L’étrange victoire de l’extrême-droite contre la politique

L’étrange victoire de l’extrême-droite contre la politique

Michaël Foessel et Étienne Ollion signent avec leur ouvrage Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique une réflexion percutante sur la montée en puissance de l’extrême droite en France. Leur propos prend à contre-pied une idée largement admise, notamment à gauche : le succès du Rassemblement national (RN) ne résulte pas d’une « bataille culturelle » victorieuse.

Michaël Foessel et Étienne Ollion signent avec leur ouvrage Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique une réflexion percutante sur la montée en puissance de l’extrême droite en France. Leur propos prend à contre-pied une idée largement admise, notamment à gauche : le succès du Rassemblement national (RN) ne résulte pas d’une « bataille culturelle » victorieuse.

Sur quel thème, immigration exceptée, peut-on prétendre que le RN a gagné la bataille des idées ? Comme le démontre Vincent Tiberj dans La droitisation française, mythe et réalités, il n’y a pas de droitisation des électeurs ou des Français. C’est donc autre part qu’il faut rechercher les facteurs de la réussite électorale du RN.

La gauche pense souvent les succès électoraux du RN à la lumière de la nouvelle droite d’Alain de Benoist qui, dans les années 1970, entendait utiliser Gramsci pour conquérir l’hégémonie culturelle à la gauche (avec la revue Éléments et le GRECE, Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne). Cette nouvelle droite faisait le constat d’une « supériorité » intellectuelle de la gauche, du moins d’une domination dans les milieux universitaires, à laquelle la droite devait s’oppose à travers une métapolitique – c’est-à-dire, produire une doctrine capable de dicter « le juste, le bien et le beau » fondée sur de solides argumentations intellectuelles.

Mais pour Michaël Foessel et Étienne Ollion, si l’on souhaite comprendre le succès du RN, ce n’est pas tant du côté de la métapolitique qu’il faut chercher que vers celui de l’infrapolitique. Là réside l’étrangeté de sa victoire : ce n’est pas par une doctrine robuste qu’elle convainc, mais en évitant soigneusement d’en proposer une.

Cette façon de faire est du reste facilitée par une crise profonde de la politique elle-même. Les grands repères qui structuraient autrefois l’espace public – les clivages idéologiques nets entre gauche et droite, un langage commun pour débattre, des cadres d’action partagés – se sont érodés. Ce brouillage général profite à l’extrême droite, qui capitalise sur l’effacement des oppositions classiques. S’il n’y a plus de gauche et de droite, alors il n’y a pas non plus d’extrême-droite. Aujourd’hui, le centre triangule sur son extrême droite (« programme immigrationniste » du NFP, ensauvagement, réarmement démographique, loi immigration, vote de la préférence nationale dans la CMP, etc), la gauche n’est plus sûre de son républicanisme (ou à tout le moins c’est ce qui transparaît dans le discours médiatique, en témoigne la diabolisation de LFI depuis le 7 octobre 2023) et l’extrême droite se dédiabolise (vote constitutionnalisation IVG, en se présentant comme défenseur des Juifs de France, etc). Cela n’aide pas à jouer le « scandale » lorsque le RN est en passe de gagner des élections.

Un autre facteur clé identifié par les auteurs est la transformation du journalisme politique. Autrefois attentif aux idées et aux projets, celui-ci s’est mué en une arène où dominent les analyses stratégiques et les récits de coulisses. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2022, plus de 60 % des articles politiques du Monde comportaient des citations anonymes, off the record, contre seulement 15 % en 1970. La récente candidature d’Emmanuel Grégoire pour la mairie de Paris en 2026, quelques jours après l’adoubement d’Anne Hidalgo envers Rémi Féraud, laisse déjà voir les journalistes politiques saliver, alors qu’on peut légitimement supposer et craindre que de programme, il ne sera pas question. Cette obsession pour les tactiques et les rivalités personnelles relègue au second plan les idées. Résultat : les électeurs ne sont plus confrontés aux propositions concrètes des candidats, ce qui favorise un parti comme le RN, capable de s’imposer par des slogans simplistes et des idées vagues sans que des journalistes n’interrogent Marine Le Pen ou Jordan Bardella sur l’application concrète de leur programme. Pourtant, des contre-exemples existent, comme ces journalistes de France Bleu lors des législatives de 2024 qui ont confronté les candidats RN à leurs programmes, de sorte que ces derniers sont apparus pour ce qu’ils sont : des incompétents doublés de fieffés réactionnaires.

Ce travail médiatique insuffisant est complété par une stratégie rhétorique redoutable du RN, qui valorise le « bon sens populaire » contre les prétendues arguties des intellectuels de gauche. Cette posture anti-élitiste est un puissant levier électoral : elle résonne auprès de ceux qui se sentent exclus des débats complexes et théoriques. Ici, pas besoin de doctrine métapolitique ambitieuse, comme celle développée par Alain de Benoist dans les années 1970. Le RN adopte une stratégie d’opposition systématique : contre le « wokisme », contre « l’écologisme punitif », contre le « néoféminisme ». Chaque fois, il s’agit de s’appuyer sur des exemples isolés et exagérés – ces fameuses « paniques morales » – pour décrédibiliser l’ensemble de la gauche. Ainsi, une anecdote extrême devient l’emblème supposé d’un mouvement entier.

Cette posture s’accompagne d’un polissage stratégique des discours et des idées. Finies les provocations : plus de sortie de l’UE ou de l’euro, plus de racisme biologique ouvert, et une Marine Le Pen qui évite soigneusement les phrases choc. Le RN d’aujourd’hui, aseptisé, joue la carte de la normalisation. Cette prudence, combinée à une rhétorique de rejet, suffit à capter une frange de l’électorat en quête de repères simples et de solutions rapides et, il faut le dire, déçu des trahisons successives de la gauche.

Avec Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique, Foessel et Ollion ne se contentent pas de diagnostiquer la montée de l’extrême droite ; ils révèlent l’ampleur de la crise politique qui la rend possible. Ce n’est pas une victoire des idées, mais une victoire contre la politique elle-même, contre sa capacité à organiser des débats éclairés et à produire des alternatives ambitieuses. Une victoire étrange, mais redoutablement inquiétante pour l’avenir de notre démocratie.

 

Crédits photo

Le président du Rassemblement national Jordan Bardella, et la présidente du groupe parlementaire du RN, Marine Le Pen, remercient leurs partisans à la fin d’un meeting à Nice, le 6 octobre 2024.
© Laurent Coust/ABACAPRESS.COM

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Vivre en biorégionaliste pour survivre à la crise climatique

Vivre en biorégionaliste pour survivre à la crise climatique

Et si nos manières d’habiter la Terre étaient en décalage total avec les équilibres du vivant ? Et si nos cadres politiques et économiques, hérités de la modernité industrielle, nous empêchaient de reconstruire un lien véritable avec nos territoires ? C’est à ces questions que répond le biorégionalisme, une pensée écologique radicale qui propose de refonder nos sociétés à l’échelle des écosystèmes. Face à un monde globalisé, uniformisé et détaché des réalités locales, le biorégionalisme invite à une relocalisation de nos modes de vie, en s’ancrant dans les spécificités écologiques, culturelles et historiques de chaque territoire. Mais ce projet est-il viable ? C’est à cette question que cette série de 3 notes critiques de L’Art d’habiter la Terre, principal ouvrage théorique du biorégionalisme, va chercher à répondre.

Avant de présenter plus en détail la réflexion et l’analyse de ce livre, il est nécessaire d’expliquer d’où part cette note. Pour cela, il est indispensable de présenter ce qu’est la pensée biorégionaliste. Nombreux sont les auteurs, en particulier anglosaxons, qui ont contribué au cours des dernières décennies à la structuration de ce courant de pensée. Inconnue jusqu’à peu en France, la pensée biorégionaliste a ainsi été l’objet d’interprétations multiples au sein des sphères écologistes et anarchistes américaines.

Pour comprendre la valeur de l’ouvrage et de l’auteur dont il est ici question, une comparaison s’impose. Quand on parle de la pensée socialiste, il apparaît rapidement qu’un grand nombre de chose est relié à Marx. En somme, évoquer le socialisme conduit, tôt au tard, à parler du Capital. L’Art d’habiter la Terre de Kirkpatrick Sale se situe au même niveau en ce qui concerne le biorégionalisme. Tout y est. Il s’agit d’un ouvrage qui, dès sa parution en 1985, fait référence au sein de la sphère universitaire américaine et détone avec ce qui avait été préalablement produit par le milieu biorégionaliste. Comme le souligne Mathias Marot dans la préface de l’édition française « Ce livre constitue en 1985 la toute première monographie théorique sérieuse sur la question biorégionale – et rares seront les travaux ultérieurs qui passeront outre ses apports et propositions »[1].

A l’époque déjà, l’ouvrage fait donc l’effet d’une bombe dans les sphères biorégionalistes américaines. Emergeant véritablement au cours des années 70, le mouvement biorégionaliste américain fait face à une forte effervescence lors des années 80. A cette époque, cette effervescence s’exprime principalement via l’émergence de projets communautaires et intellectuels[2] visant à développer et [2]Dans cet environnement militant relativement réduit, le livre de Sale va alors rapidement faire parler de lui comme nul autre auparavant. Il suffit de lire les critiques littéraires biorégionalistes de l’époque pour s’en rendre compte. Ainsi, voici ce qu’écrit en 1986 Michael Helm[3] dans la revue Raise the Stakes, revue américaine de référence de la pensée biorégionaliste :

Ouah ! Ce que Kirk Sale a fait avec ce livre c’est prendre l’idée du biorégionalisme, lui aplatir la mèche rebelle et l’endimancher de ses plus beaux habits latins pour la rendre intellectuellement respectable. On parle ici de Culture, les gars, avec un C majuscule – comme ça se fait dans les meilleurs travaux de la civilisation occidentale depuis les temps mycéniens.

Comme tout autre courant théorique, le biorégionalisme porte en lui de multiples perceptions du monde, toutes proche les unes des autres. Or, la force de l’Art d’habiter la Terre est d’être aujourd’hui devenue incontournable à chacune d’entre elle. L’importance capitale de cet ouvrage est telle que personne ne peut entièrement s’en détacher. Aucune pensée biorégionaliste n’existe aujourd’hui sans prendre en considération ce livre. Sans conteste, il s’agit donc de la plus importante référence théorique du biorégionalisme. L’Art d’Habiter la Terre est un tour de force remarquable de la pensée biorégionaliste à laquelle il est indispensable de se référer quand on souhaite présenter cette dernière. C’est pour cette raison que la présente série de notes va s’attacher à présenter les grands concepts et principes posés, il y 40 ans, par Kirkpatrick Sale.

Prendre ses distances avec notre environnement artificiel pour mieux vivre

Pour comprendre en profondeur la pensée biorégionaliste, il faut d’abord aborder les raisons de son apparition. C’est à ce titre que les premiers mots et chapitres de l’Art d’habiter la Terre reviennentsur l’identité quasi spirituelle du biorégionalisme. Voulant renouer avec un sens aigu du rapport à l’autre et à notre environnement, le biorégionalisme s’érige en décalage avec l’ère technique et postmoderne dans laquelle nous vivons. Comme l’explique Mathias Rollat, l’idéal biorégionaliste apparaît comme « un désir partagé de retrouver des récits plus radicalement tournés vers le non-humain »[4]. Très clairement, le biorégionalisme porte en lui une vision quasi mystique du lien homme-nature. Cette vision spirituelle se fonde sur l’appropriation, totale ou partielle, des croyances et modes de vies passés. Certaines anciennes civilisations sont ainsi appréhendées avec beaucoup d’intérêt par les biorégionalistes, en lien avec leurs modes de vie et croyances basés sur la préservation de l’environnement. Poussé par une volonté manifeste à prendre du recul sur le monde ultra connecté et complexe dans lequel nous évoluons, l’idéal biorégionaliste entend réappréhender « le monde et ses composants (…) comme dotés de vie, d’esprit et d’intentionnalité »[5].

Logiquement, cette notion spirituelle du biorégionalisme est directement abordé dans la définition qu’en propose Kirkpatrick Sale dans son ouvrage. Ce dernier explique :

Une des manières d’expliquer ce qu’est le biorégionalisme est d’utiliser le mot espagnol querencia. En effet, ce terme n’implique pas tant un « amour du chez soi » comme le disent les dictionnaires, mais tente plutôt de raconter ce sentiment profond et silencieux de bien être intérieur qui provient de la connaissance d’un lieu particulier de la Terre, ses rythmes journaliers et annuels, sa faune et sa flore, son histoire et sa culture ; un endroit précis au sein duquel l’âme donne des signes d’affection et de reconnaissance. (…) c’est un sentiment pleinement universel et un des éléments de l’expérience humaine de la vie depuis si longtemps qu’il semble être inscrit dans nos patrimoines génétiques eux-mêmes.[6]

Ainsi, l’aspiration biorégionaliste apparaît comme une aspiration profonde à se reconnecter avec la Terre sous tous ses aspects. La querencia à laquelle se réfère ici l’auteur souligne la nécessité qu’a l’être humain à se lier à son environnement pour vivre pleinement son existence. Or, on constate que ce lien a aujourd’hui disparu de nos vies, amenant de nombreux individus à ressentir une profonde nécessitée à renouer avec ce dernier. L’idéal biorégionaliste se positionne « spirituellement » dans ce sens et propose une vision du monde renouant avec ce lien. L’objectif même du biorégionalisme est ainsi que chacun puisse retrouver ce « sentiment pleinement universel [qui constitue] un des éléments de l’expérience humaine de la vie »[7]. Cette volonté, d’une certaine manière, de retour en arrière – en ce qui concerne notre rapport au monde – est abordé par Sale dans son ouvrage. Concernant l’idée de recréer un véritable lien entre nous et la nature, il écrit :

Pour reprendre les propos de l’historien Morris Berman : « La vision de la nature qui prédomina dans le monde occidental jusqu’à l’aube de la révolution scientifique état un monde enchanté (…) Le cosmos, en bref, était un lieu d’appartenance. Un membre de ce cosmos n’était pas un observateur aliéné mais un participant direct de ses drames. La destinée de l’un était liée à celle de l’autre, et cette relation donnait du sens à la vie humaine ». Au cours de toute l’histoire humaine, de nos débuts tribaux il y a 30 000 ans (…) jusqu’il y a 400 ans, il me semble que les peuples de cette planète se sont considérés comme des habitants d’un monde vivant.[8]

Cette aspiration à retrouver un lien plus direct, plus fort entre nous et la nature n’émerge par ailleurs pas par hasard au sein de la pensée biorégionaliste. Comme le laisse à penser la précédente citation, elle se positionne en réalité dans une critique globale du tout technique. Pour les biorégionalistes, la crise écologique dans laquelle nous vivons est en grande partie liée à la déconnexion entre l’homme et la nature causé par la révolution scientifique. Envahissant tous les pans de notre vie quotidienne, la technique sous tous ses aspects est venue révolutionner notre rapport au monde, notre rapport à notre environnement.  La place actuelle de la technique dans nos vies est indispensable pour comprendre la volonté biorégionaliste de valoriser certaines logiques passées ayant régi l’existence humaine. Sale traite ainsi directement de ce sujet dans sa théorisation du biorégionalisme. Pour se faire, il propose – dans un premier temps – de faire un état des lieux succinct du sens qu’ont aujourd’hui la technique, le progrès dans nos sociétés. L’auteur américain énonce :

