Le train est-il un transport de riche ?

Le train est-il un transport de riche ?

Le train est un mode de transport très régulièrement considéré comme cher, notamment par rapport à d’autres types de transport. L’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs, effective depuis 2020, doit selon ses promoteurs, faire baisser les prix. Mais que se cache-t-il derrière le prix d’un billet ?

Le train est un mode de transport très régulièrement considéré comme cher, notamment par rapport à d’autres types de transport. L’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs, effective depuis 2020, doit selon ses promoteurs, faire baisser les prix.

Pour déterminer la capacité de la concurrence à avoir un effet réel sur les prix, il est important de connaître ce qui se cache derrière le prix d’un billet de train. Trois éléments clés peuvent être cités : les tarifs des péages ferroviaires, la rentabilité financière des entreprises, et le modèle de tarification qui s’ajuste à l’offre et à la demande (le yield management).

Le système du yield management

Commençons par expliquer ce qu’est le yield management et la manière dont sont fixés, au travers de ce système, les prix des trains, notamment ceux de la SNCF. A noter qu’elle n’est d’ailleurs pas la seule compagnie ferroviaire à utiliser ce système, c’est également le cas de Trenitalia, qui vient de faire son entrée sur le marché français.  

Le yield management est une pratique commerciale consistant à ajuster les prix en fonction de l’offre et de la demande, en temps réel. Les lignes les plus fréquentées sont donc les plus chères. Les prix vont également varier en fonction des heures creuses, de pointes, et des jours de la semaine, toujours du fait de l’ajustement de la demande. Ce qui peut être frustrant pour les passagers, c’est de se rendre compte qu’ils n’ont pas payé le même prix pour un même billet, et c’est d’ailleurs souvent le cas. Ainsi, vous pouvez consulter les prix pour un trajet à un instant T, et de nouveau quelques jours / semaines après, et constater une augmentation. Cette méthode est également valable pour le prix des billets d’avion, ce système est d’ailleurs majoritairement utilisé par les compagnies aériennes.

Cela s’explique par les avantages qu’il y a pour les entreprises, pour leur rentabilité certes, mais également pour inciter les potentiels voyageurs à planifier plus tôt leurs voyages, et ainsi s’assurer bien en amont d’un taux de remplissage suffisant.  

Les péages ferroviaires

40% du prix des billets TGV correspond au prix des péages ferroviaires, dont doivent s’acquitter les opérateurs ferroviaires : il s’agit du paiement d’un droit d’emprunter les infrastructures. Ce coût, est donc payé par le voyageur. Les tarifs de ces péages sont fixés par l’Etat (via SNCF Réseau), et vont varier en fonction des lignes. Si elles sont très fréquentées, en fonction de leur typologie (ligne TGV / ligne TER), et si elles nécessitent une maintenance plus importante, les prix des péages seront plus élevés et inversement. Les péages des lignes « alternatives » aux lignes très fréquentées (exemple : Marseille-Marne-la-Vallée / Marseille-Paris) sont moins élevés, ce qui explique la capacité de Ouigo à proposer des prix inférieurs sur ces types de trajet.

Les péages ferroviaires français sont parmi les plus élevés en Europe, et devraient encore augmenter dans les prochaines années : +7,6% en 2024, +4% en 2025 et 2026(1). Plusieurs régions, ont contesté auprès du Conseil d’Etat l’augmentation des péages ferroviaires sur leurs réseaux régionaux. Elles ont obtenu gain de cause, et SNCF Réseau doit désormais proposer une nouvelle tarification(2).

Le coût des péages pèse donc aujourd’hui énormément sur le billet de train, et cela va aller en s’accentuant, du fait du vieillissement important du réseau et de la nécessité d’y investir massivement. En effet, les péages permettent à SNCF Réseau de financer les coûts de maintenance, de modernisation et de rénovation du réseau ferroviaire. L’achat de billet de train contribue donc au maintien et à la rénovation du réseau. Ce coût pèse donc énormément sur les usagers.

Est-ce que de tels coûts existent pour les autres modes de transport ? C’est bien le cas pour la voiture individuelle avec le paiement des péages autoroutiers et de la TICPE (taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques). Pour l’avion, les transporteurs payent également une taxe d’aviation civile et des redevances aéroportuaires, représentant environ 26% du billet d’avion, en moyenne, pour une compagnie comme Ryanair(3)

Toutefois, il y a quelques déséquilibres entre les taxes payées par les différents modes de transport : d’abord, sur la TVA. Alors que les billets de train y sont assujettis, ce n’est pas le cas des billets d’avion pour les vols internationaux. Ensuite, alors que les compagnies ferroviaires s’acquittent d’une taxe sur l’énergie et l’essence, les compagnies aériennes ne payent à ce jour aucune taxe sur le kérosène. Une première solution, largement réalisable immédiatement, pourrait être de baisser la TVA à 5,5%, sur les billets de train.

Le train est-il réellement plus cher que la voiture ?

L’INSEE publie régulièrement des données sur la variation des prix des trains. L’institut a ainsi constaté une augmentation des prix de 12%, entre 2021 et 2022, puis une augmentation de 5% en 2023 sur les billets TGV et TET. 

La SNCF justifie certaines de ces augmentations par la hausse des prix de l’électricité, elle qui consomme entre 1 et 2% de la production d’électricité française chaque année. Elle a ainsi accusé un surcoût sur son budget de 13%. La seule réponse de l’exécutif a été de l’encourager à réaliser des économies d’énergie, sans pour autant réduire son nombre de circulations. La demande semble comique, quand on sait que 82% de l’énergie que consomme la SNCF sert à faire rouler ses trains.

Bien que ces hausses soient difficilement entendables pour les voyageurs, le fond du problème reste le maintien de la France dans le marché de l’électricité européen, induisant des hausses importantes des coûts pour les entreprises, mais aussi les collectivités.

Au-delà de l’augmentation des coûts de l’électricité, les prix des TGV sont plus élevés que ceux des TER / TET du fait des coûts d’exploitation et de maintenance. Selon la Cour des Comptes(4), ceux qui les empruntent fréquemment font partie des catégories ayant des hauts revenus. Alors, le train, en comparaison avec la voiture, est-il réellement plus cher ?

A contre-courant de l’idée générale, les prix des trains en France n’apparaissent pas si élevés en comparaison avec les autres pays européens. Une étude menée par GoEuro, qui vend des billets de transport en ligne, considère que les prix des billets en France sont plutôt bas, surtout en comptant qu’une grande partie des billets concerne des trajets TGV. Le prix moyen en France pour 100 kilomètres serait de 7,8 euros, quand il est de 29,7 euros au Danemark, 28,6 euros en Suisse ou encore 24 euros en Autriche(5) 

Toutefois, même si nous faisons le constat que les prix moyens en France sont moins élevés qu’ailleurs, cela reste aujourd’hui dissuasif pour un certain nombre de français, qui arbitrent à l’instant T le montant à débourser entre le train ou la voiture. En effet, lorsque l’on prend le train, l’intégralité des coûts est comprise dans le billet. Ce n’est pas tout à fait le cas de la voiture. Les coûts pris en considération pour un trajet donné seront principalement l’essence et les péages. Pour autant, pour pouvoir réellement comparer le coût entre ces deux modes de transport, pour la voiture il faut aussi y intégrer les coûts amortis sur le long terme. Par exemple, les frais d’assurance, le prix de la voiture (à amortir donc sur la durée), les frais d’entretien, ou encore, plus difficile à chiffrer, le coût des externalités négatives que va supporter la société (pollution, particules, accidents, etc.).

La comparaison entre ces deux modes de transport va aussi varier en fonction du nombre de passagers. Prendre la voiture plutôt que le train, quand on est une famille, apparaît nécessairement moins cher et plus pratique.

Il faut bien sûr souligner le fait qu’au-delà de la question des coûts, les voyageurs peuvent préférer la voiture au train, tout simplement car ils ne disposent pas d’une gare à proximité permettant de réaliser le trajet souhaité. Parfois, ce choix est donc contraint.

Certains voyageurs choisissent parfois l’avion au détriment des trains par rapport au prix. Bien que la loi Climat et Résilience de 2021 prévoit la suppression des vols internes lorsqu’une alternative de deux heures trente existe, cette interdiction est partiellement mise en œuvre. En effet, certaines liaisons bénéficient de dérogation et des lignes ferroviaires comme Marseille-Paris vont au-delà du délai fixé de 2h30. Les prix plus bas de certains vols internes qui ne respectent pas cette réglementation, s’expliquent par l’absence de taxe sur le kérosène, à la différence de l’électricité. La TVA reste applicable sur les vols internes, mais ne l’est pas sur les vols internationaux.

Quelles solutions ?

Pour garantir des prix plus attractifs pour les trains et garantir le droit aux vacances / voyages de tous et toutes (en empruntant le train), plusieurs options peuvent être envisagées.

La baisse des péages ferroviaires est une proposition, mais elle reste compliquée à appliquer puisqu’ils permettent de financer la rénovation du réseau. Peut-être faudrait-il que ces frais ne ne soient pas totalement imputables aux usagers. Une proposition alternative serait de baisser la TVA sur les billets de train, à 5,5%. Toutefois, une baisse des prix des péages nécessite forcément de trouver des financements complémentaires pour les affecter à la modernisation / rénovation du réseau. Au-delà de la baisse des prix des péages, ce sont éventuellement les financements affectés à la rénovation / modernisation du réseau qui sont à repenser.

Sur le droit aux vacances, l’article 24 de la Déclaration universelle des droits de L’Homme, stipule que « toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée de travail et des congés payés périodiques ». Pour se faire, en lien avec le transport ferroviaire, plusieurs leviers d’actions peuvent être activés. D’abord, la mise en œuvre de tarifs préférentiels sur les trajets en train, pendant les périodes de vacances et de grandes vacances. En France, le gouvernement a décidé de proposer une offre aux moins de 27 ans, permettant de voyager en TER en illimité cet été, grâce à un pass rail au prix de 49 euros. Cette offre exclut les trajets en TGV, ce qui est dommageable. L’Allemagne a expérimenté un tel dispositif l’été dernier, mais au prix de 9 euros, et incluant tous les types de population et pas uniquement les jeunes. La Fondation Jean Jaurès propose également de pouvoir proposer un billet « populaire » en TGV pour la somme modique de 20 euros, pour garantir ce droit aux vacances(6).

Autre proposition intéressante de la Fondation, permettre aux régions qui disposent en partie de la compétence tourisme, de développer des offres de mobilité desservant les zones touristiques, dans sa région ou vers les régions environnantes. Elles consigneraient leurs stratégies dans un volet « mobilité et accès aux zones touristiques » dans leurs schémas centraux d’aménagements du territoire et des transports(7). Dans ces offres, le train, prendrait toute sa place.

Enfin, pour favoriser le train au détriment de l’avion et dans une perspective écologique et égalitaire, la loi de 2021 doit être applicable sur toutes les liaisons pertinentes sur le territoire national et le kérosène doit être taxé au même titre que l’électricité.

Ainsi, même si les prix des billets de train français semblent moins chers par rapport à nos voisins, ils restent toujours trop dissuasifs pour certaines catégories de la population dont un certain nombre de familles. Il faut donc à la fois : 

  • Repenser le système de tarification des péages et faire peser leur coût sur l’ensemble des acteurs et non pas uniquement sur les usagers ;
  • Réfléchir à une vraie politique publique nationale permettant de garantir le droit aux vacances ;
  • Appliquer concrètement la loi de 2021, sans dérogation injustifiée, en menant une étude sur l’entièreté du territoire pour étudier les principales liaisons et les alternatives.

Il s’agit prioritairement de proposer une vraie alternative à l’utilisation de la voiture individuelle dans l’ensemble des territoires, et de rendre les transports en commun et ferroviaire, accessibles financièrement à tous et toutes pour les transports du quotidien et les vacances.

Références

(1)Public Sénat (2023) : pourquoi les prix des billets de train continuent-ils d’augmenter ?  https://www.publicsenat.fr/actualites/territoires/pourquoi-les-prix-des-billets-de-train-continuent-ils-daugmenter

(2) FranceInfo (mars 2024) : Péages ferroviaires, le Conseil d’Etat demande à SNCF Réseau de revoir la fixation de sa redevance pour les régions : https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/sncf/peages-ferroviaires-le-conseil-d-etat-demande-a-sncf-reseau-de-revoir-la-fixation-de-sa-redevance-pour-les-regions_6406090.html

(3) Le Figaro (2023) : mais pourquoi les billets de train sont-ils si chers ? : https://www.lefigaro.fr/societes/mais-pourquoi-les-billets-de-train-sont-ils-si-chers-20230701

(4) Cour des Comptes (2014) : la grande vitesse ferroviaire, un modèle porté au-delà de sa pertinence : https://www.ccomptes.fr/fr/publications/la-grande-vitesse-ferroviaire-un-modele-porte-au-dela-de-sa-pertinence

(5) Rapport au Premier Ministre (février 2018) : l’avenir du transport ferroviaire, https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/2018.02.15_Rapport-Avenir-du-transport-ferroviaire.pdf

(6) Fondation Jean Jaurès (2023) : vers la vie pleine, réenchanter les vacances au XXIème siècle : https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/2023/06/vie-pleine.pdf

(7) Ibid

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« L’Europe peut sortir de sa naïveté », Entretien avec Emma Rafowicz

« L’Europe peut sortir de sa naïveté », Entretien avec Emma Rafowicz

A l’approche des élections européennes, nous avons interrogé des jeunes cadres de partis de gauche. Emma Rafowicz , présidente des Jeunes socialistes et candidate sur la liste PS-Place publique porte ici un regard critique sur la construction européenne et défend une nécessaire réforme de son mode de fonctionnement.

