Yellowstone : la complexité des enjeux politique américains en série

Culture

Yellowstone : la complexité des enjeux politique américains en série

Depuis ses débuts en 2018, la série télévisée « Yellowstone », est devenue un incontournable du paysage médiatique américain. À première vue, « Yellowstone » peut sembler représenter un point de vue conservateur en raison de certains sujets abordés et de la personnalité virile de ses héros. Cependant, une analyse plus approfondie révèle une série qui transcende les catégories politiques traditionnelles pour offrir un portrait nuancé, mais réaliste, des divisions politiques aux États-Unis et invite à une réflexion plus profonde sur l’Amérique contemporaine.

Depuis ses débuts en 2018, la série télévisée « Yellowstone », qui vient d’achever sa cinquième saison devant plus de 8 millions de téléspectateurs, est devenue un incontournable du paysage médiatique américain. Cependant, ce qui rend cette série vraiment captivante, c’est sa complexité politique. À première vue, « Yellowstone » peut sembler représenter un point de vue conservateur en raison de certains sujets abordés et de la personnalité virile de ses héros. Cependant, une analyse plus approfondie révèle une série qui transcende les catégories politiques traditionnelles pour offrir un portrait nuancé, mais réaliste, des divisions politiques aux États-Unis. Cette série, qui s’inscrit dans la tradition du western moderne, explore les conflits politiques et culturels dans le décor des vastes étendues du Montana, tout en remettant en question les stéréotypes et en invitant à une réflexion plus profonde sur l’Amérique contemporaine.

Une lutte acharnée pour les ressources et le contrôle des terres

Au cœur de « Yellowstone », se trouve une bataille épique pour les ressources et le contrôle du Yellowstone Dutton Ranch, un thème central qui éclaire les complexités politiques de la série. Le personnage de John Dutton, incarné magistralement par Kevin Costner, est le patriarche incontesté de la famille Dutton et incarne une vision classique de la propriété privée et de la tradition. Sa détermination à maintenir le ranch familial, coûte que coûte, est un reflet des valeurs souvent associées à la droite américaine. Il représente l’archétype du propriétaire foncier traditionnel qui défend avec acharnement ses droits de propriété et résiste aux pressions extérieures. Cependant, la série ne se contente pas de présenter John Dutton comme le héros incontesté de cette lutte pour les ressources. Le personnage de Thomas Rainwater, un chef amérindien, apporte une perspective complexe et nuancée à ce conflit. Rainwater incarne une voix en faveur de la préservation de l’environnement et des droits des peuples autochtones, illustrant ainsi les tensions entre la conservation des ressources naturelles et la protection de l’environnement. Une préoccupation que ne partage pas John Dutton, lui qui ira jusqu’à faire sauter à la dynamite un flanc de montagne pour détourner le cours d’une rivière et ainsi empêcher un autre rival, le californien Dan Jenkins, développeur immobilier, d’y avoir accès. En présentant ces deux perspectives « Yellowstone » engage le spectateur dans une réflexion plus profonde sur des enjeux complexes et actuels, tout en évitant de prendre clairement position en faveur de l’un ou l’autre de ces conflits politiques.

La politique locale et la nécessité du compromis

Au cœur de « Yellowstone », les interactions complexes entre la famille Dutton et les autorités locales sont longuement explorées. Cette dynamique politique met en lumière les dilemmes auxquels sont confrontés les responsables politiques locaux qui doivent jongler entre la préservation de la stabilité de la région et les intérêts privés, parfois en étant contraints de faire des compromis difficiles. L’un des personnages clefs de cette thématique est le gouverneur Lynelle Perry, un personnage politique influent, obligée de choisir entre les demandes de John Dutton, , et celles de Thomas Rainwater, le chef amérindien,. Cette situation reflète la réalité politique des régions rurales américaines, où les responsables politiques sont souvent pris entre le désir de favoriser le développement économique local, la protection de l’environnement et les droits des peuples autochtones. La série montre également l’influence significative des entreprises et les lobbys sur la politique locale. le personnage de Dan Jenkins qui tente d’exploiter les terres du ranch pour ses propres intérêts en est un bon exemple. Les relations entre les acteurs économiques, les responsables politiques locaux et les propriétaires fonciers créent un paysage politique complexe où les enjeux économiques, environnementaux et politiques sont étroitement entrelacés.

Le nationalisme et la famille, deux thèmes au coeur de la série

Dans « Yellowstone », deux sujets essentiels se démarquent, chacun apportant une dimension profonde à l’histoire et à la caractérisation des personnages : le nationalisme et la famille. Au cœur de l’intrigue, le nationalisme et le patriotisme américains sont incarnés de manière puissante par certains protagonistes. Ils défendent ardemment leurs valeurs et leur mode de vie, tout en percevant les menaces extérieures comme des atteintes à l’intégrité de l’Amérique et de leur propre vision de la nation. John Dutton, en particulier, incarne ce sentiment. En tant que patriarche du Yellowstone Dutton Ranch, il est prêt à utiliser des moyens légaux et illégaux pour protéger sa terre, sa famille et ses traditions. Cette disposition à tout sacrifier pour défendre ce qu’il considère comme sa patrie personnelle peut être interprétée comme une réflexion sur les divisions politiques aux États-Unis, où le nationalisme peut être utilisé pour justifier des actions extrêmes au nom de la protection de l’identité culturelle et territoriale. Cependant, « Yellowstone » ne se contente pas de glorifier le nationalisme. La série présente également les opposants de John Dutton comme ayant des motivations valables pour leurs actions. Thomas Rainwater lutte pour la justice et les droits de sa communauté, tout en plaidant pour la préservation de l’environnement. Ces personnages ne sont pas dépeints comme des ennemis dénués de raisons valables, mais comme des acteurs engagés qui ont eux aussi une vision profondément patriotique de l’Amérique, mais qui diffère de celle de John Dutton.

La famille et sa place au sein de la société est également un thème abordé. Pour John, la famille est bien plus qu’une simple unité sociale ; elle est le fondement de son identité et de ses convictions. Son attachement profond à ses enfants – même s’il est incapable de le leur montrer – et à la préservation du ranch familial est un élément clé de son caractère. Son obsession de la famille se manifeste parfois de manière extrême, car il est prêt à tout pour protéger son héritage et ses proches, allant même jusqu’à recourir à la violence lorsque cela est nécessaire. Cette vision de la famille en tant que pilier sacré de la vie du patriarche évoque des valeurs conservatrices traditionnelles souvent associées à la droite, tout en ajoutant une dimension personnelle puissante à son personnage. Le conflit entre la protection de la famille et les défis extérieurs est un autre thème récurrent de la série, offrant une réflexion sur l’importance de la famille dans le contexte complexe de la politique et de la société contemporaine.

Un virilisme assumé ?

« Yellowstone » présente un virilisme omniprésent parmi ses personnages masculins, créant ainsi un élément distinctif de la série. Les hommes forts, durs et déterminés, tels que John Dutton et son fils Kayce, sont des figures centrales de la série. Ce virilisme peut sembler, à première vue, rappeler l’archétype traditionnellement associé à la droite politique, où la force physique et la détermination sont valorisées comme des qualités masculines idéales. Située dans les vastes étendues du Montana, où les règles de la frontière semblent encore prévaloir, la série ne fait pas non plus mystère de l’importance des armes à feu dans la vie quotidienne de ses personnages masculins. Elles deviennent des symboles phalliques de pouvoir, de contrôle et de protection dans cet environnement brut et impitoyable. Les conflits sont souvent résolus par la force, que ce soit dans des confrontations violentes entre personnages ou dans la défense du Yellowstone Dutton Ranch. Cette omniprésence des armes à feu et de la violence physique souligne l’aspect sauvage du monde de « Yellowstone », tout en suscitant des réflexions sur la culture des armes aux États-Unis, un sujet politique brûlant dans la société contemporaine. La série pousse ainsi les spectateurs à s’interroger sur la place des armes dans la vie américaine et sur les conséquences de cette culture de la violence sur la politique et la société. Mais « Yellowstone » va au-delà des stéréotypes en présentant une diversité de personnages, chacun avec sa propre interprétation de la masculinité. Par exemple, Jamie Dutton, l’un des fils de John, est un avocat qui adopte une approche plus intellectuelle, progressiste et moins physique de la vie, remettant en question l’idée que la masculinité doit nécessairement être associée à la force physique. Cela reflète la manière dont la série déconstruit les stéréotypes de genre et explore différentes facettes de la masculinité. Un aspect encore plus puissant de cette dynamique est la présence de personnages féminins forts et complexes qui défient les stéréotypes de genre. Beth Dutton, la seule fille de John, incarne une féminité forte et indépendante. Elle est une femme d’affaires avisée, capable de rivaliser intellectuellement et émotionnellement avec n’importe quel homme de la série. Elle incarne la puissance féminine dans un monde souvent dominé par des hommes forts. Monica Dutton, la femme de Kayce, joue également un rôle significatif dans la déconstruction des stéréotypes de genre au sein de la série. Issue d’une culture amérindienne, elle apporte une perspective unique dans « Yellowstone ». Son caractère indépendant et déterminé s’inscrit dans la tradition de sa propre culture, où les femmes sont souvent des piliers de force au sein de leur communauté. Monica est une enseignante dévouée, cherchant à transmettre la sagesse de ses ancêtres aux jeunes générations, tout en équilibrant les défis de sa vie de famille. Son personnage défie le stéréotype de la femme passive et dépendante, montrant que la force féminine ne se limite pas à une seule perspective culturelle ou ethnique. Sa présence met en évidence l’importance de la diversité dans la représentation des femmes à l’écran et renforce l’idée que les qualités traditionnellement associées à la masculinité peuvent également être valorisées chez les femmes. En présentant cette diversité de personnages masculins et féminins, « Yellowstone » dépeint une vision plus complexe et nuancée de l’identité et de la masculinité, montrant que la force et la détermination ne sont pas l’apanage exclusif d’une orientation politique ou d’un genre. Cette représentation met en évidence l’importance de la diversité et de la nuance dans la caractérisation des personnages, contribuant ainsi à enrichir la profondeur de la série sur le plan politique et socioculturel.

La représentation de la diversité culturelle

La diversité culturelle dans « Yellowstone » dépasse largement le simple décor de l’intrigue et les personnages. Elle constitue un élément fondamental qui enrichit la profondeur de la série et lui confère une dimension politique et culturelle cruciale. Au cœur de cette diversité se trouve la nation amérindienne Broken Rock, dont les interactions complexes avec les Dutton et le ranch forment un pilier central de la série. Cette représentation authentique d’une communauté autochtone est d’une importance capitale, car elle permet à « Yellowstone » de refléter la véritable mosaïque culturelle de la région du Montana. Les coutumes, les croyances et les traditions des Amérindiens sont présentées de manière respectueuse et fidèle, offrant ainsi au public un aperçu authentique de la richesse culturelle de ces communautés. Cela contribue à sensibiliser les téléspectateurs aux aspects culturels et historiques souvent négligés de la société américaine. Mais « Yellowstone » ne s’arrête pas à la simple représentation culturelle. La série aborde également de manière subtile les blessures historiques et les injustices que les peuples autochtones ont endurées aux États-Unis, en mettant en avant les conflits et les tensions entre la nation Broken Rock et les Dutton. Ces tensions sont le reflet de réalités profondes liées à la colonisation et à la perte de terres, des tragédies historiques qui ont profondément marqué les communautés autochtones. En donnant une voix à la nation amérindienne à travers des personnages tels que Thomas Rainwater et Monica Dutton, « Yellowstone » confronte le public à l’héritage colonial de l’Amérique et à ses répercussions actuelles sur les peuples autochtones. Cela incite les téléspectateurs à réfléchir à l’importance de reconnaître et de rectifier ces injustices historiques, tout en mettant en lumière la nécessité de lutter pour la justice et la réconciliation. Ainsi, la représentation de la diversité culturelle dans « Yellowstone » constitue un vecteur d’éducation et de sensibilisation, offrant une plateforme pour explorer les questions politiques et culturelles cruciales qui persistent dans la société américaine contemporaine.

Une série sur les divisions politiques au sein du peuple américain

L’une des grandes forces de « Yellowstone » réside donc bien dans sa capacité à mettre en lumière les divisions politiques profondes qui traversent la société américaine contemporaine. La série offre un tableau riche et nuancé en présentant une variété d’opinions et de motivations politiques parmi ses personnages principaux. Cette approche permet aux spectateurs de plonger au cœur de la complexité des questions politiques auxquelles sont actuellement confrontés les États-Unis, tout en illustrant les conflits entre conservateurs et progressistes. La famille Dutton elle-même incarne ces divisions internes. John et ses enfants représentent un éventail de points de vue politiques, allant du conservatisme intransigeant à l’ouverture aux idées progressistes, certes dans une moindre mesure. Cette divergence d’opinions au sein de la famille reflète la réalité des différences politiques qui existent au sein de nombreux foyers américains. De plus, la série introduit des personnages extérieurs à la famille Dutton qui incarnent des perspectives politiques diamétralement opposées. L’approche de la série est d’autant plus puissante qu’elle évite de diaboliser les personnages ou les opinions opposées. Elle présente les motivations de chacun de manière crédible, montrant que les acteurs politiques ont des raisons valables pour leurs actions, même si elles diffèrent. Cette approche humanise les personnages et les opinions divergentes, invitant ainsi les spectateurs à réfléchir aux causes et aux conséquences de ces divisions politiques. « Yellowstone » ne peut être pleinement appréciée sans la prise en compte de son contexte temporel, qui correspond en grande partie à l’ère de la présidence de Donald Trump. La série offre un éclairage intéressant sur les conflits politiques qui ont caractérisé cette période, même si elle ne prend pas explicitement position sur la politique américaine contemporaine. L’ascension de Donald Trump à la présidence en 2016 a polarisé la société américaine, divisant le pays sur une série de questions allant de l’immigration à l’environnement en passant par l’économie. Ces divisions politiques ont souvent été marquées par un discours polarisant, caractérisé par des affrontements verbaux virulents et des luttes pour le contrôle du pouvoir. « Yellowstone » capture avec intelligence cet environnement politique tendu. Les luttes pour le contrôle des ressources naturelles, les conflits entre les propriétaires fonciers et les intérêts commerciaux, ainsi que les tensions entre les conservateurs et les progressistes, évoquent les débats politiques d’aujourd’hui et reflètent la réalité politique et socioculturelle des États-Unis à l’ère de Trump, alors que ce dernier souhaite se représenter à l’élection présidentielle de 2024.

En fin de compte, « Yellowstone » offre une exploration complexe de la politique, de la famille et de la société américaine contemporaine. Elle suscite des questions essentielles sur les valeurs, les compromis et les divisions qui façonnent l’Amérique d’aujourd’hui. Cette série captivante invite les spectateurs à réfléchir non seulement aux enjeux politiques, mais aussi à la manière dont la politique interagit avec les aspects les plus intimes de nos vies. Elle nous rappelle ainsi le pouvoir de la fiction pour éclairer et explorer les complexités du monde réel qui nous entoure. « Yellowstone » transcende également les clivages politiques et réunit les Américains de tous bords. Des études ont montré que son audience est divisée presque à parts égales entre les démocrates et les républicains. Comme l’a souligné Keith Cox, président de Paramount Network : « Juste parce que ça se passe dans le Montana et qu’il y a des éleveurs, les gens disent que c’est une série pour la droite républicaine. Mais maintenant, on s’aperçoit que c’est une série pour tout le monde. » Cette capacité à unir un public diversifié reflète l’attrait universel de la série et son pouvoir de transcender les lignes partisanes pour engager des conversations importantes sur l’Amérique contemporaine.

Les 4 premières saisons de Yellowstone sont disponibles sur la plateforme Paramount+.

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Il y a 50 ans, retenu prisonnier par les milices pinochetistes, Victor Jara mourrait en martyr du socialisme. Les doigts brisés ou tranchés, abattu de plusieurs dizaines de balles de fusils, il fut l’une des innombrables victimes de la fureur contre-révolutionnaire à l’œuvre au mois de septembre 1973 au Chili. Poète et chanteur des classes laborieuses et des peuples opprimés, sa mort ne fut pas anodine. Elle caractérisa le fascisme qui était en train de se mettre en place, qui cherchait à écraser son opposition politiquement mais aussi culturellement. Elle fit s’éteindre la voix et la plume d’un artiste majeur du XXème siècle.

Fils de paysans modestes et mélomanes, il entama très jeune un travail en profondeur sur le folklore chilien. On ne pourrait résumer plus simplement ce qui allait naître sous le nom de Nueva Canción. Une musique populaire, assumant sa dimension politique, combinant le juste et le beau. Cette affirmation culturelle et sociale de l’Amérique du Sud hispanophone permit à deux des trois substrats du continent de se reconnaître : les héritages amérindiens et catalans, longtemps effacés à l’ombre de la domination castillane. Aboutissement musical du bolivarisme, la Nueva Canción était aussi une protestation contre la mainmise commerciale de l’industrie du disque nord-américain. Les instruments, le langage, les motifs, les arrangements, les paroles, la mélancolie, étaient anciens et modernes en même temps. Anciens dans l’écho qu’ils provoquaient et dans les origines des chanteurs et des auditeurs, modernes dans ses objectifs et ses capacités d’expression.

Ce bouillonnement culturel qui traversait l’Amérique latine des années 60 eut plusieurs figures de proue, et si Jara n’était pas le premier chilien à l’incarner, l’honneur en revient à la chanteuse Violetta Parra, il est celui dont le destin tragique est passé à la postérité. Dès 1961, il participa à des tournées internationales, tant à l’Ouest qu’à l’Est, pour chanter le Sud et ses identités plurielles. Membre de divers groupes de musique, ayant fondé le collectif, toujours en activité, Quilapayun, future voix des exilés chiliens, Jara avait fait le choix d’un engagement militant actif.

Membre dévoué du Parti Communiste Chilien, autant internationaliste que patriote, il s’engagea contre la guerre du Vietnam et l’impérialisme américain au nom du droit à vivre en paix, nom d’une de ses chansons les plus diffusées, El Derecho de Vivir en Paz. Partisan de la Unidad Popular, il se mit à son service, réarrangeant les paroles de Venceremos pour en faire l’hymne de la coalition à l’approche des législatives de 1973. Présent dans tous les événements de la révolution démocratique, dans les universités, dans les usines, en manifestation, il incarnait tout ce que la bourgeoisie fascisée avait juré d’abattre : le partage des richesses, le respect des amérindiens, le conflit assumé avec l’hégémonie états-unienne.

Les circonstances de sa mort, obscurcies par le régime qui voulait le faire disparaître, mythifiées par ses admirateurs qui voulaient le faire survivre, furent tragiques, comme évoqué plus haut. La suite ne fut guère plus humaine. Son corps fut exposé dans un stade où les opposants au coup d’Etat étaient emprisonnés.

