Modesta, l’insoumission : critique et soif de tout, dans tout

Culture

Modesta, l’insoumission : critique et soif de tout, dans tout

L’autrice n’avait jamais lu un livre comme L’art de la joie. Elle ne savait pas comment le résumer alors elle en a écrit un article. L’art de la joie est l’oeuvre principale de Goliarda Sapienza – elle y a consacré presque toute sa vie, et il n’est publié qu’après sa mort. Elle y raconte le personnage et le parcours initiatique de Modesta, née en Sicile en 1900.
Crédit photos : Archive Goliarda Sapienza/Angelo Maria Pellegrino

Modesta se méfie des discours, des mots « que la tradition a voulu absolus(1) » : « Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. » Car elle croit plus que tout à l’expérience depuis cet échange avec son mentor, Carmine :

-« Tu m’enseignes, Carmine, la sagesse de perdre ? J’ai parfois trop de colère dans le corps, et je voudrais apprendre.
– Eh, on peut enseigner tant de choses : monter à cheval, faire l’amour, mais on ne peut donner à personne sa propre expérience. Chacun doit se composer la sienne, avec les années, en se trompant et en s’arrêtant, en revenant en arrière et en reprenant le chemin.
– Et pourquoi ?
– Eh, si on pouvait enseigner l’expérience nous serions tous pareils ! »

La sienne s’acquiert par à-coups. A chaque évènement, nouvelle métamorphose soudaine de son existence, elle s’étonne : « Comment pouvais-je le savoir si la vie ne me le disait pas ? Comment pouvais-je savoir que le bonheur le plus grand était caché dans les années apparemment les plus sombres de mon existence ? S’abandonner à la vie sans peur, toujours… » J’ai appris tant de choses dans la vie, mais jamais à pressentir l’amour. Modesta ne vit que pour la « dissociation du temps » rendue possible à deux êtres qui s’aiment. Sa vie se termine par un amour romantique, mais cela aurait pu être n’importe quel amour imprévisible qui peuple son univers : ami·es, enfant·es, amant·e-s sans cesse en mouvement autour d’elle, grâce à elle. L’amour lui apprend peu à peu l’abandon. Elle se confie, laisse venir à elle les émotions les plus intenses. Lorsqu’elle baisse ses barrières et s’autorise des confidences, d’abord froide et distante, elle devient alliée. Ses descriptions de l’amour forment ainsi des paysages : « Dans les baisers j’oublie ses blessures. Oublier un instant et puis redécouvrir plus nets les traits que l’on aime. Sentir avec plus d’acuité le parfum de sa peau. Se retrouver enlacées après une longue absence. Pour en être sûre elle me touche le front de sa paume. Je prends ses doigts dans les miens… Ne la perdre jamais ! (…) Lui dire comment j’étais en réalité. » – et non pas qui. L’art de la joie énonce la complexité des êtres. Modesta s’abandonne aux années qui passent : « Peut-être que vieillir de façon différente n’est qu’un acte révolutionnaire de plus » pour son corps qu’elle incarne progressivement. « Dans l’anxiété de vivre j’ai laissé filer trop vite mon esprit », écrit-elle : Elle ne mourra donc qu’après, seulement après avoir appris encore d’autres façons de vivre, « l’art de voyager, et d’être heureuse d’observer un vase, une statue, une fleur ». De toute façon, la mort n’est qu’une « énième métamorphose. »

Malgré l’historique qu’elle dresse de sa propre vie, il n’y a pas de passé pour celle qui ne voit dans les ruptures que la promesse d’un après. « On ne retourne pas en arrière ! », s’exclame-t-elle alors que, rasée des suites d’une blessure au front, elle touche, nostalgique, les longues tresses d’autrefois. « L’avenir n’existe pas, ou du moins l’inquiétude pour l’avenir n’existe pas pour moi. Je sais que seulement jour après jour, heure après heure, il deviendra présent. » : seul le moment présent doit être pensé, conscientisé, accumulé. Modesta n’aime pas les regrets ; les souvenirs , eux, ont toute leur place en elle. Ceux des morts, d’abord, dont elle garde mémoire pour celleux qui restent : « Pouvoir du désir de garder en vie qui l’on aime ».

Leurs voix résonnent sans cesse et des extraits de dialogues précédents réapparaissent un instant, les font durer, encore un peu. J’ai écouté le podcast : « Comment écrire ce qu’on a dans la tête(2) ? ». Déjà, j’aimais le titre. Geneviève Brisac y explique que l’écriture féminine a ceci de particulier qu’elle reflète les pensées nombreuses et simultanées qu’il y a dans la tête des femmes. Et qu’alors, à l’écrit, l’intérieur polyphonique est retranscrit dans une narration irrégulièrement arythmique. Bien plus loin qu’une écriture monotone, ou peut-être pire encore, d’une écriture binaire. Brisac dit aussi que les femmes ont pris l’habitude de se voir de l’extérieur ; et que donc les écrivaines jouent particulièrement avec les narrateur·ices. Modesta est racontée à la première et à la troisième personne, et c’est bien, comme le dit Martin Rueff, le signe d’une dialectique heuristique entre fermeté de l’extérieur et grand doute intérieur.

Pour Modesta, lorsqu’une habitude se brise, il faut juste se déshabituer, puis s’habituer à une nouvelle. C’est à cet endroit précis que se lisent les fondements de sa liberté : « Non, elle ne les regrettait pas, elle regrettait seulement un mode de vie si longuement gravé dans ses émotions, qu’elle ne pouvait en changer d’une heure à l’autre. Elle devait accepter cette peur, et peu à peu s’habituer à cette solitude, qui désormais, c’était clair, apportait avec elle le mot de liberté (…) »

Certains passages ont la force déconcertante de bell hooks(3). Modesta critique ces femmes qui reproduisent ce contre quoi elles pensent, pourtant, se dresser : « Comme au couvent, lois, prisons, histoire édifiée par les hommes. Mais c’est la femme qui a accepté de tenir les clefs, gardienne inflexible de la parole de l’homme. (…) Tu te souviens, Carlo, tu te souviens quand je t’ai dit que seule la femme pouvait aider la femme (…) ? ». Elle critique la psychanalyse : « Qu’y a- t-il de maladif dans le fait de rechercher une joie que l’on a connue ou seulement imaginée ? La sérénité qu’il y avait entre Béatrice et moi, je l’ai aussi recherchée en toi et je l’ai retrouvée. ». Refuse que les doctrines érigées en science ne puissent qualifier quiconque de déviant·e.

D’années en années, d’une phase de sa vie à une autre, les promenades de Modesta s’énoncent par le leitmotiv de la nage. « On ne retourne pas en arrière ! (…) Et puis, à cette époque-là, je ne savais presque pas nager ! (…) Quand Modesta ne savait pas nager, la distance entre elle et ce regard la faisait trembler d’espérance et de peur. Maintenant seule une paix profonde envahit son corps mûr à chaque émotion de la peau, des veines, des jointures. Corps maître de lui-même, rendu savant par l’intelligence de la chair. Intelligence profonde de la matière… du toucher, du regard, du palais. Renversée sur le rocher, Modesta observe comme ses sens mûris peuvent contenir, sans fragiles peurs de l’enfance, tout l’azur, le vent, l’espace. Etonnée, elle découvre la signification du savoir que son corps a su conquérir dans ce long, ce bref trajet de ses cinquante ans. C’est comme une seconde jeunesse avec la conscience précise d’être jeune (…) » S’abandonner à l’intensité de sa vie et ses contradictions, du lourd-léger au long-court.

Parfois je me questionne sur ma légitimité d’écrire. Est-ce qu’écrire est une démonstration d’égo, est-ce qu’écrire c’est mettre de soi un peu partout, comme le déplorait un de mes amis au sujet d’un homme qui ornait tous les murs de Paris de sa signature ? Pourquoi écrire, si je lis des choses si belles ? Vivre dans l’illusion de rajouter « sa pierre » ? C’est peut-être comme ce que Jean- Pierre Bacri racontait sur le théâtre(4). Si un·e spectateur·ice sur cent, parmi son public, était touché·e par une scène, c’est pour ce 1% qu’il jouait. J’espère être lue et que l’on comprenne ce qui m’a touchée dans Modesta, et toucher à mon tour pour créer un espace d’échange. Rajouter des lignes de mots encore parmi toutes les formes qui existent déjà, tenter de décrire l’insaisissable Modesta. Remercier la quête absolue de Goliarda Sapienza d’écrire la vie d’une autre, la sienne, ou juste « un palais aux mille portes d’entrée, où chaque lecteur(·ice) éprouve une émotion singulière, toujours renouvelée(5). » Qui sait dans quelle interstice chacun·e saura pénétrer.

Références

(1)Tous les éléments entre guillemets sont des extraits de Goliarda Sapienza, L’art de la joie, Paris, Le Tripode, 2016.

(2)Géraldine Muhlmann, Avec Philosophie, « Comment écrire ce qu’on a dans la tête ? Avec Geneviève Brisac et Martin Rueff. » France Culture, 02/02/2023, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/ podcasts/avec-philosophie/comment-ecrire-ce-qu-on-a-dans-la-tete-7369754

(3)bell hooks, La volonté de changer, Paris, Divergences, 2021.

(4)Anaïs Kien, Toute une vie, « Jean-Pierre Bacri (1951-2021), tellement libre ». France Culture, 03/12/2022, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/toute-une-vie/jean-pierre-bacri-1951-2021- tellement-libre-9533932

(5)Cette phrase figure en quatrième de couverture de l’édition 2022 de Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard : Folio classique.

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Jean Barois, ou l’épopée d’un libre penseur

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Jean Barois, ou l’épopée d’un libre penseur

Dans cet article, Milan Sen revient une nouvelle fois sur un livre du Prix Nobel de la littérature Roger Martin du Gard. Jean Barois explore les pérégrinations religieuses et intellectuelles d’un homme de son temps, entre quête de sens et rejet de la tradition catholique.

La fin du XIXe siècle et la consolidation de la IIIe République voient l’acmé de la “Guerre des deux France”(1) entre républicains et catholiques. Roger Martin du Gard nous offre dans Jean Barois le portrait biographique d’un homme enchaîné dans ce conflit latent. Il donne à voir les méandres de vie d’un homme autant ancré dans son époque que déstabilisé par ses propres inquiétudes métaphysiques.

Le lecteur de cet article est prévenu : aucun divulgâchage ne lui sera épargné.

La rupture avec le monde catholique

Jean Barois naît au sein d’une famille catholique dans la seconde moitié du XIXème siècle, alors que ce même catholicisme subit les coups de boutoir des républicains et laïques. Le père de Jean n’est lui-même pas un très bon chrétien, c’est à peine s’il se rend à la messe pour Pâques. Cet atavisme critique se retrouve chez son fils, qui très rapidement dans le roman montre des signes d’éloignement vis-à-vis de la religion qui est encore d’Etat. 

Au fil des premières pages, Jean s’entretient à de nombreuses reprises avec des prêtres qui, eux aussi, sont soucieux de la Raison avec un grand R. Notre protagoniste est heureux de voir que sa suspicion à l’égard des superstitions catholiques est partagée même au sein du corps ecclésiastique. Mais, au fur et à mesure que le temps passe, les doutes se muent en incertitudes, puis les incertitudes en scepticisme. Ses amis religieux, ceux-là même qui l’ont soutenu dans sa démarche critique, ne peuvent plus – intellectuellement – accepter que Jean voue la religion aux gémonies. 

Ce conflit entre libre pensée et foi inébranlable se redouble au domicile conjugal. Sa femme, qu’il a épousée jeune, est dévote. Parallèlement à la tension qui se joue dans son esprit entre scepticisme et croyance imprimée dans sa tendre jeunesse, se joue une lutte entre mari et femme. Cette lutte atteindra son apogée lorsque Jean s’avouera enfin à lui-même, et à sa femme, qu’il ne croit plus en Dieu. Son scepticisme s’est muté en incroyance brute. La rupture entre sa femme – qui attend pourtant son enfant – et lui devient inévitable. Jean Barois quitte son hameau familial pour rejoindre Paris. 

Le combat pour la Raison

Arrivé dans la capitale, le personnage créé par Roger Martin du Gard découvre un nouvel univers, de nouveaux champs sociaux. Il s’ouvre aux milieux républicains, intervient dans des séminaires à travers l’Europe, et prend après quelque temps une décision qui va changer sa vie. Jean Barois décide de fonder une revue, Le Semeur, avec ses amis (toute ressemblance avec des personnages contemporains existants serait purement fortuite). La petite troupe, à l’orée de leur trente ans, ferraille contre tous les dogmes et toutes les métaphysiques. L’atmosphère intellectuelle de la fin du XIXème siècle est admirablement bien dépeinte par le Prix Nobel de littérature, alors que le positivisme hérité d’Auguste Comte est à son acmé. Les avancées du siècle en sociologie et en biologie donnent à ces jeunes hommes une confiance aveugle en la science. Aux âges théologique puis métaphysique doit désormais se substituer l’âge positif. 

Puis vint ce qu’on n’appelait pas encore “l’Affaire”, celle de Dreyfus. La revue – qui tire désormais à plusieurs milliers d’exemplaires – va prendre à bras-le-corps la défense du capitaine injustement condamné. On suit sur une centaine de pages le périple des jeunes libres penseurs face à l’Etat et l’Armée, tous deux coupables d’avoir fait condamner un juif innocent. A leurs idées anticléricales s’ajoute désormais une passion, qu’on pense inébranlable, pour la justice.

Mais, parce qu’il y a un mais, arrivent ensuite les déconvenues qui font suite à l’Affaire. Avec les années, les “vainqueurs” de l’Affaire parviennent au pouvoir. Jean Barois fait sienne la phrase de Péguy qui dit que “tout commence en mystique et finit en politique”(2). Les désillusions l’assaillent, lui et ses amis, en voyant la libre pensée récupérée par la classe politique française – notamment le cabinet Waldeck-Rousseau qui choisit de faire du transfert des cendres de Zola au Panthéon un événement national. Leur combat, qui fut pourtant si beau et héroïque, leur paraît a posteriori gâché. 

“L’âge critique”

Tout au long de l’Affaire Dreyfus, et dans les années qui suivent, l’anticléricalisme de Jean Barois est constant. Il reste sa première bataille et sa bataille première. Et pourtant, un soir d’accident de “voiture” (s’entend au sens du XIXème siècle, plutôt calèche), alors qu’il croyait la mort arrivée, son premier réflexe fut de réciter un “Je vous salue Marie”… A son réveil à l’hôpital, la première chose qu’il fit lorsque son état le lui permit fut de rédiger un testament, une sorte de credo à l’envers, au cas où il céderait de nouveau aux sirènes de l’opium du peuple avant de mourir. Il y écrit qu’il affirme ne pas croire en Dieu, et affirme la supériorité de la science sur toute superstition cléricale. Ce petit testament est conservé à l’abri des regards, tout près de lui.

Cet incident est suivi d’infléchissements intellectuels, progressifs mais non sans conséquence. L’âge positif, voulu par Auguste Comte et encouragé par Jean Barois et ses camarades grâce au Semeur, s’avère être un échec. La science progresse, certes, mais ne remplacera jamais la religion comme eschatologie. Aujourd’hui, en 2022, il est ardu de comprendre que pour une partie des élites culturelles françaises, la recherche scientifique a pu paraître comme la finalité de l’humanité, son unique dessein et le remède à tous ses maux (tant théoriques que relatifs à la quête de sens). Albert Camus dira à propos de cet ouvrage qu’il est “le seul grand roman de l’âge scientifique, dont il exprime si bien les espérances et les déceptions”(3).

Les années passant, Jean Barois commence à mettre en doute son irréfutable athéisme. A un jeune rédacteur de sa revue venu lui indiquer son nouveau projet d’article antireligieux, il lui rétorque que le doute vaut mieux que l’affirmation dogmatique. Il ajoutera même, « et pourquoi pas l’existence de Dieu ? ». Alors qu’on pourrait à ce moment du livre craindre un cheminement facile vers le catholicisme, Jean Barois conserve toute sa fougue laïque lorsque deux jeunes nationalistes – qu’on devine maurrassiens – tentent de lui prouver la supériorité du catholicisme pour l’organisation de la société. Ainsi Jean se retrouve entre deux eaux, aussi critique vis-à-vis des catholiques intransigeants que méprisant à l’égard des jeunes athées qui se moquent de l’hypothèse « Dieu ». En réalité, là est notre théorie, ce n’est pas tant la religion que Jean recherche que le sacré, quel qu’il soit. Celui-ci transparut tout d’abord dans sa libre pensée de jeunesse, puis dans sa fougue libérale en faveur de la défense du capitaine Dreyfus. Le sacré permet de donner du sens à la vie(4), chaque société en a besoin, et notre protagoniste n’échappe pas à la règle. Jean dit ceci à un jeune collègue de sa revue : « Non, non, la conscience humaine est religieuse, en son essence. Il faut l’admettre comme un fait…Le besoin de croire à quelque chose ! … Ce besoin-là est en nous comme le besoin de respirer ».

