Penser le rap : entretien avec Kévin Boucaud-Victoire

Penser le rap : entretien avec Kévin Boucaud-Victoire

Dans cet entretien, Kévin Boucaud-Victoire revient sur les origines du rap, son histoire dans les quartiers populaires, sa signification au travers de l’histoire.

Le Temps des Ruptures : Votre livre revient sur l’histoire du rap, de ses origines américaines jusqu’à ses différents embranchements contemporains. Vous montrez bien qu’au départ, loin d’être une musique contestataire, il s’invite dans les block parties. Comment expliquez-vous alors la confusion qui existe dans l’esprit de nombre de nos contemporains lorsqu’ils affirment que le rap serait, par essence et origine, protestataire ?

Kévin Boucaud-Victoire : 

Le rap est né du hip-hop, lui-même issu des block parties. La première d’entre elles se déroule le 11 août 1973, dans le Bronx, à New York, à l’initiative de Clive Campbell – plus connu sous le blaze de DJ Kool Herc – et de sa sœur Cindy Campbell. Il s’agit de l’anniversaire de cette dernière : la soirée a lieu en plein air, la rue est bloquée, l’entrée est payante et le frère est aux platines. Nous sommes après les morts de Malcolm X et Martin Luther King et le Black panthers party est mal-en-point. Les ghettos sont en pleine dépolitisation et sont rongés par la violence et la drogue. Le hip-hop, avec les block parties, est avant tout festif. On peut néanmoins noter que certains acteurs ont déjà une ambition sociale. C’est par exemple le cas d’Afrika Bambaataa, DJ auteur du slogan « Peace, Unity, Love and Having Fun », qui voit dans le mouvement un moyen d’éloigner les jeunes des gangs. Après cette première période, vient celle des premiers tubes : «Rapper’s Delight », de The Sugarhill Gang, en 1979, et «The Message » de Grandmaster Flash, en 1982. Les deux sont sortis sur le même label. Le premier morceau est purement festif. Je qualifierai le second de social – plutôt qu’ “engagé”, car il ne revendique rien. C’est avec ces deux tubes que prend racine le mythe d’un rap qui marcherait sur deux jambes, l’une festive et l’autre engagée.

En France, le rap arrive alors que les médias comme les responsables politiques découvrent le «problème des banlieues ». Le rap lui est immédiatement associé. Ajoutons que durant cette période les banlieues sont bien plus politisées qu’aujourd’hui et le rap le reflète.

Mais la vraie raison est politique. Après l’échec de Mai 68, une partie de l’intelligentsia de gauche cherche un nouvel agent révolutionnaire à même de remplacer le prolétariat. Les jeunes – qui ont fait une apparition foudroyante sur la scène sociale en Mai 68 – et les immigrés font partie des candidats. Les banlieues sont peuplées – quand on les analyse de manière caricaturale – de jeunes, d’origine immigrée et pauvres. Cela en fait de parfaits sujets révolutionnaires. Leur musique ne peut être que subversive. En pratique, le rap du début, à quelques exceptions notables, a mêlé revendications sociales et volonté de s’intégrer au système, rejet des institutions et rêves consuméristes.

Le Temps des Ruptures : dans les années 1990/2000, le rap est perçu comme «la musique des ghettos ». D’une part parce qu’il provient des quartiers populaires français, et y est grandement écouté, d’autre part parce qu’il est supposé incarner ses maux. À l’époque, comment les hommes et femmes politiques appréhendent cette musique «porte-voix » ?

Kévin Boucaud-Victoire : 

Au départ, ils en ont eu peur. Après avoir été un mouvement cool et branché, notamment grâce à l’émission H. I. P. H.O. P., animée par Sidney. Ce sont, pour faire simple, des  jeunes sympas qui tournent sur la tête, parlent en argot et s’habillent de manières originales.

Les choses basculent à la fin des années 1980. Rap, cités, immigration, délinquance, violence et vandalisme commencent alors à être amalgamés. Le rap est en outre de plus en plus associé au tag, qui commence à coûter cher à la RATP et fait l’objet de plusieurs articles et reportages. Que le premier grand groupe français se nomme NTM («Nique ta mère ») n’a pas dû aider. Le rap effraie les hommes et femmes politiques. La droite condamne unanimement et tente même à certains moments de faire censurer des textes. Le rap lui rend bien cette hostilité et la droite devient une de ses cibles favorites. C’est plus clivé à gauche : certains veulent apparaître «dans le coup », y voient justement une musique révolutionnaire ou au moins la musique d’une partie de leur électorat. Le rap obtient alors  la reconnaissance du ministère de la Culture et des soutiens de la politique de la ville.

Le Temps des Ruptures : vous montrez bien dans votre ouvrage que «se présentant souvent volontiers comme anti-systèmes, les rappeurs sont le fruit de la société de consommation ». Le rap, du moins celui qui vend, est incontestablement capitaliste et l’argent y fait office de réussite suprême. Booba a bien résumé cela avec sa phrase : «mes victoires sont des échecs mes échecs sont des chefs d’œuvre ». Mais ne subsiste-t-il pas dans le rap une subversion de la morale (pour le meilleur et souvent pour le pire) ? En témoignent les provocations d’un artiste comme Freeze Corleone.

Kévin Boucaud-Victoire : 

En réalité, tous les biens culturels contemporains, qui sont produits avec des méthodes industrielles – supposant une consommation de masse et une fabrication standardisée – s’insèrent dans le capitalisme. Mais la spécificité du rap, qui le rapproche du rock d’ailleurs, c’est d’avancer avec le masque de la rébellion. Il existe effectivement dans le rap une forme de subversion morale, que ça soit dans les noms des artistes ou groupes («Nique ta mère » de JoeyStarr et Kool Shen par exemple), dans les textes (il suffit d’écouter “Sacrifice de poulet » de Ministère A.M.E.R. ou «Saint-Valentin » d’Orelsan pour s’en convaincre) et même dans le vocabulaire utilisé (il faudrait compter le nombre de «putes » utilisé par morceau d’Alkpote). Le rap est parfaitement calibré pour choquer le bourgeois, même quand il n’est pas revendicatif. C’est d’ailleurs pour cela que les jeunes bourgeois aiment tant écouter du rap en soirée, c’est leur rébellion à eux, leur manière de tuer le père à peu de frais. Malheureusement, depuis au moins les années 1970, l’ordre moral n’est plus le carburant du capitalisme. C’est au contraire la subversion qui est son moteur, comme l’a si bien souligné le philosophe communiste Michel Clouscard. Ce mode de production, devenu un «fait social total », comme dirait l’anthropologue socialiste Marcel Mauss, aime dynamiter la morale, pour mieux favoriser l’extension du domaine du marché.

Le Temps des Ruptures : votre livre présente l’évolution musicale du rap qui, avec le tournant des années 2010 (La Fouine, Soprano, Sexion d’Assaut), devient la nouvelle pop écoutée par tous. Mais ce succès du rap n’est-il pas également dû au métissage avec des musiques dansantes ? Je pense par exemple à l’afrotrap (MHD), ou une sorte de raï rappé (Soolking). La mélodie semble désormais prendre le pas sur les paroles. 

Kévin Boucaud-Victoire : 

Oui,  bien sûr. Comme je le dis, le rap se marie avec tous les styles musicaux. Le rap n’a jamais existé par lui-même musicalement. Au départ, il se nourrit de la funk et de la soul, à travers le sampling, technique qui permet de créer une musique à partir d’un échantillon sonore. Aujourd’hui, le rap puise dans tous les registres, si bien qu’il y en a pour tous les goûts.

Le Temps des Ruptures : vous revenez dans Penser le rap sur l’ultra-conservatisme de nombreux rappeurs. Toutefois, le passage sur le sexisme est assez court alors que cet aspect est prégnant dans le rap. Dans quelle mesure l’imaginaire misogyne véhiculé par le rap prend-il sa source dans un imaginaire mental plus large des quartiers populaires ? Ou au contraire l’exacerbe, voire le pervertit-il ? 

Kévin Boucaud-Victoire : 

En fait, cette question est assez difficile et mérite nombre de nuances. Comme l’écrit Bénédicte Delorme-Montini, dans La gloire du rap : «Étant donné la diversité des profils des rappeurs, en France, il semble en tout cas qu’il faille se résoudre à renoncer à une explication englobante en termes de motivation culturelle, ce qui laisse la question ouverte en ce qui concerne les individus». Je vais essayer néanmoins de fournir un début d’explication. Schématiquement, je dirais qu’il y a deux formes de sexisme dans le rap français : un sexisme «traditionnel » et un sexisme «capitaliste ». Le premier repose sur certaines valeurs traditionnelles, et trouve probablement écho dans une forme de sexisme effectivement courant en banlieue – même s’il faut être prudent et éviter les généralisations. C’est, pour faire simple, la réduction de la femme à la bonne mère, à la bonne ménagère, pure, etc. À titre d’exemple, Rohff rappe dans «Pour ceux » : «Pour les pucelles, celles qui puent pas d’la chatte des aisselles / Qui prennent soin d’elles, font la cuisine, la vaisselle, qui ont fait le mariage hallal ».Ou Seth Gueko dans «Adria music » : «Elle se prennent toutes pour Nicki Minaj / Elles font plus le ménage, elles ont le balai dans la schneck.» Élégant… Le second n’est pas propre au rap, mais ce dernier l’exacerbe et, je pense, influe sur les mentalités. Il repose sur l’objectivation du corps de la femme et sa marchandisation, au moins symbolique.