A chaque génération, chaque siècle, la vision scientifique du monde est devenue à la fois plus englobante et envahissante, de sorte qu’aujourd’hui elle paraît presque hégémonique ; en effet, nous n’avons presque plus de méthode de pensée ni de langage pour penser quoi que ce soit à son encontre (…) Elle est devenue, en bref, notre Dieu.[9]

Sale apporte ici une réponse majeure aux détracteurs de la pensée biorégionaliste. En effet, nombre d’entre eux réduisent ce courant de pensée en une croyance béate envers une pureté passée, un paradis prémoderne qu’il conviendrait de retrouver. Avec justesse, Sale affirme que la croyance n’est pas le seul apparat des biorégionalistes. Bien au contraire, il explique que la force des progressistes, cela même qui ont permis au progrès de devenir incontournable, réside dans leur foi inaliénable envers ce concept. C’est parce que les progressistes sont animés d’une croyance absolue en les vertus du progrès qu’ils ont œuvré avec acharnement pour un développement technologique sans limite. C’est parce que leur vision future englobe une idée fantasmée du progrès que toute la société a depuis embrassé un mode de vie opposé à ceux qui ont régi la vie humaine pendant des millénaires. Sale précise :

Plus particulièrement encore ce siècle d’avions, d’automobiles, de satellites, d’ordinateurs et de mégalopoles, l’effet de la technologie scientifique a été la mise à distance psychique entre l’être humain et la nature, ainsi que l’enfermement des gens dans des univers hermétiquement clos, d’où il leur est difficile de voir ou de comprendre les conséquences de leurs actions sur l’environnement (…) si c’est cela notre condition actuelle, c’est avant tout parce que, plutôt que de remettre en cause la vision scientifique, nous l’avons presque entièrement acceptée. Nous sommes les produits évidents de cette expérimentation de 400 ans qui a laissé le monde sens dessus dessous – et nous a conduits à la crise actuelle. »[10]

Aussi, non seulement la croyance dans la pureté scientifique a empêché de regarder frontalement les externalités négatives induites par le progrès, mais cette dernière nous a aussi conduit à nous détacher entièrement desdites externalités. La force – ou le défaut – de la modernité absolue est d’avoir détaché l’homme de son environnement, de nous avoir rendus aveugle à l’impact concret de nos actions. Beaucoup de la crise écologique réside dans ce mécanisme implanté par le progrès dans la pensée humaine. L’acceptation pleine et entière, sans aucune remise en question, de la science sous tous ses aspects nous rend aujourd’hui incapable de concevoir et agir face à la crise écologique.

La relation humaine à l’espace-temps est en particulier prise en considération par la critique biorégionaliste de notre société du tout technique. En moins de 24h, le monde entier est désormais accessible en avion pour quelques milliers d’euros là où il fallait auparavant des décennies. Notre rapport au monde s’est accéléré à un rythme si effréné qu’il est inenvisageable de concevoir physiquement ce que signifiait vivre il y a ne serait-ce qu’un siècle. Jamais auparavant l’Homme a connu tel bon en avant, jamais l’humanité n’aura tant évolué en si peu de temps. Le culte absolu du progrès pur et parfait sous-jacent à cette folle avancée est devenu la boussole du monde moderne, le carburant de nos existences et l’horizon infini qu’il faut suivre. Problème, comme l’explique la pensée biorégionaliste, cette croyance absolue dans la technique et la science a dérégulé notre rapport au vivant, à la matérialité de notre existence. Cité par Sale dans son ouvrage, le penseur Lewis Thomas[11] explique ainsi :

Notre plus grande folie est l’idée que nous sommes en charge des lieux terrestres, que nous les possédons et que nous pouvons en quelque sorte les gérer. Nous sommes en train de traiter la Terre comme une sorte d’animal de compagnie, qui vivrait dans un environnement entièrement artificiel, mi-jardin domestique, mi-parc public, mi-zoo. C’est de cette croyance que nous devons nous départir au plus vite, tout simplement par ce qu’il n’est en rien. C’est même le contraire. Nous ne sommes pas des êtres séparés. Nous sommes une partie vivante de la vie terrestre, nous sommes possédés et régis par la Terre et peut-être même spécialement produits pour réaliser des fonctions pour son compte, en un sens que nous n’avons pas encore perçu.[12]

Cette vive critique du biorégionalisme par rapport à la technique est toutefois à nuancer. En effet, si Sale pose clairement la question des méfaits provoqués par la fin du lien homme-nature et souligne l’aliénation de nos esprits en la croyance d’un progrès salvateur, l’Art d’Habiter la Terre porte une vision lucide des apports de la science pour l’Humanité. De la même façon qu’il le fait avec le culte du tout technique, l’ouvrage présente avec franchise les avancées notables qu’a permis le développement de la culture scientifique. Un passage en particulier présente très justement la nuance et la modération que la pensée biorégionaliste porte sur ce sujet :

Il n’y a pas besoin d’idéaliser la science pour reconnaître que nous vivons dans un monde meilleur en matière de connaissance sur l’hygiène, la radiotélégraphie, l’immunologie ou l’électricité (…) personne ne pourra nier tout ce qui a été accompli (…). Impossible toutefois de rester aujourd’hui inconscients des lacunes, des échecs et des dangers fondamentaux inhérents à la science occidentale. C’est dans la mort de Gaea et la transformation de nos relations à la nature que se trouvent les menacent les plus dangereuses.[13]

Ainsi, loin de tomber dans le tout ou rien, le biorégionalisme entend créer rapport nuancé entre les activités humaines et la cuture scientifique. Soulignant que le futur biorégionaliste ne se fera jamais contre le progrès scientifique, l’idéal biorégional souhaite toutefois aborder chaque avancée scientifique de façon critique. Cette vision critique du progrès scientifique doit permettre d’appréhender, le cas échéant, les projets renvoyant aux « lacunes, échecs et dangers fondamentaux inhérents à la science occidentale ». Ainsi, loin de vouloir revenir aux temps des cavernes, le biorégionalisme veut simplement pondérer notre rapport à la technique et à la science pour limiter son action sur nos vies. Cette idée de contrôle et de modération du progrès, en décalage avec la sacralité actuelle de cette notion dans nos sociétés, est parfaitement exprimé dans l’Art d’Habiter la Terre. Un passage en particulier synthétise à lui seul le rapport mesuré du biorégionalisme avec la technique :

Non, la tâche n’est pas d’extirper la science, mais de l’incorporer, non pas de la mettre à l’écart mais de la contenir, non pas d’ignorer ses moyens, mais de mettre en question les fins aux services desquelles nous la mettons en œuvre. La tâche est d’utiliser ses outils indéniablement utiles au service d’une intention différente : au service de la préservation plutôt que de la domination de la nature.[14]

Face à l’omniprésence de la science et de la technique, l’idéal biorégional entend mettre le holà à la dynamique destructive à l’œuvre depuis la révolution industrielle. Alors que cette dynamique nous pousse droit dans le mur climatique, ralentir la marche effrénée de la mondialisation et du capitalisme est l’impératif premier. Pour cela, la pensée biorégionaliste propose de renouer avec un usage raisonné des progrès techniques et souhaite retrouver ce lien immatériel qui nous unit à notre environnement. En réinstaurant le rythme du vivant et en replaçant l’humain au cœur de l’écosystème dans lequel il évolue, le biorégionalisme entend reconnecter l’humanité avec une conception vertueuse et durable de l’existence, bien loin de celle excessive et extractive qui domine aujourd’hui. En somme, l’idéal biorégional propose que nous renouions avec une vie équilibrée et mesurée, où les bonheurs et aspirations immatériels suppléeraient – là où cela est possible – ceux matériels qui prévalent aujourd’hui. A ce sujet, Sale écrit :

Ce n’est (…) pas vers le changement, la nouveauté ou la rapidité qu’une société biorégionale tend, mais plutôt vers la stabilité et l’ajustement, non vers la révolution mais vers l’évolution, pas vers les cataclysmes mais vers le gradualisme. (…) Par conséquent, le caractère global d’une société biorégionale est dirigé par les idées de subsistance et de constance selon le modèle de comportement du vivant, qui est celui de la réparation et de la guérison.[15]

Avec le biorégionalisme, toute une vision nouvelle du monde est possible. La transformation envisagée porte en elle les germes d’une révolution culturelle immense consistant à renouer le lien entre l’Homme et la nature, l’Homme et son environnement. C’est afin d’accompagner cette révolution et d’en présenter les grandes lignes que Sale a écrit cet ouvrage. Car si cet ouvrage est la Bible des biorégionalistes, c’est parce qu’il présente clairement le chemin à suivre pour faire naître cette utopie.

Mieux comprendre et s’adapter à notre environnement pour bien y habiter, y cohabiter

Face à la technique omniprésente, le biorégionalisme entend réinventer notre façon de vivre. Or, pour cela, il est d’abord nécessaire de comprendre pourquoi et comment on le fait. C’est ainsi que les biorégionalistes énoncent que le préalable à tout changement biorégionaliste est la juste compréhension et adaptation à l’environnement. Cette juste appréhension des logiques existant autour de nous n’est malheureusement plus d’actualité. L’Homme, poussé par la Science et le Progrès, a fait fi de la nature et des logiques immuables qui la régissent. L’idéal biorégionaliste entend mettre fin à cela en remettant la connaissance des écosystèmes et du monde qui nous entoure au cœur de la pensée humaine. Sale explique :

En son sens le plus basique, le biorégionalisme exprime ces idées essentielles que je crois nécessaire à la survie de l’humanité sur la Terre : la compréhension écologique, la conscience régionale et communautaire, la possibilité de développer un ensemble de sagesses et de spiritualités basées sur la nature, la sensibilité bio-centrée, l’organisation sociale décentralisée, l’entraide, et l’humilité des groupes humains.[16]

En perdant notre connaissance profonde des logiques terrestre, chacun et chacune d’entre nous a progressivement oublié ce qu’est le dénominateur commun de l’humanité : la survie de notre espèce. Sous l’effet de la technique, nous nous sommes détachés de la matérialité de nos existences, nous nous sommes jetés pieds et poings liés dans le piège climatique. Pour couper court à cette spirale négative, les biorégionalistes énoncent que nous devons réapprendre à vivre sur Terre. Bien sûr, la Science a un rôle à jouer. Il n’est par exemple pas question d’arrêter de se référer aux travaux du GIEC, eux qui constituent l’un des principaux leviers pour expliquer la nécessité de ralentir nos activités et de renouer avec l’environnement. Mais cette connaissance doit aussi puiser dans ce qui nous a permis pendant des millénaires de vivre en harmonie avec l’environnement. En cherchant à nous réouvrir à notre sensibilité envers la nature et en nous plaçant à l’intérieur – et non à l’extérieur – des écosystèmes, le biorégionalisme sème les germes nécessaires au projet de société auquel il aspire. Pour embarquer chaque citoyen et citoyenne dans cette vision du monde, il faut d’abord permettre que toutes et tous comprennent l’intérêt de cette dernière. C’est en nous éduquant que nous pourrons concevoir les bienfaits d’un futur biorégionaliste. A ce titre, l’éducation et la connaissance sont les pierres angulaires à tout projet biorégionaliste qui se respecte. Cette idée est très clairement abordée dans l’Art d’Habiter la Terre. En effet :  

Il n’est pas difficile d’imaginer une alternative à la situation dangereuse dans laquelle nous a plongés le paradigme industrialo-scientifique ; pour cela, il suffit de devenir des « habitants de la terre ». (…) Mais pour devenir des habitants de la terre, pour réapprendre les lois de Gaea, pour en venir à une compréhension profonde et sincère de la Terre, la tâche la plus cruciale (et peut-être celle qui englobe toutes les autres) et de comprendre le lieu, le lieu exact où nous vivons spécifiquement. (…) C’est cela qui constitue l’essence du biorégionalisme.[17]

Réinvestir la connaissance de nos lieux de vies est ce qui nous permettra de renouer avec une existence durable. La bonne connaissance environnementale de nos lieux de vies est l’essence du biorégionalisme, le préalable sans lequel rien ne peut advenir. Ce savoir sur le vivant est, par ailleurs, un élément qui parle encore à beaucoup d’entre nous. Présent dans nos imaginaires et expériences de vies, ce savoir est particulièrement vivace chez celles et ceux qui vivent en zone rurale. Plus en contact avec le vivant, les habitants de zones rurales ont conservé un lien fort avec les écosystèmes dans lesquels ils évoluent. Ils ont appris à les connaître et se sont appropriés – de façon tant matériel qu’immatériel – les éléments constitutifs de ces lieux. Tout cela concourt à un attachement et un amour pour l’environnement. La juste connaissance des écosystèmes est ainsi un levier sur lequel veut jouer le biorégionalisme pour raisonner les pulsions destructives de notre époque. Connaître, c’est s’attacher, connaître, c’est s’intégrer dans un tout qui nous dépasse mais dont on dépend. La théorie biorégionaliste aspire à jouer sur cette logique humaine pour se déployer dans les esprits de chacun, pour transformer nos vies. A ce propos :

J’ai découvert qu’il n’est pas bien difficile de faire passer ce sentiment d’appartenance spontané à une perception des caractéristiques biotiques d’une région, pour autant que les gens soient assez conscients des spécificité (…). Interrogez-les sur leurs bassins versants ; demandez-leur s’ils plantent des tomates le 1er mai ; questionnez-les pour savoir qu’ils ont l’habitude de voir des coyotes, des cafards allemands ou des cerfs sur la route ; et vous aurez une bonne idée de la vision régionale qu’ils ont.[18]

En partant des réalités de chacun, le biorégionalisme réussit le tour de force de rendre réel ce qui ne l’est pas aujourd’hui. Redonnant de la matérialité à la pensée écologique, l’idéal biorégionaliste pousse chacun et chacune à se projeter sur son environnement. De la sorte, cette pensée politique amène les individus à adopter les comportements vertueux dont l’humanité a besoin. Rien chez l’humain ne pousse à l’autodestruction. Amener les individus à regarder dans la bonne direction, à regarder les éléments destructifs à l’œuvre autour d’eux permet le retour d’un comportement rationnel qui préserve notre environnement. Connaître et comprendre le lieu dans lequel on se situe amène toujours à vouloir le protéger. Changer de focale révolutionne donc notre rapport au réel, transforme radicalement notre ordre des priorités. Quand on perçoit à sa juste valeur la portée des risques existentiels que fait peser sur nos vies la crise écologique, les sacro-saint symboles du PIB, de la croissance et de la dette apparaissent pour ce qu’ils sont : des objectifs annexes. Replacer la question écologique sur une échelle humainement concevable et amener les individus à concevoir leurs impacts sur l’environnement sont ainsi les deux faces d’une même pièce visant à implanter la logique biorégionale en nous. Sale explique très justement la portée de ce double défi à la base du paradigme biorégionale :

Les gens ne polluent pas ni ne détruisent sciemment les systèmes naturels desquels dépendent leur vie et leurs moyens d’existence ; ils n’épuisent pas non plus volontairement une ressource sous leurs pieds et sous leurs yeux s’ils perçoivent qu’elle est précieuse, nécessaire et vitale ; pas davantage qu’ils ne tuent des espèces entières s’ils sont en mesure de voir qu’elles importent dans le fonctionnement de leur écosystème.[19]