Le Temps des Ruptures : Qu’est-ce que l’Europe symbolise et signifie pour vous ? Quelles distinctions apportez-vous entre l’Europe comme concept historique, culturel ou politique, et l’Union européenne en tant qu’institution(s) ? Où s’arrête l’Europe géographiquement ?

Emma Rafowicz  : L’Europe, c’est une grande partie de mon parcours et de mon histoire. Ma famille a souffert de ce que l’Europe pouvait produire de pire, l’antisémitisme et la guerre, mais je crois que c’est finalement l’espoir que représentent l’Europe et la construction européenne qui nous anime surtout toutes et tous.

Mon parcours étudiant et professionnel, c’est aussi un parcours européen. Mes études étaient tournées vers l’Allemagne et c’est grâce à mon parcours universitaire de germaniste que j’ai pu étudier à Hanovre et bâtir aussi une partie de mes expériences.

L’Europe, ce sont bien sûr des institutions. Celles qu’on connaît aujourd’hui. Celles qui ont permis de concrétiser une véritable union des peuples européens. Pour autant, l’Europe n’est pas née après 1945. C’est pour moi une culture plurimillénaire, une “civilisation pluraliste” pour citer Albert Camus qui s’est toujours nourri d’une multiplicité d’influences et pas simplement les plus structurantes que sont l’héritage gréco-romain, le christianisme et la philosophie des Lumières. Je crois que l’idée de “dialogue” résume très bien cette idée : le génie européen est le fruit d’un dialogue de pluralités. Des pluralités qui ont permis la naissance d’un espace civilisationnel dont les principes centraux sont la liberté, la démocratie et la dignité humaine.

Quant à l’Europe politique, la souveraineté nationale aurait pu lui être opposée. Je pense néanmoins que les deux sont compatibles et je crois à la “souveraineté partagée”… Cela ne veut pas dire que je sois une fédéraliste-béate. Je crois à la souveraineté nationale à condition de ne pas verser dans le souverainisme. Je crois à l’Europe politique à condition qu’elle demeure démocratique et préserve les marges de manœuvres des Etats-membres. Mais l’Europe politique est une nécessité à l’heure des transitions du siècle et en particulier face à la menace climatique.

 

LTR : Quel regard portez-vous sur l’histoire de la construction européenne ? Est-ce véritablement une construction démocratique et sociale ?

Il est toujours très facile de porter un regard critique sur le passé. Cela ne veut pas dire dans le même temps, qu’il ne faut pas porter un regard lucide sur des échecs passés. Mais à condition d’en tirer des leçons pour l’avenir et de conserver un optimisme de la volonté nourri du pessimisme de l’action.

Nous avons cru, nous socialistes, dans l’avènement d’une Europe sociale après celle du marché. Nous avons cru comme Léon Blum “qu’en rendant à l’Europe un peu de bien-être et un commencement de prospérité, nous travaillerons non pour le capitalisme, mais pour le socialisme”.

Nous avons cru, comme Guy Mollet, que nous pourrions faire aboutir “le marché commun général en Europe” et que “des mesures (soient) prises qui mettent les travailleurs à l’abri de tout risque qui résulterait de l’ouverture des frontières”.

Or ce pari d’une Europe sociale et protectrice des travailleurs après l’Europe du marché n’a pas véritablement fonctionné. Je ne partage pas entièrement le constat très dur qu’a formulé Michel Rocard en 2016 mais je pense qu’il y a du vrai quand il déclare que “nous n’avons pas su utiliser l’Europe pour lutter contre le chômage, la précarité ou le ralentissement de la croissance” et que l’Europe a davantage été synonyme de “maintien de l’austérité” ces dernières années.

Faut-il pour autant chercher une voie alternative en dehors de l’Union Européenne ? Je ne le crois pas. Car l’Europe a évolué, car la Commission européenne a progressivement compris que les dogmes néolibéraux nous amenaient dans le mur. Depuis la crise de la Covid-19 et la guerre en Ukraine, nous avons ouvert de nombreuses brèches qu’il faut désormais élargir !

Quant à la question démocratique, les peuples européens ont été consultés. Lors du référendum sur le traité de Maastricht en 1992. En 2005 à l’occasion de la ratification du traité constitutionnel européen. Faut-il pour autant considérer que cela était parfaitement démocratique ? Seuls 51% des Français ont voté en faveur du traité de Maastricht en 1992. Quant au traité constitutionnel européen, malgré le “non” de 2005, la plupart de ses dispositions seront ensuite intégrées au traité de Lisbonne sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Sans réelle démocratisation de l’Europe, nous fonçons dans le mur.

 

LTR : A l’heure actuelle, quels sont les principaux dysfonctionnements que vous percevez dans l’Union européenne ? L’Europe peut-elle sortir de sa naïveté économique et géopolitique ?

 

Ces dysfonctionnements sont de plusieurs ordres et en particulier institutionnels. Le maintien par exemple de l’unanimité sur les questions fiscales perpétue des situations de dumping et de concurrence déloyale au sein même de l’Europe. Ces dysfonctionnements sont aussi liés aux politiques de l’Union.

L’Europe a fait le choix de demeurer un nain géopolitique, convaincu que le doux commerce était le meilleur moyen de pacifier les relations internationales. Le réveil a été brutal.   L’élection de Donald Trump nous a rappelé que les Etats-Unis pouvaient du jour au lendemain balancer par-dessus bord l’architecture de sécurité conçue après 1945.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a balayé les derniers espoirs des tenants d’une approche conciliatrice.  Il faut que l’Union mette fin à son impuissance.

Le retour du protectionnisme en particulier en Chine et aux Etats-Unis a également détruit les dernières illusions d’une prétendue mondialisation heureuse au cœur du logiciel européen. Car oui, l’Europe a péché par naïveté. Elle a longtemps été l’idiot utile du village global. En s’imposant des règles qu’aucun de ses concurrents ne respectait et considérant dans un même temps le protectionnisme comme un blasphème alors qu’il était allègrement utilisé ailleurs.

Mais l’Europe peut sortir de sa naïveté. Les sanctions tombent contre le dumping chinois et les enquêtes antidumping de la Commission se multiplient : deux nouvelles ont été lancées le 16 mai dernier. C’est la preuve que l’Europe déconstruit progressivement le mythe de la mondialisation heureuse.

 

LTR :  Quelles sont les mesures à court-terme que proposent vos partis politiques pour réformer l’Europe ? Et quelles sont leurs visions à long terme pour celle-ci ? L’Europe est-elle réformable face aux blocages de certains Etats ?

D’un point de vue institutionnel, réformer l’Europe prendra du temps et passer par exemple de l’unanimité en matière fiscale à la majorité qualifiée demande une action de moyen terme. De même pour la politique agricole commune qui devra nécessairement être réformée pour rompre avec sa logique productiviste et transitionner vers un modèle fondé sur l’emploi et l’utilité écologique. Bien sûr qu’il y aura des blocages. Mais l’Europe a cette particularité, contrairement au fait majoritaire français, de laisser la possibilité à des coalitions de se constituer et de faire naître des compromis. De même, il faudra relancer le couple franco-allemand qui a réussi par exemple à donner l’impulsion nécessaire pour faire adopter un plan de relance fondé sur un endettement commun alors même qu’on disait la chose impossible du fait des blocages des pays frugaux.

Cela étant, si la réforme de l’Europe s’étend dans un sens large, plusieurs priorités de court terme sont au cœur des propositions de la liste du Parti Socialiste et de Place Publique.

En premier lieu, pour rompre avec notre impuissance géopolitique, il faut d’urgence accélérer les livraisons d’armes à l’Ukraine, saisir les 206 milliards d’avoir russes gelées dans nos banques pour les affecter à l’aide militaire que nous devons à la résistance ukrainienne et mettre fin aux exemptions dans nos sanctions à l’égard de la Russie.

A court-terme, se pose aussi la question de l’avenir du Pacte vert qui ne peut pas être simplement un ensemble d’engagements normatifs. Il faut engager la conclusion d’un deuxième pacte qui puisse à la fois accompagner les ménages modestes qui seront les plus touchés par la transition écologique mais aussi investir massivement dans les technologies et l’industrie verte.

Enfin à long-terme, il nous faut réfléchir au récit de l’Union européenne vis-à-vis des Européens et du reste du monde. Nous avons longtemps cru que le modèle démocratique des sociétés ouvertes européennes et leurs valeurs ne seraient jamais remis en cause et étaient naturellement vouées à inspirer le reste du monde. Or, les narratifs autoritaires qu’ils soient chinois ou russe gagnent du terrain. De même, les peuples européens sont de plus en plus tentés par des partis d’extrême-droite qui ont réussi à imposer le récit raciste d’une civilisation européenne blanche qui serait l’ultime rempart face à une immigration incontrôlée. Dans cette bataille culturelle, je pense que la culture peut jouer un rôle. Il faut construire une véritable puissance culturelle européenne tout en investissant massivement dans l’éducation critique aux médias et dans l’éducation de manière générale.

 

LTR : Est-ce que les politiques européennes sont à la hauteur des attentes et des besoins de la jeunesse ?

D’abord, il faut le reconnaître. Contrairement aux idées reçues, les jeunesses françaises sont certes attachées à l’Europe mais elles ne sont pas totalement convaincues par la construction européenne. 40% des jeunes français ne se considèrent pas comme citoyens européens selon l’INJEP. Dans le même temps, 67% environ des jeunes français considèrent que l’Europe peut améliorer leur vie quotidienne, c’est donc qu’ils ne demandent qu’à être convaincus et à constater les effets positifs du levier européen.

Si l’on creuse, l’attachement ou non à l’Europe traduit des clivages économiques et sociaux très forts au sein des jeunesses françaises. Les jeunes satisfaits de leur vie, confiants dans leur avenir, aisés, titulaires d’un bac ou d’un diplôme du supérieur ou étudiants ont plus souvent une image positive de l’Union. À l’inverse, les perceptions négatives sont particulièrement présentes chez les jeunes peu ou pas diplômés. Et je pense que derrière cette perception négative, il y a bien sûr un sentiment d’éloignement mais aussi la perception que l’Europe a davantage promu l’austérité libérale plutôt que les droits sociaux ces dernières décennies, ce qui est une réalité !

Cela étant dit, l’Europe a permis des avancées considérables pour les jeunesses. Je pense en particulier à Erasmus qui a permis à des millions d’Européens de venir étudier, se former ou faire un stage dans un pays européen.

Pour autant, les limites d’Erasmus symbolisent la difficulté pour l’Europe d’être aux côtés des jeunesses les plus modestes. En réalité, seule une minorité d’étudiants bénéficient d’Erasmus à cause d’obstacles économiques mais aussi psychologiques.

De manière générale, la construction européenne n’a pas permis d’enrayer la montée de la précarité et de l’exclusion sociale chez les jeunes. C’est pourquoi, nous plaidons pour une Allocation d’autonomie pour tous les jeunes Européens de 15 à 25 ans, ni en emploi, ni en études ainsi qu’un accompagnement personnalisé et une formation afin d’améliorer leur insertion professionnelle, par l’extension du contrat d’engagement jeune.

Pour ce qui est des attentes des jeunes générations, les millenials, nés après 1980 ou la génération Z, née après 1995 sont très exigeants vis-à-vis de l’Europe sur les enjeux climatiques. Et l’Union européenne doit être à la hauteur de leurs attentes et répondre en particulier au scepticisme des jeunesses européenne et française. Rappelons tout de même que deux-tiers des jeunes européens considèrent que l’Union n’en fait pas assez dans la lutte contre le changement climatique et la protection de l’environnement et que les jeunes français ne placent l’engagement de l’UE dans la lutte contre le changement climatique qu’en dernière position de la liste des atouts proposés de l’Union.

De manière concrète, nous proposons la création d’un ticket climat ferroviaire européen pour les jeunes qui permettrait de combiner émancipation et lutte contre le changement climatique.

Nous voulons enfin permettre aux jeunes de faire irruption dans la politique européenne. Pour cela, nous voulons accorder aux jeunes européens la possibilité dès 16 ans de participer aux « Initiatives citoyennes européennes » pour leur permettre de participer dès leur plus jeune âge à la démocratie européenne.

