchargé et mis en œuvre. Si les citoyens français avaient fortement utilisé cet outil, il n’aurait pas présenté de risques pour les libertés et aurait contribué à enrayer l’épidémie. C’est le message de Peter Thiel, bien que figure controversée aux Etats-Unis : il est possible de concilier avec la technologie respect des libertés et efficacité. Pour converger vers des solutions qui satisfont ces deux conditions il faut expérimenter.

L.Amsellem :

La distinction qu’il importe de mettre en œuvre c’est de considérer que ce ne sont ni les algorithmes ni les nouvelles technologies qui permettront de sortir du compromis de  l’efficacité, mais ce qu’Aurélie Jean appelle la “pratique algorithmique”. Il ne faut pas penser que la technologie va nous sauver, mais sélectionner les bons algorithmes, au service d’un objectif fixé de manière commune avec un accord politique fort, assorti de l’encadrement juridique nécessaire et des contrôles a posteriori nécessaires. D’où l’importance d’associer la population civile pour trouver cet équilibre : ce n’est pas un sujet de chercheurs ni de technocrates, cela ne se décide pas dans un cabinet ministériel, c’est un contrat social 2.0 pour atteindre les buts politiquement visés, pour le faire de la manière la plus sécurisée possible et limiter les risques.

LTR :
Au-delà du compromis liberté-sécurité, cela pose la question de notre capacité, en tant que Français et Européens, à développer des outils souverains. Nous sommes dans cette espèce de course qui a une tendance à s‘accélérer, deux blocs, avec d’un côté les Etats-Unis et la Chine qui connaissent des avancées technologiques gigantesques et de l’autre le continent européen qui a du mal à se faire entendre sur ces enjeux, tant sur l’arbitrage entre libertés et sécurité que sur les libertés publiques. Une IA souveraine est-elle encore possible ou doit-on la considérer comme chimérique ?
L.Amsellem :

Des blocs se constituent et effectivement l’Europe pèse peu géopolitiquement sur ces sujets. C’est un problème, qui fait qu’on ne protège pas nos libertés. On s’interdit l’utilisation de certaines technologies, ce qui mène à ne pas développer d’outils souverains et une fois que l’urgence apparaît on finit par utiliser les outils des autres, qui sont déjà efficaces. Comme lors des attentats de 2015 et l’utilisation de Palantir pour l’analyse des métadonnées du renseignement intérieur ; ce qui est regrettable quand on sait que cela a été financé par le fonds capital risque de la CIA. A noter que l’Union européenne ou la France d’ailleurs ont une capacité, on a un gigantesque marché, des capacités importantes en termes de formation et capital humain, il n’y a pas de raison pour lesquelles on échouerait pourvu qu’on s’y mette tôt et qu’on ne bride pas l’innovation. Alors comment faire ?

Il y a la question du financement. En France un fonds, Definvest, a été créé en 2017 réunissant la BPI et le Ministère des Armées, similaire à ce que font les Américains, pour investir très tôt dans les pépites de la tech, tout en étant conscient que cela serait plus efficace de le faire au niveau européen, mais quand c’est un sujet souverain, cela reste encore difficile de le traiter à cette échelle. La France pourra peut-être profiter de la présidence de l’Union européenne pour mettre ces sujets sur la table. L’UE doit assumer son ambition d’Europe puissance. Elle a aussi un avantage comparatif fort sur le soft power normatif, sur la régulation : c‘est ce qu’on a vu avec le RGPD. On pensait que cela allait contraindre les entreprises européennes, mais c’est faux. Cela a permis d’encadrer les données, les libertés des citoyens, cela n’a pas bridé l’innovation ni bloqué les entreprises européennes. Cela a même été répliqué en Californie avec le CCPA. Dans ce cadre-là, que peut faire l’Union Européenne pour réguler sans obérer l’innovation ? La Commission européenne a identifié les algorithmes présentant un risque inacceptable, comme l’utilisation de la reconnaissance faciale à des fins de notation sociale. Pour le reste des algorithmes dans le domaine de la sécurité elle estime qu’il existe un risque élevé, dont l’utilisation doit être soumise à des conditions restrictives, afin de trouver un équilibre, comme la présence de systèmes d’évaluation et d’atténuation des risques, la qualité des bases de données utilisées, la traçabilité des résultats, l’information des gens que cela vise, un contrôle humain approprié pour réduire les risques. La Commission souhaite encadrer, contrôler, réguler mais pas brider l’innovation.

