The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing

The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing

Doris Lessing, écrivaine incontournable de la littérature britannique, est encore trop peu connue en France. Le Carnet d’Or, (The Golden Notebook), est l’une de ses œuvres phares et permet de se plonger dans son écriture si particulière qui explore une multiplicité de thèmes et donne au roman une finesse dans la compréhension des rapports humains et des dynamiques sociales et politiques de l’époque.

© Roger Mayne / National Portrait Gallery, London

Doris Lessing, écrivaine incontournable de la littérature britannique, est encore trop peu connue en France. Le Carnet d’Or, (The Golden Notebook), est l’une de ses œuvres phares et permet de se plonger dans son écriture si particulière qui explore une multiplicité de thèmes et donne au roman une finesse dans la compréhension des rapports humains et des dynamiques sociales et politiques de l’époque.

Lorsqu’elle reçoit le Prix Nobel de littérature en 2007, Doris Lessing est qualifiée par l’académie suédoise de « conteuse épique de l’expérience féminine qui, avec scepticisme, ardeur et une force visionnaire, scrute une civilisation divisée ». L’un de ces premiers romans, Le Carnet d’Or (The Golden Notebook), publié en 1962, témoigne déjà de cette acuité et permet à l’autrice britannique de se hisser au rang des auteur∙e∙s de renommée internationale. Traduit une dizaine d’années plus tard chez Albin Michel, il est couronné du Prix Médicis étranger en 1976.

Le Carnet d’Or suit la trajectoire d’Anna Wulf, écrivaine et femme libre dans les années 50 londoniennes, qui fait face au syndrome de la page blanche. Elle s’efforce d’écrire dans quatre carnets personnels afin de ne pas sombrer dans le chaos. Un chaos issu de sa condition féminine, des contradictions politiques lié à son engagement dans le parti communiste, et plus simplement de son incapacité à trouver sa place dans une société et une époque données.

Une émancipation littéraire par la forme

Le livre a une forme particulière : c’est d’abord une nouvelle intitulée « Free Women » qui est entrecoupée des différentes entrées des quatre carnets d’Anna, elle-même l’héroïne de la nouvelle. Le contenu et la forme du livre sont entremêlés et les frontières se brouillent entre l’autrice Doris Lessing et l’écrivaine Anna Wulf. Chaque carnet contient un aspect de la personne d’Anna : le carnet noir pour l’écriture et sa vie d’écrivaine, le carnet rouge pour ses opinions politiques, le carnet jaune pour sa vie émotionnelle et le carnet bleu pour les évènements de la vie ordinaire. Ainsi divisée, elle se donne l’impression de maitriser son mal-être. Mais ce n’est qu’avec le dernier carnet, le carnet d’or, qu’elle réussira à se retrouver elle-même, à sortir de la folie dans laquelle elle sombre.

Ce roman, situé dans la « phase psychologique » de l’auteure (de 1956 à 1969), est avant tout un récit introspectif qui démêle la vie intime du personnage principal et dévoile ses faiblesses psychiques. La forme choisie du roman permet une appréhension et une compréhension holistique d’Anna Wulf. Ce personnage peut aussi être analysée comme l’alter-ego de Doris Lessing étant donné sa finesse de réflexion et son développement abouti. On pourrait croire à une autobiographie. Le livre est d’une intensité particulière, chaque phrase écrite développe une nouvelle idée de l’autrice, et participe ainsi à l’élaboration complexe de son personnage et de ses pensées. Le Carnet d’Or s’inscrit dans ce que la critique littéraire britannique Margareth Dabble décrit comme étant le domaine de la « fiction de l’espace intérieur », une fiction qui explore l’effondrement mental et sociétal de l’individu.

Un livre féministe ?

Doris Lessing utilise l’histoire et le personnage d’Anna Wulf pour décrire la condition et l’expérience féminine dans la société anglaise des années 50. L’écriture par une femme permet de mettre en avant des thèmes novateurs dans la fiction, tels la menstruation, la masturbation et le plaisir féminin dans les relations sexuelles. Lessing dépeint une femme libre ; économiquement, politiquement et sexuellement émancipée. Elle emploi un langage cru pour décrire ses relations sexuelles et utilise l’écriture « consciente » pour témoigner de l’expérience des douleurs psychiques et physiques liées aux règles. De façon marquant, l’expérience de cette femme dans les années cinquante résonne avec celles des femmes d’aujourd’hui. L’autrice apporte également une vision libre et ouverte des relations tout en démontrant les limites de celles-ci. Anna Wulf s’émancipe des codes sociétaux de l’époque en adoptant un mode de vie libertin en tant que femme divorcée, qui élève seule son enfant et qui multiplie les amants. Paradoxalement, elle se rend compte que sa vie de femme libre participe au système patriarcal dont elle essaye de s’extraire. Elle est l’amante d’homme mariés et représente pour eux l’objet sexuel et sensuel que leur femme n’est pas.

Jusqu’à la fin de sa vie, Doris Lessing s’est refusée à penser que son livre était une icône de la guerre des sexes et de l’émancipation féminine, description qui lui sera attribuée par beaucoup de critiques et de féministes de l’époque. Il est vrai que de le limiter à cela serait particulièrement réducteur : il est tout autant un roman sur l’écriture, sur les relations humaines, sur la politique et le communisme, elle y démontre les contradictions politiques et morales liés à l’enfermement des idées dans le contexte stalinien. C’est un roman social, qui cherche à partager l’expérience humaine, et dans ce cas, l’expérience féminine.

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Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé

Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé

Un monument littéraire s’en est allé dans la nuit de lundi à mardi avec la disparition de l’écrivaine Maryse Condé à l’âge de 90 ans. Fervente militante de la Guadeloupe indépendante, elle transporte sa vie durant ses luttes sur trois continents. Esclavage, colonisation, son œuvre, dont Moi, Tituba sorcière ou encore Ségou a marqué l’histoire littéraire de la seconde moitié du XXè siècle.

Ses premiers engagements seront aux côtés de militants antiracistes, grâce notamment à la négritude théorisée par l’homme politique Aimé Césaire. Ses écrits commenceront sur la créolité. “Je pensais que j’étais coupable d’utiliser le créole. C’était une transgression, une désobéissance à mes parents. Finalement cette langue avait peut-être un pouvoir que le français qui était permis, usuel, n’avait pas.” dira-t-elle, plus tard.

Arrivée à Paris pour ses études supérieures, elle découvre le racisme : “Quand j’étais petite, je voyais bien que j’étais noire, mais ça n’avait aucune signification […]. Pour que tout change, il a fallu venir à Paris […], seule, dans une classe d’hypokhâgne avec des profs très hostiles, très moqueurs, avec des étudiants paternalistes et protecteurs, qui m’ont fait réaliser qu’en fait, j’étais absolument différente. […] Si j’étais restée en Guadeloupe, je n’aurais jamais compris que j’avais une origine, une histoire.”

Horrifiée par les crimes de l’esclavage et de la colonisation, elle mène un combat au sein du parti politique l’Union pour la libération de la Guadeloupe qui revendique l’indépendance. Combat perdu, certes, elle continue de revendiquer sa fierté d’être Guadeloupéenne tout en craignant “que la Guadeloupe n’ait plus voix au chapitre.” En Afrique, elle enseigne le français, d’abord en Côte d’Ivoire, puis est inspirée des mouvements indépendantistes en Guinée qui l’aideront pour son roman Heremakhonon. Expulsée du Ghana après le coup d’État qui renverse le président Kwame Nkrumah, elle s’envole pour Londres et travaille pour la BBC Afrique. Après un retour en Afrique, au Sénégal, Maryse Condé part pour les États-Unis. Éprise de l’histoire coloniale de l’Europe, de l’Afrique et de l’Amérique, elle rédige Ségou, roman inspiré de la période esclavagiste et des mouvements coloniaux en Afrique. Universitaire, ses combats demeurent dans ses recherches où la transmission de la littérature francophone guident ses enseignements. Si Maryse Condé était à la retraite depuis ces 20 dernières années, elle n’a pas pour autant délaissé son oeuvre littéraire, ni même le souvenir de ses 60 ans de combats. En 2013 est publié La vie sans fards, récit plus personnel où elle évoque notamment les auteurs qui l’ont guidée : Frantz Fanon, Aimé Césaire ou encore Léopold Sédar Senghor.

En 2019, le président de la République lui remet la Grand-Croix de l’ordre national du Mérite. Mais sa plus belle récompense restera celui du  prix de la Nouvelle Académie de littérature, en 2018, motivé par “son œuvre sur les ravages du colonialisme et le chaos post-colonial dans une langue à la fois précise et bouleversante

Maryse Condé s’est éteinte en Provence, loin de son pays, celui qu’elle voulait indépendant, et lègue à la postérité une œuvre littéraire majeure.

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Les débuts, Claire Marin

Les débuts, Claire Marin

En attendant le printemps, on peut toujours lire Claire Marin et rêver à d’autres renaissances encore. Voici donc trois souvenirs tirés de son livre Les débuts sur lesquels Jeanne Claustre revient.

Penser les milieux

Nous attribuons trop souvent un début et une fin aux choses qui nous entourent. “On éprouve très tôt dans l’existence cette nostalgie des débuts. Mais on est aussi fébrile à l’idée d’un nouveau départ (…) c’est la raison pour laquelle nous désirons tant les retrouver, les revivre autrement. (…)”, écrit la philosophe. Ce qui fonctionne à échelle personnelle – se remémorer les premiers instants, les premiers émois, bref les premières fois – s’applique à échelle sociale. La nostalgie des débuts, c’est aussi notre attrait tout particulièrement occidental tant pour les créateur·ices que pour la (sainte) Création : seuls Gilles Deleuze et Henri Bergson se seraient opposés à l’obsession de la fixité de l’être, de l’Etat et du stable évènement. Ils parlent de ce qui bouge et devient, d’après Anne Dufourmantelle(1). Gilles Deleuze affirme que l’on commence toujours par le milieu : que toute création s’appuie sur ce qui existe, que nous sommes pris dans un maillage. Derrière cette affirmation, c’est d’une “grande humilité philosophique” dont il s’agit face à la question des fondements (ce dont ne seraient pas capables tous les philosophes, donc). D’ailleurs Deleuze préfère la signature collective et le “nous” au je.