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Les écueils du Nouveau Pacte sur la migration et l’asile

Les écueils du Nouveau Pacte sur la migration et l’asile

Le 10 avril 2024, le Parlement européen adoptait le pacte sur la migration et l’asile. Sans résoudre les défaillances structurelles du système actuel, il perpétue une vision sécuritaire des frontières européennes, inefficace et aveugle sur les défis à venir.

© European Union 2024/Oliver Bunic

Après plusieurs années d’âpres négociations, le nouveau pacte sur la migration et l’asile a été adopté au Parlement européen le 10 avril dernier et devrait entrer en vigueur autour du mois de juillet 2026. Ce paquet législatif avait été annoncé le 16 septembre 2020 par Ursula Von der Leyen lors de son discours sur l’état de l’Union. La présidente de la Commission européenne affirmait alors son souhait d’abolir le controversé système Dublin. Ce règlement est l’une des sources majeures du droit de l’asile européen. Il avait deux objectifs : déterminer l’État responsable de la demande d’asile d’une personne arrivant sur le territoire européen et lutter contre les mouvements secondaires, c’est-à-dire l’enregistrement de la demande d’asile d’une même personne dans plusieurs États. Le premier objectif est le principal point d’achoppement de ce texte. En effet, pour déterminer l’autorité responsable du traitement d’une demande d’asile, le critère dominant encore aujourd’hui rend seul responsable l’État par lequel est entré en premier le demandeur d’asile. Le deuxième objectif, la lutte contre les mouvements secondaires, est loin d’être atteint. Si l’on compare les années 2014 et 2021 qui ont vu un nombre similaire de demandes d’asile (respectivement 510 696 et 505 221), on comptait, en 2014, 137 220 cas pour lesquels une demande préalable avait été faite dans un autre État membre. En 2021, ce chiffre s’élevait à 213 310 cas. L’endiguement des déplacements secondaires n’a donc pas été efficace. La combinaison de ces deux facteurs a engendré d’importants déséquilibres faisant peser davantage sur les pays du Sud et de l’Est, aux portes de l’Europe, la charge du traitement des demandes au point de causer la faillite du système d’asile de certains pays comme la Grèce.

Malheureusement, le nouveau pacte tel que façonné par les colégislateurs ne résout pas ces défaillances structurelles. Le critère faisant de l’État de première entrée l’autorité responsable demeure. Pour pallier cela, un « mécanisme de solidarité » a été introduit par l’un des règlements du pacte. Ainsi, les États membres doivent prendre en charge au moins 30 000 demandeurs par an ou payer une compensation financière de 20 000 euros par demandeur non relocalisé. En parallèle, les États membres pourront contribuer à un « panier commun » dans lequel puiseront les pays subissant une forte pression migratoire. Ces contributions seront calculées sur la base du PIB et de la taille du pays. Au vu de la réticence de nombreux pays européens à accueillir des migrants sur leur sol, il y a fort à parier que la relocalisation de demandeurs soit très peu pratiquée par les États membres.

Le problème du système d’asile européen, c’est qu’il est encore tourné vers une vision sécuritaire des frontières européennes sans prendre en compte les défis à venir. On observe, depuis déjà quelques années, une montée des populismes de droite et d’extrême droite en Europe. En septembre 2022, les Démocrates de Suède, parti conservateur, très à droite et anti-immigration a obtenu des scores sans précédent aux élections législatives avec 20,5 %, se plaçant second devant les Modérés. Le même mois, l’extrême droite italienne incarnée par le parti Fratelli d’Italia et sa figure de proue Giorgia Meloni, progresse de 21,6 points de pourcentage et totalise 26 % des voix à la Chambre des députés. En France, le Rassemblement National, parti de Marine Le Pen est parvenu à placer 89 députés à l’Assemblée nationale contre 7 aux précédentes élections. Si cette dynamique indéniable peut paraitre alarmante, elle montre surtout une chose : il existe un électorat de citoyens européens séduit par ces programmes politiques. Les gouvernements en place sont donc à la fois tenus de partager les institutions avec les élus de ces partis d’extrême droite, mais aussi tentés de capter une part de cet électorat. Une partie d’entre eux est donc plus encline à tenir des positions conservatrices et hostiles vis-à-vis de sujets comme l’asile et la migration. On se retrouve donc avec un système de gestion de l’asile profondément contradictoire où coexistent deux logiques opposées : les aspirations européennes pour la protection et la promotion des droits fondamentaux d’un côté et les volontés sécuritaires des États de l’autre. Il n’y a donc rien d’étonnant au fait que ce système ne soit pas conçu pour résister aux crises migratoires de ce siècle. Ceci devient particulièrement inquiétant lorsqu’on se penche sur les prévisions des déplacés climatiques. Un rapport produit par la Banque Mondiale en 2021 estime que d’ici 2050, 216 millions de personnes seront forcées de quitter leur habitat. Bien sûr, ce chiffre est à relativiser puisqu’une large partie des déplacements se feront à l’intérieur des pays où vers les pays voisins. Néanmoins, nombre des pays les plus touchés sont déjà dans une situation économique, sociale et politique précaire et les déplacements massifs de population seront un grand facteur d’instabilité. L’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) explique dans un rapport de 2022 sur les mobilités liées au changement climatique, qu’en 2030, environ 50 % de la population mondiale vivra sur des zones côtières de plus en plus exposées aux inondations, aux tempêtes et aux tsunamis. De plus, si l’on prend comme référence le scénario +2 °C, ce qui est aujourd’hui très optimiste, 350 millions de personnes seront exposées à des températures invivables. On pourrait continuer longtemps à énumérer des chiffres tout aussi catastrophistes montrant que les crises migratoires que nous avons connues jusqu’à maintenant seront certainement dérisoires en comparaison de celles qui nous attendent. Il faudra alors choisir : s’enfoncer dans un isolationnisme meurtrier et essayer vainement d’empêcher l’accès à notre territoire ou bien changer radicalement notre perspective et concevoir un système capable d’accueillir au mieux les migrants et les demandeurs d’asile.

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Anticor souhaite renforcer l’éthique dans les institutions européennes

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À l’approche des élections européennes de juin 2024, l’association Anticor, reconnue pour son engagement contre la corruption et pour la transparence de la vie publique, a mis en avant plusieurs propositions visant à renforcer l’intégrité et la transparence au sein de l’Union européenne. Ces mesures ciblent à la fois les candidats aux élections et les eurodéputés en exercice, dans l’espoir d’améliorer la confiance des citoyens dans les institutions démocratiques.

La première proposition d’Anticor vise à assurer l’intégrité des candidats en exigeant qu’ils soient en règle avec l’administration fiscale et qu’ils aient un casier judiciaire vierge de toute infraction à la probité. Cette exigence serait également maintenue tout au long de leur mandat.

En matière de transparence, Anticor propose de rendre obligatoire la publication détaillée et régulière sur le site du Parlement européen des activités des eurodéputés et de leurs collaborateurs. Cela inclurait leur présence et leur participation aux votes en commission et en plénière, avec des sanctions automatiques pour l’absentéisme.

Pour ce qui est des indemnités, une réforme majeure serait l’introduction d’un système justificatif pour l’utilisation des indemnités de frais généraux, qui s’élèvent à 4 950€ par mois. Cela mettrait fin au système actuel de l’enveloppe et renforcerait la responsabilité des eurodéputés quant à l’usage de ces fonds publics.

Anticor appelle également à la création d’un organe éthique européen indépendant, chargé de surveiller l’application des règles d’éthique et de probité au sein des institutions et agences de l’UE. Cet organe permettrait également aux associations agréées de le saisir en cas de manquement.

Lutter contre les conflits d’intérêt et réguler le lobbying

La lutte contre les conflits d’intérêts est aussi une priorité, avec la demande pour tous les responsables publics européens de déclarer leur patrimoine et leurs intérêts à leur prise de fonction et de mettre à jour ces informations régulièrement. Anticor souhaite également un encadrement strict des activités parallèles et des reconversions, en particulier dans le domaine du lobbying.

En ce qui concerne le lobbying justement, la proposition est de rendre obligatoire un registre de transparence commun aux trois principales institutions européennes (Parlement, Conseil et Commission), qui détaillerait les activités des lobbyistes et garantirait la traçabilité des textes législatifs, de leur élaboration à leur vote.

Autres mesures importantes, l’interdiction pour les responsables publics de recevoir des cadeaux ou d’accepter que des tiers prennent en charge leurs frais, la lutte renforcée contre la corruption par une nouvelle directive européenne, la lutte contre l’évasion fiscale, et l’accès facilité aux données économiques d’intérêt général en abolissant la directive sur le secret des affaires.

Anticor souhaite aussi limiter la concentration des médias pour assurer la transparence et le pluralisme de l’information, ainsi que la création d’un fonds pour soutenir financièrement les lanceurs d’alerte et pour sanctionner les poursuites-bâillons, renforçant ainsi la protection de ceux qui dénoncent les abus.

Ces propositions, si elles étaient adoptées, marqueraient un tournant significatif dans la manière dont l’Union européenne gère l’éthique et la transparence, contribuant potentiellement à restaurer et à renforcer la confiance des citoyens européens dans leurs institutions.

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Comment l’IA pourrait bénéficier à l’extrême droite

Comment l’IA pourrait bénéficier à l’extrême droite

L’IA révolutionne notre quotidien. Mais derrière ces progrès se cache une réalité plus sombre : le détournement de cette technologie par des mouvements politiques aux agendas clivants, notamment l’extrême droite.

À l’ère numérique, l’intelligence artificielle (IA) révolutionne notre quotidien, offrant la promesse d’avancées spectaculaires dans des domaines aussi variés que la santé, l’éducation, ou encore l’industrie. Mais derrière ces progrès se cache une réalité plus sombre : le détournement de cette technologie par des mouvements politiques aux agendas clivants, notamment l’extrême droite. Alors que cette frange politique cherche constamment à repenser ses méthodes d’influence, l’IA devient un outil de choix pour propager son idéologie, semer la division et manipuler l’opinion publique avec une précision et une efficacité sans précédent.

Propagande sur mesure

Dans cet univers digital omniprésent, nos interactions en ligne laissent derrière elles une traînée de données : chaque clic, chaque like, chaque partage devient une empreinte digitale, unique et révélatrice. Selon une étude d’IBM, l’individu moyen génère environ 2,5 quintillions d’octets de données chaque jour, des informations précieuses qui, une fois analysées, peuvent révéler des détails intimes sur nos vies. L’intelligence artificielle, avec sa capacité à analyser et à synthétiser ces immenses volumes d’informations, se positionne comme l’outil ultime de décryptage de ces signaux dispersés.

L’extrême droite, en s’emparant de telles technologies, pourrait franchir une nouvelle frontière dans l’art de la propagande. Plutôt que de s’adresser à la masse avec un message unique, elle pourrait personnaliser sa communication, ajustant son discours pour résonner de manière unique avec les récepteurs individuels. Imaginez recevoir des messages politiques si finement ajustés à vos peurs, à vos désirs, à vos convictions, qu’ils semblent émaner de votre propre conscience. Ce n’est plus de la propagande au sens traditionnel ; c’est une écho-chambre sur mesure, conçue pour amplifier vos inclinations, qu’elles soient basées sur des faits ou sur des fictions.

Un exemple frappant de cette stratégie fut observé lors des élections présidentielles américaines de 2016, où des acteurs étrangers ont utilisé Facebook pour cibler spécifiquement des électeurs indécis avec des publicités politiques personnalisées, exacerbant les divisions existantes. Une analyse de Buzzfeed a révélé que les fausses nouvelles sur la plateforme étaient partagées plus largement que les articles des médias traditionnels pendant les trois derniers mois de l’élection, montrant l’efficacité redoutable de ces approches ciblées.

Ce processus ne se contente pas de valider des opinions préexistantes ; il les renforce, les rendant plus extrêmes, plus inflexibles. « Les algorithmes d’IA sont conçus pour engager, mais ils finissent souvent par enfermer les individus dans des bulles de filtres, exacerbant les clivages« , explique Dr. Sophia A. Moore, experte en éthique de l’IA. En identifiant les fissures sociales, l’IA pourrait permettre à l’extrême droite de les creuser encore davantage, insérant ses messages clivants dans les interstices de nos désaccords, exacerbant les tensions latentes, notamment raciales.

Le danger ne réside pas uniquement dans la polarisation accrue de la société. En s’appropriant les outils d’IA pour diffuser une propagande ultra-personnalisée, l’extrême droite pourrait également saper les fondements de notre capacité collective à discerner la vérité de la manipulation. « Dans un monde où chaque information peut être personnalisée, comment distinguer la vérité du mensonge ?« , s’interroge encore Dr. Moore. Dans un tel monde, le consensus sur des faits objectifs, base de tout débat démocratique, pourrait devenir insaisissable.