Pour un compromis efficacité-liberté il faut connaître l’efficacité. Pour cela il faut expérimenter et encadrer en proportionnant cela aux fins poursuivies afin de ne pas nous trouver vassalisés par des puissances étrangères plus avancées.

LTR : Finalement, l’Artificial Intelligence Act du 21 avril 2021 proposé par la Commission, rejoint beaucoup de points évoqués dans le livre.
L.Amsellem :

Absolument, on trouve qu’il y a une continuité entre la position que l’on développe dans le livre qui appelle à une vision pragmatique sur ces sujets-là, rigoureuse pour autant et celle de la Commission. Cela rejoint aussi un rapport remis en septembre par le député Jean-Michel Mis qui présente aussi cette vision du compromis efficacité-liberté qui est pragmatique tout en sachant que lorsqu’on souhaite légaliser un système il faut toujours créer des contrôles nouveaux, plus sérieux, ambitieux. On retrouve un équilibre déjà ébauché par la loi antiterroriste du 24 juillet 2015 qui encadre les pratiques d’analyse des métadonnées par les services de renseignement. Le fait d’encadrer des pratiques déjà existantes, cela évite de laisser un vide juridique. On crée également un organe permettant de contrôler les techniques de renseignement, la CNCTR donc on arrive à préserver le secret défense, contrôler l’action des services de renseignement et les encadrer par le droit.

LTR : L’exemple de 2015, démontre la logique d’encadrement-régulation : on légalise une situation de fait et on met en place un organe de contrôle s’assurant que le bornage mis en œuvre est respecté. Lorsqu’on arrive dans cette situation, cela pose la question de l’impossibilité de revenir en arrière.
L. Amsellem :

Il est vrai qu’il existe des effets de cliquet, quand on les met en œuvre on a du mal à revenir dessus, quand on abandonne une liberté c’est rare de la retrouver, à quelques exceptions près qui sont celles des systèmes peu efficaces. Par exemple pour PredPol, ce logiciel, bien qu’il continue à être utilisé et rentable pour certaines villes américaines, a été tué par deux facteurs à Los Angeles. D’abord, le facteur des biais raciaux que la recherche a largement couvert et qui a subi une pression politique suffisante pour l’interdire. Le deuxième facteur est un audit de mars 2019 de l’inspecteur général du LAPD qui n’arrive pas à conclure à l’efficacité du logiciel. A partir de ce moment-là, le concept efficacité-liberté est compromis : c’est une décision pragmatique prise par la ville de Los Angeles d’arrêter d’utiliser ce logiciel. On a eu aussi ce retour en arrière dans l’Oise ou la police utilisait aussi PredPol qui a été remplacé par Paved un simple logiciel de gestion, de cartes de chaleur, de représentation du crime plutôt qu’un logiciel d’intelligence artificielle prédictive. Il y a donc eu quelques retours en arrière.

Pour le renseignement, les effets de cliquet sont toutefois encore importants, car il est difficile d’évaluer l’efficacité de ces systèmes. D’où l’utilité d’avoir des inspections qui sont très fortes, soit la CNCTR (Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement) soit en France l’ISR (Inspection des services de renseignement) qui sert à cela également. Mais il n’y a pas suffisamment de contrôles parlementaires. Il existe la Délégation parlementaire au renseignement (DPR). Mais elle est limitée. Par rapport aux Etats-Unis, il y a certains pouvoirs qu’elle ne possède pas. Par exemple, elle n’a pas accès aux rapports des inspections. La DPR peut auditionner des responsables des services de renseignement mais uniquement des responsables. Mais entre ce que déclarent le directeur des services informatiques, le directeur d’une administration centrale, le directeur du renseignement, et ce que déclare l’agent dans la réalité de son quotidien il peut y avoir des différences. Le Senate Select Committee on Intelligence au Sénat américain possède ce pouvoir d’enquête et d’audition qui est total. C’est un contrôle parlementaire fort. En comparaison, la DPR demeure modeste. C’est aussi lié à sa naissance, elle a une dizaine d’années, aux Etats-Unis elle existe depuis le Watergate.