Nous nourrissons tout autant un attrait pour les fins, dans un système basé sur la consommation. Henri Bergson décrit cette facilité à définir une histoire par notre “vision kaléidoscopique du réel” : nous créons des séquences comme un cinématographe – “le mécanisme de notre connaissance est de nature cinématographique”. Ainsi, nous restituons une apparence du mouvement à partir d’images fixes, créons cases et discontinuités temporelles là où il n’y en a pas nécessairement. Nous serions donc “incapables de percevoir la réalité mouvante” ; et ainsi, passons à côté de ce dont nous avons pourtant l’expérience : le devenir de la réalité sensible.

Nous perdons la durée ; Claire Marin en appelle à redonner sa place au mouvement et à ce qui nous échappe alors. Elle fait l’apologie de l’inconstance – qui se fait “au nom d’une vérité singulière, en mouvement, et du renouvellement nécessaire de soi.” Être inconstant·e, s’autoriser à la dérive et à la contradiction, se défaire d’un « vain souci de constance, cette angoisse qui nous dissuade d’avoir confiance en nous ». Moi-même, je n’ai pas confiance en moi car je m’astreigne toujours à être cohérente. Pourquoi ? Pour quel récit – à part celui d’une vie entière perçue dans la concurrence, d’une vie de première de la classe, conçue sous la forme d’une évolution vaine ? Qui n’a d’ailleurs aucun effet, sinon de générer l’auto-déception constante. Il serait temps de se penser en récits, cette fois pluriels. Ce qui peut être une fonction de la littérature : écrire un certain début. Mais plus n’importe lesquels, plus les mêmes qu’avant.

Se tenir prêt à accueillir, toujours, l’inattendu

Il y a toutefois des “cataclysmes dont nous pouvons être l’initiateur (…)” : on impulse un début, on décide d’une fin, le “pouvoir cataclysmique de la liberté humaine”, pour Jean-Paul Sartre. Maurice Merleau-Ponty, lui, dit que quelque chose débute (en nous) quand, dans l’expression de soi, se manifeste « une signification nouvelle qui éclaire autrement notre passé, marquant le début d’un autre rapport à soi, d’un autre récit de soi. » Il est possible de redécouvrir son passé pour s’exprimer, se connaître différemment.

L’expérience intérieure se lit alors sous le prisme d’une continuité d’écoulement : une lente métamorphose, où notre seul principe de transformation s’incarne dans “la variation subtile et la continuité des formes”. Ce qui compte, c’est seulement “l’inflexion de la ligne” que nous traçons. “Ce qui dure en moi au-delà des discontinuités et fragmentations de l’existence, écrit Claire Marin, c’est cette force désirante qui fait de la vie un étrange et continuel palimpseste”.

Il faut donc continuer à imaginer des débuts, à espérer d’autres commencements. Alors, et alors seulement, nous n’aurons plus « l’âge que le temps imprime à nos corps ».

Continuer à espérer dans le désespoir

Mais comment parler de recommencement quand le monde vivant s’effondre ? Quand mes ami·es sont tous·tes solastalgiques(2) ? Quand il devient impossible de se projeter, est-il encore possible d’espérer ?

En crises, il est particulièrement nécessaire d’entendre Claire Marin nous dire qu’il “est parfois possible de rajeunir, parfois nécessaire de s’y efforcer”.

S’il est impossible de croire en une guérison de nos maux, il s’agirait plutôt selon elle de croire au soin. Il y a de toute façon une contradiction entre “l’espoir d’un jour et l’échec à la fin”. Mais c’est une forme de résistance au désespoir : “La joie est encore possible dans la conscience du tragique (…), d’autant plus nécessaire que les dangers nous assaillent de toutes parts. On peut penser la légèreté dans la lucidité. Nous apprenons de toute façon à vivre dès le départ avec la part tragique du réel. (…) Il n’y a pas de vie sans tempêtes, et on ne peut pas espérer les contempler toujours du rivage, loin du tumulte. Mais on apprécie la terre ferme lorsque les courants de l’existence nous y ramènent.”

Continuons d’initier.

 

Références

(1)Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, Paris, Payot et Rivages, 2013.

(2) Semblable au concept de nostalgie (un mal du pays en quelque sorte éprouvé par quelqu’un qui est loin de chez lui), la solastalgie désigne l’expérience des changements négatifs de l’environnement. Le concept, notamment développé par le philosophe australien Glenn Albrecht, signifie comment la personne est certes déjà chez elle, mais désormais “quittée” par son lieu. Des opérations d’aménagement, l’abattage d’arbres, un incendie, etc., peuvent générer de la solastalgie, état d’impuissance et de détresse profonde causé par le bouleversement d’un écosystème, « sentiment ressenti face à un changement environnemental stressant et négatif ». Voir G. Albrecht, Les émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, Paris, Les liens qui libèrent, 2020).

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Avec Kundera et Eco, le rire face aux absolutismes

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Le rire peut-il être un objet politique et poétique ? Pour Milan Kundera et Umberto Eco, assurément. Le premier dans La plaisanterie (1967), le second dans Le nom de la rose (1982). Si les deux récits n’ont strictement rien à voir du point de vue formel, si chacun se déroule dans un espace-temps différent, ils ont en commun de mettre au premier plan le rire comme arme politico-poétique.

Le rire peut-il être un objet politique et poétique ? Pour Milan Kundera et Umberto Eco, assurément. Le premier dans La plaisanterie (1967), le second dans Le nom de la rose (1982). Si les deux récits n’ont strictement rien à voir du point de vue formel, si chacun se déroule dans un espace-temps différent, ils ont en commun de mettre au premier plan le rire comme arme politico-poétique.

Umberto Eco place son récit au XIVème siècle dans la chrétienté médiévale, plus précisément au sein d’une abbaye bénédictine située entre la Provence et la Ligurie, dans une Italie qui n’est encore qu’une « expression géographique » selon le mot de Metternich. L’on y suit Guillaume de Baskerville, frère franciscain chargé de résoudre une enquête criminelle qui mêle théologie et luttes politiques. Quant à Milan Kundera, il déploie les fils de son roman dans la Tchécoslovaquie de l’après-guerre sous domination communiste. Quatre destins s’entremêlent dans un roman polyphonique, comme aime les écrire l’écrivain tchèque, notamment celui de Ludvik Jahn dont la vie s’apparente à un lent déclin déclenché par une blague.

Car c’est d’une lettre envoyée par Ludvik à sa petite amie de l’époque que procède le récit. Étudiant communiste connu et reconnu par ses pairs, il inscrit sur une carte postale : « L’optimisme est l’opium du genre humain ! L’esprit sain pue la connerie ! Vive Trotski ! ». Ces deux derniers mots sont assimilés à un blasphème dans les pays communistes sous la férule de Staline. Dès lors, pour une simple plaisanterie, tout son destin bascule dans le vide.

Comme l’écrit Milan Kundera, « je veux simplement dire qu’aucun grand mouvement qui veut transformer le monde ne tolère le sarcasme ou la moquerie, parce que c’est une rouille qui corrode tout ». Le rire, l’humour, la plaisanterie, érode le mécanisme implacable du totalitarisme, quel qu’il soit. Car rire, c’est accepter que tout ne doit pas être sérieux, et que le sens donné à la vie par l’idéologie n’est pas tout, que la vie, justement, ne s’y réduit pas. Tourner en dérision – alors même qu’on adhère sincèrement à l’idée communiste, comme c’est le cas pour Ludvik lorsqu’il adresse la carte postale à sa petite-amie – l’idée totalisante, c’est admettre qu’elle n’est pas absolue.

Dans le livre d’Umberto Eco, Le nom de la rose, le rire occupe une place assez importance dans les débats théologiques ayant cours entre les différents moines. L’on s’y demande si Jésus, lui-même, a déjà ri ou non, et ce qu’il en a dit et pensé. Mais c’est surtout le dénouement du livre qui donne à comprendre le sens que revêt le rire pour ce qu’on pourrait appeler le totalitarisme religieux, ou du moins l’absolutisme. Attention, les lignes suivantes divulgâchent en partie la fin du roman. Jorge de Burgos, véritable maître de l’abbaye, fait tout pour que ne soit pas découvert le second tome de la Poétique d’Aristote, consacré à la comédie – il est d’ailleurs à noter que ce manuscrit a réellement disparu. Jorge de Burgos avance que le rire est démoniaque, et qu’il ne faut pas que l’humanité accède aux réflexions du philosophe à son sujet. Le rire exorcise la peur, rend la vie plus légère et fait passer au second plan la crainte de Dieu. De la même manière qu’avec le pouvoir communiste, le rire ouvre une brèche dans l’absolutisme qu’il soit religieux ou politique, il offre un espace de légèreté et de mise à distance du sérieux.

Les livres de Kundera et Eco ne se limitent pas à cette réflexion sur le rire. Le premier est avant tout un roman d’amour, d’amours déchues et déçues, quand le second se trouve être un excellent roman d’enquête. Mais chacun, à sa manière, fait du rire une « arme du faible », un instrument de défense intellectuel face à l’absolutisme.

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A la ligne – Joseph Ponthus

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Robert KINO, allégorie de la pistache
Le Temps des Ruptures part à la découverte d’artistes, passionnés et engagés, pour mettre en avant leur travail et souligner leur importance. Robert Kino, qui vient de sortir son nouvel EP « allégorie de la pistache », ouvre le bal.
Le Temps des Ruptures : Salut Félix (alias Robert Kino), ton dernier EP (extended play) vient de sortir, il s’appelle « ALLÉGORIE DE LA PISTACHE » et c’est un vrai bijou. Ou une pistache, j’hésite encore. Mais alors, qu’est-ce que ce petit fruit à tes yeux, toi qui en plus d’être un musicien se trouve être un cuisinier de profession ? 
Robert Kino :

La pistache, c’est un fruit délicieux mais qui, dans sa forme la plus courante, nécessite d’être épluchée. Pour moi, elle illustre parfaitement un concept de la vie : les hauts et les bas. Les hauts, c’est déguster le fruit, et les bas, c’est le décortiquer. Le propos de mon EP, c’est que, dans la vie, il faut accueillir les bas pour pouvoir pleinement apprécier les hauts, parce que ce sont ces bas qui créent du contraste, et je crois que sans contraste, la vie devient ennuyante.