Les réseaux sociaux, terreau de manipulation

Les réseaux sociaux ont révolutionné la façon dont nous communiquons, nous informons et interagissons avec le monde. Mais cette transformation digitale a également ouvert la porte à de nouvelles formes de manipulation. Avec plus de 3,6 milliards d’utilisateurs de réseaux sociaux dans le monde, selon un rapport de Statista, ces plateformes offrent un terrain fertile pour la propagation de fausses informations et la manipulation de l’opinion publique. « Les réseaux sociaux ont démocratisé l’information, mais ont aussi simplifié la désinformation, » affirme Dr. Emily Castor, experte en communication numérique. L’intégration de l’intelligence artificielle dans ces espaces numériques pourrait amplifier ces problématiques, transformant les réseaux sociaux en champs de bataille informationnels où la vérité devient de plus en plus difficile à discerner.

L’extrême droite, saisissant les opportunités offertes par les avancées technologiques, pourrait exploiter l’IA pour orchestrer des campagnes de désinformation sophistiquées. Par exemple, des algorithmes d’IA peuvent être entraînés pour générer des articles de presse faux mais convaincants, des tweets, des commentaires sur des forums ou des images truquées, inondant ainsi les fils d’actualité de contenus trompeurs. Ces contenus peuvent être conçus pour résonner émotionnellement avec certains segments de la population, exploitant des sujets sensibles tels que l’immigration, la sécurité ou l’économie, afin d’attiser la peur, la colère ou la méfiance.

Une technique particulièrement insidieuse implique l’utilisation de bots d’IA pour simuler des interactions humaines sur ces plateformes. Ces bots peuvent liker, partager, et commenter des contenus, créant artificiellement l’impression d’un large soutien populaire pour certaines idées. Cette illusion de consensus peut influencer les perceptions publiques, poussant des individus indécis à adopter des points de vue qu’ils percevraient autrement comme marginaux ou extrêmes.

De plus, l’IA peut être utilisée pour cibler de manière précise des groupes d’individus avec des publicités politiques personnalisées, basées sur leurs données comportementales collectées sur les réseaux sociaux. Ces publicités, invisibles au reste de la population, peuvent contenir des messages trompeurs conçus pour dénigrer les opposants politiques ou exagérer les succès d’une campagne, sans aucun moyen pour les cibles de ces campagnes de vérifier l’exactitude des informations reçues.

Les réseaux sociaux, avec l’aide de l’IA, pourraient donc devenir des outils puissants dans les mains de l’extrême droite pour façonner le discours politique, semer la division et miner la confiance dans les institutions démocratiques. La sophistication de ces techniques rend leur détection et leur contrôle particulièrement difficile pour les plateformes et les autorités réglementaires, posant un défi majeur pour la préservation de l’intégrité des processus démocratiques.

Surveillance de masse

L’évolution rapide de l’intelligence artificielle et sa capacité à analyser des quantités massives de données en temps réel ont transformé la surveillance de masse en un outil d’une efficacité et d’une précision sans précédent. Lorsque ces technologies sont détournées à des fins politiques, en particulier par des groupes ou des régimes d’extrême droite, elles représentent une menace sérieuse pour les libertés individuelles et la démocratie.

La surveillance de masse alimentée par l’IA peut prendre de nombreuses formes, allant du suivi des activités en ligne à l’analyse comportementale en passant par la reconnaissance faciale dans les espaces publics. Chacune de ces méthodes permet de collecter des données sur les citoyens à une échelle inimaginable auparavant. Par exemple, en scrutant les réseaux sociaux, les forums en ligne, et même les communications privées, l’IA peut identifier les schémas de comportement, les affiliations politiques, et même prédire les intentions futures des individus.

Aux États-Unis, il a été démontré que des agences gouvernementales avaient accès à de vastes bases de données de reconnaissance faciale, souvent sans le consentement explicite des citoyens. Ces bases de données peuvent être utilisées pour identifier les participants à des manifestations ou des événements politiques, soulevant des inquiétudes quant à la surveillance de masse et à la violation de la vie privée.

Ce niveau de surveillance permet à l’extrême droite de mettre en œuvre des stratégies de persuasion hyper ciblées, adaptées aux craintes et aux désirs spécifiques de segments de population précis. Plus inquiétant encore, cela donne les moyens de repérer et de cataloguer les opposants politiques, les militants, ou tout individu considéré comme une menace à l’ordre établi. Une fois identifiés, ces individus peuvent être ciblés par des campagnes de désinformation, être harcelés en ligne, ou pire, faire l’objet de répressions dans la vie réelle.

La Chine offre un autre exemple préoccupant de ce que pourrait être l’utilisation politique de la surveillance de masse par l’IA. Le système de crédit social chinois, par exemple, analyse le comportement des citoyens à travers une multitude de données pour attribuer des scores reflétant leur fiabilité. Bien que principalement conçu pour encourager des comportements jugés socialement bénéfiques, ce système peut aussi être utilisé pour réprimer la dissidence et renforcer le contrôle étatique.

Dans les démocraties, l’utilisation de technologies de surveillance par des groupes d’extrême droite peut ne pas être aussi ouverte ou étendue, mais la collecte et l’analyse clandestines de données sur les opposants politiques ou les minorités peuvent tout de même avoir des effets déstabilisateurs sur le tissu social et politique. Les technologies d’IA, capables de trier et d’analyser des données à une échelle gigantesque, peuvent faciliter cette surveillance discrète, permettant à ces groupes de raffiner leurs tactiques et d’étendre leur influence.

Deepfakes : la réalité distordue

Les deepfakes, ces imitations générées par intelligence artificielle qui manipulent audio et vidéo pour créer des contenus faussement réalistes, représentent une évolution troublante dans le domaine de la désinformation. À une époque où la véracité des informations est déjà mise à rude épreuve, ces créations sophistiquées pourraient aggraver considérablement la crise de confiance à l’égard des médias et des institutions.

Grâce aux progrès en matière d’apprentissage automatique et de traitement de l’image, les deepfakes sont devenus étonnamment convaincants, au point où il devient extrêmement difficile pour le grand public de distinguer le vrai du faux. Cette capacité à manipuler la réalité peut être utilisée pour diverses fins malveillantes, notamment pour discréditer des figures publiques en les montrant dans des situations compromettantes ou en les faisant dire des propos qu’ils n’ont jamais tenus. Par exemple, une vidéo deepfake bien conçue pourrait montrer un leader politique tenant des discours haineux ou des aveux de corruption, semant le doute même si la supercherie est révélée.

Une intervention de l’ancienne Présidente de la Chambre des États-Unis, Nancy Pelosi, a été modifiée pour la faire paraître ivre lors d’une conférence de presse : cette vidéo a rapidement circulé sur les réseaux sociaux, suscitant confusion et désinformation. Autre exemple frappant, un deepfake du PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, a été diffusé, dans lequel il semblait se vanter de contrôler des milliards de personnes grâce à la collecte de leurs données, mettant en lumière la puissance potentiellement déstabilisatrice de ces technologies.

Au-delà de la diffamation, les deepfakes posent le risque de créer des preuves falsifiées de méfaits qui pourraient être utilisées dans des campagnes de désinformation ou pour influencer l’opinion publique lors d’événements cruciaux comme les élections. Ces manipulations ne se limitent pas à des individus spécifiques ; elles peuvent aussi servir à réécrire l’histoire, en modifiant des images ou des vidéos d’événements passés pour les faire correspondre à une certaine idéologie ou narration révisionniste.

L’un des dangers les plus pernicieux des deepfakes est leur capacité à éroder la confiance dans les contenus médiatiques authentiques. Si tout peut être falsifié, alors tout peut être remis en question. Cette érosion de confiance menace les fondements même de notre démocratie, qui repose sur une base de faits partagés et la capacité des citoyens à prendre des décisions informées. Dans un monde où les deepfakes prolifèrent, le scepticisme généralisé pourrait mener à un cynisme où la vérité n’a plus d’importance, ouvrant la voie à la manipulation et au contrôle par ceux qui maîtrisent ces technologies.

La bataille contre les deepfakes et leur capacité à distordre la réalité est fondamentale pour préserver l’intégrité de notre espace public et le bon fonctionnement de nos démocraties. C’est une lutte qui exige une vigilance constante et une action collective de la part des gouvernements, de l’industrie technologique, des médias et des citoyens eux-mêmes.

L’IA au service du recrutement

L’intégration de l’intelligence artificielle dans les stratégies de recrutement politique ouvre des perspectives inédites pour les mouvements d’extrême droite, leur permettant de cibler des individus à une échelle et avec une précision jamais atteinte auparavant. Cette capacité à segmenter la population en fonction de critères psychologiques, démographiques, et comportementaux permet de personnaliser les messages de recrutement, les rendant bien plus efficaces. Par exemple, une personne exprimant des inquiétudes quant à l’emploi sur les réseaux sociaux pourrait recevoir des contenus spécifiquement conçus pour la convaincre que l’extrême droite propose les solutions les plus à même de répondre à ses préoccupations. De même, un individu manifestant une sensibilité à des thématiques culturelles ou identitaires pourrait être ciblé par des messages renforçant ces perceptions, tout en présentant l’extrême droite comme le défenseur de ces valeurs.

Au-delà du ciblage, l’IA facilite également l’automatisation du processus de recrutement. Des systèmes algorithmiques peuvent envoyer des messages personnalisés, initier des interactions via des bots ou des agents virtuels et même ajuster les stratégies de recrutement en temps réel en fonction des réponses obtenues. Cette automatisation permet de toucher un nombre beaucoup plus important d’individus qu’une approche manuelle traditionnelle, tout en réduisant les coûts et les ressources nécessaires.

L’utilisation de l’IA dans le recrutement par l’extrême droite soulève cependant des questions éthiques et légales importantes. En exploitant les vulnérabilités psychologiques et les insécurités des individus, ces pratiques peuvent être considérées comme manipulatrices, voire coercitives. De plus, elles posent le risque d’exacerber les divisions sociétales en renforçant des bulles idéologiques et en amplifiant les discours de haine et de discrimination.

Un appel à la vigilance

L’émergence de l’intelligence artificielle comme force dominante dans notre vie quotidienne et notre sphère politique exige une vigilance accrue dans tous les secteurs de la société. La capacité de l’IA à transformer les données en insights, à prédire les comportements et même à manipuler les perceptions ouvre la porte à des usages potentiellement bénéfiques mais aussi profondément préoccupants. Face à la menace de voir l’IA utilisée pour fragmenter et polariser, il est impératif d’adopter une approche proactive pour encadrer son développement et son application.

Des cadres législatifs doivent être élaborés pour assurer que l’utilisation de l’IA, en particulier dans les domaines sensibles tels que la politique et la sécurité publique, respecte les principes éthiques fondamentaux de transparence, d’équité et de respect de la vie privée. Ces lois devraient non seulement régir la collecte et l’utilisation des données personnelles mais aussi imposer des limites claires sur la manière dont l’IA peut être employée pour influencer l’opinion publique ou cibler des groupes spécifiques.

Au-delà de la réglementation, la promotion d’une IA responsable implique une collaboration étroite entre les développeurs, les chercheurs, les gouvernements et les organisations de la société civile. Les principes d’une conception éthique doivent être intégrés dès les premières étapes du développement des systèmes d’IA, garantissant que ces technologies se développent et sont utilisées dans le respect des droits humains.

L’éducation joue également un rôle crucial dans la préparation de la société à vivre dans un monde où l’IA occupe une place centrale. Les citoyens doivent être informés des potentialités et des risques associés à l’IA, y compris la manière dont elle peut être utilisée pour manipuler les informations et influencer les comportements. En développant l’esprit critique et la littératie numérique au sein de la population, on peut renforcer la résilience collective face aux tentatives de désinformation et de manipulation.

Le rôle des médias et des chercheurs est indispensable pour maintenir une veille constante sur les développements de l’IA et sensibiliser le public à ses implications. En scrutant les pratiques d’utilisation de l’IA et en exposant les abus, ils contribuent à un débat public informé et nuancé sur le futur de cette technologie.

 

En conclusion, l’intelligence artificielle détient un potentiel transformationnel pour notre société, mais son potentiel détournement par des forces extrémistes, notamment l’extrême droite, soulève de graves préoccupations. Les manipulations via les réseaux sociaux, la surveillance invasive, et la diffusion de deepfakes exigent une régulation et d’éduquer les citoyens sur les risques de l’IA. Face à ces défis, l’avenir de l’IA dépend de notre engagement collectif à promouvoir une utilisation éthique et responsable, assurant qu’elle serve à renforcer notre démocratie et non à la saper. Ensemble, nous pouvons orienter l’IA vers un avenir où elle contribue positivement à notre société.

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Entretien avec Luc Carvounas : « Je propose que le logement des Français soit la Grande cause nationale de 2025. »

Entretien avec Luc Carvounas : « Je propose que le logement des Français soit la Grande cause nationale de 2025. »

Dans cet entretien, le maire d’Alfortville et président de l’UNCASS Luc Carvounas revient sur la crise du logement en France. Il propose plusieurs pistes pour en sortir, notamment l’idée d’une « densité harmonieuse ».
LTR – Compte tenu de la crise du logement social et du constat que vous en tirez, la politique du logement doit-elle devenir une compétence exclusive des collectivités territoriales ? 
Luc CARVOUNAS : 

« Au sujet de la question du logement, je voudrais d’abord signaler que malheureusement il ne s’agit pas d’un thème cher au Président de la République, qui depuis 2017 a dédaigné le secteur pour le plus souvent dégrader ses moyens, en témoignent la baisse des APL, les réductions aux aides à la pierre et bien d’autres choses encore.