LTR : Cela pose la question du rapport entre technique et droit, dans quelle mesure le recours à des algorithmes dans des domaines régaliens est acceptable car ce sont des objets difficilement régulés par le droit. Quand il faut mettre le doigt dans le fonctionnement d’un algorithme, beaucoup de juristes en sont incapables car ce n’est pas leur domaine de spécialité. Comment réguler l’usage d’ un algorithme quand celui qui régule n’est pas celui qui produit ?
L.Amsellem :

On touche ici à l’essence même des algorithmes. Effectivement, le juriste n’a pas de prise sur le fonctionnement concret des algorithmes, ni sur leur évaluation. Il faut différencier techniquement les algorithmes explicites et implicites. Quand l’algorithme est explicite, il suffit de regarder l’arbre de décision, demander à l’ingénieur, c’est assez simple à réguler. Mais les algorithmes fonctionnent de plus en plus avec du deep learning ou du machine learning. C’est plus complexe car on ne sait pas quel raisonnement l’algorithme a utilisé, à partir de la base de données, pour arriver à une solution. Comment encadrer par le droit un raisonnement qui est une boîte noire ? Comment rectifier ce défaut essentiel des algorithmes ? Il existe des façons de le faire, imparfaites et encore à l’étude.

Une réponse est de respecter le principe de proportionnalité dans l’usage des algorithmes. A quelles fins on utilise un algorithme et jusqu’où on le raffine, on ajoute des données ? Ajouter des données rend l’algorithme moins lisible, c’est difficile de faire de la rétro-ingénierie, d’analyser quels ont pu être les raisonnements présidant à la décision. Google a montré lors d’une étude en 2016, qu’en doublant les données d’une base déjà importante, sur un algorithme fonctionnant correctement, cela n’améliore que de 3% l’efficacité. On ajoute donc une grande quantité de données, on complexifie l’algorithme, pour un gain d’efficacité marginal.

L’un des moyens à notre disposition pour encadrer l’algorithme est l’ »explainability by design”, qui revient à ne mettre en place des algorithmes que lorsque on a conçu des moyens de les évaluer pendant leur conception. En d’autres termes, l’algorithme fonctionne en suivant des raisonnements jusqu’à atteindre un point nodal où il doit envoyer un rapport sur la manière dont il est arrivé à une décision intermédiaire. La Commission européenne, par exemple, y est très attentive. Par ailleurs, nous encourageons le dialogue entre les juristes, les décideurs publics, et les scientifiques qui effectuent des recherches en IA ou conçoivent les algorithmes.

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« Le pacte de discrétion laïque »

La Cité

« Le pacte de discrétion laïque »