Alors que la vieillesse s’approche à grand pas, Jean sent l’angoisse de la mort approcher. La science, qu’il a tant chérie et pour qui il a dédié sa vie, ne lui est plus d’aucun secours. Savoir que dans 10 000 ans peut-être on résoudra le secret de l’univers ne l’intéresse plus, ce qu’il veut c’est soulager sa terreur immédiate de la mort. Dès lors, revenu auprès de sa femme après moults péripéties, il s’ouvre au catholicisme, non pas à celui des symboles et des rites, mais à celui de la passion, de la ferveur religieuse. Alors, à l’heure où la mort effleure son visage de sa faucille, il s’accepte désormais pleinement en tant que chrétien. Sa conversion est finie. L’histoire aurait pu s’arrêter là, celle du triptyque émancipation – désillusion – (re)conversion.

Sa femme et le prêtre qui l’accompagnent jusqu’à son dernier souffle découvrent, à côté de lui, son fameux testament :

 

« À OUVRIR APRÈS MOI. »

« Ceci est mon testament. 

Ce que j’écris aujourd’hui, ayant dépassé la quarantaine, en pleine force et en plein équilibre intellectuel, doit, de toute évidence, prévaloir contre ce que je pourrai penser ou écrire à la fin de mon existence, lorsque je serai physiquement et moralement diminué par l’âge ou par la maladie. Je ne connais rien de plus poignant que l’attitude d’un vieillard dont la vie tout entière a été employée au service d’une idée, et qui, dans l’affaiblissement final, blasphème ce qui a été sa raison de vivre, et renie lamentablement son passé.

En songeant que l’effort de ma vie pourrait aboutir à une semblable trahison, en songeant au parti que ceux dont j’ai si ardemment combattu les mensonges et les empiètements ne manqueraient pas de tirer d’une si lugubre victoire, tout mon être se révolte, et je proteste d’avance, avec l’énergie farouche de l’homme que je suis, de l’homme vivant que j’aurai été, contre les dénégations sans fondement, peut-être même contre la prière agonisante du déchet humain que je puis devenir.

J’ai mérité de mourir debout, comme j’ai vécu, sans capituler, sans quêter de vaines espérances […] »

Jusqu’après la mort, le libre penseur aura vaincu le croyant torturé par le néant.

 

Références

(1)Poulat Emile, Liberté, Laïcité, la guerre des deux France et le principe de modernité, Cerf, 1987.

(2)Péguy Charles, Notre jeunesse, Gallimard, 1910.

(3)Albert Camus Roger Martin du Gard préface aux Œuvres complètes de Roger Martin du Gard, t. I, Gallimard, Paris, 1955, p. XV.

(4)Voir sur le sujet la pensée de Régis Debray, notamment mise sur papier dans Debray Régis, Jeunesse du sacré, Gallimard, 2012.

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Recension de l’ouvrage Eurafrique. Aux origines coloniales de l’UE, de Peo Hansen et Stefan Jonsson

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Recension de l’ouvrage Eurafrique. Aux origines coloniales de l’UE, de Peo Hansen et Stefan Jonsson

Pour Le Temps des Ruptures, Adrien Félix a lu le livre Eurafrique. Aux origines coloniales de l’UE, des professeurs Peo Hansen et Stefan Jonsson, publié en 2014 et traduit en français en 2022 aux éditions La Découverte.
Introduction

L’entreprise des professeurs Hansen et Jonsson apparaît de prime abord comme une gageure. Avec leur ouvrage, publié en 2014 en anglais, ils n’entendent rien de moins que dévoiler –littéralement – les origines coloniales de l’Union européenne. Le pari semble hasardeux, tant il est vrai que dans un certain imaginaire commun, dont on peut se risquer à croire qu’il est assez largement partagé, l’Union européenne est avant tout synonyme de paix, d’égalité et de modernité. Aux yeux de générations de citoyennes et citoyens européens, la construction européenne s’est sans doute réalisée bien loin des affres de la colonisation, voire à l’encontre de celles-ci. Que le lecteur soit d’emblée averti : il ne s’agit pas là de l’opinion des auteurs de l’ouvrage étudié.Précisément, les deux professeurs de l’Université suédoise de Linköping, respectivement spécialistes de sciences politiques et d’ethnic studies, s’ingénient à démontrer qu’au rebours des représentations dominantes, des questions coloniales et géopolitiques ont joué un rôle de premier plan dans la création de l’Union européenne. À cette fin, ils font le détail minutieux des tractations et négociations politiques ayant mené à la signature, le 25 mars 1957, du traité de Rome instituant la Communauté économique européenne (CEE), matrice de l’actuelle Union. Cette analyse approfondie s’inscrit dans le cadre d’un examen plus vaste, déployé tout au long de la première moitié du XXe siècle, des perceptions nationales de certains pays européens et de leurs élites intellectuelles et économiques, quant à la place et à l’avenir de l’Europe. C’est à l’endroit de cette introspection existentielle et angoissée que l’Afrique entre en scène, devenant la planche de salut d’un vieux continent en déroute.

Au cœur de l’étude menée par les auteurs se trouve un mot – Eurafrique – dont on peine au premier abord à saisir les contours et les significations. S’agit-il d’une notion historique, d’un terme géographique, d’un projet politique ou bien d’une entreprise économique ? Peut-être tout cela à la fois ? L’ouvrage tente d’élucider cette véritable nébuleuse qui surgit et resurgit au fil des décennies sous diverses formes et ambitions. Cette tentative découle du double constat d’un déficit d’investigation historique au sein des études européennes et d’une construction réciproque d’une histoire officielle de l’Union européenne, basé sur un récit fondateur tenant plus du mythe que de la scientificité. Or « la substitution du mythe à l’histoire est dangereuse » nous avertissent les auteurs qui, se faisant historiens, entreprennent d’établir – ou plus justement de rétablir – une vision plus exacte du passé.  Ils le font avec l’exigence et la rigueur d’une « discipline scientifiquement conduite », pour reprendre les mots de Marc Bloch(1), et l’on ne peut qu’imaginer les innombrables heures passées à explorer, entre autres, les fonds des Archives historiques de l’Union européenne à Florence. Confrontant l’historiographie consacrée de l’intégration européenne à l’épreuve des faits, le livre révèle progressivement une relation entre celle-ci et le colonialisme. Parallèlement aux premières tentatives d’unification de l’Europe qui se manifestent à l’aube du XXe siècle et durant les décennies qui suivent, l’on observe comme en regard, des efforts accomplis pour maintenir ou plutôt réinventer le système colonial en Afrique. Ces deux mouvements conjoints émergent après la Première Guerre mondiale, dans une Europe fracturée et instable qui ne tarde pas à se sentir à l’étroit entre deux superpuissances émergentes. Dans ce contexte, les regards se tournent peu à peu vers le sud, et nombre de responsables politiques et intellectuels européens commencent à considérer l’Afrique, ses territoires et ses ressources, comme un potentiel « remède aux maux européens ». Aussi, la perspective de l’exploitation et du développement mutuels du continent africain apparaît progressivement comme un élément fédérateur, un projet suffisamment « attractif et bénéfique […] pour que les États européens acceptent de faire cause commune ».

Cette vision géopolitique qui se révèlera d’une fertilité d’idées et d’imagination inouïe porte, selon les auteurs, le nom d’Eurafrique. Faut-il donc voir entre le processus d’intégration européenne – tel qu’il se concrétisera par la création de la CEE – et le prolongement de la mainmise occidentale en Afrique plus qu’une simple relation ? S’agirait-il bien davantage d’une corrélation, et partant, d’un rapport dont les deux termes ne vont pas l’un sans l’autre, où l’un implique l’autre et réciproquement ? Telle est la question à laquelle l’ouvrage d’Hansen et Jonsson tente de répondre dans une démarche intellectuellement salutaire, consistant à mettre les pieds dans le plat et à regarder l’histoire, notre histoire, en face. 

Une histoire oubliée

De l’aveu des auteurs eux-mêmes, leurs travaux sont nés d’une curiosité à l’égard de la relation qu’entretient l’Union européenne avec les outre-mer, classés entre les régions ultrapériphériques (RUP) et les pays et territoires d’outre-mer (PTOM). Plus précisément, c’est l’indifférence de la littérature consacrée à l’intégration européenne à l’endroit de ces derniers qui les a intrigués, alors même que les enjeux économiques et géopolitiques dont ils sont porteurs ne sont plus à démontrer. Or ce désintérêt – scientifique mais aussi institutionnel – serait plus largement symptomatique d’une réticence de l’Union européenne à aborder l’histoire et l’héritage du colonialisme. Réticence qui proviendrait d’un récit originel lui-même sciemment détourné d’une histoire internationale, dissocié des processus de colonialisme et de décolonisation pourtant à l’œuvre dans le même temps. Loin des affaires internationales, l’histoire de l’intégration européenne est alors assez naturellement une histoire européenne, celle d’une conquête de la paix et de la prospérité, guidée par des idées progressistes. Cet eurocentrisme est identifié comme l’une des causes ayant conduit à une interprétation sélective de l’histoire, à vocation principalement mythique et fondatrice d’une identité européenne naïve et idéalisée. Entretemps, il sera sans doute clair que l’ouvrage s’inscrit en faux contre cette conception originelle et réfute explicitement le récit dominant de l’histoire de l’Union européenne. Avec certainement l’ambition de se défaire du tropisme européen auquel ils sont eux-mêmes exposés, les auteurs déplacent le champ d’analyse prévalant jusqu’alors pour mieux replacer le rôle de la construction européenne dans les affaires internationales, et plus précisément dans sa relation avec l’Afrique. Ce faisant, ils mettent en lumière l’histoire oubliée de l’Eurafrique.

L’Eurafrique, un « psychodrame historique et géopolitique »

C’est en trois étapes, considérées comme décisives, que les auteurs décident de retracer l’histoire de ce qu’ils appellent le projet eurafricain. Leur analyse fait remonter les origines de l’Eurafrique aux débats d’entre-deux-guerres sur la « crise de l’Europe », dont certaines idées seront progressivement mises à exécution après la Seconde Guerre mondiale avant que le régime d’association de l’outre-mer prévu par le traité de Rome de 1957 en constitue le point d’orgue. Sur plus de 350 pages, mentalités, discours, rapports techniques, correspondances, presse sont scrutés avec attention, afin de mettre en exergue l’importance historique et géopolitique du thème eurafricain. « Thème », voilà peut-être le mot le plus éclairant parmi tous ceux employés dans l’ouvrage ! En termes de musique, il désigne une phrase musicale sur laquelle on fait des variations. Il faut bien voir la difficulté de définir un objet évoluant sur près d’un demi-siècle, en des lieux et par des protagonistes divers et variés. Mais l’ouvrage s’attache justement à démontrer, au-delà de contextes nationaux et internationaux parfois bien différents, au-delà des contingences et des variations, la continuité de ce thème. Pour bien le saisir, un effort de définition s’impose, à tout le moins un effort de délimitation, qui parfois manque au lecteur pris dans un tourbillon d’informations, d’acronymes et de dates.

Une méthode au service d’une nécessité

Quatre aspects sont structurants dans la création de l’Eurafrique en tant qu’entité historique et projet politique. Le premier est celui du sentiment de supériorité raciale de l’Europe vis-à-vis de l’Afrique. La chose est incontestable au sortir de la Première Guerre mondiale, où la présence de troupes coloniales – composées de soldats non blancs – sur le territoire européen pour occuper les provinces rhénanes d’Allemagne, révèle un racisme exacerbé qui fait pendant à la tentative de « reconnaissance de la race européenne comme nation occidentale ».(2) Le deuxième aspect concerne les premières tentatives d’unification européenne qui émergent, là aussi, à l’issue du conflit. Dans ce contexte, le mouvement pour une Union Paneuropéenne incarné en la très influente personne du comte autrichien Richard Coudenhove-Kalergi – lui-même hanté par le déclin de l’Europe face aux grandes puissances émergentes – jouera un rôle de premier plan dans la théorisation de l’Eurafrique. Le troisième aspect, proche du premier, renvoie à un regain d’intérêt pour la géopolitique lié aux velléités de compensation des pertes coloniales subies par certains pays, en particulier l’Allemagne. Enfin, le quatrième aspect qui structure l’idée eurafricaine selon les auteurs, est la contradiction entre l’affirmation du principe d’autonomie nationale observable en Europe et les réalités de la domination coloniale qui perdurent en Afrique. Dans ce cadre, l’Eurafrique apparaît à la fois comme une nécessité et une méthode. Une nécessité, puisque l’Europe est fragilisée et que le redressement économique et politique auquel elle aspire exige ressources et matières premières dont l’Afrique dispose. Une méthode, car seule l’exploitation conjointe de ces ressources semble suffisamment prometteuse pour faire advenir le redressement espéré – raison suffisante pour considérer l’unification européenne. « L’Afrique ne sera à notre porté que si l’Europe s’unit » résume Coudenhove-Kalergi.

De l’utopie eurafricaine à l’ancrage institutionnel

Les premiers temps de l’Eurafrique, ceux de l’entre-deux-guerres, sont marqués par un ensemble de travaux intellectuels utopistes, tous imprégnés par l’idée d’une prétendue « mission civilisatrice » dont serait investie l’Europe et ses nations. Cette vertueuse vocation sert en réalité de paravent pour des projets visant essentiellement à solutionner des problèmes européens. Devant la surpopulation inquiétante de l’Europe, des eurafricanistes convaincus tels que le français Eugène Guernier ou l’italien Paolo Orsini di Camerota élaborent des plans d’immigration de masse de résidents européens vers l’Afrique, promettant de résoudre du même coup le problème de chômage des premiers et celui du développement qu’ils pointent chez le second. D’autres penseurs de l’Eurafrique à l’image de l’architecte allemand Herman Sörgel proposent des projets technologiques plus chimériques encore, visant ultimement à opérer l’union naturelle entre les continents européen et africain. Ainsi de son projet « Atlantropa » consistant à bâtir un immense barrage sur le détroit de Gibraltar et censé offrir à l’Europe une production d’énergie abondante est à terme, un passage à sec entre les deux continents. À chaque fois, la réussite de ces projets est présentée comme dépendant d’une indispensable coopération européenne et, là encore, la doctrine de Coudenhove-Kalergi est éloquente de l’air du temps : « Sauver l’Afrique pour l’Europe, c’est sauver l’Europe par l’Afrique ».

La Seconde Guerre mondiale marquera un point d’arrêt à l’engouement eurafricain déjà mis en difficulté par la montée des luttes anticoloniales dont l’ONU devient progressivement la caisse de résonance. Si les projets eurafricains de la première moitié du XXe siècle restent lettre morte, l’intérêt européen pour l’Afrique reste inchangé au sortir de la guerre. Bien plus, le constat renouvelé et empiré de la décadence européenne ainsi que de la domination américaine et soviétique conduit à la résurgence du courant eurafricain qui prétend alors pouvoir mettre sur pied « une troisième force mondiale », ou plus lyriquement « ce bloc colossal qui [s’étend] de Lille à Brazzaville et d’Abéché à Dakar » pour reprendre les mots de François Mitterrand.(3)Aux utopies des premiers temps, succèdent des projets bien plus réalistes qui trouveront un cadre favorable dans les premières organisations et institutions engagées dans le processus d’intégration européenne. En ce sens, tant l’Organisation européenne de coopération économique (OECE, 1948) que le Conseil de l’Europe (1949) feront de la coopération coloniale en Afrique l’une de leurs priorités. Même l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN, 1949) revêtira une certaine dimension eurafricaine – sous une forme cette fois-ci stratégique et militaire – puisque le gouvernement français présentera lors des négociations l’inclusion de l’Algérie comme une condition sine qua non de la signature du traité. Ces nombreuses initiatives sont appréhendées par les auteurs comme autant de tentatives de maintenir les bénéfices d’un système colonial sérieusement ébranlé par la Seconde Guerre mondiale. En contradiction totale avec la Charte des Nations Unies énonçant dès 1945 le « principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes », cette entreprise doit peu à peu faire face au vent de l’indépendance qui se lève sur les territoires colonisés. Les termes du problème, tel qu’il se pose alors dans l’esprit de nombreux dirigeants européens, sont contenus tout entier dans l’expression suivante tirée des archives du Comité national du patronat français : « Comment faire pour partir en restant ? ».(4) Un exemple topique à cet égard, est à trouver dans la reconversion dans les années 1960 des administrateurs coloniaux dans le développement, ces derniers devenant ainsi les premiers coopérants.