Le Temps des Ruptures : Musicalement, j’avoue que tu m’épates. Tu composes, tu chantes, tu joues de plusieurs instruments (combien dans l’EP d’ailleurs ?), tu enregistres (dans ton placard m’a-t-on dit) ! Bref, tu fais tout et ça sans aucune autre formation que la tienne, un parfait autodidacte. Comment t’est venue l’envie de jouer et de composer de la musique ? Comment t’es-tu instruit ? 
Robert Kino : 

J’ai commencé la guitare quand j’avais 10 ans, et c’était bien trop dur pour l’enfant impatient et capricieux que j’étais donc j’ai d’abord abandonné, puis je me suis rabattu sur le ukulélé. C’est avec cet instrument que j’ai fait mes premières compositions. J’ai toujours écouté beaucoup de musique (ma soirée de rêve quand j’avais 8 ans : faire du air guitar sur du gros Korn dans ma chambre), mais arrivé au lycée, j’ai découvert un monde avec les chaînes YouTube comme TheSoundYouNeed ou Majestic Casual. Je me faisais aussi les discographies de groupes comme Pink Floyd, Led Zeppelin ou Supertramp. À l’époque je me suis demandé ce que ça donnerait de fusionner la musique électronique et le rock des années 70 et c’est à ce moment-là que j’ai investi dans le classique home-studio starter pack, à savoir ordinateur, carte son, clavier MIDI, micro et enceintes. J’étais plutôt mauvais, et sur le papier il y avait pas mal de chances pour que j’abandonne également, mais étonnement je n’ai jamais arrêté depuis. C’était la première fois que je me plongeais autant dans une discipline et qu’elle ne me lassait pas au bout de deux semaines. Dans l’EP, je chante, joue de la guitare, du ukulélé, de la basse et du piano, mais il n’y rien de très compliqué. Je ne me considère même pas musicien en réalité mais plutôt compositeur. Le truc que j’ai vraiment du apprendre, c’est comment utiliser Ableton, comment réaliser des idées et comment mixer tout ça.

Le Temps des Ruptures : Il y a, me semble-t-il, une dimension très personnelle dans ta musique, dans tes paroles. Et tu la dévoiles avec une forme de légèreté, mêlée d’autodérision, qui rend le tout assez sentimental (je trouve). ALLÉGORIE DE LA PISTACHE nous parle de sentiments ? d’expériences ? 
Robert Kino : 

Les deux. Certains morceaux dans l’EP sont des fictions inspirées d’expériences personnelles, mais elles abordent aussi les sentiments qui vont avec. Les autres chansons parlent directement de moi et sont donc effectivement très personnelles. C’est la première fois que j’utilise vraiment le « je » pour parler de ce que je ressens. Bizarrement avant ça, j’avais beaucoup de mal à écrire à propos de moi, mais cette année, je suis passé par une grosse période de questionnement, donc j’imagine que ça a aidé à débloquer le truc. C’est un projet qui parle beaucoup de moi, et au final je trouve que le fait d’avoir utilisé des personnages et/ou des mélodies légères a rendu la chose beaucoup plus digeste que si j’avais passé 28 minutes à dire que j’étais une merde sur des airs de piano tristes.

Le Temps des Ruptures : Je l’ai évoqué, en plus de la musique, ton terrain de jeu favori c’est la gastronomie, la bonne chère. Qu’est-ce que ces deux disciplines ont en commun pour toi ?
Robert Kino : 

Ce sont deux disciplines qui peuvent être abordées de la même manière. Pour qu’il y ait du fort, il faut qu’il y ait du calme. Pour qu’il y ait de l’acide, il faut qu’il y ait du salé. En fait, en musique, comme en cuisine, il faut chercher l’équilibre avec les nuances.

Le Temps des Ruptures : Ton EP vient tout juste de sortir, mais j’ai tout de même envie de te demander quels sont tes prochains projets et comment tu envisages la suite ? D’ailleurs, est-ce que tu as déjà pensé à donner des concerts (autre part que dans ton placard) ? 
Robert Kino : 

Les concerts, c’est compliqué. Je l’ai dit plus tôt, mais je ne suis vraiment pas musicien. Pour les voix, j’en dois une belle à Auto-Tune, pour les pianos, c’est du MIDI, donc je peux corriger les imperfections à la souris, et pour les cordes, il me faut 3 heures pour enregistrer une boucle de 12 secondes. Donc avant de franchir le cap, il faudra que je me perfectionne techniquement. En tout cas, c’est une idée qui me botte !

J’aimerais beaucoup commencer à créer avec d’autres gens. Que ce soit composer à plusieurs, ou faire de la production pour d’autres artistes. Pour le morceau 5AM, on a composé à deux avec Anaëlle, c’était nouveau pour nous deux mais c’était très enrichissant et on est très fier du résultat !

Sinon, j’ai quelques instrus avec lesquelles je sais pas trop quoi faire et quelques copains qui font de la musique, alors j’imagine qu’il y a quelque chose à faire.

D’une manière générale, ce qui me fait vibrer, c’est de faire la musique que j’aimerais écouter. Alors j’imagine la suite dans la même lancée, mon ordi et moi à la recherche de sons à la fois originaux, sensés et accessibles.

Le Temps des Ruptures : En guise d’au revoir, quelle est ta dernière claque musicale qu’on doit absolument écouter ? 
Robert Kino : 

La dernière claque c’est clairement l’album « Always in a Hurry » de Medasin. J’ai des frissons à chaque fois, il y a tout ce que j’aime. Une batterie bien marquée, des grosses influences jazz et des nappes très aériennes. C’est le parfait mélange entre technique et émotion.

Sinon, plus tôt dans l’année j’ai découvert 100 gecs avec leur album 10,000 gecs et je sais pas trop quoi dire dessus à part que je l’ai beaucoup trop écouté.

 Retrouvez l’artiste sur les réseaux sociaux : 

Instagram : https://instagram.com/robert_kino?igshid=YzAwZjE1ZTI0Zg==

Spotify : https://open.spotify.com/intl-fr/album/3nII4lTSD9Uf4hrK2Uxlt7?si=XLmeSDODQqiNBmIn3Otg3g

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La Place, d’Annie Ernaux

Annie Ernaux publie en 1983 son quatrième roman, La place, avec lequel elle signe un court récit autobiographique. Elle adopte une transformation dans son écriture, qu’elle décrit comme « écriture plate », et par laquelle elle fera vivre le reste de son œuvre littéraire. Prix Nobel 2022, cette écrivaine apporte une voix nouvelle dans la littérature française, qu’elle ne cesse de réinventer.

Crédits photo : Annie Ernaux, à Cergy-Pontoise (Val-d’Oise), en mai 2021.  / article journal Le Monde

La place, autobiographie de l’autrice, raconte l’enfance et la vie de son père issu d’un milieu rural qui deviendra ouvrier, et qui poussera sa fille à « apprendre » pour qu’elle puisse appartenir « au monde qui l’avait dédaigné » (page 112). Dans son livre, Annie Ernaux se réapproprie le genre autobiographique et cherche à faire de la condition du père une réalité partagée. Elle décrit la honte et la gêne réciproques du père et de la fille, dans un environnement où ils cherchent chacun∙e leur place.

Au fil de son récit, Annie Ernaux nous décrit son processus d’écriture : une envie de vouloir écrire un roman, qui s’est rapidement transformée en un besoin d’éloigner toute forme artistique ou poétique pour y retrouver la simplicité même de l’écriture, dépouillée de tout artifice. « Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire des nouvelles essentielles. » (page 24). Cette écriture plate donne un style épuré, factuel et minimaliste, voir froid et distant. Le « je » inhérent à l’autobiographie, s’efface. Les phrases nominales et infinitives se succèdent. On trouve un aspect presque scientifique à l’écriture, avec des mots en italiques ou entre guillemets, comme si l’autrice citaient des sources ou des témoignages historiques.

La place marque ainsi un tournant dans son œuvre, elle y développe les racines de ce qu’elle appellera plus tard son « auto-socio-biographie » (terme employé en 2003 pour qualifier le genre de son œuvre littéraire). Annie Ernaux réinvente l’autobiographie, elle crée une distance entre l’autrice et la narratrice : « Le je que j’utilise me semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de l’autre qu’une parole de moi : une forme transpersonnelle en somme. Il ne constitue pas un moyen de m’autofictionner, mais de saisir, dans mon expérience, les signes d’une réalité»(1). Annie Ernaux utilise ainsi l’autobiographie non pas pour parler d’elle-même mais pour parler d’une réalité vécue par tant d’autres. L’auto-socio-biographie est une démarche sociologisante d’elle-même : l’écriture de soi par l’autre, et l’écriture de l’autre par soi.

La place, comme son titre l’indique, explore les différentes places occupées par le père d’Annie Ernaux dans son environnement : paysan, ouvrier puis commerçant. Elle décrit l’ambivalence d’une certaine évolution qu’a connue son père : la peur de toujours perdre sa place et la honte et la gêne de sa propre place. En décrivant son père, elle écrit page 39 « […] ils avaient peur d’être roulés, de tout perdre pour finalement retomber ouvriers. », puis page 45, « Il cherchait à tenir sa place. Paraitre plus commerçant qu’ouvrier. », et enfin page 71, « Le pire, c’était d’avoir les gestes et l’allure d’un paysan sans l’être. » Annie Ernaux illustre à travers la vie de son père, la peur de l’humiliation et la peur de faire honte ainsi que l’envie de réussir, sans pour autant passer du côté des « riches ».