Entretien avec Jean-Eric Schoettl
« Jean-Eric Schoettl est conseiller d’Etat et ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel (1997-2007). Il est, depuis les années 90, membre de la doctrine publiciste française, et également membre du Conseil des sages de la laïcité, rattaché au ministère de l’Education nationale. Avec son expérience juridique, il a développé plusieurs idées sur la laïcité. Dans cet entretien, il nous parle du « pacte de discrétion laïque ».
LTR : Quelles sont les différences strictement juridiques entre la laïcité, souvent qualifiée « d’exception française », et les régimes de séparation du politique et du religieux dans les autres démocraties libérales ?
Jean-Eric Schoettl :
Il est inexact de présenter comme une spécificité française la notion de laïcité. La plupart des pays occidentaux a séparé les Eglises et l’Etat et consacré la liberté de conscience. Très peu reconnaissent une religion officielle et ceux qui le font n’en tirent pas de conséquences considérables. En revanche, il est vrai que la notion française de laïcité a une portée juridique plus exigeante qu’ailleurs et qu’elle revêt une dimension philosophique, politique et coutumière plus substantielle. Il existe une laïcité à la française, ce qui ne veut pas dire que notre vision de la laïcité ne soit pas exportable. La non reconnaissance des cultes par la République conduit celle-ci non seulement à n’aider matériellement ou institutionnellement aucune croyance, mais encore à bannir du droit et des pratiques officielles toute référence religieuse, ou anti-religieuse. En cela, nous différons beaucoup des Etats-Unis où la référence religieuse est omniprésente dans un cadre officiel (« in God we trust », prestations de serment sur la Bible…), même si, comme en France, les subsides publics aux cultes – ou la préférence publique pour telle ou telle croyance- y sont proscrits. Là où le contraste est flagrant, c’est dans l’attitude de l’Etat à l’égard des revendications religieuses : aux Etats-Unis, la loi doit se plier à la sincérité des convictions. En France, elle doit leur rester indifférente.
LTR : Le bloc juridique laïque a-t-il grandement évolué depuis la loi de séparation de 1905 ou son régime est-il resté sensiblement le même ?
Jean-Eric Schoettl :
Il s’est maintenu et même renforcé en se constitutionnalisant. Le caractère laïque de la République est affirmé par le premier alinéa de l’article 1er de la Constitution de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale […] ». Cet article de la Constitution doit être rapproché : de son article 3, sur la souveraineté nationale  (« Aucune section du peuple ne peut s’en attribuer l’exercice ») ; des articles 1er, 3, 6 et 10 de la Déclaration de 1789 (1) et du Préambule de la Constitution de 1946. De son côté, l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui fait partie intégrante de notre « bloc de constitutionnalité », dispose que « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». « Manifestation », « ordre public », « établi par la loi » : chaque mot compte. L’article 10 de la Déclaration habilite le législateur à intervenir pour « établir un ordre public » en matière de manifestation des opinions religieuses… Tant par son contenu que par sa place dans la hiérarchie des normes, le principe de laïcité, dans son acception juridique, est plus substantiel que la présentation édulcorée qui en est souvent faite depuis quelques années. Ce principe impose une obligation de neutralité aux personnes publiques et aux personnes privées chargées d’une mission de service public ainsi qu’à tous leurs agents, quel que soit leur statut. Il fait également obstacle à ce que les particuliers se prévalent de leurs croyances pour s’exonérer de la règle commune régissant les relations d’une collectivité publique avec ses usagers ou administrés. Par sa portée juridique, le principe de laïcité ferme la voie à tout projet concordataire. Il n’interdit pas que l’Etat dialogue avec les représentants des cultes, mais s’oppose à ce que soit transposée à la sphère publique française la pratique canadienne des « accommodements raisonnables » (2). La loi de 1905, c’est sa portée historique majeure, énonce trois prohibitions à son article 2 (« La République ne reconnaît, ne subventionne et ne salarie aucun culte »). La première prohibition impose une obligation de neutralité à toute la sphère publique. C’est sans doute cette composante du principe de laïcité qui est la plus spécifiquement française. Elle relève de notre « identité constitutionnelle », au sens que donne à cette expression le Conseil constitutionnel : elle est même à l’abri du droit européen. Les deux autres prohibitions ont une portée pratique considérable aussi, d’autant qu’elles ont pour corollaire que les collectivités ne subventionnent pas le fonctionnement des églises. Ces prohibitions ne font toutefois pas obstacle à certaines aides publiques indirectes aux activités cultuelles.
LTR : Quelles nouveautés la loi contre le séparatisme islamiste, ou « confortant les principes républicains », a-t-elle mises en place ?
Jean-Eric Schoettl :