L’Eurafrique opérationnelle

Après l’analyse des premiers pas de l’intégration européenne dans les années 1945-1954 – dont le principal succès sera par ailleurs la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) par la signature du traité de Paris le 18 avril 1951 – les auteurs en arrivent au cœur de leur démonstration : les négociations du traité de Rome (1955-1957). Alors qu’est discutée la mise en place d’un marché commun dans ce qui deviendra la CEE, la France fait d’entrée de jeu de l’intégration des PTOM audit marché, une condition de sa participation. Elle « ne peut sacrifier sa vocation africaine à sa vocation européenne » écrit Gaston Defferre en mai 1956, alors ministre des Affaires étrangères, au président du Conseil Guy Mollet. L’injonction française reçoit d’abord un accueil réservé des partenaires de négociations, hormis des Belges qui menés par Paul-Henri Spaak contribuent à reformuler la demande française en une proposition d’association de l’outre-mer au marché commun. L’argument franco-belge reprend d’ailleurs l’antienne bien connue du principe eurafricain : un marché commun européen intégrant les colonies offrirait à l’Europe la chance de retrouver sa position géopolitique d’antan. Dans ce contexte, la crise du canal de Suez – énième rappel du rôle secondaire des puissances européennes sur l’échiquier international – constituera un tournant décisif et proprement catalytique des négociations. Au fil de leur récit, se dessine un consensus des élites au pouvoir dans les pays d’Europe occidentale en faveur d’un lien entre la CEE et l’Eurafrique, et l’on découvre avec intérêt que les plus fervents promoteurs de la construction européenne sont aussi ceux qui œuvrent le plus ardemment à l’établissement de ce lien. Robert Schuman en France, Paul-Henri Spaak en Belgique, Konrad Adenauer en Allemagne de l’Ouest, ces « pères fondateurs » – pour ne citer qu’eux – approuvaient à la fois l’idée d’une mission civilisatrice en Afrique et l’association au projet d’intégration européenne d’un projet impérial renouvelé.(5) Aussi, si l’Eurafrique est toujours présentée comme la promesse d’un meilleur destin pour l’Afrique, « une chance de bénéficier des opportunités de l’Europe » selon Guy Mollet, il est symptomatique de noter que les représentants africains n’auront pas voix au chapitre tout au long du processus de négociation, ce que ne manquera pas de dénoncer Léopold Sédar Senghor devant l’Assemblée nationale.

Finalement, le moment décisif de ce que les auteurs appellent sans ambages « l’accord colonial de la CEE », sera la réunion des Premiers ministres des six États fondateurs les 19 et 20 février 1957, à l’Hôtel Matignon, à Paris, sous la présidence de Guy Mollet. La question de l’association des PTOM au marché commun et celle du financement d’un fonds d’investissement destiné à ces territoires étaient devenues, à ce stade, le nœud de l’affaire. L’accord, enfin trouvé à cette occasion, sera codifié dans la quatrième partie du traité de Rome aux articles 131 et 136 et prévoira la création, par étapes, d’un marché commun eurafricain. À en croire l’article 131, §3, cette association « doit en premier lieu permettre de favoriser les intérêts des habitants de ces pays et territoires et leur prospérité́ ». Voilà qui contraste singulièrement avec les révélations qui se dégagent de l’ouvrage de Peo Hansen et de Stefan Jonsson. Ces derniers envisagent en effet l’association des PTOM à la CEE non pas comme une entreprise de « promotion du développement économique et social » des premiers – comme le laisse entendre le traité – mais bien plus, comme la réalisation, l’institutionnalisation d’un projet latent et servant essentiellement les intérêts européens nommé Eurafrique. Leur enquête prétend ainsi donner raison au constat dressé par l’un des nombreux promoteurs de l’Eurafrique dans l’entre-deux-guerres selon lequel « une économie européenne sans base coloniale est une chimère ».(6)

Une histoire contemporaine ?

Du point de vue historique, l’étude du thème de l’Eurafrique s’arrête donc dans l’ouvrage avec la conclusion du traité de Rome en 1957. Pour autant, la prétention des auteurs n’est pas seulement de faire la lumière sur une histoire largement tombée dans l’oubli. Ils entendent bien davantage avertir le lecteur, en dépit des apparences, de l’influence contemporaine du projet eurafricain dans la politique de l’Union européenne et dans les conceptions d’une partie de la classe dirigeante. Exhumer cette histoire est à leurs yeux « la seule façon de comprendre les structures profondes des relations UE-Afrique actuelles ». C’est aussi, sans nul doute, une façon d’éclairer les relations qu’entretient la France avec l’Afrique, la première ayant joué un rôle de premier plan dans ce long récit. À celles et ceux qui seraient tentés de croire que l’Eurafrique est de l’histoire ancienne, l’on pourrait se contenter d’évoquer ce passage d’un discours du Président Sarkozy prononcé à Dakar en 2007 : « ce que veut faire la France avec l’Afrique, c’est préparer l’avènement de l’Eurafrique, ce grand destin commun qui attend l’Europe et l’Afrique ».(7) Aussi, si l’on peut regretter que le livre ne pousse pas davantage  l’analyse de l’actualité du sujet, il nous fournit tout au moins – en nous dessillant les yeux sur les origines de la construction européenne – les clefs pour le faire.

À l’ère de la montée en puissance de l’ultracrépidarianisme, de la cancel culture ou du grand malaise des mémoires, confronter nos représentations aux réalités historiques est l’exigence du moment. L’insécurité historique que diagnostique l’historien Patrick Weil(8) en France – pointant les lacunes dans la connaissance de la propre histoire nationale – est révélée avec force par les professeurs Hansen et Jonsson pour ce qui concerne les citoyens européens. À cet égard, et pour rassurer ceux que le passé effraie, il ne s’agit pas là d’un acte de culpabilité de plus, mais d’un acte de clairvoyance. Reconnaître la réalité historique d’une idéologie impériale raciste fait partie du nécessaire rééquilibrage des relations entre l’Union européenne et l’Afrique.(9) En dénonçant pour faire changer cette absence de reconnaissance, l’ouvrage étudié participe de ce rééquilibrage. Démythifiant et désacralisant l’Union européenne, il fait écho à l’incitation du philosophe Souleymane Bachir Diagne d’interroger le regard européen et d’affirmer enfin un universalisme, qui ne soit pas un « universalisme de surplomb » mais un universalisme qui prenne en compte la pluralité des mondes.(10)

Références

(1)Cité in Johann Chapoutot, Les 100 mots de l’histoire, Que-sais-je, 2021, p. 69.

(2)Richard Coudenhove-Kalergi, cité p. 67. Ce dernier, initiateur du mouvement pour une Union Paneuropéenne – dont le manifeste Paneuropa est publié en 1923 – est communément présenté comme la figure tutélaire des pères fondateurs de l’UE.

(3)Cité p. 158.

(4) Voir Philippe Marchesin dans l’émission « Europe/Afrique, histoire d’une amitié intéressée » du podcast France Culture, Le Cours de l’histoire.

(5)Voir Peo Hansen et Stefan Jonsson dans Afrique XXI, L’Eurafrique, un « rêve » venu du passé colonial, 16 février 2022.

(6)Wladimir Woytinsky, cité p. 91.

(7)Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, sur sa conception de l’Afrique et de son développement, à Dakar le 26 juillet 2007.

(8)Entretien de Patrick Weil dans Le 1 hebdo, Que faire de notre passé colonial ? n°381, 26 janvier 2022.

(9)Écouter en ce sens Nick Westcott, directeur de la Royal African Society à Londres et qui fut le premier directeur général pour l’Afrique au sein du Service européen d’action extérieure de l’UE, dans le podcast EU Scream, Eurafrique (EUobserver, 16 février 2022).

(10)Voir Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, 2018.

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Le néolibéralisme chez Pierre Bourdieu et Michel Foucault

Culture

Le néolibéralisme chez Pierre Bourdieu et Michel Foucault

Dans cet article Milan Sen revient sur le livre Foucault, Bourdieu et la question néolibérale du sociologue Christian Laval. L’occasion d’interroger un concept devenu aujourd’hui omniprésent dans l’espace médiatique à l’aune de deux grands intellectuels français.

Le « néolibéralisme » défraie régulièrement la chronique politique. Mot-valise par excellence, presque unanimement décrié, personne ne s’en revendique vraiment. Souvent assimilé à tort à l’ultra-libéralisme, chacun y va de sa propre interprétation. On situe généralement la « vague » néolibérale au tournant des années 80, avec les victoires de Thatcher en 1979 au Royaume-Uni et de Reagan aux Etats-Unis en 1980. Pierre Bourdieu et Michel Foucault, en témoins privilégiés de cette (r)évolution politique, l’ont tout deux – sans jamais croiser leurs analyses – étudiée avec minutie. Disséminées au sein de plusieurs écrits, leurs analyses n’avaient encore jamais fait l’objet d’une étude globale. C’est chose faite depuis 2008 et la publication par le sociologue Christian Laval de Foucault, Bourdieu et la question néolibérale aux éditions La Découverte.

Pour Michel Foucault, la gouvernementalité du néolibéralisme
Un nouvel art de gouverner les hommes

Dès 1979, Foucault s’essaye à l’analyse de ce qu’on appellera plus tard le néolibéralisme. Dans un cours au collège de France, Naissance de la biopolitique, le philosophe examine les mécanismes de pouvoir dans des espaces vus et perçus comme politiques. Il étudie ce qu’il appelle le « pouvoir de normalisation », c’est-à-dire les relations de pouvoir qui s’immiscent dans les relations sociales ordinaires. Pour le philosophe, la gouvernementalité ne se réduit pas à une diffusion centralisée de commandements, mais à une manière historiquement située de « conduire les individus dans une société donnée ». Le sujet est gouvernable par son milieu, malgré sa liberté dans ce milieu : comme un poisson dans son bocal, libre de bouger, mais restreint dans son mouvement. Plutôt que d’inscrire l’avènement néolibéral dans l’histoire du capitalisme, il l’inscrit dans l’histoire des conduites des hommes en régime libéral. La conviction que les individus se conduisent et sont conduits par la poursuite de leurs propres intérêts économiques est centrale dans la gouvernementalité libérale, elle « est un gouvernement économique des hommes ». C’est un gouvernement qui ne repose pas sur la coercition, puisque les hommes n’ont qu’à suivre leur propre intérêt présumé – lequel ne peut être, dans une perspective, libérale, qu’économique.

Pour le philosophe, « gouverner, c’est structurer le champ d’action éventuel des autres », c’est définir les frontières du bocal pour filer la métaphore. Comment le gouvernement libéral a pu progressivement étendre sa politique jusqu’aux espaces de vie privée des individus ? Le gouvernement monarchique, lui, n’usait que de coercition – telle chose est interdite, telle autre autorisée. Se précise une double logique de limitation du pouvoir politique (au sens de «la » politique politicienne) et du principe subjectif de la rationalité de chaque individu. Autrement dit, l’Etat doit favoriser l’épanouissement individuel et restreindre son propre champ d’intervention. La liberté n’est pas ici perçue comme première – au sens propre – mais doit être construite par les pouvoirs publics. La liberté néolibérale est une construction sociale.  

Dans son cours de 1978, Sécurité, Territoire, Population, le libéralisme est compris comme une « technologie de pouvoir » qui intervient au cœur de la réalité concrète. Dans Surveiller et punir le ton était plutôt critique, mais ici Foucault « prend au sérieux le libéralisme comme méthode politique de maximisation des effets de l’action publique et de minimisation des ressources utilisées ». L’économie politique libérale renvoie à l’homo economicus (calculateur et rationnel), or cette figure ne peut être que le produit de dispositifs disciplinaires. La liberté néolibérale est produite par des dispositifs disciplinaires. L’art libéral de gouverner est un art utilitariste. Il dessine une contrainte douce visant à conduire les hommes à mener leur vie eux-mêmes. Dès lors, le néolibéralisme n’est pas l’idéologie jusnaturaliste libérale qui considère l’homme comme possédant naturellement des droits. Il est l’art de modifier le milieu dans lequel l’individu évolue, « c’est par l’intérêt porté à ce qui est rendu disponible, à la fois accessible et légitime, que l’on forme et que l’on guide l’individu ». Pour Foucault, « le gouvernement, en tout cas le gouvernement dans cette nouvelle raison gouvernementale, c’est quelque chose qui manipule des intérêts ».

Le néolibéralisme en acte(s)

Le pouvoir moderne, id est à partir du XVIIème siècle, se constitue par l’économie, quand bien même celle-ci est constituée et façonnée par les dispositifs de pouvoir. Le pouvoir biopolitique, comme tout pouvoir, n’est pas qu’un pouvoir négatif qui réprime et interdit, il a également une dimension positive. Dans Sécurité, Territoire, Population, Foucault avance le propos suivant : « le milieu, c’est un certain nombre d’effets qui sont des effets de masse portant sur tous ceux qui y résident ». Prenons l’exemple de la « nosopolitique », c’est à dire la politique de santé au XVIIIème siècle. On est ici aux commencements de la gouvernementalité libérale. Les interventions publiques visent alors à « constituer la famille en milieu de l’enfant ». La famille doit devenir un milieu qui favorise le maintien et le développement du corps sain de l’enfant. Pour ce faire, les institutions publiques diffusent des normes médicales dans la société.  Sans pour autant s’introduire dans la vie privée des familles, la politique familiale compte sur les parents eux-mêmes pour assurer la santé de leurs enfants en suivant les normes diffusées dans la société. Le pouvoir biopolitique agit donc sur le milieu familial en diffusant ces normes, et cette action provoque d’autres actions de la part des familles ayant elles-mêmes un effet sur la santé des enfants.

La cohérence politique du néolibéralisme est double : une critique de la raison gouvernementale totalisante qui prétend avoir une vue globale sur l’économie (critique d’Hayek) et une action politique sur les individus par leur milieu. Ces deux aspects sont complémentaires, chacun participe de la responsabilisation des individus conçus comme entrepreneurs de leurs propres capitaux humains (compétences, diplômes, réseaux etc). Dans Naissance de la biopolitique, Foucault précise les contours de la figure humaine dans le néolibéralisme : « l’homo œconomicus, c’est celui qui est éminemment gouvernable. » Gouvernable par son environnement, son milieu. Au sein d’un espace régulé et rempli d’incitations, l’individu est en soi libre d’agir de la manière qu’il souhaite, de consommer ce qu’il veut, mais « surtout de capitaliser ses propres ressources ». Le milieu qui produit le mieux des incitations est, on s’en douterait, le marché.

Le néolibéralisme va encore plus loin. En plus de considérer l’individu comme un acteur rationnel, il « marchéise » son environnement construit comme un grand marché. D’une part, le néolibéralisme naturalise le marché, d’autre part, il crée les conditions essentielles au fonctionnement optimal de ce mêmemarché. Par la responsabilisation individuelle, les hommes sont appréhendés comme entreprises de soi – pensons à l’essor du fameux développement personnel au XXIe siècle -, lesquelles ne nécessitent alors pas d’aides et subventions étatiques. La gouvernementalité néolibérale est donc à la fois une politique de société, c’est-à-dire une action environnementale (= sur l’environnement, et non au sens écologique du terme), accompagnée d’une subjectivation individuelle. Reprenant le panoptique de Bentham, Foucault présente l’exercice du pouvoir comme un « calcul [du gouvernement] sur un calcul [des individus] ». En transformant les normes du milieu, l’on transforme le champ d’action de l’individu. L’individu n’agit pas dans un environnement neutre. S’inspirant toujours de Bentham, Foucault pense le pouvoir justement comme une action à distance, et non une force sur les corps eux-mêmes. Les comportements ne sont pas déterminés par une pression structurelle, mais par la surveillance de chacun, c’est à dire une panoptique généralisée, « l’opinion publique y est érigée en tribunal permanent ».

Le néolibéralisme du temps de Foucault

Mort en 1984, Foucault n’a aperçu que les prémices de la révolution néolibérale des années 70. Il a toutefois été un témoin attentif du septennat de Valérie Giscard d’Estaing, souvent considéré comme le commencement du néolibéralisme en France – notamment après la nomination de Raymond Barre à Matignon en 1976 en lieu et place du gaulliste Jacques Chirac. Pour VGE, le marché est essentiel, mais c’est au politique de participer à sa construction. Foucault considère que l’avènement de la droite libérale en France produit une inflexion néolibérale qui prend prétexte de la crise économique pour mettre en place une politique économique particulière, mais qui touche la société dans son ensemble. Apparaît alors la prévalence du marché sur l’ensemble des domaines politiques.

