Les globalistes, histoire intellectuelle du néolibéralisme, par Thibaut Gress

Culture

Les globalistes, histoire intellectuelle du néolibéralisme, par Thibaut Gress

Avec Les globalistes, traduit en français aux éditions du Seuil , l’historien Quinn Slobodian propose un grand voire un très grand livre portant sur la genèse du néolibéralisme, et manifeste une maîtrise des enjeux de ce courant hors du commun. Il bat en brèche l’idée selon laquelle le néolibéralisme est une théorie économique de nature prescriptive. Historien de l’Allemagne moderne, l’auteur aborde le néolibéralisme selon le contexte historique de son émergence et en explicite les principes depuis les événements liés à la dislocation de l’Empire austro-hongrois. Thibaut Gress, agrégé de philosophie, rend compte pour Le Temps des Ruptures de cette imposante enquête.
Un livre d’ores et déjà classique

L’ouvrage s’écarte de deux approches fréquentes :

1) d’abord, d’une histoire des idées qui ne quitterait jamais le terrain philosophique, et ne restitue pas la genèse « écossaise » du néolibéralisme, Hume ou Smith occupant dans Les globalistes une place négligeable.

2) il ne fait pas du néolibéralisme une grille de lecture explicative du monde contemporain, grille de lecture qui, bien souvent, se dispense de donner une définition claire de ce courant, et ne juge pas évident que la nature de la réalité se laisse nommer par un courant intellectuel.

Dans l’ouvrage est développée une sorte de triple ancrage historique, commençant avec la fin de la Première Guerre mondiale et l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, se poursuivant avec la crise de 1929, et s’achevant avec la Seconde Guerre mondiale et la fragilisation de l’Europe dont découle la décolonisation. C’est donc à un néolibéralisme situé, réactif au regard des problèmes sans cesse mouvants que soulève la réalité historique que l’auteur prête son attention. Cela lui permet de comprendre et de prouver – mais quel poids auront ces preuves au regard des préjugés en la matière ? – que le néolibéralisme ne constitue pas une réflexion exclusive ni et encore moins prescriptive sur l’économie mais tout au contraire une réflexion sur le droit et les institutions auxquels sont consacrées les analyses des grands auteurs ici convoqués – Hayek, Mises, Röpke, Eucken, etc. En somme, le livre réfute l’idée fausse et textuellement non étayable selon laquelle le néolibéralisme croirait à une auto-régulation du marché qui pourrait être pensée indépendamment de tout cadre institutionnel. Comme l’explique l’auteur dès l’introduction – remarquable –, c’est l’inverse qui est vrai : une pensée du marché est d’abord et avant tout une pensée des institutions, saisies comme condition de possibilité du fonctionnement optimal du marché :

« [Les premiers néolibéraux] partageaient avec John Maynard Keynes et Karl Polanyi l’idée fondamentale selon laquelle le marché ne se suffit pas à lui-même. « Les conditions méta-économiques ou extra-économiques qui permettent de protéger le capitalisme à l’échelle du monde » : voilà, pour reprendre leurs termes, ce qui a constitué le cœur de la théorie des néolibéraux du XXème siècle. Ce livre entend montrer que leur projet visait à concevoir des institutions, non pour libérer les marchés, mais pour les encadrer, ou plus précisément les « engainer », pour inoculer le capitalisme contre la menace de la démocratie, en créant un cadre permettant de contenir les comportements humains souvent irrationnels, et réorganiser le monde d’après l’empire comme un espace composé d’Etats en concurrence, où les frontières rempliraient une fonction essentielle(1). »

Cette approche présente l’immense mérite de rappeler que le néolibéralisme ne croit pas à la rationalité de l’agent et ne croit pas à la possibilité d’une information parfaite. En revanche, nous émettrons de nombreuses réserves quant à la signification de la non-autonomie du marché : si ce dernier suppose en effet des institutions, c’est en vue de le protéger, de sorte que les institutions ne sont pensées qu’à partir d’une protection du marché, la réorganisation des Etats sous la forme de la concurrence étant pensée depuis la protection de certains marchés. De ce fait, il nous semble que l’ouvrage a tendance à commettre un sophisme lorsqu’il avance que le néolibéralisme n’est pas une théorie du marché dans la mesure où le domaine « méta-économique » demeure conditionné par ce que doit être un marché et se trouve décrit selon une téléologie qui est celle de leur protection. Autrement dit, tout le paradoxe tient à ceci : le marché ne peut être libre (non organisé) qu’au prix d’une surorganisation des institutions dont la finalité est de préserver la non-organisation du marché. De surcroît, c’est parce que le marché a un sens mondial que la réflexion sur les institutions adopte elle-même une échelle mondiale, bien au-delà du cadre national. La non-autonomie de marché ne peut donc pas signifier que ce dernier ne constituerait pas le cœur téléologique de la réflexion juridique et institutionnelle de la pensée néolibérale et si l’auteur a raison de dire que le néolibéralisme parle moins du marché que des institutions, il nous paraît audacieux d’en inférer que le marché ne constitue la fin de la réflexion consacrée aux institutions.

A : Une compréhension juste et rectifiée du néolibéralisme
L’épistémologie néolibérale et le refus de la scientificité de l’économie

Quoique non historien des idées, l’auteur semble bien mieux comprendre ce que disent les auteurs néolibéraux que de nombreux spécialistes de philosophie politique. L’anthropologie néolibérale – cela se comprend aisément si l’on remonte aux Lumières écossaises – ne repose absolument pas sur un être pleinement rationnel, ni sur un homo oeconomicus dont le concept est à tort attribué à Adam Smith aussi bien dans certaines études « savantes » que dans la presse grand public. Introduit par John Stuart Mill pour critiquer l’économisme, le concept d’homo oeconomicus possède intrinsèquement une dimension critique et péjorative, puisque réductionniste et aveugle à la complexité des hommes et des choses, et ne peut être revendiqué par les néolibéraux. Une fois encore, à l’instar du concept de « capitalisme » créé par Marx et confondu avec une revendication libérale, le vocabulaire s’avère tellement piégé qu’il convient dans un premier temps de dissiper les erreurs qu’il véhicule et qui obstruent la claire intelligibilité du sujet.

A cet égard, c’est le chapitre II qui est essentiel. Intitulé « un monde de chiffres », il prend acte de la crise de 1929 et reconstruit depuis une série d’épisodes empiriques une nécessité inscrite au cœur du néolibéralisme, à savoir l’impossibilité de disposer d’une science économique globale, et donc de proposer des prédictions quantifiables du champ économique. S’il est vrai qu’avant 1929, certains néolibéraux adoptent une certaine dilection pour les statistiques et les célèbres « baromètres », le fait est que la Crise met fin à leurs espoirs et crée un scepticisme radical quant à la possibilité de mener une approche quantitative des questions économiques, qu’ils associent de surcroît à un alibi interventionniste : en effet, sur la base d’une fausse compréhension par les nombres des phénomènes économiques, le politique devenu organisateur se croit habilité à déterminer les fins et les moyens de l’action économique. A cet égard, la croyance dans la scientificité de l’économie, après 1929, se voit pleinement combattue par le néolibéralisme aussi bien sur le plan théorique que sur le plan pratique.

On comprend ici un enjeu essentiel à double entrée : sur le plan épistémologique s’impose le refus de traiter l’économie de manière positiviste. Les statistiques ou les fameux « baromètres » ne donnent pas de véritables faits et ne rendent en aucun cas possible la détermination de lois dont pourraient être tirées de prédictions. Ainsi, toute la visée saint-simonienne d’une organisation du monde économique depuis un prétendu savoir prédictif en la matière se trouve violemment contestée d’abord et avant tout pour des raisons épistémologiques : un tel savoir n’existe pas. Mais il est également contesté pour des raisons pratiques : agir sur la base d’un savoir faux, c’est-à-dire viser délibérément des objectifs en matière économique à l’échelle globale à partir de fausses lois, c’est prendre le risque de perturber gravement les précaires équilibres du marché. Ainsi donc, la formation de l’économétrie – de la mesure de l’économie en tableaux et statistiques – et de la croyance de la dimension pleinement scientifique de l’économie, ne correspond pas à l’approche néolibérale, en tout cas après 1929, et Q. Slobodian a parfaitement raison de rappeler ce fait :

« A la fin des années 1930, les néolibéraux de l’école de Genève s’accordent sur l’idée que la représentation ou la compréhension des principaux fondements de l’intégration économique ne passent pas par des graphiques, des tableaux, des cartes ou des formules. Ils redirigent leur attention vers les liens culturels et sociaux, mais aussi vers les cadres de la tradition de l’Etat de droit, qu’ils perçoivent comme sur le point de se désintégrer(2). »

B : Le colloque Lippmann
Enjeu du colloque

Un des points marquants de l’ouvrage de Q.Slobodian est également celui de son analyse du colloque Lippmann. Le public français, grâce aux écrits de Serge Audier qui en a réédité les actes(3), est sans doute familier de cet événement parisien de 1938 où se sont retrouvés des auteurs d’inspiration libérale aux aspirations toutefois fort contrastées. Or, si une étude comme celle de Serge Audier vise à déterminer l’origine d’un courant – le néolibéralisme – celle de Q. Slobodian vise bien plutôt à inscrire ce colloque dans la recherche d’une formulation unifiée des conséquences de l’épistémologie néolibérale. Autrement dit, en 1938, et notamment en raison de la crise de 1929, tous ceux qui deviendront les « néolibéraux » ont pris acte de la non-scientificité des prédictions économiques, et cherchent à en tirer les conséquences, aussi bien sur la nature des marchés que sur le type d’interventions dont les Etats sont dépositaires.

Or, il faut reconnaître à Q. Slobodian une pénétration des enjeux de ce colloque très largement supérieure à celle des autres auteurs que l’on peut habituellement lire sur le sujet. En vertu de sa thèse générale, Q. Slobodian comprend d’emblée que l’enjeu central du colloque n’est pas spécifiquement économique puisque le néolibéralisme n’est pas une théorie exclusive du marché ni et encore moins une théorie économique, mais est une réflexion sur les limites de la connaissance, de l’information et sur l’irrationalité humaine, conduisant à une réflexion sur les institutions.

Cela est patent quand on lit l’introduction du colloque par Louis Rougier dont le vocabulaire et la conceptualité ne font aucun doute. Célébrant La cité libre de Lippmann(4)auquel est consacré le colloque, le conférencier situe d’emblée l’enjeu de la discussion : celle-ci n’est pas tant économique que spirituelle :

« Ce livre n’est pas seulement un très beau livre, lucide et courageux : c’est un maître-livre, un livre clé, parce qu’il contient la meilleure explication des maux de notre temps. Ces maux sont avant tout d’ordre spirituel(5). » Rougier évoque ainsi un « drame moral(6) » et indique les enjeux fondamentaux du livre de Lippmann qui concernent le cadre juridique et institutionnel dans lequel les Etats peuvent intervenir. Et Rougier d’ajouter :

« On peut reconnaître un troisième mérite au livre de Walter Lippmann : c’est de réintégrer les problèmes économiques dans leur contexte politique, sociologique et psychologique, en vertu de l’indépendance de tous les aspects de la vie sociale. » Et suit aussitôt une critique sévère de l’homo oeconomicus qui, là aussi, devrait ruiner toute attribution de ce concept aux auteurs néolibéraux :

« En partant de l’homo oeconomicus, qui agit de façon purement rationnelle au mieux de ses intérêts, elle doit retrouver l’homme de chair, de passion et d’esprit borné qui subit des entraînements grégaires, obéit à des croyances mystiques et ne sait jamais calculer les incidences de ses actes(7). »

Ainsi se découvre dès l’ouverture du colloque la nature fondamentale du néolibéralisme : un refus de l’économisme, une prise en compte de la complexité humaine strictement irréductible à l’homo oeconomicus et la nécessité d’une réflexion institutionnelle sur les cadres de l’intervention de l’Etat, mais aussi sur la psychologie des individus.

L’intervention d’Hayek

De ce cadre où apparaît une inquiétude « spirituelle » selon le mot de Rougier, nous pouvons en réalité mieux cerner la nature des inquiétudes néolibérales qui ont quelque chose d’anthropologique, et qu’Hayek dans son intervention au colloque permet de parfaitement comprendre. S’appuyant sur une épistémologie rappelant l’imperfection de la connaissance et de l’information, mais aussi l’irrationalité des agents, Hayek en tire les conséquences, à savoir d’une part que la prétendue « concurrence pure et parfaite » n’existe pas, et d’autre part que les marchés sont extrêmement vulnérables en raison d’un problème central qu’est la vanité humaine. Autrement dit, le néolibéralisme est d’abord et avant tout une inquiétude face à la vanité humaine qui, n’acceptant pas de ne pas savoir, croit détenir un savoir positif et prédictif quant à ce qu’il faudrait faire économiquement à l’échelle macro-économique.

A cet égard, nous arrivons au point fondamental du problème, à savoir celui de l’utilité de l’ignorance selon une formule désormais célèbre. Un marché est un lieu où se rencontrent des ignorants – en matière économique – dont on ne peut prédire l’issue des transactions, et dont toute prétention en la matière relève de la fraude intellectuelle.

« Pour Hayek, dans la réalité, les marchés parfaits n’existent pas. Ils ne peuvent pas exister parce que la connaissance parfaite n’existe pas. Au lieu de cela, il faut partir de ce que, citant Mises, il appelle la « division de la connaissance », par analogie avec la division du travail. Il rejette l’idée des économistes que « seule (…) la connaissance des prix » serait nécessaire.(8). »

Il faut ici distinguer deux choses, à savoir d’un côté la croyance d’Hayek dans la possibilité d’un équilibre du marché – croyance qui peut être contestée – et de l’autre la reconstitution de la pensée d’Hayek, à savoir que tout part de l’incertitude et de l’ignorance, incertitude et ignorance qui s’avèrent irréductibles. Et tout commentateur d’Hayek se devrait de partir de ce principe pour le comprendre afin de ne pas lui attribuer des idées qui ne sont pas les siennes.

Que devient alors l’économie si elle perd ses vertus prédictives et si sa scientificité est mise en doute ? La fonction fondamentale de l’économie est de comprendre comment des individus s’adaptent à des données sur lesquelles ils n’ont pas d’informations ; de ce fait, l’économiste ne peut pas éclairer le public : au mieux on peut enregistrer une activité autonome mais certainement pas comprendre le système pensant et ainsi anticiper les résultats des interactions. Tout est en somme tourné contre l’illusion du contrôle que nous interpréterions volontiers comme une critique moraliste de la vanité des « organisateurs » et qu’Hayek symbolise par la figure du polytechnicien croyant que toute réalité est à organiser sur la base d’un savoir prédictif. En matière économique, un tel savoir n’existe pas et constitue une illusion que seule la vanité humaine permet d’expliquer.

Mais il manque un point, à savoir que le marché ne saurait être omni-englobant. Pour le dire autrement, nul n’est plus conscient qu’un néo-libéral de l’existence de zones hors-marché, où donc se jouent des besoins que la rencontre marchande ne saurait satisfaire. C’est là l’un des enjeux centraux du Colloque Lippmann de 1938 comme le rappelle Q. Slobodian :

« C’est ainsi que le colloque Lippmann de 1938 débouche sur une vision normative du monde dans laquelle le mode d’intervention le plus pertinent ne réside pas dans la mesure, l’observation ou la surveillance, mais dans l’établissement d’une loi commune et applicable et d’un moyen de prendre en compte les besoins vitaux de l’humanité non couverts par le marché. En plaçant l’économie au-delà de l’espace de la représentation (et, pour Hayek, au-delà même de la raison), le néolibéralisme naît à la fin des années 1930 comme un projet de synthèse des sciences sociales dans laquelle, aussi surprenant que cela puisse paraître, l’économie est la moins importante des disciplines.

Une limite de l’analyse : le problème fabien

Un des points les plus complexes du colloque Lippmann concerne paradoxalement la pensée de Lippmann et sa compatibilité avec le libéralisme. En toute rigueur, pour qui connaît Hayek et Mises, le lien intellectuel avec Lippmann paraît particulièrement difficile à établir. A cet égard, Q. Slobodian présente le mérite de mettre en évidence l’incongruité de la rencontre de 1938 puisque Lippmann est un penseur de l’organisation coercitive, depuis l’eugénisme conçu comme organisation biologique en passant par les travaux publics, jusqu’aux espaces de loisirs urbains, le tout financé par des taxes sur les riches.

Il faut en effet comprendre qui est Walter Lippmann et de quelle mouvance il est issu. Lecteur assidu d’auteurs fabiens, c’est-à-dire socialistes favorables à la suppression de la propriété privée par des « réformes » sur le temps long et non par une révolution subite et violente, disciple à Harvard de Graham Wallas, économiste socialiste d’inspiration fabienne, il créa le Harvard Socialist Club en 1908 dont il devint par la suite président. Journaliste, il contribua à créer le journal New Republic, journal de gauche, encore marqué par l’influence socialiste des Fabiens. Walter Lippmann est un penseur de l’organisation, et donc de l’interventionnisme. Mieux encore : quand il introduit le concept de « grande association », il le reprend à son maître fabien, c’est-à-dire à Graham Wallas qui fut un temps le maître à penser économique des fabiens.

Mais justement : nous touchons là une limite fondamentale de l’ouvrage de Q. Slobodian à savoir sa cécité à l’égard du problème fabien. Enormément d’auteurs qu’il mentionne, depuis H. G. Wells jusqu’à Lippmann, en passant par Wallas, sont des socialistes, voire des léninistes comme Wells.

Par conséquent, en ne nommant pas l’origine ou l’appartenance fabienne d’un grand nombre d’interlocuteurs, Q. Slobodian passe à côté d’un enjeu central, à savoir du caractère en partie socialiste et organisationnel du colloque de 1938 dont il relève toutefois l’aspect plus que bigarré des participants. Certes, Q. Slobodian comprend que Lippmann et Hayek n’ont, sur le papier, rien à voir et à ce titre il fait preuve de bien plus de lucidité que Serge Audier qui s’indigne des réserves d’Hayek à l’endroit du colloque Lippmann dans son autobiographie.

Mais justement, il n’y a rien là d’ « incroyable » : Lippmann, en dépit de son tournant libéral, a conservé quelque chose du collectivisme fabien et a toujours pensé le monde selon une nécessité organisationnelle reposant elle-même sur un prétendu savoir scientifique ; de même, Louis Rougier, très proche du positivisme du cercle de Vienne, a toujours développé de nettes dilections saint-simoniennes de type organisationnel, faisant de lui un penseur protectionniste et nationaliste parfaitement compatible avec le fabianisme. A cet égard, des auteurs comme Hayek et Mises ne peuvent qu’être gênés par le compagnonnage de ce type de penseurs qui se situent aux antipodes de leurs idées quant aux principes fondamentaux. Il y a donc, dès 1938, d’évidentes marques de la pensée organisationnelle en plein cœur d’un néolibéralisme en devenir, et cela devrait conduire à une réflexion sur les rapports réels entre le néolibéralisme et le fabianisme et, plus généralement, le saint-simonisme. Nous regrettons que cet aspect-là ne soit pas mentionné par l’auteur.