La loi confortant le respect des principes républicains, en nouvelle lecture, forme un ensemble disparate qui ne touche qu’à la marge le cadre général qui vient d’être rappelé. Elle consacre au plan législatif des solutions déjà admises par la jurisprudence, notamment la neutralité des agents des services publics, y compris ceux gérés par une personne privée. Elle resserre quelques écrous en matière de police des cultes et de lutte contre le radicalisme et, surtout, elle tente de contrer le séparatisme et l’importation de pratiques contraires aux valeurs de la République (mariages contraints, inégalité successorale entre garçons et filles, certificats de virginité…). Concernant la gestion des associations culturelles, dont on sait que certaines sont financées par des pays opposés à nos libertés, la loi s’efforce de rendre plus transparente leurs financements. A plusieurs égards, ce texte reste cependant en-deçà du sursaut qu’on attendait après l’affaire Paty. Ainsi, gouvernement et députés sont restés frileux pour la dissolution des associations radicales, pour la fermeture des lieux de culte intégristes, ou encore pour les obligations de neutralité que les règlements intérieurs pourraient imposer aux usagers des services publics et au personnel des entreprises, ou pour la limitation de l’ostentation religieuse dans l’espace public. Tout en comportant des dispositions utiles, la loi confortant le respect des principes républicains est loin de réaliser l’objectif défini par le Conseil d’Etat dans son avis sur le projet : « faire prévaloir une conception élective de la Nation, formée d’une communauté de citoyens libres et égaux sans distinction d’origine, de race ou de religion, unis dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».
LTR : Indépendamment de son contenu juridique que vous venez d’expliciter, en quoi la laïcité s’inscrit spécifiquement dans la philosophe républicaine ?
Jean-Eric Schoettl :
La laïcité est devenue depuis plus d’un siècle, sur le plan coutumier, un principe d’organisation permettant de « faire société » en mettant en avant ce qui réunit plutôt que ce qui divise. Ce principe d’organisation a une dimension philosophique et pédagogique en lien étroit avec chaque item de la devise de la République. Le lien avec la liberté, c’est la construction de l’autonomie de la personnalité et de l’esprit critique, tout particulièrement à l’école, grâce à l’apprentissage des matières et disciplines scolaires, grâce aussi à la mise à distance des assignations identitaires, grâce enfin et surtout à ce droit précieux (particulièrement apprécié des enfants venus de pays où l’on est d’abord défini par son origine et sa religion) : le « droit d’être différent de sa différence ».   Le lien avec l’égalité, c’est la commune appartenance à la Nation et le partage de la citoyenneté, de ses droits et de ses devoirs.  Le lien avec la fraternité, c’est cette empathie qui me conduit, lorsque j’entre en relation avec autrui dans la Cité, à privilégier ce qui nous rassemble et à mettre en sourdine ce qui pourrait nous séparer. Principe d’organisation, principe philosophique, principe pédagogique, la laïcité a permis de bâtir un « Nous national » en brassant et non en segmentant, en valorisant tout un chacun comme citoyen et non comme membre d’une communauté, en refusant les ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse.
LTR : Est-ce pour cette raison que nos amis occidentaux n’arrivent pas à comprendre notre singularité laïque ?
Jean-Eric Schoettl :
Sans aucun doute. Au Royaume-Uni, une policière voilée ne choque pas : nos amis d’outre-Manche perçoivent plutôt cela comme un signe d’intégration de la population musulmane dans la société britannique. En France, ce serait une atteinte grave au principe de neutralité des agents publics et, au-delà de cet aspect juridique, un coup de canif dans le pacte républicain, une déchirure de notre ordre symbolique.
LTR : Vous parlez, dans plusieurs articles, d’un « pacte de discrétion » ou « pacte de non ostentation », pourriez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?
Jean-Eric Schoettl :
Le contenu juridique du principe de laïcité, si dense soit-il, n’épuise pas la notion de laïcité telle que l’ont entérinée nos mœurs. Je veux parler des disciplines collectives qui se sont cristallisées en France depuis le début du XXème siècle autour de cette notion. Ces disciplines tiennent en une consigne, opportunément rappelée par Jean-Pierre Chevènement en accédant à la présidence de la fondation de l’Islam de France : la discrétion. Quelle discrétion ? Celle de l’appartenance religieuse dans l’espace public et dans les lieux ouverts au public. Un modus vivendi s’est enraciné autour de l’idée que la religion se situe dans la sphère privée et dans les lieux de culte et qu’elle ne doit « déborder » dans l’espace public que dans de strictes limites. Il est donc bien vrai que la laïcité, telle que nous l’avons pratiquée et intériorisée en France, au-delà même des implications juridiques stricto sensu de la loi de séparation, conduit la religion à résider dans le for intérieur, dans la sphère privée et dans les