La meilleure façon de lutter contre la destruction de l’environnement, contre le réchauffement climatique est d’illustrer matériellement l’impact de ces phénomènes. L’instinct primaire des humains à assurer la survie de notre espèce constitue le plus grand allié du combat écologique. Or, cet instinct est aujourd’hui endormi, assommé sous la montagne d’éléments technicistes qui nous entoure. Devant ce constat, les biorégionalistes défendent la nécessité de faire redescendre sur Terre nos existences en renouant avec une échelle intelligible pour l’être humain. Sans revenir à des perceptions localement ancrées, aucune transformation durable de nos sociétés ne sera possible. Il faut parler concret, montrer le vrai et le réel pour créer un phénomène d’entrainement dans lequel les gens se retrouvent. Pour mobiliser les individus et que nous plongions collectivement dans le monde d’après, il faut faire naître chez chacun et chacune l’idée d’une absolue nécessitée de ce choix. Cette idée de rendre visible ce qui ne l’est que peu aujourd’hui est à merveille expliqué par Sale. Il dit :

La question n’est en aucun cas celle de la morale (…) mais celle de l’échelle. (…) Le seul moyen pour que les gens adoptent un « bon comportement » et agissent de manière responsable, c’est de mettre en évidence le problème concret, et de leur faire comprendre leurs liens directs avec ce problème – et cela ne peut être fait qu’à une échelle limitée. (…). Cela ne peut être fait à l’échelle globale, ni à l’échelle d’un continent, ni même à l’échelle nationale, car l’animal humain étant petit et limité, il n’a la vision que d’une partie du monde, et une compréhension restreinte de comment s’y comporter[20]

Ce passage est sublime tant il décrit la double facette qui forme le biorégionalisme. Le bio est ainsi la partie du projet biorégional défendant l’absolue nécessité de créer une société respectueuse de nos environnements. L’idée est de préserver notre biosphère, biotope et biodiversité. En parallèle, le régionalisme cherche lui à ce que l’humain adopte des comportements vertueux en le plaçant dans une échelle restreinte. Par ce biais, l’idée est de nous permettre de bien concevoir et constater l’impact de nos actions. L’idée de départ du biorégionalisme vise ainsi à intégrer l’humanité dans les « réalités géographiques latentes mais intemporelles »[21] qui constituent l’essence même de nos existences. Une fois cela fait, nous retrouverons notre capacité à percevoir notre impact sur le bio nous entourant. Ainsi, nous pourrons agir rationnellement en faveur de la préservation de l’environnement. Cette logique du local plutôt que du mondial, du limité plutôt que du démesuré chamboule l’organisation de notre société. A ce sujet, Sale esquisse ce que pourrait être la réalité matérielle d’un futur biorégional. Il explique :

Toute région devrait apprendre à s’adapter à ses particularités naturelles, développer l’énergie selon ses ressources disponibles (…), cultiver de la nourriture appropriée à son climat et à ses sols, créer un artisanat et des industries en accord avec ses minerais et minéraux, ses bois et ses cuirs, ses tissus et ses fils. Et au moment où tel matériau ou tel matériel serait absent de la biorégion et introuvable dans les services de recyclage ou dans les déchetteries régionales, chaque biorégion dépendrait en premier lieu de l’inspiration humaine.[22]

La société biorégionale a pour vocation de nous délier collectivement des multiples interdépendances qui régissent aujourd’hui nos vies. Réinsérer nos existences dans un cadre géographique limitée permet de devenir plus résilient et autonome. L’aspiration qui en découle à des modes de vies plus terre à terre et circulaire a également l’avantage de nous amener à prendre du recul sur la technique, à réduire notre dépendance à la logique industrialo-scientifique qui nous guide aujourd’hui. Seule l’échelle locale permet un tel changement systémique, seule une communauté humaine faisant face à une même réalité peut permettre à des individus de bifurquer collectivement dans la même direction.

Bien-sûr, gagner en autonomie amène à perdre un certain nombre de plaisirs capitalistes. Bien-sûr, l’idée de résilience induit la disparition de certains biens de consommation, la fin de certaines logiques productives. Bien sûr, nos modes de vies vont changer et devenir plus « difficiles » sous certains aspects. Mais avant toute chose, ce radical changement sera synonyme de maîtrise et de contrôle. Le sens de chacune de nos actions sera démultiplié et permettra de gagner en richesse sociale là où nous en perdrons en richesse matérielle. L’humain et le vivant avant l’argent, voici l’horizon du biorégionalisme. Citant John Friedmann et Clyde Weaver[23], [24], Sale énonce avec clarté que :

[Le biorégionalisme] tient sa force de l’intérieur, de ses propres ressources, ses propres capacités, ses propres savoirs et découvertes. Il n’attend aucun transfert de pouvoir de pays « donateurs » étrangers. Il ne compte ni sur des transformations miraculeuses ni sur des résultats obtenus sans effort. Il démarre donc dans un développement qui puisse satisfaire les besoins élémentaires tout en en créant de nouveaux.[25]

La perspective d’un monde dénué de toute dépendance est vertigineuse. Pourtant, il s’agit d’une perspective tout à fait possible et réaliste. C’est en tout cas cette dernière qui a prévalu par le passé. Chaque territoire, chaque communauté humaine a en lui les capacités pour développer une société autonome et circulaire. Pour cela, il suffit de comprendre et appréhender ce que peut nous apporter l’environnement qui nous entoure. Tournant le dos aux produits mondialisés qui fleurissent sur les étals de nos supermarchés, le biorégionalisme veut apporter un bien-être collectif en rapport avec ce que peut nous donner chaque territoire. La maxime giscardienne « On n’a pas de pétrole mais on a des idées » devient ici celle du biorégionalisme, le précepte guidant l’avenir de chaque communauté humaine. Se reconnecter à sa terre et user intelligemment de sa force est la recette magique qui assurera un avenir radieux et équilibrée à l’humanité. L’énergie du vivant et de la créativité humaine devient ici la ressource première de nos existences, celle qui rend possible toutes les autres. Etrange et contraire à notre présente conception de l’activité humaine, faire primer la nature sur les autres impératifs humains est pour l’idéal biorégionaliste indispensable afin de faire naître de nouveaux modes de vies vertueux. Car parmi les nombreuses révolutions conceptuelles que propose le biorégionalisme, la plus importante fait de l’Homme un subalterne – parmi d’autres – des règles de la planète Terre.

Références

[1] Mathias Rollot – avant-propos de la traduction français – p.14

[2] Le lancement de la Planet Drum Fondation en 1973 apparaît comme l’acte fondateur du développement intellectuel du biorégionalisme aux Etats-Unis. Impulsé par Peter Berg (créateur de la notion de « biorégion ») et sa femme Judy Goldhaft, cette fondation est – depuis la seconde moitié du XXe siècle – à l’origine de la parution d’une revue et de nombreux ouvrages théoriques et pratiques sur la pensée biorégionale

[3] Essayiste et romancier canadien, Michael Helm a écrit pour diverses de revues critiques nord-américaines, comme Tin House et Brick. Son troisème roman, Cities of Refuge est élu meilleur livre de l’année 2010 par le Globe and Mail et le Now Magazine. Enfin, il est récompensé en 2019 par l’obtention d’une Bourse Guggenheim par la Fondation John-Simon-Guggenheim.

[4] Mathias Rollot – avant-propos de la traduction français – p.22

[5] Partie 1 – Chapitre 1 – p.40

[6] Kirkpatrick Sale – préface traduction française – p.27

[7] Ibid

[8] Partie 1 – Chapitre 1 – p.40

[9] Partie 1 – Chapitre 2 – p.52

[10] Partie 1 – Chapitre 2 – pp.53-54

[11] Lewis Thomas est un scientifique et essayiste américain. Au cours de sa vie, il a exploré dans ses écrits les liens entre science, culture et nature humaine. Utilisant souvent l’étymologie, il s’est évertué à montrer comment les découvertes scientifiques éclairent les structures sociales, l’écologie, et notre compréhension du monde.

[12] Lewis Thomas, New York Times Magazine, 1er avril 1984

[13] Partie 1 – Chapitre 2 – p.53

[14] Partie 1 – Chapitre 2 – p.55

[15] Partie 2 – Chapitre 8 – pp.165-166

[16] Kirkpatrick Sale – préface traduction française – p.28

[17] Partie 2 – Chapitre 4 – pp.75-76

[18] Partie 3 – Chapitre 10 – p.212

[19] Partie 2 – Chapitre 5 – p.89

[20] Partie 2 – Chapitre 5 – p.88

[21] Partie 3 – Chapitre 10 – p.212

[22] Partie 2 – Chapitre 6 – p.113-114

[23] John Friedmann, géographe et urbaniste, est reconnu pour ses travaux sur le développement régional et la planification urbaine. Il explore comment les politiques et les structures économiques influencent l’organisation des villes et le bien-être des populations, mettant en avant l’importance de la participation citoyenne dans la planification.
Clyde Weaver, géographe, s’est spécialisé dans le développement régional et l’urbanisme. Ses recherches portent sur la manière dont les facteurs économiques, sociaux et politiques influencent la structure des régions et des villes, et il s’intéresse particulièrement aux dynamiques de développement régional.

[24] John Friedmann, Clyde Weaver, Territory and Function : The Evolution of Regional Planning, University of California Press, 1979, pp.200-201

[25] Partie 2 – Chapitre 6 – pp.127-128

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Tyler, The Creator : L’esprit « DIY » au 21ème siècle

Tyler, The Creator : L’esprit « DIY » au 21ème siècle

Né le 6 mars 1991 à Hawthorne, dans la région de Los Angeles, Tyler, The Creator, de son vrai nom Tyler Okonma, s’est imposé au fil des années 2010 comme l’un des artistes les plus inventifs de sa génération. Avec la sortie de son dernier album, CHROMAKOPIA, il continue d’étoffer son univers créatif et d’élargir ses horizons, tout en reflétant ses influences et en incarnant parfaitement l’esprit « DIY » (Do It Yourself).

Tyler, le musicien

L’activité principale de Tyler est la musique : il rappe, chante, fait des beats, et produit. Ses influences principales vont du hip-hop à la soul, en passant par le funk, le R&B et (probablement) même la pop des années 1960 et 1970. Sa musique semble s’adresser aussi bien à des amateurs de musique indie et/ou expérimentale qu’à certains « puristes », que ce soient des puristes hip-hop par la qualité de ses paroles et de son flow, que des puristes des années 1970 et de la musique soul ou funk, qui peuvent se reconnaître dans les rythmiques, mélodies et arrangements fouillés.

Tyler, encore mineur, se lance dans la musique en 2007 au sein du désormais défunt collectif « Odd Future » qu’il a co-fondé et dont il va être considéré rapidement comme le leader. Ce collectif va se démarquer par les nombreux talents qu’il comporte outre Tyler, dont beaucoup vont connaître un certain succès (ex. Earl Sweatshirt, ou encore Syd et Matt Martians qui ont fondé The Internet) voire carrément exploser par la suite (Frank Ocean). La musique d‘ Odd Future contient, déjà, des paroles très provocatrices et des productions inhabituelles et minimalistes, emblématiques du style du Tyler des premières années. En 2009, Tyler continue donc dans cette voie avec des paroles sombres et provocatrices dans son premier album « Bastard », puis en 2011 avec l’album « Goblin ». Ses paroles attirent l’attention et font parfois scandale.

À partir de son album Wolf (2013), Tyler opère un tournant, confirmé également par l’album Cherry Bomb (2015). Les influences soul, funk, R&B et pop vintage commencent à se faire ressentir dans ses productions. Au fil de ses albums Flower Boy (2017), IGOR (2019) et CALL ME IF YOU GET LOST (2021), Tyler creuse et étoffe davantage tant ses productions que ses paroles et atteint probablement le sommet de son art. C’est justement à partir de Flower Boy que Tyler commence à connaître un large succès, dont la particularité est qu’il est autant commercial que critique. Tyler réussit alors la prouesse d’atteindre un réel succès commercial sans pour autant sacrifier son authenticité et sa capacité d’expérimentation, qui restent visibles dans ses paroles, désormais dans l’ensemble plus sincères, personnelles, émotionnelles et profondes, mais aussi dans ses productions, qui restent parfois inhabituelles et/ou sont des hommages à ses influences (R&B, soul, funk) – qui ne correspondent pas aux principales musiques dominantes commercialement aujourd’hui. Ce succès culmine avec ce qui constitue probablement la reconnaissance ultime pour un artiste considéré (bien que de manière assez réductrice) rap : en effet, IGOR et CALL ME IF YOU GET LOST décrochent chacun le Grammy du meilleur album rap (respectivement en 2020 et en 2022).

Dernier album de Tyler, the Creator en date, (sorti le 28 octobre 2024), CHROMAKOPIA est assez typique du virage entamé par Tyler en 2017, que ce soit au niveau de l’alternance entre paroles provocatrices et paroles profondes, personnelles ou entre productions minimalistes atypiques et productions très travaillées et mélodieuses. Cela dit, on ne se dit pas pour autant qu’il s’agit d’un simple album de plus de sa part, tant la qualité est, une fois de plus, au rendez-vous.

 

Tyler, le créateur

Vous pensiez que ce CV impressionnant s’arrêtait ici ? C’est sous-estimer l’artiste !

En effet, Tyler est également actif dans le milieu de la mode avec ses marques Golf Wang et Golf le Fleur, reflétant des influences plus vintage, et qu’il pilote également lui-même. Contre toute attente, il réussit également à s’imposer dans ce milieu. Ces projets connaissent un succès tout aussi énorme que sa carrière musicale, au point que Tyler décroche au fil du temps des collaborations avec des marques telles que Vans, Levi’s, Converse, mais aussi Lacoste et même Louis Vuitton.

Dans le domaine de l’événementiel et plus particulièrement des festivals de musique, Tyler décide de lancer son propre festival, le Camp Flog Gnaw Carnival, qui se tient annuellement depuis 2012. Le festival a vu se produire à la fois nombre d‘artistes indépendants ou émergents, mais réussit également l’exploit d’attirer parmi les plus grandes stars du rap (telles que Drake, Kendrick Lamar, Pharrell Williams, Kid Cudi, Snoop Dogg, le regretté Mac Miller ou encore le désormais très controversé Kanye West) mais aussi d’autres genres (SZA, Billie Eilish, Lana Del Rey).

Enfin, comme si tout cela ne suffisait pas, Tyler a également été présent entre 2012 et 2014 sur le petit écran, avec Odd Future, dans leur série humoristique « Loiter Squad » sur la chaîne américaine Adult Swim.