Néanmoins, si la question fabienne n’est pas thématisée comme telle, la dimension problématique d’un lien entre Hayek et Mises d’un côté, et Lippmann ou Rougier de l’autre est clairement mise en avant. S’ils ne partagent pas un socle de principes communs, sans doute se rencontrent-ils sur un adversaire commun. Cet adversaire c’est assurément l’Etat démocratique, qui dans toutes les nuances saint-simoniennes constitue un problème sans fin : en effet, dans une perspective pour laquelle la science permettrait d’organiser de manière optimale les rapports humains et la vie économique, la libre décision du vote introduit un élément de perturbation de l’organisation du monde. C’est pourquoi le saint-simonisme, dans ses développements, constitue une démarche de neutralisation des effets du vote, voire de neutralisation du vote lui-même. C’est dans ce sillage que Lippmann forge l’idée d’un Manufacturing Consent dans les années 1920 permettant de limiter la spontanéité des opinions et des votes ; en revanche, Hayek ou Mises, éloignés au possible du saint-simonisme, ne craignent pas tant la désorganisation issue du vote que la confiscation de la propriété privée par le vote(9). C’est pourquoi, des auteurs aux principes fort différents se retrouvent dans la volonté de réduire la puissance même du politique en général, et du vote en particulier, formant une alliance objective contre ceux-ci, et qui fera l’objet de l’analyse de la prochaine partie.

C : L’ordoglobalisme comme cadre juridique global du marché
Le globalisme comme tel : protéger le dominium contre l’imperium

Une fois établie la nature du néolibéralisme, et prise en compte l’ambiguïté du rapport à l’organisation qui, somme toute, va s’étendre partout à l’exception du cadre économique, le marché nécessitant une organisation des institutions pour préserver sa spontanéité, l’analyse de Q. Slobodian peut s’emparer de la question proprement dite du globalisme et ainsi justifier son titre. Ce n’est pas là le moindre des mérites de l’ouvrage que de montrer comment va naître une analyse à l’échelle mondiale du droit et des institutions destinées à penser les conditions de protection d’un marché spontané, toute la difficulté étant de comprendre que la spontanéité du marché suppose paradoxalement des conditions extra-marchandes drastiques, nécessitant une organisation globale et devant prendre la forme d’Organisations concertées. C’est peut-être en cela que les réflexions de Q. Slobodian s’avèrent les plus précieuses.

Partant de l’idée fondamentale selon laquelle « la main visible du droit » doit compléter « la main invisible du marché », l’auteur montre pourquoi cela appelle une isonomie, une même loi pour tous et donc un contournement du caractère national de la loi. Pour ce faire, affirme Q. Slobodian, les néolibéraux de Genève se seraient appuyés sur une géographie spéciale, celle de Carl Schmitt qui distingue deux mondes : celui des Etats délimités, avec l’imperium qui désigne la dimension spécifiquement politique du territoire ou, plus exactement, ce que Schmitt appelle dans le Nomos de la Terre le « territoire de l’Etat », et celui du dominium par lequel s’établit une propriété non nationale des biens. On peut utiliser cette dichotomie pour penser la question que soulève une certaine approche néolibérale, à savoir : comment protéger le dominium contre les intrusions de l’imperium ? Cela revient à faire de la propriété un absolu, qui n’a pas à être relativisé par les cadres nationaux et politiques qui peuvent même être envisagés comme des vecteurs de déstabilisation de la propriété aussi bien par le haut que par le bas : en effet, non seulement ce qui peut être un fleuron industriel privé, qui relève donc du dominium, a tendance à être amalgamé à un fleuron de la nation troublant ainsi l’identité du propriétaire réel du groupe, mais en plus à l’échelle globale l’imperium étatique a tendance à s’approprier ce qui relève du dominium par les interventions répétées sur les marchés.

On voit donc que la distinction même du dominium et de l’imperium peut être interprétée de deux manières parfaitement antagonistes : on peut soit considérer que l’existence du dominium constitue une menace pour la souveraineté des Etats et donc pour l’imperium, et c’est l’approche « souverainiste » qui vise à préserver le politique qui s’impose ; soit à l’inverse envisager la primauté de la propriété et de ce fait juger nuisible le pouvoir de l’imperium sur le dominium. Partisans de la seconde option, les néolibéraux vont être amenés à penser un cadre institutionnel qui, au fond, destitue la puissance de l’imperium.

Ainsi, à partir du chapitre III, et ce jusqu’à la fin de l’ouvrage, Q. Slobodian analyse en détail la manière dont vont être conçues des institutions internationales, globales, visant à défendre une certaine spontanéité du marché contre les intrusions du politique et conduisant donc à une « démocratie limitée » à travers un cadre institutionnel faisant l’objet de toutes les attentions.

Les organisations internationales

Il faut ici rappeler que l’auteur est historien et qu’il envisage à ce titre de penser le néolibéralisme depuis la réalité historique dans laquelle s’inscrivent les textes étudiés. Cette approche est fondamentale car elle conduit à dialectiser les grands textes théoriques d’Hayek, Mises, Röpke et autres par les interventions ponctuelles liées aux grandes organisations mondiales du commerce. Ainsi l’auteur prête-t-il une attention plus que soutenue à la Chambre de Commerce internationale (CCI) fondée en 1919 et destinée à ouvrir les marchés par-delà les frontières nationales après la Première Guerre mondiale, à l’Organisation Internationale du Commerce (OIC) fondée en 1948 et au GATT de 1947 dont naîtra l’Organisation Mondiale du Commerce. Tout l’enjeu est alors de déterminer comment les grands penseurs de l’école de Genève se situent par rapport à ces Organisations mondiales et quel usage ils peuvent faire pour défendre leurs principes. 

La conclusion de l’ouvrage permet de cerner au mieux l’interprétation que donne l’ouvrage de ces phénomènes organisationnels :

« Mon point de vue est que le recours à la loi a constitué le tournant majeur du néolibéralisme de langue allemande après la Seconde Guerre mondiale. Ce que j’ai nommé « ordoglobalisme » permet de comprendre la Communauté économique européenne (CEE) et plus tard l’Organisation mondiale du commerce (OMC) comme étant des systèmes de pouvoir fondés sur le droit, inscrivant les marchés dans un cadre qui se situe au-delà de tout contrôle démocratique tout en cherchant à se créer une légitimité en offrant aux citoyens des droits individuels, par-delà la nation. Il est à noter que, dans cette transposition de l’ordolibéralisme du cadre national à l’échelle mondiale ou internationale, disparaît l’inclusion tant vantée d’aspects de l’Etat redistributif(10). »

La question des organisations internationales est extrêmement complexe et si l’ouvrage présente l’immense mérite de penser le lien entre les approches théoriques et les démarches concrètes auxquelles prennent part les auteurs, il n’est pas toujours parfaitement clair lorsqu’il s’agit de rendre compte du problème politique que pose la démocratie au regard du marché. Certes, l’introduction soulève deux problèmes : « L’ordoglobalisme a été hanté par deux dilemmes majeurs au cours du XXème siècle : comment s’appuyer sur la démocratie étant donné la capacité de celle-ci à s’autodétruire ; comment s’appuyer sur les nations, étant donné la capacité du nationalisme à  « désintégrer le monde » ?(11)» . Conceptuellement, quelque chose demeure particulièrement obscur dans toute l’analyse des organisations internationales en ceci que le néolibéralisme semble se retourner contre la légitimité de la défense des intérêts, qui est pourtant au cœur de la démarche libérale. En réalité, le problème initial est à nouveau celui de la connaissance et de l’information : une défense d’intérêt supposerait que la raison fût capable d’identifier les véritables intérêts, aussi bien des individus que des nations ; or, dans un monde complexe, dont la nature des échanges est telle qu’il est impossible de les comprendre et de les anticiper, la défense des intérêts – individuels ou nationaux – s’apparente en réalité à des revendications de groupes de pression qui, ayant pris la domination par des logiques de regroupement, organisent le marché à leur profit et génèrent tout autant un désordre économique qu’une société liberticide. Ce qu’il eût donc fallu thématiser de manière fort claire, c’est que le néolibéralisme rompt en partie avec l’idée libérale de la défense d’intérêts ; même à l’échelle individuelle, il est quasiment impossible de déterminer dans un monde complexe ce que serait un intérêt objectif.En revanche, il est parfaitement légitime que les individus visent des fins par un comportement intentionnel dont rien ne permet de dire qu’elles correspondent aux intérêts de ces derniers.

Mais justement : cela soulève la difficulté de savoir comment il est possible de mettre en place des règles communes qui ne soient pas l’expression d’intérêts catégoriels et organisés. A cette question, l’auteur apporte plusieurs réponses de nature différente.

  • Un premier élément consiste à penser la différence entre des décisions collectives de type négatif – abolir des barrières douanières – et des décisions collectives visant à défendre quelque chose de positif – une industrie nationale.
  • Un second élément aborde le problème des votes dans les organisations internationales qui sont représentées par des nations : chaque nation a-t-elle droit à un vote ? Si oui, comment éviter que des nations se regroupent en formant des syndicats d’intérêts, obtenant par des phénomènes d’agglomération un avantage exorbitant ?
  • Enfin, le troisième élément concerne les marchés communs dont la CEE est un exemple paradigmatique, dont la nature est trouble : est-ce une perturbation du marché mondial par un ensemble intégré se mettant hors-jeu des règles universelles ou est-ce le marchepied vers une intégration universelle ? Dans le premier cas, on aurait un regroupement d’intérêts contre l’économie mondiale, tandis que dans le second il s’agirait bien plutôt de faciliter l’intégration d’un bloc dans un marché mondial.

Ces trois étages de réflexion permettent de suivre les méandres d’une démarche qui, assumant l’aspect historique du propos, se fait sinueuse à mesure qu’elle épouse les péripéties et les revirements des auteurs. Prenons par exemple le cas de la CCI : émanation explicite de réflexions néolibérales visant à reconstruire un marché après la Première Guerre sur la base de destruction des barrières douanières, elle devient au tournant des années 30 un moyen pour certains pays de défendre des industries nationales. Il en va de même pour l’OIC qui, harmonisant les politiques économiques internationales, finit par devenir un outil de pression de certaines nations pour bloquer des capitaux ou subventionner certaines productions sur la base d’intérêts nationaux. En somme, dès qu’une nation croit savoir ce qu’il faut faire positivement pour défendre ses intérêts, elle s’illusionne quant à un savoir dont elle ne dispose pas, et dérègle tout le système, raison pour laquelle des auteurs comme Michael Heilperin s’éloignent de l’OIC y voyant la reconduction des tares démocratiques, au sens de l’illusion quant à la connaissance des intérêts réels. Ce dernier fera même de la CCI un outil de lutte contre l’OIC, et c’est là que l’on comprend un point décisif de l’ouvrage : une organisation internationale peut se retourner contre une autre, dès lors que des visées positives se trouvent formulées, et qu’un dessein délibéré émerge depuis des coalitions d’intérêt.

D : La CEE pour comprendre le GATT

Un autre élément d’une grande richesse que propose l’auteur est son analyse particulièrement fine du rapport entre la CEE et le GATT dans la perspective néolibérale. Nous lui consacrons une partie entière car le propos est complexe et les enjeux ne le sont pas moins. « L’Europe, écrit à juste titre Q. Slobodian, est l’une des énigmes du siècle néolibéral(12). » Si l’ensemble de l’école de Genève lui est explicitement hostile, ce n’est pas par souverainisme mais pour deux autres raisons assez éloignées l’une de l’autre, à savoir la crainte de la constitution d’une bureaucratie tyrannique, mais aussi la crainte d’une perturbation du jeu mondial de l’économie menée par la construction d’un marché dans le marché. La CEE et l’UE apparaissent ainsi comme des monstres collectivistes et dirigistes menés par une batterie de technocrates illusionnés par leur pseudo-savoir au nom duquel ils menacent à la fois la propriété privée, les libertés humaines et accomplissent l’idéal saint-simonien d’anéantissement de l’initiative individuelle. Mais d’un autre côté, une branche néolibérale d’inspiration « constitutionnaliste » serait moins farouchement hostile à la CEE et y verrait la possibilité de limiter l’emprise des Etats sur la vie économique par un système de règles juridiques communes. Toutefois, le déséquilibre entre les positions est patent et il ne serait pas hardi d’affirmer que l’immense majorité des penseurs néolibéraux est vent debout contre la construction européenne.

Un cas paradigmatique du refus de la CEE et de l’UE : Wilhelm Röpke

Un auteur méconnu quoique central dans la question libérale est Wilhelm Röpke, que l’on ne connaît en France que grâce aux travaux de Patricia Commun. Nous souhaitons donner ici un large extrait de son maître-ouvrage, Au-delà de l’offre et de la demande (1958), qui nous semble exprimer avec le plus de clarté le refus clair et net de la plupart des néolibéraux de la bureaucratie dirigiste qu’est l’UE et que préfigurait à leurs yeux la CEE :

« Sous la fausse bannière de la communauté internationale on a vu surgir dans ce domaine un appareil de la concentration industrielle, de l’agglomération, de l’uniformité et de l’économie dirigée qui (aussi bien dans le cadre de l’ONU et de ses organisations annexes qu’à l’intérieur de créations continentales du genre de la Communauté européenne du charbon et de l’acier) s’octroie de plus en plus de pouvoir et assure, à une bureaucratie toujours plus nombreuse, privilèges, influence et revenus nets de tout impôt. Seule une minorité, et qui va s’amenuisant, aperçoit le caractère perfide et dangereux de cette concentration ; Sur cette voie, l’étape la plus récente est le projet de Marché commun, tandis qu’un caractère moins centralisateur s’attache au plan de la Zone de libre-échange. L’économiste a de nombreuses critiques à exprimer à ce sujet, hors de notre propos actuel. Dans le cadre des considérations présentes, il est significatif que ce projet, par l’étendue alarmante qui est donnée au dirigisme économique, et par la perspective d’une concentration et d’une organisation croissante de la vie économique, donnera une nouvelle et forte impulsion au centralisme international. La dépendance des individus et des petits groupes vis-à-vis des grandes centrales croîtra démesurément, de même que s’amenuiseront considérablement les possibilités de rapports humains et personnels, et cela au nom de l’Europe et de ses obligations traditionnelles à l’égard de la liberté, de la diversité et de la personnalité. Le danger, qui était à l’affût dans tant de plans et de documents de l’intégration économique européenne, s’est précisé et nous menace dans l’immédiat : l’économocratie, dont nous avons si souvent parlé dans ces lignes, est transférée de façon décisive de l’échelon national à l’échelon international et, avec elle, la domination toujours plus rigoureuse et plus inévitable des planificateurs, des statisticiens et des « économétriciens », le pouvoir centralisateur d’un dirigisme accompagné de son bureaucratisme international, de plans d’économie internationale, de subventions de pays à pays, et tout le reste. Si certains pays européens avaient pu jusqu’à ce jour limiter en quelque sorte à leurs propres frontières l’esprit du saint-simonisme, celui-ci, fidèle aux visions du fondateur de l’économie dirigée, s’impose maintenant sous la forme d’un saint-simonisme européen(13). »

Mais quel est alors le rapport avec le GATT ? La thèse de Q. Slobodian consiste à soutenir que les néolibéraux de Genève, dont Röpke constitue le chef de file, vont jouer le GATT contre la CEE, jouer l’abolition mondiale des barrières tarifaires contre la bureaucratie dirigiste européenne, jouant donc une organisation contre une autre.

Le « constitutionnalisme » a-t-il joué un rôle dans la construction européenne ?

Si donc Q. Slobodian restitue la vive hostilité de la plupart des universalistes de Genève à l’endroit de la construction européenne – minorant l’ambiguïté ordo-libérale à ce sujet –, il contrebalance son propos par le constitutionnalisme hayékien qui aurait favorisé la construction européenne au nom de la construction d’un cadre juridique commun contraignant les Etats et limitant donc leur pouvoir de nuisance. Nous confessons être peu convaincu par cet aspect du livre, et ce pour deux raisons : d’une part l’auteur joue sur une ambiguïté entre Hayek et ses héritiers, de sorte que l’on peine à comprendre en quel sens Hayek aurait été spécifiquement favorable à la construction européenne. S’il est vrai que dans les années 70, Hayek se lance dans des projets de constitutions, il n’est pas pour autant exact que le cas européen fasse l’objet d’une approche favorable explicite de la part d’Hayek sous forme d’une constitution visant à faire primer le droit et l’Etat de droit sur les décisions politiques. D’autre part, il nous semble que cela entre de toute façon en contradiction avec un article(14) – excellent au demeurant – du même Q. Slobodian examinant l’hostilité explicite d’Hayek aux fédérations de peuples différents, et ce dans les mêmes années que celles où il accorde son attention aux constitutions. Q. Slobodian lui-même reconnaît qu’Hayek avait jugé nécessaire l’homogénéité des peuples sur le plan culturel et ethnique pour le bon fonctionnement du marché, trouvant à ce titre un vif écho chez les conservateurs britanniques particulièrement hostiles à la CEE puis à l’UE.

A vrai dire, il semble que deux choses sont quelque peu mélangées : en droit, il est vrai qu’Hayek n’est pas hostile à un primat du cadre juridique permettant de construire une série de règles communes permettant au marché de fonctionner ; mais dans les faits la CEE et l’Union européenne ne correspondent pas à ce qui aurait été souhaité en droit, puisque non seulement des peuples aux traditions différentes pour former un marché commun se trouvent réunis tandis que se développe une bureaucratie dirigiste contribuant à ce qu’Hayek avait appelé la « route de la servitude ».

Conclusion : un grand livre aux perspectives limitées

L’ouvrage de Quinn Slobodian est un grand livre de philosophie politique mais aussi un grand livre d’histoire intellectuelle. Prenant à bras-le-corps le va-et-vient entre les événements historiques, les organisations effectives et la pensée théorique, il restitue dans une fresque remarquable près de cinquante années de réflexion néolibérale selon un double versant théorique et pratique. A bien des égards, la lecture du livre constitue même une humiliation pour certains historiens des idées, un historien de l’Allemagne ayant infiniment mieux compris Hayek, Mises ou Röpke que bien des spécialistes de philosophie politique.

Ce faisant, trois vertus cardinales se dégagent de l’ouvrage.

La première consiste, contre bien des approches fautives, à prouver à quel point le néolibéralisme se situe aux antipodes de l’économétrie et de l’homo oeconomicus. La raison génère une illusion en ses propres pouvoirs et c’est de ces derniers que le néolibéralisme apprend à se méfier, conduisant à une économie non pas pensée comme une série de prescriptions positives mais comme un marché libre où émergent des « signaux » permettant de s’orienter. Cela signifie que le néolibéralisme conduisant à l’ordoglobalisme ne peut pas être classé dans la même catégorie que les écrits monétaristes d’un Milton Friedman.