Le livre met en lumière le rapport ambigu à l’apprentissage et à l’instruction. Le père d’Annie d’Ernaux, en la poussant vers l’école et les études, s’éloigne de sa fille. En réalisant ses études, elle intègre un monde étranger à ses parents, loin de l’environnement où ils évoluent. Ce déplacement social engendre une séparation et une honte vis-à-vis de son père et de ses origines. « Il disait toujours ton école et il prononçait le pen-sion-nat […], en détachant, du bout des lèvres, dans une déférence affectée, comme si la prononciation normale de ces mots supposait, avec le lieu fermé qu’ils évoquent, une familiarité qu’il ne se sentait pas en droit de revendiquer » (page 73-74). Cette honte ressentie par la fille, évoque la trahison qu’elle introduit au début de son livre, en citant Jean Genet : « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi ». La Place tente de démêler cette trahison, la trahison d’avoir quitté son milieu ouvrier et d’avoir caché ces origines. A posteriori, le terme de transfuge de classe lui sera attribué. Terme qu’elle utilisera elle-même lorsqu’elle étudiera la sociologie de Pierre Bourdieu, une sociologie qui lui fera l’effet d’une « irruption d’une prise de conscience sans retour […] sur la structure du monde social. »(2)

L’œuvre d’Annie Ernaux, réputée et récompensée, vient se placer dans la suite de la « grande histoire » de la littérature française, bien qu’elle rejette toute conception de « grande littérature ». En réinventant le genre littéraire autobiographique par son œuvre, Annie Ernaux prend une place importante dans la littérature francophone, en offrant une nouvelle proposition littéraire.

À la lecture de son œuvre, des similitudes apparaissent entre La place et le roman naturaliste d’Émile Zola, L’Assommoir. Très différents dans le style et le genre, les sujets se font écho. Dans deux paysages et deux époques radicalement différentes, le nord de Paris au 19e siècle, et le monde rural de Normandie au 20e, ces œuvres offrent un aperçu du monde ouvrier et d’une pauvreté réelle. Le commerce des parents d’Annie Ernaux rappelle la boutique de Gervaise. L’écrivaine intègre même le terme d’assommoir dans son livre, page 54, pour décrire le commerce de son père, perçu comme un « assommoir » par ceux qui n’y mettent jamais les pieds…

Le livre est une claque. Simple, court et épuré, le lecteur le repose avec le sentiment d’avoir été touché au plus profond de son être. Il est d’autant plus percutant qu’il ne prétend aucun moralisme, et s’éloigne d’une écriture misérabiliste. La place est clé pour appréhender l’œuvre d’Annie Ernaux dans son ensemble et permet de comprendre le tournant que l’autrice a pris et qui lui a offert une place dans la littérature française (Prix Renaudot 1984).

Références

(1)Ernaux, Annie, « Vers un je transpersonnel », Cahiers RITM (Recherches interdisciplinaires sur les textes modernes), n° 6, Univ. Paris 10, 1993, p. 219-221.

(2)Ernaux, Annie. “Bourdieu : Le Chagrin, par Annie Ernaux.” Le Monde, 5 février 2002, www.lemonde.fr/archives/article/2002/02/05/bourdieu-le-chagrin-par-annie-ernaux_261466_1819218.html.

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« Les racines du ciel » de Romain Gary, une certaine idée de l’homme

Empêcher l’extermination des éléphants en Afrique-Équatoriale française, alors que colons comme autochtones promeuvent sa chasse, voilà la lourde tâche que Romain Gary confie à son personnage Morel. « Les Racines du Ciel », œuvre saisissante et profondément humaniste qui explore les thèmes de la liberté, de la conservation de la nature et de la condition humaine.

Empêcher l’extermination des éléphants en Afrique-Équatoriale française, alors que colons comme autochtones promeuvent sa chasse, voilà la lourde tâche que Romain Gary confie à son personnage Morel. « Les Racines du Ciel », œuvre saisissante et profondément humaniste qui explore les thèmes de la liberté, de la conservation de la nature et de la condition humaine. Publié en 1956, ce roman s’ancre dans une Afrique en pleine transformation post-coloniale. Considéré comme le premier roman écologiste, nombreuses analyses ont déjà exploré ce volet de l’œuvre. Mais face à la « crise générale des majuscules » (Debray), j’ai pensé que cette chronique pourrait être l’occasion de mettre à l’honneur la « certaine idée de l’Homme » que l’auteur insère à son personnage.

 

L’histoire se déroule dans les vastes plaines africaines où un personnage fascinant, Morel, se lance dans une croisade pour la protection des éléphants, symboles de liberté à ses yeux. Romain Gary peint un portrait saisissant de ses motivations, montrant comment son apparente facétieuse passion pour la défense de ces animaux majestueux transcende les frontières culturelles et politiques. Mais Morel n’a pas d’affection particulière pour les éléphants en tant qu’ils sont des éléphants ; simplement ils incarnent quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes…

La référence à la première phrase des Mémoires du général de Gaulle n’est ainsi pas fortuite, et Romain Gary lui-même pousse la comparaison tout au long de son roman. C’est ce parallèle Morel/de Gaulle qui m’intéresse au plus haut point. Alors que les éléphants sont encombrants, inutiles, improductifs, et que tous les voient comme archaïques, il se trouve un homme, Morel, qui contre vents et marées voue sa vie à leur protection. Affleure de la plume du double prix Goncourt cette magnifique phrase : « Charles de Gaulle, lui aussi un homme qui croyait aux éléphants ».

Le grand Charles, en 1940, alors que toute la France, des politiques aux militaires, s’avoue vaincue, choisit de poursuivre la lutte contre l’envahisseur allemand. « Le plus illustre des Français » (Coty), en 1940, c’est un peu, à sa façon, Morel et les éléphants. Nos démocraties contemporaines, obnubilées par la rentabilité et l’utilité, comprennent mal ce genre de proclamations têtues et désintéressées de dignité et d’honneurs humains. Ce que Morel défend, avec ses éléphants, « c’était une marge humaine, un monde, n’importe lequel, mais où il y aurait place même pour une aussi maladroite, une aussi encombrante liberté ».

Morel arbore d’ailleurs tout au long de l’œuvre une croix de Lorraine, incarnation de son passé de résistant. Des camps de la mort aux étendues sauvages peuplées de pachydermes, le combat reste le même : celui de la liberté. Il faut aux hommes un idéal, un sacré – et donc un sacrilège (le meurtre d’un éléphant) et un possible sacrifice (mourir en martyr face au gouvernement français qui organise la chasse à l’éléphant). Un sacré laïque, donc, mais un sacré quand même.

Le début des Mémoires du général de Gaulle commence de la manière suivante : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison ». Un personnage du livre s’y réfère en ajoutant : « Eh bien ! Monsieur, remplacez le mot « France » par le mot « humanité », et vous avez votre Morel. Il voit, lui, l’espèce humaine telle une princesse des contes ou la madone des fresques, comme voué à un destin exemplaire… Si elle le déçoit, il en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des hommes, non au génie de l’espèce… Alors il se fâche et essaye d’arracher aux hommes un je ne sais quel écho de générosité et de dignité, un je ne sais quel respect de la nature… Voilà votre homme. Un gaulliste attardé ». Mais ne pourrait-on en dire autant de Romain Gary lui-même ?

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Fiction, moteur et action

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Fiction, moteur et action

Entretien avec Hadrien Klent
Travailler trois heures par jour et, du reste, prendre le temps de vivre ? Dans son roman Paresse pour tous (éditions Le Tripode, 2021), Hadrien Klent parvient à rendre l’utopie crédible à travers le parcours exceptionnel d’Emilien Long, prix Nobel d’économie français, qui se lance dans la course à l’élection présidentielle avec cette idée phare. Une campagne présidentielle plus tard, nous retrouvons Emilien Long et son équipe au pouvoir dans le deuxième tome, La Vie est à nous (éditions Le Tripode, 2023). De l’élection à la mise en œuvre du programme, ces deux romans font le pari de l’optimisme pour donner à voir la possibilité d’une autre société et l’envie d’y prendre part. Entretien sur une ligne de crête, entre fiction et réalité.
LTR : Au tout début de La Vie est à nous, vous faites votre propre autocritique par l’intermédiaire d’une note rédigée par une étudiante sur le premier tome, Paresse pour tous. « On pourrait reprocher à l’auteur un certain goût pour les facilités narratives, une manière un peu simpliste, et certaines caricatures partisanes. Mais l’ensemble se lit avec plaisir et intérêt, notamment parce que l’auteur prend soin de résumer les thèses économiques du candidat (…). Utile donc pour servir la situation actuelle ». Cette dernière phrase résume-t-elle le projet de ces deux livres ?
Hadrien Klent :

En partie seulement. Ces livres cherchent à concilier différents projets en un seul texte (lequel texte se trouve être construit en diptyque) : on pourrait dire qu’il s’agit tout à la fois de romans de divertissement (conçus donc pour donner à la personne qui le lit l’envie d’aller au bout de sa lecture), de livres sur la politique (avec l’idée d’en dévoiler certaines pratiques), et de livres directement politiques (presque des manuels pour une offre alternative). Une des choses qui me plaît le plus dans la vie de ces deux livres, c’est le fait que quelqu’un qui les a découverts pour l’une de ces trois raisons découvre in fine l’existence des deux autres. Je dois dire qu’au tout début de l’aventure de Paresse pour tous (à l’automne 2019, avant même l’irruption du covid dans nos vies), lorsque nous avons, avec Alessandra Caretti, imaginé l’histoire d’un candidat défendant le droit à la paresse (à partir de cette idée de départ, j’ai ensuite écrit seul les deux romans), je pensais que ça ferait du bien à la société de se mettre à réfléchir un peu sérieusement à ces questions. On est quatre ans plus tard, et aidé, entre autres choses, par le bouleversement dû au covid, force est de constater que, oui, ces livres ont montré qu’ils étaient utiles pour interroger la situation actuelle (y compris au printemps dernier, lorsque le pouvoir en place n’a pas eu de meilleure idée que d’augmenter le temps de travail des actifs, faisant donc l’exact inverse de ce que je proposais…).
Par ailleurs, l’autocritique que vous citez est un petit pied de nez à moi-même, pour essayer de montrer que je ne me prends pas au sérieux… Certaines personnes ont tendance à me renvoyer l’idée qu’ils me voient comme une sorte d’Émilien Long… moi je me vois plutôt comme cette étudiante qui ne laisse rien passer à l’auteur de Paresse pour tous !