 

Un héritage « DIY » au 21ème siècle

Tyler se démarque non seulement par son éclectisme musical (il ne se cantonne pas au rap classique) mais aussi par sa détermination à diriger son processus créatif lui-même pratiquement du début à la fin : composition, paroles, production, et même direction dans la réalisation des clips vidéo, contrairement à nombre d’autres artistes qui sont inséparables de leurs collaborateurs. Tyler, The Creator s’inscrit ainsi dans la lignée de celles et ceux parmi les artistes qui refusent de se plier aux codes traditionnels de l’industrie musicale. Il prouve qu’il est possible de réussir commercialement en gardant le plus de contrôle possible sur son art. Sa capacité à diriger tant d’aspects de sa création artistique lui donne une liberté rare, qui lui permet de prendre des risques et de rester fidèle à sa vision. Tyler est donc un artiste complet aux multiples casquettes : musicien, producteur, designer, réalisateur, acteur et entrepreneur visionnaire !

Avec CHROMAKOPIA, Tyler réaffirme une fois de plus ce statut d’artiste polyvalent et s’affirme comme un des artistes incontournables de notre époque, tout en prouvant, également, qu’il n’est pas nécessaire de sacrifier son authenticité pour connaître le succès. Il est rare pour un artiste de parvenir à rester aussi constant dans la qualité et dans l’authenticité, tant il est tentant de céder aux sirènes du mercantilisme et de favoriser ce qui est susceptible de se vendre le mieux, au détriment de ce qui correspond le plus à soi-même. Cela dit, force est de constater que Tyler semble réussir ce défi avec une facilité déconcertante !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

DJ Mehdi, le pont manquant entre rap et électro

DJ Mehdi, le pont manquant entre rap et électro

La sublime série documentaire “DJ Mehdi : Made in France” de Thibaut de Longeville, diffusée sur Arte, est probablement LE documentaire culturel français de 2024, tant l’histoire et le portait qu’il raconte sont uniques et suscitent l’admiration.

La série documentaire et son grand succès amplement mérité ont permis de braquer les projecteurs pour de bon sur DJ Mehdi, prodige musical décédé prématurément à 34 ans d’un accident domestique, et de le faire connaître ainsi que son héritage musical auprès des personnes à travers les générations qui ne l’avaient pas connu jusqu’ici. Elle immerge pleinement les téléspectateurs dans la vie, l’univers et l’évolution musicale de cet artiste, comme jamais auparavant.

Une œuvre à la fois hip-hop et électro

De son vrai nom Mehdi Favéris-Essadi, DJ Mehdi, né le 20 janvier 1977 dans une famille franco-tunisienne en banlieue parisienne, après s’être fabriqué son premier sampler puis rejoint le groupe hip-hop Idéal J (dont faisait partie notamment Kery James), commence à gagner en notoriété et rejoint le collectif Mafia K‘1 Fry (comptant notamment dans ses rangs Rohff et Rim‘K).

Après avoir été beatmaker pour nombre de rappeurs, DJ Mehdi décide par la suite de sortir des projets solo, et ses productions ne sont alors plus exclusivement hip-hop mais également beaucoup plus électro. Il ne connaît tout d’abord qu’un succès relatif, et ses anciens collègues rappeurs ne manquent pas de le charrier sans retenue concernant ce changement d’orientation. Cependant, DJ Mehdi, loin de se décourager, persiste dans cette voie et rejoint le bientôt célébrissime label électro Ed Banger, alors tout juste fondé, sur lequel viendront se rajouter notamment par la suite Justice. C’est alors que le succès revient pour DJ Mehdi, et il continuera à faire de la musique électronique jusqu’à sa mort en 2011.

L‘humain derrière l’artiste

« DJ Mehdi : Made in France » ne nous présente pas DJ Mehdi uniquement à travers son incroyable carrière, mais nous montre aussi Mehdi Favéris-Essadi, la personne. On découvre en lui un homme très sympathique, humble, les pieds sur terre, avec une ouverture d’esprit exceptionnelle. Autrement dit, l’ami que tout le monde aimerait avoir.

Mehdi nous est présenté par ceux qui l’ont fréquenté de près. De nombreuses archives le montrant en studio, en concert devant des foules en délire, en interview, complètent le portrait, tout comme les interviews des collaborateurs de DJ Mehdi et de sa famille, qui permettent également de le replacer dans son contexte familial, culturel et musical.

La puissance du documentaire

Si le documentaire a connu un tel succès, c’est bien évidemment en premier lieu en raison de l’histoire hors du commun qu’il raconte et des univers qu’il concerne, le hip-hop et l’électro, aujourd’hui tous deux très solidement installés dans le paysage musical contemporain, bien que ce ne fut pas forcément le cas à l’époque de DJ Mehdi. Et voir un artiste se déplacer du hip-hop vers l’électronique, comme l’a fait DJ Mehdi, était du jamais-vu à l’époque.

Cependant, deux aspects expliquent également le succès de « DJ Mehdi : Made in France » : la qualité du documentaire lui-même, en plus de l’histoire qu’il raconte, et la pertinence des thèmes abordés, qui ajoutent au grand impact du documentaire et le rendent pertinent pour toutes les générations. Le documentaire est d’une telle qualité et d’un tel rythme que l’on est tout de suite absorbé et captivé, comme on le serait pour un film. Ensuite, il met en valeur des thèmes comme l’importance de la famille, de l’amitié, la passion quand on se consacre avec un tel dévouement à un projet (DJ Mehdi était un vrai perfectionniste, très rigoureux et exigeant envers lui-même), ou encore la perte d’un être cher (il est difficile de ne pas se sentir révolté par l’injustice de la mort prématurée d’un artiste aussi talentueux, prometteur, mais également profondément bienveillant et fédérateur).

Au-delà du décès de DJ Mehdi, une célébration de sa vie et de son œuvre

Le documentaire rend hommage à DJ Mehdi de la plus belle des manières. Certes, sa vie a pris fin prématurément, mais une fois arrivé à la fin de la série, on n’est pas inconsolable comme on pourrait être tenté de le penser. Pourquoi ? D’abord, parce qu’on nous montre que DJ Mehdi continue à vivre parmi nous, à nous faire danser et vivre nos émotions à travers sa musique. Ensuite, parce que la quasi-totalité du documentaire célèbre sa vie, et les différents protagonistes du récit revivent lors des interviews leur joie d’avoir connu Mehdi et passé de merveilleux moments avec lui.

En ce qui concerne la postérité de l’artiste, la musique de DJ Mehdi a, à elle seule, énormément contribué à ce qui allait être le son des années 2010. En témoignent notamment les hommages d’énormément de stars de la musique (Pharrell Williams et Drake pour ne citer qu’eux !) sur Twitter après son décès.

Qualifier de documentaire cette série en six épisodes serait presque réducteur, tant on est à la fois captivé et profondément ému par ce personnage incomparable de l’histoire de la musique française (et peut-être mondiale) ? Le terme « film en 6 parties » conviendrait presque mieux. Enfin, un autre mérite du documentaire est d’être accessible à beaucoup de générations, et ses bonnes ondes hautement contagieuses permettent de faire connaître l’artiste à d’autres parties de la société française. Espérons que DJ Mehdi, auparavant, malgré tout essentiellement connu par les millenials en France, ait désormais la popularité qu’il mérite. La génération Z française a désormais fait plus largement connaissance avec lui, et continue de faire vivre ainsi son héritage près de 15 ans après sa mort.

Au cas où vous n’auriez pas encore vu le documentaire (ou plutôt le film en 6 parties), pas de panique : « DJ Mehdi : Made in France » est encore disponible sur le site et l’application Arte (et YouTube) jusqu’au 31 juillet 2027. Pour autant, inutile d’attendre trop longtemps avant de le regarder, ou plutôt de le dévorer, tant les épisodes sont hautement addictifs, et d’une durée raisonnable (une quarantaine de minutes pour la plupart).

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

L’HISTOIRE DE SOULEYMANE, BORIS LOJKINE

L’HISTOIRE DE SOULEYMANE, BORIS LOJKINE

Le quotidien de Souleymane est un mélange consternant de silence et de violence. Le silence, d’abord. Le silence de la solitude – une solitude profonde et tragique. La violence ensuite. La violence de l’immigration forcée, clandestine et de son cortège de souffrances. La violence de la désillusion à l’arrivée. Boris Lojkine présente dans son film un concentré de cette vie.

« Comme des millions de Français, je pense que l’immigration n’est pas une chance »[1].

 

Bruno Retailleau, ministre de l’intérieur, dans son bureau, Place Beauvau à Paris, le dimanche 29 septembre 2024.

 

Il n’a fallu pas plus de huit jours à cet idéologue de carrière, à la suite de sa nomination au gouvernement, pour gratifier la France tout entière de son dernier trait d’esprit – un millésime 2024 se caractérisant, chez toute personne bien constituée, par une envie immédiate de vomir. Plus sérieusement, Bruno Retailleau a ce jour-là, consciemment ou non – les deux hypothèses étant également infâmes –, allongé une immense et retentissante gifle à environ 7,3 millions de personnes vivant en France (2,5 millions ayant acquis la nationalité française), soit environ 10,7 % de la population totale[2]. Autrement dit, à grosso modo une personne sur dix – et je me limite aux principaux intéressés. Belle performance !

 

Je crois ne prendre aucun risque en affirmant que Boris Lojkine, réalisateur de L’Histoire de Souleymane – actuellement en salle, ne partage pas la thèse du ministre. À la recherche d’un jeune Guinéen pour interpréter le rôle principal de son dernier film, il se laisse convaincre et tend la main à Abou Sangare. Un étranger sans papiers, ayant essuyé son deuxième rejet de demande de titre de séjour au moment du casting. Un mécanicien poids lourds par ailleurs, ayant quitté son pays à l’âge de 15 ans pour s’aventurer sur la meurtrière route migratoire traversant la Méditerranée, à destination de la France. Mais alors pourquoi lui ? Pourquoi ce jeune homme qu’on dit silencieux et à la voix d’une rare délicatesse ? Parce qu’il y a une « puissance dans son silence », « quelque chose de cinématographique », « d’extrêmement expressif ». Lojkine le voit : il « accroche la caméra »[3]. L’intuition du réalisateur sera la bonne, le jeune homme devenu acteur est renversant. Le film remporte le prix du jury et Abou Sangare, ovationné, celui du meilleur acteur dans la sélection Un Certain Regard du Festival de Cannes.

 

Pourtant, dans la catégorie des giflés du 29 septembre, Abou Sangare se trouve en très mauvaise posture, et c’est un euphémisme. Étranger en situation irrégulière, il est sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français. Immigré africain au surplus, il est spécialement dans le collimateur du ministre de l’intérieur[4]. « L’immigration n’est pas une chance » … Qu’a-t-il donc à opposer pour sa défense ? Le fait d’incarner avec talent le personnage principal d’un film français, questionnant notre société et encensé par la critique, n’est sans doute pas un mérite pour ces gens-là. Pas davantage que l’ovation du public cannois, dont il peut être immensément fier. Quand on est con, on est con ! En réalité, il s’agit désormais d’un problème politique.

 

Après avoir rejeté par deux fois ses demandes de titre de séjour, et après l’avoir obligé à quitter le territoire français, décision validée par le tribunal administratif d’Amiens en juillet dernier, le préfet de la Somme va-t-il maintenant nous expliquer qu’Abou Sangare est une chance pour la France et qu’il faut l’accueillir ? Le fera-t-il par une décision fondée en droit ? par une tartuferie machiavélique ? ou mieux, peut-être par les deux à la fois ?! À ce stade, peu importe. On ne peut que l’espérer et le lui souhaiter. D’ailleurs, revenons-en à l’essentiel et commençons par le début.

 

Comme des millions de Français, je pense qu’Abou Sangare n’aspire qu’à une chose : une vie digne. C’est son histoire. Et c’est aussi celle de Souleymane.

 

Le quotidien de Souleymane est un mélange consternant de silence et de violence.

 

Le silence, d’abord. Le silence de la solitude – une solitude profonde et tragique. Le silence du déracinement, de la séparation avec son pays natal et ses proches. Le silence des nuits dans les gymnases-dortoirs de banlieue parisienne. Le silence des nuits dans la rue, ou dans une cage d’escalier quelconque. Le silence d’une file de demandeurs d’asile devant l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Le silence, enfin, de l’attente.

 

La violence ensuite. La violence de l’immigration forcée, clandestine et de son cortège de souffrances. La violence de la désillusion à l’arrivée. La violence de la lutte permanente et sans merci pour la vie. Non – pour la survie. La violence de la condition de livreur à vélo sans-papiers. La violence des accidents, des interpellations, des altercations avec les clients ou restaurateurs. La violence de son exploitation. La violence, enfin, de la vulnérabilité.

 

L’histoire de Souleymane est celle-là. Celle d’un jeune homme seul, embourbé dans un continuum de violences inouïes. Un continuum, néanmoins bien ficelé par une compagnie d’escrocs, aguerris dans l’art de se gaver sur le dos des migrants. Boris Lojkine présente dans son film un concentré de cette vie. Plus précisément, la situation d’un demandeur d’asile sur le point de passer son entretien avec l’OFPRA, nécessaire et périlleuse étape pour obtenir le titre de séjour tant convoité. Dans un style quasi documentaire et plutôt impartial, le réalisateur suit Souleymane dans les rues de Paris, filmant avec adresse une course à perte d’haleine. Une course truffée d’embûches, mais fort heureusement non dépourvue de solidarité humaine, restituée là aussi avec talent. Une course enfin, dont il est très clair qu’elle se terminera en solitaire. Souleymane face à lui-même et face à son histoire.

 

J’aimerais conclure cette chronique en insistant sur un point. Politiquement, on peut penser peu ou prou ce que l’on veut de la présence en France de Souleymane dans le film, d’Abou Sangare dans la vie même. Je n’ai à titre personnel aucune difficulté avec le fait qu’on puisse apprécier cette question très différemment. L’existence et l’expression de nos divergences politiques et d’opinions est l’honneur de notre société, de notre démocratie. C’est donc tout naturellement qu’il faut pouvoir discuter de la politique migratoire française ou européenne, et de leurs nombreuses limites et insuffisances. Nier la nécessité de ce débat ou vouloir l’esquiver est aussi commode qu’irresponsable. C’est surtout pain bénit pour toutes celles et ceux qui font des migrants les boucs émissaires de tous nos maux et échecs.

 

Mais ce faisant, gardons toujours à l’esprit que l’honneur de nous autres bipèdes en quête de sens réside dans notre dignité. Par conséquent, pour rester humains dans ce monde à la dérive, commençons par rester dignes. À bon entendeur salut.

 

L’héritage d’un film tel que L’Histoire de Souleymane ou du très grand film de Mohammad Rasoulof, Les Graines du figuier sauvage, est de nous ramener à ce devoir, à cette prémisse irréductible.

 

Le cinéma, le vrai, n’est-ce pas celui qui nous fait voir qui nous sommes, ce que nous sommes ?

Références

[1] https://x.com/LCI/status/1840427826094260445.

[2] Chiffres de l’INSEE pour l’année 2023, v. : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212#:~:text=En%202023%2C%207%2C3%20millions,2%20%25%20de%20la%20population%20totale.

[3] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/comme-personne/abou-sangare-jeune-guineen-sans-papier-prime-a-cannes-2535684

[4] « Les gens qui viennent et notamment l’immigration africaine, ce sont des gens qui n’ont pas la même culture que nous, ce sont des gens qui viennent non pas pour être français, mais souvent pour profiter des droits sociaux français. Donc le problème est que ces gens ne souhaitent pas s’assimiler ». Extrait de l’émission « L’hebdo » du 22 février 1997, avec Bruno Retailleau, cf. : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/rxc07020508/extrait-de-l-emission-l-hebdo-bruno-retailleau.