Tout un symbole, mon amie Emmanuelle COSSE, ancienne Ministre du Logement aujourd’hui Présidente de l’Union Sociale pour l’Habitat, rappelait récemment qu’Emmanuel MACRON ne s’était jamais rendu à un Congrès des HLM, contrairement aux présidents MITERRAND, CHIRAC ou HOLLANDE(1). Tout est dit.

Pourtant, lorsque le Président de la République estime que le logement constitue un « système de sur-dépense publique » inefficace(2), il ne semble pas considérer l’activité économique et les emplois créés par ce secteur, ni l’argent que cela rapporte à l’État chaque année. Qui plus est, pour 1000 euros de dépense publique, l’État ne dépense que 15 euros pour le logement (quand il en dépense 26 pour la Culture ou 47 pour les transports)(3), qui est pourtant rappelons-le, le premier poste de dépense des ménages français.

Alors dans cette période de crise du logement qui mêle à la fois incertitudes économiques, transformation des usages et des pratiques, manque de réactivité du pouvoir exécutif et affaiblissement des capacités d’action des collectivités locales, beaucoup de Maires se battent avec le peu de moyens qu’il leur reste. Mais selon tous les observateurs, le marché immobilier ne se régule pas tout seul. Nous avons donc besoin d’un État partenaire fort et volontaire ainsi que d’une grande politique nationale en la matière, que ce soit pour le parc locatif privé, intermédiaire ou social, ou encore l’accession à la propriété.

Malheureusement encore, « jamais l’effort public consacré au logement n’a été aussi faible » nous informe la Fondation Abbé Pierre dans son dernier rapport, avec 41,5 milliards d’euros dépensés (pour 91,8 milliards d’euros rapportés par les prélèvement fiscaux).

Nous avons besoin d’un État fort et volontaire parce que comme le démontrait le récent rapport d’OXFAM sur les inégalités et le logement, le « désengagement progressif de la puissance publique (…) laisse une plus grande place à des acteurs financiarisés et à une quête de rentabilité à tout prix. »(4).

Dès lors, État et collectivités locales, je propose que nous faisions ensemble du logement des Français la Grande cause nationale de 2025. »

LTR – En quoi les communes seraient mieux à même de résoudre cette crise du logement ? L’Etat ne dispose-t-il pas de plus de moyens et d’une vision davantage conforme à l’intérêt général ?
Luc Carvounas : 

« S’il faut que l’État prenne toute sa part dans la résolution de la crise du logement comme je l’évoquais précédemment, le rôle des maires demeure essentiel par la connaissance fine qu’ils ont de leur territoire, de leur population comme de leurs besoins, mais aussi par la volonté politique – ou pas – de délivrer des permis de construire pour répondre à la demande de logement, qui rappelons-le constitue la première demande de l’administré envers son Maire.

De plus, ce sont dans nos villes que de nouvelles formes d’habitat se développent. Certaines sont subies : que l’on pense au retour contraint chez les parents pour un adulte, aux « résidants annuels » des campings et mobile-homes qui se logent ainsi non pas par choix mais par nécessité, ou encore aux « relégués » de leurs villes qui partent sous l’assaut de l’essor des meublés touristiques. De nouveaux usages d’habitat peuvent être pour leur part souhaités, comme le prouvent l’accroissement des colocations – juniors comme seniors – le développement du « coliving », des copropriétés à usages partagés, le logement intergénérationnel ou encore les résidences services seniors. Les maires sont donc les acteurs qui restent au plus près des besoins spécifiques de leur territoire.

Par ailleurs, lorsqu’il faut loger en urgence une femme victime de violences, un enfant en errance, évacuer les riverains d’une catastrophe naturelle, c’est bien évidemment vers le Maire que l’on se tourne et qui va opérer, en lien avec le préfet, pour coordonner les acteurs et répondre à l’urgence.

Alors l’intérêt général quand on est Maire – je le dis clairement et je l’assume – c’est d’avoir le courage de construire pour loger les gens dignement. Il y a toujours de prétendues bonnes raisons pour ne plus livrer de logements, mais au bout de la chaîne c’est à l’égalité sociale à laquelle on s’attaque.

De manière très concrète, lorsque l’on sait que 45% des couples mariés en France finiront par divorcer, ou encore que la France comptera 25% de plus de 65 ans en 2040 puis près de 30% en 2050, on constate que les besoins en logements pour demain ne correspondront plus à ce que nous connaissions hier.

LTR – En Ile-de-France, sommes-nous prêts pour ces changements, ou dirions-nous même pour affronter ces transformations profondes ? Comment pouvons-nous procéder pour y arriver ?
Luc Carvounas : 

« Dans notre région francilienne – puisque ma ville s’y trouve et que par ailleurs je suis Secrétaire général de l’Association des Maires d’Ile-de-France (AMIF) – nous accueillons entre 40.000 et 50.000 nouveaux habitants chaque année.

Dans le même temps, 50 communes franciliennes ne respectent pas l’application de la Loi SRU qui les oblige à proposer 25% de logements sociaux dans leur commune, et 81,7% des biens immobiliers mis en vente en Ile-de-France en 2022 étaient classés DPE « G » ou « F » (interdiction de louer en 2025 pour les « G » et 2028 pour les « F »).

Comme nous le rappelions récemment dans une tribune collective d’élus de Gauche d’Ile-de-France, notre région « est à la croisée des chemins : loger dignement sa population ou la chasser par la pénurie ou le prix ».(5)

Pour commencer à répondre à cette question, avec les Maires d’Ile-de-France – par la voix de l’AMIF – nous prônons l’instauration par l’État d’un dispositif de financement participant à l’investissement et au fonctionnement des équipements publics à construire. Ainsi, « l’instauration d’une recette pérenne apparait essentielle afin de rétablir un lien dynamique et durable entre l’arrivée de nouveaux habitants et les recettes des communes. », car rappelons-le, livrer de nouveaux logements inclut de livrer de nouvelles écoles, des places en crèche, de nouveaux services publics, de nouvelles places de stationnement…

Ce dispositif pourrait être suivi d’une bonification de la Dotation Globale de Fonctionnement (DGF) afin de couvrir les besoins en budget de fonctionnement. Ce dispositif pourrait reprendre le critère du nombre de mètres carrés développés afin de calculer « l’aide socle », car il permet d’encourager la production de logement dont la surface est suffisante à l’accueil des familles.

Mais pour aller plus loin, si nous y mettons la volonté politique nécessaire, je crois en notre capacité à réunir et fédérer les acteurs concernés autour de propositions fortes pour un « choc du logement francilien » :

  • retour d’une aide à la pierre significative
  • encadrement des loyers excessifs dans les zones en tension
  • respect de la loi SRU par l’application d’incitations et de sanctions nouvelles
  • rétablissement d’un taux de TVA réduit sur l’ensemble de la production sociale
  • fiscalité foncière tournée vers la construction
  • mesures de réduction de délais administratifs
  • renfort et simplification des aides à la rénovation
  • rétablissement de l’APL accession
  • augmentation des capacités d’hébergement d’urgence toute l’année
  • création de parcours sécurisés d’accès au logement pour les jeunes et les familles monoparentales
  • l’augmentation des taxes sur les logements vacants et les résidences secondaires. »
LTR – Que pensez-vous de la mesure adoptée dans le schéma directeur de la région Ile-de-France par Valérie Pécresse visant à empêcher les communes disposant déjà de 30% de logements sociaux d’en construire davantage ?
Luc Carvounas :

«  Tout d’abord, rappelons que la Région Île-de-France connaît les prix du logement les plus chers de France. L’absence de loyers accessibles est un frein majeur à l’emploi francilien, mais aussi à l’installation durable des jeunes actifs. Cela explique pourquoi tant de travailleurs essentiels se retrouvent à vivre si loin de leurs emplois.

Par ailleurs, et malheureusement, toutes les communes franciliennes ne respectent pas leurs obligations liées à l’article 55 de la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) du 13 décembre 2000, car un quart des communes concernées n’ont toujours pas 25% de logements sociaux et une partie d’entre elles refusent de se conformer à la loi de la République.

Pourtant, dans son étude publiée en novembre 2023, l’Institut Paris Région montre qu’en Ile-de-France la tension sur la demande de logement social est passée de 406.000 demandeurs en 2010 au nombre historique de 783.000 en 2022. 14% des Franciliens attendent donc un logement social et ce alors même que le nombre d’agréments connaît une baisse inédite à 18.000 logements.

Le délai d’attente pour l’obtention d’un logement social est donc de 10,4 ans en Île-de-France contre 5,8 ans dans le reste de l’hexagone. La part du loyer dans le budget des Franciliens est toujours plus forte : les loyers du parc privé ont augmenté de 56% entre 2002 et 2020 quand les revenus ont augmenté quant à eux de 33%. On constate donc deux fois plus de demandeurs avec un délai d’attente toujours deux fois plus long que dans le reste du pays.

Construire de la densité harmonieuse, faciliter les rénovations thermiques des bâtiments ou encore réhabiliter les logements anciens devrait être une priorité majeure de notre région, surtout lorsque l’on sait que face à la crise immobilière, 72% des Français estiment que le logement constitue un domaine d’action sociale prioritaire (soit une hausse significative de 8 points depuis 2023). Cette inquiétude immobilière éclipse d’ailleurs le domaine de l’énergie (54% de taux de priorisation) qui subit pourtant une hausse des tarifs.(6)

Si l’État ne joue pas pleinement son rôle, la Région Île-de-France pourrait elle aussi faire bien mieux, et je suis au regret de constater que, sur les dix dernières années, son soutien financier à la production de logements sociaux toutes catégories confondues se soit effondré.

Cette clause dite « anti-ghetto » proposée dans le SDRIF-E doit donc bien sûr être supprimée, comme le réclame d’ailleurs les acteurs du logement social, et je rappelle que cette mesure a fait aussi l’objet de fortes réserves de la part du Préfet de Région, représentant de l’Etat, qui précise bien qu’elle ralentira plus fortement encore la construction de logements sociaux dont nous avons pourtant cruellement besoin. »

LTR – L’idéal d’une « densité harmonieuse », concept qui vous est cher, ne se heurte-t-il pas à la réalité de la crise du logement ?
Luc Carvounas : 

« Je crois que c’est tout l’inverse, mais il faut envisager la densité harmonieuse de manière globale sans la réduire à la seule question du logement. Je m’explique : « dense » ou « compacte », la ville du XXIème siècle se doit de maîtriser son aménagement spatial et l’organisation de ses services, être attractive, mélanger et proposer les diverses activités qui caractérisent la qualité de vie urbaine.

Elle permet ainsi une baisse des déplacements contraints pour ses habitants, elle réalise une mixité sociale et intergénérationnelle réelle et partagée, elle offre des logements variés et adaptés à tous les âges de la vie, elle préserve et développe l’emploi et le commerce local, elle fait de la végétalisation et de la Nature en ville une priorité de sa qualité de vie.  

Elle lutte ainsi à la fois contre l’étalement urbain – donc contre la ségrégation spatiale – et contre l’artificialisation des sols, donc pour la préservation de la biodiversité et de l’accès à la nature en ville.

Les « maires bâtisseurs » ont donc le courage d’affronter certains discours démagogiques contre la construction de logements, alors qu’une fois encore il s’agit de la première demande du citoyen envers son Maire. Je veux rappeler les conséquences qui attendent un territoire urbain qui ne construit par de logements : une ville où de nouvelles familles ne s’installeront pas, ce qui entraîne moins d’enfants dans ses écoles donc une fermeture programmée de classes, ce sont aussi moins de commerces et moins de services – de santé par exemple – moins de recettes fiscales donc moins de services publics. En fin de compte, cela aboutit à la paupérisation d’un territoire, au vieillissement d’une ville, et donc à une résilience très affaiblie.

Dès lors, divers outils sont à la disposition des maires pour bâtir la « densité harmonieuse » en matière de logement. Sans être exhaustif, je veux citer : le « Permis de louer » pour lutter contre l’habitat indigne et insalubre, l’encadrement du prix du foncier et des loyers, la lutte contre l’obsolescence des bâtiments avec la mutation de leurs usages, la transformation des friches, des « verrues urbaines » ou des « dents creuses », la limitation réglementaire des meublés touristiques ou encore l’adoption de « Charte Qualité Habitat Durable » pour contraindre les promoteurs à construire du logement de qualité et sobre énergétiquement, tout en rendant de la « pleine terre » à la ville.