La Nueva Cancion et la gauche chilienne, orphelines d’une de leurs figures tutélaires, ne tardèrent pas à honorer sa mémoire. Quiliapayun, en France pour la fête de l’Huma au moment du coup d’Etat, y resta en exil et contribua à propager ses chansons, de même que son ami Sergio Ortega, compositeur d’El Pueblo Unido Jamas Sera Vencido et de Venceremos, qui dirigea en exil l’école de musique de Pantin.

Si la présence, en France, de nombreux exilés chiliens peut expliquer la mémoire particulièrement entretenue du coup d’Etat de septembre 1973 et la notoriété dont jouissent Jara et les chansons de la Nueva Cancion dans notre pays, il n’y a pas que ces raisons conjoncturelles pour l’expliquer. Le destin de Jara et les paroles de ses chansons ont une dimension universelle, celle de la lutte contre l’injustice, de la liberté d’expression, de l’engagement jusqu’au bout.

Ses chansons sont devenues des chants, régulièrement repris lors des mouvements de protestation chilien, comme en 2019 quand des milliers de manifestants ont chanté en chœur El Derecho de Vivir en Paz.

Caminando caminando,

Voy buscando libertad

Ojalá encuentre camino

Para seguir caminando(1)

En marchant, en marchant,

Je cherche la liberté

Pourvu que je trouve le chemin

Pour continuer à marcher

Malheureusement, le chemin qu’a trouvé Jara fut celui des milices pinochetistes. Ses héritiers doivent le poursuivre sans lui.

Références

(1)Caminando, caminando, 1970, album Canto Libre

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Cet article revient sur le parcours et les oeuvres d’une artiste majeure et longtemps méconnue, Suzanne Valadon.
Qui était Suzanne Valadon ?

Les femmes artistes ont souvent été laissées sur le côté et effacées de la mémoire collective : tel est le cas de Suzanne Valadon. On a davantage retenu les noms des hommes de son entourage (Degas, Toulouse-Lautrec, ou encore son fils Maurice Utrillo).

De son vrai prénom, Marie-Clémentine, Suzanne est née en 1865, et est originaire d’un petit village en Haute-Vienne. Elle s’installe à Paris (Montmartre) en 1870, et enchaîne les petits boulots, après avoir suivi une formation religieuse.

Elle devient rapidement modèle (après s’être essayée au cirque) et pose pour des peintres connus (Toulouse-Lautrec, Renoir, etc.) : c’est ainsi qu’elle observe les techniques, qu’elle se forme à la peinture. Elle n’a jamais eu accès aux grandes écoles d’art : les femmes en étaient majoritairement exclues à cette époque. Ce n’est qu’en 1897 qu’elles sont autorisées à passer les examens d’entrée à l’Ecole et Beaux-arts et l’Académie des Beaux-arts a longtemps limité le nombre de femmes à 15 (jusqu’en 1793)(1).

Les peintres pour lesquels elle pose, deviennent rapidement des inspirations à part entière : c’est le cas de Toulouse-Lautrec, avec qui elle entretient par la suite une relation amoureuse, ou encore de Degas, ami proche, qui possèdera nombreuses de ses œuvres. Une fois sa vie de modèle derrière elle, Suzanne Valadon continue néanmoins de s’inspirer des hommes de son entourage, comme son fils ou son mari, André Utter (qu’elle représente, à ses côtés, sur le tableau Adam et Eve, tableau transgressif pour l’époque), ou encore de ses nombreuses conquêtes.

Suzanne Valadon revendique par ailleurs une vie sexuelle en dehors des conventions classiques, comme le mariage (rappelons que nous sommes à la fin du 19ème siècle !). Sa transgression va plus loin : elle défraye la chronique avec ses tableaux représentant des corps nus, qu’elle peint au prisme du réel, sans les enjoliver. Suzanne Valadon est, ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui, une féministe.

Suzanne Valadon connaît de son vivant, le succès : elle expose régulièrement au Salon des Indépendants, au Salon de l’Automne, ou encore à la Galerie Bernheim-Jeune. Elle rejoint également la Société des Femmes artistes en 1933(2), quelques années avant de s’éteindre. Pourtant sa postérité dans la mémoire collective n’égalera jamais celle de Toulouse-Lautrec ou Utrillo

Peindre les corps, au prisme du réel

La spécialité de Suzanne Valadon (mais non pas son unique talent) est de peindre le nu, des autoportraits comme Autoportrait aux seins nus, 1931, et des nus de femmes et d’hommes. Pour l’époque, c’est transgressif : elle est une des premières femmes à le faire, c’est également une nouveauté de représenter les hommes nus. Surtout, elle ose ne pas lisser les corps, ils apparaissent tels qu’ils sont, marqués par le temps qui passe, par les évènements d’une vie. Les poils féminins, tout comme les sexes, ne sont en rien camouflés. Elle peint les corps, au prisme du réel. 3 œuvres de l’artiste sont profondément marquantes(3):

Tableau Vénus noire, 1919 (Centre Pompidou)

Exposée au Centre Pompidou, cette huile sur toile est particulièrement impressionnante : elle représente une femme nue, de couleur, qui se couvre le sexe. Il a été courant pour les artistes de peindre des personnes non occidentales : on peut penser à Gauguin, lors de sa découverte de Tahiti. Pour autant, de nombreuses peintures pourraient être qualifiées de « colonialiste » mettant en scène les corps de façon « exotique ». Ici, Vénus noire impressionne, par sa grandeur, son regard, et la sensation de réel renvoyée par le tableau.

Tableau Joy of life, 1911 (Metropolitan Museum of Art)

Exposée au Metropolitan Museum of Art, ce tableau a presque des airs de peinture religieuse. Ce qui l’éloigne de ce registre, est la présence d’un homme nu sur la droite et des attributs féminins qui sont mis en avant plutôt que cachés.

Tableau tireuse de cartes (1912, Musée de Montmartre)

Exposée au Musée de Montmartre, ce tableau représente une scène d’oracle (inspirée peut-être de ses essais au cirque ?), avec une dame qui tire les cartes à une femme nue allongée sur son canapé. Un point de lumière éclaire la poitrine de cette femme. Les attributs, le sexe, les poils, ne sont encore une fois pas dissimulés.

Ou retrouvez ses œuvres ?

Pour mesurer le talent de cette artiste, vous pouvez retrouver certaines de ses œuvres en France : au Musée de Montmartre à Paris (rue Cortot), où vous pouvez également visiter son atelier de l’époque ; au Centre Pompidou-Paris, telles que la Vénus noire. Une exposition spéciale lui était dédiée au Centre Pompidou-Metz, et a pris fin le 11 septembre 2023.

Références

(1)Dates clés de l’histoire des femmes et de l’art à retrouver ici : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Musees/Les-musees-en-France/Les-collections-des-musees-de-France/Decouvrir-les-collections/Les-femmes-artistes-sortent-de-leur-reserve/Informations-complementaires/Dates-cles#:~:text=1881%20%3A%20L’Union%20des%20femmes,arts%20et%20accro%C3%AEtre%20leur%20visibilit%C3%A9.

(2) La Société des Femmes Artistes est une association créée en 1931, et qui prendra fin en 1938. Elle organise des salons pour exposer annuellement les œuvres de femmes.

(3) La selection de ces trois œuvres est le choix de l’autrice. D’autres tableaux de Suzanne Valadon restent à découvrir pour mesurer l’entiéreté de son talent.

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« Siloé » de Paul Gadenne est une ode à la vie, célébration magistrale d’un retour à la conscience de la durée pure, lorsqu’elle se libère de la capitalisation du temps dans la diversion et l’inauthentique épreuve de l’existence contemporaine. Ainsi, tout lecteur qui entre dans l’oeuvre de Gadenne doit être prévenu qu’il s’engage dans un dialogue introspectif au terme duquel il est à peu près certain de ne pas sortir indemne.

J’entrai dans une librairie. Au détour de la rue de Chevreuse, perpendiculaire au boulevard Montparnasse ; une librairie modeste, parée d’un nom à consonances orientales, dont le murmure me paraissait semblable à une sorte d’incantation magique. Aussi m’aventurai-je, face à cette curieuse devanture verte, au fond de cette officine de l’âme, l’esprit empreint d’une certaine excitation d’enfant, jointe au plaisir de découvrir un nouveau livre.

Je demandai Gadenne, Paul, Gadenne avec deux « n » ; c’était important, afin de ne pas passer pour un novice lorsque l’on demande un auteur inconnu. Sans doute cela donne-t-il un avantage, celui de l’érudition, qui fait l’affaire de quelqu’un se lançant à la poursuite de la littérature, désireux d’en connaître plus sur les gens lettrés, ces panégyristes du livre. Toutefois, dans mon cas, cet avantage ne se réduisait qu’à quelques ouï-dire, quelques brefs éloges par trop emphatiques, que je jugeais, de prime abord, moins faire suite à la qualité littéraire de l’auteur, qu’à sa capacité à paraître « profond », mystérieux et donc inconnu du grand public.

L’ouvrage que je décidai de me procurer était Siloé, son premier roman, publié en 1941.

Un exorde aux allures et à l’atmosphère germanopratines, qui s’illustre par la tentative d’ascension sociale de Simon Delambre, un jeune étudiant à la Sorbonne, et disputant, auprès de ses consorts, une ambition partagée par tout intellectuel en puissance, à savoir, le passage de l’agrégation. Gadenne nous embarque dans une vie parisienne placée sous le signe du mouvement et de la gesticulation permanente, du fourmillement des attitudes, de positions sociales irréfragables, et d’histoires amoureuses brèves et passionnées. L’inverse d’une vie de débauche en somme, loin des guerres, de la misère, n’éprouvant l’angoisse que face à une feuille blanche, le crayon à la main, cherchant par tous les moyens à déterminer comment faire appel à Hésiode, Horace, ou bien Pascal, et régurgiter « toutes les notes qu’ils (Simon et ses camarades, ndlr) accumulaient aveuglément sur la syntaxe, le vocabulaire, la métrique et le style »(1); un petit cocon intellectuel et bourgeois, pour résumer, touchant là au cœur d’une forme de sociologie paradigmatique concernant la vie Parisienne, dans l’entre-deux guerres, au sein du 5ème, 6ème, voire 7ème arrondissement. L’intérêt du livre ne se situe bien évidemment pas dans cette famélique reproduction des grands romans français du 19ème – quoiqu’on puisse la trouver à la hauteur, sous certains aspects, stylistiques notamment – qui voudrait que notre héros Simon Delambre, passe l’entièreté du livre à tenter de gravir les échelons de la hiérarchie sociale, se donnant tout entier aux méandres inlassables de l’existence, faisant face à l’impuissance de la liberté et aux trahisons de ses congénères. Non, l’intérêt est ailleurs. Le cœur du livre ne démontre pas les conséquences d’une ascension, du cul-terreux vers le Tout-Paris, mais, inversement, il appelle à une forme de renoncement à tout idéal de puissance qui conduirait à entrer dans le tourbillon d’un « type déterminé de vie », pour paraphraser Nietzsche(2). Cet épisode ne forme en effet que le prélude de l’ouvrage (les cent premières pages environ), la fugue étant initiée par la survenue d’une maladie, la tuberculose. On précisera par ailleurs la teneur hautement biographique de l’ouvrage ; Gadenne ayant été atteint par la tuberculose en 1933, peu après sa réussite à l’agrégation (classé 18ème), il fut contraint de passer un séjour au sanatorium de Praz Coutant en Haute-Savoie, ce qui formera, dans le livre, le décor magique et idéal du Crêt d’Armenaz.

Simon, donc, encore à Paris, pressent monter en lui un mal qui se manifeste par des symptômes tels qu’une fatigue intense ou bien des stridors, relatés notamment dans un passage génial où ce dernier, réveillé en pleine nuit par un murmure curieux, tente de déterminer l’origine de ce « bruit de clapet qui s’ouvre et se referme », investiguant les moindres recoins de sa chambre, tentant d’apercevoir dans les arcanes de la pénombre le dénouement du mystère, avant d’en venir à la conclusion suivante : le bruit provient de son propre corps.

« Maintenant Simon avait peur. Ce timide message qui lui était adressé par son corps éveillait tout à coup son attention à un monde qui échappait entièrement à ses connaissances. C’était là ce qu’il y avait d’effrayant dans ce bruit, c’est qu’il le soumettait à l’inconnu. Ce petit bruit entrait soudain dans ses pensées, dans ses projets, dans ses amours. Il l’entendait battre en eux comme un cœur étranger qui a son rythme et sa volonté en lui. »(3)

L’angoisse croît à mesure que Simon tente, le plus possible, de nier le réel, et la souffrance que pourrait impliquer l’idée d’un mal inconnu que l’on porte en soi. Rien n’est plus terrible pour l’être humain que de se savoir impuissant à une douleur. Telles pourraient être les gesticulations de l’esprit que Simon entrevoit avant même de déterminer l’existence de sa maladie en lui donnant un nom. Mais, dans le même temps, l’attention se détache de l’habituel et du familier ; Paradoxalement donc, c’est le corps, haut-lieu de la « périphérie » de la connaissance disait Francis Ponge(4), qui ouvre un nouveau monde à la conscience de Simon. La maladie vient le détacher du dehors et le ramener vers l’intérieur, de sorte qu’il comprend, par une forme de connaissance instinctive allant au-devant de la raison, semblable à une préscience, que c’est à ce moment précis que sa vie se joue.

Ainsi Simon, s’allant voir le docteur Lazare, se voit réifié, saisissant son corps à travers sa défaillance, explorant une dimension essentielle à la réflexion philosophique, celle de l’étonnement(5) ; étonné de ne pas être « normal » dans la maladie, s’étonnant de la vision radiographique de ses (ces) deux poumons, justifiant la présence d’un « germe » par la nécessité de la contingence comme structure ontologique du corps : ce dernier toujours considéré comme extérieur au « soi », comme quelque chose de « sien » mais d’incorrigible.

« Simon contempla son squelette avec étonnement : c’étaient là ses vertèbres, ses côtes, telles que la nature les avait façonnées pour lui (…) ces deux masses grisâtres sur lesquelles se profilaient le dessin des os, c’étaient ses poumons ! Simon, prodigieusement intéressé, examinait cette photographie comme la carte d’un royaume dont on se sait le possesseur, mais non pas le maître (…) »(6)

Et Simon d’en conclure, par la pensée, qu’il suffit d’un rien, d’un germe misérable, pour troubler la vie paisible et sans malheur du citadin moyen, preuve – s’il n’en faut – que la fragilité d’un tel bonheur démontre une impuissance qui ne satisfait guère à l’authenticité même du concept ; aussi faudrait-il plutôt dire, accompagné de Spinoza, que : « l’expérience m’ayant appris à reconnaître que tous les événements ordinaires de la vie commune sont choses vaines et futiles, et que tous les objets de nos craintes n’ont rien en soi de bon ni de mauvais et ne prennent ce caractère qu’autant que l’âme en est touchée, j’ai pris enfin le résolution de rechercher s’il existe un bien véritable et capable de se communiquer aux hommes, un bien qui puisse remplir seul l’âme tout entière, après qu’elle a rejeté tous les autres biens, en un mot, un bien qui donne à l’âme, quand elle le trouve et le possède, l’éternel et suprême bonheur »(7). Voilà l’idée qui vient s’immiscer dans l’esprit de Simon, par le biais de la maladie : parvenir à trouver un bonheur durable, qui puisse se communiquer ; inversant les valeurs sociales de son temps en proposant de fermer les yeux, plutôt que de les ouvrir, afin de mieux transmettre la vie en retrouvant sa trace dans la conscience. C’est l’appel lancé par Gadenne dans son discours de Gap, prononcé le 11 juillet 1936, peu après son propre séjour en sanatorium dans les Alpes, à l’occasion de son affectation au lycée de la ville de Gap, située à une centaine de kilomètres de Nice.

« La plupart des hommes ne supportent ni l’immobilité ni l’attente. Ils ne savent point s’arrêter. Ils vivent mobilisés pour l’action, pour le remuement, pour le plaisir, pour l’honneur. Et pourtant c’est seulement dans les instants où il suspend son geste ou sa parole ou sa marche en avant, que l’homme se sent porté à prendre conscience de soi. Ce sont les moments d’arrêt (…) Toutes les heures où l’on attend ce qui ne doit pas venir, les chemins sans issus, les voyages sans but, les routes désertes, les jours de pluie, les petites rues de province où personne ne passe, les heures de panne, les journées de maladie, en un mot toutes les circonstances où il n’y a rien à faire (…) toutes les journées de notre vie que le sort a marquées de grands disques rouges, ces journées-là peuvent être pour nous les plus fécondes ; et je ne craindrai pas de dire que le monde appartient à qui sait se tenir immobile. »

La suite de Siloé prend dès lors tout son sens : Simon se retrouve pris au piège dans l’immobilité du Crêt d’Armenaz, contraint par la maladie à rester des heures entières de la journée sans rien faire, privé de ce qui semblait être pour lui la plus grande richesse, les livres ; affaibli par la tuberculose, se laissant tyrannisé par sœur Saint-Hilaire, « engrenage dans la grande machine sanatoriale », qui rappelle, sous certains aspects, l’atmosphère bureaucratique et froide du Château de Kafka. Alors qu’il se languit de son existence passée, regrettant la fraîcheur de la belle Hélène, l’austérité de son rival Elster, il fait la connaissance de quelques tuberculeux ; le misanthrope Massube, l’intellectuel Pondorge ou encore Cheylus le joueur d’échec mélancolique – pour ne citer qu’eux -, qui formeront une nouvelle ribambelle de personnages ; authentiques humains rappelant à l’esprit du lecteur (ainsi qu’à celui de Simon) qu’un malade, avant d’être un ostracisé social, est d’abord et avant tout vivant,  et sans doute davantage même, qu’un être en santé. Que pourrait bien-t-on voir, en effet, dans la maladie, autrement qu’une décrépitude axiologique de la vie saine, qu’un témoignage d’une condition misérable, faible, impuissante et chétive ? Transformer la maladie en moyen, plutôt qu’en fin, voilà le désir secret du valétudinaire, de ceux qui, attaqués par la vie, rongés par l’espérance secrète et chancelante de la guérison, sont transis par la douleur et la solitude. Or rappelons l’extraordinaire résistance qu’a l’être humain vis-à-vis de la souffrance ainsi que toute la témérité qui l’habite parfois dans les moments cruciaux ; entendons Montaigne dicter ses myriades d’anecdotes, ici racontant le trépas d’un malade :

« Et le prestre, pour luy donner l’extreme onction, cherchant ses pieds, qu’il avoit reserrez et contraints par la maladie : Vous les trouverez, dit-il, au bout de mes jambes. A l’homme qui l’exhortoit de se recommander à Dieu : Qui y va ? demanda-il ; et l’autre respondant : Ce sera tantost vous mesmes, s’il luy plait ; –Y fusse-je bien demain au soir, replica-il.–Recommandez vous seulement à luy, suivit l’autre, vous y serez bien tost.–Il vaut donc mieux, adjousta-il, que je luy porte mes recommandations moy-mesmes. »(8)

Qu’a-t-on conservé nous, enfants du 21ème siècle, héritiers de toute la peine misérable que constitue la menace de l’anéantissement de notre espèce, de cette formidable résistance à la peine et au chagrin qui habite les êtres de cet ancien temps, de ce courage face à la mort qui caractérise les peuples résolus ? Mourir certes, mais mourir avec panache, avec la dignité d’un architecte qui, voyant que tout son édifice s’écroule, ne pense qu’au bonheur de la reconstruction ; renouer avec le processus extraordinaire de la guérison, d’une vie qui panse ses blessures en se rendant plus allègre et plus réjouie. Comment expliquer en effet ce formidable retournement de situation qui fait dire à Gadenne, au fil de Siloé, puis, plus tard, de son discours, qu’une journée de maladie est une journée « féconde » ? Ne pourrait-on pas voir dans la guérison l’attitude active d’un corps qui regagne sa vigueur, nécessitant pour cela l’instauration d’une temporalité nouvelle, introspective, recentrant des forces sujettes à la dissipation dans l’atmosphère étouffante des villes et de l’industrie du milieu du 20ème siècle ? La patience est la vertu essentielle du malade, et le rien qui accompagne généralement l’expression « ne rien faire » devient l’opposé du néant : il devient réflexion, sagesse, et fécondité. Aussi faut-il voir l’expérience de la maladie comme la possibilité d’un second souffle guidé par un « gai savoir ».