 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Moi, Tituba sorcière

Moi, Tituba sorcière

Maryse Condé a marqué la littérature francophone par ses engagements antiracistes et son œuvre notable. Elle écrit en 1989, Moi, Tituba sorcière noire de Salem, un roman de violence et de sorcellerie, qui multiplie les références historiques et littéraires.

Maryse Condé reçoit en 2018 le Prix Nobel alternatif de littérature, saluée par la Nouvelle Académie pour sa justesse et sa finesse dans la description des ravages du colonialisme et du chaos du post-colonialisme. Décédée en avril dernier, l’autrice guadeloupéenne nous laisse une œuvre magistrale qui traverse les frontières et valorise la littérature antillaise.                     

Née en Guadeloupe, Maryse Condé fait ses études à la Sorbonne où elle découvre Aimé Césaire et son discours sur le colonialisme, socle sur lequel l’autrice mènera ses engagements antiracistes et anticoloniaux, pour la mémoire de l’esclavage et l’indépendance de la Guadeloupe. Sa réflexion littéraire s’éloignera ensuite du mouvement de la négritude porté par Césaire et Léopold Sédar Senghor ainsi que du panafricanisme, convaincue que ces mouvements peuvent être sources de réduction des personne racisées à une identité unique. Elle se démarque également du mouvement littéraire de la créolité, préférant se décrire comme une écrivaine en errance, en quête de soi.

Riche d’une trentaine de romans, d’essais et de pièces de théâtre, l’œuvre de Maryse Condé est reconnue dans les milieux littéraires comme universitaires. Elle a été traduite dans de nombreuses langues et a connu un succès particulier dans les mondes anglophones. Partageant sa vie entre les Antilles, le continent africain et les États-Unis, l’autrice choisit de décrire les réalités diverses des peuples noirs, à travers des reconstitutions historiques empruntes d’imaginaires.

Pour découvrir Maryse Condé, j’ai choisi de lire Moi, Tituba sorcière noire de Salem, publié en 1986. Ce roman raconte l’histoire de la sorcière Tituba née aux Barbades, qui traverse l’esclavage dans les colonies du Nouveau Monde, le célèbre procès des sorcières de Salem de 1692, et les révoltes des esclaves marrons aux Antilles. Maryse Condé écrit le récit imaginé d’un personnage réel, mêlant ainsi faits historiques, inventés et éléments magiques. Elle redonne une place dans le canon littéraire francophone aux sorcières brûlées et aux esclaves violentées.

Le livre marque par sa représentation importante de la violence physique, morale et matérielle. La douleur et la souffrance de peuples réduits en esclavage sont brandies dans les paroles de Tituba : « Je hurlai et plus je hurlais, plus j’éprouvais le désir de hurler. De hurler ma souffrance, ma révolte, mon impuissante colère. Quel était ce monde qui avait fait de moi une esclave, une orpheline, une paria ? Quel était ce monde qui me séparait des miens ? Qui m’obligeait à vivre parmi des gens qui ne parlaient pas ma langue, qui ne partageaient pas ma religion, dans un pays malgracieux, peu avenant ? ». Les viols à répétition, la déshumanisation, les coups et les humiliations font de la vie une source de désespoir, « Pour une esclave, la maternité n’est pas un bonheur. Elle revient à expulser dans un monde de servitude et d’abjection, un petit innocent dont il lui sera impossible de changer la destinée. »

Le récit expose les paradoxes omniprésents de la société puritaine de Salem. La religion ultra rigoureuse, représentante de la loi et du dogme, dénonce la sorcellerie comme diablerie, alors qu’elle est elle-même source de souffrance et d’enfermement en perpétuant les atrocités de l’esclavage et en maintenant une peur aveugle de la damnation. « C’est peut-être parce qu’ils ont fait tout ce mal à leurs semblables, à ceux-là parce qu’ils ont la peau noire, à ceux-là parce qu’ils l’ont rouge, qu’ils ont si fort le sentiment d’être damnés ? ».

Moi, Tituba, sorcière noire de Salem comporte des sources et archives historiques qui renforcent l’aspect poignant de l’œuvre, en rapportant les discours de la vraie Tituba lors de son procès à Salem.  Il fait aussi référence à la littérature américaine, tels le roman La Lettre Écarlate, du romancier romantique Nathaniel Hawthorne, et de la pièce Les Sorcières de Salem du dramaturge Arthur Miller, qui rappellent le 17e siècle américain, l’apogée du puritanisme et la chasse aux sorcières.

Des références directes au livre La Lettre Écarlate sont présentes, à travers le personnage de Hester, faisant référence à l’héroïne de Hawthorne, enfermée pour cause d’adultère que Tituba rencontre en prison, « On ne lapide pas les femmes adultères. Je crois qu’elles portent sur la poitrine une lettre écarlate. » Maryse Condé créé une bibliothèque textuelle, car elle incorpore au sein de son œuvre un personnage provenant d’un autre, et elle développe ainsi un dialogue intertextuel avec l’histoire littéraire.

Pour finir, le livre présente certaines lueurs d’espoir et de joie, à travers l’amour que Tituba porte à ses amants, la rencontre avec Hester en prison et les révoltes des esclaves. Elle réussit à préserver son humanité au sein des sociétés assombries par la barbarie. « L’avenir appartient à ceux qui savent le façonner et crois-moi, […] ils y parviennent par des actes. ».

 

 

 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

A Marseille, Videodrome 2 un festival permanent

A Marseille, Videodrome 2 un festival permanent

Avec plusieurs séances par jour, un esprit à mi-chemin entre le cinéclub et les principes de l’éducation populaire, Vidéodrome 2 est vivant à la fois des personnes qui le traversent et des images qu’on y découvre et forme un laboratoire culturel original au sein de la cité phocéenne.

Ma première interaction avec le cinéma marseillais Videodrome 2 s’est faite sur le comptoir d’un bar. Car voilà, si le lieu abrite évidemment un cinéma, on y accède d’abord par une petite buvette et, chose étrange dans un monde désormais régi par Netflix et consorts, on y trouve même un vidéo-club ! Un des derniers de France en l’occurrence…[1] Il ne m’en fallait pas plus pour m’enticher du lieu. Discrètement installé sur le Cours Julien, en plein cœur de la cité phocéenne, le Videodrome 2 est d’une espèce de cinéma qui se fait rare. Bien plus qu’une simple salle de projection, il est en réalité le domicile d’un projet culturel remarquable, pratiquant l’hospitalité comme philosophie. C’est avec cet esprit que j’ai été accueilli par Claire et Charlie dans leur charmante et conviviale salle obscure. La première est cofondatrice du projet, la seconde chargée de la coordination générale de la programmation. Pour Le Temps des Ruptures, elles ont bien voulu répondre à nos questions. 

Le Temps des Ruptures : Corrigez-moi si je me trompe, le Videodrome 2 est né d’une idée, d’une envie première, celle « d’ouvrir une salle où l’on montrera les films qu’on veut voir ». Cela pourrait surprendre mais, de fait, cette position initiale vous a d’emblée placé en marge de l’exploitation cinématographique conventionnelle, et plus précisément dans le champ de la diffusion non-commerciale. Un choix atypique et audacieux qui fait du Videodrome 2 un cinéma franchement pas comme les autres ! Non ?  

Charlie : L’histoire, telle que je l’ai apprise, c’est qu’il y a dix ans, le projet s’est fondé au regard d’un double manque dans le paysage cinématographique marseillais : à la fois de propositions et de lieux de projection (Marseille était alors une des villes en France avec le moins de sièges par habitant pour les salles de cinéma). Il y avait en effet ce besoin de créer un lieu qui puisse modestement répondre à ces ambitions. 

A mon sens, la meilleure façon de décrire le Videodrome 2 dans sa pratique quotidienne aujourd’hui, c’est de parler d’un festival permanent ; avec une et jusqu’à quatre séances par jour, chacune d’entre elle pensée comme un ciné-club (présentation-projection-discussion), le lieu est vivant à la fois des personnes qui le traversent et des images qu’on y découvre : patrimoine du cinéma redécouvert, art vidéo, films expérimentaux, courts métrages autoproduits ou documentaires visibles seulement en festival. Les projections sont d’ailleurs parfois accompagnées de gestes artistiques – des lectures, des performances. D’autres fois, des sélections de livres sont préparées par des librairies partenaires et installées dans le bar. Le lieu se fait aussi hôte d’ateliers, à destination ou non du jeune public, de montage, de bruitage, de programmation… Tout cela, à l’initiative de l’équipe mais aussi d’un collectif élargi du lieu : les ami·es, les ancien·nes de l’équipe, les voisin·es, les associations locales, les festivals, les chercheur·euses et curateur·ices, les cinéastes ! La programmation composite du Videodrome 2, combinée à la pratique du prix libre, permet l’accès à une vraie curiosité du regard. 

 

 

Claire : En effet, nous étions plusieurs à l’origine du projet à rêver un espace de cinéma qui accueillerait les films que nous souhaitions nous-mêmes découvrir. Un égoïste désir cinéphile. L’audace de repenser l’hétérotopie que la salle peut offrir. Le lieu d’une pratique de la mise en commun. Ce, en nous échappant de la logique de l’actualité cinématographique, de cet éternel présent qui fige tout retour dans un rapport de consommation refusé. Cette relation cinéphile nous semblait lovée dans l’idée de cinéclub, à même d’activer une relation vivante et historique au cinéma à travers, par exemple, la question patrimoniale. Le cinéma expérimental est aussi une frange de la production cinématographique qui trouve portes closes hors propositions festivalières. Si de belles propositions de diffusion existaient, aucun lieu marseillais ne se destinait à se faire l’écrin de ces propositions dans une démarche régulière, autre qu’événementielle. Enfin, à cette époque, Marseille était singulièrement peu dotée en cinémas d’exploitation, jouissait d’un marché immobilier accessible, ce qui nous a laissé la place pour imaginer cette aventure et la concrétiser dans une ville par ailleurs porteuse de dynamiques associatives riches et multiples, impliquant parfois à son corps défendant le “do it yourself” et l’autogestion. Avec le soutien d’origine de la Ville, en action dès le début, et les lignes budgétaires ESS (Économie Sociale et Solidaire) qui existaient à l’époque à la Région Sud, des allocations chômage suffisantes pour assumer une période bénévole de lancement pour certain.es, les conditions étaient réunies. 

Que veut le quartier dans son cinéma ? (et il peut vouloir des auteur.rices internationales !) Le Videodrome 2 a été pensé ainsi : être le miroir des relations au cinéma des personnes et des associations de personnes qui s’y impliquent, en embrassant diverses subjectivités, et donc les divers régimes d’images qu’elles mobilisent. Il a fallu alors, partant de cette envie première, inventer la structure administrative, juridique et économique qui nous permettrait de lui donner forme. La diffusion non commerciale s’est imposée du fait de la diversité des formes que nous serions amené.es à proposer, puisque l’exploitation commerciale amène à de nombreuses contraintes, notamment techniques, programmatiques, économiques donc organisationnelles. Ainsi, nous programmons tout, dans tous les formats, dans la limite des contraintes budgétaires et des ayants droit, sauf l’actualité cinématographique qui nous est strictement interdite.

Des réflexions stratégiques et des questions pragmatiques ont aussi influé sur la forme du projet. Nous ne pouvions espérer avec un mono écran et 49 places pouvoir proposer plus de 8 à 9 projections hebdomadaires. Avec le coût qu’elles impliquent.  Il nous fallait aussi respecter le régime juridique de la diffusion non commerciale. L’idée d’une profusion d’actes de programmation impliquait de multiplier les films et les partenaires et donc de partir sur le one shot. Ce, également avec la lucidité de pouvoir mobiliser les publics sur une projection unique ne faisant pas l’objet d’une communication puissante tout en multipliant les canaux de communication via les partenaires. Ce qui en effet a donné la forme d’un “festival permanent” avec une programmation cinématographique différente chaque soir où la question du public comme on l’appelle, s’est posée dans une relation de confiance construite dans le temps et la durée. 

Après 10 années d’existence, nous constatons un lieu dont l’identité est très forte mais qui paradoxalement se fonde sur la pluralité et l’hétérogénéité, à tout point de vue. Une cohabitation de multiples cinéclubs en quelque sorte. Une seule règle : que la personne ou le regroupement de personnes qui programme présente le film (la discussion après séance pouvant rebuter certain.es.) et puisse affirmer ses choix.

 

LTR : Lors de notre échange, vous avez qualifié à plusieurs reprises votre activité de « projet de programmation ». Qu’entendez-vous par là ? On sait qu’au cinéma, le programmateur ou la programmatrice est celui ou celle qui, en deux mots, choisit les films projetés dans l’établissement. Or chez vous – et en harmonie avec votre tradition d’hospitalité – « tout le monde peut programmer », selon votre chouette formule. Pourquoi cette vision et comment la mettez-vous en œuvre ?  

Charlie : Claire pourra le raconter mieux que moi, mais Videodrome 2 à la fondation du projet c’est d’abord une idée collective de ce qu’est le cinéma. À mi-chemin entre l’esprit du cinéclub dont je parlais plus haut, et les principes de l’éducation populaire, une des valeurs centrales du projet c’est l’idée de la programmation amateure (au sens de non-professionnelle) : l’acte de proposer des films, de les éditorialiser, de les présenter en salle, est réalisé presque uniquement par des personnes dont « programmateur » n’est pas le métier. 

C’est pourquoi il s’agit toujours d’abord d’une rencontre entre le lieu et une personne : parfois c’est un·e spectateur·ice qui, secrètement fan de western et inspiré·e par une présentation en salle, voudrait se lancer « devant l’écran » ; parfois c’est un·e client·e au bar qui nous dit « au fait, est-ce que ce serait pas super de montrer des films autours d’imaginaires afrofuturistes ? ». Dans ce cas, cette « vision » s’incarne alors dans les cartes blanches (rétrospectives, thématiques…) qui constituent l’ADN de notre programmation, et que nous faisons le choix d’accompagner professionnellement sur la partie technique (recherche des copies, négociation des droits, communication…). Par ailleurs, cela prend aussi forme dans l’accueil de et le travail avec plus d’une soixantaine de partenaires, à Marseille et plus loin (Image de Ville, Mémoire des Sexualités, Peuple et culture, Documentaire sur grand écran…) avec qui nous faisons des séances à l’année.

Même s’il nous tient à cœur que des pépites cinématographiques classées trop confidentielles puissent être vues (un même film a rarement l’occasion d’être montré plusieurs fois dans notre salle), ce que je trouve intéressant, ce n’est pas tant la projection d’un film en particulier, mais bien la construction d’un ensemble par une voix subjective, à destination d’une communauté de regard. Nous sommes hôtes de ces programmations, qui amènent à rencontrer les films différemment ; le lien qui se crée en salle avec le public est toujours particulier en fonction de la (des) personne(s) qui programme(nt). 