Lorsqu’il existe une volonté politique de résoudre la crise du logement dans nos villes, il est tout à fait possible de se saisir de ces outils pour augmenter son offre tout en préservant – et en renforçant – l’harmonie dans son territoire. Et j’en suis persuadé, l’harmonie est une bonne réponse politique aux problèmes que nous rencontrons dans nos quotidiens aujourd’hui. »

LTR – En quoi la densité harmonieuse peut-elle répondre aux maux des individus dans notre société urbaine ?
Luc Carvounas : 

« Je suis convaincu que les maux collectifs qui minent notre société et ses individus – la fatigue, la solitude, l’ennui, le stress ou encore le bruit – sont des sujets politiques.

J’en veux pour preuve le résultat d’une enquête du CREDOC pour Bruitparif en 2022 qui démontre que le bruit est « une préoccupation majeure pour les Franciliens. Lorsqu’ils sont interrogés sur la hiérarchie des inconvénients à l’échelle de leur quartier de vie, les Franciliens classent le bruit en première position (44%) devant la dégradation de l’environnement et le manque de propreté (41%), la pollution de l’air (37%) et le manque de transports en commun (20%) ».(7)

De plus, avec la multiplication des « Burn-out, dépression, charge mentale, fatigue numérique, épuisement professionnel, fatigue d’être soi… La fatigue semble avoir marqué de son sceau le début de notre XXIe siècle et avoir pris une nouvelle ampleur avec les restrictions liées à la pandémie. »(8)

La densité harmonieuse peut alors devenir une réponse politique à ces maux individuels et collectifs si elle permet aux habitants de nos villes de ralentir le rythme comme de retrouver du lien social et de la solidarité.

Mais attention, la densité harmonieuse n’encourage pas pour autant à réduire les distances et rendre du temps pour se recroqueviller sur soi – ce qui a trait à la santé mentale – ni à se sédentariser – pour évoquer la santé physique. Elle vise à libérer du temps pour aller vers ses prochains, et pour prendre soin de soi, physiquement comme mentalement.

Pour le résumer d’une phrase, la densité harmonieuse existe dans une « vie relationnelle » et une « ville solidaire, conviviale et sportive ».

Pour que le temps gagné grâce à la densité harmonieuse ne conduise ni à s’empâter ni à déprimer, elle se doit donc de proposer des espaces relationnels, d’accompagner activement son tissu associatif et ses Centres sociaux, d’investir sur la Culture, d’organiser des fêtes populaires et familiales, de favoriser la pratique sportive aussi bien en termes d’équipements publics que de soutien à ses clubs sportifs.

La densité harmonieuse c’est donc la proximité, contrairement à la « densité subie » qui elle confine à la promiscuité.

C’est une ville qui promeut la relation plutôt que la consommation, l’intérêt collectif plutôt que particulier, l’engagement citoyen à l’égoïsme individuel.

LTR – De manière concrète, pouvez-vous nous expliquer en quoi un Maire peut par exemple lutter contre la fatigue ou le stress de ses habitants ?
Luc Carvounas : 

« Tout d’abord en assumant une véritable politique de sécurité et de tranquillité publique dans sa ville – notamment la nuit – pour permettre à ses habitants de dormir paisiblement. Cela peut paraître simpliste, c’est pourtant essentiel.

Plus encore, la fatigue est souvent liée au stress, au trop grand nombre de déplacements contraints ou encore à l’angoisse de se retrouver seul.e face à ses problèmes.

En revisitant notre rapport à la vitesse, à la distance et à la hauteur, la densité harmonieuse lutte contre la fatigue, par exemple, en réduisant les distances à parcourir pour les activités de la vie quotidienne (transport, travail, garde d’enfants, courses, activités de loisirs, accès aux services publics…). Elle permet de réduire notre vitesse journalière – de décélérer – et ainsi d’adoucir le stress de notre vie quotidienne faite de contraintes. Finalement, elle nous offre une possibilité de « prendre le temps de prendre le temps ».

Concrètement, chaque territoire serait également avisé de mettre en place une véritable « politique des temps », comme avec : la mise en place du télétravail et des horaires aménagés, l’installation de tiers lieux, le partage des espaces publics et des équipements multi-usages, la promotion des mobilités douces, le développement de la « Culture accessible pour tous » comme nous le faisons par exemple à Alfortville avec le cinéma le moins cher d’Ile-de-France à 5 euros toute l’année, le développement des micro-crèches et des « villages séniors », l’organisation de la « ville plateforme » pour réaliser ses démarches administratives et ses paiements en ligne, l’ouverture de certains services publics le dimanche sur la base d’une concertation collective (par exemple une médiathèque).

La densité harmonieuse se doit de surcroît de prévoir des logements spécifiques et appropriés pour soulager les « aidants » – 8 à 11 millions de personnes aujourd’hui – qui assistent quotidiennement un parent âgé ou un enfant malade, et ainsi leur permettre de se retrouver à proximité de leurs proches – même si c’est parfois juste pour quelques jours ou quelques semaines.

 LTR – Nous imaginons que c’est un sujet qui vous tient à cœur en tant que Président de l’UNCCAS, puisque vous parlez souvent aussi de « construire la société du bien-vieillir » ? La densité harmonieuse en serait-elle l’une des solutions ?
Luc Carvounas : 

« Oui bien sûr, parce que lorsque l’on prospecte sur le futur de l’aménagement des villes, la densité harmonieuse répond à un enjeu fondamental : le boom démographique à venir du Grand Âge, alors que 16 millions et demi de Français auront 65 ans et plus en 2030, et 19 millions en 2040.

Avec l’association de Maires, d’élus locaux et de professionnels de l’action sociale que je préside – l’Union Nationale des Centres Communaux et intercommunaux d’Action Sociale (UNCCAS) – nous appelons depuis de nombreux mois déjà l’État à bâtir avec les collectivités locales un grand plan national pour préparer la société́ du bien-vieillir.

L’approche du vieillissement est souvent perçue sous le seul angle du médico-social. On parle des Ehpad, mais moins des résidences autonomes qui tombent en désuétude alors que dans le même temps de plus en plus de séniors souhaitent finir leur vie à domicile.

Il convient donc de garantir à nos ainés d’aujourd’hui et de demain des logements résilients et connectés, mais aussi, et c’est cela la densité harmonieuse, la proximité avec les commerces et les lieux d’animation, les services publics, un espace urbain adapté, accessible et inclusif, des modes de mobilité universels et des infrastructures et personnels spécialisés à la hauteur.(9)

Savez-vous aussi que 10.000 personnes âgées décèdent chaque année des suites d’une chute domestique(10) ? L’adaptation massive des logements aux séniors nécessitera donc de régler aussi ce type de questions très concrètes, et au-delà du réaménagement des logements, l’utilité sociale de la technologie domotique pourrait ici, comme ailleurs, faire ses preuves. Mais attention, si les solutions technologiques peuvent être d’une aide précieuse, cela ne remplacera jamais le besoin d’une présence humaine, d’une solidarité intergénérationnelle où nos séniors voient aussi leur place valoriser dans la société.

C’est cela aussi la densité harmonieuse, une ville solidaire où il fait bon vivre et passer son temps libre, et qui porte une attention particulière à chacun, du nouveau-né jusqu’au centenaire. Finalement, une grande famille qui partage un « esprit village » dans ce qu’il a de meilleur.

Références

(1)https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/02/13/crise-du-logement-le-choc-d-offre-annonce-par-le-gouvernement-un-vieux-slogan-et-de-multiples-contradictions_6216263_3224.html

(2) Cf. interview d’Emmanuel MACRON dans Challenges, datée du 10 mai 2023

(3) https://www.aft.gouv.fr/fr/argent-public

(4)« Logement : inégalités à tous les étages », Rapport publié par OXFAM France, 4 décembre 2023

(5)https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/m-le-premier-ministre-un-choc-en-faveur-du-logement-en-ile-de-france-est-vital-pour-la-cohesion-sociale-et-la-dignite-humaine-989195.html#:~:text=L%27Île%2Dde%2DFrance,de%2DFrance%20nous%20apparaissent%20vitaux.

(6) « 2ème Baromètre de l’Action Sociale » – IFOP pour l’UNCCAS, Mars 2024

(7) https://amif.asso.fr/communiques-de-presse/lancement-de-la-premiere-edition-du-trophee-des-collectivites-franciliennes-engagees-pour-la-qualite-de-lenvironnement-sonore/

(8) « Une société fatiguée », Essai collectif, Fondation Jean JAURÈS, 26 novembre 2021

(9) Contribution de l’Union Nationale des Centres Communaux et intercommunaux d’Action Sociale (UNCCAS) au Conseil National de la Refondation (CNR) « Bien-vieillir dans la cité », Avril 2023

(10) https://www.santepubliquefrance.fr/les-actualites/2022/plan-antichute-des-personnes-agees-la-contribution-de-sante-publique-france-au-dispositif#:~:text=Avec%20plus%20de%20100%20000,et%20une%20perte%20d%27autonomie.

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Innovation : 84% des Français estiment qu’elle bénéficie surtout aux riches

Innovation : 84% des Français estiment qu’elle bénéficie surtout aux riches

Le Trust Barometer 2024 d’Edelman (baromètre annuel de la confiance mené auprès de plus de 32 000 participants dans 28 pays) révèle la naissance d’un nouveau paradoxe : l’innovation serait à l’origine d’une nouvelle ère de prospérité mais aggraverait les relations entre citoyens, dirigeants et scientifiques et serait un facteur important de déstabilisation des sociétés contemporaines.

L’innovation : facteur de polarisation de la société française

Si l’étude menée par le Trust Barometer 2024[1] démontre que les principales préoccupations des Français concernant l’avenir restent globalement stables (chômage (85 %), dérèglement climatique (77 %), conflits nucléaires (76 %) et inflation (72 %)) de nouvelles « menaces » apparaissent néanmoins à l’horizon. 78 % des Français (+ 7% par rapport à 2023) mentionnent également les cyber-risques et 67% les fake news (+13% par rapport à 2023).

En un mot, l’innovation inquiète : 71 % des Français considèrent que la société évolue trop rapidement et que ces changements ne leurs sont pas bénéfiques. Cette inquiétude se double par ailleurs d’une « lecture sociale » de l’innovation :  84 % des Français considèrent qu’elle se fait en priorité au bénéfice des plus riches. 66% estiment même que le capitalisme technologique est à l’origine de plus de maux que de biens pour les sociétés contemporaines.  

Existe-t-il un profil-type des personnes réticentes à l’innovation ?

Près d’une personne sur deux considère que l’innovation est « mal gérée ». Néanmoins aucun profil type ne se dégage de l’étude, la méfiance vis-à-vis de l’innovation concerne « tous les groupes d’âge, tous les niveaux de revenus et tous les sexes, et dans les pays développés comme dans les pays en développement » selon l’étude.

Une légère politisation de la méfiance peut néanmoins être observée dans les démocraties occidentales : les personnes se déclarant de droite sont plus susceptibles (45%) de rejeter les innovations que les personnes de gauche (36%). Certains pays connaissent par ailleurs des écarts entre droite et gauche particulièrement importants : États-Unis (41 points), Australie (23 points), Allemagne (20 points) et Canada (18 points).

Un sujet est néanmoins rejeté dans les mêmes proportions à gauche et à droite : l’intelligence artificielle. En France 58% des personnes se déclarant de gauche la rejettent et 56% des personnes se déclarant de droite.

Une méfiance qui ne peut qu’être compréhensible au vu des utilisations politiques qui en sont faites.  Elle a par exemple été utilisée en Argentine pour manipuler l’image de candidats et leur faire prononcer des paroles qu’ils n’ont jamais dites. En janvier de cette année, un faux appel téléphonique de Joe Biden a également été généré par intelligence artificielle afin d’appeler les démocrates du New Hampshire à ne pas voter à la primaire.

Une moindre confiance dans l’innovation dans les pays occidentaux

L’indice de confiance envers les ONG, entreprises, gouvernements et médias est particulièrement faible dans les pays occidentaux. En 2024, le Royaume-Uni arrive en dernière position avec un indice de confiance de 39% à égalité avec le Japon. L’Allemagne affiche un taux de 45%, les Etats-Unis de 46%, la France de 47%.

A l’inverse, la Chine dispose de l’indice de confiance le plus élevé (79%), et est suivie de près par l’Inde (76%) et les Emirats arabes unis (74%).

 

Une science « trop politisée » et des pairs comme principale source de confiance

L’un des chiffres particulièrement significatifs de l’étude concerne le niveau de confiance des sondés envers la communauté scientifique concernant les nouvelles technologies et l’innovation. Si ce chiffre reste relativement élevé en France (l’indice de confiance s’établit à 65%), il est en revanche en dessous de l’indice de confiance accordé aux pairs (67%) qui arrive quant à lui en première position.

L’étude révèle également que 60% des Français sondés considèrent que la science est trop politisée. 52% estiment également que le gouvernement et les organismes de financement ont une influence trop grande sur la recherche scientifique.

Cette situation n’est pas propre à l’Hexagone, dans l’étude globale sur les 28 pays, les indices de confiance envers les scientifiques et envers les pairs s’établissent tous deux à 74%. 67% des Américains et 75% des Chinois considèrent que la science est trop politisée.