En effet, Bénédicte Delorme-Montini évoque un « mouvement général de fond qui met le sexe à la une, rencontre du trash commercial et de la spectacularisation de l’intime qui révèle un nouveau rapport au corps et modifie les termes de la présentation de soi. Caractéristique du nouvel univers médiatique impudique et spectaculaire sous-tendu par Internet, la télé-réalité qui explose aussi illustre exemplairement le succès de ce nouveau modèle féminin ». En clair, le rap s’inscrit dans un phénomène d’hyper-sexualisation de la femme, qui touche plus largement la pop music et qui débute dans les années 2000. Si Booba s’est particulièrement bien illustré sur ce mode, celui qui a été le plus loin, c’est sans nul doute Kaaris, dont le premier album, Or noir, a été qualifié de «version cul de Scarface » par le youtubeur Jhon Rachid, et qui a fêté récemment ses dix ans en concert, avec sur scène, des danseuses avec des godes dans les fesses. On peut par exemple y entendre : «J’leur mets profond, j’fais d’la spéléo / J’t’ouvre la gorge comme une trachée / Une facial j’te refais la déco » («Bouchon de liège ») ; «Vingt mille lieues toute l’année, ma bite dans ton cul fait d’l’apnée » («Bouchon de liège ») ; ou encore «Si j’devais choisir entre tout ce biff et toutes ces bitchs / Je prendrais le gros chèque, parce que l’oseille est la plus bonne des schnecks » («Or noir »).

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Zéphyrin Camélinat, Commun Commune

Zéphyrin Camélinat, Commun Commune

Zéphyrin Camélinat, monteur en bronze, né en 1840, fut le premier candidat du Parti Communiste à une élection présidentielle, en 1924. Figure de la Commune, où il fut directeur de la monnaie, Camélinat a tout connu des soubresauts de la Gauche de la fin du XIXe siècle et du début du XXe.

Portrait.

Né à Mailly la Ville, le 14 septembre 1840, Zéphyrin est le fils de Rémy Camélinat, tailleur de vigne, dit Camélinat le Rouge ou Camélinat le Républicain.

Le socialisme dans le sang.

A 17 ans, il déménage à Paris où il travaille dans un premier temps comme fabricant de tubes de cuivre puis comme ouvrier bronzier. En parallèle, il apprend l’anglais aux Arts et Métiers, met un pied dans le syndicalisme et fit la connaissance de Proudhon. Doué, adroit, consciencieux, Camélinat devint vite une référence dans son métier. Charles Garnier fit appel à lui durant cinq ans afin d’exécuter les palmes de bronze du nouvel opéra.

Signataire du Manifeste de Soixante, Camélinat est mobilisé lors de la Guerre de 1870.

La Commune démarre. Elle le rattrape.

Camélinat est nommé directeur de la monnaie et fait graver sur les pièces une nouvelle devise : « Travail. Garantie nationale. ».

Arrive la débâcle. Les Versaillais triomphent. Camélinat se bat jusqu’au bout. Il se lie d’amitié avec Jules Vallès, futur auteur de l’Insurgé. La répression ne le rattrape pas, il s’exile à Londres comme de nombreux communards. Il y exerce son métier de bronzier et y fréquente le cercle des expatriés, nombreux à Londres. La Réaction le condamne en 1872 à la déportation. Il ne sera gracié que 7 ans plus tard, puis rentre en France en 1880.

Dans un mouvement socialiste naissant, Camélinat prend toute sa place et participe à la naissance de la SFIO tout en reprenant ses activités syndicales des ouvriers bronziers dont il organise une grande grève en 1882.

En 1885, il est candidat à la chambre des députés, sur une liste républicaine large comprenant également la candidature de Georges Clemenceau. Camélinat est élu. Cette élection considérée par Engels comme un grand événement.

A l’Assemblée, militant infatigable, le député se bat pour la réforme de la Constitution, l’indemnisation des accidents du travail, la gratuité de la justice, la limitation du travail des enfants. Il porte également une des premières tentatives de Loi de Séparation de l’Église et de l’État. Le député-militant soutient depuis la Tribune les mineurs de Decazeville. Victime du manque d’unité de la famille socialiste, il est battu successivement aux législatives de 1889,1893,1898,1902 et 1906.

Il prend alors sa part dans le processus d’unification des socialiste français, notamment en participant à la naissance de la SFIO. Président en avril 1905 du premier Congrès de la nouvelle maison, il en devient le trésorier. Partisan de l’Union Sacrée en 1914, démissionnant de son poste de trésorier en 1916, Camélinat se rallie ensuite aux partisans de la scission au Congrès de Tours.

Le voilà communiste.

« Camélinat le Communard » devient ainsi une légende du PCF.

Transmettant les actions de l’Humanité qui sont les siennes, au PCF ainsi que celles qu’il détenait au nom de la SFIO, il favorise le passage du quotidien sous l’autorité du Parti. Ainsi né la légende : « Camélinat apporte l’Humanité au PCF ».

Légende qui n’a depuis jamais été démenti.

Juin 1924, Camélinat est candidat à l’élection présidentielle. Premier candidat communiste de l’histoire, l’ancien communard est battu par Gaston Doumergue de seulement 21 voix.

Battu par Alexandre Millerand aux élections sénatoriales de 1925, Camélinat le rouge quitte la vie politique et devient président de l’Association des anciens combattants et amis de la Commune de Paris. Il meurt en 1932.

Cent ans après sa candidature à l’élection présidentielle, Camélinat reste une figure importante du Parti Communiste Français, et de la gauche en général. Ouvrier devenu homme politique, militant devenu candidat, Camélinat représente ce qui fait la fierté du mouvement socialiste français.

Peu connu du grand public, son image reste pourtant indissociable d’une des plus belles et des plus importantes périodes de l’histoire de France : La Commune.

Vive la Commune.

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La leçon de Jean Zay

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Il est des hommes dont le destin brisé hante l’Histoire. Des hommes dont la lumière s’est éteinte trop tôt. Jean Zay était de ceux-là. Son ascension fut fulgurante. on action intense et efficace. Sa fin tragique. Son souvenir brûlant. Portrait d’un homme qui voua sa vie à la République jusqu’à en mourir, et leçon pour une Gauche en quête de repères.

Il est des hommes dont le destin brisé hante l’Histoire. Des hommes dont la lumière s’est éteinte trop tôt. Des hommes dont l’ombre plane encore sur une patrie vacillante. Des martyrs républicains que les livres d’histoire ont longtemps occultés. Jean Zay était de ceux-là. Député à 27 ans. Secrétaire d’État en 1931. Ministre en 1932. Assassiné en 1940. L’ascension de Jean Zay fut fulgurante. Sa carrière brillante. Son action intense et efficace. Sa fin tragique. Son souvenir brûlant. Portrait d’un homme qui voua sa vie à la République jusqu’à en mourir, et leçon pour une Gauche en quête de repères.

Un engagement Républicain et intellectuel

Né à Orléans en 1904, d’un père juif Alsacien et d’une mère institutrice protestante, Jean Zay est très vite influencé par les idées républicaines. Bachelier brillant, le voilà d’abord devenu journaliste puis avocat au barreau d’Orléans à seulement 24 ans. C’est à la même époque qu’il entre au Parti Radical, alors parti le plus puissant à Gauche, foncièrement laïque, républicain et patriote. Il est élu député du Loiret en 1932. Il y côtoie Pierre Mendès-France. Les deux hommes se lient rapidement d’une amitié aussi solide que la haine qu’ils inspirent de la part de leurs adversaires politiques. Farouchement patriote et antifasciste, Jean Zay, partisan de l’union à gauche parvient à rallier à sa cause Édouard Herriot et la majorité du Parti Radical lors du Congrès de 1935, dont il est le rapporteur. Le Front Populaire est né.

Porté par la vague, Jean Zay est réélu député en Mai 1936. Le 4 juin de la même année, il est nommé ministre de l’Éducation Nationale et des Beaux-Arts. À 32 ans, il devient le plus jeune ministre de la IIIe République. Ministre sous cinq gouvernements successifs, il détient le record absolu à ce poste sous la IIIe République, soit trente-neuf mois.