« Ce livre aurait sans doute besoin de plus d’une préface (…). Il semble écrit dans le langage d’un vent de dégel : tout y est pétulance, inquiétude, contradiction, comme un temps d’avril, si bien qu’on y est constamment rappelé à l’hiver encore tout récent comme à la victoire remportée sur l’hiver, à cette victoire qui vient, qui doit venir, qui peut-être est déjà venue… La reconnaissance y coule à flots, comme si l’évènement le plus inespéré venait de se produire, la reconnaissance d’un convalescent – car la guérison était cet évènement le plus inespéré. Le Gai Savoir : voilà qui annonce les Saturnales d’un esprit qui a patiemment résisté à une longue et terrible pression – patiemment, rigoureusement, froidement, sans se soumettre, mais aussi sans espoir -, et qui tout d’un coup se voit assailli par l’espoir, par l’espoir de la santé, par l’ivresse de la guérison. »(9)

Ainsi Nietzsche évoque-t-il les conditions d’écriture de son ouvrage, l’impérieuse nécessité par laquelle il se sent porté par sa maladie – mystérieuse et atrocement pénible -, celle-ci orientant sa vie au gré des saisons, de la météorologie, et des périodes de crise qui ponctuaient son existence d’une antinomique conscience de l’amertume ; se sentant quelques fois le plus libre des êtres, l’esprit niché sur les cimes de l’Engadine Suisse, d’autres fois le plus malheureux des hommes, accablé par le poids de la souffrance et du mépris des siens. Il faut dire que Nietzsche partage avec Simon l’amour des saisons, et notamment du printemps, de ce cycle qui succède à l’hiver, préfigure l’été, symbolisant la renaissance, figurant la contradiction des extrêmes (hiver-été), l’éclosion des bourgeons, et la période des accouplements des espèces animales. Le printemps est semblable à la guérison du corps, aussi n’est-ce pas un hasard si c’est vers la fin de Siloé qu’il advient, constituant le troisième et dernier chapitre de l’ouvrage.

Que dire également du second élément (le premier étant la maladie) le plus important : la rencontre de Simon avec Ariane, personnage semblant se confondre avec les paysages grandiloquents de la Haute-Savoie, qui ponctuent l’exploration de cette temporalité instaurée par la conscience et offrent un regard nouveau sur le torrent, l’arbre sur la colline, la muraille d’Armenaz, les crêtes du Mont-Cabut, ou encore les plateaux des Hauts-Praz ? Débarrassé du souci, Simon retrouve une forme de présence première, un monde écologique, auquel il attribue la véritable destinée humaine, un sentiment de détachement pur ouvrant sur une indépendance absolue de l’être :

« Ce fut dans sa vie une révolution. Les sorties étaient brèves, mais jamais pareille saveur n’avait été concentrée comme alors en l’espace de quelques minutes. Simon s’étonnait d’avoir pu désirer si passionnément les êtres : seul, à midi, au milieu de la prairie, il n’avait plus besoin de rien. La terre lui suffisait. La terre était autour de lui, habillée d’herbes, de feuillages, de pierres. C’était une présence formidable. Elle venait contre lui, le prenait comme avec une main. Parfois elle se faisait caressante. Sur d’immenses étendues, les dernières chaleurs faisaient éclore çà et là, au ras du sol, des îlots mauves formés par les minces calices des colchiques, tandis que sur le front des bois, le long des pentes, couraient les premières flammes folles de l’automne. Simon ne se pressait pas de rentrer ; il n’avait aucune hâte de revenir à la vie commune ; la prairie était un résumé de tout : elle le comblait. Entre le sentier qui tournait et le torrent qui grondait à quelque distance, il connaissait un parfait bonheur. »(10)

La tâche initiale, la quête d’un bonheur infini et éternel dont nous parlions au début, est dès lors accomplie par Simon dans une contemplation d’un monde originel, précédant sa propre naissance individuelle, impliquant une puissance intérieure retrouvée, condition nécessaire à la vie active, c’est-à-dire capable de recentrer ses forces, et non à la vie passive, dispersée, capitalisée par le divertissement sourd de la modernité.  La figure d’Ariane, caractère fantomatique dont Simon semble peiner à saisir les attitudes – en témoigne l’obsession qu’il développe pour la photographie et la tentative de faire un portrait parfait et absolu de son visage -, est l’occasion d’un éveil amoureux que l’on perçoit à travers des dialogues philosophiques, métaphysiques, à l’opposé de ceux de la vie habituelle et familière. On imagine très bien, au fil de la lecture, ces deux personnages, se baladant dans des sentiers montagneux, disserter sur la vie, et échanger des paroles sur le bonheur, l’amour, la dépendance ou l’amitié. Ce qui est certain, c’est qu’Ariane symbolise l’éveil d’une vie qui prend conscience d’elle-même à travers la présence de l’autre ; autrement dit, c’est par la distinction que l’on parvient à se retrouver, en développant une mise en œuvre authentique de soi, prélude à la constitution d’une esthétique de l’existence.

Le véritable intérêt de la lecture de Siloé, finalement, se trouve peut-être dans cette formidable exploration d’une métaphysique oubliée ; dans la résistance aux assauts philosophiques, à l’appauvrissement des esprits, condition essentielle à toute industrialisation de la société, qui ne laisse aux ouvriers que « quelques bribes de beauté » comme le montre très bien Simone Weil dans La condition ouvrière, alors employée comme manœuvre sur la machine dans une usine. Gadenne en appelle ainsi à l’éveil des consciences face aux souffrances inévitables de la condition humaine – renouant avec une certaine conception tragique de l’existence empruntée aux anciens – afin, éventuellement, de parvenir à les distinguer de celles issues d’une soumission arbitraire et illégitime. Tout l’enjeu de Siloé se trouve ici : parvenir à transformer l’expérience humaine de la peine et de la douleur en beauté. Emporté par la maladie en 1956, Gadenne n’aura cessé de faire de sa vie individuelle les sources d’une philosophie de l’existence, trouvant dans la condition malheureuse qui fit de lui un être en souffrance, des raisons de demeurer joyeux et gai. 

Références

(1) Gadenne, Paul, Siloé, Éditions du seuil, p. 26

(2) Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, Gallimard

(3) Gadenne, Paul, Siloé, op. cit., p. 96

(4) Ponge, Francis, Proèmes

(5) « L’étonnement est un sentiment philosophique, c’est le vrai commencement de la philosophie » (théetète, Platon, 155d)

(6) Gadenne, Paul, Siloé, op. cit., p. 93

(7) Spinoza, traité de la réforme de l’entendement, I, 1

(8) Montaigne, Essais, livre I, chapitre 14 « que le goût des biens et des maux dépend en grande partie de l’opinion que nous en avons », pléiade.

(9) Nietzsche, le gai savoir, Préface à la deuxième édition, Folio/Essais

(10) Gadenne, Paul, Siloé, op. cit., p. 248

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Modesta, l’insoumission : critique et soif de tout, dans tout

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Modesta, l’insoumission : critique et soif de tout, dans tout

L’autrice n’avait jamais lu un livre comme L’art de la joie. Elle ne savait pas comment le résumer alors elle en a écrit un article. L’art de la joie est l’oeuvre principale de Goliarda Sapienza – elle y a consacré presque toute sa vie, et il n’est publié qu’après sa mort. Elle y raconte le personnage et le parcours initiatique de Modesta, née en Sicile en 1900.
Crédit photos : Archive Goliarda Sapienza/Angelo Maria Pellegrino

Modesta se méfie des discours, des mots « que la tradition a voulu absolus(1) » : « Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. » Car elle croit plus que tout à l’expérience depuis cet échange avec son mentor, Carmine :

-« Tu m’enseignes, Carmine, la sagesse de perdre ? J’ai parfois trop de colère dans le corps, et je voudrais apprendre.
– Eh, on peut enseigner tant de choses : monter à cheval, faire l’amour, mais on ne peut donner à personne sa propre expérience. Chacun doit se composer la sienne, avec les années, en se trompant et en s’arrêtant, en revenant en arrière et en reprenant le chemin.
– Et pourquoi ?
– Eh, si on pouvait enseigner l’expérience nous serions tous pareils ! »

La sienne s’acquiert par à-coups. A chaque évènement, nouvelle métamorphose soudaine de son existence, elle s’étonne : « Comment pouvais-je le savoir si la vie ne me le disait pas ? Comment pouvais-je savoir que le bonheur le plus grand était caché dans les années apparemment les plus sombres de mon existence ? S’abandonner à la vie sans peur, toujours… » J’ai appris tant de choses dans la vie, mais jamais à pressentir l’amour. Modesta ne vit que pour la « dissociation du temps » rendue possible à deux êtres qui s’aiment. Sa vie se termine par un amour romantique, mais cela aurait pu être n’importe quel amour imprévisible qui peuple son univers : ami·es, enfant·es, amant·e-s sans cesse en mouvement autour d’elle, grâce à elle. L’amour lui apprend peu à peu l’abandon. Elle se confie, laisse venir à elle les émotions les plus intenses. Lorsqu’elle baisse ses barrières et s’autorise des confidences, d’abord froide et distante, elle devient alliée. Ses descriptions de l’amour forment ainsi des paysages : « Dans les baisers j’oublie ses blessures. Oublier un instant et puis redécouvrir plus nets les traits que l’on aime. Sentir avec plus d’acuité le parfum de sa peau. Se retrouver enlacées après une longue absence. Pour en être sûre elle me touche le front de sa paume. Je prends ses doigts dans les miens… Ne la perdre jamais ! (…) Lui dire comment j’étais en réalité. » – et non pas qui. L’art de la joie énonce la complexité des êtres. Modesta s’abandonne aux années qui passent : « Peut-être que vieillir de façon différente n’est qu’un acte révolutionnaire de plus » pour son corps qu’elle incarne progressivement. « Dans l’anxiété de vivre j’ai laissé filer trop vite mon esprit », écrit-elle : Elle ne mourra donc qu’après, seulement après avoir appris encore d’autres façons de vivre, « l’art de voyager, et d’être heureuse d’observer un vase, une statue, une fleur ». De toute façon, la mort n’est qu’une « énième métamorphose. »

Malgré l’historique qu’elle dresse de sa propre vie, il n’y a pas de passé pour celle qui ne voit dans les ruptures que la promesse d’un après. « On ne retourne pas en arrière ! », s’exclame-t-elle alors que, rasée des suites d’une blessure au front, elle touche, nostalgique, les longues tresses d’autrefois. « L’avenir n’existe pas, ou du moins l’inquiétude pour l’avenir n’existe pas pour moi. Je sais que seulement jour après jour, heure après heure, il deviendra présent. » : seul le moment présent doit être pensé, conscientisé, accumulé. Modesta n’aime pas les regrets ; les souvenirs , eux, ont toute leur place en elle. Ceux des morts, d’abord, dont elle garde mémoire pour celleux qui restent : « Pouvoir du désir de garder en vie qui l’on aime ».

Leurs voix résonnent sans cesse et des extraits de dialogues précédents réapparaissent un instant, les font durer, encore un peu. J’ai écouté le podcast : « Comment écrire ce qu’on a dans la tête(2) ? ». Déjà, j’aimais le titre. Geneviève Brisac y explique que l’écriture féminine a ceci de particulier qu’elle reflète les pensées nombreuses et simultanées qu’il y a dans la tête des femmes. Et qu’alors, à l’écrit, l’intérieur polyphonique est retranscrit dans une narration irrégulièrement arythmique. Bien plus loin qu’une écriture monotone, ou peut-être pire encore, d’une écriture binaire. Brisac dit aussi que les femmes ont pris l’habitude de se voir de l’extérieur ; et que donc les écrivaines jouent particulièrement avec les narrateur·ices. Modesta est racontée à la première et à la troisième personne, et c’est bien, comme le dit Martin Rueff, le signe d’une dialectique heuristique entre fermeté de l’extérieur et grand doute intérieur.

Pour Modesta, lorsqu’une habitude se brise, il faut juste se déshabituer, puis s’habituer à une nouvelle. C’est à cet endroit précis que se lisent les fondements de sa liberté : « Non, elle ne les regrettait pas, elle regrettait seulement un mode de vie si longuement gravé dans ses émotions, qu’elle ne pouvait en changer d’une heure à l’autre. Elle devait accepter cette peur, et peu à peu s’habituer à cette solitude, qui désormais, c’était clair, apportait avec elle le mot de liberté (…) »

Certains passages ont la force déconcertante de bell hooks(3). Modesta critique ces femmes qui reproduisent ce contre quoi elles pensent, pourtant, se dresser : « Comme au couvent, lois, prisons, histoire édifiée par les hommes. Mais c’est la femme qui a accepté de tenir les clefs, gardienne inflexible de la parole de l’homme. (…) Tu te souviens, Carlo, tu te souviens quand je t’ai dit que seule la femme pouvait aider la femme (…) ? ». Elle critique la psychanalyse : « Qu’y a- t-il de maladif dans le fait de rechercher une joie que l’on a connue ou seulement imaginée ? La sérénité qu’il y avait entre Béatrice et moi, je l’ai aussi recherchée en toi et je l’ai retrouvée. ». Refuse que les doctrines érigées en science ne puissent qualifier quiconque de déviant·e.

D’années en années, d’une phase de sa vie à une autre, les promenades de Modesta s’énoncent par le leitmotiv de la nage. « On ne retourne pas en arrière ! (…) Et puis, à cette époque-là, je ne savais presque pas nager ! (…) Quand Modesta ne savait pas nager, la distance entre elle et ce regard la faisait trembler d’espérance et de peur. Maintenant seule une paix profonde envahit son corps mûr à chaque émotion de la peau, des veines, des jointures. Corps maître de lui-même, rendu savant par l’intelligence de la chair. Intelligence profonde de la matière… du toucher, du regard, du palais. Renversée sur le rocher, Modesta observe comme ses sens mûris peuvent contenir, sans fragiles peurs de l’enfance, tout l’azur, le vent, l’espace. Etonnée, elle découvre la signification du savoir que son corps a su conquérir dans ce long, ce bref trajet de ses cinquante ans. C’est comme une seconde jeunesse avec la conscience précise d’être jeune (…) » S’abandonner à l’intensité de sa vie et ses contradictions, du lourd-léger au long-court.

Parfois je me questionne sur ma légitimité d’écrire. Est-ce qu’écrire est une démonstration d’égo, est-ce qu’écrire c’est mettre de soi un peu partout, comme le déplorait un de mes amis au sujet d’un homme qui ornait tous les murs de Paris de sa signature ? Pourquoi écrire, si je lis des choses si belles ? Vivre dans l’illusion de rajouter « sa pierre » ? C’est peut-être comme ce que Jean- Pierre Bacri racontait sur le théâtre(4). Si un·e spectateur·ice sur cent, parmi son public, était touché·e par une scène, c’est pour ce 1% qu’il jouait. J’espère être lue et que l’on comprenne ce qui m’a touchée dans Modesta, et toucher à mon tour pour créer un espace d’échange. Rajouter des lignes de mots encore parmi toutes les formes qui existent déjà, tenter de décrire l’insaisissable Modesta. Remercier la quête absolue de Goliarda Sapienza d’écrire la vie d’une autre, la sienne, ou juste « un palais aux mille portes d’entrée, où chaque lecteur(·ice) éprouve une émotion singulière, toujours renouvelée(5). » Qui sait dans quelle interstice chacun·e saura pénétrer.

Références

(1)Tous les éléments entre guillemets sont des extraits de Goliarda Sapienza, L’art de la joie, Paris, Le Tripode, 2016.

(2)Géraldine Muhlmann, Avec Philosophie, « Comment écrire ce qu’on a dans la tête ? Avec Geneviève Brisac et Martin Rueff. » France Culture, 02/02/2023, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/ podcasts/avec-philosophie/comment-ecrire-ce-qu-on-a-dans-la-tete-7369754

(3)bell hooks, La volonté de changer, Paris, Divergences, 2021.

(4)Anaïs Kien, Toute une vie, « Jean-Pierre Bacri (1951-2021), tellement libre ». France Culture, 03/12/2022, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/toute-une-vie/jean-pierre-bacri-1951-2021- tellement-libre-9533932

(5)Cette phrase figure en quatrième de couverture de l’édition 2022 de Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard : Folio classique.

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Jean Barois, ou l’épopée d’un libre penseur

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Jean Barois, ou l’épopée d’un libre penseur

Dans cet article, Milan Sen revient une nouvelle fois sur un livre du Prix Nobel de la littérature Roger Martin du Gard. Jean Barois explore les pérégrinations religieuses et intellectuelles d’un homme de son temps, entre quête de sens et rejet de la tradition catholique.

La fin du XIXe siècle et la consolidation de la IIIe République voient l’acmé de la “Guerre des deux France”(1) entre républicains et catholiques. Roger Martin du Gard nous offre dans Jean Barois le portrait biographique d’un homme enchaîné dans ce conflit latent. Il donne à voir les méandres de vie d’un homme autant ancré dans son époque que déstabilisé par ses propres inquiétudes métaphysiques.

Le lecteur de cet article est prévenu : aucun divulgâchage ne lui sera épargné.

La rupture avec le monde catholique

Jean Barois naît au sein d’une famille catholique dans la seconde moitié du XIXème siècle, alors que ce même catholicisme subit les coups de boutoir des républicains et laïques. Le père de Jean n’est lui-même pas un très bon chrétien, c’est à peine s’il se rend à la messe pour Pâques. Cet atavisme critique se retrouve chez son fils, qui très rapidement dans le roman montre des signes d’éloignement vis-à-vis de la religion qui est encore d’Etat. 