 

 

Claire : Tout ce qu’énonce Charlie est très juste. Je reviens donc sur la fondation pour comprendre la structuration (en termes de gestion, en termes politiques). Nous étions plusieurs à avoir envie de proposer des films aux autres. Partant de ce constat, il était strictement impossible d’imaginer que la programmation soit éditorialisée à partir du désir d’une ou deux personnes. Ce constat a rencontré des réflexions politiques plus larges sur la programmation, sur la place du ou de la programmateur.ice (ou de la curateur.ice) dans notre société, de la construction de nos espaces culturels légitimes. L’Histoire des cinéclubs est aussi une Histoire de l’éducation populaire. Ces Histoires nous ont nourri.es tout comme d’autres lieux en Europe nous ont inspiré.es. Un critique et penseur comme Serge Daney m’a personnellement énormément nourrie. Pour lui, l’essence du cinéma se trouve peut-être du côté de l’acte de montrer, plus que dans les images : « si je vous montre quelque chose, vous me dites quelque chose ». Le cinéma est un moment de l’Histoire qui a proposé une écologie de la question-réponse, « d’une balle envoyée comme au tennis et d’un receveur ayant l’occasion de relancer ». « Le cinéma c’est l’art d’inventer des objets transitionnels et d’inventer des distances » (Itinéraire d’un ciné-fils).

Nous partagions profondément cette relation à l’espace de la salle et au cinéma. Ce faisant, nous avions à déconstruire de nombreux points : l’amateurisme face au professionnalisme tout en ne cédant rien à l’exigence, dé-coïncider les notions de qualité et de professionnalité, déconcentrer l’instance de programmation, réfléchir le partage de l’acte de programmation en dehors même du lieu, réfléchir la question de la légitimité (ou non) construite des différents régimes de l’image en mouvement, réfléchir la relation dialectique entre le spectateur.rice et le film par le fait même qu’il puisse à son tour être dans une possibilité souveraine de programmer. La démarche expérimentale a été aussi principiellement essentielle. Nous nous expérimentions comme nous construisions un espace pour expérimenter, à la fois dans notre façon de montrer des films et dans notre façon de nous organiser. 

Il est apparu fondamental que tout un chacun puisse formuler le souhait de programmer. Les voies de formulation sont multiples comme énoncées par Charlie. Elles ont évolué avec le temps. Boîte mail contact, espace bar, contiguïté spatiale ou affective. Bien sûr, tout le monde ne programme pas. Tout le monde n’a pas envie de programmer. Et s’autoriser (au sens de se rendre auteur, même racine latine) à programmer repose en permanence la question d’une conquête d’une forme de liberté. Nous aurons toujours à la réfléchir. Qui vient dans ce lieu, par quel biais ? Comment animer cette hétérogénéité qui pour moi est le substrat politique ? Comment échapper à la reproduction du même (mêmes goûts, mêmes espaces socioculturels, mêmes langages…). 

Les méthodes sont toujours à revoir, réinventer, déplacer. C’est l’idée contenue dans le terme laboratoire. Et notre projet, tout en souhaitant rendre vivante et existentielle la relation aux films, se situe du côté d’une réflexion du public. Éducation Populaire, équipement de proximité, cinéma de quartier, cinémathèque et ciné-club en ont été les maîtres mots. 

 

 

LTR : Au Videodrome 2 on diffuse de tout et parfois des films inclassables, le prix du billet y est libre (!) et on peut, en plus, soi-même proposer une programmation. C’est dire si c’est un lieu ouvert ! Cette ouverture, cette hospitalité encore une fois, c’est me semble-t-il votre ADN. Et vous accueillez tour à tour festivals, associations, universités et nombre d’autres structures qui savent trouver dans votre établissement un espace d’une grande liberté. Fières d’être un « laboratoire », vous pensez que les politiques publiques culturelles devraient être plus attentives à vos réussites pour concevoir leurs modèles. A quels endroits pensez-vous pouvoir combler un vide ?

Charlie : Depuis le début du projet, le Videodrome 2 a fait l’objet d’une attention et d’un soutien grandissant de la part des institutions et des collectivités territoriales, notamment de la part de la Ville de Marseille, sur qui nous pouvons compter sur une aide en fonctionnement. Bien sûr, nous cherchons toujours aujourd’hui, à mettre en lumière le travail qui est accompli au Videodrome 2 quotidiennement auprès d’un maximum d’acteurs. La difficulté est qu’à l’heure actuelle, le modèle associatif est de plus en plus soumis à un financement par projet (des budgets soumis pour des actions spécifiques, ne recouvrant pas l’entièreté de l’activité de la structure). Des aides comme celle de la Ville sont donc d’autant plus précieuses qu’elles se raréfient ; c’est le cas pour nous, mais également pour les partenaires avec qui nous travaillons, dont les économies se retrouvent fragilisées. Ce soutien permet donc de ne pas faire reposer nos revenus sur nos partenaires, et de pouvoir adapter nos besoins respectifs afin de pouvoir accueillir le plus de projets possible. C’est sans doute à cet endroit que notre hospitalité devient un levier ; cela crée une vraie dynamique de mise en réseau entre différents acteurs des champs culturels et associatifs locaux, de façon organique autour des envies qui leurs sont propres, et non imposées par le cadre d’un appel à projet. 

 

 

Claire : La nature a horreur du vide dit-on. Je ne sais pas si nous comblons un vide. Nous pouvons disparaître et nous serions dans certaines thèses, on parlerait peut-être de nous avec nostalgie ! Nous sommes un espace investi, dans tous les sens du terme. La question est plutôt comment nous interrogeons ce qui se fait et ce qui est considéré comme légitime, efficace, naturel. Comment est perçu le rôle de la culture ? Quels construits fondent notre idée d’un lieu culturel de qualité ? Nous entendons beaucoup parler d’éducation populaire à un moment de crise de notre modèle culturel, crise qui est le résultat de nombreux paramètres. L’échec de « la démocratie culturelle » est souvent pointé du doigt. D’une certaine façon, nos réussites indiquent peut-être certaines vertus de ce que nous défendons. Il y a une réussite précieuse en effet dans ce que nous fabriquons ensemble : créer du commun dans la pluralité en inversant la relation à l’autorité programmatique, en étant un outil pour d’autres. C’est un processus long. Nous tentons de combiner le luxe de cette ligne (qui a un coût et qui est tenue en partie grâce à l’engagement et la conviction des salarié.es) avec les contraintes économiques grandissantes. Notamment celles citées par Charlie. Nous sommes loin d’être les seules victimes du passage du financement en fonctionnement au financement par projet, qui étouffe littéralement tout un secteur associatif socioculturel (vous pouvez lire les travaux de Viviane Tchernonog ou le rapport 2023 Financement et fonctionnement du monde associatif : la marchandisation et ses conséquences) et donc tous les possibles en termes d’innovation sociales, économiques… 

Nous sommes très reconnaissant.es, et ce depuis le début, de la confiance témoignée par la Ville de Marseille, et par d’autres agents des collectivités territoriales que sont la Région PACA et le Département des Bouches-du-Rhône. Et nous ne remettons pas en question la nécessité, à l’heure où les collectivités sont elles-mêmes soumises à des tensions budgétaires massives, de répondre de notre activité, de témoigner d’une maîtrise de nos coûts de fonctionnement dans une relation de confiance avec nos tutelles. Nous avons un enjeu qu’elles comprennent pleinement notre utilité sociale.

Nous souhaitons plutôt interroge   »es p’litiques publiques  du c inéma à l’heure d’une crise des salles de cinéma (moins en termes de fréquentation que sur le spectre des œuvres proposées, la durée d’exploitation des films dits fragiles), des signes de perturbation du modèle français du cinéma. Ici, nous avons quelque chose à dire et à transmettre, avoir voix au chapitre peut-être, aux côtés d’autres projets que sont l’Aquarium à Lyon ou encore l’Univers à Lille. Voire des projets comme le Cosmos à Strasbourg qui essaie un autre type de gouvernance programmatique.

L’inflation de l’offre cinématographique est allée de pair avec le mouvement général d’augmentation du nombre de films en sortie, et l’explosion quantitative et qualitative des plateformes VOD, que le contexte de la pandémie de la COVID a accentué. Ces constats invitent les exploitants de salle à travailler le lien avec leurs publics et à réfléchir les pratiques spectatorielles et la complémentarité avec les plateformes. Que serait un projet d’expérimentation d’exploitation cinématographique qui articule dans une salle d’exploitation un champ non-commercial travaillé à partir des propositions des spectateurs et spectatrices qui la fréquentent ? Et ce de façon conséquente. Pas une ou deux projections mensuelles. De nombreuses salles tentent certaines formules (ateliers de spectateurs.trices, séance mensuelle cinéclub…). Mais elles reposent souvent sur l’engagement de leurs salarié.es, n’intègrent souvent le projet qu’en périphérie. Elles reproduisent parfois des logiques de cinéclubs élitistes ou tombent en désuétude du fait d’une inefficacité ressentie, d’un épuisement des investissements humains nécessaires, souvent bénévoles. 

Ceci dû peut-être au final à un manque de radicalité des propositions qui n’engagent pas les changements organisationnels (et les investissements financiers) nécessaires, et ce faisant un véritable changement de perspective. Il ne faut pas oublier que les salles d’exploitation art et essai ont construit leurs publics sur L’héritage des cinéclubs. Comment le cinéclub, dont une des raisons d’être a été de permettre la diffusion d’œuvres innovatrices avant que les salles d’art et d’essai n’existent, peut-il être un possible levier d’une politique publique du cinéma et de la salle, (voire de l’action culturelle, pour user du langage du management culturel) et constituer, dans un cadre renouvelé, intégrant pourquoi pas de nouvelles logiques techniques et générationnelles (Twitch par exemple), le ferment permettant de renouveler les conceptions de la diffusion des films et de se trouver encore à l’avant-garde de l’exploitation cinématographique en tant que terrain d’expérimentation ? Ceci ne saurait être qu’une initiative à haut niveau, de type CNC (Centre national du Cinéma et de l’Image animée), dans la mesure où il y aurait la nécessité d’un accompagnement (juridique, administratif, financier…). 

 

 

LTR : Je crois que, pris dans la vie de tous les jours, on ne se rend pas toujours compte de ce que nous devons au monde associatif, des missions ô combien diverses et nombreuses qu’il prend en charge. Dans ce contexte, la question des ressources des associations est cruciale. Comment vous débrouillez-vous financièrement ? Vous évoquiez une précarisation du milieu associatif culturel par la généralisation d’un modèle de financement par projets. Comment pensez-vous pouvoir être mieux soutenues ?  

Charlie : Je vais reprendre le terme que j’employais plus tôt de « festival permanent ». Il me permet de souligner, entre autres, le caractère unique de chaque séance, qui fait événement, et donc le nombre de tâches afférentes : depuis les rendez-vous préliminaires d’organisation, jusqu’à la communication finale, en passant par la recherches de copies (en pellicule 35mm ou 16mm puisque nous sommes encore équipés pour les projeter), la négociation des droits avec chaque distributeur, les devis pour chaque partenaire avec qui nous travaillons, tout l’administratif lié, la partie technique en régie… le tout, sur environ 350 séances par an. Et ce n’est là que la partie liée à l’association en charge du projet de programmation ; il faut aussi prendre en compte l’activité du bar, fonctionnant en SCOP (société coopérative de production), et ouvert six jours sur sept sur l’espace animé du Cours Julien.

 

Lorsqu’on prend la mesure de l’éventail de missions qui recouvrent la vie du lieu, on commence à mieux comprendre pourquoi il nécessite le travail de plus de quinze personnes à l’année (bien que toutes au SMIC, et contrats à temps partiel). On regrette donc, notamment, la réduction des aides à l’emploi telles que les contrats aidés. Par ailleurs, si le bar était originellement conçu comme le poumon économique du projet et la possibilité d’assurer salaires et loyers, ce n’est plus le cas dans la perspective d’un voisinage de plus en plus concurrentiel.

 

 

Claire : Il est difficile de répondre à cette question tant elle touche tout le secteur culturel en son entier face à une ultra-libéralisation générale et massive qu’on présente comme inexorable dans une logique de performance économique (et qui est aussi le fruit d’une longue mutation). Il n’y a qu’à regarder les actions de Sous les écrans la dèche au Festival de Cannes actuellement. Et les politiques publiques de façon générale en font les frais. La soutenabilité est une bonne question en effet. La rapidité de la précarisation de grands pans de notre société (éducation, culture, santé) rend très difficile la mise en place de réponses structurelles et organisationnelles permettant une résilience (par exemple formation à la gestion, à la recherche de financement, à la conduite de projet…ce qui est du temps de travail donc du coût de fonctionnement) tandis que la place pour l’engagement associatif bénévole tend à diminuer. 

Par ailleurs, comme la productivité, l’efficience et l’efficacité ont leurs limites. L’appel à projet est différent du conventionnement de fonctionnement. Le financement par projet n’a pas vocation à prendre en charge les frais de fonctionnement et peut dévoyer le projet initial tout en déstabilisant la projection dans le long terme. Il suffit d’un changement de critères ou d’indicateurs pour sortir un projet d’un accès à une source de financement. Et donc de déstabiliser le projet général sur des associations ayant peu de marges de manœuvre. Les problèmes de calendrier sont récurrents (engager un projet sans avoir la réponse sur le financement) et rendent difficile la projection budgétaire et salariale, les investissements et la cohérence entre les résultats, les moyens annoncés et la réalité des moyens mobilisés. Comment le monde associatif doit-il réagir à la notion de performance de l’action publique quand il en est partie prenante ? En schématisant, la fragilisation du secteur associatif, c’est tout simplement la diminution de la capacité citoyenne à prendre des initiatives. Nous sommes le fruit de cette capacité citoyenne. 

Plus pragmatiquement, nous concernant, il est certain que nous avons des difficultés à intégrer certains réseaux de travail comme ceux que mobilise le volet cinéma du plan « Marseille en Grand ». Nous sommes sans doute trop petits. Ou peut-être nos logiques n’intéressent pas l’Institution. Je ne saurais répondre. Et encore plus pragmatiquement, à deux ans, il faut trouver les ressources qui permettent de poursuivre en l’état ou réduire la voilure, revoir à nouveau la proposition générale ou opérer des ajustements. Pour l’heure, nous sommes dans une économie mixte (sur une structuration administrative et juridique double), faite des bénéfices de la vente de boissons, de subventions, d’adhésions, de prestations et de recettes de billetterie. Le passage au prix libre n’a pas entraîné de perte financière. Au contraire, il a correspondu à une augmentation de la fréquentation et la possibilité pour des personnes, souvent jeunes et précaires, de venir découvrir ce qui était proposé. A noter aussi, que la majeure partie des festivals et des associations partenaires jouent le jeu du prix libre. 

 

LTR : Tout projet est à l’image de ses architectes, parfois moins visibles que celui-ci. Alors c’est à vous, Claire et Charlie, que cette dernière question s’adresse plus personnellement. Si vous le voulez bien, parlez-nous donc de ce que vous faites concrètement au Videodrome 2. Que symbolise-t-il à vos yeux, dans le vaste monde du cinéma ?  

Charlie : Je suis chargée de la coordination générale de la programmation, ce qui signifie que j’ai à charge la gestion générale de la grille calendaire. J’ai donc une vision à six mois et plus sur les grandes lignes de la programmation du lieu. En plus de coordonner un certain nombre de séances à l’année (accompagnement des programmateur·ices sur leurs cartes blanches, accueil des festivals, rendez-vous plus ponctuels avec des associations, …), j’ai globalement un œil sur tout ce qui se passe en salle, en concertation avec les autres personnes coordinatrices du lieu, et en lien avec la régie et l’équipe de service au bar. Mon quotidien au Videodrome 2, c’est beaucoup de préparation en amont, du suivi et de l’organisation, le tout récompensé par de chouettes moments en salle ! 