Le Grand Ministère

À la tête du ministère de l’Éducation Nationale, auquel furent rattachés le Secrétariat d’État de la Jeunesse et des Sports, ainsi que celui de la Recherche, Jean Zay tente de mener une politique ambitieuse mais parfois contrariée, que ce soit par la frilosité de ses amis ou par l’opposition conservatrice du Sénat. Par la Loi du 9 août 1936, il porte l’obligation de scolarité à 14 ans, contre 13 ans auparavant. Son action est guidée par l’ambition de démocratiser le système éducatif français, dans la continuité des Lois Ferry. En effet, si depuis la Loi du 28 Mars 1882, l’école de la République est gratuite et obligatoire, elle n’est pas accessible à tous. Jean Zay exprime sa vision en ces termes : »La justice sociale n’exige-telle point que, quel que soit le point de départ, chacun puisse aller dans la direction choisie aussi loin et aussi haut que ses aptitudes le lui permettront ? » (Exposé des motifs du projet de réforme de l’enseignement le 5 mars 1937)

Ce projet ambitieux, qui préfigure notre système éducatif organisé en trois degrés, ne voit pas le jour du fait de l’opposition du Sénat, mais sera repris en partie à la Libération.

Bloqué par le Parlement dans ses velléités de réformes, Jean Zay légifère par décrets ; il développe alors les activités dirigées, réorganise les directions, donne au premier et au second degré un programme identique, met en place les loisirs dirigés dans le secondaire, encourage Célestin Freynet, développe les bourses d’études, crée les cantines scolaires, met en place des classes de 6e d’orientation, et encourage par circulaire ministérielle l’enseignement de l’espéranto dans le cadre d’activités socio-éducatives.

Dans Souvenirs et Solitude, Jean Zay explique ainsi le sens de ses réformes : « Il s’agissait, là comme ailleurs, d’éveiller les aptitudes et la curiosité des élèves, d’ouvrir plus largement à la vie le travail scolaire, de familiariser l’enfant avec les spectacles de la nature et de la société, de lui faire connaître l’histoire et la géographie locale, et de remplacer, comme dit Montaigne, le savoir appris par le savoir compris. »

Jean Zay expérimente d’ailleurs l’Éducation Physique et Sportive à l’école, dont il veut faire un outil d’émancipation et de libération de l’individu. Comme Secrétaire d’État à la Recherche, il participe à la fondation du CNRS en octobre 1939. À l’aide de Jean Perrin, il développe le Palais de la Découverte, construit pour l’Exposition internationale de 1937. En 1938, il imagine un projet de réforme pour la haute fonction publique, conscient qu’il faut démocratiser l’accès aux postes les plus hauts, par un recrutement dans le cadre d’une formation publique, ouverte à toutes les classes sociales et non plus à l’intérieur d’une élite fermée. C’est ainsi qu’il crée l’ENA, dont la naissance effective aura lieu à la Libération, le projet s’étant une fois de plus heurté au refus des sénateurs.

Ministre des Beaux-Arts, Jean Zay a pour ambition de rendre la culture accessible à tous. Il rénove la Comédie française, en nommant Edouard Bourdet administrateur, entouré de quatre metteurs en scène novateurs : Gaston Baty, Jacques Copeau, Charles Dullin et Louis Jouvet. Le Ministre Zay participe à la création des grands musées parmi lesquels le musée de l’Homme ou le musée d’Arts Modernes.

Jean Zay prévoit aussi un plan de soutien au cinéma par la création de la Cinémathèque Française. Pour lutter contre l’influence fasciste de la Mostra de Venise, il crée le Festival de Cannes dont la première édition prévue en 1939 ne peut avoir lieu pour cause de déclaration de guerre. Il est également à l’origine d’un projet de loi visant à soutenir les auteurs, mais ce projet se heurte aux éditeurs. Jean Zay crée également les bibliobus.

La cinémathèque française

Laïque et sensible à la question de la neutralité, le Ministre Zay, promulgue deux circulaires importantes :

–     l’une du 31 décembre 1936 portant sur l’absence d’agitation politique dans les établissements scolaires;

–     l’autre, du 15 mai 1937 interdisant le prosélytisme religieux, loi qui précise que : « L’enseignement public est laïque. Aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements ».

Volontariste et résolument moderne, l’œuvre législative de Jean Zay a profondément marqué le Front Populaire. Il a déjà accompli beaucoup en moins de quatre ans, construit une œuvre politique et définit des orientations dont la majorité sont demeurées et ont été confortées dans le futur. Mais le grand ministre n’est pas allé jusqu’au au bout de ces immenses ambitions de construction et de réformes en matière culturelle et d’éducation, stoppé en plein vol par la défaite et l’occupation.

« Je vous Zay »

De gauche, républicain, laïc, franc-maçon d’origine juive, Jean Zay fut, dès le commencement de sa carrière politique la cible d’attaques incessantes de l’extrême-droite. Anti-Munichois farouche, partisan inconditionnel d’une intervention de soutien aux Républicains espagnols, il est régulièrement attaqué par tout ce que la France compte d’élus et de plumes antisémites. De Jouhandeau à Maurras, de Céline aux journaux tels Gringoire ou l’Action Française, tous tirent à vue sur le « juif Zay ». Céline écrit en 1937 dans l’École des Cadavres : « Vous savez sans doute que sous le haut patronage du négrite juif Zay, la Sorbonne n’est plus qu’un ghetto. Tout le monde le sait » et d’ajouter un peu plus loin un jeu de mot aussi terrible qu’immortel : « Je vous Zay ».

Marcel Jouhandeau, lui, écrit dans Le Péril Juif « Monsieur Jean Zay, un juif, a entre les mains l’avenir vivant de ce pays ». Quand l’extrême-droite n’attaque pas le « Juif Zay », elle prend pour cible celui qu’elle considère comme un mauvais patriote, prenant comme prétexte un pamphlet de jeunesse intitulé Le Drapeau (texte antimilitariste) écrit en 1924 et publié dans un journal pacifiste. Ce texte, qui n’est qu’un pastiche, sera tout au long de la vie de Jean Zay et même après sa mort, utilisé contre lui par les thuriféraires de la revanche.

La République assassinée

Survient la guerre. En tant que membre du gouvernement, Jean Zay n’est pas mobilisable. Il démissionne pourtant de son poste de ministre et s’engage dès la déclaration de guerre, le 3 septembre 1939. Sous-lieutenant, il rejoint Bordeaux en juin 1940 avec l’autorisation de ses supérieurs, afin de participer aux sessions gouvernementales. Le 20 juin, il s’embarque sur le paquebot Massilia en compagnie notamment de Pierre Mendès-France et Georges Mandel. Au total ce sont vingt-sept parlementaires qui rejoignent le Maroc, dans le but d’y continuer le combat. Le 15 juin, trahi par le gouvernement en exil, Jean Zay est arrêté à Casablanca pour désertion devant l’ennemi. Le 20 août 1940, il est incarcéré à la prison de Clermont-Ferrand.

Les revanchards réclament sa tête, et à travers lui celle de la République. Les campagnes de haine repartent de plus belle, le collaborateur Henriot réclamant sa mort par voie de presse. Jean Zay comparait devant le tribunal militaire de Clermont-Ferrand le 4 octobre 1940. Il y est condamné à la déportation à vie ainsi qu’à la dégradation militaire.

Cette condamnation, qui rappelle celle de Dreyfus, transpire la haine et la revanche. Jean Zay est enfermé à la prison de Riom, prisonnier politique qui n’en a pas le statut, il y reçoit régulièrement sa femme Madeleine et ses deux filles, Catherine et Hélène. Refusant de s’évader, sans doute pour protéger sa famille d’éventuelles représailles, et sûr de son destin, il trouve refuge dans l’écriture.

Il consigne ses idées pour le futur, ses réflexions sur sa condition de prisonnier et sur la guerre. Particulièrement sévère vis-à-vis du commandement militaire, à l’image de Marc Bloch et son Étrange défaite. Ce livre, brillant, sans concession, lucide sur le bilan du front populaire est publié à la libération sous le titre Souvenirs et Solitude. Ses dernières lignes, écrites la veille de son exécution, témoigne de son extrême optimisme : « Je pars plein de bonne humeur et de force. Je n’ai jamais été si sûr de mon destin et de ma route. J’ai le cœur et la conscience tranquilles. Je n’ai aucune peur. J’attendrai comme je le dois.

Le 20 juin 1944, trois miliciens se présentent à la prison de Riom. Après avoir extrait Jean Zay de sa cellule, lui ayant laissé entendre qu’ils appartenaient à un réseau de résistance devant le conduire dans le maquis, ils l’abattent à Molles dans l’Allier. Jean Zay n’avait pas 40 ans.

Ainsi se brise le destin de celui dont Mendès-France dira plus tard, qu’il était voué à une grande carrière politique après-guerre. Son corps n’est retrouvé qu’en septembre 1946 par des chasseurs dans une forêt près de Cusset. Enterré dans la fosse commune de la ville de Cusset, son corps est exhumé en 1947. Son assassin, le milicien Charles Develle est condamné aux travaux forcés à perpétuité en 1953. Jean Zay est réhabilité à titre posthume le 5 juillet 1945 par la cour d’appel de Riom. Il est inhumé à Orléans le 15 mai 1948.

Entre ici, Jean Zay.