La seconde vertu tient au souci constant d’établir une continuité entre la réflexion théorique et les réalisations pratiques, sans que celles-ci ne soient pour autant absorbées dans le cadre théorique. Un exemple particulièrement significatif est celui de la transformation du GATT en OMC. En apparence, le triomphe néolibéral est réel ; en réalité, bien que les principes de l’OMC fondés sur des « signaux » s’apparentent à des principes néolibéraux tels que définis dans l’ouvrage, les motivations de la création de l’OMC ne sont pas libérales, il s’en faudrait de beaucoup. Il s’agit au contraire d’une défense féroce d’intérêts d’une nation en particulier, imposant au monde des règles qui lui sont de fait favorables.  Partant, l’ordoglobalisme est entré en crise au moment de sa victoire la plus importante, lorsque le GATT est devenu l’OMC ; cela n’a pas marqué le triomphe de leur vision intellectuelle mais « celui des intérêts purement économiques de la première puissance mondiale, les Etats-Unis(15). »

Enfin, et ce n’est pas la moindre des vertus, on sent tout au long de l’ouvrage que le néolibéralisme est comme embarrassé du politique : sans vouloir mettre fin aux Nations et aux frontières – il doit rester « des portes de sortie », donc des frontières –, la souveraineté des Etats modernes s’avère problématique à deux niveaux : d’une part parce que la puissance souveraine empiète sur le terrain économique et brise la liberté des acteurs, et d’autre part parce que l’action publique sur la base de sa souveraineté agit au nom de connaissances qu’elle ne possède en réalité pas. De ce point de vue, la souveraineté se révèle problématique à deux niveaux : un niveau spécifiquement politique par l’usage de la puissance et un niveau saint-simonien, interventionniste, qui croit légitimer l’action publique sur la base d’un savoir positif. Le néolibéralisme porte en lui une volonté de dépolitisation de l’économie, et de juridicisation du cadre extra-économique, limitant donc le danger étatique par le droit, en vue de protéger le marché.

Pour toutes ces raisons, l’ouvrage de Quinn Slobodian est bel et bien un grand livre, indispensable et éclairant.

Mais, nonobstant ces qualités, il nous semble rencontrer un certain nombre de limites dont nous voudrions évoquer les trois principales.

La première est que, paradoxalement, il nous semble verser dans l’économisme. Plus exactement, alors même qu’il ambitionne de montrer que le néolibéralisme n’est pas une théorie exclusivement économique, il ramène tout à des questions économiques à partir de la distinction dominium / imperium. Si, en effet, l’enjeu constant du néolibéralisme consiste à protéger le dominium, la propriété privée, alors tout devient par nature une question économique, et, de fait, toutes les questions qu’évoque l’auteur sont traitées sous le seul angle économique, le moment consacré à l’Union européenne étant la caricature de cela.

La seconde découle de la précédente ; adoptant un économisme paradoxal, l’ouvrage est aveugle à l’anthropologie néolibérale, pourtant au cœur de ses réflexions. Plus exactement, l’économie néolibérale n’est pas une théorie économique mais une anthropologie : c’est l’ensemble des conséquences institutionnelles et politiques tirées d’un principe voulant que l’homme réel soit incapable d’agir rationnellement, quoi qu’il croie par ailleurs. Mises le dit fort bien :

« L’économie traite des actions réelles d’hommes réels. Ses théorèmes ne se réfèrent ni à des hommes parfaits ou idéaux ni au fantôme mythique de l’homme économique (homo oeconomicus) ni à la notion statistique de l’homme moyen. L’homme avec toutes ses faiblesses et ses limitations, chaque homme comme il vit et agit, voilà le sujet de la catallactique(16). »

Enfin, si l’auteur dans l’ultime chapitre propose une brillante analyse de la dimension cybernétique de l’œuvre d’Hayek, et comprend un point essentiel à savoir que c’est finalement le système tout entier qui devient le sujet central de ses écrits, il nous semble minorer le problème de la genèse organisationnelle : la rencontre avec Lippmann, venu d’un horizon fort différent, les discussions avec Wells dans les cercles autrichiens des années 30, le poids de Graham Wallas, dessinent un cadre cohérent qu’est celui des fabiens. Il est vrai que Q. Slobodian mentionne brièvement le sujet et note qu’en 1947 Hayek « suggère de suivre l’exemple des socialistes. Des gens de gauche comme les Fabians, dont certains avec lesquels il avait coopéré au sein de la Federal Union et en tant que professeur à la London School of Economics, fondée par eux, avaient réussi à faire évoluer les débats au fil du temps, gagnant ainsi les faveurs de l’opinion publique et du pouvoir et parvenant à transformer leur vision en réalité(17). » Mais pourquoi dans ces conditions ne pas penser la porosité entre les Fabiens et le néolibéralisme concernant la question organisationnelle.

Références

Cette recension, ici abrégée, a initialement paru dans la revue Actu-Philosophia, en deux parties https://www.actu-philosophia.com/quinn-slobodian-les-globalistes-une-histoire-intellectuelle-du-neoliberalisme-partie-1/

https://www.actu-philosophia.com/quinn-slobodian-les-globalistes-une-histoire-intellectuelle-du-neoliberalisme-partie-2/

(1)Ibid., p. 12.

(2)Ibid., p. 72.

(3) Serge Audier, Le colloque Lippmann. Aux origines du « néolibéralisme », Lormont, Poch’BDL, 2012.

(4) Cf. Walter Lippmann, La Cité libre, Traduction Georges Blumberg, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

(5)« Allocution du professeur Louis Rougier », in Serge Audier, op. cit., p. 413.

(6) Ibid., p. 414.

(7) Ibid.

(8) Q. Slobodian, op. cit., p. 97.

(9) C’est sur ce point qu’insiste avec raison A. Supiot lorsqu’il met en avant le concept de « démocratie limitée » cher à Hayek. Cf. entre autres La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 312.

(10)Ibid., p. 290.

(11) Ibid., p. 24.

(12) Ibid., p. 201.

(13)Wilhelm Röpke, Au-delà de l’offre et de la demande, Payot, 1961, rééd. Les Belles Lettres, 2009, p. 334-335.

(14)Cf. Quinn Slobodian, « Les enfants bâtards de Friedrich Hayek », 5 septembre 2021, article traduit en ligne : https://lvsl.fr/les-enfants-batards-de-friedrich-hayek/

(15) Ibid., p. 298.

(16)Ludwig von Mises, op. cit., p. 61.

(17) Les Globalistes, op. cit., p. 140.

Lire aussi...

Les Petites Marguerites : explosion jouissive de la Nouvelle Vague tchèque

Culture

Les Petites Marguerites : explosion jouissive de la Nouvelle Vague tchèque

Pour Le Temps des Ruptures, Sophie Lecuit a visionné Les Petites Marguerites de Věra Chytilová, lors d’une ressortie exceptionnelle au cinéma Reflet Médicis à Paris. Dans cette critique elle rapporte la transgression d’une réalisatrice phare de la nouvelle vague tchèque.

La mort de Jean-Luc Godard et les nombreux hommages qui l’ont suivie, notamment venus de l’étranger, rappellent l’influence qu’il a eu en Europe et dans le monde. La nouvelle vague française a déferlé sur toute l’Europe et s’est déclinée, entre autres, en Tchécoslovaquie dans les années soixante. L’une des œuvres de ce mouvement, Les Petites Marguerites (Sedmikrásky), est actuellement à l’affiche dans les cinémas parisiens, en version restaurée.

Réalisé en 1966, le chef-d’œuvre de la réalisatrice tchèque Věra Chytilová est une comédie surréaliste qui a grandement contribué au développement du cinéma féministe. Les deux actrices Jitka Cerhová et Ivana Karbanová tiennent les rôles principaux, Marie I et Marie II. Elles s’ennuient dans le Prague conformiste des années 60, et décident de devenir des malfaiteurs. Bijoux de la nouvelle vague tchèque, le film est une œuvre d’art, et en devient presque une œuvre plastique, grâce à l’importance sans pareil de l’esthétique des plans. Les Petites Marguerites présente aussi certaines inspirations godardiennes, voire des clins d’œil ? Les visages noircis des deux femmes rappellent le visage coloré de Jean-Paul Belmondo dans Pierrot le Fou.

Un film d’auteure

Les Petites Marguerites est un film en mouvement. Les sonorités, parfois répétitives, de la bande originale correspondent aux élans exaltés des deux femmes. Les thèmes musicaux de marches impériales viennent renforcer l’intensité singulière de l’œuvre. Aux plans coupés courts et saccadés succèdent des superpositions d’images et des avances rapides. On est emporté dans ce mouvement grâce au motif récurrent des trains, avec les départs et les arrivés, et aux plans larges sur les rails. Mais ce mouvement et cette rapidité sont contrebalancés de scènes plus lentes où les deux femmes nonchalantes se prélassent au soleil et sur leur lit.

Věra Chytilová a mis l’accent sur l’esthétisme des plans et la composition des images. Elle démontre une grande liberté quant à son travail de réalisation. Le choix des couleurs et la résonnance des teintes, le vert de la chambre des Marie par exemple, en témoignent. Le film passe d’images en noir et blanc à des scènes en couleur entrecoupées de plans monochromes. Le peu de dialogue ainsi que les discussions abstraites et absurdes sont caractéristiques des films de la nouvelle vague (particulièrement dans certains films de la nouvelle vague française). Ce silence permet de renforcer l’indifférence des deux femmes face à leurs méfaits et à leurs conséquences.

Les Petites Marguerites est un film de chaos, marqué dès la première scène par les images d’archives des bombardements de la seconde guerre mondiale, faisant allusion aux turbulences qui précèdent le Printemps de Prague. Ce chaos est présent dans l’intrigue mais aussi dans la réalisation :  Věra Chytilová mélange des techniques cinématographiques liées à la couleur de l’image, au son et à la narration. Son scénario s’affranchi de toute linéarité où la transition des plans permet aux deux protagonistes de changer de repère, quand bien même celui-ci serait fictif – elles changent de monde. La structure narrative du film est construite de l’assemblage de vignettes épisodiques. Au montage, la réalisatrice découpe ces plans et les superpose pour donner une impression de corps en morceaux et de scènes en papier.

Un film transgressif dans les thèmes abordés

Les Petites Marguerites, réalisé par une femme et dont les personnages principaux sont deux femmes, est féministe avant l’heure et se place dans le contexte d’une société patriarcale. Le film vient renverser l’ordre établi de l’époque en mettant en scène deux femmes qui s’en rebellent, à tel point qu’il sera censuré dès sa diffusion et Věra Chytilová interdite de réaliser. D’une portée universelle, Chytilová est aussi moderne dans sa représentation physique de la femme : par les choix vestimentaires (sous-vêtements, maillots de bains deux pièces, robes taillées et courtes), l’eye-liner fortement marqué et la couronne de marguerites, qui peut faire référence au mouvement hippie.

Dans son œuvre, Chytilová brise le male-gaze : ce n’est plus les trois regards de l’homme (personnage fictif, réalisateur, spectateur (1)) qui enferment la femme et la sexualisent, mais ceux de femmes à travers les deux protagonistes et la réalisatrice (female-gaze). Les corps de celles-ci ne sont pas sexualisés, bien qu’elles jouent deux séductrices. Empreinte d’une vraie sororité, les deux Marie utilisent et moquent les hommes et ne veulent jouir que de leur liberté. Une scène en est le paroxysme : lors d’un appel d’un amant, les deux femmes découpent en morceaux tout aliment de forme phallique. Sur fond de déclaration amoureuse, elles détruisent l’élément qui incarne la masculinité – cela évoque naturellement la castration, et ainsi l’indifférence et l’inintérêt majeur qu’elles portent vis-à-vis des hommes.

Transgressif dans la représentation des codes sociaux liés au genre, Les Petites Marguerites l’est aussi dans l’appréhension des rapports de classes. En effet, Marie I et Marie II proviennent d’un milieu plutôt populaire et n’ont pas les codes de la bourgeoisie tchèque. Pour autant, elles utilisent leur ingéniosité pour profiter des privilèges qui leurs sont inaccessibles. Elles séduisent les hommes bourgeois pour s’offrir un couvert dans les grands restaurants et s’enivrent dans un café dansant. Des motifs reviennent tout au long du film, la pomme par exemple, mais aussi la nourriture au sens plus large. Marie I et Marie II cherchent à séduire pour manger, elles mangent comme des gloutonnes et cela en devient grotesque. La scène du banquet où elles dévorent et détruisent tout le repas en est l’apogée. Le son de la mastication et de la déglutition rend son visionnage absolument insupportable. Marie I et Marie II rejettent tout raffinement et valeur traditionnelle et refusent toute forme de conformisme.

Věra Chytilová avec Les Petites Marguerites nous offre une pépite du cinéma tchécoslovaque. Elle brise les codes du cinéma classique et apporte une voix innovante à la représentation de la femme de l’époque. D’une grande absurdité, le film se clôture avec la dédicace suivante : « Ce film est dédié à ceux qui s’énervent sur un seul lit de laitue piétiné. »

Références

(1)ZAPPERI Giovanni, « Regard et culture visuelle », Encyclopédie critique du genre

Lire aussi...

For Ever Godard

Culture

For Ever Godard

Pour Le Temps des Ruptures, Adrien Félix a vu et revu quelques-uns des innombrables films de Jean-Luc Godard qui est et restera l’honneur du cinéma. Droits d’auteurs portrait : Giancarlo BOTTI/GAMMA RAPHO.

Godard… Ce nom résonne d’images et d’énigmes, même aux oreilles de celles et ceux qui n’auraient vu aucun de ses films. Celui qui affirmait que « le cinéma est fait pour penser », nous a quittés le 13 septembre dernier à l’âge de 91 ans. Avec la disparition de Jean-Luc Godard, c’est précisément un penseur qui s’en va, l’un des plus illustres du septième art. Rendons hommage au cinéaste franco-suisse, joyau rebelle de notre patrimoine artistique dont la liberté et la lumière continueront, on l’espère, à inspirer et briller.

Au début des années 1950, Jean-Luc Godard fait ses débuts dans la critique et s’affirme rapidement, aux côtés de François Truffaut et d’Éric Rohmer, comme l’un des fleurons des Cahiers du cinéma. Portée par l’ambition créatrice et réformatrice d’un petit cénacle, cette décennie voit l’émergence de l’un des mouvements cinématographiques sans doute les plus célèbres de l’histoire du cinéma, la Nouvelle Vague. Dans cet élan d’affranchissement de l’emprise des forces économiques et politiques sur le cinéma, Godard est peut-être le plus radical de cette poignée de cinéphiles bouleversant le cinéma français, ses convenances et principes établis. Si de l’aveu de Truffaut, il ne peut être question pour la Nouvelle Vague d’un programme esthétique commun, son déferlement n’en provoque pas moins, selon l’expression du sociologue Philippe Mary(1), l’une des révolutions artistiques par lesquelles « l’art des XIXe et XXe siècles s’est engagé dans la modernité ». Au rang des œuvres fondatrices, l’on trouve évidemment Les Quatre Cents Coups de François Truffaut (1959), ou encore le chef-d’œuvre d’Agnès Varda Cléo de 5 à 7 (1962) qui, seule fille au sein d’une bande de garçons, saura mieux que quiconque apporter une perspective féminine nécessaire. En 1960, Godard signe À bout de souffle, son premier long-métrage qui rencontre un succès considérable faisant de lui le chef de fil, le maître à penser d’une nouvelle façon de faire du cinéma, marquée au coin de la liberté. Préférant les décors naturels aux couteux studios, le jeune cinéaste investit la rue et la campagne, les appartements et les cafés avec un équipement réduit à la portion congrue, sans éclairage additionnel, et multipliant les innovations techniques. Le fameux plan séquence des Champs-Élysées, où déambulent Jean Seberg et un Jean-Paul Belmondo au seuil de sa carrière, n’est donc pas filmé à l’aide d’un traditionnel rail de traveling, trop cher et par ailleurs indiscret. Non, la scène devenue culte est tournée depuis un tricycle de postier, poussé par le chef opérateur Raoul Coutard au beau milieu des vrais passants, pendant que Godard souffle à ses acteurs des dialogues fraîchement rédigés. Jean Seberg écrira cette phrase éclairante : « pas de spots, pas de maquillage, pas de son ! (…) C’est tellement contraire aux manières de Hollywood que je deviens totalement naturelle ». Conjuguant son impécuniosité à sa verve créatrice, Godard dévoile un cinéma résolument moderne, plus proche de la vie et de ses personnages. Véritable révolution technique et artistique, À bout de souffle est le manifeste d’une ambition nouvelle qui, pulvérisant l’académisme du cinéma français, tentera à l’image de la célèbre « réforme de l’opéra » mené par Gluck au XVIIIe siècle, d’atteindre à la simplicité, au naturel, à l’expressivité et parler le « langage venu du cœur ».

La première période de l’œuvre de Godard du début des années 1960 est assurément la plus belle mais peut-être aussi la seule qui sera, au désespoir du cinéaste lui-même, consacrée par la postérité. Après À bout de souffle viendront ainsi deux autres films cultes, le faussement classique Le Mépris (1963) avec Brigitte Bardot et Michel Piccoli, et l’explosif et inoubliable Pierrot le fou (1965) mettant en scène un couple pour l’éternité formé par Anna Karina et Jean-Paul Belmondo, dans lequel le cinéaste tente déjà de trouver un équilibre entre la fiction et le documentaire, une recherche qui parcourt toute son œuvre. N’en déplaise au maître, ces films sont à voir et à revoir. Pour autant, la disparition du cinéaste doit être une invitation à dépasser justement le début des années 1960, pour s’intéresser aux autres périodes godardiennes, notamment celle du cinéma politique et militant. Bien loin de l’artiste béat et coupé de la réalité, Godard entend « faire politiquement des films politiques » et scrute, à cette fin, la société française et ses mutations. Filmant les désarrois de la jeunesse dans Masculin Féminin (1966), dont un carton intitulé « Les enfants de Marx et de Coca-Cola » servira à désigner toute une génération, Godard devient « un militant actif et son cinéma un moyen de lutter contre la société »(2). Son film La Chinoise (1967) préfigure ainsi les évènements de mai 1968, à l’occasion desquels il provoquera d’ailleurs, avec quelques autres cinéastes, le célèbre arrêt forcé du festival de Cannes. Clamant haut et fort la solidarité du cinéma avec les mouvements étudiants et ouvriers, il condamne la défaillance de celui-ci à retranscrire les problèmes de son temps, illustrant sa réflexion fondamentale sur la place et le rôle du septième art. Son engagement révolté lui vaudra d’ailleurs d’affronter la censure, pour avoir abordé ouvertement la guerre d’Algérie dans Le Petit Soldat (1960) ou encore filmé des corps nus et évoquer l’adultère dans Une femme mariée (1964). Son tournant militant le conduit en outre à constituer le groupe Dziga Vertov, en référence au cinéaste soviétique, au sein duquel il produira des films très peu diffusés mais continuera, inlassablement, à remettre en question son art, réinventer ses formes et filmer le réel. En dépit du caractère austère et parfois confus de certains films, Godard poursuit obstinément « l’idée essentielle selon laquelle on ne saurait combattre l’ordre établi sans subvertir aussi ses modes de représentation, et la « vision du monde » qu’ils entretiennent »(3), une démarche éminemment politique.  Plus tard, au début des années 1980, s’ouvre l’ère de l’expérimentation vidéo qui permettra un double mouvement, là encore, d’innovations techniques mais aussi d’autonomisation par la constitution de son propre studio(4). Il fait également un retour à de plus grandes productions, collaborant avec de célèbres actrices et acteurs, à l’instar d’Isabelle Huppert et Nathalie Baye dans Sauve qui peut (la vie) (1980), d’Alain Delon dans Nouvelle Vague (1990) ou encore de Gérard Depardieu dans Hélas pour moi (1993). La fin du XXe siècle voit enfin la production de ses Histoire(s) du cinéma, œuvre monumentale faite d’extraits de films, de rapprochements, de découpages, de collages, et qui se voudra une « sorte de jugement dernier du cinéma »(5). Godard y annonce en effet la mort du cinéma qui aurait manqué son rendez-vous avec l’Histoire, tout en contribuant plus que jamais à lui restituer sa place dans l’histoire des arts.