LTR : En quoi la fiction éclaire-t-elle la situation actuelle ?
Hadrien Klent :

Disons que je me suis rendu compte, a posteriori, que de proposer une fiction sur des thèmes qui sont tout à fait dans l’air du temps, et que je pourrais qualifier, pour le dire vite, de « décroissants » (la remise en question du « Dieu travail », de la société de consommation à outrance, du culte de la vitesse, mais aussi le refus d’une classe politique hors-sol et arrogante, etc.), eh bien, c’était très différent que d’écrire un essai sur ces sujets. Il y a énormément d’essais passionnants qui disent cela (évidemment, je ne les ai pas tous lus) ; mais le fait d’incarner un monde dans lequel ces idées deviennent des enjeux dont on peut se saisir (tome 1) puis qui se voient appliqués (tome 2) donne au lecteur le sentiment que quelque chose est possible. Le réalisme d’une fiction utopique aide à rendre cette utopie crédible : c’est un des mérites de ce que permet la notion de roman.

LTR : Paresse pour tous a été qualifié par un journaliste de Libération comme un « feel-good roman politique ». L’optimisme est-il nécessaire pour exercer une politique de gauche en France ?
Hadrien Klent :

Je dirais : pas seulement la gauche, mais le pays entier a besoin de quelque chose qui soit de l’ordre d’une croyance optimiste et horizontale (si c’est bien ce que vous entendez par « feel-good »). Pour le dire vite, dans une époque assez sombre et pessimiste (époque dans laquelle nous nous trouvons, il faut l’admettre), il y a deux façons d’incarner une voix dissidente. Soit en promouvant le fait que se transformer en « start-up nation » qui « produit et travaille davantage » va redonner à la France son rang de grande puissance : c’est le projet suivi par le pouvoir en place depuis 2017, et le moins qu’on puisse dire est qu’il ne semble pas franchement réussir. Soit en disant que réinventer une autre façon de concevoir une société, à la fois plus solidaire et plus dégagée de l’emprise du cycle infernal travail-crédit-consommation (sans parler évidemment de l’importance des mesures écologistes), est un projet qui peut redonner à la France (et pas seulement à la France) une forme de croyance partagée, un idéal politique d’avenir.

LTR : Vous citez à plusieurs reprises Léon Blum et le Front populaire. Pensez-vous que la référence fasse toujours mouche aujourd’hui ?
Hadrien Klent :

Oui, pour plusieurs raisons. D’une part, la vision portée par Blum et le Front populaire lors des élections de mai 1936 (donner enfin aux travailleurs des droits, dont ils étaient privés) est bel et bien devenue une réalité politique (avec toutes les mesures prises en juin 1936 : les congés payés, la semaine de 40 heures ; sans compter les accords de Matignon sur les hausses de salaires). D’autre part, même s’il y a une « pause » en 1937 (premier renoncement, ou retournement de veste, dans l’histoire de la gauche au pouvoir, qui se produira à nouveau en 1983, en 2000, en 2014), beaucoup des grandes mesures de 1945 (sécurité sociale, nationalisations, etc.) ont été préparées, nourries, par le projet politique du Front populaire : c’est donc forcément une référence importante lorsqu’on parle de changements profonds dans une société.
Mais, dans mon livre, le parallèle entre Léon Blum et Émilien Long se joue aussi, justement, sur la question de la trahison, ou non, des idéaux : peut-on accomplir le programme pour lequel on a été élu, oui ou non ? Corollaire à cette question : par le réformisme démocratique (donc les élections), peut-on réellement changer les choses ? Dans les deux cas, mes romans font le pari que oui.

LTR :  À l’exception d’un personnage, tous les membres du gouvernement d’Emilien Long sont des citoyens issus de la société civile. Pourquoi ce choix ? 
Hadrien Klent :

Parce que ça fait du bien ! Parce que ça implique une façon de s’exprimer, de raisonner, de travailler, qui sont extrêmement différentes de celles pratiquées par le personnel politique traditionnel – dans la réalité actuelle, les ministres venant de la société civile sont souvent vite éjectés des gouvernements, parce qu’ils ne possèdent pas les codes attendus (prise de parole reposant sur de la fiction plutôt que sur du réel ; attention à occuper le plus d’espace médiatique possible, y compris en empiétant sur celui des autres ; volonté de briguer la place suprême à court ou moyen terme ; etc.). Dans mon roman, le principe étant justement de ne pas jouer selon ces codes-là, alors les ministres ne semblent pas décalés, et ceux qui continuent à jouer le jeu selon les anciennes règles (les responsables de l’opposition) démontrent, par l’absurde, la violence systémique de la parole politique traditionnelle.

LTR : Ce tome est celui de l’abandon de la notion de paresse à la faveur de la coliberté. Selon vous, quelle place ont les mots en politique ?
Hadrien Klent :

Une place cruciale, qui a nourri beaucoup de ma réflexion en amont des deux livres. En l’occurrence, le mot « paresse » sert, dans le premier tome, à bousculer le jeu politique traditionnel, à faire un effet « choc » dans le débat (y compris en polarisant fortement les antagonismes). Dans le tome 2, puisque l’équipe ayant promu le droit à la paresse est maintenant en responsabilité, alors il faut inventer un autre terme, moins provocant, mais plus clairement émancipateur : d’où l’invention de la coliberté. J’ai pris beaucoup de plaisir à écrire la scène où l’équipe invente ce mot… D’une manière générale, la question de la prise de parole est très importante dans les deux livres car j’ai le sentiment que c’est quelque chose sur lequel il est vraiment possible d’agir, et qui par ailleurs a des répercussions évidentes sur la société (faire le pari de l’intelligence collective plutôt qu’exciter les passions). Il y a, à mes yeux, quelque chose de profondément révolutionnaire dans le fait de dire les choses avec calme, pondération, rigueur – ce qui n’exclut pas, évidemment, la radicalité : c’est ce que parviennent à faire Émilien et ses proches dans les deux livres.

LTR : Emilien Long cherche à tout prix à échapper à la figure de l’homme providentiel, pour en finir avec la « monarchie mentale française ». Mais, c’est bien lui le personnage principal, qui porte ces deux tomes et permet à ces idées d’atteindre les hautes sphères du pouvoir. Finalement, qu’est-ce qui le différencie d’un homme providentiel ?
Hadrien Klent :

Difficile pour moi de répondre à cette question sans dévoiler la fin du dernier livre… Mais c’est une question évidemment importante, que je me suis souvent posée en écrivant les deux tomes, et que j’ai cherché à toujours mettre en scène pour la partager avec la personne qui me lit : Émilien Long ressemble par certains côtés à un homme providentiel (il a les compétences qu’il faut, l’honnêteté nécessaire, et l’envie de réussir), mais par d’autres il déconstruit cette place (refus du travail solitaire, refus de parvenir, etc.). Il me semble qu’en lisant le livre on comprend bien la façon dont, justement, un individu peut, par son action, refuser de devenir une figure providentielle tout en incarnant celui qui prend les décisions à un moment donné. C’est une dialectique, une sacrée dialectique, je ne vous le cache pas : mais que ce soit difficile ne veut pas dire que c’est impossible.

LTR : Le roman se termine par une invitation à écrire la suite, ensemble. Mais, une question nous brûle, nous lecteurs et lectrices : comment ?
Hadrien Klent :

Eh bien je vous le demande ! Le premier roman se terminait par un « À suivre », car je savais que j’allais, moi, écrire une suite. Mais le deuxième tome clôt le cycle : et c’est pour ça que je laisse dans les mains de chaque personne qui termine ces deux livres le soin d’en faire quelque chose. Quoi, comment ? À chacun de décider. N’étant pas Émilien Long, ce n’est pas moi qui vais jouer le rôle de celui qui se frotte au suffrage universel – mais quelqu’un pourrait choisir de le faire… Quelqu’un qui ait les qualités de mon personnage, à savoir une crédibilité, une surface médiatique, une rigueur, une volonté, une bienveillance, une envie de construire, etc. Et si ce mouton à cinq pattes n’existait pas, alors on peut tous, individuellement, essayer de faire bouger les choses : il y a plein de gens qui, déjà, mettent en œuvre les principes défendus dans les deux livres. Et plein de gens peuvent être convaincus encore ! Avec mes armes d’écrivain, j’ai cherché à faire ce que je pouvais pour que les lignes bougent. On a tous des armes, justement – ou plutôt des outils, pour prendre une image moins guerrière. À nous de les manier avec intelligence, courage, et ténacité.

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La fin des artistes ? l’IA remet en question l’industrie du divertissement

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La fin des artistes ? l’IA remet en question l’industrie du divertissement

Avec l’émergence de l’intelligence artificielle générative incarnée par des noms tels que ChatGPT, DALL-E et Midjourney, la créativité est en train de vivre une transformation majeure. Musique, cinéma, photographie… Autant de domaines artistiques perturbés par l’ingéniosité de l’intelligence artificielle (IA). Ce phénomène démocratise l’accès à des créations de haute qualité tout en redéfinissant les rôles traditionnels des créateurs humains.

Crédits photos EchoSciences-Auvergne

Avec l’émergence de l’intelligence artificielle générative incarnée par des noms tels que ChatGPT, DALL-E et Midjourney, la créativité est en train de vivre une transformation majeure. Musique, cinéma, photographie… Autant de domaines artistiques perturbés par l’ingéniosité de l’intelligence artificielle (IA). Ce phénomène démocratise l’accès à des créations de haute qualité tout en redéfinissant les rôles traditionnels des créateurs humains. Désormais, les machines ne sont plus de simples outils, elles deviennent des collaborateurs actifs dans le processus créatif. L’industrie du divertissement se prépare à une transformation sans précédent, où artistes et créateurs trouvent un nouvel allié dans l’IA. Cette révolution soulève toutefois des questions fondamentales sur la créativité, obligeant ces acteurs à repenser la création, la distribution et la consommation de contenu. À mesure que nous explorons cette nouvelle frontière, il est temps de plonger au cœur de cette révolution créative et de découvrir les merveilles qu’elle promet d’apporter au monde du divertissement.