Au fil des premières pages, Jean s’entretient à de nombreuses reprises avec des prêtres qui, eux aussi, sont soucieux de la Raison avec un grand R. Notre protagoniste est heureux de voir que sa suspicion à l’égard des superstitions catholiques est partagée même au sein du corps ecclésiastique. Mais, au fur et à mesure que le temps passe, les doutes se muent en incertitudes, puis les incertitudes en scepticisme. Ses amis religieux, ceux-là même qui l’ont soutenu dans sa démarche critique, ne peuvent plus – intellectuellement – accepter que Jean voue la religion aux gémonies. 

Ce conflit entre libre pensée et foi inébranlable se redouble au domicile conjugal. Sa femme, qu’il a épousée jeune, est dévote. Parallèlement à la tension qui se joue dans son esprit entre scepticisme et croyance imprimée dans sa tendre jeunesse, se joue une lutte entre mari et femme. Cette lutte atteindra son apogée lorsque Jean s’avouera enfin à lui-même, et à sa femme, qu’il ne croit plus en Dieu. Son scepticisme s’est muté en incroyance brute. La rupture entre sa femme – qui attend pourtant son enfant – et lui devient inévitable. Jean Barois quitte son hameau familial pour rejoindre Paris. 

Le combat pour la Raison

Arrivé dans la capitale, le personnage créé par Roger Martin du Gard découvre un nouvel univers, de nouveaux champs sociaux. Il s’ouvre aux milieux républicains, intervient dans des séminaires à travers l’Europe, et prend après quelque temps une décision qui va changer sa vie. Jean Barois décide de fonder une revue, Le Semeur, avec ses amis (toute ressemblance avec des personnages contemporains existants serait purement fortuite). La petite troupe, à l’orée de leur trente ans, ferraille contre tous les dogmes et toutes les métaphysiques. L’atmosphère intellectuelle de la fin du XIXème siècle est admirablement bien dépeinte par le Prix Nobel de littérature, alors que le positivisme hérité d’Auguste Comte est à son acmé. Les avancées du siècle en sociologie et en biologie donnent à ces jeunes hommes une confiance aveugle en la science. Aux âges théologique puis métaphysique doit désormais se substituer l’âge positif. 

Puis vint ce qu’on n’appelait pas encore “l’Affaire”, celle de Dreyfus. La revue – qui tire désormais à plusieurs milliers d’exemplaires – va prendre à bras-le-corps la défense du capitaine injustement condamné. On suit sur une centaine de pages le périple des jeunes libres penseurs face à l’Etat et l’Armée, tous deux coupables d’avoir fait condamner un juif innocent. A leurs idées anticléricales s’ajoute désormais une passion, qu’on pense inébranlable, pour la justice.

Mais, parce qu’il y a un mais, arrivent ensuite les déconvenues qui font suite à l’Affaire. Avec les années, les “vainqueurs” de l’Affaire parviennent au pouvoir. Jean Barois fait sienne la phrase de Péguy qui dit que “tout commence en mystique et finit en politique”(2). Les désillusions l’assaillent, lui et ses amis, en voyant la libre pensée récupérée par la classe politique française – notamment le cabinet Waldeck-Rousseau qui choisit de faire du transfert des cendres de Zola au Panthéon un événement national. Leur combat, qui fut pourtant si beau et héroïque, leur paraît a posteriori gâché. 

“L’âge critique”

Tout au long de l’Affaire Dreyfus, et dans les années qui suivent, l’anticléricalisme de Jean Barois est constant. Il reste sa première bataille et sa bataille première. Et pourtant, un soir d’accident de “voiture” (s’entend au sens du XIXème siècle, plutôt calèche), alors qu’il croyait la mort arrivée, son premier réflexe fut de réciter un “Je vous salue Marie”… A son réveil à l’hôpital, la première chose qu’il fit lorsque son état le lui permit fut de rédiger un testament, une sorte de credo à l’envers, au cas où il céderait de nouveau aux sirènes de l’opium du peuple avant de mourir. Il y écrit qu’il affirme ne pas croire en Dieu, et affirme la supériorité de la science sur toute superstition cléricale. Ce petit testament est conservé à l’abri des regards, tout près de lui.

Cet incident est suivi d’infléchissements intellectuels, progressifs mais non sans conséquence. L’âge positif, voulu par Auguste Comte et encouragé par Jean Barois et ses camarades grâce au Semeur, s’avère être un échec. La science progresse, certes, mais ne remplacera jamais la religion comme eschatologie. Aujourd’hui, en 2022, il est ardu de comprendre que pour une partie des élites culturelles françaises, la recherche scientifique a pu paraître comme la finalité de l’humanité, son unique dessein et le remède à tous ses maux (tant théoriques que relatifs à la quête de sens). Albert Camus dira à propos de cet ouvrage qu’il est “le seul grand roman de l’âge scientifique, dont il exprime si bien les espérances et les déceptions”(3).

Les années passant, Jean Barois commence à mettre en doute son irréfutable athéisme. A un jeune rédacteur de sa revue venu lui indiquer son nouveau projet d’article antireligieux, il lui rétorque que le doute vaut mieux que l’affirmation dogmatique. Il ajoutera même, « et pourquoi pas l’existence de Dieu ? ». Alors qu’on pourrait à ce moment du livre craindre un cheminement facile vers le catholicisme, Jean Barois conserve toute sa fougue laïque lorsque deux jeunes nationalistes – qu’on devine maurrassiens – tentent de lui prouver la supériorité du catholicisme pour l’organisation de la société. Ainsi Jean se retrouve entre deux eaux, aussi critique vis-à-vis des catholiques intransigeants que méprisant à l’égard des jeunes athées qui se moquent de l’hypothèse « Dieu ». En réalité, là est notre théorie, ce n’est pas tant la religion que Jean recherche que le sacré, quel qu’il soit. Celui-ci transparut tout d’abord dans sa libre pensée de jeunesse, puis dans sa fougue libérale en faveur de la défense du capitaine Dreyfus. Le sacré permet de donner du sens à la vie(4), chaque société en a besoin, et notre protagoniste n’échappe pas à la règle. Jean dit ceci à un jeune collègue de sa revue : « Non, non, la conscience humaine est religieuse, en son essence. Il faut l’admettre comme un fait…Le besoin de croire à quelque chose ! … Ce besoin-là est en nous comme le besoin de respirer ».

Alors que la vieillesse s’approche à grand pas, Jean sent l’angoisse de la mort approcher. La science, qu’il a tant chérie et pour qui il a dédié sa vie, ne lui est plus d’aucun secours. Savoir que dans 10 000 ans peut-être on résoudra le secret de l’univers ne l’intéresse plus, ce qu’il veut c’est soulager sa terreur immédiate de la mort. Dès lors, revenu auprès de sa femme après moults péripéties, il s’ouvre au catholicisme, non pas à celui des symboles et des rites, mais à celui de la passion, de la ferveur religieuse. Alors, à l’heure où la mort effleure son visage de sa faucille, il s’accepte désormais pleinement en tant que chrétien. Sa conversion est finie. L’histoire aurait pu s’arrêter là, celle du triptyque émancipation – désillusion – (re)conversion.

Sa femme et le prêtre qui l’accompagnent jusqu’à son dernier souffle découvrent, à côté de lui, son fameux testament :

 

« À OUVRIR APRÈS MOI. »

« Ceci est mon testament. 

Ce que j’écris aujourd’hui, ayant dépassé la quarantaine, en pleine force et en plein équilibre intellectuel, doit, de toute évidence, prévaloir contre ce que je pourrai penser ou écrire à la fin de mon existence, lorsque je serai physiquement et moralement diminué par l’âge ou par la maladie. Je ne connais rien de plus poignant que l’attitude d’un vieillard dont la vie tout entière a été employée au service d’une idée, et qui, dans l’affaiblissement final, blasphème ce qui a été sa raison de vivre, et renie lamentablement son passé.

En songeant que l’effort de ma vie pourrait aboutir à une semblable trahison, en songeant au parti que ceux dont j’ai si ardemment combattu les mensonges et les empiètements ne manqueraient pas de tirer d’une si lugubre victoire, tout mon être se révolte, et je proteste d’avance, avec l’énergie farouche de l’homme que je suis, de l’homme vivant que j’aurai été, contre les dénégations sans fondement, peut-être même contre la prière agonisante du déchet humain que je puis devenir.

J’ai mérité de mourir debout, comme j’ai vécu, sans capituler, sans quêter de vaines espérances […] »

Jusqu’après la mort, le libre penseur aura vaincu le croyant torturé par le néant.

 

Références

(1)Poulat Emile, Liberté, Laïcité, la guerre des deux France et le principe de modernité, Cerf, 1987.

(2)Péguy Charles, Notre jeunesse, Gallimard, 1910.

(3)Albert Camus Roger Martin du Gard préface aux Œuvres complètes de Roger Martin du Gard, t. I, Gallimard, Paris, 1955, p. XV.

(4)Voir sur le sujet la pensée de Régis Debray, notamment mise sur papier dans Debray Régis, Jeunesse du sacré, Gallimard, 2012.

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Recension de l’ouvrage Eurafrique. Aux origines coloniales de l’UE, de Peo Hansen et Stefan Jonsson

Culture

Recension de l’ouvrage Eurafrique. Aux origines coloniales de l’UE, de Peo Hansen et Stefan Jonsson

Pour Le Temps des Ruptures, Adrien Félix a lu le livre Eurafrique. Aux origines coloniales de l’UE, des professeurs Peo Hansen et Stefan Jonsson, publié en 2014 et traduit en français en 2022 aux éditions La Découverte.
Introduction

L’entreprise des professeurs Hansen et Jonsson apparaît de prime abord comme une gageure. Avec leur ouvrage, publié en 2014 en anglais, ils n’entendent rien de moins que dévoiler –littéralement – les origines coloniales de l’Union européenne. Le pari semble hasardeux, tant il est vrai que dans un certain imaginaire commun, dont on peut se risquer à croire qu’il est assez largement partagé, l’Union européenne est avant tout synonyme de paix, d’égalité et de modernité. Aux yeux de générations de citoyennes et citoyens européens, la construction européenne s’est sans doute réalisée bien loin des affres de la colonisation, voire à l’encontre de celles-ci. Que le lecteur soit d’emblée averti : il ne s’agit pas là de l’opinion des auteurs de l’ouvrage étudié.Précisément, les deux professeurs de l’Université suédoise de Linköping, respectivement spécialistes de sciences politiques et d’ethnic studies, s’ingénient à démontrer qu’au rebours des représentations dominantes, des questions coloniales et géopolitiques ont joué un rôle de premier plan dans la création de l’Union européenne. À cette fin, ils font le détail minutieux des tractations et négociations politiques ayant mené à la signature, le 25 mars 1957, du traité de Rome instituant la Communauté économique européenne (CEE), matrice de l’actuelle Union. Cette analyse approfondie s’inscrit dans le cadre d’un examen plus vaste, déployé tout au long de la première moitié du XXe siècle, des perceptions nationales de certains pays européens et de leurs élites intellectuelles et économiques, quant à la place et à l’avenir de l’Europe. C’est à l’endroit de cette introspection existentielle et angoissée que l’Afrique entre en scène, devenant la planche de salut d’un vieux continent en déroute.

Au cœur de l’étude menée par les auteurs se trouve un mot – Eurafrique – dont on peine au premier abord à saisir les contours et les significations. S’agit-il d’une notion historique, d’un terme géographique, d’un projet politique ou bien d’une entreprise économique ? Peut-être tout cela à la fois ? L’ouvrage tente d’élucider cette véritable nébuleuse qui surgit et resurgit au fil des décennies sous diverses formes et ambitions. Cette tentative découle du double constat d’un déficit d’investigation historique au sein des études européennes et d’une construction réciproque d’une histoire officielle de l’Union européenne, basé sur un récit fondateur tenant plus du mythe que de la scientificité. Or « la substitution du mythe à l’histoire est dangereuse » nous avertissent les auteurs qui, se faisant historiens, entreprennent d’établir – ou plus justement de rétablir – une vision plus exacte du passé.  Ils le font avec l’exigence et la rigueur d’une « discipline scientifiquement conduite », pour reprendre les mots de Marc Bloch(1), et l’on ne peut qu’imaginer les innombrables heures passées à explorer, entre autres, les fonds des Archives historiques de l’Union européenne à Florence. Confrontant l’historiographie consacrée de l’intégration européenne à l’épreuve des faits, le livre révèle progressivement une relation entre celle-ci et le colonialisme. Parallèlement aux premières tentatives d’unification de l’Europe qui se manifestent à l’aube du XXe siècle et durant les décennies qui suivent, l’on observe comme en regard, des efforts accomplis pour maintenir ou plutôt réinventer le système colonial en Afrique. Ces deux mouvements conjoints émergent après la Première Guerre mondiale, dans une Europe fracturée et instable qui ne tarde pas à se sentir à l’étroit entre deux superpuissances émergentes. Dans ce contexte, les regards se tournent peu à peu vers le sud, et nombre de responsables politiques et intellectuels européens commencent à considérer l’Afrique, ses territoires et ses ressources, comme un potentiel « remède aux maux européens ». Aussi, la perspective de l’exploitation et du développement mutuels du continent africain apparaît progressivement comme un élément fédérateur, un projet suffisamment « attractif et bénéfique […] pour que les États européens acceptent de faire cause commune ».

Cette vision géopolitique qui se révèlera d’une fertilité d’idées et d’imagination inouïe porte, selon les auteurs, le nom d’Eurafrique. Faut-il donc voir entre le processus d’intégration européenne – tel qu’il se concrétisera par la création de la CEE – et le prolongement de la mainmise occidentale en Afrique plus qu’une simple relation ? S’agirait-il bien davantage d’une corrélation, et partant, d’un rapport dont les deux termes ne vont pas l’un sans l’autre, où l’un implique l’autre et réciproquement ? Telle est la question à laquelle l’ouvrage d’Hansen et Jonsson tente de répondre dans une démarche intellectuellement salutaire, consistant à mettre les pieds dans le plat et à regarder l’histoire, notre histoire, en face. 

Une histoire oubliée

De l’aveu des auteurs eux-mêmes, leurs travaux sont nés d’une curiosité à l’égard de la relation qu’entretient l’Union européenne avec les outre-mer, classés entre les régions ultrapériphériques (RUP) et les pays et territoires d’outre-mer (PTOM). Plus précisément, c’est l’indifférence de la littérature consacrée à l’intégration européenne à l’endroit de ces derniers qui les a intrigués, alors même que les enjeux économiques et géopolitiques dont ils sont porteurs ne sont plus à démontrer. Or ce désintérêt – scientifique mais aussi institutionnel – serait plus largement symptomatique d’une réticence de l’Union européenne à aborder l’histoire et l’héritage du colonialisme. Réticence qui proviendrait d’un récit originel lui-même sciemment détourné d’une histoire internationale, dissocié des processus de colonialisme et de décolonisation pourtant à l’œuvre dans le même temps. Loin des affaires internationales, l’histoire de l’intégration européenne est alors assez naturellement une histoire européenne, celle d’une conquête de la paix et de la prospérité, guidée par des idées progressistes. Cet eurocentrisme est identifié comme l’une des causes ayant conduit à une interprétation sélective de l’histoire, à vocation principalement mythique et fondatrice d’une identité européenne naïve et idéalisée. Entretemps, il sera sans doute clair que l’ouvrage s’inscrit en faux contre cette conception originelle et réfute explicitement le récit dominant de l’histoire de l’Union européenne. Avec certainement l’ambition de se défaire du tropisme européen auquel ils sont eux-mêmes exposés, les auteurs déplacent le champ d’analyse prévalant jusqu’alors pour mieux replacer le rôle de la construction européenne dans les affaires internationales, et plus précisément dans sa relation avec l’Afrique. Ce faisant, ils mettent en lumière l’histoire oubliée de l’Eurafrique.

L’Eurafrique, un « psychodrame historique et géopolitique »

C’est en trois étapes, considérées comme décisives, que les auteurs décident de retracer l’histoire de ce qu’ils appellent le projet eurafricain. Leur analyse fait remonter les origines de l’Eurafrique aux débats d’entre-deux-guerres sur la « crise de l’Europe », dont certaines idées seront progressivement mises à exécution après la Seconde Guerre mondiale avant que le régime d’association de l’outre-mer prévu par le traité de Rome de 1957 en constitue le point d’orgue. Sur plus de 350 pages, mentalités, discours, rapports techniques, correspondances, presse sont scrutés avec attention, afin de mettre en exergue l’importance historique et géopolitique du thème eurafricain. « Thème », voilà peut-être le mot le plus éclairant parmi tous ceux employés dans l’ouvrage ! En termes de musique, il désigne une phrase musicale sur laquelle on fait des variations. Il faut bien voir la difficulté de définir un objet évoluant sur près d’un demi-siècle, en des lieux et par des protagonistes divers et variés. Mais l’ouvrage s’attache justement à démontrer, au-delà de contextes nationaux et internationaux parfois bien différents, au-delà des contingences et des variations, la continuité de ce thème. Pour bien le saisir, un effort de définition s’impose, à tout le moins un effort de délimitation, qui parfois manque au lecteur pris dans un tourbillon d’informations, d’acronymes et de dates.

Une méthode au service d’une nécessité

Quatre aspects sont structurants dans la création de l’Eurafrique en tant qu’entité historique et projet politique. Le premier est celui du sentiment de supériorité raciale de l’Europe vis-à-vis de l’Afrique. La chose est incontestable au sortir de la Première Guerre mondiale, où la présence de troupes coloniales – composées de soldats non blancs – sur le territoire européen pour occuper les provinces rhénanes d’Allemagne, révèle un racisme exacerbé qui fait pendant à la tentative de « reconnaissance de la race européenne comme nation occidentale ».(2) Le deuxième aspect concerne les premières tentatives d’unification européenne qui émergent, là aussi, à l’issue du conflit. Dans ce contexte, le mouvement pour une Union Paneuropéenne incarné en la très influente personne du comte autrichien Richard Coudenhove-Kalergi – lui-même hanté par le déclin de l’Europe face aux grandes puissances émergentes – jouera un rôle de premier plan dans la théorisation de l’Eurafrique. Le troisième aspect, proche du premier, renvoie à un regain d’intérêt pour la géopolitique lié aux velléités de compensation des pertes coloniales subies par certains pays, en particulier l’Allemagne. Enfin, le quatrième aspect qui structure l’idée eurafricaine selon les auteurs, est la contradiction entre l’affirmation du principe d’autonomie nationale observable en Europe et les réalités de la domination coloniale qui perdurent en Afrique. Dans ce cadre, l’Eurafrique apparaît à la fois comme une nécessité et une méthode. Une nécessité, puisque l’Europe est fragilisée et que le redressement économique et politique auquel elle aspire exige ressources et matières premières dont l’Afrique dispose. Une méthode, car seule l’exploitation conjointe de ces ressources semble suffisamment prometteuse pour faire advenir le redressement espéré – raison suffisante pour considérer l’unification européenne. « L’Afrique ne sera à notre porté que si l’Europe s’unit » résume Coudenhove-Kalergi.