Le néolibéralisme progresse précisément dans un contexte de phobie d’État. Par exemple le mouvement libertaire, celui de la libération sexuelle entre autres, qui suit la tendance consistant à critiquer la normalisation imposée par l’État. La deuxième gauche a embrassé cette phobie d’État en lui opposant la société civile, affranchie de toute domination. Foucault met cette deuxième gauche qui assimile l’État au totalitarisme devant ses contradictions (à savoir que moins d’Etat = plus de marché). Il n’en oublie pas moins de blâmer les principaux coupables, les néolibéraux eux-mêmes. La crise de gouvernementalité trouve son essor dans la vague de contestations sociales des années 60, « avènement d’une nouvelle manière de conduire les individus qui prétend faire droit à l’aspiration à la liberté en tout domaine, sexuel, culturel aussi bien qu’économique ». Cette crise ne commence pas avec la crise pétrolière mais dans les années qui suivent mai 68. Alliance objective entre libération et libéralisation, entre gauchisme culturel et néolibéralisme. Victoire de la forme de pouvoir fondé sur le marché concurrentiel.

Chez Bourdieu, le néolibéralisme comme extension du domaine de l’économie
La découverte du néolibéralisme et l’inflexion politique de Bourdieu

Dans les premières décennies de sa longue carrière de sociologue, Pierre Bourdieu fait du modèle républicain sa cible prioritaire, sa « ligne théorique » – définie comme « la prédilection pour un objet jugé prioritaire, par la lutte contre un adversaire jugé principal. » Dans l’ordre de la connaissance, c’est la philosophie qui primait – la fameuse « IIIème République des professeurs ». La domination sociale, entérinée à l’école, se fondait principalement non pas sur l’économie mais sur le capital culturel. L’idéal républicain trouvait par ailleurs son débouché dans le pouvoir symbolique des grands serviteurs de l’Etat – les hauts fonctionnaires sur lesquels le général De Gaulle s’est appuyé durant sa présidence. L’ère du néolibéralisme amène Bourdieu à une rupture avec cette position. Se met progressivement en place une nouvelle structure de domination dans laquelle la République, au lieu d’être oppressive, devient aux yeux de Bourdieu le bouclier des dominés – via l’école et la puissance de l’Etat notamment. Dans cette nouvelle structure néolibérale, la philosophie se voit remplacée par la science économique. Le capital culturel tend à devenir second au profit du capital économique. Conséquence logique, ce n’est plus l’école qui établit la structure sociale mais les médias et la haute finance. Guillaume Erner, dans un billet politique de 2018(1), résume ce virage à 180 degrés : « Terminée, sa dénonciation du pouvoir comme lieu de domination des dominants ; cette fois-ci, « les dominés ont intérêt à défendre l’État, en particulier dans son aspect social ». L’Etat n’est plus dirigé par une élite intellectuelle et dévouée à l’intérêt général – avec tous les biais et limites que cette formule réductrice comporte – mais par une « oligarchie convertie aux idéaux du capitalisme mondialisé. ». Voyons désormais plus en détails comment le célèbre sociologue français décortique cette nouvelle idéologie dominante.

De la critique de la science économique à l’analyse sociologique du néolibéralisme

La théorie de Bourdieu fut d’abord un antiphilosophisme. Elle devint un antiéconomisme. Disséminée dans plusieurs écrits, l’analyse bourdieusienne vise à retranscrire la genèse de l’autonomisation du champ économique qui participe du développement de l’abstraction de l’économie dominante. Le sociologue conteste la réduction économiciste de l’acteur rationnel, figure propre à la théorie libérale – comme présentée plus haut dans notre article. Il propose un acteur raisonnable qui répond à des lois de son propre champ. Pour le dire plus simplement, les individus ne sont pas tous conduits par la raison économiciste, mais chaque individu est conduit par une raison propre à son champ. Avant de poursuivre la réflexion, il est nécessaire de préciser ce qu’entend Bourdieu par « champ » et, surtout, les conséquence pratiques de l’existence de ces champs. C’est un microcosme social qui fonctionne avec ses propres lois, ses enjeux de lutte qui lui sont propres, ses valeurs et principes spécifiques. Pour prendre un exemple très rudimentaire, le champ culturel diffère dans ses lois du champ économique. Dans le champ économique, l’enjeu de lutte est l’accumulation d’argent, alors que dans le champ culturel, la domination symbolique ne se fait pas en fonction du nombre de livres vendus, mais de la reconnaissance des pairs et de la postérité. Pour le dire plus simplement, Guillaume Musso – avec ses millions de livres vendus – occupe une position plus basse dans la structure sociale du champ culturel que, par exemple, Annie Ernaux ou Michel Houellebecq.

La science économique a remplacé le philosophisme parce qu’elle dispose d’une légitimité similaire avec des abstractions mathématiques et des dogmes abstraits (donc incontestables). Elle est devenue, au fil du temps, la science d’Etat par excellence. L’autonomisation du champ économique a été justement facilitée par la reconnaissance dont dispose la science économique. La révolution néolibérale correspond au moment d’après, celui où, non content de s’être autonomisé, le champ économique colonise les autres champs. A cette théorie des champs s’ajoute une autre notion chère à Bourdieu, celle de « champ de pouvoir ». C’est le champ dans lequel « se dispute et se décide la hiérarchie des champs », composé des dominants de chaque champ qui essayent de mettre en avant la prédominance de leur propre champ, « pour faire prévaloir dans tous les champs le type de domination que chaque type d’agents exerce dans son propre champ ». Tend à s’imposer ainsi un ‘principe de domination dominant ». Pour reprendre notre exemple, cela revient à se demander qui est dominant dans la structure sociale française entre Michel Houellebecq et Bernard Arnault. Pour Bourdieu, la réponse est évidente : c’est Bernard Arnault. « Quand le capital économique devient ainsi principe de légitimité de l’action politique, on peut parler de domination symbolique et réelle de l’économie dans le champ politique ». L’époque néolibérale se caractérise comme la domination du mode de domination propre au champ économique dans d’autres champs, qui deviennent des lieux d’encensement de l’accumulation du capital économique. Le pouvoir symbolique participe de la légitimation du désir d’accumulation économique, Bourdieu nomme cette évolution une « destruction de la civilisation ». Les logiques propres au champ économique colonisent tous les autres champs du monde social. Dès lors, il n’est plus si certain que Houellebecq domine dans l’ordre symbolique Guillaume Musso.

Comment cette révolution globale, c’est à dire le mouvement de remise en question de l’autonomisation des champs (constitutif de la différenciation sociale) couplée à la colonisation des logiques du champ économique, s’est-elle opérée ?

La « révolution néolibérale » 

Révolution symbolique, le néolibéralisme use de la « philosophie sociale de la fraction dominante de la classe dominante » pour critiquer l’état des choses. Dès lors, ceux qui s’opposent aux mesures néolibérales sont présentés et décrits comme conservateurs, puisqu’ils veulent protéger un modèle social perçu par la classe dominante comme « désuet ». Pour Bourdieu, le tournant néolibéral est en réalité la conséquence d’une transformation de la formation des élites. C’est au niveau de l’État que la révolution a lieu. Symboliquement, l’ENA a remplacé l’ENS ; les techniciens ont remplacé les intellectuels. Le néolibéralisme ne correspond pas à une demande de la population, mais crée l’offre et, in fine, la demande. Dans un article(2), Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin étudient la politique d’aide à la personne menée par Raymond Barre pour accéder à la propriété. Leur conclusion est la suivante : il n’y avait pas de demande d’aide pour l’accès à la propriété, mais l’Etat, via des politiques d’aides publiques, a encouragé cette demande. L’Etat avait donc en tête, indépendamment de la demande démocratique, de contribuer à la production de petits propriétaires.

Autre exemple flagrant, que chacun peut sentir dans son rapport aux services publics, la révolution néolibérale dans la fonction publique – autrement appelée le new public management. Chaque Français constate les difficultés auxquelles font face les fonctionnaires qui, d’une part, manquent de moyens, mais qui, de surcroît, subissent des injonctions d’efficacité administrative qui renvoient à une logique économiciste alors que l’habitus du fonctionnaire n’est pas prédisposé à la rentabilité rempli économiciste. Tout au contraire, les dispositions sociales et mentales incorporées progressivement par les fonctionnaires relèvent souvent du sens de l’intérêt général.

Dernier exemple qui vient compléter notre précédent exemple sur le champ culturel. Prenons le champ musical. Auparavant, avant que le champ économique ne colonise tous les autres, la domination symbolique dans le champ de la musique s’exerçait par la reconnaissance des pairs – critiques et artistes – ou l’inclusion dans les mondes dominants de la musique – opéra, concerts classiques etc. Désormais, cette logique propre au champ culturel tend à s’estomper, et la logique économique prend le pas. Pensons aux rappeurs qui, pour afficher leur réussite, ne vont non pas dire « j’ai plus de talent qu’un tel » ou « ma musique est travaillée, réfléchie et réussie » mais plutôt « j’ai vendu X nombre d’albums », « j’ai vendu plus qu’un tel ». Cette révolution néolibérale n’est donc pas qu’économique, même si c’est son versant le plus décriée et commentée, elle est avant tout symbolique. Le néolibéralisme travaille et modifie « tous les champs en profondeur et de façon durable en s’imposant par la fabrication d’habitus purement économiques ». Il détruit les fondements mentaux et moraux du désintéressement. Dès lors le désintéressement – longtemps critiqué par Bourdieu comme étant hypocrite – des fonctionnaires devient un outil de résistance face au néolibéralisme.

Dès lors, et pour reprendre la célèbre formule de Lénine, que faire ? L’analyse bourdieusienne présente les mécanismes théoriques du néolibéralisme, mais aussi ses implications politiques. Pierre Laval, dans son livre, affirme ceci : « dans son travail sociologique, Bourdieu est passé d’une stratégie critique des illusions propres aux champs de production des biens symboliques à une stratégie défensive qui fait de leur autonomisation un « acquis de la civilisation » et donc de la défense de leur autonomie une tâche politiquement prioritaire. » Autrement dit, Bourdieu n’abandonne pas sa méthode critique initiale, mais entend avant tout protéger l’autonomie des champs – sans pour autant s’interdire une critique des formes de domination injustes qui s’y exercent. La « civilisation républicaine », héraut du désintéressement relatif au service public (la fameuse « main gauche de l’Etat »), consiste en une stricte différenciation des champs. Encore faut-il que les contempteurs du néolibéralisme, tout bien intentionnés qu’ils soient, acceptent de se départir eux-mêmes de raisonnements économicistes.  

Les analyses de Foucault et Bourdieu diffèrent tant dans la forme que dans leur contenu. Leurs outils d’analyse, ainsi que les temporalités d’études, ne sont pas les mêmes. Mais chacun décèle bien qu’au tournant des années 80 se déroule une révolution politique et anthropologique qui aura des effets majeurs sur les démocraties occidentales. L’économisme, dans l’analyse du néolibéralisme de Bourdieu comme celle de Foucault, prime désormais sur le reste – la politique, les relations sociales ou les collectifs. Ces analyses éclairent intellectuellement ce qui saute aux yeux de tout un chacun, la primauté du marché dans un nombre croissant de domaines de notre vie. Dès lors, en tant qu’hommes et femmes de gauche, il nous devient indispensable de (re)penser une alternative qui ne se limite pas à des pansements sociaux sur des plaies causées par l’économie de marché.

 

Références

(1) Guillaume Erner, France Culture, Bourdieu et l’Etat protecteur, 4 avril 2018. https://www.franceculture.fr/emissions/lhumeur-du-matin-par-guillaume-erner/lhumeur-du-jour-par-guillaume-erner-du-mercredi-04-avril-2018

(2)Bourdieu Pierre, De Saint Martin Monique. Le sens de la propriété. Dans : Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 81-82, mars 1990. L’économie de la maison. pp. 52-64.

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Les globalistes, histoire intellectuelle du néolibéralisme, par Thibaut Gress

Culture

Les globalistes, histoire intellectuelle du néolibéralisme, par Thibaut Gress

Avec Les globalistes, traduit en français aux éditions du Seuil , l’historien Quinn Slobodian propose un grand voire un très grand livre portant sur la genèse du néolibéralisme, et manifeste une maîtrise des enjeux de ce courant hors du commun. Il bat en brèche l’idée selon laquelle le néolibéralisme est une théorie économique de nature prescriptive. Historien de l’Allemagne moderne, l’auteur aborde le néolibéralisme selon le contexte historique de son émergence et en explicite les principes depuis les événements liés à la dislocation de l’Empire austro-hongrois. Thibaut Gress, agrégé de philosophie, rend compte pour Le Temps des Ruptures de cette imposante enquête.
Un livre d’ores et déjà classique

L’ouvrage s’écarte de deux approches fréquentes :

1) d’abord, d’une histoire des idées qui ne quitterait jamais le terrain philosophique, et ne restitue pas la genèse « écossaise » du néolibéralisme, Hume ou Smith occupant dans Les globalistes une place négligeable.

2) il ne fait pas du néolibéralisme une grille de lecture explicative du monde contemporain, grille de lecture qui, bien souvent, se dispense de donner une définition claire de ce courant, et ne juge pas évident que la nature de la réalité se laisse nommer par un courant intellectuel.

Dans l’ouvrage est développée une sorte de triple ancrage historique, commençant avec la fin de la Première Guerre mondiale et l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, se poursuivant avec la crise de 1929, et s’achevant avec la Seconde Guerre mondiale et la fragilisation de l’Europe dont découle la décolonisation. C’est donc à un néolibéralisme situé, réactif au regard des problèmes sans cesse mouvants que soulève la réalité historique que l’auteur prête son attention. Cela lui permet de comprendre et de prouver – mais quel poids auront ces preuves au regard des préjugés en la matière ? – que le néolibéralisme ne constitue pas une réflexion exclusive ni et encore moins prescriptive sur l’économie mais tout au contraire une réflexion sur le droit et les institutions auxquels sont consacrées les analyses des grands auteurs ici convoqués – Hayek, Mises, Röpke, Eucken, etc. En somme, le livre réfute l’idée fausse et textuellement non étayable selon laquelle le néolibéralisme croirait à une auto-régulation du marché qui pourrait être pensée indépendamment de tout cadre institutionnel. Comme l’explique l’auteur dès l’introduction – remarquable –, c’est l’inverse qui est vrai : une pensée du marché est d’abord et avant tout une pensée des institutions, saisies comme condition de possibilité du fonctionnement optimal du marché :

« [Les premiers néolibéraux] partageaient avec John Maynard Keynes et Karl Polanyi l’idée fondamentale selon laquelle le marché ne se suffit pas à lui-même. « Les conditions méta-économiques ou extra-économiques qui permettent de protéger le capitalisme à l’échelle du monde » : voilà, pour reprendre leurs termes, ce qui a constitué le cœur de la théorie des néolibéraux du XXème siècle. Ce livre entend montrer que leur projet visait à concevoir des institutions, non pour libérer les marchés, mais pour les encadrer, ou plus précisément les « engainer », pour inoculer le capitalisme contre la menace de la démocratie, en créant un cadre permettant de contenir les comportements humains souvent irrationnels, et réorganiser le monde d’après l’empire comme un espace composé d’Etats en concurrence, où les frontières rempliraient une fonction essentielle(1). »

Cette approche présente l’immense mérite de rappeler que le néolibéralisme ne croit pas à la rationalité de l’agent et ne croit pas à la possibilité d’une information parfaite. En revanche, nous émettrons de nombreuses réserves quant à la signification de la non-autonomie du marché : si ce dernier suppose en effet des institutions, c’est en vue de le protéger, de sorte que les institutions ne sont pensées qu’à partir d’une protection du marché, la réorganisation des Etats sous la forme de la concurrence étant pensée depuis la protection de certains marchés. De ce fait, il nous semble que l’ouvrage a tendance à commettre un sophisme lorsqu’il avance que le néolibéralisme n’est pas une théorie du marché dans la mesure où le domaine « méta-économique » demeure conditionné par ce que doit être un marché et se trouve décrit selon une téléologie qui est celle de leur protection. Autrement dit, tout le paradoxe tient à ceci : le marché ne peut être libre (non organisé) qu’au prix d’une surorganisation des institutions dont la finalité est de préserver la non-organisation du marché. De surcroît, c’est parce que le marché a un sens mondial que la réflexion sur les institutions adopte elle-même une échelle mondiale, bien au-delà du cadre national. La non-autonomie de marché ne peut donc pas signifier que ce dernier ne constituerait pas le cœur téléologique de la réflexion juridique et institutionnelle de la pensée néolibérale et si l’auteur a raison de dire que le néolibéralisme parle moins du marché que des institutions, il nous paraît audacieux d’en inférer que le marché ne constitue la fin de la réflexion consacrée aux institutions.