 

Pour moi, ce lieu, c’est une liberté d’approche du cinéma, un espace qui repense la question de l’argument d’autorité de l’écran et du programmateur, c’est la légitimité de porter les films qui nous touchent, et la curiosité de découvrir quelque chose qu’on n’irait peut-être pas voir a priori. C’est un endroit précieux et unique en son genre : c’est la possibilité que puissent se côtoyer dans une même salle (voir dans une même séance) des films fait à partir d’une pellicule super 8mm qui a été enterrée sous terre, des séances de court-métrages entrecoupés de tirage de cartes de tarot, du cinéma muet en noir et blanc, des expérimentations sonores, des films d’archives militants ou encore des classiques cinéphiles de tous les pays du monde.

 

Claire : Comme j’ai pu commencer à l’énoncer précédemment, je crois que Videodrome 2 symbolise un contre-exemple. Un possible. Quand nous avons créé ce lieu, personne dans le monde du cinéma, le monde “légitime” (l’industrie, l’institution), n’y croyait. C’est un lieu aujourd’hui reconnu. Pour moi plus personnellement, il a signifié beaucoup. Beaucoup de joies et de liberté. D’enthousiasme et d’émulation. Et de nombreux sacrifices. Après avoir œuvré pendant 10 ans à sa structuration, son développement, sa programmation aux côtés de mes complices, j’espère l’année qui vient retrouver le désir premier de cinéma, le voir comme le montrer, et continuer à nourrir ce projet autrement, d’un autre endroit (bénévole !), de mes compétences et en continuant d’investir cette question du cinéclub comme espace de travail du cinéma avec d’autres que moi. Et porter cette idée. Avec plus de légèreté ! Et pourquoi pas ailleurs. Videodrome 2 entre de bonnes mains, quoi qu’il advienne, je pourrai me dire : nous avons fait quelque chose. 

 

Références

[1] V. https://www.lesechos.fr/weekend/cinema-series/il-etait-une-fois-le-videoclub-1307401.  

 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Penser le rap : entretien avec Kévin Boucaud-Victoire

Penser le rap : entretien avec Kévin Boucaud-Victoire

Dans cet entretien, Kévin Boucaud-Victoire revient sur les origines du rap, son histoire dans les quartiers populaires, sa signification au travers de l’histoire.

Le Temps des Ruptures : Votre livre revient sur l’histoire du rap, de ses origines américaines jusqu’à ses différents embranchements contemporains. Vous montrez bien qu’au départ, loin d’être une musique contestataire, il s’invite dans les block parties. Comment expliquez-vous alors la confusion qui existe dans l’esprit de nombre de nos contemporains lorsqu’ils affirment que le rap serait, par essence et origine, protestataire ?

Kévin Boucaud-Victoire : 

Le rap est né du hip-hop, lui-même issu des block parties. La première d’entre elles se déroule le 11 août 1973, dans le Bronx, à New York, à l’initiative de Clive Campbell – plus connu sous le blaze de DJ Kool Herc – et de sa sœur Cindy Campbell. Il s’agit de l’anniversaire de cette dernière : la soirée a lieu en plein air, la rue est bloquée, l’entrée est payante et le frère est aux platines. Nous sommes après les morts de Malcolm X et Martin Luther King et le Black panthers party est mal-en-point. Les ghettos sont en pleine dépolitisation et sont rongés par la violence et la drogue. Le hip-hop, avec les block parties, est avant tout festif. On peut néanmoins noter que certains acteurs ont déjà une ambition sociale. C’est par exemple le cas d’Afrika Bambaataa, DJ auteur du slogan « Peace, Unity, Love and Having Fun », qui voit dans le mouvement un moyen d’éloigner les jeunes des gangs. Après cette première période, vient celle des premiers tubes : «Rapper’s Delight », de The Sugarhill Gang, en 1979, et «The Message » de Grandmaster Flash, en 1982. Les deux sont sortis sur le même label. Le premier morceau est purement festif. Je qualifierai le second de social – plutôt qu’ “engagé”, car il ne revendique rien. C’est avec ces deux tubes que prend racine le mythe d’un rap qui marcherait sur deux jambes, l’une festive et l’autre engagée.

En France, le rap arrive alors que les médias comme les responsables politiques découvrent le «problème des banlieues ». Le rap lui est immédiatement associé. Ajoutons que durant cette période les banlieues sont bien plus politisées qu’aujourd’hui et le rap le reflète.

Mais la vraie raison est politique. Après l’échec de Mai 68, une partie de l’intelligentsia de gauche cherche un nouvel agent révolutionnaire à même de remplacer le prolétariat. Les jeunes – qui ont fait une apparition foudroyante sur la scène sociale en Mai 68 – et les immigrés font partie des candidats. Les banlieues sont peuplées – quand on les analyse de manière caricaturale – de jeunes, d’origine immigrée et pauvres. Cela en fait de parfaits sujets révolutionnaires. Leur musique ne peut être que subversive. En pratique, le rap du début, à quelques exceptions notables, a mêlé revendications sociales et volonté de s’intégrer au système, rejet des institutions et rêves consuméristes.

Le Temps des Ruptures : dans les années 1990/2000, le rap est perçu comme «la musique des ghettos ». D’une part parce qu’il provient des quartiers populaires français, et y est grandement écouté, d’autre part parce qu’il est supposé incarner ses maux. À l’époque, comment les hommes et femmes politiques appréhendent cette musique «porte-voix » ?

Kévin Boucaud-Victoire : 

Au départ, ils en ont eu peur. Après avoir été un mouvement cool et branché, notamment grâce à l’émission H. I. P. H.O. P., animée par Sidney. Ce sont, pour faire simple, des  jeunes sympas qui tournent sur la tête, parlent en argot et s’habillent de manières originales.

Les choses basculent à la fin des années 1980. Rap, cités, immigration, délinquance, violence et vandalisme commencent alors à être amalgamés. Le rap est en outre de plus en plus associé au tag, qui commence à coûter cher à la RATP et fait l’objet de plusieurs articles et reportages. Que le premier grand groupe français se nomme NTM («Nique ta mère ») n’a pas dû aider. Le rap effraie les hommes et femmes politiques. La droite condamne unanimement et tente même à certains moments de faire censurer des textes. Le rap lui rend bien cette hostilité et la droite devient une de ses cibles favorites. C’est plus clivé à gauche : certains veulent apparaître «dans le coup », y voient justement une musique révolutionnaire ou au moins la musique d’une partie de leur électorat. Le rap obtient alors  la reconnaissance du ministère de la Culture et des soutiens de la politique de la ville.

Le Temps des Ruptures : vous montrez bien dans votre ouvrage que «se présentant souvent volontiers comme anti-systèmes, les rappeurs sont le fruit de la société de consommation ». Le rap, du moins celui qui vend, est incontestablement capitaliste et l’argent y fait office de réussite suprême. Booba a bien résumé cela avec sa phrase : «mes victoires sont des échecs mes échecs sont des chefs d’œuvre ». Mais ne subsiste-t-il pas dans le rap une subversion de la morale (pour le meilleur et souvent pour le pire) ? En témoignent les provocations d’un artiste comme Freeze Corleone.

Kévin Boucaud-Victoire : 

En réalité, tous les biens culturels contemporains, qui sont produits avec des méthodes industrielles – supposant une consommation de masse et une fabrication standardisée – s’insèrent dans le capitalisme. Mais la spécificité du rap, qui le rapproche du rock d’ailleurs, c’est d’avancer avec le masque de la rébellion. Il existe effectivement dans le rap une forme de subversion morale, que ça soit dans les noms des artistes ou groupes («Nique ta mère » de JoeyStarr et Kool Shen par exemple), dans les textes (il suffit d’écouter “Sacrifice de poulet » de Ministère A.M.E.R. ou «Saint-Valentin » d’Orelsan pour s’en convaincre) et même dans le vocabulaire utilisé (il faudrait compter le nombre de «putes » utilisé par morceau d’Alkpote). Le rap est parfaitement calibré pour choquer le bourgeois, même quand il n’est pas revendicatif. C’est d’ailleurs pour cela que les jeunes bourgeois aiment tant écouter du rap en soirée, c’est leur rébellion à eux, leur manière de tuer le père à peu de frais. Malheureusement, depuis au moins les années 1970, l’ordre moral n’est plus le carburant du capitalisme. C’est au contraire la subversion qui est son moteur, comme l’a si bien souligné le philosophe communiste Michel Clouscard. Ce mode de production, devenu un «fait social total », comme dirait l’anthropologue socialiste Marcel Mauss, aime dynamiter la morale, pour mieux favoriser l’extension du domaine du marché.

Le Temps des Ruptures : votre livre présente l’évolution musicale du rap qui, avec le tournant des années 2010 (La Fouine, Soprano, Sexion d’Assaut), devient la nouvelle pop écoutée par tous. Mais ce succès du rap n’est-il pas également dû au métissage avec des musiques dansantes ? Je pense par exemple à l’afrotrap (MHD), ou une sorte de raï rappé (Soolking). La mélodie semble désormais prendre le pas sur les paroles. 

Kévin Boucaud-Victoire : 

Oui,  bien sûr. Comme je le dis, le rap se marie avec tous les styles musicaux. Le rap n’a jamais existé par lui-même musicalement. Au départ, il se nourrit de la funk et de la soul, à travers le sampling, technique qui permet de créer une musique à partir d’un échantillon sonore. Aujourd’hui, le rap puise dans tous les registres, si bien qu’il y en a pour tous les goûts.

Le Temps des Ruptures : vous revenez dans Penser le rap sur l’ultra-conservatisme de nombreux rappeurs. Toutefois, le passage sur le sexisme est assez court alors que cet aspect est prégnant dans le rap. Dans quelle mesure l’imaginaire misogyne véhiculé par le rap prend-il sa source dans un imaginaire mental plus large des quartiers populaires ? Ou au contraire l’exacerbe, voire le pervertit-il ? 

Kévin Boucaud-Victoire : 

En fait, cette question est assez difficile et mérite nombre de nuances. Comme l’écrit Bénédicte Delorme-Montini, dans La gloire du rap : «Étant donné la diversité des profils des rappeurs, en France, il semble en tout cas qu’il faille se résoudre à renoncer à une explication englobante en termes de motivation culturelle, ce qui laisse la question ouverte en ce qui concerne les individus». Je vais essayer néanmoins de fournir un début d’explication. Schématiquement, je dirais qu’il y a deux formes de sexisme dans le rap français : un sexisme «traditionnel » et un sexisme «capitaliste ». Le premier repose sur certaines valeurs traditionnelles, et trouve probablement écho dans une forme de sexisme effectivement courant en banlieue – même s’il faut être prudent et éviter les généralisations. C’est, pour faire simple, la réduction de la femme à la bonne mère, à la bonne ménagère, pure, etc. À titre d’exemple, Rohff rappe dans «Pour ceux » : «Pour les pucelles, celles qui puent pas d’la chatte des aisselles / Qui prennent soin d’elles, font la cuisine, la vaisselle, qui ont fait le mariage hallal ».Ou Seth Gueko dans «Adria music » : «Elle se prennent toutes pour Nicki Minaj / Elles font plus le ménage, elles ont le balai dans la schneck.» Élégant… Le second n’est pas propre au rap, mais ce dernier l’exacerbe et, je pense, influe sur les mentalités. Il repose sur l’objectivation du corps de la femme et sa marchandisation, au moins symbolique.

En effet, Bénédicte Delorme-Montini évoque un « mouvement général de fond qui met le sexe à la une, rencontre du trash commercial et de la spectacularisation de l’intime qui révèle un nouveau rapport au corps et modifie les termes de la présentation de soi. Caractéristique du nouvel univers médiatique impudique et spectaculaire sous-tendu par Internet, la télé-réalité qui explose aussi illustre exemplairement le succès de ce nouveau modèle féminin ». En clair, le rap s’inscrit dans un phénomène d’hyper-sexualisation de la femme, qui touche plus largement la pop music et qui débute dans les années 2000. Si Booba s’est particulièrement bien illustré sur ce mode, celui qui a été le plus loin, c’est sans nul doute Kaaris, dont le premier album, Or noir, a été qualifié de «version cul de Scarface » par le youtubeur Jhon Rachid, et qui a fêté récemment ses dix ans en concert, avec sur scène, des danseuses avec des godes dans les fesses. On peut par exemple y entendre : «J’leur mets profond, j’fais d’la spéléo / J’t’ouvre la gorge comme une trachée / Une facial j’te refais la déco » («Bouchon de liège ») ; «Vingt mille lieues toute l’année, ma bite dans ton cul fait d’l’apnée » («Bouchon de liège ») ; ou encore «Si j’devais choisir entre tout ce biff et toutes ces bitchs / Je prendrais le gros chèque, parce que l’oseille est la plus bonne des schnecks » («Or noir »).

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Zéphyrin Camélinat, Commun Commune

Zéphyrin Camélinat, Commun Commune

Zéphyrin Camélinat, monteur en bronze, né en 1840, fut le premier candidat du Parti Communiste à une élection présidentielle, en 1924. Figure de la Commune, où il fut directeur de la monnaie, Camélinat a tout connu des soubresauts de la Gauche de la fin du XIXe siècle et du début du XXe.

Portrait.

Né à Mailly la Ville, le 14 septembre 1840, Zéphyrin est le fils de Rémy Camélinat, tailleur de vigne, dit Camélinat le Rouge ou Camélinat le Républicain.

Le socialisme dans le sang.

A 17 ans, il déménage à Paris où il travaille dans un premier temps comme fabricant de tubes de cuivre puis comme ouvrier bronzier. En parallèle, il apprend l’anglais aux Arts et Métiers, met un pied dans le syndicalisme et fit la connaissance de Proudhon. Doué, adroit, consciencieux, Camélinat devint vite une référence dans son métier. Charles Garnier fit appel à lui durant cinq ans afin d’exécuter les palmes de bronze du nouvel opéra.

Signataire du Manifeste de Soixante, Camélinat est mobilisé lors de la Guerre de 1870.

La Commune démarre. Elle le rattrape.

Camélinat est nommé directeur de la monnaie et fait graver sur les pièces une nouvelle devise : « Travail. Garantie nationale. ».

Arrive la débâcle. Les Versaillais triomphent. Camélinat se bat jusqu’au bout. Il se lie d’amitié avec Jules Vallès, futur auteur de l’Insurgé. La répression ne le rattrape pas, il s’exile à Londres comme de nombreux communards. Il y exerce son métier de bronzier et y fréquente le cercle des expatriés, nombreux à Londres. La Réaction le condamne en 1872 à la déportation. Il ne sera gracié que 7 ans plus tard, puis rentre en France en 1880.

Dans un mouvement socialiste naissant, Camélinat prend toute sa place et participe à la naissance de la SFIO tout en reprenant ses activités syndicales des ouvriers bronziers dont il organise une grande grève en 1882.