Coincée entre les Gaullistes et le martyr des 75 000 fusillés, l’œuvre de Jean Zay est absente des commémorations qui suivent la Libération. Son œuvre est vaillamment défendue par ses filles et quelques amis, parmi lesquels l’historien Antoine Prost. Jusqu’au 27 mai 2015. Ce jour-là, accompagnant Geneviève Anthonioz-De Gaulle et Germaine Tillon, Jean Zay entre au Panthéon. Soixante et onze ans après son assassinat, au Grand Ministre, la Patrie est enfin reconnaissante. Une reconnaissance pour la gauche aussi. Et pour son œuvre durant la courte expérience du Front Populaire, pendant laquelle elle a démontré sa capacité à « Faire » et à innover, en respectant les valeurs de la République.

Et pour cette gauche, il s’agit là d’une leçon universelle : quand elle veut, elle peut.

 

Bibliographie indicative :

Jean ZAY, Écrits de prison 1940-1944, Paris, Belin, 2014.
Jean ZAY, Souvenirs et Solitude, Paris, Belin, 2017.
Olivier LOUBES, Jean Zay, l’inconnu de la République, Paris,Armand Colin, 2012.
Antoine PROST, Jean Zay et la gauche du radicalisme, Paris, Presse de Sciences- Po, 2003.
Gérard BOULANGER, L’affaire Jean Zay, La République assassinée, Paris, Calmann-Lévy, 2003.

Cécilien GREGOIRE

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Un débat agite fréquemment les milieux culturels et politiques : l’art doit-il être, ou est-il même intrinsèquement, politique ? L’adage « tout est politique » répond de façon radicale à cette question en intégrant chaque sphère de la création dans un espace social imprégné de forces qui nous agissent. C’est ainsi que s’est déconstruit, en sociologie, le mythe du « créateur incréé » . Milan Kundera prend quant à lui le contrepied de cette approche en forgeant le concept de « misomusie » dans son essai L’art du roman.

(image : L’Enlèvement d’Europe Rubens, 1628-1629)

Voici ce qu’il en dit : « Ne pas avoir de sens pour l’art, ce n’est pas grave. On peut ne pas lire Proust, ne pas écouter Schubert, et vivre en paix. Mais le misomuse ne vit pas en paix. Il se sent humilié par l’existence d’une chose qui le dépasse et il la hait. Il existe une misomusie populaire comme il y a un antisémitisme populaire. Les régimes fascistes et communistes savaient en profiter quand ils donnaient la chasse à l’art moderne. Mais il y a la misomusie intellectuelle, sophistiquée : elle se venge sur l’art en l’assujettissant à un but situé au-delà de l’esthétique. La doctrine de l’art engagé : l’art comme moyen d’une politique. Les théoriciens pour qui une œuvre d’art n’est qu’un prétexte pour l’exercice d’une méthode (psychanalytique, sémiologique, sociologique, etc.). La misomusie démocratique : le marché en tant que juge suprême de la valeur esthétique ».

Milan Kundera ira jusqu’au bout de la « dépolitisation » de son œuvre littéraire en expurgeant ses volumes en pléiade de toute préface ou notice biographique. A ses yeux son Œuvre[1] se suffit à elle-même, sans fioriture politique, hagiographique ou sociologique. L’écrivain tchèque espère donc que sa personne, et donc in fine ses engagements personnels, s’effacent derrière les œuvres romanesques qu’il a pu écrire.

Pourtant, après le déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie de Poutine, c’est un tout autre Kundera qui s’est montré à nous. La réédition en 2022 dans la collection Le Débat (Gallimard) d’un texte initialement publié en 1983, Un occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale a beaucoup fait parler. De sorte qu’à l’annonce de sa mort, le 11 juillet 2023, une myriade d’articles de presse et de revues littéraires et politiques se sont concentrés sur cet ouvrage et ont quelque peu laissé de côté le Kundera romancier. Car ce dont il s’agit dans Un occident kidnappé, c’est certes de culture, mais aussi d’une sorte de politisation de la culture, du moins d’un essai comme on n’a pas l’habitude d’en voir dans la bibliographie de l’écrivain.

Il n’existe pas de définition consensuelle de l’Europe. Certains la trouvent dans la géographie, la religion ou l’histoire. Pour donner un sens à l’Europe, des frontières sont nécessaires. « Partout où un nous s’installe sur cette terre, on trouvera à la fois une frontière et des cérémonies, une ligne de démarcation et des objets de superstition, une identité en aval et une sacralité en amont. C’est un invariant. Qui ne se délimite pas ne se transcendera pas. Pas d’ici-bas tant soit peu consistant sans, pour boucler l’affaire, un au-delà ou un par-delà » précise Régis Debray[2].

Quelle que soit celle que l’on choisit, il faut avoir l’humilité de comprendre que sa propre vision est socialement et historiquement située. Dans Europe, la voie romaine, Rémi Brague énumère les divisions qui ont dans l’histoire séparé l’Europe d’un « autre ». La démonstration du paragraphe suivant sert principalement à montrer que l’Europe de notre horizon (disons qu’aujourd’hui les deux conceptions qui ressortent le plus souvent sont soit les pays de l’Union européenne, soit les pays allant de l’Atlantique à l’Oural Russie exceptée).

Le philosophe montre qu’il y eut avant tout une division entre pays romanisés et pays qui ne le furent pas (l’Algérie est-elle davantage européenne que la Pologne ?) ; puis une division ouest/est entre l’Empire romain d’Occident et l’Empire romain d’Orient ; puis une division nord/sud avec la conquête musulmane qui « expulsa » le monde musulman hors de l’Europe (mais si la définition est religieuse, quid de l’Albanie ou de la Bosnie aujourd’hui ?) ; puis une division entre latins et byzantins aux XI-XIIème siècles avec le schisme religieux puis le sac de Constantinople en 1204 (les Grecs ne seraient-ils alors pas européens ?) ; enfin une nouvelle division nord/sud avec l’émergence du protestantisme. Pour comprendre à quel point l’Europe est un concept flou et historiquement situé, Rémi Brague raconte que jusqu’aux années 1980, les Grecs qui partaient en vacances en Europe occidentale disaient qu’ils « allaient en Europe ». Cette affirmation du philosophe n’est en rien « scientifique », puisqu’elle se fonde sur des anecdotes pas forcément représentatives, mais elle illustre tout de même l’idée que pour bon nombre de Grecs, alors même qu’on considère aujourd’hui la Grèce comme le berceau de la civilisation européenne, leur pays ne faisait pas réellement partie de l’Europe !

A ces divisions il faut évidemment en ajouter une autre qui fonde la réflexion de Milan Kundera : celle entre l’Ouest capitaliste et l’Est communiste issue de la guerre froide. Mais cette dichotomie ouest/est nous fait oublier qu’il existe un milieu, une Mitteleuropa bien plus centrale qu’orientale. Si l’on regarde un planisphère, au regard de l’Europe géographique, c’est la France qui est une périphérie, alors que la Hongrie, Pologne et la Tchécoslovaquie (aujourd’hui Tchéquie et Slovaquie) sont au centre ! Au moment de la Guerre froide, cette Europe centrale a été rejetée dans l’Europe byzantine et orthodoxe, dans l’Europe de l’Est. Cette Europe centrale est pour Kundera « culturellement à l’ouest et politiquement à l’est ». Sa tragédie tient dans ce kidnapping d’un bout d’Europe par une autre, en témoigne d’ailleurs le fait que les grandes révoltes des pays du bloc communiste se déroulèrent dans ces patries (Budapest 1956, Prague 1968, Solidarnosc 1980).

Kundera les considère alors comme des « petites nations », concept qu’il forge à ce moment-là et fera par la suite florès. Cette qualification ne tient pas à leur taille ou à leur population, mais est existentielle : ce sont des nations « dont l’existence peut être à n’importe quel moment remise en question, qui peut disparaître et qui le sait ». En tant que Français, nous n’avons jamais eu dans l’histoire des siècles récents la crainte de voir notre pays englouti. Même dans les pires tempêtes (le traumatisme du 17 juin 1940), nous savions qu’en miettes, le navire resterait à flot – les nazis n’ont à ce titre jamais eu de quelconques velléités de faire disparaître la France à terme. De la même manière, un Russe ou un Anglais ne se pose jamais la question de la survie de sa patrie, nos « hymnes ne parlent que de grandeur et d’éternité. Or, l’hymne polonais commence par le vers : « La Pologne n’a pas encore péri… » ». Alors que pour les Tchèques, Estoniens, Polonais ou Ukrainiens (ce qui explique au demeurant le succès immense de la republication de l’essai de Kundera en 2022), leurs nations « ne connaissent pas la sensation heureuse d’être là depuis toujours et à jamais ; elles sont toutes passées, à tel ou tel moment de leur histoire, par l’antichambre de la mort ; toujours confrontées à l’arrogante ignorance des grands, elles voient leur existence perpétuellement menacée ou mise en question »[3].