De l’utopie eurafricaine à l’ancrage institutionnel

Les premiers temps de l’Eurafrique, ceux de l’entre-deux-guerres, sont marqués par un ensemble de travaux intellectuels utopistes, tous imprégnés par l’idée d’une prétendue « mission civilisatrice » dont serait investie l’Europe et ses nations. Cette vertueuse vocation sert en réalité de paravent pour des projets visant essentiellement à solutionner des problèmes européens. Devant la surpopulation inquiétante de l’Europe, des eurafricanistes convaincus tels que le français Eugène Guernier ou l’italien Paolo Orsini di Camerota élaborent des plans d’immigration de masse de résidents européens vers l’Afrique, promettant de résoudre du même coup le problème de chômage des premiers et celui du développement qu’ils pointent chez le second. D’autres penseurs de l’Eurafrique à l’image de l’architecte allemand Herman Sörgel proposent des projets technologiques plus chimériques encore, visant ultimement à opérer l’union naturelle entre les continents européen et africain. Ainsi de son projet « Atlantropa » consistant à bâtir un immense barrage sur le détroit de Gibraltar et censé offrir à l’Europe une production d’énergie abondante est à terme, un passage à sec entre les deux continents. À chaque fois, la réussite de ces projets est présentée comme dépendant d’une indispensable coopération européenne et, là encore, la doctrine de Coudenhove-Kalergi est éloquente de l’air du temps : « Sauver l’Afrique pour l’Europe, c’est sauver l’Europe par l’Afrique ».

La Seconde Guerre mondiale marquera un point d’arrêt à l’engouement eurafricain déjà mis en difficulté par la montée des luttes anticoloniales dont l’ONU devient progressivement la caisse de résonance. Si les projets eurafricains de la première moitié du XXe siècle restent lettre morte, l’intérêt européen pour l’Afrique reste inchangé au sortir de la guerre. Bien plus, le constat renouvelé et empiré de la décadence européenne ainsi que de la domination américaine et soviétique conduit à la résurgence du courant eurafricain qui prétend alors pouvoir mettre sur pied « une troisième force mondiale », ou plus lyriquement « ce bloc colossal qui [s’étend] de Lille à Brazzaville et d’Abéché à Dakar » pour reprendre les mots de François Mitterrand.(3)Aux utopies des premiers temps, succèdent des projets bien plus réalistes qui trouveront un cadre favorable dans les premières organisations et institutions engagées dans le processus d’intégration européenne. En ce sens, tant l’Organisation européenne de coopération économique (OECE, 1948) que le Conseil de l’Europe (1949) feront de la coopération coloniale en Afrique l’une de leurs priorités. Même l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN, 1949) revêtira une certaine dimension eurafricaine – sous une forme cette fois-ci stratégique et militaire – puisque le gouvernement français présentera lors des négociations l’inclusion de l’Algérie comme une condition sine qua non de la signature du traité. Ces nombreuses initiatives sont appréhendées par les auteurs comme autant de tentatives de maintenir les bénéfices d’un système colonial sérieusement ébranlé par la Seconde Guerre mondiale. En contradiction totale avec la Charte des Nations Unies énonçant dès 1945 le « principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes », cette entreprise doit peu à peu faire face au vent de l’indépendance qui se lève sur les territoires colonisés. Les termes du problème, tel qu’il se pose alors dans l’esprit de nombreux dirigeants européens, sont contenus tout entier dans l’expression suivante tirée des archives du Comité national du patronat français : « Comment faire pour partir en restant ? ».(4) Un exemple topique à cet égard, est à trouver dans la reconversion dans les années 1960 des administrateurs coloniaux dans le développement, ces derniers devenant ainsi les premiers coopérants.

L’Eurafrique opérationnelle

Après l’analyse des premiers pas de l’intégration européenne dans les années 1945-1954 – dont le principal succès sera par ailleurs la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) par la signature du traité de Paris le 18 avril 1951 – les auteurs en arrivent au cœur de leur démonstration : les négociations du traité de Rome (1955-1957). Alors qu’est discutée la mise en place d’un marché commun dans ce qui deviendra la CEE, la France fait d’entrée de jeu de l’intégration des PTOM audit marché, une condition de sa participation. Elle « ne peut sacrifier sa vocation africaine à sa vocation européenne » écrit Gaston Defferre en mai 1956, alors ministre des Affaires étrangères, au président du Conseil Guy Mollet. L’injonction française reçoit d’abord un accueil réservé des partenaires de négociations, hormis des Belges qui menés par Paul-Henri Spaak contribuent à reformuler la demande française en une proposition d’association de l’outre-mer au marché commun. L’argument franco-belge reprend d’ailleurs l’antienne bien connue du principe eurafricain : un marché commun européen intégrant les colonies offrirait à l’Europe la chance de retrouver sa position géopolitique d’antan. Dans ce contexte, la crise du canal de Suez – énième rappel du rôle secondaire des puissances européennes sur l’échiquier international – constituera un tournant décisif et proprement catalytique des négociations. Au fil de leur récit, se dessine un consensus des élites au pouvoir dans les pays d’Europe occidentale en faveur d’un lien entre la CEE et l’Eurafrique, et l’on découvre avec intérêt que les plus fervents promoteurs de la construction européenne sont aussi ceux qui œuvrent le plus ardemment à l’établissement de ce lien. Robert Schuman en France, Paul-Henri Spaak en Belgique, Konrad Adenauer en Allemagne de l’Ouest, ces « pères fondateurs » – pour ne citer qu’eux – approuvaient à la fois l’idée d’une mission civilisatrice en Afrique et l’association au projet d’intégration européenne d’un projet impérial renouvelé.(5) Aussi, si l’Eurafrique est toujours présentée comme la promesse d’un meilleur destin pour l’Afrique, « une chance de bénéficier des opportunités de l’Europe » selon Guy Mollet, il est symptomatique de noter que les représentants africains n’auront pas voix au chapitre tout au long du processus de négociation, ce que ne manquera pas de dénoncer Léopold Sédar Senghor devant l’Assemblée nationale.

Finalement, le moment décisif de ce que les auteurs appellent sans ambages « l’accord colonial de la CEE », sera la réunion des Premiers ministres des six États fondateurs les 19 et 20 février 1957, à l’Hôtel Matignon, à Paris, sous la présidence de Guy Mollet. La question de l’association des PTOM au marché commun et celle du financement d’un fonds d’investissement destiné à ces territoires étaient devenues, à ce stade, le nœud de l’affaire. L’accord, enfin trouvé à cette occasion, sera codifié dans la quatrième partie du traité de Rome aux articles 131 et 136 et prévoira la création, par étapes, d’un marché commun eurafricain. À en croire l’article 131, §3, cette association « doit en premier lieu permettre de favoriser les intérêts des habitants de ces pays et territoires et leur prospérité́ ». Voilà qui contraste singulièrement avec les révélations qui se dégagent de l’ouvrage de Peo Hansen et de Stefan Jonsson. Ces derniers envisagent en effet l’association des PTOM à la CEE non pas comme une entreprise de « promotion du développement économique et social » des premiers – comme le laisse entendre le traité – mais bien plus, comme la réalisation, l’institutionnalisation d’un projet latent et servant essentiellement les intérêts européens nommé Eurafrique. Leur enquête prétend ainsi donner raison au constat dressé par l’un des nombreux promoteurs de l’Eurafrique dans l’entre-deux-guerres selon lequel « une économie européenne sans base coloniale est une chimère ».(6)

Une histoire contemporaine ?

Du point de vue historique, l’étude du thème de l’Eurafrique s’arrête donc dans l’ouvrage avec la conclusion du traité de Rome en 1957. Pour autant, la prétention des auteurs n’est pas seulement de faire la lumière sur une histoire largement tombée dans l’oubli. Ils entendent bien davantage avertir le lecteur, en dépit des apparences, de l’influence contemporaine du projet eurafricain dans la politique de l’Union européenne et dans les conceptions d’une partie de la classe dirigeante. Exhumer cette histoire est à leurs yeux « la seule façon de comprendre les structures profondes des relations UE-Afrique actuelles ». C’est aussi, sans nul doute, une façon d’éclairer les relations qu’entretient la France avec l’Afrique, la première ayant joué un rôle de premier plan dans ce long récit. À celles et ceux qui seraient tentés de croire que l’Eurafrique est de l’histoire ancienne, l’on pourrait se contenter d’évoquer ce passage d’un discours du Président Sarkozy prononcé à Dakar en 2007 : « ce que veut faire la France avec l’Afrique, c’est préparer l’avènement de l’Eurafrique, ce grand destin commun qui attend l’Europe et l’Afrique ».(7) Aussi, si l’on peut regretter que le livre ne pousse pas davantage  l’analyse de l’actualité du sujet, il nous fournit tout au moins – en nous dessillant les yeux sur les origines de la construction européenne – les clefs pour le faire.

À l’ère de la montée en puissance de l’ultracrépidarianisme, de la cancel culture ou du grand malaise des mémoires, confronter nos représentations aux réalités historiques est l’exigence du moment. L’insécurité historique que diagnostique l’historien Patrick Weil(8) en France – pointant les lacunes dans la connaissance de la propre histoire nationale – est révélée avec force par les professeurs Hansen et Jonsson pour ce qui concerne les citoyens européens. À cet égard, et pour rassurer ceux que le passé effraie, il ne s’agit pas là d’un acte de culpabilité de plus, mais d’un acte de clairvoyance. Reconnaître la réalité historique d’une idéologie impériale raciste fait partie du nécessaire rééquilibrage des relations entre l’Union européenne et l’Afrique.(9) En dénonçant pour faire changer cette absence de reconnaissance, l’ouvrage étudié participe de ce rééquilibrage. Démythifiant et désacralisant l’Union européenne, il fait écho à l’incitation du philosophe Souleymane Bachir Diagne d’interroger le regard européen et d’affirmer enfin un universalisme, qui ne soit pas un « universalisme de surplomb » mais un universalisme qui prenne en compte la pluralité des mondes.(10)

Références

(1)Cité in Johann Chapoutot, Les 100 mots de l’histoire, Que-sais-je, 2021, p. 69.

(2)Richard Coudenhove-Kalergi, cité p. 67. Ce dernier, initiateur du mouvement pour une Union Paneuropéenne – dont le manifeste Paneuropa est publié en 1923 – est communément présenté comme la figure tutélaire des pères fondateurs de l’UE.

(3)Cité p. 158.

(4) Voir Philippe Marchesin dans l’émission « Europe/Afrique, histoire d’une amitié intéressée » du podcast France Culture, Le Cours de l’histoire.

(5)Voir Peo Hansen et Stefan Jonsson dans Afrique XXI, L’Eurafrique, un « rêve » venu du passé colonial, 16 février 2022.

(6)Wladimir Woytinsky, cité p. 91.

(7)Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, sur sa conception de l’Afrique et de son développement, à Dakar le 26 juillet 2007.

(8)Entretien de Patrick Weil dans Le 1 hebdo, Que faire de notre passé colonial ? n°381, 26 janvier 2022.

(9)Écouter en ce sens Nick Westcott, directeur de la Royal African Society à Londres et qui fut le premier directeur général pour l’Afrique au sein du Service européen d’action extérieure de l’UE, dans le podcast EU Scream, Eurafrique (EUobserver, 16 février 2022).

(10)Voir Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, 2018.

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Le néolibéralisme chez Pierre Bourdieu et Michel Foucault

Culture

Le néolibéralisme chez Pierre Bourdieu et Michel Foucault

Dans cet article Milan Sen revient sur le livre Foucault, Bourdieu et la question néolibérale du sociologue Christian Laval. L’occasion d’interroger un concept devenu aujourd’hui omniprésent dans l’espace médiatique à l’aune de deux grands intellectuels français.

Le « néolibéralisme » défraie régulièrement la chronique politique. Mot-valise par excellence, presque unanimement décrié, personne ne s’en revendique vraiment. Souvent assimilé à tort à l’ultra-libéralisme, chacun y va de sa propre interprétation. On situe généralement la « vague » néolibérale au tournant des années 80, avec les victoires de Thatcher en 1979 au Royaume-Uni et de Reagan aux Etats-Unis en 1980. Pierre Bourdieu et Michel Foucault, en témoins privilégiés de cette (r)évolution politique, l’ont tout deux – sans jamais croiser leurs analyses – étudiée avec minutie. Disséminées au sein de plusieurs écrits, leurs analyses n’avaient encore jamais fait l’objet d’une étude globale. C’est chose faite depuis 2008 et la publication par le sociologue Christian Laval de Foucault, Bourdieu et la question néolibérale aux éditions La Découverte.

Pour Michel Foucault, la gouvernementalité du néolibéralisme
Un nouvel art de gouverner les hommes

Dès 1979, Foucault s’essaye à l’analyse de ce qu’on appellera plus tard le néolibéralisme. Dans un cours au collège de France, Naissance de la biopolitique, le philosophe examine les mécanismes de pouvoir dans des espaces vus et perçus comme politiques. Il étudie ce qu’il appelle le « pouvoir de normalisation », c’est-à-dire les relations de pouvoir qui s’immiscent dans les relations sociales ordinaires. Pour le philosophe, la gouvernementalité ne se réduit pas à une diffusion centralisée de commandements, mais à une manière historiquement située de « conduire les individus dans une société donnée ». Le sujet est gouvernable par son milieu, malgré sa liberté dans ce milieu : comme un poisson dans son bocal, libre de bouger, mais restreint dans son mouvement. Plutôt que d’inscrire l’avènement néolibéral dans l’histoire du capitalisme, il l’inscrit dans l’histoire des conduites des hommes en régime libéral. La conviction que les individus se conduisent et sont conduits par la poursuite de leurs propres intérêts économiques est centrale dans la gouvernementalité libérale, elle « est un gouvernement économique des hommes ». C’est un gouvernement qui ne repose pas sur la coercition, puisque les hommes n’ont qu’à suivre leur propre intérêt présumé – lequel ne peut être, dans une perspective, libérale, qu’économique.

Pour le philosophe, « gouverner, c’est structurer le champ d’action éventuel des autres », c’est définir les frontières du bocal pour filer la métaphore. Comment le gouvernement libéral a pu progressivement étendre sa politique jusqu’aux espaces de vie privée des individus ? Le gouvernement monarchique, lui, n’usait que de coercition – telle chose est interdite, telle autre autorisée. Se précise une double logique de limitation du pouvoir politique (au sens de «la » politique politicienne) et du principe subjectif de la rationalité de chaque individu. Autrement dit, l’Etat doit favoriser l’épanouissement individuel et restreindre son propre champ d’intervention. La liberté n’est pas ici perçue comme première – au sens propre – mais doit être construite par les pouvoirs publics. La liberté néolibérale est une construction sociale.  

Dans son cours de 1978, Sécurité, Territoire, Population, le libéralisme est compris comme une « technologie de pouvoir » qui intervient au cœur de la réalité concrète. Dans Surveiller et punir le ton était plutôt critique, mais ici Foucault « prend au sérieux le libéralisme comme méthode politique de maximisation des effets de l’action publique et de minimisation des ressources utilisées ». L’économie politique libérale renvoie à l’homo economicus (calculateur et rationnel), or cette figure ne peut être que le produit de dispositifs disciplinaires. La liberté néolibérale est produite par des dispositifs disciplinaires. L’art libéral de gouverner est un art utilitariste. Il dessine une contrainte douce visant à conduire les hommes à mener leur vie eux-mêmes. Dès lors, le néolibéralisme n’est pas l’idéologie jusnaturaliste libérale qui considère l’homme comme possédant naturellement des droits. Il est l’art de modifier le milieu dans lequel l’individu évolue, « c’est par l’intérêt porté à ce qui est rendu disponible, à la fois accessible et légitime, que l’on forme et que l’on guide l’individu ». Pour Foucault, « le gouvernement, en tout cas le gouvernement dans cette nouvelle raison gouvernementale, c’est quelque chose qui manipule des intérêts ».

Le néolibéralisme en acte(s)

Le pouvoir moderne, id est à partir du XVIIème siècle, se constitue par l’économie, quand bien même celle-ci est constituée et façonnée par les dispositifs de pouvoir. Le pouvoir biopolitique, comme tout pouvoir, n’est pas qu’un pouvoir négatif qui réprime et interdit, il a également une dimension positive. Dans Sécurité, Territoire, Population, Foucault avance le propos suivant : « le milieu, c’est un certain nombre d’effets qui sont des effets de masse portant sur tous ceux qui y résident ». Prenons l’exemple de la « nosopolitique », c’est à dire la politique de santé au XVIIIème siècle. On est ici aux commencements de la gouvernementalité libérale. Les interventions publiques visent alors à « constituer la famille en milieu de l’enfant ». La famille doit devenir un milieu qui favorise le maintien et le développement du corps sain de l’enfant. Pour ce faire, les institutions publiques diffusent des normes médicales dans la société.  Sans pour autant s’introduire dans la vie privée des familles, la politique familiale compte sur les parents eux-mêmes pour assurer la santé de leurs enfants en suivant les normes diffusées dans la société. Le pouvoir biopolitique agit donc sur le milieu familial en diffusant ces normes, et cette action provoque d’autres actions de la part des familles ayant elles-mêmes un effet sur la santé des enfants.

La cohérence politique du néolibéralisme est double : une critique de la raison gouvernementale totalisante qui prétend avoir une vue globale sur l’économie (critique d’Hayek) et une action politique sur les individus par leur milieu. Ces deux aspects sont complémentaires, chacun participe de la responsabilisation des individus conçus comme entrepreneurs de leurs propres capitaux humains (compétences, diplômes, réseaux etc). Dans Naissance de la biopolitique, Foucault précise les contours de la figure humaine dans le néolibéralisme : « l’homo œconomicus, c’est celui qui est éminemment gouvernable. » Gouvernable par son environnement, son milieu. Au sein d’un espace régulé et rempli d’incitations, l’individu est en soi libre d’agir de la manière qu’il souhaite, de consommer ce qu’il veut, mais « surtout de capitaliser ses propres ressources ». Le milieu qui produit le mieux des incitations est, on s’en douterait, le marché.

Le néolibéralisme va encore plus loin. En plus de considérer l’individu comme un acteur rationnel, il « marchéise » son environnement construit comme un grand marché. D’une part, le néolibéralisme naturalise le marché, d’autre part, il crée les conditions essentielles au fonctionnement optimal de ce mêmemarché. Par la responsabilisation individuelle, les hommes sont appréhendés comme entreprises de soi – pensons à l’essor du fameux développement personnel au XXIe siècle -, lesquelles ne nécessitent alors pas d’aides et subventions étatiques. La gouvernementalité néolibérale est donc à la fois une politique de société, c’est-à-dire une action environnementale (= sur l’environnement, et non au sens écologique du terme), accompagnée d’une subjectivation individuelle. Reprenant le panoptique de Bentham, Foucault présente l’exercice du pouvoir comme un « calcul [du gouvernement] sur un calcul [des individus] ». En transformant les normes du milieu, l’on transforme le champ d’action de l’individu. L’individu n’agit pas dans un environnement neutre. S’inspirant toujours de Bentham, Foucault pense le pouvoir justement comme une action à distance, et non une force sur les corps eux-mêmes. Les comportements ne sont pas déterminés par une pression structurelle, mais par la surveillance de chacun, c’est à dire une panoptique généralisée, « l’opinion publique y est érigée en tribunal permanent ».