En 1885, il est candidat à la chambre des députés, sur une liste républicaine large comprenant également la candidature de Georges Clemenceau. Camélinat est élu. Cette élection considérée par Engels comme un grand événement.

A l’Assemblée, militant infatigable, le député se bat pour la réforme de la Constitution, l’indemnisation des accidents du travail, la gratuité de la justice, la limitation du travail des enfants. Il porte également une des premières tentatives de Loi de Séparation de l’Église et de l’État. Le député-militant soutient depuis la Tribune les mineurs de Decazeville. Victime du manque d’unité de la famille socialiste, il est battu successivement aux législatives de 1889,1893,1898,1902 et 1906.

Il prend alors sa part dans le processus d’unification des socialiste français, notamment en participant à la naissance de la SFIO. Président en avril 1905 du premier Congrès de la nouvelle maison, il en devient le trésorier. Partisan de l’Union Sacrée en 1914, démissionnant de son poste de trésorier en 1916, Camélinat se rallie ensuite aux partisans de la scission au Congrès de Tours.

Le voilà communiste.

« Camélinat le Communard » devient ainsi une légende du PCF.

Transmettant les actions de l’Humanité qui sont les siennes, au PCF ainsi que celles qu’il détenait au nom de la SFIO, il favorise le passage du quotidien sous l’autorité du Parti. Ainsi né la légende : « Camélinat apporte l’Humanité au PCF ».

Légende qui n’a depuis jamais été démenti.

Juin 1924, Camélinat est candidat à l’élection présidentielle. Premier candidat communiste de l’histoire, l’ancien communard est battu par Gaston Doumergue de seulement 21 voix.

Battu par Alexandre Millerand aux élections sénatoriales de 1925, Camélinat le rouge quitte la vie politique et devient président de l’Association des anciens combattants et amis de la Commune de Paris. Il meurt en 1932.

Cent ans après sa candidature à l’élection présidentielle, Camélinat reste une figure importante du Parti Communiste Français, et de la gauche en général. Ouvrier devenu homme politique, militant devenu candidat, Camélinat représente ce qui fait la fierté du mouvement socialiste français.

Peu connu du grand public, son image reste pourtant indissociable d’une des plus belles et des plus importantes périodes de l’histoire de France : La Commune.

Vive la Commune.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

La leçon de Jean Zay

La leçon de Jean Zay

Il est des hommes dont le destin brisé hante l’Histoire. Des hommes dont la lumière s’est éteinte trop tôt. Jean Zay était de ceux-là. Son ascension fut fulgurante. on action intense et efficace. Sa fin tragique. Son souvenir brûlant. Portrait d’un homme qui voua sa vie à la République jusqu’à en mourir, et leçon pour une Gauche en quête de repères.

Il est des hommes dont le destin brisé hante l’Histoire. Des hommes dont la lumière s’est éteinte trop tôt. Des hommes dont l’ombre plane encore sur une patrie vacillante. Des martyrs républicains que les livres d’histoire ont longtemps occultés. Jean Zay était de ceux-là. Député à 27 ans. Secrétaire d’État en 1931. Ministre en 1932. Assassiné en 1940. L’ascension de Jean Zay fut fulgurante. Sa carrière brillante. Son action intense et efficace. Sa fin tragique. Son souvenir brûlant. Portrait d’un homme qui voua sa vie à la République jusqu’à en mourir, et leçon pour une Gauche en quête de repères.

Un engagement Républicain et intellectuel

Né à Orléans en 1904, d’un père juif Alsacien et d’une mère institutrice protestante, Jean Zay est très vite influencé par les idées républicaines. Bachelier brillant, le voilà d’abord devenu journaliste puis avocat au barreau d’Orléans à seulement 24 ans. C’est à la même époque qu’il entre au Parti Radical, alors parti le plus puissant à Gauche, foncièrement laïque, républicain et patriote. Il est élu député du Loiret en 1932. Il y côtoie Pierre Mendès-France. Les deux hommes se lient rapidement d’une amitié aussi solide que la haine qu’ils inspirent de la part de leurs adversaires politiques. Farouchement patriote et antifasciste, Jean Zay, partisan de l’union à gauche parvient à rallier à sa cause Édouard Herriot et la majorité du Parti Radical lors du Congrès de 1935, dont il est le rapporteur. Le Front Populaire est né.

Porté par la vague, Jean Zay est réélu député en Mai 1936. Le 4 juin de la même année, il est nommé ministre de l’Éducation Nationale et des Beaux-Arts. À 32 ans, il devient le plus jeune ministre de la IIIe République. Ministre sous cinq gouvernements successifs, il détient le record absolu à ce poste sous la IIIe République, soit trente-neuf mois.

Le Grand Ministère

À la tête du ministère de l’Éducation Nationale, auquel furent rattachés le Secrétariat d’État de la Jeunesse et des Sports, ainsi que celui de la Recherche, Jean Zay tente de mener une politique ambitieuse mais parfois contrariée, que ce soit par la frilosité de ses amis ou par l’opposition conservatrice du Sénat. Par la Loi du 9 août 1936, il porte l’obligation de scolarité à 14 ans, contre 13 ans auparavant. Son action est guidée par l’ambition de démocratiser le système éducatif français, dans la continuité des Lois Ferry. En effet, si depuis la Loi du 28 Mars 1882, l’école de la République est gratuite et obligatoire, elle n’est pas accessible à tous. Jean Zay exprime sa vision en ces termes : »La justice sociale n’exige-telle point que, quel que soit le point de départ, chacun puisse aller dans la direction choisie aussi loin et aussi haut que ses aptitudes le lui permettront ? » (Exposé des motifs du projet de réforme de l’enseignement le 5 mars 1937)

Ce projet ambitieux, qui préfigure notre système éducatif organisé en trois degrés, ne voit pas le jour du fait de l’opposition du Sénat, mais sera repris en partie à la Libération.

Bloqué par le Parlement dans ses velléités de réformes, Jean Zay légifère par décrets ; il développe alors les activités dirigées, réorganise les directions, donne au premier et au second degré un programme identique, met en place les loisirs dirigés dans le secondaire, encourage Célestin Freynet, développe les bourses d’études, crée les cantines scolaires, met en place des classes de 6e d’orientation, et encourage par circulaire ministérielle l’enseignement de l’espéranto dans le cadre d’activités socio-éducatives.

Dans Souvenirs et Solitude, Jean Zay explique ainsi le sens de ses réformes : « Il s’agissait, là comme ailleurs, d’éveiller les aptitudes et la curiosité des élèves, d’ouvrir plus largement à la vie le travail scolaire, de familiariser l’enfant avec les spectacles de la nature et de la société, de lui faire connaître l’histoire et la géographie locale, et de remplacer, comme dit Montaigne, le savoir appris par le savoir compris. »

Jean Zay expérimente d’ailleurs l’Éducation Physique et Sportive à l’école, dont il veut faire un outil d’émancipation et de libération de l’individu. Comme Secrétaire d’État à la Recherche, il participe à la fondation du CNRS en octobre 1939. À l’aide de Jean Perrin, il développe le Palais de la Découverte, construit pour l’Exposition internationale de 1937. En 1938, il imagine un projet de réforme pour la haute fonction publique, conscient qu’il faut démocratiser l’accès aux postes les plus hauts, par un recrutement dans le cadre d’une formation publique, ouverte à toutes les classes sociales et non plus à l’intérieur d’une élite fermée. C’est ainsi qu’il crée l’ENA, dont la naissance effective aura lieu à la Libération, le projet s’étant une fois de plus heurté au refus des sénateurs.

Ministre des Beaux-Arts, Jean Zay a pour ambition de rendre la culture accessible à tous. Il rénove la Comédie française, en nommant Edouard Bourdet administrateur, entouré de quatre metteurs en scène novateurs : Gaston Baty, Jacques Copeau, Charles Dullin et Louis Jouvet. Le Ministre Zay participe à la création des grands musées parmi lesquels le musée de l’Homme ou le musée d’Arts Modernes.

Jean Zay prévoit aussi un plan de soutien au cinéma par la création de la Cinémathèque Française. Pour lutter contre l’influence fasciste de la Mostra de Venise, il crée le Festival de Cannes dont la première édition prévue en 1939 ne peut avoir lieu pour cause de déclaration de guerre. Il est également à l’origine d’un projet de loi visant à soutenir les auteurs, mais ce projet se heurte aux éditeurs. Jean Zay crée également les bibliobus.

La cinémathèque française

Laïque et sensible à la question de la neutralité, le Ministre Zay, promulgue deux circulaires importantes :

–     l’une du 31 décembre 1936 portant sur l’absence d’agitation politique dans les établissements scolaires;

–     l’autre, du 15 mai 1937 interdisant le prosélytisme religieux, loi qui précise que : « L’enseignement public est laïque. Aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements ».

Volontariste et résolument moderne, l’œuvre législative de Jean Zay a profondément marqué le Front Populaire. Il a déjà accompli beaucoup en moins de quatre ans, construit une œuvre politique et définit des orientations dont la majorité sont demeurées et ont été confortées dans le futur. Mais le grand ministre n’est pas allé jusqu’au au bout de ces immenses ambitions de construction et de réformes en matière culturelle et d’éducation, stoppé en plein vol par la défaite et l’occupation.

« Je vous Zay »

De gauche, républicain, laïc, franc-maçon d’origine juive, Jean Zay fut, dès le commencement de sa carrière politique la cible d’attaques incessantes de l’extrême-droite. Anti-Munichois farouche, partisan inconditionnel d’une intervention de soutien aux Républicains espagnols, il est régulièrement attaqué par tout ce que la France compte d’élus et de plumes antisémites. De Jouhandeau à Maurras, de Céline aux journaux tels Gringoire ou l’Action Française, tous tirent à vue sur le « juif Zay ». Céline écrit en 1937 dans l’École des Cadavres : « Vous savez sans doute que sous le haut patronage du négrite juif Zay, la Sorbonne n’est plus qu’un ghetto. Tout le monde le sait » et d’ajouter un peu plus loin un jeu de mot aussi terrible qu’immortel : « Je vous Zay ».

Marcel Jouhandeau, lui, écrit dans Le Péril Juif « Monsieur Jean Zay, un juif, a entre les mains l’avenir vivant de ce pays ». Quand l’extrême-droite n’attaque pas le « Juif Zay », elle prend pour cible celui qu’elle considère comme un mauvais patriote, prenant comme prétexte un pamphlet de jeunesse intitulé Le Drapeau (texte antimilitariste) écrit en 1924 et publié dans un journal pacifiste. Ce texte, qui n’est qu’un pastiche, sera tout au long de la vie de Jean Zay et même après sa mort, utilisé contre lui par les thuriféraires de la revanche.

La République assassinée

Survient la guerre. En tant que membre du gouvernement, Jean Zay n’est pas mobilisable. Il démissionne pourtant de son poste de ministre et s’engage dès la déclaration de guerre, le 3 septembre 1939. Sous-lieutenant, il rejoint Bordeaux en juin 1940 avec l’autorisation de ses supérieurs, afin de participer aux sessions gouvernementales. Le 20 juin, il s’embarque sur le paquebot Massilia en compagnie notamment de Pierre Mendès-France et Georges Mandel. Au total ce sont vingt-sept parlementaires qui rejoignent le Maroc, dans le but d’y continuer le combat. Le 15 juin, trahi par le gouvernement en exil, Jean Zay est arrêté à Casablanca pour désertion devant l’ennemi. Le 20 août 1940, il est incarcéré à la prison de Clermont-Ferrand.

Les revanchards réclament sa tête, et à travers lui celle de la République. Les campagnes de haine repartent de plus belle, le collaborateur Henriot réclamant sa mort par voie de presse. Jean Zay comparait devant le tribunal militaire de Clermont-Ferrand le 4 octobre 1940. Il y est condamné à la déportation à vie ainsi qu’à la dégradation militaire.

Cette condamnation, qui rappelle celle de Dreyfus, transpire la haine et la revanche. Jean Zay est enfermé à la prison de Riom, prisonnier politique qui n’en a pas le statut, il y reçoit régulièrement sa femme Madeleine et ses deux filles, Catherine et Hélène. Refusant de s’évader, sans doute pour protéger sa famille d’éventuelles représailles, et sûr de son destin, il trouve refuge dans l’écriture.

Il consigne ses idées pour le futur, ses réflexions sur sa condition de prisonnier et sur la guerre. Particulièrement sévère vis-à-vis du commandement militaire, à l’image de Marc Bloch et son Étrange défaite. Ce livre, brillant, sans concession, lucide sur le bilan du front populaire est publié à la libération sous le titre Souvenirs et Solitude. Ses dernières lignes, écrites la veille de son exécution, témoigne de son extrême optimisme : « Je pars plein de bonne humeur et de force. Je n’ai jamais été si sûr de mon destin et de ma route. J’ai le cœur et la conscience tranquilles. Je n’ai aucune peur. J’attendrai comme je le dois.

Le 20 juin 1944, trois miliciens se présentent à la prison de Riom. Après avoir extrait Jean Zay de sa cellule, lui ayant laissé entendre qu’ils appartenaient à un réseau de résistance devant le conduire dans le maquis, ils l’abattent à Molles dans l’Allier. Jean Zay n’avait pas 40 ans.

Ainsi se brise le destin de celui dont Mendès-France dira plus tard, qu’il était voué à une grande carrière politique après-guerre. Son corps n’est retrouvé qu’en septembre 1946 par des chasseurs dans une forêt près de Cusset. Enterré dans la fosse commune de la ville de Cusset, son corps est exhumé en 1947. Son assassin, le milicien Charles Develle est condamné aux travaux forcés à perpétuité en 1953. Jean Zay est réhabilité à titre posthume le 5 juillet 1945 par la cour d’appel de Riom. Il est inhumé à Orléans le 15 mai 1948.

Entre ici, Jean Zay.

Coincée entre les Gaullistes et le martyr des 75 000 fusillés, l’œuvre de Jean Zay est absente des commémorations qui suivent la Libération. Son œuvre est vaillamment défendue par ses filles et quelques amis, parmi lesquels l’historien Antoine Prost. Jusqu’au 27 mai 2015. Ce jour-là, accompagnant Geneviève Anthonioz-De Gaulle et Germaine Tillon, Jean Zay entre au Panthéon. Soixante et onze ans après son assassinat, au Grand Ministre, la Patrie est enfin reconnaissante. Une reconnaissance pour la gauche aussi. Et pour son œuvre durant la courte expérience du Front Populaire, pendant laquelle elle a démontré sa capacité à « Faire » et à innover, en respectant les valeurs de la République.

Et pour cette gauche, il s’agit là d’une leçon universelle : quand elle veut, elle peut.

 

Bibliographie indicative :

Jean ZAY, Écrits de prison 1940-1944, Paris, Belin, 2014.
Jean ZAY, Souvenirs et Solitude, Paris, Belin, 2017.
Olivier LOUBES, Jean Zay, l’inconnu de la République, Paris,Armand Colin, 2012.
Antoine PROST, Jean Zay et la gauche du radicalisme, Paris, Presse de Sciences- Po, 2003.
Gérard BOULANGER, L’affaire Jean Zay, La République assassinée, Paris, Calmann-Lévy, 2003.

Cécilien GREGOIRE

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Un tout petit effort pour ne rien rater …

Inscrivez-vous à notre newsletter