« Dans le contexte de la plus grande année électorale mondiale de l’histoire, avec plus de 50 élections prévues […] Les inquiétudes concernant l’impact de l’innovation et de ceux qui la conduisent ont conduit à une plus grande méfiance à l’égard des systèmes économiques et politiques » selon Kirsty Graham, présidente de Global Practices and Sectors chez Edelman.

L’entreprise, un acteur clé pour l’innovation selon les Français

Considérée comme l’institution la plus fiable pour innover avec un indice de confiance atteignant 46%, l’entreprise se place juste devant les ONG (45%) et affiche un écart significatif avec le gouvernement (37%) et les médias (37%). Une majorité d’employés attend par ailleurs que les dirigeants communiquent publiquement autour des compétences professionnelles attendues dans le futur (72%), autour de l’usage éthique des technologies (68%) et des conséquences de l’automatisation sur l’emploi (68%).  

Références

[1] https://www.edelman.fr/trust/2024/trust-barometer

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Fret : vers une mort imminente

Fret : vers une mort imminente

Alors que le fret est un outil stratégique pour la transition écologique, la France a annoncé un projet de refonte qui sonnera forcément la mort de fret SNCF.

Depuis les années 1950, la part modale du fret ferroviaire dans le total des échanges de marchandises n’a fait que baisser en France et en Europe. L’ouverture à la concurrence, effective totalement depuis 2005/2006(1), a accentué ce déclin, contrairement aux tendres rêveries de nos dirigeants français et européens.

Je décrivais dans un précédent article, les impacts de l’ouverture à la concurrence dans certains pays européens, du transport ferroviaire de voyageurs. En France, l’ouverture étant plus récente que celle du fret, il est encore difficile de formuler un constat clair, même s’il est évident que la concurrence ne résoudra pas les problèmes sans investissements massifs dans le réseau. Pour le fret, le bilan est aujourd’hui sans appel : c’est un fiasco. La réforme potentielle annoncée par Clément Beaune en mai 2023 pour répondre à l’enquête en cours de la Commission européenne pour non-respect des principes de la concurrence, signerait la mort définitive du fret.

L’Union européenne porte des enjeux forts en matière de réduction des gaz à effet de serre : elle s’est engagée, dans le plan fit for 55, à une réduction de 55% de ces émissions d’ici 2030. Pour ce faire, elle souhaite de manière assez évidente s’attaquer au secteur des transports, responsable d’environ 30% % de ces émissions, en commençant par le transport de marchandises. Ainsi, l’Union souhaite réaliser un report modal de 30% du transport de marchandises, de la route vers le ferroviaire. Si nous partageons totalement cet objectif, il faut se rendre à l’évidence : aucune des réformes de ces vingt dernières années n’est allée dans ce sens. A commencer par l’ouverture à la concurrence du fret, bien que présentée comme une solution miracle par l’Union européenne.

Pour comprendre les enjeux à l’œuvre et la schizophrénie de l’Union européenne qui promeut la réduction des gaz à effet de serre, tout en punissant les secteurs qui pourraient amorcer un véritable changement (comme le fret), il faut revenir sur le fonctionnement du fret ferroviaire et sur les causes de son déclin.

Le fonctionnement du secteur ferroviaire et les acteurs en présence

Comment fonctionne le transport ferroviaire de marchandises ? Le réseau est commun entre le transport de voyageurs et de marchandises : quelques liaisons sont propres à l’un ou à l’autre, et les infrastructures sont distinctes car ne répondant pas aux mêmes besoins (gares de triage / plateformes multimodales et installations terminales embranchées desservant des usines/entrepôts/entreprises), mais il n’existe pas deux réseaux distincts. Ce réseau et l’attribution de sillons (créneaux horaires durant lesquels les trains peuvent circuler sur une partie donnée du réseau) sont gérés par SNCF Réseau, le gestionnaire d’infrastructure.

Comme pour les trains de voyageurs, les trains de marchandises règlent à SNCF Réseau les prix des différents péages, qui varient en fonction des liaisons.

Il existe aujourd’hui plusieurs types de train fret (nous n’évoquerons pas ici le fonctionnement du transport combiné) : les trains massifs et les trains de lotissement. Contrairement aux premiers, ces derniers sont composés de wagons isolés, comprenant des marchandises différentes et appartenant à différents clients. Les différents wagons sont ensuite triés dans des gares de triage et iront potentiellement dans des sens différents en fonction de leurs destinations finales. Ce triage demande un certain travail, qui est plus coûteux par rapport aux trains massifs (à destination d’un seul et unique client).

Les types de marchandises peuvent varier dans le temps, aujourd’hui la majorité des produits proviennent des secteurs de la sidérurgie, de la chimie, de l’agroalimentaire, du bâtiment, du nucléaire : ce sont majoritairement des marchandises que l’on peut qualifier de « stratégiques ». A noter que la désindustrialisation française a également eu des effets sur l’attractivité du fret et les marchandises transportées.

Quel bilan depuis l’ouverture à la concurrence ?

L’ouverture à la concurrence est effective depuis 2005/2006 : un laps de temps suffisant pour nous permettre de réaliser un bilan de ses effets et de l’évolution du marché, qui n’est pas des plus glorieux.

D’abord, le marché du fret a énormément évolué à la suite de l’ouverture à la concurrence, en France et en Europe. En France, fret SNCF, l’opérateur historique, détient désormais environ 50% des parts de marché, alors qu’il en détenait 77% en 2010. Le marché français compte une vingtaine d’acteurs mais les plus importantes parts modales sont concentrées entre un nombre restreint d’entreprises (Fret SNCF, DB Cargo, Captrain notamment). La SNCF possède d’autres filiales qui réalisent également du transport de marchandises : CAPTRAIN France, VIIA, Naviland Cargo, Forwardis, 20% des parts de marchés(2). Elles forment avec Fret SNCF, Rail Logistics Europe. Dans un rapport publié en 2023(3), la CGT considère que la vision est trop silotée, et que cela ne permet pas une adaptation des activités ferroviaires. Le marché est aujourd’hui très divisé, alors que la part modale du transport ferroviaire n’a fait que baisser, oscillant désormais entre 10 et 9%(4).

Les entreprises de fret ne sont pas toujours rentables, ce qui favorise l’absorption des petits par les gros, comme a pu le faire l’entreprise allemande DB Cargo (filiale de la DB).

En France, la concurrence est la plus forte sur les sillons les plus rentables et connectés aux autres réseaux ferroviaires étrangers (au même titre que pour le transport de voyageurs). La plupart des trajets sont réalisés sur 6500 kilomètres de lignes, donc 24% du réseau ferré national. Le réseau étant le même pour le transport de voyageurs, une concurrence s’exerce entre ces deux activités pour l’attribution de sillons sur les lignes les plus fréquentées (le nombre de trains de voyageurs a augmenté significativement du fait d’une demande accrue), au détriment du fret ferroviaire qui est financièrement moins rentable.

Les parts modales ont également évolué : entre 2005 et 2015, la part modale du fret ferroviaire dans l’Union européenne est passée de 14% à 16,8%(5). En France, celle-ci est inférieure au niveau européen : le fret représente environ 10/9%% du transport de marchandises, et la route 80/85% et le fluvial 2 à 3%. Cette répartition est relativement stable depuis 2010. Alors que d’autres pays européens affichent des progressions intéressantes (entre 2019 et 2022, croissance de 22% en Italie, 10% en Allemagne, 2% en Suisse(6)), comment expliquer que la France reste à un niveau si bas ?

Le rapporteur d’un rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les effets de l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire publiée en décembre 2023(7), Hubert Wulfranc, estime qu’elle a été mal accompagnée en France et qu’elle a donc plombé la croissance du secteur. Une autre preuve de l’inefficacité de l’ouverture à la concurrence est la multiplication des plans de relance pour le fret depuis 2005, sans qu’on puisse observer de changements notoires(8). Le président de la commission d’enquête, David Valence, est plus nuancé, considérant que la désindustrialisation, la concurrence de la route, et la qualité de service (dégradée) du fret sont des explications plus probables. Ces divergences s’expliquent peut-être par l’appartenance politique de ces deux personnalités politiques. Toutes ces raisons sont valables, même si à géométrie variable, et ont mené le fret ferroviaire dans le ravin.   

La qualité de service (notamment la régularité) et également le manque de flexibilité, devaient être corrigés par la concurrence, mais restent pourtant deux problèmes majeurs. Dans un monde où l’offre et la demande s’ajustent constamment, le fret est un mode de transport lourd qui a du mal à s’adapter. Des solutions existent, notamment l’utilisation de technologies prédictives et d’anticipation, mais elles ne sont pas mises en œuvre.

Sur la régularité, un rapport d’information par le Sénat en 2008(9) indique qu’uniquement 70% des wagons isolés sont à l’heure, contre 80% pour les trains massifs. En 2022, près d’un train sur six (16%) a accusé un retard de plus de 30 minutes. La régularité des wagons isolés est encore plus dégradée, avec un train sur cinq en retard en moyenne d’une heure ou plus. En observant ses données, il est compréhensible que les acteurs se tournent vers le transport routier, plus adaptable, plus fiable. Comment ces retards peuvent-ils s’expliquer ? L’infrastructure détient une partie de la réponse. Le réseau est extrêmement dégradé : les lignes « capillaires », qui connectent les entrepôts / usines au réseau principal, ont en moyenne 73 ans. De nombreuses lignes ont été fermées ces dernières années, faute de travaux de remise en état. Comment pourrait-on penser que la régularité pourrait s’améliorer, sur un réseau de plus en plus vieux ?

Le fret ferroviaire se rapproche dangereusement du ravin, poussé par nos autorités publiques

La Commission européenne a ouvert en janvier 2023 une procédure d’examen à l’encontre de Fret SNCF. L’entreprise est accusée d’avoir bénéficié d’aides financières de l’Etat français allant à l’encontre du principe de la libre-concurrence (non-respect de l’article 107 du TFUE) : on parle notamment de l’annulation de la dette de l’entreprises en 2019, d’un montant d’environ 5 milliards, ou encore de sommes versées en 2019 pour permettre la recapitalisation de l’entreprise. D’autres entreprises ferroviaires, comme la DB Cargo, filiale de la DB, sont aussi dans le viseur de la Commission. Le verdict n’a, en date de février 2024, pas encore été rendu.

Comment l’Union européenne peut être se donner de tels objectifs de réduction de gaz à effet de serre, dont le transport de marchandises (notamment la route) est responsable à plus de 30%, tout en lançant des enquêtes, dont les sanctions pourraient aboutir au démantèlement du fret et à un report modal énorme vers le routier ?

Pour se faire pardonner, l’Etat français, en la personne de Clément Beaune, a annoncé un grand plan de refonte de fret SNCF. Un plan qui est censé, encore une fois, rendre ses titres de noblesse à l’entreprise. Quand on analyse les propositions de ce plan, on se rend compte qu’elles vont plutôt contribuer à pousser fret SNCF du ravin, qui n’en ai d’ailleurs aujourd’hui pas très loin. Ce plan n’est rien d’autre qu’un coup de massue.

L’idée principale est de diviser Fret SNCF en deux entités, une en charge de la gestion du trafic, l’autre de la maintenance des matériels, rassemblées dans un groupe holding (Rail Logistics Europe), mais toujours rattaché à la maison-mère SNCF. Le capital de l’entreprise serait également ouvert à des acteurs privés, bien que la proportion ne soit pas indiquée.  Pour la gestion du trafic, encore faut-il que cette société puisse se coordonner avec SNCF Réseau, responsable de l’allocation des sillons. Le plan reste flou sur la répartition exacte des missions. Enfin, autre élément majeur du plan : il propose de déposséder Fret SNCF de ses activités les plus importantes et rentables financières. Au total, 23 lignes seraient ouvertes obligatoirement à la concurrence puisque la nouvelle entreprise « new fret » ne pourrait pas candidater aux appels d’offres pour ces lignes pendant 10 ans(10). Ces flux représentent plus de 100 millions d’euros. Cela pourrait engendrer une réduction d’emplois ou une réallocation des travailleurs vers les sociétés privées, avec tout ce que ça implique comme perte de droits sociaux, et une perte financière importante pour Fret SNCF. Si le privé n’est pas intéressé par ces lignes, elles fermeront et les marchandises se retrouveront sur la route(11).

Comment fret SNCF peut-il survivre à une telle réforme ? C’est tout à fait impensable, l’entreprise n’étant déjà pas viable financièrement.

Le rapport de la commission d’enquête du Sénat dénonce fortement ce plan, qui n’implique d’ailleurs pas l’absence de sanctions complémentaires de la Commission à la suite de son enquête.  

Le souhait du gouvernement de développer la part modale du transport ferroviaire d’ici 2030 de 9% à 18%, semble encore davantage un horizon inatteignable.

Une concurrence qui ne dit pas son nom : la route

La Commission est vigilante au respect de la libre-concurrence. Pourtant, elle ne s’attaque nullement à la concurrence la plus déloyale qui touche le fret : celle du transport routier.