Le néolibéralisme du temps de Foucault

Mort en 1984, Foucault n’a aperçu que les prémices de la révolution néolibérale des années 70. Il a toutefois été un témoin attentif du septennat de Valérie Giscard d’Estaing, souvent considéré comme le commencement du néolibéralisme en France – notamment après la nomination de Raymond Barre à Matignon en 1976 en lieu et place du gaulliste Jacques Chirac. Pour VGE, le marché est essentiel, mais c’est au politique de participer à sa construction. Foucault considère que l’avènement de la droite libérale en France produit une inflexion néolibérale qui prend prétexte de la crise économique pour mettre en place une politique économique particulière, mais qui touche la société dans son ensemble. Apparaît alors la prévalence du marché sur l’ensemble des domaines politiques.

Le néolibéralisme progresse précisément dans un contexte de phobie d’État. Par exemple le mouvement libertaire, celui de la libération sexuelle entre autres, qui suit la tendance consistant à critiquer la normalisation imposée par l’État. La deuxième gauche a embrassé cette phobie d’État en lui opposant la société civile, affranchie de toute domination. Foucault met cette deuxième gauche qui assimile l’État au totalitarisme devant ses contradictions (à savoir que moins d’Etat = plus de marché). Il n’en oublie pas moins de blâmer les principaux coupables, les néolibéraux eux-mêmes. La crise de gouvernementalité trouve son essor dans la vague de contestations sociales des années 60, « avènement d’une nouvelle manière de conduire les individus qui prétend faire droit à l’aspiration à la liberté en tout domaine, sexuel, culturel aussi bien qu’économique ». Cette crise ne commence pas avec la crise pétrolière mais dans les années qui suivent mai 68. Alliance objective entre libération et libéralisation, entre gauchisme culturel et néolibéralisme. Victoire de la forme de pouvoir fondé sur le marché concurrentiel.

Chez Bourdieu, le néolibéralisme comme extension du domaine de l’économie
La découverte du néolibéralisme et l’inflexion politique de Bourdieu

Dans les premières décennies de sa longue carrière de sociologue, Pierre Bourdieu fait du modèle républicain sa cible prioritaire, sa « ligne théorique » – définie comme « la prédilection pour un objet jugé prioritaire, par la lutte contre un adversaire jugé principal. » Dans l’ordre de la connaissance, c’est la philosophie qui primait – la fameuse « IIIème République des professeurs ». La domination sociale, entérinée à l’école, se fondait principalement non pas sur l’économie mais sur le capital culturel. L’idéal républicain trouvait par ailleurs son débouché dans le pouvoir symbolique des grands serviteurs de l’Etat – les hauts fonctionnaires sur lesquels le général De Gaulle s’est appuyé durant sa présidence. L’ère du néolibéralisme amène Bourdieu à une rupture avec cette position. Se met progressivement en place une nouvelle structure de domination dans laquelle la République, au lieu d’être oppressive, devient aux yeux de Bourdieu le bouclier des dominés – via l’école et la puissance de l’Etat notamment. Dans cette nouvelle structure néolibérale, la philosophie se voit remplacée par la science économique. Le capital culturel tend à devenir second au profit du capital économique. Conséquence logique, ce n’est plus l’école qui établit la structure sociale mais les médias et la haute finance. Guillaume Erner, dans un billet politique de 2018(1), résume ce virage à 180 degrés : « Terminée, sa dénonciation du pouvoir comme lieu de domination des dominants ; cette fois-ci, « les dominés ont intérêt à défendre l’État, en particulier dans son aspect social ». L’Etat n’est plus dirigé par une élite intellectuelle et dévouée à l’intérêt général – avec tous les biais et limites que cette formule réductrice comporte – mais par une « oligarchie convertie aux idéaux du capitalisme mondialisé. ». Voyons désormais plus en détails comment le célèbre sociologue français décortique cette nouvelle idéologie dominante.

De la critique de la science économique à l’analyse sociologique du néolibéralisme

La théorie de Bourdieu fut d’abord un antiphilosophisme. Elle devint un antiéconomisme. Disséminée dans plusieurs écrits, l’analyse bourdieusienne vise à retranscrire la genèse de l’autonomisation du champ économique qui participe du développement de l’abstraction de l’économie dominante. Le sociologue conteste la réduction économiciste de l’acteur rationnel, figure propre à la théorie libérale – comme présentée plus haut dans notre article. Il propose un acteur raisonnable qui répond à des lois de son propre champ. Pour le dire plus simplement, les individus ne sont pas tous conduits par la raison économiciste, mais chaque individu est conduit par une raison propre à son champ. Avant de poursuivre la réflexion, il est nécessaire de préciser ce qu’entend Bourdieu par « champ » et, surtout, les conséquence pratiques de l’existence de ces champs. C’est un microcosme social qui fonctionne avec ses propres lois, ses enjeux de lutte qui lui sont propres, ses valeurs et principes spécifiques. Pour prendre un exemple très rudimentaire, le champ culturel diffère dans ses lois du champ économique. Dans le champ économique, l’enjeu de lutte est l’accumulation d’argent, alors que dans le champ culturel, la domination symbolique ne se fait pas en fonction du nombre de livres vendus, mais de la reconnaissance des pairs et de la postérité. Pour le dire plus simplement, Guillaume Musso – avec ses millions de livres vendus – occupe une position plus basse dans la structure sociale du champ culturel que, par exemple, Annie Ernaux ou Michel Houellebecq.

La science économique a remplacé le philosophisme parce qu’elle dispose d’une légitimité similaire avec des abstractions mathématiques et des dogmes abstraits (donc incontestables). Elle est devenue, au fil du temps, la science d’Etat par excellence. L’autonomisation du champ économique a été justement facilitée par la reconnaissance dont dispose la science économique. La révolution néolibérale correspond au moment d’après, celui où, non content de s’être autonomisé, le champ économique colonise les autres champs. A cette théorie des champs s’ajoute une autre notion chère à Bourdieu, celle de « champ de pouvoir ». C’est le champ dans lequel « se dispute et se décide la hiérarchie des champs », composé des dominants de chaque champ qui essayent de mettre en avant la prédominance de leur propre champ, « pour faire prévaloir dans tous les champs le type de domination que chaque type d’agents exerce dans son propre champ ». Tend à s’imposer ainsi un ‘principe de domination dominant ». Pour reprendre notre exemple, cela revient à se demander qui est dominant dans la structure sociale française entre Michel Houellebecq et Bernard Arnault. Pour Bourdieu, la réponse est évidente : c’est Bernard Arnault. « Quand le capital économique devient ainsi principe de légitimité de l’action politique, on peut parler de domination symbolique et réelle de l’économie dans le champ politique ». L’époque néolibérale se caractérise comme la domination du mode de domination propre au champ économique dans d’autres champs, qui deviennent des lieux d’encensement de l’accumulation du capital économique. Le pouvoir symbolique participe de la légitimation du désir d’accumulation économique, Bourdieu nomme cette évolution une « destruction de la civilisation ». Les logiques propres au champ économique colonisent tous les autres champs du monde social. Dès lors, il n’est plus si certain que Houellebecq domine dans l’ordre symbolique Guillaume Musso.

Comment cette révolution globale, c’est à dire le mouvement de remise en question de l’autonomisation des champs (constitutif de la différenciation sociale) couplée à la colonisation des logiques du champ économique, s’est-elle opérée ?

La « révolution néolibérale » 

Révolution symbolique, le néolibéralisme use de la « philosophie sociale de la fraction dominante de la classe dominante » pour critiquer l’état des choses. Dès lors, ceux qui s’opposent aux mesures néolibérales sont présentés et décrits comme conservateurs, puisqu’ils veulent protéger un modèle social perçu par la classe dominante comme « désuet ». Pour Bourdieu, le tournant néolibéral est en réalité la conséquence d’une transformation de la formation des élites. C’est au niveau de l’État que la révolution a lieu. Symboliquement, l’ENA a remplacé l’ENS ; les techniciens ont remplacé les intellectuels. Le néolibéralisme ne correspond pas à une demande de la population, mais crée l’offre et, in fine, la demande. Dans un article(2), Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin étudient la politique d’aide à la personne menée par Raymond Barre pour accéder à la propriété. Leur conclusion est la suivante : il n’y avait pas de demande d’aide pour l’accès à la propriété, mais l’Etat, via des politiques d’aides publiques, a encouragé cette demande. L’Etat avait donc en tête, indépendamment de la demande démocratique, de contribuer à la production de petits propriétaires.

Autre exemple flagrant, que chacun peut sentir dans son rapport aux services publics, la révolution néolibérale dans la fonction publique – autrement appelée le new public management. Chaque Français constate les difficultés auxquelles font face les fonctionnaires qui, d’une part, manquent de moyens, mais qui, de surcroît, subissent des injonctions d’efficacité administrative qui renvoient à une logique économiciste alors que l’habitus du fonctionnaire n’est pas prédisposé à la rentabilité rempli économiciste. Tout au contraire, les dispositions sociales et mentales incorporées progressivement par les fonctionnaires relèvent souvent du sens de l’intérêt général.

Dernier exemple qui vient compléter notre précédent exemple sur le champ culturel. Prenons le champ musical. Auparavant, avant que le champ économique ne colonise tous les autres, la domination symbolique dans le champ de la musique s’exerçait par la reconnaissance des pairs – critiques et artistes – ou l’inclusion dans les mondes dominants de la musique – opéra, concerts classiques etc. Désormais, cette logique propre au champ culturel tend à s’estomper, et la logique économique prend le pas. Pensons aux rappeurs qui, pour afficher leur réussite, ne vont non pas dire « j’ai plus de talent qu’un tel » ou « ma musique est travaillée, réfléchie et réussie » mais plutôt « j’ai vendu X nombre d’albums », « j’ai vendu plus qu’un tel ». Cette révolution néolibérale n’est donc pas qu’économique, même si c’est son versant le plus décriée et commentée, elle est avant tout symbolique. Le néolibéralisme travaille et modifie « tous les champs en profondeur et de façon durable en s’imposant par la fabrication d’habitus purement économiques ». Il détruit les fondements mentaux et moraux du désintéressement. Dès lors le désintéressement – longtemps critiqué par Bourdieu comme étant hypocrite – des fonctionnaires devient un outil de résistance face au néolibéralisme.

Dès lors, et pour reprendre la célèbre formule de Lénine, que faire ? L’analyse bourdieusienne présente les mécanismes théoriques du néolibéralisme, mais aussi ses implications politiques. Pierre Laval, dans son livre, affirme ceci : « dans son travail sociologique, Bourdieu est passé d’une stratégie critique des illusions propres aux champs de production des biens symboliques à une stratégie défensive qui fait de leur autonomisation un « acquis de la civilisation » et donc de la défense de leur autonomie une tâche politiquement prioritaire. » Autrement dit, Bourdieu n’abandonne pas sa méthode critique initiale, mais entend avant tout protéger l’autonomie des champs – sans pour autant s’interdire une critique des formes de domination injustes qui s’y exercent. La « civilisation républicaine », héraut du désintéressement relatif au service public (la fameuse « main gauche de l’Etat »), consiste en une stricte différenciation des champs. Encore faut-il que les contempteurs du néolibéralisme, tout bien intentionnés qu’ils soient, acceptent de se départir eux-mêmes de raisonnements économicistes.  

Les analyses de Foucault et Bourdieu diffèrent tant dans la forme que dans leur contenu. Leurs outils d’analyse, ainsi que les temporalités d’études, ne sont pas les mêmes. Mais chacun décèle bien qu’au tournant des années 80 se déroule une révolution politique et anthropologique qui aura des effets majeurs sur les démocraties occidentales. L’économisme, dans l’analyse du néolibéralisme de Bourdieu comme celle de Foucault, prime désormais sur le reste – la politique, les relations sociales ou les collectifs. Ces analyses éclairent intellectuellement ce qui saute aux yeux de tout un chacun, la primauté du marché dans un nombre croissant de domaines de notre vie. Dès lors, en tant qu’hommes et femmes de gauche, il nous devient indispensable de (re)penser une alternative qui ne se limite pas à des pansements sociaux sur des plaies causées par l’économie de marché.

 

Références

(1) Guillaume Erner, France Culture, Bourdieu et l’Etat protecteur, 4 avril 2018. https://www.franceculture.fr/emissions/lhumeur-du-matin-par-guillaume-erner/lhumeur-du-jour-par-guillaume-erner-du-mercredi-04-avril-2018

(2)Bourdieu Pierre, De Saint Martin Monique. Le sens de la propriété. Dans : Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 81-82, mars 1990. L’économie de la maison. pp. 52-64.

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Les globalistes, histoire intellectuelle du néolibéralisme, par Thibaut Gress

Culture

Les globalistes, histoire intellectuelle du néolibéralisme, par Thibaut Gress

Avec Les globalistes, traduit en français aux éditions du Seuil , l’historien Quinn Slobodian propose un grand voire un très grand livre portant sur la genèse du néolibéralisme, et manifeste une maîtrise des enjeux de ce courant hors du commun. Il bat en brèche l’idée selon laquelle le néolibéralisme est une théorie économique de nature prescriptive. Historien de l’Allemagne moderne, l’auteur aborde le néolibéralisme selon le contexte historique de son émergence et en explicite les principes depuis les événements liés à la dislocation de l’Empire austro-hongrois. Thibaut Gress, agrégé de philosophie, rend compte pour Le Temps des Ruptures de cette imposante enquête.
Un livre d’ores et déjà classique

L’ouvrage s’écarte de deux approches fréquentes :

1) d’abord, d’une histoire des idées qui ne quitterait jamais le terrain philosophique, et ne restitue pas la genèse « écossaise » du néolibéralisme, Hume ou Smith occupant dans Les globalistes une place négligeable.

2) il ne fait pas du néolibéralisme une grille de lecture explicative du monde contemporain, grille de lecture qui, bien souvent, se dispense de donner une définition claire de ce courant, et ne juge pas évident que la nature de la réalité se laisse nommer par un courant intellectuel.

Dans l’ouvrage est développée une sorte de triple ancrage historique, commençant avec la fin de la Première Guerre mondiale et l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, se poursuivant avec la crise de 1929, et s’achevant avec la Seconde Guerre mondiale et la fragilisation de l’Europe dont découle la décolonisation. C’est donc à un néolibéralisme situé, réactif au regard des problèmes sans cesse mouvants que soulève la réalité historique que l’auteur prête son attention. Cela lui permet de comprendre et de prouver – mais quel poids auront ces preuves au regard des préjugés en la matière ? – que le néolibéralisme ne constitue pas une réflexion exclusive ni et encore moins prescriptive sur l’économie mais tout au contraire une réflexion sur le droit et les institutions auxquels sont consacrées les analyses des grands auteurs ici convoqués – Hayek, Mises, Röpke, Eucken, etc. En somme, le livre réfute l’idée fausse et textuellement non étayable selon laquelle le néolibéralisme croirait à une auto-régulation du marché qui pourrait être pensée indépendamment de tout cadre institutionnel. Comme l’explique l’auteur dès l’introduction – remarquable –, c’est l’inverse qui est vrai : une pensée du marché est d’abord et avant tout une pensée des institutions, saisies comme condition de possibilité du fonctionnement optimal du marché :

« [Les premiers néolibéraux] partageaient avec John Maynard Keynes et Karl Polanyi l’idée fondamentale selon laquelle le marché ne se suffit pas à lui-même. « Les conditions méta-économiques ou extra-économiques qui permettent de protéger le capitalisme à l’échelle du monde » : voilà, pour reprendre leurs termes, ce qui a constitué le cœur de la théorie des néolibéraux du XXème siècle. Ce livre entend montrer que leur projet visait à concevoir des institutions, non pour libérer les marchés, mais pour les encadrer, ou plus précisément les « engainer », pour inoculer le capitalisme contre la menace de la démocratie, en créant un cadre permettant de contenir les comportements humains souvent irrationnels, et réorganiser le monde d’après l’empire comme un espace composé d’Etats en concurrence, où les frontières rempliraient une fonction essentielle(1). »

Cette approche présente l’immense mérite de rappeler que le néolibéralisme ne croit pas à la rationalité de l’agent et ne croit pas à la possibilité d’une information parfaite. En revanche, nous émettrons de nombreuses réserves quant à la signification de la non-autonomie du marché : si ce dernier suppose en effet des institutions, c’est en vue de le protéger, de sorte que les institutions ne sont pensées qu’à partir d’une protection du marché, la réorganisation des Etats sous la forme de la concurrence étant pensée depuis la protection de certains marchés. De ce fait, il nous semble que l’ouvrage a tendance à commettre un sophisme lorsqu’il avance que le néolibéralisme n’est pas une théorie du marché dans la mesure où le domaine « méta-économique » demeure conditionné par ce que doit être un marché et se trouve décrit selon une téléologie qui est celle de leur protection. Autrement dit, tout le paradoxe tient à ceci : le marché ne peut être libre (non organisé) qu’au prix d’une surorganisation des institutions dont la finalité est de préserver la non-organisation du marché. De surcroît, c’est parce que le marché a un sens mondial que la réflexion sur les institutions adopte elle-même une échelle mondiale, bien au-delà du cadre national. La non-autonomie de marché ne peut donc pas signifier que ce dernier ne constituerait pas le cœur téléologique de la réflexion juridique et institutionnelle de la pensée néolibérale et si l’auteur a raison de dire que le néolibéralisme parle moins du marché que des institutions, il nous paraît audacieux d’en inférer que le marché ne constitue la fin de la réflexion consacrée aux institutions.

A : Une compréhension juste et rectifiée du néolibéralisme
L’épistémologie néolibérale et le refus de la scientificité de l’économie

Quoique non historien des idées, l’auteur semble bien mieux comprendre ce que disent les auteurs néolibéraux que de nombreux spécialistes de philosophie politique. L’anthropologie néolibérale – cela se comprend aisément si l’on remonte aux Lumières écossaises – ne repose absolument pas sur un être pleinement rationnel, ni sur un homo oeconomicus dont le concept est à tort attribué à Adam Smith aussi bien dans certaines études « savantes » que dans la presse grand public. Introduit par John Stuart Mill pour critiquer l’économisme, le concept d’homo oeconomicus possède intrinsèquement une dimension critique et péjorative, puisque réductionniste et aveugle à la complexité des hommes et des choses, et ne peut être revendiqué par les néolibéraux. Une fois encore, à l’instar du concept de « capitalisme » créé par Marx et confondu avec une revendication libérale, le vocabulaire s’avère tellement piégé qu’il convient dans un premier temps de dissiper les erreurs qu’il véhicule et qui obstruent la claire intelligibilité du sujet.