Or pour l’écrivain tchèque, l’existence même des petites nations se fonde sur leur particularité culturelle. Une existence mal assurée nécessite un foyer singulier, et n’est-ce pas le rôle de la culture que d’assurer une pérennité à travers les âges ? En témoigne la résistance du monde juif malgré les persécutions millénaires. Pendant la Guerre froide, la culture est dans ces pays essentielle puisqu’elle permet de conserver et de nourrir l’identité nationale happée politiquement par la Grande Russie. Ces nations ne se définissent ni par un régime politique, ni par des frontières stables, mais par une « même mémoire, la même expérience, la même communauté de tradition » perpétuées par une culture, sinon commune du moins partagée par beaucoup. Dans ce cadre, les langues jouent un relai primordial : le tchèque a failli disparaître au XIXème siècle au profit de l’allemand, ou le polonais au profit du russe. Les petits peuples sans langue ne résistent pas longtemps à l’assimilation de la grande nation.

Ces petites nations voulaient plus que tout être rattachées à l’Europe, à une Europe qu’elles savaient dénuée de désir impérialiste, du moins vers l’est. Elles voulaient « en être ». Car si aujourd’hui la démocratie et la prospérité apparaissent comme les deux attraits principaux de l’Union européenne pour les petites nations, la culture a joué et joue un rôle tout aussi déterminant. En 1956, alors que les chars russes déboulaient sur Budapest, le directeur de l’agence de presse de Hongrie envoyait une dépêche avant de voir son bureau détruit par les soviétiques. Voilà comment elle finissait : « Nous mourrons pour la Hongrie, et pour l’Europe ». Si l’Union européenne est incontestablement un foyer de droits de l’Homme et de croissance économique pour les pays européens « en développement » (en comparaison avec les grandes nations européennes occidentales), la limiter à ce versant très contemporain et contingent serait une grande erreur.

Peut-être est venu le temps de suivre la vision kundérienne d’une Europe culturelle qui, loin d’être figée dans le marbre des siècles passés, s’en inspirerait. Aux réactionnaires nostalgiques d’une civilisation uni(qu)e qui n’a jamais existé, opposons le foisonnement des divers foyers culturels de notre continent. Comme l’annonçait Jaurès, « c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre ».

Références

[1] Remarquons du reste que son « Œuvre » publié aux pléiades est la seule à s’écrire au singulier, là où celle des autres est indiquée « Œuvres » au pluriel.

[2] Debray Régis, L’exil à domicile, Gallimard, 2022.

[3] Milan Kundera, Les testaments trahis, Gallimard, 1993.

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Le cinéma marocain : une rébellion face à la culture des tabous

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Terre d’accueil notoire de productions cinématographiques étrangères, le cinéma local marocain demeure toutefois méconnu du grand public. Le septième art chérifien a pourtant peu à envier à celui d’autres contrées, et ce, à un détail près : réaliser ou jouer dans un film au Maroc comporte un aléa significatif.

En 2015, le film « Much Loved » du réalisateur franco-marocain Nabil Ayouch aura été un des rares films marocains sérieusement médiatisés en France, notamment pour une raison étrangère à l’œuvre elle-même ou son éventuel succès dans l’Hexagone. En effet, ce film qui aborde le sujet de la prostitution dévoile la réalité crue du quotidien de ces travailleuses du sexe, leurs rendant leur humanité par la même occasion. Ce portait de la prostitution lui vaudra une censure et une interdiction pure et simple de diffusion au Maroc pour « outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine ».[1] Loubna Abidar, actrice tenant le rôle principal, quittera peu de temps après le Maroc pour la France à la suite d’agressions verbales et physiques dont elle sera victime en raison de sa participation au film. Cette œuvre polémique, considérée par certains comme sulfureuse, scandaleuse, voire pornographique, n’est néanmoins pas la seule à aborder un sujet controversé. D’autres que Nabil Ayouch se sont risqués à cet exercice périlleux. Hélas, ceux-ci n’ont pas manqué, eux aussi, de s’attirer les foudres de bien-pensants.

L’une des thématiques que l’on retrouve de façon transversale dans nombre d’œuvres consiste en l’évocation de sujets considérés, par encore beaucoup (trop) d’individus de la société chérifienne, comme tabous. Si « Much Loved » a pu heurter la sensibilité du Centre Cinématographique Marocain (CCM) au point de provoquer sa censure totale, il n’est pas le seul à être passé au crible avant diffusion.  

Déjà en 2006, la sortie du long-métrage « Marock » de la réalisatrice Leïla Marrakchi était examinée par la commission de censure du CCM à la suite d’une polémique déclenchée lors de sa première projection dans le cadre du Festival national du film à Tanger. Le film finira par obtenir son visa d’exploitation sans aucune censure au plus grand dam du parti islamo-conservateur et du Syndicat du théâtre marocain appelant à son boycott et à son interdiction. Leïla Marrakchi y portraiture la jeunesse dorée casablancaise, écartelée entre société marocaine traditionnelle et influences occidentales. Au travers d’une tragédie shakespearienne d’un amour impossible sont alors détaillés : relations inter-religieuses et hors mariage, indifférence à la religion, consommation d’alcool et de drogues, corruption. En bref, la réalisatrice brosse sans filtre le quotidien de jeunes gens s’adonnant à des comportements et pratiques tenant à l’impudicité voire à l’apostasie aux yeux du Marocain moyen.

La projection de ce type d’œuvre provoque systématiquement l’ire de bien des détracteurs conservateurs, traditionnalistes et bondieusards en tout genre. Pour autant, les réalisateurs marocains s’adonnent toujours volontiers à l’exercice risqué de l’exorcisme des tabous de la société marocaine.

Le réalisateur Mohammed Ahed Bensouda est coutumier du combat. Son film « Derrière les portes fermées » consacré au fléau du harcèlement moral et sexuel avait suscité un débat qui avait porté ses fruits dans la mesure où une proposition de loi, adoptée par le Parlement, en avait été inspirée. Le réalisateur a d’ailleurs précisé ses intentions, à savoir « créer des œuvres cinématographiques qui engendrent un dialogue et, idéalement, mènent à des changements significatifs de la société, particulièrement sur des questions touchant les femmes ».[2] Son dernier long-métrage, « Les divorcées de Casablanca », s’inscrit dans cette lignée et met en exergue les contradictions d’une ville moderne qui reste empreinte de préjugés accablant la vie de ces femmes devenues indignes aux yeux d’une partie de la société.

La réalisatrice et actrice Maryam Touzani est également familière de ce type de combats. Celle qui souhaite « contribuer à créer un débat sain et nécessaire », s’attaque dans son dernier long métrage à un tabou de taille, celui de l’homosexualité.[3] « Le Bleu du Caftan » porte sur la vie d’un couple en apparence classique, tenant une boutique de confection de caftans, mais dont le mari vit avec le lourd secret de son orientation sexuelle. Le bouleversement causé par l’arrivée d’un apprenti dans leur magasin va pousser les trois protagonistes à affronter et accepter avec amour une réalité qui leur était étrangère. Coïncidant avec le mois sacré du ramadan, la sortie du film sera reportée d’un mois afin de ne pas déclencher de polémique. Après deux semaines de projection dans les salles marocaines, le film provoque la traditionnelle controverse. Le Parti de la Justice et Développement, parti islamo-conservateur marocain, estimant que « le film fait la promotion de l’homosexualité, en violation grave des constantes religieuses de la nation, des valeurs morales et éducatives du peuple marocain musulman », demandera son interdiction pure et simple.[4] N’en déplaise aux censeurs, l’œuvre rencontrera bien son public marocain dans les salles.

Ces insurrections incessantes de partis politiques ou autres organisations arrivent peut-être à leur terme. La lumière au bout de ce tunnel d’obscurantisme jaillit possiblement de la proposition de réforme du cinéma marocain dont les dispositions sont en opposition claire avec les immixtions du CCM. Sont notamment prévus « la réduction du pouvoir discrétionnaire du CCM en relation notamment avec les autorisations de tournage et la censure, par un cadre réglementaire légal qui régit la mise en œuvre de ces deux compétences » et « l’arrêt de tout appel à la censure au sein d’une institution législative et l’urgence de mettre en place un cadre légal de protection de la liberté de création ».[5]

Cette ambition constitue un signe clair de la volonté d’endiguer et neutraliser les interventions et ingérences motivées par le tabou culturel comme religieux. Une amorce de progrès, qui avec la persévérance des réalisateurs, laisse ainsi présager que le cinéma marocain libre a de beaux jours devant lui. Plus globalement, on peut observer une impulsion du milieu artistique marocain vers davantage de liberté dans la création. A titre d’exemple, la bande dessinée « Hshouma – Corps et sexualité au Maroc » (honte en dialecte marocain) de la dessinatrice Zainab Faisiki prête main forte à ce mouvement de libération. L’artiste y dénonce, sans retenue, les différents tabous affectant la société marocaine et la politique de l’interdit en vue de maintenir la paix sociale.

La société marocaine se libèrera vraisemblablement de ses carcans par l’entremises de ses artistes, gardiens comme soldats d’une liberté d’expression et de création sans réserve.

 

Références

 

[1] Ministère de la Communication, 2015, « Les autorités compétentes décident de ne pas autoriser la projection du film « Much Loved » au Maroc », MAP-25/05/2015.

[2] Zineb Jazouli, 2023, « Les divorcées de Casablanca : L’implication du cinéma marocain », Hespress.