lieux de culte ou leurs dépendances, plutôt qu’à s’exprimer dans l’espace public et moins encore dans les services publics. Pour autant, est-il besoin de rappeler que l’Etat laïque, s’il est areligieux, n’est pas antireligieux ? Que les laïques réputés intransigeants, tels que ceux qui sont représentés au Conseil des sages de la laïcité (3), n’ont jamais rêvé de remplacer la chaleur des fois religieuses par un catéchisme républicain glacé comme un texte réglementaire ? En revanche, le marquage religieux de l’espace public ne peut que prendre à rebrousse-poil une culture laïque qui présuppose une Nation commune, avec ses valeurs, ses codes, sa mémoire en héritage indivis et ses affections partagées. Et qui, à l’école, dans la Cité, dans les relations professionnelles, privilégie ce commun sur les particularités natives.
LTR : Ce pacte implicite est-il en train de s’éroder ?
Jean-Eric Schoettl :
En matière de laïcité, l’usage n’avait pas besoin du renfort de la norme jusqu’à il y a une quarantaine d’années. En revanche, compte tenu de l’évolution de la société française, l’habitus laïque appelle aujourd’hui le droit à la rescousse. La dimension coutumière du principe de laïcité, ce qu’il est convenu d’appeler la « laïcité à la française », est en effet remise en cause, depuis une quarantaine d’années, par la combinaison de deux phénomènes. Le premier phénomène tient à l’évolution de notre conception des droits fondamentaux qui place les libertés personnelles, y compris religieuses, au-dessus des exigences collectives, au point de rendre très difficile la pédagogie inhérente à une règle commune assumée. Le second phénomène est l’arrivée d’une religion – l’islam- dont la pratique religieuse est, de facto, plus visible dans l’espace public que d’autres. Or tout un courant, que je qualifierais de révisionniste, voudrait – au nom de la lutte contre les discriminations –  faire oublier l’existence séculaire de cette culture laïque française. Rendent compte de cet affadissement les adjectifs dont le mot laïcité se voit désormais affublé : ouverte, inclusive, positive. Méfions-nous de ces adjectifs qui, telles des sangsues, ne se fixent sur un substantif que pour mieux le vider de sa substance. Le principe de laïcité est aujourd’hui très invoqué rhétoriquement, mais il est aussi très « flouté » sémantiquement, y compris par des instances officielles. Il devient un « mot valise ». Ce « floutage » fait de la laïcité un simple corollaire du principe de non-discrimination. On en arrive ainsi à inverser les interdictions découlant de la coutume laïque : ne devrait plus être prohibée l’ostentation religieuse à l’école ; devrait en revanche être interdite l’offense faite aux croyances, car les croyances sont consubstantielles à la personnalité des croyants et, par conséquent, l’outrage à une croyance est une injure à la personne des croyants. Et tout cela au nom d’une « laïcité inclusive » qui n’est jamais que la laïcité historique retournée comme un gant. La vérité historique est inverse. La vérité historique, c’est qu’un pacte de non ostentation s’est tacitement noué en France au travers du concept de laïcité. Il a permis d’enterrer la hache de guerre entre l’Eglise catholique et l’Etat. Il a garanti la cohabitation paisible de la croyance et de l’incroyance. Il a autorisé agnostiques et fidèles de diverses religions à partager leur commune citoyenneté dans une respectueuse retenue mutuelle. Chacun y a trouvé son compte. A cet égard, permettez-moi d’évoquer un souvenir personnel. Dans mon enfance parisienne, au Lycée Carnot, nous enlevions et dissimulions nos médailles religieuses lors des classes de gymnastique, car nous avions intériorisé le pacte de discrétion. C’était, ressentions-nous, une question de courtoisie envers nos petits camarades qui étaient peut-être incroyants ou d’une autre religion. Nous ignorions d’ailleurs le plus souvent ces appartenances et ne cherchions pas à les connaître, alors qu’elles sont aujourd’hui souvent revendiquées dans les collèges et lycées de certains quartiers, chaque élève s’y voyant malheureusement parqué par ses petits camarades dans un compartiment ethnico-religieux. Au-delà de la séparation des Eglises et de l’Etat dans l’ordre juridico-politique, la laïcité à la française sépare le spirituel du temporel dans l’ordre coutumier des rapports sociaux. Et cette seconde séparation, plus vaste encore que la première dans ses implications, relève des mœurs et non du droit.
LTR : Que peut-on faire pour le rétablir ? La loi peut-elle agir sur les habitus ?
Jean-Eric Schoettl :