Régulièrement taxée de pompe et d’ennui distingué par ses dénigreurs, l’œuvre de Jean-Luc Godard est colossale, d’une diversité inouïe, et d’une influence dont peu de cinéastes peuvent se prévaloir. Interrogeant sans cesse son art, sa production et sa raison d’être, le cinéaste n’était pas moins conscient de ce qu’il considérait être sa « dette » à l’égard du cinéma et des arts en général. Les références fusent ainsi de toutes parts dans son œuvre, qu’elles soient littéraires, musicales, picturales ou cinématographiques et sont toujours autant d’invitations à aller voir ailleurs, à découvrir et à réfléchir. Si tous ses films ne sont pas nécessairement à voir, et que son nom peut parfois intimider voire rebuter, l’on ne peut que chaudement recommander de profiter des nombreuses rétrospectives et retransmissions de ses films. À défaut de susciter chez le spectateur le sentiment impérissable d’un avant et d’un après Godard, le visionnage de ces-derniers brisera sans nul doute ce que les Allemands appellent les Sehgewohnheiten, c’est-à-dire les habitudes visuelles, invitant à tout le moins à s’interroger sur celles-ci et leur pertinence. Truffaut écrivait que « Godard a pulvérisé le système, a fichu la pagaille dans le cinéma, ainsi que l’a fait Picasso dans la peinture, et, comme lui, a tout rendu possible »(6). C’est peut-être là l’héritage essentiel de l’artiste, une voie des possibles au service d’une haute conception de l’art dans le monde des hommes.

Formons le vœu que l’esprit libre et créateur du cinéaste disparu continue à inspirer « les professionnels de la profession » et les générations à venir de visiteurs des salles obscures.

Références

(1)Philippe Mary, La Nouvelle Vague et le cinéma d’auteur. Socio‑analyse d’une révolution artistique, 2006.

(2)Xavier Lardoux, « Jean-Luc Godard » dans Petite encyclopédie de culture générale, 2019.

(3)Guy Scarpetta, Jean-Luc Godard, l’insurgé, dans Le Monde Diplomatique, août 2007.

(4)Cf. les propos du biographe de Jean-Luc Godard, Antoine de Becque, rapportés par Benoît Grossin dans son article publié sur le site internet de France Culture. 

(5)Ibidem.

(6)Ibidem.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

Le coeur synthétique de Chloé Delaume ou le cynisme des amours âgées

Culture

Le coeur synthétique de Chloé Delaume ou le cynisme des amours âgées

Emile Kessler a lu pour Le temps des ruptures le roman Le cœur synthétique de Chloé Delaume. Dans cet article il relate l’analyse sociale de l’amour des cinquantenaires opérée par l’autrice, dans un ouvrage fort mais douloureux.

Les romans sentimentaux ont ceci de spécieux qu’ils narrent le plus souvent les belles amours de jeunes tourtereaux dans la fleur de l’âge. Chloé entend dépeindre dans ce livre les femmes « fanées », celles qui, en raison de leur âge, ne correspondent plus aux canons de beauté de notre époque d’exaltation de la jeunesse.

Adélaïde, quarante-six ans, décide de rompre avec son petit-ami. Aucun problème particulier, mais une lassitude qui lentement rongeait leur couple. Elle qui n’avait jamais eu de difficulté pour trouver l’amour – ou même un simple coup d’un soir – se retrouve donc de retour sur le « marché de l’amour », puisque c’est désormais comme cela qu’il faut l’appeler(1). Adélaïde n’a pas de temps à perdre, aussi elle affute son maquillage, enfile ses plus beaux vêtements et s’en va aguicher le regard masculin là où les magazines féminins lui conseillent d’errer (statistiques à l’appui !). Les jours passent, mais les compliments de la gente masculine se font attendre. Une semaine, deux semaines, un mois, toujours rien. Mais que s’est-il passé entre sa précédente rupture, il y a dix ans, et aujourd’hui ? Justement, dix ans, dix années où elle a outrepassé son droit à plaire – alors que l’opinion publique considère qu’un homme de soixante-dix ans peut toujours correspondre aux standards de beauté, cherchez l’erreur. « Adélaïde Berthel, c’est une femme comme une autre. Qui, à quarante-six ans, entend sonner le glas de ses rêves de jeunes filles », Chloé Delaume annonce la couleur.  

Les hommes lui préfèrent des femmes plus jeunes, même quand ils ont le double de leur âge. Exit l’insolente assurance de la jeunesse, Adélaïde entre dans une intense solitude conjuguée à la non conjugalité. De soirée en soirée, de cocktail en cocktail, d’after work en after work, le regard des hommes ne se pose plus sur elle, il la transperce au sens premier. Elle « découvre l’invisibilité de la femme de cinquante ans, avec un peu d’avance ». Ne sachant plus à quel saint se vouer, Adélaïde s’essaye à des prières de supplication ou, sécularisation oblige, des envoûtements de sorcellerie. Comble de l’idiotie, elle va jusqu’à tenter de renouer avec son ex de collège – avec l’échec attendu. S’arrime à ces déroutes une remise en question totale d’elle-même ; son corps se dégradant avec l’âge, le patriarcat ne lui laisse aucune chance et ne mettra jamais en valeur des corps comme le sien. Son corps revenons-y, il n’a rien de particulièrement laid, il n’est qu’un corps de quarantenaire parmi les autres. Mais un corps de quarantenaire parmi les autres, c’est un corps patriarcalement décadent.  

Pourtant, à force de persévérance, de sorties mondaines, et surtout grâce à ses amies, Adélaïde retrouve quelqu’un. Un certain Martin. Il n’est pas parfait mais, à première vue, fait largement l’affaire. Suffisamment seule pendant des mois, Adélaïde ne fait pas la difficile. Elle s’installe à moitié chez lui, l’un et l’autre se font mutuellement de petites attentions, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Jusqu’au jour où, gagné lui aussi par les schèmes misogynes de notre époque, Martin lui assène cette sentence assassine : « je t’aime, mais je ne te désire pas ». Chroniques d’une femme presque cinquantenaire, célibataire, au destin somme toute commun.  

On sort de la lecture de ce livre avec un amer goût dans la bouche. « Ce ne doit pas être si grave de vieillir en amour » se dit-on naïvement, du haut de nos vingt-cinq ans. Pourtant, ce que nous offre Chloé Delaume, c’est, par une sorte de littérature sociologique par le bas, la peinture réaliste d’une bien triste réalité.

 

Références

(1)Voir notamment Illouz Eva, La fin de l’amour, enquête sur un désarroi contemporain, Seuil, 2020, 416p.  

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

(Puissance de) Puissance de la douceur

Culture

(Puissance de) Puissance de la douceur

A l’occasion de la réédition de Puissance de la douceur en Poche, Jeanne-Léopoldine Claustre revient pour Le temps des ruptures sur le discret chef d’œuvre de la philosophe Anne Dufourmantelle, éloge de la douceur comme principe et valeur.

Dans l’histoire de la pensée, la douceur n’a eu qu’une petite place. Anne Dufourmantelle tente de lui en donner une plus appropriée, plus grande – montre son omniprésence dans tout. En Occident, alors que la pensée grecque érige la puissance virile et guerrière en valeur suprême, l’arrivée du christianisme initie un pouvoir faible, fragile et doux, autour du Christ-enfant et des saints.  “Heureux les doux car ils règneront sur le monde”, affirme ainsi Matthieu. Toutes les valeurs de mérite gréco-romaines sont bouleversées par ce changement : Dieu devient la vulnérabilité même. Mais la douceur reste infantilisée. Anne Dufourmantelle puise dans les pensées extra-occidentales ce qui nous aidera à vivre, en respectant davantage la puissance de la douceur. Elle y explique comment, dans la culture védique, celle-ci est plus respectée, associée, notamment, à l’art du raffinement.

La philosophe décrit la douceur des petits et grands gestes, de l’artisanat aux caresses, en passant par l’équitation. Exemple notable du quotidien, le pardon est douceur d’après elle – d’une douceur violente. Et pour cause : le pardon promet la remise en ordre d’un temps perdu. Comme la liberté, la guérison, l’enfance, la musique, le toucher, les secrets, l’intime et autres thèmes abordés par l’autrice, le pardon a cela de doux qu’il contient en son sein son ennemi. La douceur porte donc son opposé. Anne Dufourmantelle montre alors que la culture chinoise pense les transitions et transformations silencieuses ; ce qui ne se voit pas. Là où l’Occident a été capté par le principe des frontières, des dichotomies – des ruptures ? – la douceur, dans la culture chinoise notamment, permet de penser autrement la limite. “Frontalière puisqu’elle offre elle-même un passage”, la douceur réfléchit la relativité de toute chose, en puissance.

La douceur est une intelligence, “de celle qui porte la vie, et la sauve et l’accroît. Parce qu’elle fait preuve d’un rapport au monde qui sublime l’étonnement, la violence possible, la captation, la peur en pur acquiescement.” Si la pensée européenne a eu l’obsession de la fixité de l’être, de l’Etat et du stable évènement – seuls Deleuze et Bergson se seraient intéressés, d’après l’autrice, à ce qui bouge et devient -, comprendre la douceur implique d’accueillir le mouvement, pas seulement linéaire, ni progressiste. Le livre se fait ainsi plaidoyer de l’acception, dans le champ philosophique occidental, de ce qui mue, tout le temps.

Douceur de la jonction ciel et mer à Venise. Douceur des ciels d’été, des atmosphères, des nuages. Délicatesse de ces bords non refermés – intérieurs extérieurs, liquides et esthétiques. Douceur des lampes dans la nuit. Le halo et sa limite. Leur précision parfois sur scène. La découpe d’un corps nu. Le pan coupé d’une alcôve. La flamme haute. Tous ces rebords de lumière que l’obscurité délimite et en un sens protège.

Certaines envolées poétiques ponctuent, fréquemment, le bref essai. Mais comment faire autrement ? Les chapitres sont discontinus, inégaux en longueur, divisés en libres thématiques. Les mots s’enchaînent comme dans un journal intime. Et comme lorsqu’il nous est impossible de séparer nos notes de lectures de nos écrits personnels, au sujet de la douceur : tout se mêle. Impossible à contenir, la douceur dépasse le carcan académique de l’essai, car elle est mouvement en-soi – le geste de la “caresse qui ne saisit rien mais sollicite ce qui s’échappe sans cesse de sa forme”.

Du quotidien au métaphysique, Puissance de la douceur a donc la force des petites choses qui permettent de tout penser, tout réfléchir ; de ces œuvres qui partent d’une petite idée et transcendent tous les sujets, du Petit Prince au film Licorice Pizza. Si la douceur semble convoquer chaque sens, ce livre s’offre comme une nécessaire porte d’entrée : un outil, une aide qui nous accompagne au quotidien dans toutes nos actions. Vers la vie douce.

Avec force, Anne Dufourmantelle nous convainc : la douceur est puissance. Quête impossible, d’ailleurs, que de trouver un autre titre pour cet article que celui de l’ouvrage lui-même. Preuve ultime, s’il en fallait encore une, de son incontestable justesse. Cinq ans après la tragique disparition de son autrice, (re)lire Puissance de la douceur (ré-)insuffle la vie.

Lire aussi...

Montéhus, le cabarettiste socialiste oublié

Culture

Montéhus, le cabarettiste socialiste oublié

Les chants de la Commune, l’Internationale, le Temps des Cerises, la Semaine Sanglante, sont aussi connus que leurs auteurs, Eugène Pottier et Jean-Baptiste Clément. La tradition chansonnière de la fin du XIXème siècle, les cafés-concerts où le peuple venait écouter un poète gouailler contre la misère et l’oppression, ne s’arrêtèrent pas avec l’écrasement de la Commune. D’autres artistes leur succédèrent, et écrivirent des chansons qui sont restées dans la mémoire. Dans cet article, nous revenons sur l’un d’eux, Montéhus, chansonnier parisien du début des années 1900, dont l’œuvre perdure encore bien que son nom ait été relativement effacé.

Les chants de la Commune, l’Internationale, le Temps des Cerises, la Semaine Sanglante, sont aussi connus que leurs auteurs, Eugène Pottier et Jean-Baptiste Clément. La tradition chansonnière de la fin du XIXème siècle, les cafés-concerts où le peuple venait écouter un poète gouailler contre la misère et l’oppression, ne s’arrêtèrent pas avec l’écrasement de la Commune. D’autres artistes leur succédèrent, et écrivirent des chansons qui sont restées dans la mémoire. Dans cet article, nous revenons sur l’un d’eux, Montéhus, chansonnier parisien du début des années 1900, dont l’œuvre perdure encore bien que son nom ait été relativement effacé. Il est en effet l’auteur, en 1912, du chant des jeunes gardes, commande passée par la SFIO pour son mouvement de jeunesse, chanté par des générations de jeunes socialistes, de jeunes communistes, et toujours considéré comme l’hymne de l’Union Nationale des Etudiants de France.

Issu d’une famille juive, Gaston Mardoché Brunswick dut, à une époque où l’antisémitisme était omniprésent, chanter sous pseudonyme. Relativement peu connu jusqu’en 1907, il accède à la notoriété en célébrant la fraternisation de la troupe avec les vignerons révoltés du Languedoc.

Gloire au 17ème

En 1907, alors que la surproduction vinicole entraîne une baisse drastique du prix du vin, les petits exploitants du midi, réunis dans des coopératives annonçant l’autogestion, se révoltent contre les importations de vin étranger bon marché et de qualité médiocre. De grandes manifestations éclatent, réunissant plus de 150 000 personnes à Béziers puis à Perpignan, 700 000 à Montpellier. La troupe est appelée pour réprimer la colère populaire, et le 20 juin, ordre est donné d’ouvrir le feu sur les manifestants. Le soir-même, la 6ème compagnie du 17ème régiment se mutine et fraternise avec les vignerons. Contraint à la négociation, Clemenceau donne suite aux revendications du mouvement social, et les mutins obtiennent de ne pas être sanctionnés.

Montéhus écrit alors un chant intitulé Gloire au 17ème, dans lequel il célèbre les mutins. En voici le refrain :

Salut, salut à vous

Braves soldats du 17ème

Salut, braves Pious-pious(1)

Chacun vous admire et vous aime

Salut, salut à vous

A votre geste magnifique

Vous auriez, en tirant sur nous

Assassiné la République

Alors socialiste modéré, Montéhus, dans cette chanson, conteste à la fois la République bourgeoise et les thèses anarchistes. Tirer sur le peuple, c’est assassiner la République. Le parti de l’ordre, mené par Clemenceau, n’est donc pas républicain quand il fait tuer le prolétariat en révolte. Alors que les anarchistes veulent abattre la République au prétexte que le maintien de l’ordre se fait en son nom et contre les révoltés, Montéhus dit au contraire que, pour être républicain « on ne doit pas tuer ses pères et mères pour les grands qui sont au pouvoir ». Cette thématique tout à la fois républicaine, socialiste et patriote, est poursuivie dans le deuxième couplet :

Comme les autres, vous aimez la France

J’en suis sûr, même vous l’aimez bien

Mais sous votre pantalon garance(2)

Vous êtes restés des citoyens

Un soldat citoyen, c’est un soldat qui refuse de tirer sur les siens, qui refuse d’être instrumentalisé par « les grands », et qui protège ses concitoyens, au lieu de les fusiller. Cette idée qu’on ne doit pas s’entretuer revient plusieurs fois dans la chanson : « On ne se tue pas entre Français », « La Patrie, c’est d’abord sa mère. […] Il vaut mieux même aller aux galères que d’accepter d’être son assassin ». Au lieu de s’emporter contre le patriotisme utilisé pour abattre la révolte sociale, thèse des anarchistes, Montéhus renverse l’argument, et chante que le patriotisme c’est au contraire fraterniser avec la révolte sociale. Le socialisme républicain est mis en chanson, à la lumière d’un événement durant lequel Jean Jaurès joua un grand rôle.

Devenu célèbre, Montéhus acquiert un cabaret, qu’il renomme « Le Pilori de Montéhus », dans lequel il se fait antimilitariste et socialiste. Il cultive l’ironie dans ses chansons, et n’a de cesse de pourfendre les républicains non socialistes, qui défendent un système politique sans aller jusqu’à l’égalité sociale. Dans On est en République, il se moque ouvertement du triomphalisme républicain qui ne prend pas en compte les inégalités et la misère. Le premier couplet donne ainsi :

Enfin ça y est on est en République

Tout marche bien tout le monde est content

Le président, ça c’est symbolique,

Ne gagne plus que douze cent mille francs par an

Aussi l’on a les retraites ouvrières

Six sous par jour ça c’est un vrai bonheur

La Nation française peut être vraiment fière

Vivent les trois couleurs

Inspirateur de Lénine

La renommée de Montéhus dans les milieux socialistes est alors importante. Pacifiste fervent, pourfendeur des inégalités et chantre des luttes ouvrières, il reçoit Lénine dans son cabaret, alors exilé en France.

Donner une dimension festive à la politique, la structurer avec des chants populaires repris en cœur, créer du commun entre les militants, ce que permettait Montéhus se retrouva plus tard dans la politique culturelle de l’Union Soviétique, où l’art fut mis au service de la politique et du bolchévisme. Pour attirer les foules et les intéresser à la lutte, les meetings étaient précédés de moments festifs, permettant à chacun de participer, créant des modes d’action politique ne requérant pas de bagage idéologique préalable. Ces pratiques, proches de l’éducation populaire, furent expérimentées par Lénine lors de son exil parisien, quand il demandait à Montéhus de venir chanter en introduction de ses meetings. Sur les livrets de ses chansons était écrite la phrase suivante, résumant la portée qu’il souhaitait leur donner : « Chanson lancée dans le Peuple ».