Les prémices d’un nouvel environnement créatif

Il y a quelques années, j’ai contacté un ami travaillant chez Google pour discuter du potentiel incroyable de l’IA, en particulier dans le domaine du divertissement. Je développais ma théorie qui prévoyait une personnification extrême des œuvres de divertissement, ainsi que la possible fin des métiers de chanteurs, de scénaristes et d’acteurs. Pour étayer mon argument, j’ai évoqué le clip réalisé par l’agence numérique « Space150 » qui a utilisé une IA pour créer un titre dans le style du rappeur Travis Scott, aussi bien au niveau des paroles que de l’image. J’étais alors fasciné par les possibilités offertes par l’IA. Cependant, mon ami, bien que circonspect, tempéra mon enthousiasme en admettant que ma théorie était une possibilité qu’il jugeait lointaine.

Trois ans plus tard, les promesses de l’IA dépassent déjà toutes mes attentes et pourraient révolutionner le monde du divertissement tel que nous le connaissons. En réalité, cette révolution a déjà commencé. La personnalisation des recommandations, rendue possible grâce à l’exploitation de nos données personnelles, a été la première étape de ce mouvement. Les services de streaming de musique et de vidéo utilisent déjà des algorithmes d’IA pour recommander du contenu personnalisé à chaque utilisateur. À l’avenir, ces algorithmes devraient devenir encore plus sophistiqués, en prenant en compte des facteurs tels que le contexte social et culturel, l’humeur, l’heure de la journée et les interactions exercées entre l’utilisateur et le contenu.

Le deuxième volet de cette révolution concerne la création de contenu. L’IA est de plus en plus utilisée pour créer des œuvres d’art, de la musique, des jeux vidéo, voire des films. En utilisant des techniques d’apprentissage automatique, l’IA peut générer des éléments de contenu tels que des paroles de chansons, des mélodies, des personnages de jeu, des scripts de film et des effets spéciaux. Bien qu’elle ne puisse pas remplacer les créateurs humains, elle peut accélérer le processus de création et ouvrir de nouvelles perspectives créatives.

D’un point de vue strictement économique, l’IA artificielle présente des avantages considérables en transformant la production et la distribution de contenu. Elle permet de réduire les coûts, d’améliorer la qualité et d’accélérer les délais, ce qui offre de multiples opportunités pour l’industrie du divertissement. Par exemple, l’IA est de plus en plus utilisée pour optimiser la production de films et d’émissions de télévision. Elle assiste les équipes de tournage en planifiant les scènes, en suggérant les angles de caméra les plus efficaces et en identifiant les éventuelles erreurs dans le montage. De plus, l’IA intervient dans la gestion de la distribution de contenu en optimisant les stratégies de marketing et de distribution. En se basant sur les données comportementales des utilisateurs, elle aide à cibler précisément le public, adaptant ainsi la stratégie promotionnelle pour maximiser l’impact et la portée du contenu. Cette capacité d’analyse de données marque la troisième phase de la révolution dans l’industrie du divertissement.

Enfin, l’IA contribue à créer des expériences de divertissement plus immersives. Elle utilise des technologies telles que la reconnaissance vocale, la reconnaissance faciale, la réalité virtuelle et la réalité augmentée pour permettre aux utilisateurs d’interagir avec le contenu de manière plus naturelle et personnalisée. Cela ouvre la voie à des expériences de divertissement plus engageantes et interactives, où le public peut véritablement devenir acteur de l’histoire. Dans l’ensemble, l’IA est en train de transformer l’industrie du divertissement, non seulement en optimisant la production et la distribution de contenu, mais aussi en repoussant les frontières de l’expérience elle-même, offrant ainsi de nouvelles opportunités et défis passionnants pour l’avenir de ce secteur.

Demain, des plateformes dédiées à la création de musique, de séries et de films ?

Il est déjà possible de créer des films à l’aide de l’IA, bien que les résultats ne soient pas encore à la hauteur de ce que les créateurs humains peuvent produire. Actuellement, l’IA est principalement utilisée pour générer des éléments de contenu, tels que des scripts, des personnages, des effets spéciaux et des animations, qui peuvent être intégrés dans des productions cinématographiques. Pour y arriver, elle apprend à partir de données existantes, telles que des films, des scénarios et des images, afin de créer de nouveaux éléments de contenu. Si les modèles d’IA les plus avancés ont encore du mal à créer des dialogues réalistes, des personnages émotionnellement convaincants et des histoires cohérentes, ce qui limite leur utilisation dans la création de films complets, qu’en sera-t-il demain ? Les progrès rapides en matière de compréhension du langage naturel et de création de contenu pourraient lui permettre de jouer un rôle plus important dans la création de films à l’avenir. Récemment, la société de production Waymark’s a mis en ligne « The Frost » (1), le premier court-métrage de 12 minutes réalisé entièrement grâce à une IA. L’histoire se déroule en Antarctique, où une équipe de scientifiques est réveillée par un mystérieux signal sonore provenant des montagnes, les incitant à entreprendre une quête périlleuse pour découvrir sa source. « The Frost » se distingue des autres films générés par des IA en offrant une cohérence visuelle plutôt réussie. Cependant, les personnages, bien que réalistes, souffrent de problèmes d’animation, et leur apparence change fréquemment. Le scénario du film maintient toutefois l’intérêt du spectateur, et la fin crée un suspense en vue d’une suite à venir. Malgré ses imperfections, « The Frost » est considéré comme l’un des films générés par des IA les plus aboutis en termes d’exécution, de richesse visuelle, de narration et de cohérence stylistique, surpassant de nombreuses autres productions similaires.

En plus du cinéma, la photographie et la musique sont également en train de s’adapter aux capacités prodigieuses de l’IA. Les algorithmes d’apprentissage automatique sont utilisés pour créer de nouvelles images, les modifier ou même générer des images entièrement synthétiques. L’IA peut être utilisée pour restaurer des photos endommagées ou améliorer des images de faible qualité, mais elle peut également créer de nouvelles images en fonction de critères spécifiques. Par exemple, elle peut être entraînée pour créer des images basées sur des modèles existants ou pour générer des images de personnes qui n’existent pas en réalité. Des entreprises comme Nvidia ont développé des algorithmes qui permettent à l’IA de générer des images réalistes à partir de descriptions textuelles. De plus, des chercheurs ont mis au point des réseaux de neurones capables de créer des images entièrement synthétiques à partir de rien.

La musique suit la même tendance que la photographie. L’IA peut être utilisée pour composer de la musique, créer des arrangements, générer des paroles, produire des sons et des effets sonores, voire reproduire la voix d’artistes. Des entreprises telles qu’Amper Music et Jukedeck ont déjà mis en place des plateformes permettant de créer des pistes musicales personnalisées de cette façon. Des artistes, comme Taryn Southern, ont également utilisé la puissance de l’IA pour créer des chansons complètes, à l’exemple de la chanson « Break Free, » créée avec l’aide d’un algorithme de musique.

Dans un avenir proche, l’avènement de plateformes alimentées par l’IA pourrait révolutionner la création de contenu de manière sans précédent. Imaginez un monde où quiconque pourrait générer de la musique, des séries, ou des films correspondant précisément à ses goûts. Les passionnés de franchises culte comme « Alien », « Star Wars » ou encore « Harry Potter » pourraient simplement exprimer leurs idées de scénarios et même devenir les héros de leurs propres films. Cette personnalisation extrême des œuvres pourrait rendre obsolètes de nombreux métiers liés à la création artistique, voire menacer l’existence des salles de cinéma traditionnelles.

Avec cette nouvelle ère en gestation, les plateformes de streaming actuelles, telles que Netflix et Prime Video, devront réinventer leur modèle pour rester pertinentes. Elles devront offrir des solutions innovantes pour suivre le rythme de cette révolution imminente. L’idée de permettre aux consommateurs de contrôler les moindres paramètres d’une œuvre, que ce soit le scénario, la musique, ou encore la durée du film, pourrait devenir la nouvelle norme. Cette vision peut sembler utopique, mais le succès de technologies émergentes comme ChatGPT et Midjourney montre que la frontière entre la science-fiction et la réalité s’estompe rapidement. Il est clair que l’avenir de l’industrie du divertissement sera façonné par l’IA, créant un paysage artistique plus personnalisé que jamais. D’ailleurs, tout un écosystème se développe rapidement autour de la vidéo générée par l’IA. De plus en plus de startups proposent des plateformes de production automatisée qui l’utilisent pour créer des vidéos à partir de textes et d’articles de presse, ou pour générer des vidéos personnalisées à grande échelle en créant des présentateurs virtuels capables de parler dans différentes langues et styles. D’autres entreprises spécialisées proposent la création de vidéos marketing à partir de textes et d’articles de blog, voire des publicités hautement personnalisées en fonction des données d’audience.

La puissance de l’IA dans la création artistique semble n’avoir que pour seule limite notre propre imagination. Les États-Unis se positionnent déjà en tête de cette course à l’innovation, bénéficiant d’un rayonnement culturel mondial. La culture américaine, diffusée à travers le globe, joue un rôle géopolitique majeur, incarnant un instrument puissant de « soft power » américain. Elle promeut l’empreinte de l’« American way of life » sur la scène internationale, façonnant les perceptions et les aspirations mondiales. Cependant, cette avancée technologique questionne également les fondements de l’exception culturelle française, un pilier de la politique culturelle de la France. Cette exception repose sur la préservation de la diversité culturelle et le respect de nombreuses règles et dispositifs législatifs destinés à soutenir la création artistique. L’IA, en transformant la manière dont nous créons et consommons l’art, pourrait remettre en question ces bases. Cette confrontation entre les avancées technologiques américaines et les valeurs culturelles françaises est le reflet d’une nouvelle révolution, où la culture est au cœur des enjeux, définissant les identités nationales et mondiales à l’ère numérique.

