Comment les prix de l’énergie sont devenus fous

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Le 4 octobre dernier, le gouvernement allemand annonçait un nouveau recul de ses objectifs climatiques en renonçant provisoirement à fermer ses centrales au lignite (un type de charbon très polluant). L’argument avancé était que cette réserve de production d’électricité devait pouvoir être activée en cas de pic de consommation afin « d’économiser du gaz dans la production ». Mais le plus important était surtout que le gouvernement allemand espérait que cette décision permette de maintenir un prix de l’électricité bas pendant l’hiver. Il faut dire que depuis l’invasion russe de l’Ukraine, le gaz importé coûte beaucoup plus cher, en particulier parce qu’il ne passe plus par des gazoducs mais par des plateformes de gaz naturel liquéfié (GNL) ; il faut donc trouver des expédients pour éviter l’explosion des factures qui ne sont bonnes ni pour le moral des ménages, ni pour la compétitivité des entreprises.

Comble de l’ironie, quelques mois plus tôt ce même gouvernement avait annoncé la fermeture définitive de ses trois derniers réacteurs nucléaires dont les capacités de production, décarbonées, étaient pourtant plus de deux fois supérieures à celles des centrales au lignite maintenues (4 GW contre 1,9 GW).

La gestion de l’énergie, soulève de nombreuses questions, en Allemagne comme ailleurs en Europe. Comment organiser la transition énergétique à l’heure où les impératifs climatiques imposent la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre ? Comment se passer de notre dépendance au gaz russe sans faire exploser les coûts de l’énergie ? Comment reprendre le contrôle sur les prix sans pour autant réactiver nos vieilles centrales à charbon ?

Préserver la souveraineté des politiques énergétiques

En réalité, la question qui englobe toutes les autres est celle de la souveraineté énergétique. Pour l’aborder, le dernier ouvrage d’Aurélien Bernier, L’Energie hors de prix est un guide salutaire. Pour commencer, il convient de poser quelques définitions. En premier lieu, lorsqu’on parle de souveraineté énergétique, de quoi parle-t-on exactement ? Comme le note très justement Bernier, « la France n’atteindra jamais la souveraineté énergétique » (p. 165). L’uranium, tout comme les énergies fossiles, sont massivement importés. Quant à la production d’énergie renouvelable et de batteries électriques, elle a besoin de composants eux aussi importés. Mais si la France ne devient jamais autonome en matière énergétique rien ne l’empêche de décider de l’organisation de la production et la distribution de l’énergie sur son territoire. C’est la souveraineté en matière de politiques énergétiques qu’il faut préserver. Comme l’expliquait la regrettée Coralie Delaume, la souveraineté est l’autre nom de la démocratie. Être souverain, c’est confier au peuple le pouvoir de décider de ses propres affaires. Or, « le principal obstacle à cette souveraineté en matière de politique énergétique, c’est le marché », note Bernier à juste titre (p. 165).

Ainsi, remettre l’énergie au cœur du débat et de la démocratie suppose de comprendre comment le marché s’est étendu au détriment du politique et de s’interroger sur les moyens de recouvrer le pouvoir de contrôler à nouveau la manière de répondre à nos besoins énergétiques. C’est tout l’intérêt du livre de Bernier que de décrire l’histoire de cette spoliation et, par effet de miroir, de comprendre ce qu’il faudrait faire pour l’inverser.

Le livre de Bernier s’inscrit dans un travail ancien, puisqu’il avait déjà publié un livre remarqué sur le sujet, Les Voleurs d’énergie (Utopia, 2018). Sans surprise, on trouve des éléments communs aux deux ouvrages, notamment dans les deux premiers chapitres qui abordent l’histoire des privatisations et leurs conséquences. Dans ce passage, comme dans le reste de l’ouvrage, Bernier étudie les secteurs du gaz et de l’électricité. Il n’aborde pas le sujet du pétrole et des carburants dont l’histoire a pourtant bien des points communs avec celle du gaz et de l’électricité (Total et Elf Aquitaine ont été des groupes publics avant d’être privatisés, puis fusionnés, et enfin se transformer en grands conglomérats transnationaux).