Montéhus et la guerre, un rapport ambivalent

Le pacifisme de Montéhus s’évanouit avec la Grande Guerre. Rallié, comme la plupart des socialistes, à l’Union Sacrée et la lutte contre l’envahisseur allemand. Il devient alors un chanteur de cabaret de guerre, chargé de remobiliser les soldats en permission et les civils, de lutter contre le défaitisme, toujours à l’arrière, loin du front. Il chante alors

Nous chantons la Marseillaise

Car dans ces terribles jours

On laisse l’Internationale

Pour la victoire finale

On la chantera au retour

Si ce patriotisme viscéral fut partagé par beaucoup de socialistes, comme nombre d’entre eux aussi, il revint dessus après-guerre, quand les horreurs des combats lui furent rapportées. Décrédibilisé auprès du peuple ouvrier pour avoir défendu ce qui les faisait mourir au charnier, touché par la mort de plusieurs de ses amis, de membres de son public, il écrivit une de ses chansons les plus célèbres, La butte rouge, qui raconte non pas, comme on le considère à tort, les combats sur la butte Montmartre pendant la Commune, mais plutôt les combats sur la Butte de Berzieux, dans la Marne. La lutte des classes fait son retour :

Ce qu’elle en a bu, du bon sang, cette terre

Sang d’ouvriers et sang de paysans,

Car les bandits qui sont cause des guerres

Ne meurent jamais, on ne tue que les innocents

Jouant beaucoup plus sur le registre de l’émotion que le reste de son répertoire, elle traduit aussi la perte des illusions d’avant-guerre, la fin de la légèreté et le caractère pesant du retour tragique de l’Histoire. Ainsi, le dernier couplet donne :

La butte rouge c’est son nom, le baptême se fit un matin

Où tous ceux qui grimpaient roulèrent dans le ravin

Aujourd’hui y a des vignes, il y pousse du raisin

Mais moi j’y vois des croix portant le nom des copains

Montéhus fait son retour au moment du Front Populaire, réadhérant à la SFIO et écrivant des chansons pour mobiliser les ouvriers et chanter son soutien au nouveau gouvernement. Réduit au silence par Vichy, contraint de porter l’étoile jaune mais échappant à la déportation, il meurt peu après la Guerre, décoré de la légion d’honneur, mais déjà sorti de la mémoire collective.

Un socialisme matriarcal ?

A travers tout le répertoire du chansonnier, une figure revient en filigrane, celle de la mère. En 1905, alors férocement pacifiste, il écrit la Grève des mères, censurée pour apologie de l’avortement. Il y propose aux femmes de ne plus faire d’enfants pour ne plus fournir de soldats aux armées et ne plus souffrir de la mort de leurs enfants. Est présente l’idée que seules les mères peuvent arrêter la guerre :

Refuse de peupler la Terre

Arrête la fécondité

Déclare la grève des mères

Au bourreau, crie ta volonté

Défends ta chair, défends ton sang

A bas la guerre et les tyrans

Pour faire de ton fils un homme

Tu as peiné pendant vingt ans

Tandis que la gueuse en assomme

En vingt secondes des régiments

L’enfant qui fut ton espérance

L’être qui fut nourri de ton sein

Meurt dans d’horribles souffrances

Te laissant vieille, souvent sans pain

Par deux fois, dans Gloire au 17ème, il honore les soldats de ne pas avoir tiré sur leurs mères, tandis que dans On est en République, il se moque de la rémunération élevée du directeur de l’assistance publique, qu’il compare aux sommes de misères réservées aux « filles-mères ». Dans la jeune garde, il chante « Nous vengerons nos mères que des tyrans ont exploitées ».

La mère qui nourrit avant d’être trahie par la guerre et l’armée, soit que son fils y meurt, soit que son fils se retourne contre elle, revient plusieurs fois. Ce registre de la cellule familiale et de l’opposition entre une mère généreuse et une guerre cruelle sert à mobiliser, à émouvoir, et finalement à gommer le masque que la propagande militariste essaye de poser sur les horreurs qu’elle crée, en ramenant l’auditeur au plus profond de son enfance.

Si une lecture anachronique pourrait y voir une assignation patriarcale des femmes à leur rôle de mère, il ne faut pas oublier que, dans le contexte de l’époque, Montéhus prenait alors de manière assez inédite la défense des femmes. Certes, par le biais désormais suranné de la figure exclusive de la mère, mais cela fut, pour l’époque, significatif. Faut-il y trouver une origine psychanalytique dans le fait que Montéhus était le fils d’une famille de 22 enfants ?

Il prit aussi la défense des prostituées dans N’insultez pas les filles, où par opposition à la bonne morale chrétienne, il trouvait dans les causes de la prostitution la misère plutôt que l’immoralité, chantant le refrain :

N’insultez pas les filles

Qui se vendent au coin des rues

N’insultez pas les filles

Que la misère a perdues

S’il y avait plus de justice

Dans notre société

On ne verrait pas tant de vices

S’étaler sur le pavé

Chansonnier oublié dont les chansons sont encore retenues dans la mémoire collective, Montéhus fut le reflet du socialisme de son temps. Volontiers républicain tout en dénonçant la République bourgeoise, toujours prompt à analyser le réel à la lumière de la lutte des classes et de la misère dans laquelle le peuple était plongé, pacifiste autant que patriote, surnommé le révolutionnaire cocardier, il fut de ces artistes qui, se plaçant au second plan, chantaient en se mettant à la place des autres et s’effaçaient devant leur œuvre. Ses chansons ont été reprises par Yves Montand, Marc Ogeret, ou plus récemment par Zebda et les Amis d’ta femme. « Lancées dans le Peuple », certaines ont été attrapées au vol, nous permettant de garder des traces du socialisme du début du XXème siècle.

Références

(1)Surnom donné aux conscrits

(2)Pantalon rouge que portaient les soldats

Lire aussi...

Les Thibault de Roger Martin du Gard, une photographie sociale de la Belle Epoque

Culture

Les Thibault de Roger Martin du Gard, une photographie sociale de la Belle Epoque

Aux lecteurs courageux, prêts à avaler les deux mille quatre cents pages réparties en huit volumes de cette œuvre titanesque, il faut tout de suite dire une chose : vous n’aurez pas perdu votre temps. Son Prix Nobel obtenu en 1937, Roger Martin du Gard le doit en grande partie à cette saga familiale qui aura ponctué vingt années de sa vie. Etalée de 1922 à 1940, la publication des huit romans qui composent le cycle des Thibault lui vaut les éloges des spécialistes du monde entier. À mi-chemin entre le naturalisme scientifique et le réalisme, ce roman fleuve nous plonge dans les tribulations de deux frères, Jacques et Antoine, entraînés par leur milieu social et leur époque (1). Cet article n’a pas vocation à mettre en exergue tous les points d’intérêt de l’œuvre de Martin du Gard. Nous ne prétendons ni à la ratiocination littéraire ni à l’épuisement de toute la richesse des Thibault. Il existe déjà des analyses très subtiles du style littéraire du Prix Nobel 1937, notamment au sujet de la polyphonie des huit romans. Ici, c’est une entrée plus humble dans son œuvre qui est proposée, focalisée sur trois temps de la saga des deux frères Thibault.
Une étude familiale et psychologique

C’est avant tout comme roman familial que se présente a priori le cycle de Martin du Gard. On y suit deux familles, les Thibault et les Fontanin. La première compte trois personnages principaux : Oscar Thibault, le père, Antoine Thibault, le fils médecin, et enfin Jacques Thibault, de près de dix ans son cadet, plus rêveur et solitaire. Chez les Fontanin, Thérèse, la femme au mari adultère et fuyant, et ses deux enfants Daniel, du même âge que le benjamin des Thibault, et Jenny, au caractère encore plus asocial que Jacques. L’histoire, au fil des huit livres, se centre de plus en plus sur les Thibault au détriment des Fontanin. Les premiers sont catholiques et les seconds protestants, précision qui passerait pour anecdotique dans la France de 2022 mais qui ne l’était pas au tournant du XXème siècle. Le futur lecteur des Thibaut ne doit pas s’attendre à des aventures romanesques qui emmèneraient nos amis (car oui, après 2400 pages ils nous apparaissent comme tels) dans des situations improbables. Héritier des Balzac et autre Tolstoï, Roger Martin du Gard a à cœur de rendre son récit réaliste. Exit donc les happy end, les combats à l’épée ou les complots politiques. Ce que le lecteur trouvera dans cette saga, c’est une famille bourgeoise somme toute assez ordinaire, c’est ici que réside paradoxalement tout l’intérêt de cette cellule familiale.

Si un terme devait résumer l’étude familiale que nous offre Roger Martin du Gard, ce serait l’atavisme. Défini chez le Robert comme une « hérédité des caractères physiques ou psychologiques », autrement dit des singularités qui se retrouvent chez différents membres d’une même famille, l’atavisme traverse tout le récit. Jacques et Antoine d’abord, que tout semble opposer pendant les deux mille premières pages, se trouvent finalement avoir des similitudes quasi insondables. Il faudra attendre qu’Antoine soit à l’orée de la mort pour s’en rendre compte. Atavisme également entre Oscar Thibault et ses enfants, bien qu’une génération sépare la fratrie du paternel. Importance de la famille, de la transmission et de l’hérédité. Les dernières pages du dernier roman, Epilogue, qui reproduisent le carnet de notes d’Antoine (destiné à Jean-Paul, un personnage dont nous ne voudrions pas gâcher la découverte aux lecteurs et lectrices), aboutissent sur une sorte de parachèvement de l’atavisme des Thibault. Antoine, à la question du sens de la vie, répond finalement ceci :

« Au nom du passé et de l’avenir. Au nom de ton père et de tes fils, au nom du maillon que tu es dans la chaîne… Assurer la continuité… Transmettre ce qu’on a reçu, – le transmettre amélioré, enrichi. Et c’est peut-être ça, notre raison d’être ? »

Une autre focale essentielle des Thibault réside dans la relation, difficile et sinusoïdale, entre les frères Jacques et Antoine. Neuf années les séparent – autant que la différence d’âge entre un frère et une sœur dans une autre œuvre de Roger Martin du Gard, Le lieutenant-colonel de Maumort. Dans les deux-mille-quatre-cents pages, on compte sur les doigts d’une main les moments d’affection chaleureux entre Jacques et son aîné. L’âge, le caractère, le mode de vie ; tout les sépare à première vue. On ressent chez l’un comme chez l’autre cette tristesse, cette frustration de ne pouvoir ouvrir complètement son cœur. Ils ne se comprennent pas, et pourtant s’aiment profondément. Ils ne pensent pas de la même façon, et pourtant pensent souvent à l’autre. Deux frères que tout oppose, mais que des caractères héréditaires, issus du père Thibault, réunissent malgré tout.

Cette ethnologie familiale ne serait pas complète si l’auteur n’avait pas intégré, en dernière instance, l’emprise du père sur ses enfants. Sur toute la famille à vrai dire, les deux frères sont entourés d’une multitude de personnages secondaires qui sentent aussi peser sur eux le poids du père autoritaire. Sa femme étant morte en couche lors de la naissance de Jacques – encore une fois on retrouve exactement le même schéma dans Le lieutenant-colonel de Maumort -, le père règne en unique maître sur toute la maison des Thibault. Autre schéma présent dans ces deux œuvres romanesques, la distance froide et austère entre le père et les enfants. Roger Martin du Gard, au détour d’une pensée de Jacques, confesse ce qui semble en réalité être la sienne : « et Jacques se souvint d’une phrase qu’il avait lue il ne savait plus où : « quand je rencontre deux hommes, l’un âgé et l’autre jeune, qui cheminent côte à côte sans rien trouver à se dire, je sais que c’est un père et son fils. » Derrière l’implacable joug patriarcal se cache, on se rend compte progressivement, une sensibilité enfouie depuis la mort de la mère. Une sensibilité que découvriront, au fil des pages, les deux frères, chacun à leur façon. Tout se tient dans cette géniale fresque familiale, des liens généalogiques à l’évolution psychologique des personnages en relation avec leur parent.

La peinture sociale d’une bourgeoisie à la croisée des chemins

Entre Oscar Thibault et ses enfants, un fossé générationnel se creuse. Après la mort du père, Antoine restera dans la « bonne » bourgeoisie catholique. La croisée des chemins, c’est à nos yeux une révolution anthropologique qui s’opère entre le père et ses enfants, entre une génération et une autre. Le père est austère, conservateur, républicain par défaut plus que par excès ; il construit au fil des années son empire économique et moral sur la bonne société parisienne. À l’inverse, Jacques devient socialiste et Antoine un progressiste modéré, féru de critiques antireligieuses. Autant le premier se révolte contre les valeurs bourgeoises et peut, à ce titre, se targuer d’être sorti des pas de son père, autant le second revendique une certaine forme de continuité. Mais tout en se pensant dans la suite de son paternel, il est en réalité radicalement différent. Il s’insère dans la bourgeoisie parisienne, autant qu’Oscar Thibault, mais l’idéologie bourgeoise évolue. Elle est moins austère, moins sobre, davantage progressiste et surtout, éloignée de la religion.

L’ouverture du premier roman dépeint une haine sans merci de Thibault père, fervent catholique, vis-à-vis des protestants. Savoir que son fils a fricoté avec un « parpaillot » le met hors de lui. La médiation entre les deux familles se fait donc sous une atmosphère de conflit religieux. L’homme choisi pour jouer la conciliation entre le camp catholique et le camp protestant – celui des Fontanin -, c’est justement Antoine. Faire l’entremetteur ne lui pose pas le moindre problème, en tant qu’agnostique, voire athée. Dans notre société contemporaine, détachée pour grande partie du religieux, on ne mesure pas la rupture – et son coût moral – entre la bourgeoisie du XIXe siècle et celle de la « Belle époque », confiante dans le progrès inéluctable du monde moderne. Sur des dizaines de pages, Roger Martin du Gard met en exergue cette confrontation entre un monde austère qui finit et un autre qui s’ouvre, hardi et naïf en même temps. Il laisse débattre deux de ses personnages, Antoine Thibault d’un côté « contre » l’abbé Vécard de l’autre. Arguments de foi contre exposés antireligieux, l’auteur présente Antoine comme sûr de lui, certain de la force de la raison contre le dogme religieux en général et catholique en particulier. Citons un court passage où Antoine s’adresse à l’abbé Vécard : « il y a si peu d’hommes qui attachent plus de prix à la vérité qu’à leur confort ! Et la religion, c’est le comble du confort moral ». Le confort moral, c’est celui d’une bourgeoisie besogneuse et conservatrice dont le nouveau siècle sonne le glas.

De « la fresque sociale à la fresque historique »(1)

Les huit romans des Thibault présentent plusieurs strates d’analyse. Une première, l’atavisme familial, celle immédiatement perceptible qui lie le père, Jacques et Thibault. Puis vient, implicitement, la fresque sociale qui recouvre l’évolution de chaque personnage. Enfin se dessine la dernière strate, en surplomb de tout le reste, et qui vient bousculer l’ordre familial et/ou social : l’histoire avec sa grande hache(2).

L’amorce du XXe siècle voit se développer des idéologies politiques radicales. Après une lutte centenaire entre la République et l’Ancien Régime, gagnée par la première, de nouvelles fractures politiques se font jour. À gauche, incarné ici par Jacques, un socialisme révolutionnaire d’un genre nouveau. Avant la Première Guerre mondiale, l’auteur nous fait suivre à travers le cadet des Thibault les ardeurs révolutionnaires des militants de la IIe Internationale, de la France à l’Allemagne en passant par la Genève de laquelle il s’est épris. Le lecteur passionné de socialisme y trouvera son compte, entre les personnages historiques (Jaurès, Vaillant, Sembat, etc) et les discussions théoriques. Celles-ci torturent Jacques, révolutionnaire mais idéaliste, plus hugolien que léniniste, qui tient en horreur la grande violence. Meynestrel, le chef de la petite bande de socialistes de Genève, marquera d’ailleurs sa différence avec Jacques, en expliquant ceci : « pas d’enfantement sans passer par les grandes douleurs ». Son maximalisme ira d’ailleurs jusqu’à encourager la déflagration mondiale pour détruire l’ordre des nations afin de faire advenir la révolution internationale.

Autre mouvement de pensée qui prend un essor en 1914 : le nationalisme. Ici ce n’est pas l’idée politique, avec ses militants et ses partis, qui est étudiée par Roger Martin du Gard, mais bien plus l’idéologie diffuse qui se propage à l’été 1914 à l’orée de la Première Guerre mondiale. On observe au fil des pages des individus pacifistes, socialistes, anarchistes ou couards, évoluer vers un nationalisme défensif contre « l’agresseur » allemand, assimilé au barbare là où ils se convainquent que la France, elle, symbolise le droit et la civilisation. Le changement est notable chez Antoine, qui justifie progressivement – et, disons-le, avec brio – un devoir moral qui incombe de défendre la patrie. Loin d’être va-t-en-guerre, il se fait à l’idée de partir avec son régiment. Il en ressortira, comme tous les Français, terriblement changé. La guerre, dans ce roman, détruit les convictions enracinées – notamment le pacifisme et l’idée de progrès inéluctable – et les vies toutes tracées.

Les contextes sociaux et historiques, déterminants dans ce cycle de huit romans, modifieront les opinions des personnages. Antoine, pourtant très porté sur sa personne avant le conflit mondial, expliquera dans les dernières pages que la vie consiste à « ne pas se laisser aveugler par l’individuel ». Aphorisme qui résume bien l’œuvre de Roger Martin du Gard.

Références

(1) Guarguilo René, « L’œuvre romanesque », L’École des Lettres, numéro sur Roger Martin du Gard du 1er mars 1999, Paris, éd. l’École des loisirs, p. 8-9.

(2) L’expression vient de Georges Perc.

Lire aussi...

La démocratisation culturelle, échec ou réussite ?

Culture

La démocratisation culturelle, échec ou réussite ?

La démocratisation culturelle, vaste sujet, vaste projet. Marotte politique, tous les ministres de la culture en font leur objectif principal. Alors que la culture dispose de son propre ministère rue de Valois depuis plus de soixante ans, qu’en est-il de la promesse de la culture par tous et pour tous ?
Introduction

Pour commencer, il convient de préciser ce que l’on entend généralement par « démocratisation culturelle ». Les définitions – et partant les politiques publiques qui lui sont associées – varient légèrement selon les périodes. Génériquement, la démocratisation culturelle désigne le processus d’élargissement du nombre d’individus en mesure d’accéder à la culture, comprise dans tous ses aspects (production ET consommation), et d’y participer pleinement en acteurs légitimes. Admettons, pour ouvrir la réflexion, que cette démocratisation soit largement souhaitable – si l’on considère que les snobs semblables à ce jeune homme qui, dans une vidéo INA de 1964(1), affirme l’existence d’une « aristocratie des lecteurs », sont relativement marginaux. Pour parvenir à cet objectif, deux vecteurs principaux sont à appréhender : l’école et les institutions culturelles. Par école, il faut comprendre tout à la fois les établissements scolaires, le personnel éducatif et, surtout, le ministère de l’Education nationale, qui par définition est moteur dans les politiques publiques liées à la culture au sein de l’école. Le ministère de la Culture y a d’ailleurs tout autant un rôle essentiel à jouer.