[3] Le Monde Afrique, 2022, « Maryam Touzani : « Mon film peut contribuer à créer un débat sain et nécessaire » sur l’homosexualité au Maroc ».

[4] PJD, 2023, « الطالب ينتقد عرض فيلم يروج لـ “الشذوذ الجنسي” ضدا على قيم المغاربة », « Critique de la projection d’un film faisant la promotion de l’homosexualité, contre les valeurs des Marocains ».

[5] Qods Chabâa et Said Bouchrite, 2024, « Réforme du cinéma au Maroc : ce que veulent les professionnels », le360.

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Doris Lessing, écrivaine incontournable de la littérature britannique, est encore trop peu connue en France. Le Carnet d’Or, (The Golden Notebook), est l’une de ses œuvres phares et permet de se plonger dans son écriture si particulière qui explore une multiplicité de thèmes et donne au roman une finesse dans la compréhension des rapports humains et des dynamiques sociales et politiques de l’époque.

© Roger Mayne / National Portrait Gallery, London

Doris Lessing, écrivaine incontournable de la littérature britannique, est encore trop peu connue en France. Le Carnet d’Or, (The Golden Notebook), est l’une de ses œuvres phares et permet de se plonger dans son écriture si particulière qui explore une multiplicité de thèmes et donne au roman une finesse dans la compréhension des rapports humains et des dynamiques sociales et politiques de l’époque.

Lorsqu’elle reçoit le Prix Nobel de littérature en 2007, Doris Lessing est qualifiée par l’académie suédoise de « conteuse épique de l’expérience féminine qui, avec scepticisme, ardeur et une force visionnaire, scrute une civilisation divisée ». L’un de ces premiers romans, Le Carnet d’Or (The Golden Notebook), publié en 1962, témoigne déjà de cette acuité et permet à l’autrice britannique de se hisser au rang des auteur∙e∙s de renommée internationale. Traduit une dizaine d’années plus tard chez Albin Michel, il est couronné du Prix Médicis étranger en 1976.

Le Carnet d’Or suit la trajectoire d’Anna Wulf, écrivaine et femme libre dans les années 50 londoniennes, qui fait face au syndrome de la page blanche. Elle s’efforce d’écrire dans quatre carnets personnels afin de ne pas sombrer dans le chaos. Un chaos issu de sa condition féminine, des contradictions politiques lié à son engagement dans le parti communiste, et plus simplement de son incapacité à trouver sa place dans une société et une époque données.

Une émancipation littéraire par la forme

Le livre a une forme particulière : c’est d’abord une nouvelle intitulée « Free Women » qui est entrecoupée des différentes entrées des quatre carnets d’Anna, elle-même l’héroïne de la nouvelle. Le contenu et la forme du livre sont entremêlés et les frontières se brouillent entre l’autrice Doris Lessing et l’écrivaine Anna Wulf. Chaque carnet contient un aspect de la personne d’Anna : le carnet noir pour l’écriture et sa vie d’écrivaine, le carnet rouge pour ses opinions politiques, le carnet jaune pour sa vie émotionnelle et le carnet bleu pour les évènements de la vie ordinaire. Ainsi divisée, elle se donne l’impression de maitriser son mal-être. Mais ce n’est qu’avec le dernier carnet, le carnet d’or, qu’elle réussira à se retrouver elle-même, à sortir de la folie dans laquelle elle sombre.

Ce roman, situé dans la « phase psychologique » de l’auteure (de 1956 à 1969), est avant tout un récit introspectif qui démêle la vie intime du personnage principal et dévoile ses faiblesses psychiques. La forme choisie du roman permet une appréhension et une compréhension holistique d’Anna Wulf. Ce personnage peut aussi être analysée comme l’alter-ego de Doris Lessing étant donné sa finesse de réflexion et son développement abouti. On pourrait croire à une autobiographie. Le livre est d’une intensité particulière, chaque phrase écrite développe une nouvelle idée de l’autrice, et participe ainsi à l’élaboration complexe de son personnage et de ses pensées. Le Carnet d’Or s’inscrit dans ce que la critique littéraire britannique Margareth Dabble décrit comme étant le domaine de la « fiction de l’espace intérieur », une fiction qui explore l’effondrement mental et sociétal de l’individu.

Un livre féministe ?

Doris Lessing utilise l’histoire et le personnage d’Anna Wulf pour décrire la condition et l’expérience féminine dans la société anglaise des années 50. L’écriture par une femme permet de mettre en avant des thèmes novateurs dans la fiction, tels la menstruation, la masturbation et le plaisir féminin dans les relations sexuelles. Lessing dépeint une femme libre ; économiquement, politiquement et sexuellement émancipée. Elle emploi un langage cru pour décrire ses relations sexuelles et utilise l’écriture « consciente » pour témoigner de l’expérience des douleurs psychiques et physiques liées aux règles. De façon marquant, l’expérience de cette femme dans les années cinquante résonne avec celles des femmes d’aujourd’hui. L’autrice apporte également une vision libre et ouverte des relations tout en démontrant les limites de celles-ci. Anna Wulf s’émancipe des codes sociétaux de l’époque en adoptant un mode de vie libertin en tant que femme divorcée, qui élève seule son enfant et qui multiplie les amants. Paradoxalement, elle se rend compte que sa vie de femme libre participe au système patriarcal dont elle essaye de s’extraire. Elle est l’amante d’homme mariés et représente pour eux l’objet sexuel et sensuel que leur femme n’est pas.

Jusqu’à la fin de sa vie, Doris Lessing s’est refusée à penser que son livre était une icône de la guerre des sexes et de l’émancipation féminine, description qui lui sera attribuée par beaucoup de critiques et de féministes de l’époque. Il est vrai que de le limiter à cela serait particulièrement réducteur : il est tout autant un roman sur l’écriture, sur les relations humaines, sur la politique et le communisme, elle y démontre les contradictions politiques et morales liés à l’enfermement des idées dans le contexte stalinien. C’est un roman social, qui cherche à partager l’expérience humaine, et dans ce cas, l’expérience féminine.

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Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé

Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé

Un monument littéraire s’en est allé dans la nuit de lundi à mardi avec la disparition de l’écrivaine Maryse Condé à l’âge de 90 ans. Fervente militante de la Guadeloupe indépendante, elle transporte sa vie durant ses luttes sur trois continents. Esclavage, colonisation, son œuvre, dont Moi, Tituba sorcière ou encore Ségou a marqué l’histoire littéraire de la seconde moitié du XXè siècle.

Ses premiers engagements seront aux côtés de militants antiracistes, grâce notamment à la négritude théorisée par l’homme politique Aimé Césaire. Ses écrits commenceront sur la créolité. “Je pensais que j’étais coupable d’utiliser le créole. C’était une transgression, une désobéissance à mes parents. Finalement cette langue avait peut-être un pouvoir que le français qui était permis, usuel, n’avait pas.” dira-t-elle, plus tard.

Arrivée à Paris pour ses études supérieures, elle découvre le racisme : “Quand j’étais petite, je voyais bien que j’étais noire, mais ça n’avait aucune signification […]. Pour que tout change, il a fallu venir à Paris […], seule, dans une classe d’hypokhâgne avec des profs très hostiles, très moqueurs, avec des étudiants paternalistes et protecteurs, qui m’ont fait réaliser qu’en fait, j’étais absolument différente. […] Si j’étais restée en Guadeloupe, je n’aurais jamais compris que j’avais une origine, une histoire.”

Horrifiée par les crimes de l’esclavage et de la colonisation, elle mène un combat au sein du parti politique l’Union pour la libération de la Guadeloupe qui revendique l’indépendance. Combat perdu, certes, elle continue de revendiquer sa fierté d’être Guadeloupéenne tout en craignant “que la Guadeloupe n’ait plus voix au chapitre.” En Afrique, elle enseigne le français, d’abord en Côte d’Ivoire, puis est inspirée des mouvements indépendantistes en Guinée qui l’aideront pour son roman Heremakhonon. Expulsée du Ghana après le coup d’État qui renverse le président Kwame Nkrumah, elle s’envole pour Londres et travaille pour la BBC Afrique. Après un retour en Afrique, au Sénégal, Maryse Condé part pour les États-Unis. Éprise de l’histoire coloniale de l’Europe, de l’Afrique et de l’Amérique, elle rédige Ségou, roman inspiré de la période esclavagiste et des mouvements coloniaux en Afrique. Universitaire, ses combats demeurent dans ses recherches où la transmission de la littérature francophone guident ses enseignements. Si Maryse Condé était à la retraite depuis ces 20 dernières années, elle n’a pas pour autant délaissé son oeuvre littéraire, ni même le souvenir de ses 60 ans de combats. En 2013 est publié La vie sans fards, récit plus personnel où elle évoque notamment les auteurs qui l’ont guidée : Frantz Fanon, Aimé Césaire ou encore Léopold Sédar Senghor.