Le rapport de la commission d’enquête du Sénat évoquée précédemment indique qu’il y a un lien entre la baisse des parts modales du fret et le développement d’un réseau routier massif, permettant ainsi son accroissement.

Le réseau routier est donc plus dense (il permet notamment de desservir à une maille très fine les entreprises, ports, zones industrielles, villes, etc.) plus moderne, que le réseau ferroviaire. Contrairement aux trains, les camions peuvent facilement débarquer les marchandises n’importent où (disposant d’une porte de déchargement), ce qui n’est pas le cas des trains qui ont besoin d’infrastructures spécifiques pour accéder à certains points stratégiques (ports, entrepôts etc.). La route bénéficie également d’un certain nombre d’avantages(12). D’abord, les nuisances (pollution, dégradation du réseau, embouteillages, accidents) liées au transport routier ne sont nullement prises en compte : elles sont subies par la collectivité sans dédommagement financier. Ensuite, tout comme le fret, le transport routier de marchandises doit s’acquitter des péages en empruntant le réseau autoroutier. Il existe des alternatives gratuites au réseau autoroutier : on compte environ 9000 kilomètres de voies payantes, 12 000 kilomètres de routes nationales gratuites et 380 000 kilomètres de routes départementales. Ainsi, les transporteurs peuvent très facilement éviter de payer des péages. Cela est impossible pour les transporteurs ferroviaires.

Enfin, dernier avantage du transport routier, il est largement possible aujourd’hui de contourner la fiscalité en place. À la suite de l’abandon du projet d’écotaxe en 2014 (qui devait générer 900 millions par an), le gouvernement a majoré de deux centimes par litre la taxe sur l’achat de gazole en France pour les particuliers, et de quatre centimes pour les transporteurs (la taxe intérieure de consommation des produits énergétiques, TICPE). Ainsi, lorsque les camions réalisent le plein en France, ils s’acquittent de manière indirecte d’une taxe liée à leur passage sur le réseau français. Mais cette taxe est un échec : en effet, les transporteurs s’arrangent pour réaliser le plein dans des pays limitrophes pour ne pas à avoir à le faire en France. Selon l’ADEME(13), les transporteurs étrangers achètent en France moins de 23% du carburant qu’ils y consomment. Ils passent en France en laissant le moins de trace possible. Cette taxe ne sert donc à rien, et pénalise les contribuables. De plus, avec la possibilité de faire appel à des transporteurs étrangers (moins chers), le nombre total de transporteurs français sur le total en Europe est passé de 50% en 1999 à 10% aujourd’hui(14). Nadia Hilal(15) pointe du doigt les effets pervers des dérèglementations du transport routier de marchandises en Europe. Au-delà du fait que les transporteurs routiers ne payent aucune taxe, cela impacte les emplois de ce secteur en France. Les transporteurs étrangers sont moins chers, interchangeables, ne bénéficient pas de la même protection sociale qu’en France. Tout ceci alimente un nivellement à la baisse des droits sociaux et des salaires en Europe alors que nous devrions justement militer pour le contraire.

Désinvestissement sur le réseau ferroviaire, investissement massif dans le réseau routier, mise en place de conditions d’évitement de la fiscalité pour les transporteurs routiers, concurrence déloyale, ouverture à la concurrence… voici une liste, même si non-exhaustive, des principaux facteurs qui sont en train de tuer le fret ferroviaire.

Changer de paradigme pour sauver un secteur

Le constat est affligeant et nous serions tenté de désespérer. Pourtant des solutions existent, il suffit de changer de direction.

  • Première rupture : rénover, moderniser, étendre le réseau et développer l’intermodalité

La première solution est très simple : rénover, moderniser le réseau. Un rapport sénatorial de 2022(16) estime qu’il faudrait investir à horizon 2030, 10 milliards d’euros.  

Au-delà des lignes, dont les lignes capillaires, il faut penser également aux diverses infrastructures du réseau (gares de triages, embranchements de ports, terminaux, installations terminales embranchées permettant de desservir les ports/entrepôts/usines, zones industrielles qui étaient au nombre de 12 000 en 1980, aujourd’hui nous n’en comptons plus que 1700) Si le fret veut toucher davantage de clients, il est fort probable que ces derniers privilégient le wagon isolé plutôt que les trains entiers, d’où la nécessaire attention à porter aux gares de triage. L’exemple de la gare de triage de Miramas est significatif : alors qu’y étaient triés environ 14 000 wagons par mois en 2009, ce n’est plus que 5200 en moyenne aujourd’hui(17). Les collectivités peinent à trouver et à obtenir des financements permettant de rénover cette gare de triage. Alliance 4F, collectif regroupant l’ensemble des acteurs du marché du fret français, pense qu’il est nécessaire d’investir 12 milliards d’euros sur la période 2025/2030 pour maintenir le réseau, les grands axes et les lignes capillaires (20% du réseau), augmenter les capacités de circulation et moderniser/créer de nouveaux terminaux et gares de triages.

Les sommes indiqués par l’Etat sont bien différentes. Dans les contrats plan Etat/Région, l’Etat s’engage à consacrer 500 millions d’euros au fret. En comptant d’éventuels projets annexes visant à financer le fret, sur la période 2023-2027, la somme totale investie serait de 900 millions. Le co-financement des collectivités permettrait d’atteindre 2 milliards. Il en manque plus de 8.  

Au-delà du réseau actuel et de sa modernisation, il faut également pouvoir l’enrichir. Alliance 4F propose de développer de nouvelles infrastructures et axes pour contourner les métropoles. Il faut également s’atteler au développement de plateformes multimodales entre les différents modes de transport, et également dans les grands ports. On peut prendre comme exemple la plateforme du Havre qui rencontre un certain succès, et dont le président du port souhaite l’extension.

Il faut sortir d’une logique en silo, et penser la connexion entre les modes de transports, à la fois pour le transport de voyageurs, mais aussi pour la logistique et l’acheminement des marchandises. Le fret doit faire partie intégrante de toute la chaîne : pour cela, le développement de plateformes multimodales, à l’échelle française mais aussi européenne, est nécessaire.

De tels projets sont coûteux, et souvent dénoncés pour leur empreinte écologique. On peut prendre l’exemple du Lyon-Turin, projet estimé à un montant de 18 milliards selon le Comité pour la Transalpine (les opposants au projet évoquent plutôt un montant de 26 milliards). Pourtant, ce projet permettrait d’augmenter de manière pharamineuse le nombre de marchandises transportées, de 6 à 40 millions de tonnes. Les arguments des opposants sont entendables. Toutefois, nous ne pouvons nous soustraire à de tels projets si nous voulons augmenter la part modale du ferroviaire et son importante. Pour le transport de marchandises, mais aussi pour permettre aux voyageurs d’envisager différemment leurs trajets, en utilisant des modes de transport plus verts. Il faut davantage questionner l’utilité des projets routiers et leur potentielle substitution par des lignes ferroviaires.

  • Deuxième rupture : mettre fin à la concurrence déloyale de la route

Outre les améliorations et la modernisation du réseau, il faut que le gouvernement mette en place des actions pour contrer la concurrence déloyale de la route. Le rapport d’information du Sénat de 2010(18) et le rapport de la commission d’enquête publié fin 2023 esquissent un certain nombre de propositions intéressantes.

D’abord, il faut sortir de la logique de taxation du carburant, qui ne produit pas suffisamment d’effet. Les rapports soutiennent la mise en place d’une taxe kilométrique (qui concernerait uniquement les poids lourds), permettant notamment de faire payer au transport routier les externalités qu’il engendre et de durcir la réglementation sur les circulations. L’Autriche et la Suisse ont eux-mêmes adopté une réglementation stricte : les jours et horaires de circulation sont par exemple restreints. Aucun camion de plus de 3,5 tonnes ne peut circuler le dimanche, et l’ensemble des camions ne peuvent pas circuler la nuit même en semaine. Il suffirait que la France prenne exemple sur ces restrictions.

  • Troisième rupture : améliorer la régularité et la qualité de service

La modernisation du réseau aura déjà des conséquences non-négligeables sur la régularité. Son extension, rendra l’utilisation du fret plus attractive. Pour perfectionner l’ensemble, l’Union européenne souhaite le développement de systèmes de transports intelligents. Ces systèmes, permettraient de mieux planifier, cadencer les trajets, de disposer de données plus fiables sur le transport et en temps réel (position en direct, vitesse, travaux routiers, etc.) de la marchandise. Cela permettrait évidemment de rassurer les clients du fret et également de mieux planifier et suivre une activité très complexe dans son organisation et chronométré au millimètre près.

  • Quatrième rupture : redonner son aspect stratégique au fret

Le fret pourrait être au cœur des enjeux de demain : notamment des enjeux autour de la réindustrialisation. Le fret doit faire partir de la chaîne et être exploité dans le cadre des politiques décidées par le gouvernement.

Au-delà de ces enjeux, le fret pourrait être rendu obligatoire pour le transport de produits et matériaux stratégiques, dangereux, nécessitant d’être maîtrisés par l’Etat : cette proposition émane de la CGT(19).

 

Le fret ferroviaire perd chaque année davantage de vitesse, et s’approche du ravin. Cet effondrement peut s’expliquer par de multiples facteurs. D’abord la libéralisation, qui a aggravé la situation et qui n’a pas été suivi d’effets, notamment d’investissements massifs dans le réseau. Ce sous-investissement chronique engendre un vieillissement des axes et des infrastructures, ne permettant pas de répondre aux critères de qualité de service, ni d’améliorer la régularité. Ce sous-investissement engendre également un report modal important vers la route : le transport de marchandises est plus pratique, le fret ne disposant pas et plus de suffisamment de plateformes multimodales, connectées aux grandes zones industrielles, aux entrepôts, aux entreprises, aux ports. Enfin, par la concurrence déloyale de la route.

Les potentielles sanctions de l’Union européenne et ou la mise en œuvre de la réforme présentée par l’exécutif en 2023 ne va pas arranger les choses. Tout ceci est symptomatique de la schizophrénie de l’Union européenne : nous devons réduire nos émissions de gaz à effet de serre, mais nous ne devons pas soutenir le fret, essentiel pour la transition écologique.

Des solutions existent, mais il est urgent de ne plus tarder et d’opérer un réel revirement. L’Alliance 4F proposer de doubler la part modale du fret français de 9 à 18% en 2030 en mettant en œuvre un certain nombre de réformes, dont certaines ont été évoquées ici. L’Union européenne et la France doivent entendre ces propositions, au risque de condamner, définitivement, un secteur aux enjeux majeurs pour la transition écologique.

Références

(1)Les premiers trains fret ont circulé en 2005 (transport international) et en 2006 (transport national).  

(2) Pour en savoir plus sur les filiales : https://www.sncf.com/fr/logistique-transport/rail-logistics-europe /

(3) Rapport de la CGT publié en octobre 2023, accessible ici : https://www.cgt.fr/actualites/transport/environnement/la-defense-et-le-developpement-du-transport-public-de-marchandises-par-le-rail-est-un-enjeu-crucial

(4) Voir rapport : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2022/07/art_bilan-ferroviaire-europe-2020.pdf

(5) Voir rapport : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2022/07/art_bilan-ferroviaire-europe-2020.pdf

(6) Voir rapport : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2022/07/art_bilan-ferroviaire-europe-2020.pdf

(7) Commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir, en date de décembre 2023 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-liberalisation-fret-ferroviaire

(8) Rapport de la CGT publié en octobre 2023, qui détaille l’ensemble des différentes réformes, accessible ici : https://www.cgt.fr/actualites/transport/environnement/la-defense-et-le-developpement-du-transport-public-de-marchandises-par-le-rail-est-un-enjeu-crucial

(9) Rapport accessible ici : https://www.senat.fr/rap/r08-220/r08-2207.html

(10) https://www.vie-publique.fr/discours/291200-clement-beaune-13092023-liberalisation-du-fret-ferroviaire

(11) A lire en complément : https://reporterre.net/Privatisation-du-fret-SNCF-On-fait-tout-pour-couler-le-ferroviaire

(12) Rapport accessible ici : https://www.senat.fr/rap/r08-220/r08-2207.html

(13) ADEME, 2021

(14) Commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir, en date de décembre 2023 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-liberalisation-fret-ferroviaire

(15) Selon Nadia Hilal dans le numéro 48 de sociologie du travail, publié en 2006

(16) Rapport d’information du Sénat accessible ici : https://www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/commission/finances/Rapports_provisoires/Rapport_SNCF_-_Version_provisoire.pdf

(17) Liquider fret SNCF, nuit gravement au climat : rapport du comité central du groupe public ferroviaire

(18) Rapport d’information sénatorial « Avenir du fret ferroviaire : comment sortir de l’impasse » du 20 octobre 2010 et commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir, en date de décembre 2023 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-liberalisation-fret-ferroviaire

(19) Rapport de la CGT publié en octobre 2023, qui détaille l’ensemble des différentes réformes, accessible ici : https://www.cgt.fr/actualites/transport/environnement/la-defense-et-le-developpement-du-transport-public-de-marchandises-par-le-rail-est-un-enjeu-crucial

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