Laurent Martin, historien spécialiste de la démocratisation culturelle, affirme ceci : « d ’une certaine façon, on peut dire que la démocratisation a été le fil directeur, parfois explicite, parfois implicite, d’une part majeure de la politique culturelle menée en France depuis des décennies, la justification première et dernière de l’effort public en matière culturelle, le critère ultime de la réussite ou de l’échec de toute politique en ce domaine. »(2). Son article a vocation à restituer l’histoire de la démocratisation culturelle depuis les débuts de la IIIe République jusqu’à nos jours, afin de mettre en lumière ce qui, à chaque étape, a fonctionné et, évidemment, ce qui a échoué. Point culminant de ce volontarisme politique : « l’éducation artistique et culturelle », l’EAC. C’est aujourd’hui un processus bien avancé sur lequel nous reviendrons plus en détails, puisqu’il est devenu l’alpha et l’oméga de la réflexion en matière de démocratisation culturelle. A l’aune de toutes ces politiques publiques, quelques propositions succinctes seront avancées à la fin de l’article. 

La démocratisation culturelle de la IIIe République au tournant du millénaire : verticalité et politique de l’offre 
Une histoire de la démocratisation culturelle jusqu’aux années 2010

Dans l’histoire de la démocratisation culturelle, quatre périodes peuvent être distinguées(3). Sous la IIIème République, deux phénomènes concomitants participent aux prémices d’une relative démocratisation culturelle. D’une part, l’école gratuite, obligatoire et laïque, et d’autre part, le large développement de la presse, qui permet tant une lecture quotidienne que le décloisonnement de la littérature des cabinets qui lui étaient auparavant consacrés. Très schématiquement : de plus en plus de gens savent lire, donc de plus en plus de gens lisent, donc de plus en plus de gens ont des chances de s’intéresser à l’art, à la culture en général. Ce schéma, très simplificateur, n’est pas spécifiquement pensé comme tel : la priorité des gouvernants est de constituer une nation de citoyens républicains, pas d’artistes. Tout au long du premier XXe siècle, la culture se démocratise par la force des choses, mais peu de politiques publiques singulières sont faites à cette fin(4).

Les choses changent avec la création, en 1959, du ministère de la Culture sous la houlette de l’ancien résistant André Malraux, proche du général De Gaulle. Le décret fondateur du ministère explicite sa mission : « rendre accessibles les œuvres capitales de l’Humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français, d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel et de favoriser la création de l’art et de l’esprit qui l’enrichisse ».

L’idée de démocratisation culturelle est là, même si l’expression n’a jamais été employée par Malraux. Elle part du haut pour toucher le bas, par la baisse du prix des musées ou l’invention des maisons de la culture par exemple. Le travail se fait principalement sur loffre culturelle, non sur la demande. Déjà à la fin des années 60 – avec comme acmé mai 68 – cette vision élitiste et paternaliste est contestée.

Dans les années 70, l’esprit soixante-huitard infuse. Une nouvelle conception de la diffusion de la culture se développe alors. A la démocratisation culturelle s’oppose désormais la notion de démocratie culturelle. L’idéal démocratique – qui visait à donner accès à tous à la culture dite légitime – se dilue dans le relativisme culturel. Ce n’est plus l’accès pour tous à la culture qui est revendiquée, mais la pluralité des pratiques culturelles de tous les groupes culturels. On passe d’une définition classique et universaliste de la culture à une vision anthropologique. Chacun a désormais la possibilité d’exprimer sa culture communautaire : « De la démocratisation à la démocratie culturelle […] et de l’unité de la culture à la pluralité des cultures », nous dit Laurent Martin(5). À noter tout de même que cette nouvelle conception de la démocratie culturelle se concentre avant tout dans les milieux intellectuels plus que politiques. En effet, le mandat de Jack Lang au ministère de la Culture (1981 à 1986, puis 1988 à 1993) voit se développer des dispositifs d’animation culturelle ; le budget de la Culture dépasse pour la première fois les 1% et les arts dits mineurs (tout art n’appartenant ni à la peinture, ni à la sculpture, ni à l’architecture) sont enfin consacrés dans les projets culturels locaux et nationaux. Deux types de critiques voient le jour contre cette politique de l’offre. À gauche, Nathalie Heinich expose un argument qui sera au cœur des politiques culturelles du XXIème siècle : l’augmentation de l’offre culturelle n’induit pas mécaniquement une augmentation de la consommation de culture. À droite, des hommes comme Alain Finkielkraut ou Marc Fumaroli dénoncent le relativisme culturel qui met sur un pied d’égalité les arts majeurs et les arts mineurs.

La quatrième et dernière période décrite par Laurent Martin – qui va du début des années 2000 à l’année de publication de son article, c’est-à-dire 2013 -, est le retour à une volonté de démocratisation culturelle, accompagnée dans une certaine mesure d’une définition pluraliste. Pour ainsi dire, on assume la multiplicité des arts tout en essayant d’amener le plus grand nombre d’individus vers ce qui se fait de mieux dans chaque art. Très prosaïquement, cela peut se traduire par des concerts de rap financés par les pouvoirs publics, mais d’un rap considéré comme étant de « bonne qualité ». Cette démocratisation culturelle figure plus que jamais parmi les priorités affichées par les gouvernements et les différents ministres de la culture, qu’ils soient de droite (Frédéric Mitterrand en tête) ou de gauche (Aurélie Filippetti pour qui la démocratisation était un « idéal [qui] a tiré tout le monde vers le haut »(6)).

Pour quels résultats ?

Cinq enquêtes successives sur les pratiques culturelles des Français — 1973, 1981, 1989, 1997, 2008 – ont été conduites à l’initiative du ministère de Culture. Regardons attentivement l’évolution des pratiques culturelles entre 1973 – date de la première enquête – et 2008(7). On assiste à une évolution majeure : la féminisation des pratiques culturelles et la persistance de différences sexuées dans les pratiques. L’entrée des femmes dans les études supérieures – femmes qui sont désormais, en moyenne, plus diplômées que les hommes – a permis successivement un rattrapage des femmes dans la pratique culturelle et une activité culturelle plus importante que celle les hommes. On assiste ainsi à un déplacement des pratiques culturelles vers le pôle féminin. Exception notable de la télévision, qui demeure majoritairement une pratique masculine. Cette féminisation devrait d’ailleurs se prolonger au fur et à mesure que les générations les plus anciennes – et donc les plus patriarcales – disparaissent.

Enfin, l’enquête la plus récente montre que, en dépit d’une transformation profonde des rapports à l’art et à la culture, les pratiques culturelles demeurent, dans bien des cas, élitaires et cumulatives. Il ny a aucun « rattrapage » culturel entre les catégories populaires et les catégories aisées(8).

Les distinctions de pratiques culturelles entre ces deux catégories sont en effet restées stables. Il faut garder en tête que certaines évolutions « positives » – notamment la hausse de fréquentation des établissements culturels – sont dues uniquement au développement de l’éducation supérieure et, de fait, à laugmentation relative du nombre de cadres et d’individus au capital culturel élevé. Entre un ouvrier et un cadre, les différences de pratiques culturelles sont les mêmes en 2008 et en 1973, mais il y a moins d’ouvriers et plus de cadres en 2008 qu’en 1973. Pour le sociologue de la culture Philippe Coulangeon(9), il y a même une aggravation des inégalités sociales. Les écarts de pratiques culturelles des postes « loisirs et culture » ont augmenté jusqu’en 2008 : en 1973, 54% des ouvriers n’avaient pas fréquenté d’équipement culturel, contre 65% en 2008. Coulangeon rappelle que les taux de non-fréquentation se sont accrus pour toutes les classes sociales, cadres supérieurs et professions intellectuelles exceptés (qui, on le rappelle, ont vu leur proportion augmenter).

La pratique culturelle reste ainsi toujours marquée par la distinction sociale, trente ans après La Distinction (1979) de Bourdieu. Dans son modèle, le sociologue avance que les goûts et les pratiques culturelles sont le produit d’un habitus acquis dès la socialisation primaire. Celui-ci implique que chaque groupe social est inégalement doté culturellement. L’identité sociale est forgée par des goûts et des dégoûts que Bourdieu nomme l’homologie structurale. Par exemple, les « dominants » ont goût pour les arts savants mais rejettent la culture de masse. Il n’y a alors pas d’attrait « naturel » pour tel ou tel art. Pour Coulangeon, ce modèle est ainsi « fragilisé » dans les années 2000, mais pas « disqualifié ». Ce dernier fait de léclectisme le nouveau modèle de légitimité culturelle : les catégories aisées seraient aujourd’hui plus marquées par la diversité de leurs pratiques culturelles que par leur culture savante. Ainsi, ce qui distingue les classes supérieures des classes populaires n’est plus la légitimité des goûts comme l’avançait Bourdieu, mais leur variété(10). Coulangeon invoque plusieurs raisons à cet éclectisme, parmi lesquelles figure une volonté de maximiser les ressources par la cumulation des pratiques et de jouir d’une capacité d’adaptation et d’interprétation, apanage des classes supérieures.

En résumé, jusque dans les années 2000, la démocratisation culturelle – relative – semble avoir été une conséquence de la massification scolaire et de l’évolution de la structure sociale française plus qu’une réussite des politiques culturelles. Celles-ci, principalement tournées sur l’offre culturelle, sont globalement un échec.

« L’éducation artistique et culturelle » (EAC) ou la démocratisation par la demande
Les leçons tirées des échecs antérieurs

Le tournant de la démocratisation culturelle advenu au XXIe siècle part du constat, étayé au fil des lignes précédentes, que cette dernière avait jusqu’alors mal, ou du moins insuffisamment, fonctionné. Alors que jusqu’ici l’on assistait à une politique de l’offre, les pouvoirs publics décident de développer des politiques de la demande(11). Rappelons-le, une politique de l’offre vise à modifier l’offre des institutions culturelles ou des artistes – en baissant les prix par exemple. Une politique de la demande cherche au contraire à agir sur les citoyens eux-mêmes, pour leur donner le goût de la culture et donc l’envie de pratiquer ou de découvrir différents arts. Mais comment agir sur cette demande ? Par l’école. Anne Krebs, cheffe du service Études, évaluation et prospective au Louvre, dit ceci : « Là où les politiques de démocratisation culturelle montrent leurs limites, l’école peut être pensée comme l’institution susceptible de toucher l’ensemble d’une population scolaire. »(12). On ne peut qu’abonder en son sens.

LÉcole est le lieu par lequel peut « sorganiser la rencontre de tous avec lart »(13). Cest linstitution qui doit permettre de réduire les inégalités culturelles intimement liées aux inégalités sociales(14).

Le cas échéant, celles-ci prévaudront dans la vie des Français malgré toute la bonne volonté des établissements culturels. Place donc à la politique de la demande.

La généralisation, outil clé de la démocratisation par l’école

Le lecteur voudra bien pardonner l’inventaire à la Prévert qui va suivre, mais il est essentiel pour comprendre comment s’est progressivement renforcée l’éducation artistique et culturelle en France dans une logique de la demande. Le début du millénaire voit se développer un impératif de généralisation de l’accès à la culture. Le meilleur moyen de toucher les Français est alors de le faire lorsqu’ils y sont les plus réceptifs, c’est-à-dire durant leur enfance. Tout au long des années 2000, des dispositifs se mettent progressivement en place, petit pas par petit pas.

Le plan Lang-Tasca, élaboré en 2000, forme officiellement cet impératif de généralisation chez les élèves. La même année, un plan de cinq ans est lancé entre le ministère de la Culture et le ministère de l’Éducation nationale pour renforcer l’offre éducative des structures artistiques et culturelles subventionnées, en lien avec les établissements scolaires. Ainsi, l’objectif de démocratisation culturelle n’est plus l’apanage exclusif du ministère de la Culture puisque l’Éducation nationale y prend sa part. Cette logique de généralisation se voit renforcée par le discours prononcé par Jacques Chirac le 3 janvier 2005, dans lequel il annonce que « l’attribution de subventions de fonctionnement aux établissements culturels sera subordonnée(15) à la production d’une action éducative. ». Le processus est enclenché. La même année, un Haut conseil de l’éducation artistique et culturelle (HCEAC) est installé. Ses compétences seront progressivement élargies. En 2008, le gouvernement instaure une épreuve d’histoire de l’art au brevet, qui démontre l’accent mis sur la responsabilité des professeurs en matière d’Éducation artistique et culturelle (EAC). En 2012, François Hollande lance un grand plan national en faveur de l’EAC en insistant sur les partenariats avec les collectivités territoriales. C’est ce plan qui viendra accélérer l’objectif de généralisation de l’éducation artistique et culturelle. En 2013, la loi de refondation de l’école de la République rend obligatoire pour chaque élève un « Parcours d’éducation artistique et culturel ». Cette éducation artistique et culturelle à l’école repose sur trois piliers :

  • L’enrichissement de la culture artistique des élèves tout au long de leur parcours scolaire
  • La possibilité, pour les élèves, de renforcer leur pratique artistique
  • Le développement du rapport sensible des élèves aux œuvres par la fréquentation de lieux culturels ou la rencontre d’artistes

Le parcours EAC – ou PEAC – est un nom compliqué qui renvoie tout simplement au fait qu’un élève rencontre, chaque année, un objet culturel au cours de sa scolarité, en dehors du programme scolaire.

Malgré tous les beaux discours, le plan financier reste le nerf de la guerre. La LOLF(16), adoptée en 2001 et progressivement mise en place jusqu’en 2005, modifie la structure des finances publiques. Désormais, les ventilations de crédits se font par programme. Jusqu’au projet de loi de finances 2021, qui change la donne en matière de structure des programmes de la Culture, c’était le programme 224 – créé en 2006 – des lois de finance qui s’occupait des questions de démocratisation culturelle(17). Son deuxième objectif se présentait ainsi : « Favoriser un accès équitable à la culture notamment grâce au développement de l’éducation artistique et culturelle ». Ce programme 224 a vu son financement progresser au fil des années. D’un peu plus de 31 millions d’euros en 2006, il était dans le projet de loi de finances 2020 à hauteur de 222 millions d’euros. Toutefois, alors que le ministère de la Culture présente l’éducation artistique et culturelle comme le pilier principal de la démocratisation culturelle(18), il ne consacre que… 5% de son budget total à ce programme ! C’est moins que le budget alloué à l’opéra de Paris.

Pour quels résultats ?

En 2011, avant le grand plan de François Hollande, 22% des élèves avaient bénéficié dans l’année d’un parcours d’éducation artistique et culturelle – c’est-à-dire d’un des trois points cités plus haut. Attention : ces parcours renvoient bien à la rencontre entre un élève et un objet culturel en dehors des matières scolaires obligatoires que sont la musique et les arts plastiques. En 2014, soit trois ans après l’adoption du plan, 35% en ont bénéficié. En 2018, ce sont 75% des élèves scolarisés en France qui ont pu accéder à un parcours d’éducation artistique et culturelle à l’école. La généralisation semble ainsi en bonne voie, la part d’élèves susceptibles de rencontrer des objets culturels n’ayant fait que croître depuis dix ans. Un important bémol toutefois : cette part n’a pas augmenté en 2019 alors même que l’objectif du gouvernement actuel est d’atteindre un taux de 100% en 2022. Pour mieux expliciter ce chiffre assez abstrait, rentrons dans le détail du programme EAC 2017-2018(19).

Il apparaît que beaucoup plus d’élèves sont touchés en primaire (82%) qu’au collège (62%). Près de 3 écoles sur 4 et de 9 collèges sur 10 bénéficient d’un partenariat avec des équipements culturels et/ou des équipes artistiques. Ces partenariats inscrivent dans la durée des liens étroits entre institution scolaire et établissement culturel. Le résultat est toutefois assez décevant dans les écoles primaires, qui privilégient les activités culturelles au sein de l’école(20) (musique, chant et arts plastiques notamment). De grandes différences – ou plutôt de grandes inégalités – se font jour. Les collèges du premier quartile (les plus riches) et ceux du quatrième quartile (les plus pauvres), sont les moins concernés par des dispositifs d’EAC (respectivement 51 et 56%). Les collèges des deuxièmes et troisièmes quartiles sont bien mieux dotés (77 et 71%). Les élèves du premier quartile disposent déjà d’un capital culturel qui les dispense des dispositifs d’EAC. À l’inverse, les élèves du quatrième quartile souffrent d’autant plus du manque de dispositifs d’EAC qu’ils représentent la population la plus éloignée socialement des objets culturels. De la même manière, en zone d’éducation prioritaire, seuls 55% des collégiens sont touchés par une action ou un projet d’EAC (contre 64% des collégiens hors éducation prioritaire). Cela pose un grave problème d’accroissement des inégalités culturelles, largement fondées sur des inégalités sociales. Sur un volet plus géographique, les zones urbaines sensibles et les zones rurales sont celles où les établissements scolaires ont statistiquement le plus de chance de ne pas avoir de dispositif d’EAC. Ainsi, si la généralisation voulue par les ministres successifs est à louer, les élèves les plus éloignés des milieux culturels – les plus pauvres donc – en restent les grands oubliés. Ce programme de démocratisation culturelle tend ainsi pour le moment à accroître les inégalités scolaires : les élèves les moins susceptibles de découvrir l’art ou la musique par leur environnement familial sont en effet les moins aidés par l’Education nationale.

Les différentes politiques d’éducation artistique et culturelle entreprises depuis le début des années 2000 ont-elles déjà eu des conséquences sur les pratiques culturelles dont nous évoquions l’importance plus haut ? Pour répondre à cette question, nous pouvons mobiliser une enquête de Philippe Lombardo et Loup Wolff qui se fonde sur l’enquête sur les pratiques culturelles des Français en 2018(21)(et l’évolution depuis 2008 ou 1973). En résumé, pour les auteurs, les pratiques les plus répandues se sont démocratisées, entraînant ainsi une réduction des écarts entre milieux sociaux : écoute de musique, fréquentation des cinémas, bibliothèques. Cependant, les écarts se creusent lorsqu’il s’agit de la fréquentation des lieux patrimoniaux (musée, expositions etc). La réduction d’écart pour certaines pratiques est trop faible pour parler d’une véritable démocratisation de la culture entre 2008 et 2018, d’autant plus que la diffusion de certaines pratiques (écoute de musique et présence en bibliothèques) s’explique par d’autres éléments que les politiques culturelles par la demande (streaming pour l’écoute de la musique et pratiques étudiantes pour la fréquentation de bibliothèques). Les politiques d’EAC concernent les jeunes élèves, qui, en conséquence, sont soit encore scolarisés soit très minoritaires dans l’ensemble de la population française. Ainsi, il est bien trop tôt pour évaluer les conséquences de la généralisation de l’EAC sur la démocratisation culturelle des adultes.

La réforme du baccalauréat et le parcours EAC

En 2018, il a été rendu possible aux lycéens de choisir l’enseignement de spécialité « Arts », qui englobe la pratique de sept disciplines (danse, arts du cirque, musique, histoire de l’art, arts plastiques, cinéma, théâtre) entre quatre heures par semaine pour les élèves de première et six heures par semaine pour les élèves de terminale. Cet enseignement artistique ne figurant pas dans le tronc des cours obligatoires, il a été choisi par seulement 6,5% des élèves en 2020 d’après les chiffres du ministère de l’Education nationale. Maigre résultat.

La généralisation doit-elle être la seule fin des politiques de démocratisation culturelle ?