A cet égard, c’est le chapitre II qui est essentiel. Intitulé « un monde de chiffres », il prend acte de la crise de 1929 et reconstruit depuis une série d’épisodes empiriques une nécessité inscrite au cœur du néolibéralisme, à savoir l’impossibilité de disposer d’une science économique globale, et donc de proposer des prédictions quantifiables du champ économique. S’il est vrai qu’avant 1929, certains néolibéraux adoptent une certaine dilection pour les statistiques et les célèbres « baromètres », le fait est que la Crise met fin à leurs espoirs et crée un scepticisme radical quant à la possibilité de mener une approche quantitative des questions économiques, qu’ils associent de surcroît à un alibi interventionniste : en effet, sur la base d’une fausse compréhension par les nombres des phénomènes économiques, le politique devenu organisateur se croit habilité à déterminer les fins et les moyens de l’action économique. A cet égard, la croyance dans la scientificité de l’économie, après 1929, se voit pleinement combattue par le néolibéralisme aussi bien sur le plan théorique que sur le plan pratique.

On comprend ici un enjeu essentiel à double entrée : sur le plan épistémologique s’impose le refus de traiter l’économie de manière positiviste. Les statistiques ou les fameux « baromètres » ne donnent pas de véritables faits et ne rendent en aucun cas possible la détermination de lois dont pourraient être tirées de prédictions. Ainsi, toute la visée saint-simonienne d’une organisation du monde économique depuis un prétendu savoir prédictif en la matière se trouve violemment contestée d’abord et avant tout pour des raisons épistémologiques : un tel savoir n’existe pas. Mais il est également contesté pour des raisons pratiques : agir sur la base d’un savoir faux, c’est-à-dire viser délibérément des objectifs en matière économique à l’échelle globale à partir de fausses lois, c’est prendre le risque de perturber gravement les précaires équilibres du marché. Ainsi donc, la formation de l’économétrie – de la mesure de l’économie en tableaux et statistiques – et de la croyance de la dimension pleinement scientifique de l’économie, ne correspond pas à l’approche néolibérale, en tout cas après 1929, et Q. Slobodian a parfaitement raison de rappeler ce fait :

« A la fin des années 1930, les néolibéraux de l’école de Genève s’accordent sur l’idée que la représentation ou la compréhension des principaux fondements de l’intégration économique ne passent pas par des graphiques, des tableaux, des cartes ou des formules. Ils redirigent leur attention vers les liens culturels et sociaux, mais aussi vers les cadres de la tradition de l’Etat de droit, qu’ils perçoivent comme sur le point de se désintégrer(2). »

B : Le colloque Lippmann
Enjeu du colloque

Un des points marquants de l’ouvrage de Q.Slobodian est également celui de son analyse du colloque Lippmann. Le public français, grâce aux écrits de Serge Audier qui en a réédité les actes(3), est sans doute familier de cet événement parisien de 1938 où se sont retrouvés des auteurs d’inspiration libérale aux aspirations toutefois fort contrastées. Or, si une étude comme celle de Serge Audier vise à déterminer l’origine d’un courant – le néolibéralisme – celle de Q. Slobodian vise bien plutôt à inscrire ce colloque dans la recherche d’une formulation unifiée des conséquences de l’épistémologie néolibérale. Autrement dit, en 1938, et notamment en raison de la crise de 1929, tous ceux qui deviendront les « néolibéraux » ont pris acte de la non-scientificité des prédictions économiques, et cherchent à en tirer les conséquences, aussi bien sur la nature des marchés que sur le type d’interventions dont les Etats sont dépositaires.

Or, il faut reconnaître à Q. Slobodian une pénétration des enjeux de ce colloque très largement supérieure à celle des autres auteurs que l’on peut habituellement lire sur le sujet. En vertu de sa thèse générale, Q. Slobodian comprend d’emblée que l’enjeu central du colloque n’est pas spécifiquement économique puisque le néolibéralisme n’est pas une théorie exclusive du marché ni et encore moins une théorie économique, mais est une réflexion sur les limites de la connaissance, de l’information et sur l’irrationalité humaine, conduisant à une réflexion sur les institutions.

Cela est patent quand on lit l’introduction du colloque par Louis Rougier dont le vocabulaire et la conceptualité ne font aucun doute. Célébrant La cité libre de Lippmann(4)auquel est consacré le colloque, le conférencier situe d’emblée l’enjeu de la discussion : celle-ci n’est pas tant économique que spirituelle :

« Ce livre n’est pas seulement un très beau livre, lucide et courageux : c’est un maître-livre, un livre clé, parce qu’il contient la meilleure explication des maux de notre temps. Ces maux sont avant tout d’ordre spirituel(5). » Rougier évoque ainsi un « drame moral(6) » et indique les enjeux fondamentaux du livre de Lippmann qui concernent le cadre juridique et institutionnel dans lequel les Etats peuvent intervenir. Et Rougier d’ajouter :

« On peut reconnaître un troisième mérite au livre de Walter Lippmann : c’est de réintégrer les problèmes économiques dans leur contexte politique, sociologique et psychologique, en vertu de l’indépendance de tous les aspects de la vie sociale. » Et suit aussitôt une critique sévère de l’homo oeconomicus qui, là aussi, devrait ruiner toute attribution de ce concept aux auteurs néolibéraux :

« En partant de l’homo oeconomicus, qui agit de façon purement rationnelle au mieux de ses intérêts, elle doit retrouver l’homme de chair, de passion et d’esprit borné qui subit des entraînements grégaires, obéit à des croyances mystiques et ne sait jamais calculer les incidences de ses actes(7). »

Ainsi se découvre dès l’ouverture du colloque la nature fondamentale du néolibéralisme : un refus de l’économisme, une prise en compte de la complexité humaine strictement irréductible à l’homo oeconomicus et la nécessité d’une réflexion institutionnelle sur les cadres de l’intervention de l’Etat, mais aussi sur la psychologie des individus.

L’intervention d’Hayek

De ce cadre où apparaît une inquiétude « spirituelle » selon le mot de Rougier, nous pouvons en réalité mieux cerner la nature des inquiétudes néolibérales qui ont quelque chose d’anthropologique, et qu’Hayek dans son intervention au colloque permet de parfaitement comprendre. S’appuyant sur une épistémologie rappelant l’imperfection de la connaissance et de l’information, mais aussi l’irrationalité des agents, Hayek en tire les conséquences, à savoir d’une part que la prétendue « concurrence pure et parfaite » n’existe pas, et d’autre part que les marchés sont extrêmement vulnérables en raison d’un problème central qu’est la vanité humaine. Autrement dit, le néolibéralisme est d’abord et avant tout une inquiétude face à la vanité humaine qui, n’acceptant pas de ne pas savoir, croit détenir un savoir positif et prédictif quant à ce qu’il faudrait faire économiquement à l’échelle macro-économique.

A cet égard, nous arrivons au point fondamental du problème, à savoir celui de l’utilité de l’ignorance selon une formule désormais célèbre. Un marché est un lieu où se rencontrent des ignorants – en matière économique – dont on ne peut prédire l’issue des transactions, et dont toute prétention en la matière relève de la fraude intellectuelle.

« Pour Hayek, dans la réalité, les marchés parfaits n’existent pas. Ils ne peuvent pas exister parce que la connaissance parfaite n’existe pas. Au lieu de cela, il faut partir de ce que, citant Mises, il appelle la « division de la connaissance », par analogie avec la division du travail. Il rejette l’idée des économistes que « seule (…) la connaissance des prix » serait nécessaire.(8). »

Il faut ici distinguer deux choses, à savoir d’un côté la croyance d’Hayek dans la possibilité d’un équilibre du marché – croyance qui peut être contestée – et de l’autre la reconstitution de la pensée d’Hayek, à savoir que tout part de l’incertitude et de l’ignorance, incertitude et ignorance qui s’avèrent irréductibles. Et tout commentateur d’Hayek se devrait de partir de ce principe pour le comprendre afin de ne pas lui attribuer des idées qui ne sont pas les siennes.

Que devient alors l’économie si elle perd ses vertus prédictives et si sa scientificité est mise en doute ? La fonction fondamentale de l’économie est de comprendre comment des individus s’adaptent à des données sur lesquelles ils n’ont pas d’informations ; de ce fait, l’économiste ne peut pas éclairer le public : au mieux on peut enregistrer une activité autonome mais certainement pas comprendre le système pensant et ainsi anticiper les résultats des interactions. Tout est en somme tourné contre l’illusion du contrôle que nous interpréterions volontiers comme une critique moraliste de la vanité des « organisateurs » et qu’Hayek symbolise par la figure du polytechnicien croyant que toute réalité est à organiser sur la base d’un savoir prédictif. En matière économique, un tel savoir n’existe pas et constitue une illusion que seule la vanité humaine permet d’expliquer.

Mais il manque un point, à savoir que le marché ne saurait être omni-englobant. Pour le dire autrement, nul n’est plus conscient qu’un néo-libéral de l’existence de zones hors-marché, où donc se jouent des besoins que la rencontre marchande ne saurait satisfaire. C’est là l’un des enjeux centraux du Colloque Lippmann de 1938 comme le rappelle Q. Slobodian :

« C’est ainsi que le colloque Lippmann de 1938 débouche sur une vision normative du monde dans laquelle le mode d’intervention le plus pertinent ne réside pas dans la mesure, l’observation ou la surveillance, mais dans l’établissement d’une loi commune et applicable et d’un moyen de prendre en compte les besoins vitaux de l’humanité non couverts par le marché. En plaçant l’économie au-delà de l’espace de la représentation (et, pour Hayek, au-delà même de la raison), le néolibéralisme naît à la fin des années 1930 comme un projet de synthèse des sciences sociales dans laquelle, aussi surprenant que cela puisse paraître, l’économie est la moins importante des disciplines.

Une limite de l’analyse : le problème fabien

Un des points les plus complexes du colloque Lippmann concerne paradoxalement la pensée de Lippmann et sa compatibilité avec le libéralisme. En toute rigueur, pour qui connaît Hayek et Mises, le lien intellectuel avec Lippmann paraît particulièrement difficile à établir. A cet égard, Q. Slobodian présente le mérite de mettre en évidence l’incongruité de la rencontre de 1938 puisque Lippmann est un penseur de l’organisation coercitive, depuis l’eugénisme conçu comme organisation biologique en passant par les travaux publics, jusqu’aux espaces de loisirs urbains, le tout financé par des taxes sur les riches.

Il faut en effet comprendre qui est Walter Lippmann et de quelle mouvance il est issu. Lecteur assidu d’auteurs fabiens, c’est-à-dire socialistes favorables à la suppression de la propriété privée par des « réformes » sur le temps long et non par une révolution subite et violente, disciple à Harvard de Graham Wallas, économiste socialiste d’inspiration fabienne, il créa le Harvard Socialist Club en 1908 dont il devint par la suite président. Journaliste, il contribua à créer le journal New Republic, journal de gauche, encore marqué par l’influence socialiste des Fabiens. Walter Lippmann est un penseur de l’organisation, et donc de l’interventionnisme. Mieux encore : quand il introduit le concept de « grande association », il le reprend à son maître fabien, c’est-à-dire à Graham Wallas qui fut un temps le maître à penser économique des fabiens.

Mais justement : nous touchons là une limite fondamentale de l’ouvrage de Q. Slobodian à savoir sa cécité à l’égard du problème fabien. Enormément d’auteurs qu’il mentionne, depuis H. G. Wells jusqu’à Lippmann, en passant par Wallas, sont des socialistes, voire des léninistes comme Wells.

Par conséquent, en ne nommant pas l’origine ou l’appartenance fabienne d’un grand nombre d’interlocuteurs, Q. Slobodian passe à côté d’un enjeu central, à savoir du caractère en partie socialiste et organisationnel du colloque de 1938 dont il relève toutefois l’aspect plus que bigarré des participants. Certes, Q. Slobodian comprend que Lippmann et Hayek n’ont, sur le papier, rien à voir et à ce titre il fait preuve de bien plus de lucidité que Serge Audier qui s’indigne des réserves d’Hayek à l’endroit du colloque Lippmann dans son autobiographie.

Mais justement, il n’y a rien là d’ « incroyable » : Lippmann, en dépit de son tournant libéral, a conservé quelque chose du collectivisme fabien et a toujours pensé le monde selon une nécessité organisationnelle reposant elle-même sur un prétendu savoir scientifique ; de même, Louis Rougier, très proche du positivisme du cercle de Vienne, a toujours développé de nettes dilections saint-simoniennes de type organisationnel, faisant de lui un penseur protectionniste et nationaliste parfaitement compatible avec le fabianisme. A cet égard, des auteurs comme Hayek et Mises ne peuvent qu’être gênés par le compagnonnage de ce type de penseurs qui se situent aux antipodes de leurs idées quant aux principes fondamentaux. Il y a donc, dès 1938, d’évidentes marques de la pensée organisationnelle en plein cœur d’un néolibéralisme en devenir, et cela devrait conduire à une réflexion sur les rapports réels entre le néolibéralisme et le fabianisme et, plus généralement, le saint-simonisme. Nous regrettons que cet aspect-là ne soit pas mentionné par l’auteur.

Néanmoins, si la question fabienne n’est pas thématisée comme telle, la dimension problématique d’un lien entre Hayek et Mises d’un côté, et Lippmann ou Rougier de l’autre est clairement mise en avant. S’ils ne partagent pas un socle de principes communs, sans doute se rencontrent-ils sur un adversaire commun. Cet adversaire c’est assurément l’Etat démocratique, qui dans toutes les nuances saint-simoniennes constitue un problème sans fin : en effet, dans une perspective pour laquelle la science permettrait d’organiser de manière optimale les rapports humains et la vie économique, la libre décision du vote introduit un élément de perturbation de l’organisation du monde. C’est pourquoi le saint-simonisme, dans ses développements, constitue une démarche de neutralisation des effets du vote, voire de neutralisation du vote lui-même. C’est dans ce sillage que Lippmann forge l’idée d’un Manufacturing Consent dans les années 1920 permettant de limiter la spontanéité des opinions et des votes ; en revanche, Hayek ou Mises, éloignés au possible du saint-simonisme, ne craignent pas tant la désorganisation issue du vote que la confiscation de la propriété privée par le vote(9). C’est pourquoi, des auteurs aux principes fort différents se retrouvent dans la volonté de réduire la puissance même du politique en général, et du vote en particulier, formant une alliance objective contre ceux-ci, et qui fera l’objet de l’analyse de la prochaine partie.

C : L’ordoglobalisme comme cadre juridique global du marché
Le globalisme comme tel : protéger le dominium contre l’imperium

Une fois établie la nature du néolibéralisme, et prise en compte l’ambiguïté du rapport à l’organisation qui, somme toute, va s’étendre partout à l’exception du cadre économique, le marché nécessitant une organisation des institutions pour préserver sa spontanéité, l’analyse de Q. Slobodian peut s’emparer de la question proprement dite du globalisme et ainsi justifier son titre. Ce n’est pas là le moindre des mérites de l’ouvrage que de montrer comment va naître une analyse à l’échelle mondiale du droit et des institutions destinées à penser les conditions de protection d’un marché spontané, toute la difficulté étant de comprendre que la spontanéité du marché suppose paradoxalement des conditions extra-marchandes drastiques, nécessitant une organisation globale et devant prendre la forme d’Organisations concertées. C’est peut-être en cela que les réflexions de Q. Slobodian s’avèrent les plus précieuses.

Partant de l’idée fondamentale selon laquelle « la main visible du droit » doit compléter « la main invisible du marché », l’auteur montre pourquoi cela appelle une isonomie, une même loi pour tous et donc un contournement du caractère national de la loi. Pour ce faire, affirme Q. Slobodian, les néolibéraux de Genève se seraient appuyés sur une géographie spéciale, celle de Carl Schmitt qui distingue deux mondes : celui des Etats délimités, avec l’imperium qui désigne la dimension spécifiquement politique du territoire ou, plus exactement, ce que Schmitt appelle dans le Nomos de la Terre le « territoire de l’Etat », et celui du dominium par lequel s’établit une propriété non nationale des biens. On peut utiliser cette dichotomie pour penser la question que soulève une certaine approche néolibérale, à savoir : comment protéger le dominium contre les intrusions de l’imperium ? Cela revient à faire de la propriété un absolu, qui n’a pas à être relativisé par les cadres nationaux et politiques qui peuvent même être envisagés comme des vecteurs de déstabilisation de la propriété aussi bien par le haut que par le bas : en effet, non seulement ce qui peut être un fleuron industriel privé, qui relève donc du dominium, a tendance à être amalgamé à un fleuron de la nation troublant ainsi l’identité du propriétaire réel du groupe, mais en plus à l’échelle globale l’imperium étatique a tendance à s’approprier ce qui relève du dominium par les interventions répétées sur les marchés.

On voit donc que la distinction même du dominium et de l’imperium peut être interprétée de deux manières parfaitement antagonistes : on peut soit considérer que l’existence du dominium constitue une menace pour la souveraineté des Etats et donc pour l’imperium, et c’est l’approche « souverainiste » qui vise à préserver le politique qui s’impose ; soit à l’inverse envisager la primauté de la propriété et de ce fait juger nuisible le pouvoir de l’imperium sur le dominium. Partisans de la seconde option, les néolibéraux vont être amenés à penser un cadre institutionnel qui, au fond, destitue la puissance de l’imperium.

Ainsi, à partir du chapitre III, et ce jusqu’à la fin de l’ouvrage, Q. Slobodian analyse en détail la manière dont vont être conçues des institutions internationales, globales, visant à défendre une certaine spontanéité du marché contre les intrusions du politique et conduisant donc à une « démocratie limitée » à travers un cadre institutionnel faisant l’objet de toutes les attentions.

Les organisations internationales

Il faut ici rappeler que l’auteur est historien et qu’il envisage à ce titre de penser le néolibéralisme depuis la réalité historique dans laquelle s’inscrivent les textes étudiés. Cette approche est fondamentale car elle conduit à dialectiser les grands textes théoriques d’Hayek, Mises, Röpke et autres par les interventions ponctuelles liées aux grandes organisations mondiales du commerce. Ainsi l’auteur prête-t-il une attention plus que soutenue à la Chambre de Commerce internationale (CCI) fondée en 1919 et destinée à ouvrir les marchés par-delà les frontières nationales après la Première Guerre mondiale, à l’Organisation Internationale du Commerce (OIC) fondée en 1948 et au GATT de 1947 dont naîtra l’Organisation Mondiale du Commerce. Tout l’enjeu est alors de déterminer comment les grands penseurs de l’école de Genève se situent par rapport à ces Organisations mondiales et quel usage ils peuvent faire pour défendre leurs principes. 