Les enjeux éthiques de l’IA dans la création artistique

Au-delà des promesses fascinantes de l’IA dans le monde du divertissement, émergent également des questions cruciales sur l’éthique de la création artistique. Cette révolution technologique soulève des préoccupations importantes qui méritent d’être abordées de front.

L’une des questions éthiques centrales réside dans l’authenticité de l’art créé par IA. Alors que ces algorithmes sont capables de produire des œuvres musicales, des peintures, ou encore des écrits littéraires, une question émerge : qui est le véritable créateur de ces œuvres ? Les créations générées par des machines peuvent-elles prétendre à la même authenticité que celles issues d’un esprit humain ? Cette interrogation suscite des débats passionnés au sein de la communauté artistique et parmi les amateurs d’art.

Un autre enjeu éthique réside dans la question de la propriété intellectuelle. Lorsqu’une machine génère une composition musicale, un script de film, ou même une image artistique, à qui appartient la création ? L’artiste derrière la machine, l’entreprise qui a développé l’algorithme, ou l’utilisateur qui a initié le processus ? Ces questions légales et éthiques sont encore en cours de résolution, mais elles revêtent une importance cruciale à mesure que l’IA générative devient omniprésente.

La récente grève des scénaristes à Hollywood, menée par la Writers Guild of America (WGA), illustre ces inquiétudes. Les scénaristes se sont mobilisés après le succès de l’IA générative, en particulier de ChatGPT. Cette grève a déclenché d’âpres négociations entre les studios hollywoodiens et les syndicats représentant les scénaristes. L’accord en cours permet aux studios de continuer à utiliser l’IA générative, mais il garantit aux scénaristes des crédits et une rémunération pour leur travail, même si des outils d’IA sont employés. Cependant, des détails précis sur la compensation financière liée à l’utilisation des textes des auteurs pour l’entraînement des modèles d’IA ne sont pas encore communiqués.

La responsabilité artistique est un autre aspect fondamental des enjeux liés à l’utilisation de l’IA. Si une œuvre d’art générée par une IA soulève des problèmes moraux ou éthiques, qui en porte la responsabilité ? L’humain qui a utilisé la machine, le concepteur de l’algorithme, ou l’IA elle-même ? L’IA n’a pas de conscience ni de compréhension éthique, ce qui soulève des défis considérables en matière de responsabilité.

Enfin, il est essentiel d’aborder les implications sociétales de l’utilisation généralisée de l’IA générative dans la création artistique. Comment ces technologies modifient-elles notre perception de la créativité, de l’originalité et de l’art ? Les sociétés doivent réfléchir à la manière dont elles souhaitent intégrer ces avancées technologiques dans leur tissu culturel et artistique, tout en préservant les valeurs fondamentales de l’art et de la créativité.

En conclusion, l’IA générative, incarnée par des noms tels que ChatGPT, DALL-E et Midjourney, promet de révolutionner l’industrie du divertissement. Musique, cinéma, photographie, tous ces domaines connaissent une transformation profonde grâce à la créativité assistée par l’IA. Toutefois, cette révolution soulève des questions éthiques cruciales, telles que l’authenticité de l’art généré par des machines, la propriété intellectuelle, la responsabilité artistique, et les implications sociétales. Naviguer dans ce nouvel environnement créatif nécessite une réflexion approfondie sur les valeurs éthiques qui sous-tendent l’art et la culture. L’IA offre un potentiel impressionnant pour la créativité humaine, mais la société doit décider comment intégrer ces avancées technologiques tout en préservant ces valeurs fondamentales. La collaboration entre l’homme et la machine dans le domaine du divertissement ouvre de nouvelles perspectives, mais elle doit être guidée par la prudence et la réflexion sur les enjeux éthiques qui façonneront l’avenir de l’art et du divertissement à l’ère de l’intelligence artificielle.

Références

(1)Le lien vers le court métrage : https://youtu.be/IgPvoPBrlTE?si=C_PNJQ-dvOybW3cD

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Yellowstone : la complexité des enjeux politique américains en série

Culture

Yellowstone : la complexité des enjeux politique américains en série

Depuis ses débuts en 2018, la série télévisée « Yellowstone », est devenue un incontournable du paysage médiatique américain. À première vue, « Yellowstone » peut sembler représenter un point de vue conservateur en raison de certains sujets abordés et de la personnalité virile de ses héros. Cependant, une analyse plus approfondie révèle une série qui transcende les catégories politiques traditionnelles pour offrir un portrait nuancé, mais réaliste, des divisions politiques aux États-Unis et invite à une réflexion plus profonde sur l’Amérique contemporaine.

Depuis ses débuts en 2018, la série télévisée « Yellowstone », qui vient d’achever sa cinquième saison devant plus de 8 millions de téléspectateurs, est devenue un incontournable du paysage médiatique américain. Cependant, ce qui rend cette série vraiment captivante, c’est sa complexité politique. À première vue, « Yellowstone » peut sembler représenter un point de vue conservateur en raison de certains sujets abordés et de la personnalité virile de ses héros. Cependant, une analyse plus approfondie révèle une série qui transcende les catégories politiques traditionnelles pour offrir un portrait nuancé, mais réaliste, des divisions politiques aux États-Unis. Cette série, qui s’inscrit dans la tradition du western moderne, explore les conflits politiques et culturels dans le décor des vastes étendues du Montana, tout en remettant en question les stéréotypes et en invitant à une réflexion plus profonde sur l’Amérique contemporaine.

Une lutte acharnée pour les ressources et le contrôle des terres

Au cœur de « Yellowstone », se trouve une bataille épique pour les ressources et le contrôle du Yellowstone Dutton Ranch, un thème central qui éclaire les complexités politiques de la série. Le personnage de John Dutton, incarné magistralement par Kevin Costner, est le patriarche incontesté de la famille Dutton et incarne une vision classique de la propriété privée et de la tradition. Sa détermination à maintenir le ranch familial, coûte que coûte, est un reflet des valeurs souvent associées à la droite américaine. Il représente l’archétype du propriétaire foncier traditionnel qui défend avec acharnement ses droits de propriété et résiste aux pressions extérieures. Cependant, la série ne se contente pas de présenter John Dutton comme le héros incontesté de cette lutte pour les ressources. Le personnage de Thomas Rainwater, un chef amérindien, apporte une perspective complexe et nuancée à ce conflit. Rainwater incarne une voix en faveur de la préservation de l’environnement et des droits des peuples autochtones, illustrant ainsi les tensions entre la conservation des ressources naturelles et la protection de l’environnement. Une préoccupation que ne partage pas John Dutton, lui qui ira jusqu’à faire sauter à la dynamite un flanc de montagne pour détourner le cours d’une rivière et ainsi empêcher un autre rival, le californien Dan Jenkins, développeur immobilier, d’y avoir accès. En présentant ces deux perspectives « Yellowstone » engage le spectateur dans une réflexion plus profonde sur des enjeux complexes et actuels, tout en évitant de prendre clairement position en faveur de l’un ou l’autre de ces conflits politiques.

La politique locale et la nécessité du compromis

Au cœur de « Yellowstone », les interactions complexes entre la famille Dutton et les autorités locales sont longuement explorées. Cette dynamique politique met en lumière les dilemmes auxquels sont confrontés les responsables politiques locaux qui doivent jongler entre la préservation de la stabilité de la région et les intérêts privés, parfois en étant contraints de faire des compromis difficiles. L’un des personnages clefs de cette thématique est le gouverneur Lynelle Perry, un personnage politique influent, obligée de choisir entre les demandes de John Dutton, , et celles de Thomas Rainwater, le chef amérindien,. Cette situation reflète la réalité politique des régions rurales américaines, où les responsables politiques sont souvent pris entre le désir de favoriser le développement économique local, la protection de l’environnement et les droits des peuples autochtones. La série montre également l’influence significative des entreprises et les lobbys sur la politique locale. le personnage de Dan Jenkins qui tente d’exploiter les terres du ranch pour ses propres intérêts en est un bon exemple. Les relations entre les acteurs économiques, les responsables politiques locaux et les propriétaires fonciers créent un paysage politique complexe où les enjeux économiques, environnementaux et politiques sont étroitement entrelacés.

Le nationalisme et la famille, deux thèmes au coeur de la série

Dans « Yellowstone », deux sujets essentiels se démarquent, chacun apportant une dimension profonde à l’histoire et à la caractérisation des personnages : le nationalisme et la famille. Au cœur de l’intrigue, le nationalisme et le patriotisme américains sont incarnés de manière puissante par certains protagonistes. Ils défendent ardemment leurs valeurs et leur mode de vie, tout en percevant les menaces extérieures comme des atteintes à l’intégrité de l’Amérique et de leur propre vision de la nation. John Dutton, en particulier, incarne ce sentiment. En tant que patriarche du Yellowstone Dutton Ranch, il est prêt à utiliser des moyens légaux et illégaux pour protéger sa terre, sa famille et ses traditions. Cette disposition à tout sacrifier pour défendre ce qu’il considère comme sa patrie personnelle peut être interprétée comme une réflexion sur les divisions politiques aux États-Unis, où le nationalisme peut être utilisé pour justifier des actions extrêmes au nom de la protection de l’identité culturelle et territoriale. Cependant, « Yellowstone » ne se contente pas de glorifier le nationalisme. La série présente également les opposants de John Dutton comme ayant des motivations valables pour leurs actions. Thomas Rainwater lutte pour la justice et les droits de sa communauté, tout en plaidant pour la préservation de l’environnement. Ces personnages ne sont pas dépeints comme des ennemis dénués de raisons valables, mais comme des acteurs engagés qui ont eux aussi une vision profondément patriotique de l’Amérique, mais qui diffère de celle de John Dutton.