La généralisation ne doit pas être l’alpha et l’oméga de la démocratisation culturelle

La généralisation est nécessaire pour amener à la démocratisation, mais pas suffisante(22). La démocratisation est un « processus diffusionniste qui cherche à étendre le cercle des publics »(23), là où la généralisation « prend appui, non pas sur l’œuvre à diffuser, mais sur une représentation de la population à atteindre et des possibilités concrètes d’y parvenir »(24). La nuance est fine mais essentielle.

À la visée louable, l’objectif « 100% » semble atteignable lorsque l’on voit les progrès de la généralisation de l’EAC depuis presque dix ans. Mais, à supposer même que cet objectif soit atteint, la démocratisation culturelle par l’école ne doit pas y être réduite(25).

En effet, tous les projets artistiques ne se valent pas(26) : par exemple, une classe qui prépare une visite au musée pendant plusieurs semaines et qui continue à en travailler le sujet après la visite à travailler souvre bien plus à la culture quune classe qui fait une visite au musée sans travail préalable ou a posteriori.

En d’autres termes, un projet artistique peu préparé ne saurait être tenu pour suffisant alors même qu’il entrerait dans le cadre de l’objectif « 100% EAC » du Gouvernement. Selon un rapport du Sénat(27), « cette action n’est pourtant pas suffisante pour permettre [à l’élève d’] acquérir à la fois une culture partagée, riche et diversifiée et de développer sa sensibilité, sa créativité et son esprit critique pour lui permettre de mieux appréhender le monde contemporain, qui constituent les différents objectifs assignés à l’EAC. ».

On ne peut toutefois nier le fait que l’éducation artistique et culturelle est un vecteur, même imparfait, de démocratisation. L’école « contraint » les élèves à y participer, là où sans elle le poids du capital culturel des parents pèserait significativement pour désinciter les enfants à s’intéresser à la culture, pour telle ou telle raison (« c’est une perte de temps » ; « ça ne sert à rien » etc.). Cependant, les projets culturels dépendent eux aussi des dispositions sociales et mentales des enseignants eux-mêmes, de leur habitus culturel. La réussite d’un projet culturel dépend en réalité plus de l’enseignant que du projet culturel en tant que tel(28).

Comment améliorer l’EAC ?

Il faut tout d’abord que les évaluations de l’EAC se détachent d’une vision trop mécanique des politiques publiques. D’après un rapport(29), il y a un risque de rechercher une rationalité caricaturale et exclusivement quantitative dans l’évaluation de l’EAC. L’objectif 100% est nécessaire, c’est un grand pas, mais il ne saurait être suffisant pour évaluer la réussite de l’EAC en matière qualitative. Les évaluations devraient donc prendre en compte des effets autres que purement statistiques, sauf à améliorer ces dits outils statistiques – en évaluant la qualité des offres d’EAC et non seulement leur nombre. Le rapport pointe en outre un émiettement des projets artistiques entre les différentes structures compétentes : « les rectorats entretiennent des relations suivies avec les DRAC [direction régionale des affaires culturelles, ndlr], avec les grandes collectivités régionales et avec certaines intercommunalités », mais « ces rapports apparaissent peu fédérés par des objectifs partagés ». Par ailleurs, l’émergence récente de la notion de « parcours d’éducation artistique et culturelle » – accentuée par la réforme du baccalauréat présentée précédemment – pose de sérieux problèmes en matière d’objectifs, puisqu’il réduit l’EAC a un certain nombre de connaissances quantifiables (par évaluations écrites par exemple) alors que le processus d’EAC lui-même est une fin en soi (qui doit, on l’espère, se poursuivre après l’école). Sur un autre point, il faut pour Marie-Christine Bordeaux, chercheuse en science de la communication, « réinterroger les politiques consacrées à l’éducation artistique du point de vue de son référentiel », c’est-à-dire selon le triple objectif de pratiques/connaissances culturelles/accès aux œuvres. Ces trois piliers ne sont, semble-t-il, pas entièrement solubles dans le seul objectif de généralisation.

Les politiques de démocratisation culturelles sont donc marquées par des insuffisances. Pour y remédier, certaines propositions peuvent être avancées :

  • Investir dans les zones prioritaires :

Comme nous l’avons montré précédemment, les zones rurales et les quartiers prioritaires urbains sont les moins touchés par les dispositifs d’EAC, alors qu’en suivant une analyse bourdieusienne, on peut penser que les élèves de ces zones sont ceux qui en ont le plus besoin. Ce type de propositions traverse notamment l’ensemble du rapport « pour un accès de tous les jeunes à l’art et à la culture », dirigé par Marie Desplechin et Jérôme Bouët. Il faudrait ainsi piloter le budget de l’ancien programme 224 en ce sens. Il n’est pas certain malheureusement que ce soit la priorité du gouvernement actuel.

  • Améliorer la coordination entre les écoles, les structures culturelles et les structures administratives :

L’EAC est le fait de différents acteurs : or, son organisation se doit d’être cohérente pour donner le goût de la culture aux élèves. Ce constat est corroboré par l’enquête(30) sur l’EAC en 2017-2018 qui démontre que le succès de l’EAC repose en grande partie sur « la bonne articulation entre le professeur et les institutions culturelles dans les territoires ». Le rapport du Sénat cité plus haut préconise par exemple de renforcer les mécanismes de concertation entre les différents acteurs (Etat, collectivités territoriales, écoles, établissements culturels etc). Ceux-ci doivent être réguliers pour permettre d’améliorer collectivement le fonctionnement de l’EAC. Ici, il n’est pas question d’une énième politique culturelle, mais d’un prolongement de ce qui est fait depuis plusieurs années, pour améliorer la synergie entre les différents acteurs de l’EAC.

  • Améliorer la formation des acteurs de l’EAC :

Toujours dans le même rapport du Sénat, est soulignée l’importance d’améliorer et d’homogénéiser la formation des acteurs de l’EAC. Chaque intervenant EAC a en effet un habitus propre, fruit de sa propre trajectoire biographique. En conséquence, tous les intervenants culturels et artistiques ne se valent pas. Certains sont pédagogues, d’autres pas. Dans cette optique, Jean-Michel Blanquer a annoncé l’ouverture d’un Institut national supérieur de l’éducation artistique et culturelle pour 2022, qui aura notamment comme mission de former les différents acteurs de l’EAC. À voir toutefois s’il attire suffisamment de professionnels.

Références

(1) https://www.youtube.com/watch?v=wQ-Gp6XOE7A

(2)Laurent Martin, « La démocratisation de la culture en France. Une ambition obsolète ? », Démocratiser la culture. Une histoire comparée des politiques culturelles, sous la direction de Laurent Martin et Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série, mis en ligne le 18 avril 2013. URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Democratiser_culture/Laurent_Martin.html 

(3)Laurent Martin, « La démocratisation de la culture en France. Une ambition obsolète ? », Démocratiser la culture. Une histoire comparée des politiques culturelles, sous la direction de Laurent Martin et Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série, mis en ligne le 18 avril 2013. URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Democratiser_culture/Laurent_Martin.html

(4) A l’exception notable de la politique culturelle du Front Populaire

(5)Laurent Martin, « La démocratisation de la culture en France. Une ambition obsolète ? », Démocratiser la culture. Une histoire comparée des politiques culturelles, sous la direction de Laurent Martin et Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série, mis en ligne le 18 avril 2013. URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Democratiser_culture/Laurent_Martin.html

(6)Article Inrockuptibles le 4 décembre 2012

(7)Donnat, Olivier. Pratiques culturelles, 1973-2008. Questions de mesure et d’interprétation des résultats, Culture méthodes, vol. 2, no. 2, 2011, pages 1 à 12

(8)Dans cet article, les notions de « catégories populaires » et de « catégories aisées » renvoient à la typologie des catégories socio-professionnelles (CSP) créée par l’INSEE. Les « catégories populaires » correspondent aux ouvriers, employés et sans emploi. Les « catégories aisées », quant à elle, coïncident avec les cadres et professions intellectuelles supérieures.

(9)Coulangeon, Philippe. Sociologie des pratiques culturelles, Paris,La Découverte, collection Repères, 2010, 125 pages

(10)Coulangeon, Philippe. « Classes sociales, pratiques culturelles et styles de vie : le modèle de la distinction est-il (vraiment) obsolète ? ». Sociologie et sociétés, volume 36, numéro 1, printemps 2004, pages 59 à 85

(11)On rappelle que la politique de la demande culturelle consiste à agir sur les citoyens français eux-mêmes (et non sur les institutions culturelles) afin de leur permettre d’accéder à la culture.

(12)Krebs, Anne. Avant-propos au volume « Démocratisation culturelle, l’intervention publique en débat », Problèmes économiques et sociaux, avril 2008.

(13)Jack Lang, Conférence de presse du 14 décembre 2000

(14)Bourdieu, Pierre. La Distinction. Critique sociale du jugement, Les éditions de minuit, 1979, 1055 pages

(15)C’est nous qui le soulignons.

(16) La Loi Organique relative aux Lois de Finances, promulguée le 1er août 2001, fixe le cadre des lois de finances en France.

(17)Notre article ne prend pas en compte le plan de relance de 2020 puisque ses résultats ne sont pas encore visibles.

(18) Le 31 octobre 2019, le ministre de la culture Franck Riester avait ainsi réaffirmé devant la Commission de la culture, de l’éducation et de la communication que l’émancipation par les arts et la culture serait la première priorité du ministère pour 2020.

(19)Anissa Ayoub, Mustapha Touahir, Nathalie Berthomier, Sylvie Octobre, Claire Thoumelin, Note d’informations, Trois élèves sur quatre touchés par au moins une action ou un projet relevant de l’éducation artistique et culturelle, Ministère de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports, Septembre 2019

(20)Rapport du ministère de la Culture, Claire Thoumelin, Mustapha Touahir, L’éducation artistique et culturelle en école et au collège en 2018−2019. État des lieux, novembre 2020.

(21)Lombardo, Philippe, et Loup Wolff. Cinquante ans de pratiques culturelles en France, Culture études, vol. 2, no. 2, 2020, pp. 1-92.

(22)Bordeaux Marie-Christine, Les aléas de l’éducation artistique et culturelle : brèves rencontres, rendez-vous manqués et avancées territoriales. Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication, Centre d’histoire de Sciences-Po Paris, La démocratisation culturelle au fil de l’histoire contemporaine, Paris, 2012-2014.

(23)Ibid.

(24)Ibid.

(25)Carasso, Jean-Gabriel. Éducation artistique et culturelle : un « parcours » de combattants ! L’Observatoire, vol. 42, no. 1, 2013, pp. 81-84.

(26)Rapport législatif du Sénat sur le Projet de loi de finances pour 2020 : Culture : Création et Transmission des savoirs et démocratisation de la culture

(27)Ibid.

(28)Bordeaux Marie-Christine, Les aléas de l’éducation artistique et culturelle : brèves rencontres, rendez-vous manqués et avancées territoriales. Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication, Centre d’histoire de Sciences-Po Paris, La démocratisation culturelle au fil de l’histoire contemporaine, Paris, 2012-2014.

(29)Rapport d’inspection générale : L’évaluation de la politique d’éducation artistique et culturelle : quelles modalités, quels indicateurs ?,

(30)Anissa Ayoub, Mustapha Touahir, Nathalie Berthomier, Sylvie Octobre, Claire Thoumelin, Note d’informations, Trois élèves sur quatre touchés par au moins une action ou un projet relevant de l’éducation artistique et culturelle, Ministère de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports, Septembre 2019

 

Lire aussi...

Les femmes dans l’Histoire : une réhabilitation des « grandes oubliées » par Titiou Lecoq

Culture

Les femmes dans l’Histoire : une réhabilitation des « grandes oubliées » par Titiou Lecoq

Il est monnaie courante de mettre en avant l’Histoire construite du point de vue des gagnants. La plupart du temps, les femmes, les minorités, en sont effacées. Au travers de ce livre, Titiou Lecoq étudie le rôle et la place des femmes dans différentes périodes historiques. Elle réhabilite certaines personnalités qui ont été utilisées pour justifier l’exclusion des femmes de la sphère publique (on pense à l’exclusion des femmes de la royauté par la loi salique, à la figure de Jeanne d’Arc, etc.) et met en avant ces femmes que l’Histoire a oubliées. Ce livre rappelle que oui, les femmes ont toujours vécu et participé, au même titre que les hommes et malgré les restrictions imposées par le cadre législatif et par le cadre social, à la construction de l’Histoire. Il est temps de “lutter contre l’oublioir”(1) .
Des femmes guerrières et chasseuses

Pendant la période préhistorique, les historiens supposent que différents modèles de sociétés ont vu le jour et se sont côtoyés. Un présupposé serait commun à ces sociétés : les femmes n’étaient pas des chasseuses, car ce travail était trop physique. Elles se dédiaient principalement à la cueillette et à l’éducation des enfants. Ces affirmations sont contredites par plusieurs éléments :

  1. Par les fouilles (on pense à celles de Randal Hass) : sur les corps, identifiés comme féminins, des blessures de guerres ont été retrouvées. Des objets utilisés pour chasser étaient également disposés à côté de ces corps. Certains mythes, comme celui d’Atalante, évoquent cette figure de la femme chasseuse : enfant du roi Iasos qui décide de l’abandonner car ce n’est pas un garçon, elle est élevée par une ours. Elle devient une redoutable chasseuse, on lui demande même de faire partie de l’expédition destinée à tuer le sanglier de Calydon, accompagnée des meilleurs chasseurs du royaume.
  2. Concernant la cueillette, les femmes assuraient majoritairement cette activité. Pour autant, ce travail n’était pas moins physique que la chasse : selon les ethnologues, les femmes pouvaient marcher jusqu’à 20 kilomètres par jour, sans compter qu’elles transportaient des kilogrammes de nourriture.
  3. Enfin, les sociétés de l’époque étaient majoritairement organisées autour de l’alloparentalité, c’est-à-dire la mobilisation de la totalité du groupe pour s’occuper des enfants, bien différent de la conception actuelle de la femme au foyer. Les femmes n’étaient donc pas reléguées à la sphère familiale.

Titiou Lecoq reproche à de nombreux historiens d’avoir pensé la division du travail de ces sociétés selon le modèle occidental aujourd’hui dominant : les affirmations précédentes démontrent que la réalité était plus complexe.

La naissance d’une femme, erreur de la nature, s’expliquait à l’époque par un problème de température ou par un sperme de mauvaise qualité : des explications « scientifiquement prouvées » évidemment…

Autre figure oubliée, celle de la guerrière. Les Amazones, ou les peuples nomades (souvent qualifiés de “barbares”) – on pense notamment aux Scythes – en sont un bon exemple : les femmes n’étaient pas exclues de l’activité guerrière, pourtant perçue comme masculine notamment par les autres populations dites “civilisées”. Bien que les peuples barbares n’étaient pas purement égalitaires, ils apparaissent plus progressistes concernant l’inclusion des femmes dans le collectif que les peuples dits “civilisés” comme les Grecs. Athènes est à l’origine de ce qu’on appelle la démocratie directe : pour autant les femmes (comme les esclaves) en étaient totalement exclues et étaient perçues comme des “hommes ratés”. La naissance d’une femme, erreur de la nature, s’expliquait à l’époque par un problème de température ou par un sperme de mauvaise qualité : des explications « scientifiquement prouvées » évidemment…

Des femmes reines

La réhabilitation des figures de la chasseuse et de la guerrière contredit un important stéréotype : les femmes ne sont pas capables de violences, d’esprit vengeurs, elles ne peuvent être autre chose que douceur. Pourtant une femme, au même titre qu’un homme, peut être guidée par un esprit vengeur, par la volonté de conquérir et de posséder le pouvoir. Il suffit d’étudier par exemple la période mérovingienne, bien avant la mise en place de la loi salique empêchant les femmes de régner, pour s’en rendre compte. Pour rappel, les femmes pouvaient accéder au trône de trois façons : A/ par la régence, la fonction royale est exercée par une personne de la famille royale en cas d’incapacité ou d’absence du titulaire du trône (une mère qui assure la régence de son fils mineur : comme Anne d’Autriche pour son fils Louis XIV), B/ par la lieutenance, le souverain délègue son pouvoir à la reine en cas d’absence, C/ la corégence, la mère du prince exerce le pouvoir lorsqu’il est absent. Brunehaut (546-613) et Frédégonde (547-497) ont régné pendant de nombreuses années sur les territoires francs, pourtant il est assez rare d’en entendre parler[1]. Ces reines se sont menées une “faide-royale” ce qu’on appelle également une vendetta (Frédégonde est accusée par Brunehaut d’avoir assassiné sa sœur avec qui était marié le frère de son premier mari, le roi franc Sigebert I). Elles ont chacune assuré à plusieurs reprises la régence pour leurs fils, petits-fils ou arrière-petits-fils (Brunehaut a assuré la régence de son fils Junior, puis pour les fils de ce dernier, ou encore de son arrière-petit-fils : elle aura régné près de 40 ans). Ces figures, trop vengeresses, ont ensuite été utilisées pour justifier l’exclusion des femmes du pouvoir… Comme si au travers de l’Histoire, de tels épisodes ne s’étaient pas reproduits, sous la volonté des hommes… Messieurs, entre trop vengeresses ou trop douces, il faut choisir !

Pourtant une femme, au même titre qu’un homme, peut être guidée par un esprit vengeur, par la volonté de conquérir et de posséder le pouvoir.

L’invention de la loi salique en 1316 va sceller le sort des femmes héritières : Jeanne de France, seule héritière, se voit dérober le trône par son oncle. Pour entériner cette situation, l’Eglise va exhumer et remanier un vieux texte, appelé la loi salique, interdisant à toute femme descendante d’accéder au trône. Comme le rappelle Titiou Lecoq, de grandes femmes ont régné à travers l’histoire, parfois sans titre de régence : Isabeau de Bavière, Anne de France, Anne de Bretagne, Catherine de Médicis, etc. Pourquoi parle-t-on si peu de ces femmes ?

L’invisibilisation des femmes : dans la production artistique, scientifique, intellectuelle et dans la langue

Les femmes ont été, au fil des siècles, invisibilisées de nombreux secteurs. Premièrement, au sein de la langue française, notamment en faisant disparaître certains mots féminisés que l’on retrouve dans les registres des métiers des différentes époques, ou certaines règles de grammaire. En effet, de nombreux métiers avaient durant le Moyen Age et jusqu’au XVIIème siècle leur pendant masculin et féminin, constitués à partir d’un radical : chevaleresse, écrivaine, poétesse, artisanes, médecines, mairesses, orfaveresses, maréchales-ferrants, autrice, agente, etc. Supprimer le pendant féminin d’un métier, c’est omettre le fait qu’une femme puisse l’occuper. Ce mécanisme a participé à invisibiliser les femmes des différentes sphères et corps de métiers.

L’effacement des noms de professions dans leur version féminisée, la suppression de certaines règles grammaticales : cela démontre bien une volonté non pas de neutraliser la langue, mais de la masculiniser.

De plus, certaines règles grammaticales ont été supprimées par l’Académie Française, sans raison apparente : on pense notamment à l’accord de proximité, issu du latin. Cette règle avait pour objet d’accorder l’adjectif qualificatif avec le mot le plus proche auquel il se rapporte : “J’étais née pour moi, pour être sage, et je la suis devenue” (extrait du Mariage de Figaro, acte III, scène 16, édition originale).