En 2019, le président de la République lui remet la Grand-Croix de l’ordre national du Mérite. Mais sa plus belle récompense restera celui du  prix de la Nouvelle Académie de littérature, en 2018, motivé par “son œuvre sur les ravages du colonialisme et le chaos post-colonial dans une langue à la fois précise et bouleversante

Maryse Condé s’est éteinte en Provence, loin de son pays, celui qu’elle voulait indépendant, et lègue à la postérité une œuvre littéraire majeure.

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Les débuts, Claire Marin

En attendant le printemps, on peut toujours lire Claire Marin et rêver à d’autres renaissances encore. Voici donc trois souvenirs tirés de son livre Les débuts sur lesquels Jeanne Claustre revient.

Penser les milieux

Nous attribuons trop souvent un début et une fin aux choses qui nous entourent. “On éprouve très tôt dans l’existence cette nostalgie des débuts. Mais on est aussi fébrile à l’idée d’un nouveau départ (…) c’est la raison pour laquelle nous désirons tant les retrouver, les revivre autrement. (…)”, écrit la philosophe. Ce qui fonctionne à échelle personnelle – se remémorer les premiers instants, les premiers émois, bref les premières fois – s’applique à échelle sociale. La nostalgie des débuts, c’est aussi notre attrait tout particulièrement occidental tant pour les créateur·ices que pour la (sainte) Création : seuls Gilles Deleuze et Henri Bergson se seraient opposés à l’obsession de la fixité de l’être, de l’Etat et du stable évènement. Ils parlent de ce qui bouge et devient, d’après Anne Dufourmantelle(1). Gilles Deleuze affirme que l’on commence toujours par le milieu : que toute création s’appuie sur ce qui existe, que nous sommes pris dans un maillage. Derrière cette affirmation, c’est d’une “grande humilité philosophique” dont il s’agit face à la question des fondements (ce dont ne seraient pas capables tous les philosophes, donc). D’ailleurs Deleuze préfère la signature collective et le “nous” au je.

Nous nourrissons tout autant un attrait pour les fins, dans un système basé sur la consommation. Henri Bergson décrit cette facilité à définir une histoire par notre “vision kaléidoscopique du réel” : nous créons des séquences comme un cinématographe – “le mécanisme de notre connaissance est de nature cinématographique”. Ainsi, nous restituons une apparence du mouvement à partir d’images fixes, créons cases et discontinuités temporelles là où il n’y en a pas nécessairement. Nous serions donc “incapables de percevoir la réalité mouvante” ; et ainsi, passons à côté de ce dont nous avons pourtant l’expérience : le devenir de la réalité sensible.

Nous perdons la durée ; Claire Marin en appelle à redonner sa place au mouvement et à ce qui nous échappe alors. Elle fait l’apologie de l’inconstance – qui se fait “au nom d’une vérité singulière, en mouvement, et du renouvellement nécessaire de soi.” Être inconstant·e, s’autoriser à la dérive et à la contradiction, se défaire d’un « vain souci de constance, cette angoisse qui nous dissuade d’avoir confiance en nous ». Moi-même, je n’ai pas confiance en moi car je m’astreigne toujours à être cohérente. Pourquoi ? Pour quel récit – à part celui d’une vie entière perçue dans la concurrence, d’une vie de première de la classe, conçue sous la forme d’une évolution vaine ? Qui n’a d’ailleurs aucun effet, sinon de générer l’auto-déception constante. Il serait temps de se penser en récits, cette fois pluriels. Ce qui peut être une fonction de la littérature : écrire un certain début. Mais plus n’importe lesquels, plus les mêmes qu’avant.

Se tenir prêt à accueillir, toujours, l’inattendu

Il y a toutefois des “cataclysmes dont nous pouvons être l’initiateur (…)” : on impulse un début, on décide d’une fin, le “pouvoir cataclysmique de la liberté humaine”, pour Jean-Paul Sartre. Maurice Merleau-Ponty, lui, dit que quelque chose débute (en nous) quand, dans l’expression de soi, se manifeste « une signification nouvelle qui éclaire autrement notre passé, marquant le début d’un autre rapport à soi, d’un autre récit de soi. » Il est possible de redécouvrir son passé pour s’exprimer, se connaître différemment.

L’expérience intérieure se lit alors sous le prisme d’une continuité d’écoulement : une lente métamorphose, où notre seul principe de transformation s’incarne dans “la variation subtile et la continuité des formes”. Ce qui compte, c’est seulement “l’inflexion de la ligne” que nous traçons. “Ce qui dure en moi au-delà des discontinuités et fragmentations de l’existence, écrit Claire Marin, c’est cette force désirante qui fait de la vie un étrange et continuel palimpseste”.

Il faut donc continuer à imaginer des débuts, à espérer d’autres commencements. Alors, et alors seulement, nous n’aurons plus « l’âge que le temps imprime à nos corps ».

Continuer à espérer dans le désespoir

Mais comment parler de recommencement quand le monde vivant s’effondre ? Quand mes ami·es sont tous·tes solastalgiques(2) ? Quand il devient impossible de se projeter, est-il encore possible d’espérer ?

En crises, il est particulièrement nécessaire d’entendre Claire Marin nous dire qu’il “est parfois possible de rajeunir, parfois nécessaire de s’y efforcer”.

S’il est impossible de croire en une guérison de nos maux, il s’agirait plutôt selon elle de croire au soin. Il y a de toute façon une contradiction entre “l’espoir d’un jour et l’échec à la fin”. Mais c’est une forme de résistance au désespoir : “La joie est encore possible dans la conscience du tragique (…), d’autant plus nécessaire que les dangers nous assaillent de toutes parts. On peut penser la légèreté dans la lucidité. Nous apprenons de toute façon à vivre dès le départ avec la part tragique du réel. (…) Il n’y a pas de vie sans tempêtes, et on ne peut pas espérer les contempler toujours du rivage, loin du tumulte. Mais on apprécie la terre ferme lorsque les courants de l’existence nous y ramènent.”

Continuons d’initier.

 

Références

(1)Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, Paris, Payot et Rivages, 2013.

(2) Semblable au concept de nostalgie (un mal du pays en quelque sorte éprouvé par quelqu’un qui est loin de chez lui), la solastalgie désigne l’expérience des changements négatifs de l’environnement. Le concept, notamment développé par le philosophe australien Glenn Albrecht, signifie comment la personne est certes déjà chez elle, mais désormais “quittée” par son lieu. Des opérations d’aménagement, l’abattage d’arbres, un incendie, etc., peuvent générer de la solastalgie, état d’impuissance et de détresse profonde causé par le bouleversement d’un écosystème, « sentiment ressenti face à un changement environnemental stressant et négatif ». Voir G. Albrecht, Les émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, Paris, Les liens qui libèrent, 2020).

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Avec Kundera et Eco, le rire face aux absolutismes

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Le rire peut-il être un objet politique et poétique ? Pour Milan Kundera et Umberto Eco, assurément. Le premier dans La plaisanterie (1967), le second dans Le nom de la rose (1982). Si les deux récits n’ont strictement rien à voir du point de vue formel, si chacun se déroule dans un espace-temps différent, ils ont en commun de mettre au premier plan le rire comme arme politico-poétique.

Le rire peut-il être un objet politique et poétique ? Pour Milan Kundera et Umberto Eco, assurément. Le premier dans La plaisanterie (1967), le second dans Le nom de la rose (1982). Si les deux récits n’ont strictement rien à voir du point de vue formel, si chacun se déroule dans un espace-temps différent, ils ont en commun de mettre au premier plan le rire comme arme politico-poétique.

Umberto Eco place son récit au XIVème siècle dans la chrétienté médiévale, plus précisément au sein d’une abbaye bénédictine située entre la Provence et la Ligurie, dans une Italie qui n’est encore qu’une « expression géographique » selon le mot de Metternich. L’on y suit Guillaume de Baskerville, frère franciscain chargé de résoudre une enquête criminelle qui mêle théologie et luttes politiques. Quant à Milan Kundera, il déploie les fils de son roman dans la Tchécoslovaquie de l’après-guerre sous domination communiste. Quatre destins s’entremêlent dans un roman polyphonique, comme aime les écrire l’écrivain tchèque, notamment celui de Ludvik Jahn dont la vie s’apparente à un lent déclin déclenché par une blague.

Car c’est d’une lettre envoyée par Ludvik à sa petite amie de l’époque que procède le récit. Étudiant communiste connu et reconnu par ses pairs, il inscrit sur une carte postale : « L’optimisme est l’opium du genre humain ! L’esprit sain pue la connerie ! Vive Trotski ! ». Ces deux derniers mots sont assimilés à un blasphème dans les pays communistes sous la férule de Staline. Dès lors, pour une simple plaisanterie, tout son destin bascule dans le vide.

Comme l’écrit Milan Kundera, « je veux simplement dire qu’aucun grand mouvement qui veut transformer le monde ne tolère le sarcasme ou la moquerie, parce que c’est une rouille qui corrode tout ». Le rire, l’humour, la plaisanterie, érode le mécanisme implacable du totalitarisme, quel qu’il soit. Car rire, c’est accepter que tout ne doit pas être sérieux, et que le sens donné à la vie par l’idéologie n’est pas tout, que la vie, justement, ne s’y réduit pas. Tourner en dérision – alors même qu’on adhère sincèrement à l’idée communiste, comme c’est le cas pour Ludvik lorsqu’il adresse la carte postale à sa petite-amie – l’idée totalisante, c’est admettre qu’elle n’est pas absolue.