La famille et sa place au sein de la société est également un thème abordé. Pour John, la famille est bien plus qu’une simple unité sociale ; elle est le fondement de son identité et de ses convictions. Son attachement profond à ses enfants – même s’il est incapable de le leur montrer – et à la préservation du ranch familial est un élément clé de son caractère. Son obsession de la famille se manifeste parfois de manière extrême, car il est prêt à tout pour protéger son héritage et ses proches, allant même jusqu’à recourir à la violence lorsque cela est nécessaire. Cette vision de la famille en tant que pilier sacré de la vie du patriarche évoque des valeurs conservatrices traditionnelles souvent associées à la droite, tout en ajoutant une dimension personnelle puissante à son personnage. Le conflit entre la protection de la famille et les défis extérieurs est un autre thème récurrent de la série, offrant une réflexion sur l’importance de la famille dans le contexte complexe de la politique et de la société contemporaine.

Un virilisme assumé ?

« Yellowstone » présente un virilisme omniprésent parmi ses personnages masculins, créant ainsi un élément distinctif de la série. Les hommes forts, durs et déterminés, tels que John Dutton et son fils Kayce, sont des figures centrales de la série. Ce virilisme peut sembler, à première vue, rappeler l’archétype traditionnellement associé à la droite politique, où la force physique et la détermination sont valorisées comme des qualités masculines idéales. Située dans les vastes étendues du Montana, où les règles de la frontière semblent encore prévaloir, la série ne fait pas non plus mystère de l’importance des armes à feu dans la vie quotidienne de ses personnages masculins. Elles deviennent des symboles phalliques de pouvoir, de contrôle et de protection dans cet environnement brut et impitoyable. Les conflits sont souvent résolus par la force, que ce soit dans des confrontations violentes entre personnages ou dans la défense du Yellowstone Dutton Ranch. Cette omniprésence des armes à feu et de la violence physique souligne l’aspect sauvage du monde de « Yellowstone », tout en suscitant des réflexions sur la culture des armes aux États-Unis, un sujet politique brûlant dans la société contemporaine. La série pousse ainsi les spectateurs à s’interroger sur la place des armes dans la vie américaine et sur les conséquences de cette culture de la violence sur la politique et la société. Mais « Yellowstone » va au-delà des stéréotypes en présentant une diversité de personnages, chacun avec sa propre interprétation de la masculinité. Par exemple, Jamie Dutton, l’un des fils de John, est un avocat qui adopte une approche plus intellectuelle, progressiste et moins physique de la vie, remettant en question l’idée que la masculinité doit nécessairement être associée à la force physique. Cela reflète la manière dont la série déconstruit les stéréotypes de genre et explore différentes facettes de la masculinité. Un aspect encore plus puissant de cette dynamique est la présence de personnages féminins forts et complexes qui défient les stéréotypes de genre. Beth Dutton, la seule fille de John, incarne une féminité forte et indépendante. Elle est une femme d’affaires avisée, capable de rivaliser intellectuellement et émotionnellement avec n’importe quel homme de la série. Elle incarne la puissance féminine dans un monde souvent dominé par des hommes forts. Monica Dutton, la femme de Kayce, joue également un rôle significatif dans la déconstruction des stéréotypes de genre au sein de la série. Issue d’une culture amérindienne, elle apporte une perspective unique dans « Yellowstone ». Son caractère indépendant et déterminé s’inscrit dans la tradition de sa propre culture, où les femmes sont souvent des piliers de force au sein de leur communauté. Monica est une enseignante dévouée, cherchant à transmettre la sagesse de ses ancêtres aux jeunes générations, tout en équilibrant les défis de sa vie de famille. Son personnage défie le stéréotype de la femme passive et dépendante, montrant que la force féminine ne se limite pas à une seule perspective culturelle ou ethnique. Sa présence met en évidence l’importance de la diversité dans la représentation des femmes à l’écran et renforce l’idée que les qualités traditionnellement associées à la masculinité peuvent également être valorisées chez les femmes. En présentant cette diversité de personnages masculins et féminins, « Yellowstone » dépeint une vision plus complexe et nuancée de l’identité et de la masculinité, montrant que la force et la détermination ne sont pas l’apanage exclusif d’une orientation politique ou d’un genre. Cette représentation met en évidence l’importance de la diversité et de la nuance dans la caractérisation des personnages, contribuant ainsi à enrichir la profondeur de la série sur le plan politique et socioculturel.

La représentation de la diversité culturelle

La diversité culturelle dans « Yellowstone » dépasse largement le simple décor de l’intrigue et les personnages. Elle constitue un élément fondamental qui enrichit la profondeur de la série et lui confère une dimension politique et culturelle cruciale. Au cœur de cette diversité se trouve la nation amérindienne Broken Rock, dont les interactions complexes avec les Dutton et le ranch forment un pilier central de la série. Cette représentation authentique d’une communauté autochtone est d’une importance capitale, car elle permet à « Yellowstone » de refléter la véritable mosaïque culturelle de la région du Montana. Les coutumes, les croyances et les traditions des Amérindiens sont présentées de manière respectueuse et fidèle, offrant ainsi au public un aperçu authentique de la richesse culturelle de ces communautés. Cela contribue à sensibiliser les téléspectateurs aux aspects culturels et historiques souvent négligés de la société américaine. Mais « Yellowstone » ne s’arrête pas à la simple représentation culturelle. La série aborde également de manière subtile les blessures historiques et les injustices que les peuples autochtones ont endurées aux États-Unis, en mettant en avant les conflits et les tensions entre la nation Broken Rock et les Dutton. Ces tensions sont le reflet de réalités profondes liées à la colonisation et à la perte de terres, des tragédies historiques qui ont profondément marqué les communautés autochtones. En donnant une voix à la nation amérindienne à travers des personnages tels que Thomas Rainwater et Monica Dutton, « Yellowstone » confronte le public à l’héritage colonial de l’Amérique et à ses répercussions actuelles sur les peuples autochtones. Cela incite les téléspectateurs à réfléchir à l’importance de reconnaître et de rectifier ces injustices historiques, tout en mettant en lumière la nécessité de lutter pour la justice et la réconciliation. Ainsi, la représentation de la diversité culturelle dans « Yellowstone » constitue un vecteur d’éducation et de sensibilisation, offrant une plateforme pour explorer les questions politiques et culturelles cruciales qui persistent dans la société américaine contemporaine.

Une série sur les divisions politiques au sein du peuple américain

L’une des grandes forces de « Yellowstone » réside donc bien dans sa capacité à mettre en lumière les divisions politiques profondes qui traversent la société américaine contemporaine. La série offre un tableau riche et nuancé en présentant une variété d’opinions et de motivations politiques parmi ses personnages principaux. Cette approche permet aux spectateurs de plonger au cœur de la complexité des questions politiques auxquelles sont actuellement confrontés les États-Unis, tout en illustrant les conflits entre conservateurs et progressistes. La famille Dutton elle-même incarne ces divisions internes. John et ses enfants représentent un éventail de points de vue politiques, allant du conservatisme intransigeant à l’ouverture aux idées progressistes, certes dans une moindre mesure. Cette divergence d’opinions au sein de la famille reflète la réalité des différences politiques qui existent au sein de nombreux foyers américains. De plus, la série introduit des personnages extérieurs à la famille Dutton qui incarnent des perspectives politiques diamétralement opposées. L’approche de la série est d’autant plus puissante qu’elle évite de diaboliser les personnages ou les opinions opposées. Elle présente les motivations de chacun de manière crédible, montrant que les acteurs politiques ont des raisons valables pour leurs actions, même si elles diffèrent. Cette approche humanise les personnages et les opinions divergentes, invitant ainsi les spectateurs à réfléchir aux causes et aux conséquences de ces divisions politiques. « Yellowstone » ne peut être pleinement appréciée sans la prise en compte de son contexte temporel, qui correspond en grande partie à l’ère de la présidence de Donald Trump. La série offre un éclairage intéressant sur les conflits politiques qui ont caractérisé cette période, même si elle ne prend pas explicitement position sur la politique américaine contemporaine. L’ascension de Donald Trump à la présidence en 2016 a polarisé la société américaine, divisant le pays sur une série de questions allant de l’immigration à l’environnement en passant par l’économie. Ces divisions politiques ont souvent été marquées par un discours polarisant, caractérisé par des affrontements verbaux virulents et des luttes pour le contrôle du pouvoir. « Yellowstone » capture avec intelligence cet environnement politique tendu. Les luttes pour le contrôle des ressources naturelles, les conflits entre les propriétaires fonciers et les intérêts commerciaux, ainsi que les tensions entre les conservateurs et les progressistes, évoquent les débats politiques d’aujourd’hui et reflètent la réalité politique et socioculturelle des États-Unis à l’ère de Trump, alors que ce dernier souhaite se représenter à l’élection présidentielle de 2024.

En fin de compte, « Yellowstone » offre une exploration complexe de la politique, de la famille et de la société américaine contemporaine. Elle suscite des questions essentielles sur les valeurs, les compromis et les divisions qui façonnent l’Amérique d’aujourd’hui. Cette série captivante invite les spectateurs à réfléchir non seulement aux enjeux politiques, mais aussi à la manière dont la politique interagit avec les aspects les plus intimes de nos vies. Elle nous rappelle ainsi le pouvoir de la fiction pour éclairer et explorer les complexités du monde réel qui nous entoure. « Yellowstone » transcende également les clivages politiques et réunit les Américains de tous bords. Des études ont montré que son audience est divisée presque à parts égales entre les démocrates et les républicains. Comme l’a souligné Keith Cox, président de Paramount Network : « Juste parce que ça se passe dans le Montana et qu’il y a des éleveurs, les gens disent que c’est une série pour la droite républicaine. Mais maintenant, on s’aperçoit que c’est une série pour tout le monde. » Cette capacité à unir un public diversifié reflète l’attrait universel de la série et son pouvoir de transcender les lignes partisanes pour engager des conversations importantes sur l’Amérique contemporaine.

Les 4 premières saisons de Yellowstone sont disponibles sur la plateforme Paramount+.

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