A : Une compréhension juste et rectifiée du néolibéralisme
L’épistémologie néolibérale et le refus de la scientificité de l’économie

Quoique non historien des idées, l’auteur semble bien mieux comprendre ce que disent les auteurs néolibéraux que de nombreux spécialistes de philosophie politique. L’anthropologie néolibérale – cela se comprend aisément si l’on remonte aux Lumières écossaises – ne repose absolument pas sur un être pleinement rationnel, ni sur un homo oeconomicus dont le concept est à tort attribué à Adam Smith aussi bien dans certaines études « savantes » que dans la presse grand public. Introduit par John Stuart Mill pour critiquer l’économisme, le concept d’homo oeconomicus possède intrinsèquement une dimension critique et péjorative, puisque réductionniste et aveugle à la complexité des hommes et des choses, et ne peut être revendiqué par les néolibéraux. Une fois encore, à l’instar du concept de « capitalisme » créé par Marx et confondu avec une revendication libérale, le vocabulaire s’avère tellement piégé qu’il convient dans un premier temps de dissiper les erreurs qu’il véhicule et qui obstruent la claire intelligibilité du sujet.

A cet égard, c’est le chapitre II qui est essentiel. Intitulé « un monde de chiffres », il prend acte de la crise de 1929 et reconstruit depuis une série d’épisodes empiriques une nécessité inscrite au cœur du néolibéralisme, à savoir l’impossibilité de disposer d’une science économique globale, et donc de proposer des prédictions quantifiables du champ économique. S’il est vrai qu’avant 1929, certains néolibéraux adoptent une certaine dilection pour les statistiques et les célèbres « baromètres », le fait est que la Crise met fin à leurs espoirs et crée un scepticisme radical quant à la possibilité de mener une approche quantitative des questions économiques, qu’ils associent de surcroît à un alibi interventionniste : en effet, sur la base d’une fausse compréhension par les nombres des phénomènes économiques, le politique devenu organisateur se croit habilité à déterminer les fins et les moyens de l’action économique. A cet égard, la croyance dans la scientificité de l’économie, après 1929, se voit pleinement combattue par le néolibéralisme aussi bien sur le plan théorique que sur le plan pratique.

On comprend ici un enjeu essentiel à double entrée : sur le plan épistémologique s’impose le refus de traiter l’économie de manière positiviste. Les statistiques ou les fameux « baromètres » ne donnent pas de véritables faits et ne rendent en aucun cas possible la détermination de lois dont pourraient être tirées de prédictions. Ainsi, toute la visée saint-simonienne d’une organisation du monde économique depuis un prétendu savoir prédictif en la matière se trouve violemment contestée d’abord et avant tout pour des raisons épistémologiques : un tel savoir n’existe pas. Mais il est également contesté pour des raisons pratiques : agir sur la base d’un savoir faux, c’est-à-dire viser délibérément des objectifs en matière économique à l’échelle globale à partir de fausses lois, c’est prendre le risque de perturber gravement les précaires équilibres du marché. Ainsi donc, la formation de l’économétrie – de la mesure de l’économie en tableaux et statistiques – et de la croyance de la dimension pleinement scientifique de l’économie, ne correspond pas à l’approche néolibérale, en tout cas après 1929, et Q. Slobodian a parfaitement raison de rappeler ce fait :

« A la fin des années 1930, les néolibéraux de l’école de Genève s’accordent sur l’idée que la représentation ou la compréhension des principaux fondements de l’intégration économique ne passent pas par des graphiques, des tableaux, des cartes ou des formules. Ils redirigent leur attention vers les liens culturels et sociaux, mais aussi vers les cadres de la tradition de l’Etat de droit, qu’ils perçoivent comme sur le point de se désintégrer(2). »

B : Le colloque Lippmann
Enjeu du colloque

Un des points marquants de l’ouvrage de Q.Slobodian est également celui de son analyse du colloque Lippmann. Le public français, grâce aux écrits de Serge Audier qui en a réédité les actes(3), est sans doute familier de cet événement parisien de 1938 où se sont retrouvés des auteurs d’inspiration libérale aux aspirations toutefois fort contrastées. Or, si une étude comme celle de Serge Audier vise à déterminer l’origine d’un courant – le néolibéralisme – celle de Q. Slobodian vise bien plutôt à inscrire ce colloque dans la recherche d’une formulation unifiée des conséquences de l’épistémologie néolibérale. Autrement dit, en 1938, et notamment en raison de la crise de 1929, tous ceux qui deviendront les « néolibéraux » ont pris acte de la non-scientificité des prédictions économiques, et cherchent à en tirer les conséquences, aussi bien sur la nature des marchés que sur le type d’interventions dont les Etats sont dépositaires.

Or, il faut reconnaître à Q. Slobodian une pénétration des enjeux de ce colloque très largement supérieure à celle des autres auteurs que l’on peut habituellement lire sur le sujet. En vertu de sa thèse générale, Q. Slobodian comprend d’emblée que l’enjeu central du colloque n’est pas spécifiquement économique puisque le néolibéralisme n’est pas une théorie exclusive du marché ni et encore moins une théorie économique, mais est une réflexion sur les limites de la connaissance, de l’information et sur l’irrationalité humaine, conduisant à une réflexion sur les institutions.

Cela est patent quand on lit l’introduction du colloque par Louis Rougier dont le vocabulaire et la conceptualité ne font aucun doute. Célébrant La cité libre de Lippmann(4)auquel est consacré le colloque, le conférencier situe d’emblée l’enjeu de la discussion : celle-ci n’est pas tant économique que spirituelle :

« Ce livre n’est pas seulement un très beau livre, lucide et courageux : c’est un maître-livre, un livre clé, parce qu’il contient la meilleure explication des maux de notre temps. Ces maux sont avant tout d’ordre spirituel(5). » Rougier évoque ainsi un « drame moral(6) » et indique les enjeux fondamentaux du livre de Lippmann qui concernent le cadre juridique et institutionnel dans lequel les Etats peuvent intervenir. Et Rougier d’ajouter :

« On peut reconnaître un troisième mérite au livre de Walter Lippmann : c’est de réintégrer les problèmes économiques dans leur contexte politique, sociologique et psychologique, en vertu de l’indépendance de tous les aspects de la vie sociale. » Et suit aussitôt une critique sévère de l’homo oeconomicus qui, là aussi, devrait ruiner toute attribution de ce concept aux auteurs néolibéraux :

« En partant de l’homo oeconomicus, qui agit de façon purement rationnelle au mieux de ses intérêts, elle doit retrouver l’homme de chair, de passion et d’esprit borné qui subit des entraînements grégaires, obéit à des croyances mystiques et ne sait jamais calculer les incidences de ses actes(7). »

Ainsi se découvre dès l’ouverture du colloque la nature fondamentale du néolibéralisme : un refus de l’économisme, une prise en compte de la complexité humaine strictement irréductible à l’homo oeconomicus et la nécessité d’une réflexion institutionnelle sur les cadres de l’intervention de l’Etat, mais aussi sur la psychologie des individus.

L’intervention d’Hayek

De ce cadre où apparaît une inquiétude « spirituelle » selon le mot de Rougier, nous pouvons en réalité mieux cerner la nature des inquiétudes néolibérales qui ont quelque chose d’anthropologique, et qu’Hayek dans son intervention au colloque permet de parfaitement comprendre. S’appuyant sur une épistémologie rappelant l’imperfection de la connaissance et de l’information, mais aussi l’irrationalité des agents, Hayek en tire les conséquences, à savoir d’une part que la prétendue « concurrence pure et parfaite » n’existe pas, et d’autre part que les marchés sont extrêmement vulnérables en raison d’un problème central qu’est la vanité humaine. Autrement dit, le néolibéralisme est d’abord et avant tout une inquiétude face à la vanité humaine qui, n’acceptant pas de ne pas savoir, croit détenir un savoir positif et prédictif quant à ce qu’il faudrait faire économiquement à l’échelle macro-économique.

A cet égard, nous arrivons au point fondamental du problème, à savoir celui de l’utilité de l’ignorance selon une formule désormais célèbre. Un marché est un lieu où se rencontrent des ignorants – en matière économique – dont on ne peut prédire l’issue des transactions, et dont toute prétention en la matière relève de la fraude intellectuelle.

« Pour Hayek, dans la réalité, les marchés parfaits n’existent pas. Ils ne peuvent pas exister parce que la connaissance parfaite n’existe pas. Au lieu de cela, il faut partir de ce que, citant Mises, il appelle la « division de la connaissance », par analogie avec la division du travail. Il rejette l’idée des économistes que « seule (…) la connaissance des prix » serait nécessaire.(8). »

Il faut ici distinguer deux choses, à savoir d’un côté la croyance d’Hayek dans la possibilité d’un équilibre du marché – croyance qui peut être contestée – et de l’autre la reconstitution de la pensée d’Hayek, à savoir que tout part de l’incertitude et de l’ignorance, incertitude et ignorance qui s’avèrent irréductibles. Et tout commentateur d’Hayek se devrait de partir de ce principe pour le comprendre afin de ne pas lui attribuer des idées qui ne sont pas les siennes.

Que devient alors l’économie si elle perd ses vertus prédictives et si sa scientificité est mise en doute ? La fonction fondamentale de l’économie est de comprendre comment des individus s’adaptent à des données sur lesquelles ils n’ont pas d’informations ; de ce fait, l’économiste ne peut pas éclairer le public : au mieux on peut enregistrer une activité autonome mais certainement pas comprendre le système pensant et ainsi anticiper les résultats des interactions. Tout est en somme tourné contre l’illusion du contrôle que nous interpréterions volontiers comme une critique moraliste de la vanité des « organisateurs » et qu’Hayek symbolise par la figure du polytechnicien croyant que toute réalité est à organiser sur la base d’un savoir prédictif. En matière économique, un tel savoir n’existe pas et constitue une illusion que seule la vanité humaine permet d’expliquer.

Mais il manque un point, à savoir que le marché ne saurait être omni-englobant. Pour le dire autrement, nul n’est plus conscient qu’un néo-libéral de l’existence de zones hors-marché, où donc se jouent des besoins que la rencontre marchande ne saurait satisfaire. C’est là l’un des enjeux centraux du Colloque Lippmann de 1938 comme le rappelle Q. Slobodian :

« C’est ainsi que le colloque Lippmann de 1938 débouche sur une vision normative du monde dans laquelle le mode d’intervention le plus pertinent ne réside pas dans la mesure, l’observation ou la surveillance, mais dans l’établissement d’une loi commune et applicable et d’un moyen de prendre en compte les besoins vitaux de l’humanité non couverts par le marché. En plaçant l’économie au-delà de l’espace de la représentation (et, pour Hayek, au-delà même de la raison), le néolibéralisme naît à la fin des années 1930 comme un projet de synthèse des sciences sociales dans laquelle, aussi surprenant que cela puisse paraître, l’économie est la moins importante des disciplines.

Une limite de l’analyse : le problème fabien

Un des points les plus complexes du colloque Lippmann concerne paradoxalement la pensée de Lippmann et sa compatibilité avec le libéralisme. En toute rigueur, pour qui connaît Hayek et Mises, le lien intellectuel avec Lippmann paraît particulièrement difficile à établir. A cet égard, Q. Slobodian présente le mérite de mettre en évidence l’incongruité de la rencontre de 1938 puisque Lippmann est un penseur de l’organisation coercitive, depuis l’eugénisme conçu comme organisation biologique en passant par les travaux publics, jusqu’aux espaces de loisirs urbains, le tout financé par des taxes sur les riches.

Il faut en effet comprendre qui est Walter Lippmann et de quelle mouvance il est issu. Lecteur assidu d’auteurs fabiens, c’est-à-dire socialistes favorables à la suppression de la propriété privée par des « réformes » sur le temps long et non par une révolution subite et violente, disciple à Harvard de Graham Wallas, économiste socialiste d’inspiration fabienne, il créa le Harvard Socialist Club en 1908 dont il devint par la suite président. Journaliste, il contribua à créer le journal New Republic, journal de gauche, encore marqué par l’influence socialiste des Fabiens. Walter Lippmann est un penseur de l’organisation, et donc de l’interventionnisme. Mieux encore : quand il introduit le concept de « grande association », il le reprend à son maître fabien, c’est-à-dire à Graham Wallas qui fut un temps le maître à penser économique des fabiens.

Mais justement : nous touchons là une limite fondamentale de l’ouvrage de Q. Slobodian à savoir sa cécité à l’égard du problème fabien. Enormément d’auteurs qu’il mentionne, depuis H. G. Wells jusqu’à Lippmann, en passant par Wallas, sont des socialistes, voire des léninistes comme Wells.

Par conséquent, en ne nommant pas l’origine ou l’appartenance fabienne d’un grand nombre d’interlocuteurs, Q. Slobodian passe à côté d’un enjeu central, à savoir du caractère en partie socialiste et organisationnel du colloque de 1938 dont il relève toutefois l’aspect plus que bigarré des participants. Certes, Q. Slobodian comprend que Lippmann et Hayek n’ont, sur le papier, rien à voir et à ce titre il fait preuve de bien plus de lucidité que Serge Audier qui s’indigne des réserves d’Hayek à l’endroit du colloque Lippmann dans son autobiographie.

Mais justement, il n’y a rien là d’ « incroyable » : Lippmann, en dépit de son tournant libéral, a conservé quelque chose du collectivisme fabien et a toujours pensé le monde selon une nécessité organisationnelle reposant elle-même sur un prétendu savoir scientifique ; de même, Louis Rougier, très proche du positivisme du cercle de Vienne, a toujours développé de nettes dilections saint-simoniennes de type organisationnel, faisant de lui un penseur protectionniste et nationaliste parfaitement compatible avec le fabianisme. A cet égard, des auteurs comme Hayek et Mises ne peuvent qu’être gênés par le compagnonnage de ce type de penseurs qui se situent aux antipodes de leurs idées quant aux principes fondamentaux. Il y a donc, dès 1938, d’évidentes marques de la pensée organisationnelle en plein cœur d’un néolibéralisme en devenir, et cela devrait conduire à une réflexion sur les rapports réels entre le néolibéralisme et le fabianisme et, plus généralement, le saint-simonisme. Nous regrettons que cet aspect-là ne soit pas mentionné par l’auteur.

Néanmoins, si la question fabienne n’est pas thématisée comme telle, la dimension problématique d’un lien entre Hayek et Mises d’un côté, et Lippmann ou Rougier de l’autre est clairement mise en avant. S’ils ne partagent pas un socle de principes communs, sans doute se rencontrent-ils sur un adversaire commun. Cet adversaire c’est assurément l’Etat démocratique, qui dans toutes les nuances saint-simoniennes constitue un problème sans fin : en effet, dans une perspective pour laquelle la science permettrait d’organiser de manière optimale les rapports humains et la vie économique, la libre décision du vote introduit un élément de perturbation de l’organisation du monde. C’est pourquoi le saint-simonisme, dans ses développements, constitue une démarche de neutralisation des effets du vote, voire de neutralisation du vote lui-même. C’est dans ce sillage que Lippmann forge l’idée d’un Manufacturing Consent dans les années 1920 permettant de limiter la spontanéité des opinions et des votes ; en revanche, Hayek ou Mises, éloignés au possible du saint-simonisme, ne craignent pas tant la désorganisation issue du vote que la confiscation de la propriété privée par le vote(9). C’est pourquoi, des auteurs aux principes fort différents se retrouvent dans la volonté de réduire la puissance même du politique en général, et du vote en particulier, formant une alliance objective contre ceux-ci, et qui fera l’objet de l’analyse de la prochaine partie.

C : L’ordoglobalisme comme cadre juridique global du marché
Le globalisme comme tel : protéger le dominium contre l’imperium

Une fois établie la nature du néolibéralisme, et prise en compte l’ambiguïté du rapport à l’organisation qui, somme toute, va s’étendre partout à l’exception du cadre économique, le marché nécessitant une organisation des institutions pour préserver sa spontanéité, l’analyse de Q. Slobodian peut s’emparer de la question proprement dite du globalisme et ainsi justifier son titre. Ce n’est pas là le moindre des mérites de l’ouvrage que de montrer comment va naître une analyse à l’échelle mondiale du droit et des institutions destinées à penser les conditions de protection d’un marché spontané, toute la difficulté étant de comprendre que la spontanéité du marché suppose paradoxalement des conditions extra-marchandes drastiques, nécessitant une organisation globale et devant prendre la forme d’Organisations concertées. C’est peut-être en cela que les réflexions de Q. Slobodian s’avèrent les plus précieuses.