Dans le livre d’Umberto Eco, Le nom de la rose, le rire occupe une place assez importance dans les débats théologiques ayant cours entre les différents moines. L’on s’y demande si Jésus, lui-même, a déjà ri ou non, et ce qu’il en a dit et pensé. Mais c’est surtout le dénouement du livre qui donne à comprendre le sens que revêt le rire pour ce qu’on pourrait appeler le totalitarisme religieux, ou du moins l’absolutisme. Attention, les lignes suivantes divulgâchent en partie la fin du roman. Jorge de Burgos, véritable maître de l’abbaye, fait tout pour que ne soit pas découvert le second tome de la Poétique d’Aristote, consacré à la comédie – il est d’ailleurs à noter que ce manuscrit a réellement disparu. Jorge de Burgos avance que le rire est démoniaque, et qu’il ne faut pas que l’humanité accède aux réflexions du philosophe à son sujet. Le rire exorcise la peur, rend la vie plus légère et fait passer au second plan la crainte de Dieu. De la même manière qu’avec le pouvoir communiste, le rire ouvre une brèche dans l’absolutisme qu’il soit religieux ou politique, il offre un espace de légèreté et de mise à distance du sérieux.

Les livres de Kundera et Eco ne se limitent pas à cette réflexion sur le rire. Le premier est avant tout un roman d’amour, d’amours déchues et déçues, quand le second se trouve être un excellent roman d’enquête. Mais chacun, à sa manière, fait du rire une « arme du faible », un instrument de défense intellectuel face à l’absolutisme.

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Robert KINO, allégorie de la pistache
Le Temps des Ruptures part à la découverte d’artistes, passionnés et engagés, pour mettre en avant leur travail et souligner leur importance. Robert Kino, qui vient de sortir son nouvel EP « allégorie de la pistache », ouvre le bal.
Le Temps des Ruptures : Salut Félix (alias Robert Kino), ton dernier EP (extended play) vient de sortir, il s’appelle « ALLÉGORIE DE LA PISTACHE » et c’est un vrai bijou. Ou une pistache, j’hésite encore. Mais alors, qu’est-ce que ce petit fruit à tes yeux, toi qui en plus d’être un musicien se trouve être un cuisinier de profession ? 
Robert Kino :

La pistache, c’est un fruit délicieux mais qui, dans sa forme la plus courante, nécessite d’être épluchée. Pour moi, elle illustre parfaitement un concept de la vie : les hauts et les bas. Les hauts, c’est déguster le fruit, et les bas, c’est le décortiquer. Le propos de mon EP, c’est que, dans la vie, il faut accueillir les bas pour pouvoir pleinement apprécier les hauts, parce que ce sont ces bas qui créent du contraste, et je crois que sans contraste, la vie devient ennuyante.

Le Temps des Ruptures : Musicalement, j’avoue que tu m’épates. Tu composes, tu chantes, tu joues de plusieurs instruments (combien dans l’EP d’ailleurs ?), tu enregistres (dans ton placard m’a-t-on dit) ! Bref, tu fais tout et ça sans aucune autre formation que la tienne, un parfait autodidacte. Comment t’est venue l’envie de jouer et de composer de la musique ? Comment t’es-tu instruit ? 
Robert Kino : 

J’ai commencé la guitare quand j’avais 10 ans, et c’était bien trop dur pour l’enfant impatient et capricieux que j’étais donc j’ai d’abord abandonné, puis je me suis rabattu sur le ukulélé. C’est avec cet instrument que j’ai fait mes premières compositions. J’ai toujours écouté beaucoup de musique (ma soirée de rêve quand j’avais 8 ans : faire du air guitar sur du gros Korn dans ma chambre), mais arrivé au lycée, j’ai découvert un monde avec les chaînes YouTube comme TheSoundYouNeed ou Majestic Casual. Je me faisais aussi les discographies de groupes comme Pink Floyd, Led Zeppelin ou Supertramp. À l’époque je me suis demandé ce que ça donnerait de fusionner la musique électronique et le rock des années 70 et c’est à ce moment-là que j’ai investi dans le classique home-studio starter pack, à savoir ordinateur, carte son, clavier MIDI, micro et enceintes. J’étais plutôt mauvais, et sur le papier il y avait pas mal de chances pour que j’abandonne également, mais étonnement je n’ai jamais arrêté depuis. C’était la première fois que je me plongeais autant dans une discipline et qu’elle ne me lassait pas au bout de deux semaines. Dans l’EP, je chante, joue de la guitare, du ukulélé, de la basse et du piano, mais il n’y rien de très compliqué. Je ne me considère même pas musicien en réalité mais plutôt compositeur. Le truc que j’ai vraiment du apprendre, c’est comment utiliser Ableton, comment réaliser des idées et comment mixer tout ça.

Le Temps des Ruptures : Il y a, me semble-t-il, une dimension très personnelle dans ta musique, dans tes paroles. Et tu la dévoiles avec une forme de légèreté, mêlée d’autodérision, qui rend le tout assez sentimental (je trouve). ALLÉGORIE DE LA PISTACHE nous parle de sentiments ? d’expériences ? 
Robert Kino : 

Les deux. Certains morceaux dans l’EP sont des fictions inspirées d’expériences personnelles, mais elles abordent aussi les sentiments qui vont avec. Les autres chansons parlent directement de moi et sont donc effectivement très personnelles. C’est la première fois que j’utilise vraiment le « je » pour parler de ce que je ressens. Bizarrement avant ça, j’avais beaucoup de mal à écrire à propos de moi, mais cette année, je suis passé par une grosse période de questionnement, donc j’imagine que ça a aidé à débloquer le truc. C’est un projet qui parle beaucoup de moi, et au final je trouve que le fait d’avoir utilisé des personnages et/ou des mélodies légères a rendu la chose beaucoup plus digeste que si j’avais passé 28 minutes à dire que j’étais une merde sur des airs de piano tristes.

Le Temps des Ruptures : Je l’ai évoqué, en plus de la musique, ton terrain de jeu favori c’est la gastronomie, la bonne chère. Qu’est-ce que ces deux disciplines ont en commun pour toi ?
Robert Kino : 

Ce sont deux disciplines qui peuvent être abordées de la même manière. Pour qu’il y ait du fort, il faut qu’il y ait du calme. Pour qu’il y ait de l’acide, il faut qu’il y ait du salé. En fait, en musique, comme en cuisine, il faut chercher l’équilibre avec les nuances.

Le Temps des Ruptures : Ton EP vient tout juste de sortir, mais j’ai tout de même envie de te demander quels sont tes prochains projets et comment tu envisages la suite ? D’ailleurs, est-ce que tu as déjà pensé à donner des concerts (autre part que dans ton placard) ? 
Robert Kino : 

Les concerts, c’est compliqué. Je l’ai dit plus tôt, mais je ne suis vraiment pas musicien. Pour les voix, j’en dois une belle à Auto-Tune, pour les pianos, c’est du MIDI, donc je peux corriger les imperfections à la souris, et pour les cordes, il me faut 3 heures pour enregistrer une boucle de 12 secondes. Donc avant de franchir le cap, il faudra que je me perfectionne techniquement. En tout cas, c’est une idée qui me botte !

J’aimerais beaucoup commencer à créer avec d’autres gens. Que ce soit composer à plusieurs, ou faire de la production pour d’autres artistes. Pour le morceau 5AM, on a composé à deux avec Anaëlle, c’était nouveau pour nous deux mais c’était très enrichissant et on est très fier du résultat !

Sinon, j’ai quelques instrus avec lesquelles je sais pas trop quoi faire et quelques copains qui font de la musique, alors j’imagine qu’il y a quelque chose à faire.

D’une manière générale, ce qui me fait vibrer, c’est de faire la musique que j’aimerais écouter. Alors j’imagine la suite dans la même lancée, mon ordi et moi à la recherche de sons à la fois originaux, sensés et accessibles.

Le Temps des Ruptures : En guise d’au revoir, quelle est ta dernière claque musicale qu’on doit absolument écouter ? 
Robert Kino : 

La dernière claque c’est clairement l’album « Always in a Hurry » de Medasin. J’ai des frissons à chaque fois, il y a tout ce que j’aime. Une batterie bien marquée, des grosses influences jazz et des nappes très aériennes. C’est le parfait mélange entre technique et émotion.

Sinon, plus tôt dans l’année j’ai découvert 100 gecs avec leur album 10,000 gecs et je sais pas trop quoi dire dessus à part que je l’ai beaucoup trop écouté.

 Retrouvez l’artiste sur les réseaux sociaux : 

Instagram : https://instagram.com/robert_kino?igshid=YzAwZjE1ZTI0Zg==

Spotify : https://open.spotify.com/intl-fr/album/3nII4lTSD9Uf4hrK2Uxlt7?si=XLmeSDODQqiNBmIn3Otg3g

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