La conclusion de l’ouvrage permet de cerner au mieux l’interprétation que donne l’ouvrage de ces phénomènes organisationnels :

« Mon point de vue est que le recours à la loi a constitué le tournant majeur du néolibéralisme de langue allemande après la Seconde Guerre mondiale. Ce que j’ai nommé « ordoglobalisme » permet de comprendre la Communauté économique européenne (CEE) et plus tard l’Organisation mondiale du commerce (OMC) comme étant des systèmes de pouvoir fondés sur le droit, inscrivant les marchés dans un cadre qui se situe au-delà de tout contrôle démocratique tout en cherchant à se créer une légitimité en offrant aux citoyens des droits individuels, par-delà la nation. Il est à noter que, dans cette transposition de l’ordolibéralisme du cadre national à l’échelle mondiale ou internationale, disparaît l’inclusion tant vantée d’aspects de l’Etat redistributif(10). »

La question des organisations internationales est extrêmement complexe et si l’ouvrage présente l’immense mérite de penser le lien entre les approches théoriques et les démarches concrètes auxquelles prennent part les auteurs, il n’est pas toujours parfaitement clair lorsqu’il s’agit de rendre compte du problème politique que pose la démocratie au regard du marché. Certes, l’introduction soulève deux problèmes : « L’ordoglobalisme a été hanté par deux dilemmes majeurs au cours du XXème siècle : comment s’appuyer sur la démocratie étant donné la capacité de celle-ci à s’autodétruire ; comment s’appuyer sur les nations, étant donné la capacité du nationalisme à  « désintégrer le monde » ?(11)» . Conceptuellement, quelque chose demeure particulièrement obscur dans toute l’analyse des organisations internationales en ceci que le néolibéralisme semble se retourner contre la légitimité de la défense des intérêts, qui est pourtant au cœur de la démarche libérale. En réalité, le problème initial est à nouveau celui de la connaissance et de l’information : une défense d’intérêt supposerait que la raison fût capable d’identifier les véritables intérêts, aussi bien des individus que des nations ; or, dans un monde complexe, dont la nature des échanges est telle qu’il est impossible de les comprendre et de les anticiper, la défense des intérêts – individuels ou nationaux – s’apparente en réalité à des revendications de groupes de pression qui, ayant pris la domination par des logiques de regroupement, organisent le marché à leur profit et génèrent tout autant un désordre économique qu’une société liberticide. Ce qu’il eût donc fallu thématiser de manière fort claire, c’est que le néolibéralisme rompt en partie avec l’idée libérale de la défense d’intérêts ; même à l’échelle individuelle, il est quasiment impossible de déterminer dans un monde complexe ce que serait un intérêt objectif.En revanche, il est parfaitement légitime que les individus visent des fins par un comportement intentionnel dont rien ne permet de dire qu’elles correspondent aux intérêts de ces derniers.

Mais justement : cela soulève la difficulté de savoir comment il est possible de mettre en place des règles communes qui ne soient pas l’expression d’intérêts catégoriels et organisés. A cette question, l’auteur apporte plusieurs réponses de nature différente.

  • Un premier élément consiste à penser la différence entre des décisions collectives de type négatif – abolir des barrières douanières – et des décisions collectives visant à défendre quelque chose de positif – une industrie nationale.
  • Un second élément aborde le problème des votes dans les organisations internationales qui sont représentées par des nations : chaque nation a-t-elle droit à un vote ? Si oui, comment éviter que des nations se regroupent en formant des syndicats d’intérêts, obtenant par des phénomènes d’agglomération un avantage exorbitant ?
  • Enfin, le troisième élément concerne les marchés communs dont la CEE est un exemple paradigmatique, dont la nature est trouble : est-ce une perturbation du marché mondial par un ensemble intégré se mettant hors-jeu des règles universelles ou est-ce le marchepied vers une intégration universelle ? Dans le premier cas, on aurait un regroupement d’intérêts contre l’économie mondiale, tandis que dans le second il s’agirait bien plutôt de faciliter l’intégration d’un bloc dans un marché mondial.

Ces trois étages de réflexion permettent de suivre les méandres d’une démarche qui, assumant l’aspect historique du propos, se fait sinueuse à mesure qu’elle épouse les péripéties et les revirements des auteurs. Prenons par exemple le cas de la CCI : émanation explicite de réflexions néolibérales visant à reconstruire un marché après la Première Guerre sur la base de destruction des barrières douanières, elle devient au tournant des années 30 un moyen pour certains pays de défendre des industries nationales. Il en va de même pour l’OIC qui, harmonisant les politiques économiques internationales, finit par devenir un outil de pression de certaines nations pour bloquer des capitaux ou subventionner certaines productions sur la base d’intérêts nationaux. En somme, dès qu’une nation croit savoir ce qu’il faut faire positivement pour défendre ses intérêts, elle s’illusionne quant à un savoir dont elle ne dispose pas, et dérègle tout le système, raison pour laquelle des auteurs comme Michael Heilperin s’éloignent de l’OIC y voyant la reconduction des tares démocratiques, au sens de l’illusion quant à la connaissance des intérêts réels. Ce dernier fera même de la CCI un outil de lutte contre l’OIC, et c’est là que l’on comprend un point décisif de l’ouvrage : une organisation internationale peut se retourner contre une autre, dès lors que des visées positives se trouvent formulées, et qu’un dessein délibéré émerge depuis des coalitions d’intérêt.

D : La CEE pour comprendre le GATT

Un autre élément d’une grande richesse que propose l’auteur est son analyse particulièrement fine du rapport entre la CEE et le GATT dans la perspective néolibérale. Nous lui consacrons une partie entière car le propos est complexe et les enjeux ne le sont pas moins. « L’Europe, écrit à juste titre Q. Slobodian, est l’une des énigmes du siècle néolibéral(12). » Si l’ensemble de l’école de Genève lui est explicitement hostile, ce n’est pas par souverainisme mais pour deux autres raisons assez éloignées l’une de l’autre, à savoir la crainte de la constitution d’une bureaucratie tyrannique, mais aussi la crainte d’une perturbation du jeu mondial de l’économie menée par la construction d’un marché dans le marché. La CEE et l’UE apparaissent ainsi comme des monstres collectivistes et dirigistes menés par une batterie de technocrates illusionnés par leur pseudo-savoir au nom duquel ils menacent à la fois la propriété privée, les libertés humaines et accomplissent l’idéal saint-simonien d’anéantissement de l’initiative individuelle. Mais d’un autre côté, une branche néolibérale d’inspiration « constitutionnaliste » serait moins farouchement hostile à la CEE et y verrait la possibilité de limiter l’emprise des Etats sur la vie économique par un système de règles juridiques communes. Toutefois, le déséquilibre entre les positions est patent et il ne serait pas hardi d’affirmer que l’immense majorité des penseurs néolibéraux est vent debout contre la construction européenne.

Un cas paradigmatique du refus de la CEE et de l’UE : Wilhelm Röpke

Un auteur méconnu quoique central dans la question libérale est Wilhelm Röpke, que l’on ne connaît en France que grâce aux travaux de Patricia Commun. Nous souhaitons donner ici un large extrait de son maître-ouvrage, Au-delà de l’offre et de la demande (1958), qui nous semble exprimer avec le plus de clarté le refus clair et net de la plupart des néolibéraux de la bureaucratie dirigiste qu’est l’UE et que préfigurait à leurs yeux la CEE :

« Sous la fausse bannière de la communauté internationale on a vu surgir dans ce domaine un appareil de la concentration industrielle, de l’agglomération, de l’uniformité et de l’économie dirigée qui (aussi bien dans le cadre de l’ONU et de ses organisations annexes qu’à l’intérieur de créations continentales du genre de la Communauté européenne du charbon et de l’acier) s’octroie de plus en plus de pouvoir et assure, à une bureaucratie toujours plus nombreuse, privilèges, influence et revenus nets de tout impôt. Seule une minorité, et qui va s’amenuisant, aperçoit le caractère perfide et dangereux de cette concentration ; Sur cette voie, l’étape la plus récente est le projet de Marché commun, tandis qu’un caractère moins centralisateur s’attache au plan de la Zone de libre-échange. L’économiste a de nombreuses critiques à exprimer à ce sujet, hors de notre propos actuel. Dans le cadre des considérations présentes, il est significatif que ce projet, par l’étendue alarmante qui est donnée au dirigisme économique, et par la perspective d’une concentration et d’une organisation croissante de la vie économique, donnera une nouvelle et forte impulsion au centralisme international. La dépendance des individus et des petits groupes vis-à-vis des grandes centrales croîtra démesurément, de même que s’amenuiseront considérablement les possibilités de rapports humains et personnels, et cela au nom de l’Europe et de ses obligations traditionnelles à l’égard de la liberté, de la diversité et de la personnalité. Le danger, qui était à l’affût dans tant de plans et de documents de l’intégration économique européenne, s’est précisé et nous menace dans l’immédiat : l’économocratie, dont nous avons si souvent parlé dans ces lignes, est transférée de façon décisive de l’échelon national à l’échelon international et, avec elle, la domination toujours plus rigoureuse et plus inévitable des planificateurs, des statisticiens et des « économétriciens », le pouvoir centralisateur d’un dirigisme accompagné de son bureaucratisme international, de plans d’économie internationale, de subventions de pays à pays, et tout le reste. Si certains pays européens avaient pu jusqu’à ce jour limiter en quelque sorte à leurs propres frontières l’esprit du saint-simonisme, celui-ci, fidèle aux visions du fondateur de l’économie dirigée, s’impose maintenant sous la forme d’un saint-simonisme européen(13). »

Mais quel est alors le rapport avec le GATT ? La thèse de Q. Slobodian consiste à soutenir que les néolibéraux de Genève, dont Röpke constitue le chef de file, vont jouer le GATT contre la CEE, jouer l’abolition mondiale des barrières tarifaires contre la bureaucratie dirigiste européenne, jouant donc une organisation contre une autre.

Le « constitutionnalisme » a-t-il joué un rôle dans la construction européenne ?

Si donc Q. Slobodian restitue la vive hostilité de la plupart des universalistes de Genève à l’endroit de la construction européenne – minorant l’ambiguïté ordo-libérale à ce sujet –, il contrebalance son propos par le constitutionnalisme hayékien qui aurait favorisé la construction européenne au nom de la construction d’un cadre juridique commun contraignant les Etats et limitant donc leur pouvoir de nuisance. Nous confessons être peu convaincu par cet aspect du livre, et ce pour deux raisons : d’une part l’auteur joue sur une ambiguïté entre Hayek et ses héritiers, de sorte que l’on peine à comprendre en quel sens Hayek aurait été spécifiquement favorable à la construction européenne. S’il est vrai que dans les années 70, Hayek se lance dans des projets de constitutions, il n’est pas pour autant exact que le cas européen fasse l’objet d’une approche favorable explicite de la part d’Hayek sous forme d’une constitution visant à faire primer le droit et l’Etat de droit sur les décisions politiques. D’autre part, il nous semble que cela entre de toute façon en contradiction avec un article(14) – excellent au demeurant – du même Q. Slobodian examinant l’hostilité explicite d’Hayek aux fédérations de peuples différents, et ce dans les mêmes années que celles où il accorde son attention aux constitutions. Q. Slobodian lui-même reconnaît qu’Hayek avait jugé nécessaire l’homogénéité des peuples sur le plan culturel et ethnique pour le bon fonctionnement du marché, trouvant à ce titre un vif écho chez les conservateurs britanniques particulièrement hostiles à la CEE puis à l’UE.

A vrai dire, il semble que deux choses sont quelque peu mélangées : en droit, il est vrai qu’Hayek n’est pas hostile à un primat du cadre juridique permettant de construire une série de règles communes permettant au marché de fonctionner ; mais dans les faits la CEE et l’Union européenne ne correspondent pas à ce qui aurait été souhaité en droit, puisque non seulement des peuples aux traditions différentes pour former un marché commun se trouvent réunis tandis que se développe une bureaucratie dirigiste contribuant à ce qu’Hayek avait appelé la « route de la servitude ».

Conclusion : un grand livre aux perspectives limitées

L’ouvrage de Quinn Slobodian est un grand livre de philosophie politique mais aussi un grand livre d’histoire intellectuelle. Prenant à bras-le-corps le va-et-vient entre les événements historiques, les organisations effectives et la pensée théorique, il restitue dans une fresque remarquable près de cinquante années de réflexion néolibérale selon un double versant théorique et pratique. A bien des égards, la lecture du livre constitue même une humiliation pour certains historiens des idées, un historien de l’Allemagne ayant infiniment mieux compris Hayek, Mises ou Röpke que bien des spécialistes de philosophie politique.

Ce faisant, trois vertus cardinales se dégagent de l’ouvrage.

La première consiste, contre bien des approches fautives, à prouver à quel point le néolibéralisme se situe aux antipodes de l’économétrie et de l’homo oeconomicus. La raison génère une illusion en ses propres pouvoirs et c’est de ces derniers que le néolibéralisme apprend à se méfier, conduisant à une économie non pas pensée comme une série de prescriptions positives mais comme un marché libre où émergent des « signaux » permettant de s’orienter. Cela signifie que le néolibéralisme conduisant à l’ordoglobalisme ne peut pas être classé dans la même catégorie que les écrits monétaristes d’un Milton Friedman.

La seconde vertu tient au souci constant d’établir une continuité entre la réflexion théorique et les réalisations pratiques, sans que celles-ci ne soient pour autant absorbées dans le cadre théorique. Un exemple particulièrement significatif est celui de la transformation du GATT en OMC. En apparence, le triomphe néolibéral est réel ; en réalité, bien que les principes de l’OMC fondés sur des « signaux » s’apparentent à des principes néolibéraux tels que définis dans l’ouvrage, les motivations de la création de l’OMC ne sont pas libérales, il s’en faudrait de beaucoup. Il s’agit au contraire d’une défense féroce d’intérêts d’une nation en particulier, imposant au monde des règles qui lui sont de fait favorables.  Partant, l’ordoglobalisme est entré en crise au moment de sa victoire la plus importante, lorsque le GATT est devenu l’OMC ; cela n’a pas marqué le triomphe de leur vision intellectuelle mais « celui des intérêts purement économiques de la première puissance mondiale, les Etats-Unis(15). »

Enfin, et ce n’est pas la moindre des vertus, on sent tout au long de l’ouvrage que le néolibéralisme est comme embarrassé du politique : sans vouloir mettre fin aux Nations et aux frontières – il doit rester « des portes de sortie », donc des frontières –, la souveraineté des Etats modernes s’avère problématique à deux niveaux : d’une part parce que la puissance souveraine empiète sur le terrain économique et brise la liberté des acteurs, et d’autre part parce que l’action publique sur la base de sa souveraineté agit au nom de connaissances qu’elle ne possède en réalité pas. De ce point de vue, la souveraineté se révèle problématique à deux niveaux : un niveau spécifiquement politique par l’usage de la puissance et un niveau saint-simonien, interventionniste, qui croit légitimer l’action publique sur la base d’un savoir positif. Le néolibéralisme porte en lui une volonté de dépolitisation de l’économie, et de juridicisation du cadre extra-économique, limitant donc le danger étatique par le droit, en vue de protéger le marché.

Pour toutes ces raisons, l’ouvrage de Quinn Slobodian est bel et bien un grand livre, indispensable et éclairant.

Mais, nonobstant ces qualités, il nous semble rencontrer un certain nombre de limites dont nous voudrions évoquer les trois principales.

La première est que, paradoxalement, il nous semble verser dans l’économisme. Plus exactement, alors même qu’il ambitionne de montrer que le néolibéralisme n’est pas une théorie exclusivement économique, il ramène tout à des questions économiques à partir de la distinction dominium / imperium. Si, en effet, l’enjeu constant du néolibéralisme consiste à protéger le dominium, la propriété privée, alors tout devient par nature une question économique, et, de fait, toutes les questions qu’évoque l’auteur sont traitées sous le seul angle économique, le moment consacré à l’Union européenne étant la caricature de cela.

La seconde découle de la précédente ; adoptant un économisme paradoxal, l’ouvrage est aveugle à l’anthropologie néolibérale, pourtant au cœur de ses réflexions. Plus exactement, l’économie néolibérale n’est pas une théorie économique mais une anthropologie : c’est l’ensemble des conséquences institutionnelles et politiques tirées d’un principe voulant que l’homme réel soit incapable d’agir rationnellement, quoi qu’il croie par ailleurs. Mises le dit fort bien :

« L’économie traite des actions réelles d’hommes réels. Ses théorèmes ne se réfèrent ni à des hommes parfaits ou idéaux ni au fantôme mythique de l’homme économique (homo oeconomicus) ni à la notion statistique de l’homme moyen. L’homme avec toutes ses faiblesses et ses limitations, chaque homme comme il vit et agit, voilà le sujet de la catallactique(16). »

Enfin, si l’auteur dans l’ultime chapitre propose une brillante analyse de la dimension cybernétique de l’œuvre d’Hayek, et comprend un point essentiel à savoir que c’est finalement le système tout entier qui devient le sujet central de ses écrits, il nous semble minorer le problème de la genèse organisationnelle : la rencontre avec Lippmann, venu d’un horizon fort différent, les discussions avec Wells dans les cercles autrichiens des années 30, le poids de Graham Wallas, dessinent un cadre cohérent qu’est celui des fabiens. Il est vrai que Q. Slobodian mentionne brièvement le sujet et note qu’en 1947 Hayek « suggère de suivre l’exemple des socialistes. Des gens de gauche comme les Fabians, dont certains avec lesquels il avait coopéré au sein de la Federal Union et en tant que professeur à la London School of Economics, fondée par eux, avaient réussi à faire évoluer les débats au fil du temps, gagnant ainsi les faveurs de l’opinion publique et du pouvoir et parvenant à transformer leur vision en réalité(17). » Mais pourquoi dans ces conditions ne pas penser la porosité entre les Fabiens et le néolibéralisme concernant la question organisationnelle.

Références

Cette recension, ici abrégée, a initialement paru dans la revue Actu-Philosophia, en deux parties https://www.actu-philosophia.com/quinn-slobodian-les-globalistes-une-histoire-intellectuelle-du-neoliberalisme-partie-1/

https://www.actu-philosophia.com/quinn-slobodian-les-globalistes-une-histoire-intellectuelle-du-neoliberalisme-partie-2/

(1)Ibid., p. 12.

(2)Ibid., p. 72.

(3) Serge Audier, Le colloque Lippmann. Aux origines du « néolibéralisme », Lormont, Poch’BDL, 2012.

(4) Cf. Walter Lippmann, La Cité libre, Traduction Georges Blumberg, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

(5)« Allocution du professeur Louis Rougier », in Serge Audier, op. cit., p. 413.

(6) Ibid., p. 414.

(7) Ibid.

(8) Q. Slobodian, op. cit., p. 97.

(9) C’est sur ce point qu’insiste avec raison A. Supiot lorsqu’il met en avant le concept de « démocratie limitée » cher à Hayek. Cf. entre autres La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 312.

(10)Ibid., p. 290.

(11) Ibid., p. 24.

(12) Ibid., p. 201.

(13)Wilhelm Röpke, Au-delà de l’offre et de la demande, Payot, 1961, rééd. Les Belles Lettres, 2009, p. 334-335.

(14)Cf. Quinn Slobodian, « Les enfants bâtards de Friedrich Hayek », 5 septembre 2021, article traduit en ligne : https://lvsl.fr/les-enfants-batards-de-friedrich-hayek/

(15) Ibid., p. 298.

(16)Ludwig von Mises, op. cit., p. 61.

(17) Les Globalistes, op. cit., p. 140.

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