Partant de l’idée fondamentale selon laquelle « la main visible du droit » doit compléter « la main invisible du marché », l’auteur montre pourquoi cela appelle une isonomie, une même loi pour tous et donc un contournement du caractère national de la loi. Pour ce faire, affirme Q. Slobodian, les néolibéraux de Genève se seraient appuyés sur une géographie spéciale, celle de Carl Schmitt qui distingue deux mondes : celui des Etats délimités, avec l’imperium qui désigne la dimension spécifiquement politique du territoire ou, plus exactement, ce que Schmitt appelle dans le Nomos de la Terre le « territoire de l’Etat », et celui du dominium par lequel s’établit une propriété non nationale des biens. On peut utiliser cette dichotomie pour penser la question que soulève une certaine approche néolibérale, à savoir : comment protéger le dominium contre les intrusions de l’imperium ? Cela revient à faire de la propriété un absolu, qui n’a pas à être relativisé par les cadres nationaux et politiques qui peuvent même être envisagés comme des vecteurs de déstabilisation de la propriété aussi bien par le haut que par le bas : en effet, non seulement ce qui peut être un fleuron industriel privé, qui relève donc du dominium, a tendance à être amalgamé à un fleuron de la nation troublant ainsi l’identité du propriétaire réel du groupe, mais en plus à l’échelle globale l’imperium étatique a tendance à s’approprier ce qui relève du dominium par les interventions répétées sur les marchés.

On voit donc que la distinction même du dominium et de l’imperium peut être interprétée de deux manières parfaitement antagonistes : on peut soit considérer que l’existence du dominium constitue une menace pour la souveraineté des Etats et donc pour l’imperium, et c’est l’approche « souverainiste » qui vise à préserver le politique qui s’impose ; soit à l’inverse envisager la primauté de la propriété et de ce fait juger nuisible le pouvoir de l’imperium sur le dominium. Partisans de la seconde option, les néolibéraux vont être amenés à penser un cadre institutionnel qui, au fond, destitue la puissance de l’imperium.

Ainsi, à partir du chapitre III, et ce jusqu’à la fin de l’ouvrage, Q. Slobodian analyse en détail la manière dont vont être conçues des institutions internationales, globales, visant à défendre une certaine spontanéité du marché contre les intrusions du politique et conduisant donc à une « démocratie limitée » à travers un cadre institutionnel faisant l’objet de toutes les attentions.

Les organisations internationales

Il faut ici rappeler que l’auteur est historien et qu’il envisage à ce titre de penser le néolibéralisme depuis la réalité historique dans laquelle s’inscrivent les textes étudiés. Cette approche est fondamentale car elle conduit à dialectiser les grands textes théoriques d’Hayek, Mises, Röpke et autres par les interventions ponctuelles liées aux grandes organisations mondiales du commerce. Ainsi l’auteur prête-t-il une attention plus que soutenue à la Chambre de Commerce internationale (CCI) fondée en 1919 et destinée à ouvrir les marchés par-delà les frontières nationales après la Première Guerre mondiale, à l’Organisation Internationale du Commerce (OIC) fondée en 1948 et au GATT de 1947 dont naîtra l’Organisation Mondiale du Commerce. Tout l’enjeu est alors de déterminer comment les grands penseurs de l’école de Genève se situent par rapport à ces Organisations mondiales et quel usage ils peuvent faire pour défendre leurs principes. 

La conclusion de l’ouvrage permet de cerner au mieux l’interprétation que donne l’ouvrage de ces phénomènes organisationnels :

« Mon point de vue est que le recours à la loi a constitué le tournant majeur du néolibéralisme de langue allemande après la Seconde Guerre mondiale. Ce que j’ai nommé « ordoglobalisme » permet de comprendre la Communauté économique européenne (CEE) et plus tard l’Organisation mondiale du commerce (OMC) comme étant des systèmes de pouvoir fondés sur le droit, inscrivant les marchés dans un cadre qui se situe au-delà de tout contrôle démocratique tout en cherchant à se créer une légitimité en offrant aux citoyens des droits individuels, par-delà la nation. Il est à noter que, dans cette transposition de l’ordolibéralisme du cadre national à l’échelle mondiale ou internationale, disparaît l’inclusion tant vantée d’aspects de l’Etat redistributif(10). »

La question des organisations internationales est extrêmement complexe et si l’ouvrage présente l’immense mérite de penser le lien entre les approches théoriques et les démarches concrètes auxquelles prennent part les auteurs, il n’est pas toujours parfaitement clair lorsqu’il s’agit de rendre compte du problème politique que pose la démocratie au regard du marché. Certes, l’introduction soulève deux problèmes : « L’ordoglobalisme a été hanté par deux dilemmes majeurs au cours du XXème siècle : comment s’appuyer sur la démocratie étant donné la capacité de celle-ci à s’autodétruire ; comment s’appuyer sur les nations, étant donné la capacité du nationalisme à  « désintégrer le monde » ?(11)» . Conceptuellement, quelque chose demeure particulièrement obscur dans toute l’analyse des organisations internationales en ceci que le néolibéralisme semble se retourner contre la légitimité de la défense des intérêts, qui est pourtant au cœur de la démarche libérale. En réalité, le problème initial est à nouveau celui de la connaissance et de l’information : une défense d’intérêt supposerait que la raison fût capable d’identifier les véritables intérêts, aussi bien des individus que des nations ; or, dans un monde complexe, dont la nature des échanges est telle qu’il est impossible de les comprendre et de les anticiper, la défense des intérêts – individuels ou nationaux – s’apparente en réalité à des revendications de groupes de pression qui, ayant pris la domination par des logiques de regroupement, organisent le marché à leur profit et génèrent tout autant un désordre économique qu’une société liberticide. Ce qu’il eût donc fallu thématiser de manière fort claire, c’est que le néolibéralisme rompt en partie avec l’idée libérale de la défense d’intérêts ; même à l’échelle individuelle, il est quasiment impossible de déterminer dans un monde complexe ce que serait un intérêt objectif.En revanche, il est parfaitement légitime que les individus visent des fins par un comportement intentionnel dont rien ne permet de dire qu’elles correspondent aux intérêts de ces derniers.

Mais justement : cela soulève la difficulté de savoir comment il est possible de mettre en place des règles communes qui ne soient pas l’expression d’intérêts catégoriels et organisés. A cette question, l’auteur apporte plusieurs réponses de nature différente.

  • Un premier élément consiste à penser la différence entre des décisions collectives de type négatif – abolir des barrières douanières – et des décisions collectives visant à défendre quelque chose de positif – une industrie nationale.
  • Un second élément aborde le problème des votes dans les organisations internationales qui sont représentées par des nations : chaque nation a-t-elle droit à un vote ? Si oui, comment éviter que des nations se regroupent en formant des syndicats d’intérêts, obtenant par des phénomènes d’agglomération un avantage exorbitant ?
  • Enfin, le troisième élément concerne les marchés communs dont la CEE est un exemple paradigmatique, dont la nature est trouble : est-ce une perturbation du marché mondial par un ensemble intégré se mettant hors-jeu des règles universelles ou est-ce le marchepied vers une intégration universelle ? Dans le premier cas, on aurait un regroupement d’intérêts contre l’économie mondiale, tandis que dans le second il s’agirait bien plutôt de faciliter l’intégration d’un bloc dans un marché mondial.

Ces trois étages de réflexion permettent de suivre les méandres d’une démarche qui, assumant l’aspect historique du propos, se fait sinueuse à mesure qu’elle épouse les péripéties et les revirements des auteurs. Prenons par exemple le cas de la CCI : émanation explicite de réflexions néolibérales visant à reconstruire un marché après la Première Guerre sur la base de destruction des barrières douanières, elle devient au tournant des années 30 un moyen pour certains pays de défendre des industries nationales. Il en va de même pour l’OIC qui, harmonisant les politiques économiques internationales, finit par devenir un outil de pression de certaines nations pour bloquer des capitaux ou subventionner certaines productions sur la base d’intérêts nationaux. En somme, dès qu’une nation croit savoir ce qu’il faut faire positivement pour défendre ses intérêts, elle s’illusionne quant à un savoir dont elle ne dispose pas, et dérègle tout le système, raison pour laquelle des auteurs comme Michael Heilperin s’éloignent de l’OIC y voyant la reconduction des tares démocratiques, au sens de l’illusion quant à la connaissance des intérêts réels. Ce dernier fera même de la CCI un outil de lutte contre l’OIC, et c’est là que l’on comprend un point décisif de l’ouvrage : une organisation internationale peut se retourner contre une autre, dès lors que des visées positives se trouvent formulées, et qu’un dessein délibéré émerge depuis des coalitions d’intérêt.

D : La CEE pour comprendre le GATT

Un autre élément d’une grande richesse que propose l’auteur est son analyse particulièrement fine du rapport entre la CEE et le GATT dans la perspective néolibérale. Nous lui consacrons une partie entière car le propos est complexe et les enjeux ne le sont pas moins. « L’Europe, écrit à juste titre Q. Slobodian, est l’une des énigmes du siècle néolibéral(12). » Si l’ensemble de l’école de Genève lui est explicitement hostile, ce n’est pas par souverainisme mais pour deux autres raisons assez éloignées l’une de l’autre, à savoir la crainte de la constitution d’une bureaucratie tyrannique, mais aussi la crainte d’une perturbation du jeu mondial de l’économie menée par la construction d’un marché dans le marché. La CEE et l’UE apparaissent ainsi comme des monstres collectivistes et dirigistes menés par une batterie de technocrates illusionnés par leur pseudo-savoir au nom duquel ils menacent à la fois la propriété privée, les libertés humaines et accomplissent l’idéal saint-simonien d’anéantissement de l’initiative individuelle. Mais d’un autre côté, une branche néolibérale d’inspiration « constitutionnaliste » serait moins farouchement hostile à la CEE et y verrait la possibilité de limiter l’emprise des Etats sur la vie économique par un système de règles juridiques communes. Toutefois, le déséquilibre entre les positions est patent et il ne serait pas hardi d’affirmer que l’immense majorité des penseurs néolibéraux est vent debout contre la construction européenne.

Un cas paradigmatique du refus de la CEE et de l’UE : Wilhelm Röpke

Un auteur méconnu quoique central dans la question libérale est Wilhelm Röpke, que l’on ne connaît en France que grâce aux travaux de Patricia Commun. Nous souhaitons donner ici un large extrait de son maître-ouvrage, Au-delà de l’offre et de la demande (1958), qui nous semble exprimer avec le plus de clarté le refus clair et net de la plupart des néolibéraux de la bureaucratie dirigiste qu’est l’UE et que préfigurait à leurs yeux la CEE :

« Sous la fausse bannière de la communauté internationale on a vu surgir dans ce domaine un appareil de la concentration industrielle, de l’agglomération, de l’uniformité et de l’économie dirigée qui (aussi bien dans le cadre de l’ONU et de ses organisations annexes qu’à l’intérieur de créations continentales du genre de la Communauté européenne du charbon et de l’acier) s’octroie de plus en plus de pouvoir et assure, à une bureaucratie toujours plus nombreuse, privilèges, influence et revenus nets de tout impôt. Seule une minorité, et qui va s’amenuisant, aperçoit le caractère perfide et dangereux de cette concentration ; Sur cette voie, l’étape la plus récente est le projet de Marché commun, tandis qu’un caractère moins centralisateur s’attache au plan de la Zone de libre-échange. L’économiste a de nombreuses critiques à exprimer à ce sujet, hors de notre propos actuel. Dans le cadre des considérations présentes, il est significatif que ce projet, par l’étendue alarmante qui est donnée au dirigisme économique, et par la perspective d’une concentration et d’une organisation croissante de la vie économique, donnera une nouvelle et forte impulsion au centralisme international. La dépendance des individus et des petits groupes vis-à-vis des grandes centrales croîtra démesurément, de même que s’amenuiseront considérablement les possibilités de rapports humains et personnels, et cela au nom de l’Europe et de ses obligations traditionnelles à l’égard de la liberté, de la diversité et de la personnalité. Le danger, qui était à l’affût dans tant de plans et de documents de l’intégration économique européenne, s’est précisé et nous menace dans l’immédiat : l’économocratie, dont nous avons si souvent parlé dans ces lignes, est transférée de façon décisive de l’échelon national à l’échelon international et, avec elle, la domination toujours plus rigoureuse et plus inévitable des planificateurs, des statisticiens et des « économétriciens », le pouvoir centralisateur d’un dirigisme accompagné de son bureaucratisme international, de plans d’économie internationale, de subventions de pays à pays, et tout le reste. Si certains pays européens avaient pu jusqu’à ce jour limiter en quelque sorte à leurs propres frontières l’esprit du saint-simonisme, celui-ci, fidèle aux visions du fondateur de l’économie dirigée, s’impose maintenant sous la forme d’un saint-simonisme européen(13). »

Mais quel est alors le rapport avec le GATT ? La thèse de Q. Slobodian consiste à soutenir que les néolibéraux de Genève, dont Röpke constitue le chef de file, vont jouer le GATT contre la CEE, jouer l’abolition mondiale des barrières tarifaires contre la bureaucratie dirigiste européenne, jouant donc une organisation contre une autre.

Le « constitutionnalisme » a-t-il joué un rôle dans la construction européenne ?

Si donc Q. Slobodian restitue la vive hostilité de la plupart des universalistes de Genève à l’endroit de la construction européenne – minorant l’ambiguïté ordo-libérale à ce sujet –, il contrebalance son propos par le constitutionnalisme hayékien qui aurait favorisé la construction européenne au nom de la construction d’un cadre juridique commun contraignant les Etats et limitant donc leur pouvoir de nuisance. Nous confessons être peu convaincu par cet aspect du livre, et ce pour deux raisons : d’une part l’auteur joue sur une ambiguïté entre Hayek et ses héritiers, de sorte que l’on peine à comprendre en quel sens Hayek aurait été spécifiquement favorable à la construction européenne. S’il est vrai que dans les années 70, Hayek se lance dans des projets de constitutions, il n’est pas pour autant exact que le cas européen fasse l’objet d’une approche favorable explicite de la part d’Hayek sous forme d’une constitution visant à faire primer le droit et l’Etat de droit sur les décisions politiques. D’autre part, il nous semble que cela entre de toute façon en contradiction avec un article(14) – excellent au demeurant – du même Q. Slobodian examinant l’hostilité explicite d’Hayek aux fédérations de peuples différents, et ce dans les mêmes années que celles où il accorde son attention aux constitutions. Q. Slobodian lui-même reconnaît qu’Hayek avait jugé nécessaire l’homogénéité des peuples sur le plan culturel et ethnique pour le bon fonctionnement du marché, trouvant à ce titre un vif écho chez les conservateurs britanniques particulièrement hostiles à la CEE puis à l’UE.

A vrai dire, il semble que deux choses sont quelque peu mélangées : en droit, il est vrai qu’Hayek n’est pas hostile à un primat du cadre juridique permettant de construire une série de règles communes permettant au marché de fonctionner ; mais dans les faits la CEE et l’Union européenne ne correspondent pas à ce qui aurait été souhaité en droit, puisque non seulement des peuples aux traditions différentes pour former un marché commun se trouvent réunis tandis que se développe une bureaucratie dirigiste contribuant à ce qu’Hayek avait appelé la « route de la servitude ».

Conclusion : un grand livre aux perspectives limitées

L’ouvrage de Quinn Slobodian est un grand livre de philosophie politique mais aussi un grand livre d’histoire intellectuelle. Prenant à bras-le-corps le va-et-vient entre les événements historiques, les organisations effectives et la pensée théorique, il restitue dans une fresque remarquable près de cinquante années de réflexion néolibérale selon un double versant théorique et pratique. A bien des égards, la lecture du livre constitue même une humiliation pour certains historiens des idées, un historien de l’Allemagne ayant infiniment mieux compris Hayek, Mises ou Röpke que bien des spécialistes de philosophie politique.

Ce faisant, trois vertus cardinales se dégagent de l’ouvrage.

La première consiste, contre bien des approches fautives, à prouver à quel point le néolibéralisme se situe aux antipodes de l’économétrie et de l’homo oeconomicus. La raison génère une illusion en ses propres pouvoirs et c’est de ces derniers que le néolibéralisme apprend à se méfier, conduisant à une économie non pas pensée comme une série de prescriptions positives mais comme un marché libre où émergent des « signaux » permettant de s’orienter. Cela signifie que le néolibéralisme conduisant à l’ordoglobalisme ne peut pas être classé dans la même catégorie que les écrits monétaristes d’un Milton Friedman.