L’effacement des noms de professions dans leur version féminisée, la suppression de certaines règles grammaticales : cela démontre bien une volonté non pas de neutraliser la langue, mais de la masculiniser. On pourrait penser que ces modifications avaient pour objet de rendre plus accessible la langue française : argument qui ne tient pas la route, car la langue française est une langue bien complexe à apprendre, du fait de ses nombreuses exceptions et particularités. Pourquoi simplifier uniquement les lois et éléments introduisant une stricte neutralité entre le féminin et le masculin ?

Comment ne pas mentionner toutes ces femmes qui ont, parfois seules, parfois accompagnées d’un partenaire masculin, réalisées des découvertes d’envergure sans que leur nom soit mentionné, si on ne comptabilise pas les fois où ces découvertes ont tout simplement été volées par des hommes : on appelle cela “l’effet Matilda[1]”. De nombreuses initiatives sont aujourd’hui mises en place pour réhabiliter les femmes dans les sphères artistiques, ou encore scientifiques : le collectif Georgette Sand avec “ni vues ni connues” permettant de faire connaître les femmes peintres, les journées du matrimoine qui ont lieu en même temps que celles du patrimoine, etc.

L’invisibilisation des femmes dans les combats révolutionnaires et leur immobilisation par différents moyens

Il est commun de minimiser le rôle des femmes dans les épisodes révolutionnaires français : on pense notamment aux journées du 5 et 6 octobre 1789, où les femmes étaient nombreuses à réclamer des moyens de subsistance, notamment du pain. Les femmes se sont mobilisées pendant la Révolution : elles écrivent, participent aux assemblées (on les appelle les “tricoteuses”), assassinent. C’est par exemple le cas de Charlotte Corday, souvent dépeinte comme une sanguinaire qui a tué Marat. Ce meurtre n’était finalement rien d’autre qu’un crime politique, comme on en a connu bien souvent à travers l’histoire.

Leurs actions vont être drastiquement limitées par les différents pouvoirs : les clubs des femmes sont interdits, Napoléon Bonaparte institue le code civil. Ce dernier considérait d’ailleurs les femmes comme “des esclaves”, “par nature”. Au-delà du cadre juridique, d’autres éléments vont permettre d’immobiliser les actions des femmes, au sens propre comme figuré. D’abord, par les vêtements : les femmes entassent les couches de tissus. D’abord un pantalon de dentelle, ensuite un jupon en crin de plusieurs mètres remplacé ensuite par la crinoline[1], un deuxième jupon, un troisième à volant, un quatrième puis enfin la robe : l’addition de ces vêtements contribue à réduire la facilité de mouvement des femmes. Deux pièces participent particulièrement à cette immobilisation : la crinoline composée de cercles en acier pour soutenir le jupon, ainsi que les corsets permettant aux femmes d’avoir une taille toujours plus marquée. Sans mentionner que ces fameux corsets, resserrant toujours davantage la taille, peuvent engendrer des descentes d’organes… ce n’est rien d’autre qu’un instrument de torture.

Ensuite, par la science et la biologie qui à l’époque étaient utilisées pour légitimer l’infériorité des femmes : on évoque la supériorité physique des hommes par rapport aux femmes, l’idée que la femme et l’homme ne sont pas créés dans les mêmes « moules », etc. Les femmes ne sont finalement que des animaux, des hommes ratés qu’il faut contenir, par diverses mutilations (l’ablation du clitoris était une technique utilisée pour soigner les femmes “hystériques[2]”, concept cher à Monsieur Freud). Sans oublier le dogme de l’immaculée conception, qui intime aux femmes de poursuivre un but impossible : tomber enceinte sans avoir de rapport, telle la vierge Marie. Plutôt simple.

Un combat toujours difficile : l’accès à la politique et à de nouveaux droits 

Pour autant, les femmes ne se laissent pas faire : elles veulent leur place dans l’espace public. Des femmes se présentent aux élections, malgré l’interdiction : par exemple Jeanne Deroin aux élections législatives de 1849. Candidature bien évidemment rejetée. Certaines figures phares vont se présenter à d’autres élections, ou refuser par exemple de payer des impôts (on pense à Hubertine Auclert et Madeleine Pelletier) tant qu’il n’y aura pas de femmes au Parlement.

Les femmes vont également se battre pour accéder à l’ensemble des droits dont bénéficient déjà les hommes : le droit de vote (octroyé dès 1944, mais les femmes des colonies en sont exclues : le gouvernement cède en 1945), le droit à l’avortement, le droit de pouvoir ouvrir un compte bancaire sans l’accord de son mari, etc.

Ces combats ne sont pas simples, les femmes étant souvent victimes des pires violences et les droits acquis étant encore régulièrement remis en question, même aujourd’hui. Pendant les guerres, les femmes sont massivement violées (que ce soit par l’armée allemande lors de la seconde Guerre Mondiale ou par les soldats américains ce que l’on évoque rarement) : c’est sur le corps des femmes qu’on tente d’évacuer les humiliations subies ou d’assouvir sa position de sauveur. A la suite de ces guerres, les femmes portent également le fardeau de repeupler la France : elles ne sont que des êtres dont l’utilité principale est de procréer.

Il est temps de “lutter contre l’oublioir”[1] : cela passe notamment par l’intégration dans l’enseignement de figures féminines dans l’ensemble des domaines évoqués (de l’histoire, jusqu’aux domaines scientifiques, artistiques, etc.). Le combat féministe consiste à lutter contre cette invisibilisation.

Les femmes se battront constamment au fil de cette période pour mettre fin aux injustices qu’elles subissent : en se mobilisant pour l’accès à la contraception et à l’avortement et ainsi avoir la maîtrise sur leur propre corps, pour l’accès au droit de vote pour être considérées comme de véritables citoyennes, par la médiatisation des violences qu’elles subissent (notamment les viols et les violences conjugales) au travers par exemple du Procès de Bobigny ou de celui de Tonglet-Castellano.

Et après ?

L’ensemble des aspects évoqués dans cet article, étant lui-même un résumé du livre de Titiou Lecoq, doivent être approfondis tant la place des femmes dans l’histoire est méconnue. Tant de figures n’ont également pas été évoquées ici. Il est temps de “lutter contre l’oublioir”[1] : cela passe notamment par l’intégration dans l’enseignement de figures féminines dans l’ensemble des domaines évoqués (de l’histoire, jusqu’aux domaines scientifiques, artistiques, etc.). Le combat féministe consiste à lutter contre cette invisibilisation.

Références

(1)Expression d’Aimé Césaire, que l’autrice lui emprunte. 

(2)Pour en apprendre plus sur ces reines, je vous conseille la vidéo suivante : https://youtu.be/m8t–HG_V7k

(3)L’effet Matilda caractérise l’invisibilisation de la contribution des femmes dans les découvertes scientifiques. Pour en savoir plus, lire cet article de France Culture : https://www.franceculture.fr/sciences/leffet-matilda-ou-les-decouvertes-oubliees-des-femmes-scientifiques

(4)La crinoline est un jupon qui est soutenue par plusieurs cercles d’acier, ce qui permet d’avoir cet effet arrondi autour du corps de la femme.

(5)Mot issu du grec ὐστέρα, matrice. Jusqu’à la fin de l’Antiquité classique, l’hystérie fut considérée comme une maladie organique, utérine, mais affectant le corps entier. L’étude de l’hystérie va prendre une place importante dans la psychanalyse et les travaux de Freud. Cette « maladie », selon lui, touchait uniquement les femmes. Elle a longtemps fait partie de la classification internationale des maladies : elle a été retirée en 1952.

(6)Expression d’Aimé Césaire, que l’autrice lui emprunte.

Lire aussi...

Ode à l’homme qui fut la France : le Général De Gaulle

Culture

Ode à l’homme qui fut la France : le Général De Gaulle

"La France ne peut être la France sans la grandeur"(1)
Lorsqu’on évoque le titre de ce recueil d’articles paru en 2000 (2), l’écho mémoriel est immédiat. « Ode à l’homme qui fut la France ». Qui d’autre, dans l’histoire de France, pourrait hériter de ce titre honorifique ? Qui d’autre, dans l’histoire de France, a mieux su saisir notre « vieille nation » dans sa complexité ? Qui d’autre, dans l’histoire de France, a pu réunir autour de lui un tel consensus patriotique ? Napoléon, Jeanne d’Arc, Hugo ou Jaurès ont pu, dans une certaine mesure et à leur époque, représenter la France et les Français. Mais pour Romain Gary, double lauréat du prix Goncourt (3), un seul homme sut incarner la France : le Général De Gaulle.

Le recueil d’articles de Romain Gary, pas plus que la recension faite pour Le Temps des Ruptures, ne prétend à la neutralité. Il ne cherche en aucun cas ni l’objectivité, ni la rigueur scientifique. Son hagiographie pourra gêner les contempteurs de Charles De Gaulle. Pour les autres, elle sera pure littérature et mystification géniale.  

L’incarnation de la france

Comprendre l’incarnation de De Gaulle, c’est revenir au mot lui-même. Le Robert nous en donne une belle définition. Incarner revient à « revêtir un être spirituel d’un corps charnel », au sens religieux du terme. Pour Romain Gary, De Gaulle a été le corps charnel d’un être spirituel vingt fois séculaires, la France. Cette chose abstraite qu’est notre vieux pays s’est retrouvée incorporée dans le monde réel. Fantasmagorie d’un écrivain thuriféraire ?  Peut-être, sûrement même, mais on ne peut s’empêcher d’abonder dans le sens du romancier : De Gaulle est l’être de chair qui a su le mieux incarner la France. L’incarnation de notre vieille nation. Churchill lui-même exprimait la même idée au sujet du grand Charles : « Toujours, même quand il était en train d’agir de la pire des façons, il paraissait exprimer la personnalité de la France – cette grande nation pétrie d’orgueil, d’autorité et d’ambition. »

Marie-Anne Cohendet, dans ses enseignements dispensés à la Sorbonne, présente un De Gaulle syncrétique, alliant les trois légitimités de Weber :

  • La légitimité légale-rationnelle : il a été élu au suffrage universel en 1965 à une large majorité et remporta de francs succès dans les différents référendums qu’il soumettait au vote du peuple français.
  • La légitimité traditionnelle : il incarne le pater familias de la vieille France, le patriarche quasi monarchique qui inspire le respect.
  • La légitimité charismatique : est-il vraiment besoin de disserter sur celle-ci tant elle paraît évidente ?

Marie-Anne Cohendet ajoute à cela la synthèse opérée par De Gaulle entre trois grandes cultures politiques françaises : traditions monarchique (par sa volonté de perpétuer la grandeur deux fois millénaire de la France), bonapartiste (il a, entre 1962 et 1969, usé quatre fois de l’outil plébiscitaire) et républicaine (il a lutté pour la République et la liberté quand d’autres vendaient leurs âmes à l’Allemagne nazie, et sa Ve République tant décriée tient encore debout). Cette dimension syncrétique est confirmée par Romain Gary lorsqu’il évoque l’historicité toute pensée du Général : « Jamais auparavant un homme ne s’était servi avec autant d’adresse d’un passé révolu en vue d’un dessein qui n’en était pas moins précis, conscient et calculé ». De Gaulle, par sa vision de la France et de son histoire, avait « redonné vie au passé ». Donnant corps à la fameuse conception civique de la Nation d’Ernest Renan, il utilise à bon escient « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs[1] » pour amener les Français, dans leur ensemble, à aller de l’avant. De Gaulle prolongeait l’histoire de France : « On eut dit parfois que les figures de légende qui peuplent le passé de la France lui paraissaient bien plus vivantes que les êtres qui partageaient sa chambre ou se trouvaient assis à sa table. ». Nulle fausse modestie : le Général se sentait leur égal. Il l’était.

L’homme qui connut la solitude pour sauver la france

Nous empruntons ce sous-titre à Romain Gary lui-même, qui l’utilisât dans un article de décembre 1958. Le 18 juin 1940, lors de son fameux appel, De Gaulle est un inconnu en France – il vient à peine d’être nommé général. Cette communication radiophonique est d’ailleurs très peu entendu en France. Et pourtant, ce Général sans étoile luttait corps et âme pour convaincre Churchill et Roosevelt qu’il était la France, la vraie, celle qui n’avait pas collaboré avec l’envahisseur nazi. Il n’était accompagné au départ que de quelques centaines, voire dizaines, de soldats partis défendre la France depuis Londres. Il n’avait aucun soutien diplomatique, aucun appui militaire, rien que sa verve diserte et son verbe élégant. Entre 1940 et 1944, « sa seule force consistait en ce pouvoir de conviction qui émanait de sa voix quand il parlait comme s’il était à lui tout seul quarante millions de Français » nous dit le double prix Goncourt. Avant même d’être devenu de facto l’incarnation de la France, il se pensait comme tel. Il parvint à fédérer les mouvements de résistance autour de sa personne, se fit admettre comme représentant de la France en lieu et place de Vichy dans les instances nationales (non sans mal), et délivra la France avec le concours des alliés et des résistants de l’intérieur. La France libérée, De Gaulle sauveur.

Une certaine idée de la France

Les mémoires du premier Président de Ve République commencent par ces fameuses phrases : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a en moi d’affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. » Le général de Gaulle plaçait au-dessus de toutes les réalisations humaines sa « certaine idée de la France », assimilable à une idée de grandeur pour une vieille Nation. Attention, contrairement à ce qu’ont voulu faire croire certains de ses détracteurs, cette grandeur ne se limitait pas à la puissance. Elle siégeait tout autant dans l’idée de « patrie des droits de l’homme » ou de « patrie de la littérature » que dans celle de la Grande armée. Cette idée de la France était un idéal à atteindre, bien plus qu’une réalité concrète exprimée par des analyses rigoureuses. C’est pour ce sens de l’honneur et sa foi en la capacité de l’homme à se transcender que Gary admire tant De Gaulle. Le romancier dit ceci : « Ce qui compte dans l’histoire de mon pays et de l’humanité en général, ce n’est pas le rendement et l’utilitaire, mais la mesure dans laquelle on sait demeurer attaché jusqu’au sacrifice suprême à quelque chose qui n’existe pas en soi, mais est peu à peu créé par la foi que l’on a en cette existence mythologique. » Rester attaché jusqu’au sacrifice suprême à quelque chose qui n’existe pas en soi, sauriez-vous trouver meilleure définition de l’engagement du grand Charles dans la lutte pour la libération de la France ? On l’oublie aujourd’hui, mais la défaite finale des Allemands était hautement improbable en 1940 : ils avaient écrasé l’Europe toute entière et le Royaume-Uni s’attendait à voir débarquer sur ses côtes des soldats de la Wehrmacht par millions. Et pourtant, l’Armistice à peine signée, des milliers de Français prirent les armes pour défendre la liberté, l’égalité, la fraternité et la patrie occupée par la barbarie nazie. De Gaulle fut l’un deux, le « premier des Français »[1] selon l’expression de Max Gallo. La France, que De Gaulle tenait en la plus haute estime, avait à ses yeux plus de valeur intrinsèque que tous les systèmes politiques, puisqu’elle les transcendait. Rappelons ce qui est écrit au socle de sa splendide statue, avenue des Champs-Elysées : « Il y a un pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde ». La phrase est grandiloquente et, bien sûr, largement contestable – la grandeur de la France s’est notamment confondue avec la colonisation, crime contre l’humanité impardonnable. Mais il n’empêche ; pour le général, libérer la France en 1940, c’était libérer le monde. Citons à nouveau Romain Gary : « Seules les mythologies assumées et incarnées peuvent porter l’homme au-delà de lui-même et le créer peut-être un jour tel qu’il se rêve. ». La mythologie gaullienne appelle les Français, d’où qu’ils viennent, à se transcender dans un effort commun. L’on croirait lire du Georges Sorel dans le texte.

Serions-nous tous devenus gaullistes ?

Pour répondre à cette question, encore faut-il savoir ce dont on parle.  Une citation de Romain Gary est à ce titre éloquente – et franchement drôle. Voilà ce qu’il rétorque à un journaliste qui lui demande s’il est gaulliste : « Gaulliste, mon cher ami…gaulliste ! Qu’est-ce que ça veut dire ? UDR ? Euh….RPF ? Euh…France libre ? Réactionnaire ? Néo-fasciste ? Socialiste ? Euh… ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous voulez m’expliquer !? » Pourtant, quelques années plus tard, l’auteur de La promesse de l’Aube affirmait qu’il était un « gaulliste inconditionnel ». Qu’est-ce à dire alors ? « Un « gaulliste inconditionnel » est un homme qui s’est fait une certaine idée du général de Gaulle ». Amusante pirouette qui nous fait comprendre que, pour Gary, un gaulliste est quelqu’un qui a conservé sa fidélité à la « certaine idée de la France » du chef de la France libre. Tous les hommes politiques se revendiquent aujourd’hui du gaullisme, de Jean-Luc Mélenchon à Eric Zemmour. Faut-il leur rappeler que le général a démissionné deux fois, en 1946 et en 1969, alors qu’il était à la tête de l’exécutif ? Imagine-t-on aujourd’hui un chef de gouvernement capable d’un tel courage ? Ces faux bravaches se seraient-ils envolés vers Londres pour libérer la France au péril de leur vie ? On est en droit d’en douter. Même ses adversaires reconnaissaient au général sa probité. On ne saurait être certain que cette qualité soit des plus répandues dans le monde politique actuel. Ces articles de Romain Gary éludent – volontairement –certains aspects plus sombres ou contestables de la politique du Général De Gaulle, ou les critiques nombreuses qui lui ont été adressées au fil de ses années de pouvoir (notamment par les communistes ou les gauchistes). Cinquante après sa mort, « l’aura, l’éclat, le glamour d’un homme d’Etat exerçant une fascination quasi hypnotique » restent pourtant entiers. Le film Le Carapate de Gérard Oury en est un bon exemple. Pendant les événements de mai 68, un vieil ouvrier communiste – qui affiche ouvertement son opposition à De Gaulle – est outré lorsqu’il s’aperçoit que des étudiants gauchistes vouent le Général aux gémonies. Comme quoi, même chez les ouvriers communistes, De Gaulle était une figure qu’on combattait parfois politiquement, mais pour qui on affichait le plus grand respect patriotique. 

Références

(1)De Gaulle Charles, Mémoires, Pléiade de Gallimard, 2000, 1648 pages. 

(2)A l’occasion des trente ans de la mort de Charles De Gaulle. 

(3)Le prix Goncourt est un prix qu’on ne peut recevoir qu’une fois dans sa vie, mais Romain Gary l’a remporté sous le nom d’apparat Emile Ajar en 1975 pour son roman La vie devant soi.

(4)Renan Ernest, Qu’est-ce qu’une nation, conférence à la Sorbonne, 1882.

(5)Gallo Max, De Gaulle, Le premier des Français, Robert Laffont, 1998, 448p.

Lire aussi...

Un tout petit effort pour ne rien rater …

Inscrivez-vous à notre newsletter