L’habitus ne se décrète pas. En revanche, la loi peut venir conforter un habitus encore vivace, mais qui réclame le renfort du droit ou, du moins, de ne pas être entravé par lui. Le législateur peut intervenir en matière de laïcité (au sens coutumier du terme), pour resserrer quelques écrous dans le sens des usages et sentiments majoritaires. Des lois ponctuelles sont intervenues à cet égard, par exemple celle de 2004 pour la prohibition de l’ostentation religieuse à l’école, ou pour la réaffirmation par une loi de 2016 (4) de l’obligation de non ostentation religieuse dans la fonction publique. La jurisprudence aussi peut agir en faveur de notre conception coutumière de la laïcité, en mobilisant des notions telles que l’égalité entre les sexes, le respect de la conscience d’autrui ou les exigences minimales de la vie en commun dans une société démocratique. Ainsi, la prohibition du voile faite au personnel de l’association Baby-Loup a été finalement jugée légale par la Cour de cassation (Cour cass, 25 juin 2014) eu égard au caractère très ouvert de la crèche aux familles d’un quartier marqué par une grande diversité ethnique et religieuse.
LTR : La laïcité peut-elle être un outil adéquat pour remédier aux différents défis qui touchent la société française ?
Jean-Eric Schoettl :
Le pacte de discrétion a longtemps été conçu – et vécu – comme la clé de l’intégration des nouveaux venus dans la nation française. La France disait aux arrivants : ce sont vos vertus et vos talents qui m’intéressent, non vos origines. Et les nouveaux venus se voyaient reconnus par la République en tant que personnes et ainsi libérés des enfermements communautaires auxquels les vouaient leurs sociétés d’origine. Je renvoie en ce sens aux témoignages de tant de nos compatriotes, enfants de l’immigration. Or cette culture laïque, vécue comme libératrice par des générations entières d’immigrants, est désormais regardée, par toute une mouvance indigéniste, au mieux comme un obstacle au « vivre ensemble », au pire comme une rémanence coloniale. La notion d’assimilation, inséparable de la laïcité à la française, et dans laquelle se reconnaissant quatre Français sur cinq, repose sur l’idée d’une culture commune et de principes non négociables. À l’inverse, le multiculturalisme considère que les différences culturelles sont par essence un enrichissement. L’engrenage de l’essentialisation, inhérent au multiculturalisme, piège l’individu dans ses particularités natives. Il tribalise la société. En congédiant le commun, il livre l’individu aux communautés. Or les pouvoirs publics – y compris l’exécutif actuel – n’osent pas opter franchement pour l’une ou l’autre thèse. Sous prétexte d’équilibre, la ligne officielle est schizophrénique. La preuve surtout (parce que la schizophrénie fait rage, là, sous un même crâne) par les propos du Chef de l’Etat qui, tantôt fustige éloquemment le séparatisme, tantôt estime que différence est une richesse…
LTR : Quelles évolutions, dans le droit, la politique ou la métapolitique, seraient selon vous viables et enviables ?
Jean-Eric Schoettl :
Le principe juridique de laïcité est d’un secours relatif face à ces évolutions du droit, qui donnent souvent l’impression de favoriser le communautarisme. Elles ont, sinon certes cet objet, du moins cet effet, comme le montre l’activisme contentieux, souvent victorieux, déployé au titre de la répression de l’injure, de la diffamation et de l’incitation à la discrimination de caractère « islamophobe ». Ce n’est d’ailleurs pas sur la laïcité que se sont fondés le Conseil constitutionnel, puis la CEDH, pour admettre – la seconde non sans réticence – la loi française interdisant l’occultation du visage dans l’espace public. Le législateur français ne s’était pas non plus placé sur ce terrain, car, même si était visé le port de la burka, le débat parlementaire invoquait principalement non la laïcité, mais les exigences minimales de la vie en société et la dignité de la personne humaine, particulièrement de la femme. Ainsi, lorsque l’opinion demande à ses élus de faire barrage au communautarisme par une application intransigeante du principe de laïcité, elle se réfère à une notion large de la laïcité qui est celle de la coutume, celle de l’histoire vécue de la séparation, mais non exactement celle du droit. Dans ces conditions, on peut évidemment songer à une initiative constitutionnelle. Pour « regonfler » la notion juridique de laïcité jusqu’à lui faire atteindre ses contours intuitifs, c’est-à-dire la discrétion dans l’espace et les lieux publics, il ne faudrait rien de moins qu’une révision constitutionnelle. Mais ce confinement aurait des effets disproportionnés sur les religions historiquement implantées en France ou sur l’islam tempéré, celui de la majorité des Français de confession musulmane, alors que le seul problème qu’on entend traiter est celui de l’islamisme radical. Ce qui semble éminemment souhaitable à une grande partie de nos concitoyens est donc hors de portée de leurs élus. Une autre voie, moins problématique, était ouverte par la proposition de loi constitutionnelle discutée au Sénat à la fin du mois d’octobre 2020. Elle consiste à inscrire dans le marbre constitutionnel, dans le prolongement de ce qu’a jugé le Conseil constitutionnel le 19 novembre 2004, le principe selon lequel : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune ». Comme le précise l’exposé des motifs de la proposition, cette règle commune s’entend non seulement de la loi, du décret ou de l’arrêté ministériel, préfectoral ou municipal, mais encore du règlement intérieur d’une entreprise ou d’une association.

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