La seconde vertu tient au souci constant d’établir une continuité entre la réflexion théorique et les réalisations pratiques, sans que celles-ci ne soient pour autant absorbées dans le cadre théorique. Un exemple particulièrement significatif est celui de la transformation du GATT en OMC. En apparence, le triomphe néolibéral est réel ; en réalité, bien que les principes de l’OMC fondés sur des « signaux » s’apparentent à des principes néolibéraux tels que définis dans l’ouvrage, les motivations de la création de l’OMC ne sont pas libérales, il s’en faudrait de beaucoup. Il s’agit au contraire d’une défense féroce d’intérêts d’une nation en particulier, imposant au monde des règles qui lui sont de fait favorables.  Partant, l’ordoglobalisme est entré en crise au moment de sa victoire la plus importante, lorsque le GATT est devenu l’OMC ; cela n’a pas marqué le triomphe de leur vision intellectuelle mais « celui des intérêts purement économiques de la première puissance mondiale, les Etats-Unis(15). »

Enfin, et ce n’est pas la moindre des vertus, on sent tout au long de l’ouvrage que le néolibéralisme est comme embarrassé du politique : sans vouloir mettre fin aux Nations et aux frontières – il doit rester « des portes de sortie », donc des frontières –, la souveraineté des Etats modernes s’avère problématique à deux niveaux : d’une part parce que la puissance souveraine empiète sur le terrain économique et brise la liberté des acteurs, et d’autre part parce que l’action publique sur la base de sa souveraineté agit au nom de connaissances qu’elle ne possède en réalité pas. De ce point de vue, la souveraineté se révèle problématique à deux niveaux : un niveau spécifiquement politique par l’usage de la puissance et un niveau saint-simonien, interventionniste, qui croit légitimer l’action publique sur la base d’un savoir positif. Le néolibéralisme porte en lui une volonté de dépolitisation de l’économie, et de juridicisation du cadre extra-économique, limitant donc le danger étatique par le droit, en vue de protéger le marché.

Pour toutes ces raisons, l’ouvrage de Quinn Slobodian est bel et bien un grand livre, indispensable et éclairant.

Mais, nonobstant ces qualités, il nous semble rencontrer un certain nombre de limites dont nous voudrions évoquer les trois principales.

La première est que, paradoxalement, il nous semble verser dans l’économisme. Plus exactement, alors même qu’il ambitionne de montrer que le néolibéralisme n’est pas une théorie exclusivement économique, il ramène tout à des questions économiques à partir de la distinction dominium / imperium. Si, en effet, l’enjeu constant du néolibéralisme consiste à protéger le dominium, la propriété privée, alors tout devient par nature une question économique, et, de fait, toutes les questions qu’évoque l’auteur sont traitées sous le seul angle économique, le moment consacré à l’Union européenne étant la caricature de cela.

La seconde découle de la précédente ; adoptant un économisme paradoxal, l’ouvrage est aveugle à l’anthropologie néolibérale, pourtant au cœur de ses réflexions. Plus exactement, l’économie néolibérale n’est pas une théorie économique mais une anthropologie : c’est l’ensemble des conséquences institutionnelles et politiques tirées d’un principe voulant que l’homme réel soit incapable d’agir rationnellement, quoi qu’il croie par ailleurs. Mises le dit fort bien :

« L’économie traite des actions réelles d’hommes réels. Ses théorèmes ne se réfèrent ni à des hommes parfaits ou idéaux ni au fantôme mythique de l’homme économique (homo oeconomicus) ni à la notion statistique de l’homme moyen. L’homme avec toutes ses faiblesses et ses limitations, chaque homme comme il vit et agit, voilà le sujet de la catallactique(16). »

Enfin, si l’auteur dans l’ultime chapitre propose une brillante analyse de la dimension cybernétique de l’œuvre d’Hayek, et comprend un point essentiel à savoir que c’est finalement le système tout entier qui devient le sujet central de ses écrits, il nous semble minorer le problème de la genèse organisationnelle : la rencontre avec Lippmann, venu d’un horizon fort différent, les discussions avec Wells dans les cercles autrichiens des années 30, le poids de Graham Wallas, dessinent un cadre cohérent qu’est celui des fabiens. Il est vrai que Q. Slobodian mentionne brièvement le sujet et note qu’en 1947 Hayek « suggère de suivre l’exemple des socialistes. Des gens de gauche comme les Fabians, dont certains avec lesquels il avait coopéré au sein de la Federal Union et en tant que professeur à la London School of Economics, fondée par eux, avaient réussi à faire évoluer les débats au fil du temps, gagnant ainsi les faveurs de l’opinion publique et du pouvoir et parvenant à transformer leur vision en réalité(17). » Mais pourquoi dans ces conditions ne pas penser la porosité entre les Fabiens et le néolibéralisme concernant la question organisationnelle.

Références

Cette recension, ici abrégée, a initialement paru dans la revue Actu-Philosophia, en deux parties https://www.actu-philosophia.com/quinn-slobodian-les-globalistes-une-histoire-intellectuelle-du-neoliberalisme-partie-1/

https://www.actu-philosophia.com/quinn-slobodian-les-globalistes-une-histoire-intellectuelle-du-neoliberalisme-partie-2/

(1)Ibid., p. 12.

(2)Ibid., p. 72.

(3) Serge Audier, Le colloque Lippmann. Aux origines du « néolibéralisme », Lormont, Poch’BDL, 2012.

(4) Cf. Walter Lippmann, La Cité libre, Traduction Georges Blumberg, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

(5)« Allocution du professeur Louis Rougier », in Serge Audier, op. cit., p. 413.

(6) Ibid., p. 414.

(7) Ibid.

(8) Q. Slobodian, op. cit., p. 97.

(9) C’est sur ce point qu’insiste avec raison A. Supiot lorsqu’il met en avant le concept de « démocratie limitée » cher à Hayek. Cf. entre autres La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 312.

(10)Ibid., p. 290.

(11) Ibid., p. 24.

(12) Ibid., p. 201.

(13)Wilhelm Röpke, Au-delà de l’offre et de la demande, Payot, 1961, rééd. Les Belles Lettres, 2009, p. 334-335.

(14)Cf. Quinn Slobodian, « Les enfants bâtards de Friedrich Hayek », 5 septembre 2021, article traduit en ligne : https://lvsl.fr/les-enfants-batards-de-friedrich-hayek/

(15) Ibid., p. 298.

(16)Ludwig von Mises, op. cit., p. 61.

(17) Les Globalistes, op. cit., p. 140.

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Les Petites Marguerites : explosion jouissive de la Nouvelle Vague tchèque

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Les Petites Marguerites : explosion jouissive de la Nouvelle Vague tchèque

Pour Le Temps des Ruptures, Sophie Lecuit a visionné Les Petites Marguerites de Věra Chytilová, lors d’une ressortie exceptionnelle au cinéma Reflet Médicis à Paris. Dans cette critique elle rapporte la transgression d’une réalisatrice phare de la nouvelle vague tchèque.

La mort de Jean-Luc Godard et les nombreux hommages qui l’ont suivie, notamment venus de l’étranger, rappellent l’influence qu’il a eu en Europe et dans le monde. La nouvelle vague française a déferlé sur toute l’Europe et s’est déclinée, entre autres, en Tchécoslovaquie dans les années soixante. L’une des œuvres de ce mouvement, Les Petites Marguerites (Sedmikrásky), est actuellement à l’affiche dans les cinémas parisiens, en version restaurée.

Réalisé en 1966, le chef-d’œuvre de la réalisatrice tchèque Věra Chytilová est une comédie surréaliste qui a grandement contribué au développement du cinéma féministe. Les deux actrices Jitka Cerhová et Ivana Karbanová tiennent les rôles principaux, Marie I et Marie II. Elles s’ennuient dans le Prague conformiste des années 60, et décident de devenir des malfaiteurs. Bijoux de la nouvelle vague tchèque, le film est une œuvre d’art, et en devient presque une œuvre plastique, grâce à l’importance sans pareil de l’esthétique des plans. Les Petites Marguerites présente aussi certaines inspirations godardiennes, voire des clins d’œil ? Les visages noircis des deux femmes rappellent le visage coloré de Jean-Paul Belmondo dans Pierrot le Fou.

Un film d’auteure

Les Petites Marguerites est un film en mouvement. Les sonorités, parfois répétitives, de la bande originale correspondent aux élans exaltés des deux femmes. Les thèmes musicaux de marches impériales viennent renforcer l’intensité singulière de l’œuvre. Aux plans coupés courts et saccadés succèdent des superpositions d’images et des avances rapides. On est emporté dans ce mouvement grâce au motif récurrent des trains, avec les départs et les arrivés, et aux plans larges sur les rails. Mais ce mouvement et cette rapidité sont contrebalancés de scènes plus lentes où les deux femmes nonchalantes se prélassent au soleil et sur leur lit.

Věra Chytilová a mis l’accent sur l’esthétisme des plans et la composition des images. Elle démontre une grande liberté quant à son travail de réalisation. Le choix des couleurs et la résonnance des teintes, le vert de la chambre des Marie par exemple, en témoignent. Le film passe d’images en noir et blanc à des scènes en couleur entrecoupées de plans monochromes. Le peu de dialogue ainsi que les discussions abstraites et absurdes sont caractéristiques des films de la nouvelle vague (particulièrement dans certains films de la nouvelle vague française). Ce silence permet de renforcer l’indifférence des deux femmes face à leurs méfaits et à leurs conséquences.

Les Petites Marguerites est un film de chaos, marqué dès la première scène par les images d’archives des bombardements de la seconde guerre mondiale, faisant allusion aux turbulences qui précèdent le Printemps de Prague. Ce chaos est présent dans l’intrigue mais aussi dans la réalisation :  Věra Chytilová mélange des techniques cinématographiques liées à la couleur de l’image, au son et à la narration. Son scénario s’affranchi de toute linéarité où la transition des plans permet aux deux protagonistes de changer de repère, quand bien même celui-ci serait fictif – elles changent de monde. La structure narrative du film est construite de l’assemblage de vignettes épisodiques. Au montage, la réalisatrice découpe ces plans et les superpose pour donner une impression de corps en morceaux et de scènes en papier.

Un film transgressif dans les thèmes abordés

Les Petites Marguerites, réalisé par une femme et dont les personnages principaux sont deux femmes, est féministe avant l’heure et se place dans le contexte d’une société patriarcale. Le film vient renverser l’ordre établi de l’époque en mettant en scène deux femmes qui s’en rebellent, à tel point qu’il sera censuré dès sa diffusion et Věra Chytilová interdite de réaliser. D’une portée universelle, Chytilová est aussi moderne dans sa représentation physique de la femme : par les choix vestimentaires (sous-vêtements, maillots de bains deux pièces, robes taillées et courtes), l’eye-liner fortement marqué et la couronne de marguerites, qui peut faire référence au mouvement hippie.

Dans son œuvre, Chytilová brise le male-gaze : ce n’est plus les trois regards de l’homme (personnage fictif, réalisateur, spectateur (1)) qui enferment la femme et la sexualisent, mais ceux de femmes à travers les deux protagonistes et la réalisatrice (female-gaze). Les corps de celles-ci ne sont pas sexualisés, bien qu’elles jouent deux séductrices. Empreinte d’une vraie sororité, les deux Marie utilisent et moquent les hommes et ne veulent jouir que de leur liberté. Une scène en est le paroxysme : lors d’un appel d’un amant, les deux femmes découpent en morceaux tout aliment de forme phallique. Sur fond de déclaration amoureuse, elles détruisent l’élément qui incarne la masculinité – cela évoque naturellement la castration, et ainsi l’indifférence et l’inintérêt majeur qu’elles portent vis-à-vis des hommes.

Transgressif dans la représentation des codes sociaux liés au genre, Les Petites Marguerites l’est aussi dans l’appréhension des rapports de classes. En effet, Marie I et Marie II proviennent d’un milieu plutôt populaire et n’ont pas les codes de la bourgeoisie tchèque. Pour autant, elles utilisent leur ingéniosité pour profiter des privilèges qui leurs sont inaccessibles. Elles séduisent les hommes bourgeois pour s’offrir un couvert dans les grands restaurants et s’enivrent dans un café dansant. Des motifs reviennent tout au long du film, la pomme par exemple, mais aussi la nourriture au sens plus large. Marie I et Marie II cherchent à séduire pour manger, elles mangent comme des gloutonnes et cela en devient grotesque. La scène du banquet où elles dévorent et détruisent tout le repas en est l’apogée. Le son de la mastication et de la déglutition rend son visionnage absolument insupportable. Marie I et Marie II rejettent tout raffinement et valeur traditionnelle et refusent toute forme de conformisme.

Věra Chytilová avec Les Petites Marguerites nous offre une pépite du cinéma tchécoslovaque. Elle brise les codes du cinéma classique et apporte une voix innovante à la représentation de la femme de l’époque. D’une grande absurdité, le film se clôture avec la dédicace suivante : « Ce film est dédié à ceux qui s’énervent sur un seul lit de laitue piétiné. »

Références

(1)ZAPPERI Giovanni, « Regard et culture visuelle », Encyclopédie critique du genre

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For Ever Godard

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For Ever Godard

Pour Le Temps des Ruptures, Adrien Félix a vu et revu quelques-uns des innombrables films de Jean-Luc Godard qui est et restera l’honneur du cinéma. Droits d’auteurs portrait : Giancarlo BOTTI/GAMMA RAPHO.

Godard… Ce nom résonne d’images et d’énigmes, même aux oreilles de celles et ceux qui n’auraient vu aucun de ses films. Celui qui affirmait que « le cinéma est fait pour penser », nous a quittés le 13 septembre dernier à l’âge de 91 ans. Avec la disparition de Jean-Luc Godard, c’est précisément un penseur qui s’en va, l’un des plus illustres du septième art. Rendons hommage au cinéaste franco-suisse, joyau rebelle de notre patrimoine artistique dont la liberté et la lumière continueront, on l’espère, à inspirer et briller.

Au début des années 1950, Jean-Luc Godard fait ses débuts dans la critique et s’affirme rapidement, aux côtés de François Truffaut et d’Éric Rohmer, comme l’un des fleurons des Cahiers du cinéma. Portée par l’ambition créatrice et réformatrice d’un petit cénacle, cette décennie voit l’émergence de l’un des mouvements cinématographiques sans doute les plus célèbres de l’histoire du cinéma, la Nouvelle Vague. Dans cet élan d’affranchissement de l’emprise des forces économiques et politiques sur le cinéma, Godard est peut-être le plus radical de cette poignée de cinéphiles bouleversant le cinéma français, ses convenances et principes établis. Si de l’aveu de Truffaut, il ne peut être question pour la Nouvelle Vague d’un programme esthétique commun, son déferlement n’en provoque pas moins, selon l’expression du sociologue Philippe Mary(1), l’une des révolutions artistiques par lesquelles « l’art des XIXe et XXe siècles s’est engagé dans la modernité ». Au rang des œuvres fondatrices, l’on trouve évidemment Les Quatre Cents Coups de François Truffaut (1959), ou encore le chef-d’œuvre d’Agnès Varda Cléo de 5 à 7 (1962) qui, seule fille au sein d’une bande de garçons, saura mieux que quiconque apporter une perspective féminine nécessaire. En 1960, Godard signe À bout de souffle, son premier long-métrage qui rencontre un succès considérable faisant de lui le chef de fil, le maître à penser d’une nouvelle façon de faire du cinéma, marquée au coin de la liberté. Préférant les décors naturels aux couteux studios, le jeune cinéaste investit la rue et la campagne, les appartements et les cafés avec un équipement réduit à la portion congrue, sans éclairage additionnel, et multipliant les innovations techniques. Le fameux plan séquence des Champs-Élysées, où déambulent Jean Seberg et un Jean-Paul Belmondo au seuil de sa carrière, n’est donc pas filmé à l’aide d’un traditionnel rail de traveling, trop cher et par ailleurs indiscret. Non, la scène devenue culte est tournée depuis un tricycle de postier, poussé par le chef opérateur Raoul Coutard au beau milieu des vrais passants, pendant que Godard souffle à ses acteurs des dialogues fraîchement rédigés. Jean Seberg écrira cette phrase éclairante : « pas de spots, pas de maquillage, pas de son ! (…) C’est tellement contraire aux manières de Hollywood que je deviens totalement naturelle ». Conjuguant son impécuniosité à sa verve créatrice, Godard dévoile un cinéma résolument moderne, plus proche de la vie et de ses personnages. Véritable révolution technique et artistique, À bout de souffle est le manifeste d’une ambition nouvelle qui, pulvérisant l’académisme du cinéma français, tentera à l’image de la célèbre « réforme de l’opéra » mené par Gluck au XVIIIe siècle, d’atteindre à la simplicité, au naturel, à l’expressivité et parler le « langage venu du cœur ».

La première période de l’œuvre de Godard du début des années 1960 est assurément la plus belle mais peut-être aussi la seule qui sera, au désespoir du cinéaste lui-même, consacrée par la postérité. Après À bout de souffle viendront ainsi deux autres films cultes, le faussement classique Le Mépris (1963) avec Brigitte Bardot et Michel Piccoli, et l’explosif et inoubliable Pierrot le fou (1965) mettant en scène un couple pour l’éternité formé par Anna Karina et Jean-Paul Belmondo, dans lequel le cinéaste tente déjà de trouver un équilibre entre la fiction et le documentaire, une recherche qui parcourt toute son œuvre. N’en déplaise au maître, ces films sont à voir et à revoir. Pour autant, la disparition du cinéaste doit être une invitation à dépasser justement le début des années 1960, pour s’intéresser aux autres périodes godardiennes, notamment celle du cinéma politique et militant. Bien loin de l’artiste béat et coupé de la réalité, Godard entend « faire politiquement des films politiques » et scrute, à cette fin, la société française et ses mutations. Filmant les désarrois de la jeunesse dans Masculin Féminin (1966), dont un carton intitulé « Les enfants de Marx et de Coca-Cola » servira à désigner toute une génération, Godard devient « un militant actif et son cinéma un moyen de lutter contre la société »(2). Son film La Chinoise (1967) préfigure ainsi les évènements de mai 1968, à l’occasion desquels il provoquera d’ailleurs, avec quelques autres cinéastes, le célèbre arrêt forcé du festival de Cannes. Clamant haut et fort la solidarité du cinéma avec les mouvements étudiants et ouvriers, il condamne la défaillance de celui-ci à retranscrire les problèmes de son temps, illustrant sa réflexion fondamentale sur la place et le rôle du septième art. Son engagement révolté lui vaudra d’ailleurs d’affronter la censure, pour avoir abordé ouvertement la guerre d’Algérie dans Le Petit Soldat (1960) ou encore filmé des corps nus et évoquer l’adultère dans Une femme mariée (1964). Son tournant militant le conduit en outre à constituer le groupe Dziga Vertov, en référence au cinéaste soviétique, au sein duquel il produira des films très peu diffusés mais continuera, inlassablement, à remettre en question son art, réinventer ses formes et filmer le réel. En dépit du caractère austère et parfois confus de certains films, Godard poursuit obstinément « l’idée essentielle selon laquelle on ne saurait combattre l’ordre établi sans subvertir aussi ses modes de représentation, et la « vision du monde » qu’ils entretiennent »(3), une démarche éminemment politique.  Plus tard, au début des années 1980, s’ouvre l’ère de l’expérimentation vidéo qui permettra un double mouvement, là encore, d’innovations techniques mais aussi d’autonomisation par la constitution de son propre studio(4). Il fait également un retour à de plus grandes productions, collaborant avec de célèbres actrices et acteurs, à l’instar d’Isabelle Huppert et Nathalie Baye dans Sauve qui peut (la vie) (1980), d’Alain Delon dans Nouvelle Vague (1990) ou encore de Gérard Depardieu dans Hélas pour moi (1993). La fin du XXe siècle voit enfin la production de ses Histoire(s) du cinéma, œuvre monumentale faite d’extraits de films, de rapprochements, de découpages, de collages, et qui se voudra une « sorte de jugement dernier du cinéma »(5). Godard y annonce en effet la mort du cinéma qui aurait manqué son rendez-vous avec l’Histoire, tout en contribuant plus que jamais à lui restituer sa place dans l’histoire des arts.

Régulièrement taxée de pompe et d’ennui distingué par ses dénigreurs, l’œuvre de Jean-Luc Godard est colossale, d’une diversité inouïe, et d’une influence dont peu de cinéastes peuvent se prévaloir. Interrogeant sans cesse son art, sa production et sa raison d’être, le cinéaste n’était pas moins conscient de ce qu’il considérait être sa « dette » à l’égard du cinéma et des arts en général. Les références fusent ainsi de toutes parts dans son œuvre, qu’elles soient littéraires, musicales, picturales ou cinématographiques et sont toujours autant d’invitations à aller voir ailleurs, à découvrir et à réfléchir. Si tous ses films ne sont pas nécessairement à voir, et que son nom peut parfois intimider voire rebuter, l’on ne peut que chaudement recommander de profiter des nombreuses rétrospectives et retransmissions de ses films. À défaut de susciter chez le spectateur le sentiment impérissable d’un avant et d’un après Godard, le visionnage de ces-derniers brisera sans nul doute ce que les Allemands appellent les Sehgewohnheiten, c’est-à-dire les habitudes visuelles, invitant à tout le moins à s’interroger sur celles-ci et leur pertinence. Truffaut écrivait que « Godard a pulvérisé le système, a fichu la pagaille dans le cinéma, ainsi que l’a fait Picasso dans la peinture, et, comme lui, a tout rendu possible »(6). C’est peut-être là l’héritage essentiel de l’artiste, une voie des possibles au service d’une haute conception de l’art dans le monde des hommes.

Formons le vœu que l’esprit libre et créateur du cinéaste disparu continue à inspirer « les professionnels de la profession » et les générations à venir de visiteurs des salles obscures.

Références

(1)Philippe Mary, La Nouvelle Vague et le cinéma d’auteur. Socio‑analyse d’une révolution artistique, 2006.

(2)Xavier Lardoux, « Jean-Luc Godard » dans Petite encyclopédie de culture générale, 2019.

(3)Guy Scarpetta, Jean-Luc Godard, l’insurgé, dans Le Monde Diplomatique, août 2007.

(4)Cf. les propos du biographe de Jean-Luc Godard, Antoine de Becque, rapportés par Benoît Grossin dans son article publié sur le site internet de France Culture. 

(5)Ibidem.

(6)Ibidem.

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Le coeur synthétique de Chloé Delaume ou le cynisme des amours âgées

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Le coeur synthétique de Chloé Delaume ou le cynisme des amours âgées

Emile Kessler a lu pour Le temps des ruptures le roman Le cœur synthétique de Chloé Delaume. Dans cet article il relate l’analyse sociale de l’amour des cinquantenaires opérée par l’autrice, dans un ouvrage fort mais douloureux.

Les romans sentimentaux ont ceci de spécieux qu’ils narrent le plus souvent les belles amours de jeunes tourtereaux dans la fleur de l’âge. Chloé entend dépeindre dans ce livre les femmes « fanées », celles qui, en raison de leur âge, ne correspondent plus aux canons de beauté de notre époque d’exaltation de la jeunesse.

Adélaïde, quarante-six ans, décide de rompre avec son petit-ami. Aucun problème particulier, mais une lassitude qui lentement rongeait leur couple. Elle qui n’avait jamais eu de difficulté pour trouver l’amour – ou même un simple coup d’un soir – se retrouve donc de retour sur le « marché de l’amour », puisque c’est désormais comme cela qu’il faut l’appeler(1). Adélaïde n’a pas de temps à perdre, aussi elle affute son maquillage, enfile ses plus beaux vêtements et s’en va aguicher le regard masculin là où les magazines féminins lui conseillent d’errer (statistiques à l’appui !). Les jours passent, mais les compliments de la gente masculine se font attendre. Une semaine, deux semaines, un mois, toujours rien. Mais que s’est-il passé entre sa précédente rupture, il y a dix ans, et aujourd’hui ? Justement, dix ans, dix années où elle a outrepassé son droit à plaire – alors que l’opinion publique considère qu’un homme de soixante-dix ans peut toujours correspondre aux standards de beauté, cherchez l’erreur. « Adélaïde Berthel, c’est une femme comme une autre. Qui, à quarante-six ans, entend sonner le glas de ses rêves de jeunes filles », Chloé Delaume annonce la couleur.  

Les hommes lui préfèrent des femmes plus jeunes, même quand ils ont le double de leur âge. Exit l’insolente assurance de la jeunesse, Adélaïde entre dans une intense solitude conjuguée à la non conjugalité. De soirée en soirée, de cocktail en cocktail, d’after work en after work, le regard des hommes ne se pose plus sur elle, il la transperce au sens premier. Elle « découvre l’invisibilité de la femme de cinquante ans, avec un peu d’avance ». Ne sachant plus à quel saint se vouer, Adélaïde s’essaye à des prières de supplication ou, sécularisation oblige, des envoûtements de sorcellerie. Comble de l’idiotie, elle va jusqu’à tenter de renouer avec son ex de collège – avec l’échec attendu. S’arrime à ces déroutes une remise en question totale d’elle-même ; son corps se dégradant avec l’âge, le patriarcat ne lui laisse aucune chance et ne mettra jamais en valeur des corps comme le sien. Son corps revenons-y, il n’a rien de particulièrement laid, il n’est qu’un corps de quarantenaire parmi les autres. Mais un corps de quarantenaire parmi les autres, c’est un corps patriarcalement décadent.  

Pourtant, à force de persévérance, de sorties mondaines, et surtout grâce à ses amies, Adélaïde retrouve quelqu’un. Un certain Martin. Il n’est pas parfait mais, à première vue, fait largement l’affaire. Suffisamment seule pendant des mois, Adélaïde ne fait pas la difficile. Elle s’installe à moitié chez lui, l’un et l’autre se font mutuellement de petites attentions, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Jusqu’au jour où, gagné lui aussi par les schèmes misogynes de notre époque, Martin lui assène cette sentence assassine : « je t’aime, mais je ne te désire pas ». Chroniques d’une femme presque cinquantenaire, célibataire, au destin somme toute commun.  

On sort de la lecture de ce livre avec un amer goût dans la bouche. « Ce ne doit pas être si grave de vieillir en amour » se dit-on naïvement, du haut de nos vingt-cinq ans. Pourtant, ce que nous offre Chloé Delaume, c’est, par une sorte de littérature sociologique par le bas, la peinture réaliste d’une bien triste réalité.

 

Références

(1)Voir notamment Illouz Eva, La fin de l’amour, enquête sur un désarroi contemporain, Seuil, 2020, 416p.  

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(Puissance de) Puissance de la douceur

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A l’occasion de la réédition de Puissance de la douceur en Poche, Jeanne-Léopoldine Claustre revient pour Le temps des ruptures sur le discret chef d’œuvre de la philosophe Anne Dufourmantelle, éloge de la douceur comme principe et valeur.

Dans l’histoire de la pensée, la douceur n’a eu qu’une petite place. Anne Dufourmantelle tente de lui en donner une plus appropriée, plus grande – montre son omniprésence dans tout. En Occident, alors que la pensée grecque érige la puissance virile et guerrière en valeur suprême, l’arrivée du christianisme initie un pouvoir faible, fragile et doux, autour du Christ-enfant et des saints.  “Heureux les doux car ils règneront sur le monde”, affirme ainsi Matthieu. Toutes les valeurs de mérite gréco-romaines sont bouleversées par ce changement : Dieu devient la vulnérabilité même. Mais la douceur reste infantilisée. Anne Dufourmantelle puise dans les pensées extra-occidentales ce qui nous aidera à vivre, en respectant davantage la puissance de la douceur. Elle y explique comment, dans la culture védique, celle-ci est plus respectée, associée, notamment, à l’art du raffinement.

La philosophe décrit la douceur des petits et grands gestes, de l’artisanat aux caresses, en passant par l’équitation. Exemple notable du quotidien, le pardon est douceur d’après elle – d’une douceur violente. Et pour cause : le pardon promet la remise en ordre d’un temps perdu. Comme la liberté, la guérison, l’enfance, la musique, le toucher, les secrets, l’intime et autres thèmes abordés par l’autrice, le pardon a cela de doux qu’il contient en son sein son ennemi. La douceur porte donc son opposé. Anne Dufourmantelle montre alors que la culture chinoise pense les transitions et transformations silencieuses ; ce qui ne se voit pas. Là où l’Occident a été capté par le principe des frontières, des dichotomies – des ruptures ? – la douceur, dans la culture chinoise notamment, permet de penser autrement la limite. “Frontalière puisqu’elle offre elle-même un passage”, la douceur réfléchit la relativité de toute chose, en puissance.

La douceur est une intelligence, “de celle qui porte la vie, et la sauve et l’accroît. Parce qu’elle fait preuve d’un rapport au monde qui sublime l’étonnement, la violence possible, la captation, la peur en pur acquiescement.” Si la pensée européenne a eu l’obsession de la fixité de l’être, de l’Etat et du stable évènement – seuls Deleuze et Bergson se seraient intéressés, d’après l’autrice, à ce qui bouge et devient -, comprendre la douceur implique d’accueillir le mouvement, pas seulement linéaire, ni progressiste. Le livre se fait ainsi plaidoyer de l’acception, dans le champ philosophique occidental, de ce qui mue, tout le temps.

Douceur de la jonction ciel et mer à Venise. Douceur des ciels d’été, des atmosphères, des nuages. Délicatesse de ces bords non refermés – intérieurs extérieurs, liquides et esthétiques. Douceur des lampes dans la nuit. Le halo et sa limite. Leur précision parfois sur scène. La découpe d’un corps nu. Le pan coupé d’une alcôve. La flamme haute. Tous ces rebords de lumière que l’obscurité délimite et en un sens protège.

Certaines envolées poétiques ponctuent, fréquemment, le bref essai. Mais comment faire autrement ? Les chapitres sont discontinus, inégaux en longueur, divisés en libres thématiques. Les mots s’enchaînent comme dans un journal intime. Et comme lorsqu’il nous est impossible de séparer nos notes de lectures de nos écrits personnels, au sujet de la douceur : tout se mêle. Impossible à contenir, la douceur dépasse le carcan académique de l’essai, car elle est mouvement en-soi – le geste de la “caresse qui ne saisit rien mais sollicite ce qui s’échappe sans cesse de sa forme”.

Du quotidien au métaphysique, Puissance de la douceur a donc la force des petites choses qui permettent de tout penser, tout réfléchir ; de ces œuvres qui partent d’une petite idée et transcendent tous les sujets, du Petit Prince au film Licorice Pizza. Si la douceur semble convoquer chaque sens, ce livre s’offre comme une nécessaire porte d’entrée : un outil, une aide qui nous accompagne au quotidien dans toutes nos actions. Vers la vie douce.

Avec force, Anne Dufourmantelle nous convainc : la douceur est puissance. Quête impossible, d’ailleurs, que de trouver un autre titre pour cet article que celui de l’ouvrage lui-même. Preuve ultime, s’il en fallait encore une, de son incontestable justesse. Cinq ans après la tragique disparition de son autrice, (re)lire Puissance de la douceur (ré-)insuffle la vie.

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Montéhus, le cabarettiste socialiste oublié

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Les chants de la Commune, l’Internationale, le Temps des Cerises, la Semaine Sanglante, sont aussi connus que leurs auteurs, Eugène Pottier et Jean-Baptiste Clément. La tradition chansonnière de la fin du XIXème siècle, les cafés-concerts où le peuple venait écouter un poète gouailler contre la misère et l’oppression, ne s’arrêtèrent pas avec l’écrasement de la Commune. D’autres artistes leur succédèrent, et écrivirent des chansons qui sont restées dans la mémoire. Dans cet article, nous revenons sur l’un d’eux, Montéhus, chansonnier parisien du début des années 1900, dont l’œuvre perdure encore bien que son nom ait été relativement effacé.

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Issu d’une famille juive, Gaston Mardoché Brunswick dut, à une époque où l’antisémitisme était omniprésent, chanter sous pseudonyme. Relativement peu connu jusqu’en 1907, il accède à la notoriété en célébrant la fraternisation de la troupe avec les vignerons révoltés du Languedoc.

Gloire au 17ème

En 1907, alors que la surproduction vinicole entraîne une baisse drastique du prix du vin, les petits exploitants du midi, réunis dans des coopératives annonçant l’autogestion, se révoltent contre les importations de vin étranger bon marché et de qualité médiocre. De grandes manifestations éclatent, réunissant plus de 150 000 personnes à Béziers puis à Perpignan, 700 000 à Montpellier. La troupe est appelée pour réprimer la colère populaire, et le 20 juin, ordre est donné d’ouvrir le feu sur les manifestants. Le soir-même, la 6ème compagnie du 17ème régiment se mutine et fraternise avec les vignerons. Contraint à la négociation, Clemenceau donne suite aux revendications du mouvement social, et les mutins obtiennent de ne pas être sanctionnés.

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