Deux éléments sont marquants dans cette histoire. Le premier, ce sont les aller-retours permanents entre régulation et dérégulation, entre objectifs de flexibilité et de sécurité. Bernier insiste sur le fait que la production et la distribution de gaz et d’électricité ont d’abord été confiées au secteur privé dans la plupart des pays du monde. Cependant, l’incapacité du privé à organiser une distribution généralisée de l’énergie et son inefficacité à assurer un service convenable ont conduit les gouvernements à nationaliser ou à sérieusement encadrer les systèmes de production et de distribution de l’énergie.

De plus, la conception qu’on a de la manière dont un marché doit fonctionner varie selon les époques. Ainsi, Bernier rappelle qu’au début de la libéralisation il fallait absolument limiter les contrats à long terme avec les pays producteurs de gaz afin de rendre le marché plus « liquide » (p. 87). Puis, lorsque la trop grande liquidité du marché de l’énergie a fait exploser les tarifs, il a fallu faire l’inverse et favoriser les contrats de long terme afin de sécuriser les prix. D’un côté on nous dit qu’un bon marché doit être fondé sur le « signal-prix », censé permettre les adaptations mutuelles de la demande et de l’offre (et on crée des bourses de l’énergie pour cela), de l’autre dès qu’une crise importante survient et que les prix deviennent fous, on propose davantage de régulation et de contrats à long terme, et on autorise les gouvernements à subventionner l’énergie au nom de la compétitivité des entreprises et de la paix sociale.

Le rôle central de l’idéologie néolibérale

Le second élément qui ressort de la synthèse historique proposée par l’auteur est le rôle central de l’idéologie et de la politique dans la libéralisation des marchés de l’énergie. Faut-il le rappeler ? Un marché n’existe pas « naturellement ». Il doit être pensé, créé, mis en œuvre. Tout cela nécessite une puissante volonté politique qui s’inscrit dans la durée. En l’occurrence, c’est la force de l’idéologie néolibérale d’avoir mis au cœur de son projet politique la gestion marchande de l’énergie. Depuis la libéralisation chilienne des années 1970 sous Pinochet, jusqu’à celle de l’Union européenne dans les années 1990-2000, en passant par la libéralisation thatchérienne au Royaume-Uni, il y a plus qu’une continuité. Les mêmes penseurs et les mêmes principes sont à l’œuvre, comme le souligne l’auteur (p. 25). On regrettera toutefois l’usage impropre de qualificatifs tels que « ultralibéraux » (p. 23) pour parler des Chicago boys, ces économistes chiliens formés par Milton Friedman. De même, qualifier de « libérale » l’idéologie qui a conçu cette forme de libéralisation est extrêmement réducteur. En effet, le libéralisme traditionnel entend organiser le retrait de l’État de l’économie et conçoit le marché comme une institution naturelle. Or, ce que démontre les exemples des marchés du gaz et de l’énergie, c’est qu’absolument rien n’est « naturel » dans les dispositifs choisis. Ces derniers ne sont pas libérés de l’État ; c’est lui (ou plutôt l’Union européenne pour le cas de la France) qui a instauré ces marchés et leurs systèmes de régulation et qui l’organise selon des critères très précis censés à la fois produire des signaux-prix pertinents, organiser la transition écologique ou encore préserver la concurrence.

La forme qu’a pris la libéralisation des marchés de l’énergie n’a donc rien de « libérale », contrairement à ce qu’écrit Bernier. C’est du néolibéralisme à l’état pur. Par ailleurs, tout en étant mue par des considérations politiques et idéologiques extrêmement fortes, ce qui est largement souligné dans l’ouvrage, la transformation de la gestion et de la distribution de l’énergie n’a fait l’objet d’aucun débat démocratique. C’est dans les arcanes de Bruxelles et à l’issue de négociations opaques entre États que les marchés de l’énergie ont été libéralisés de la manière dont ils l’ont été. Et ce sont d’ailleurs les mêmes négociations opaques qui se tiennent à l’heure actuelle et promettent de tirer les leçons de la crise de 2022. À aucun moment les citoyens n’ont été directement consultés sur la forme que devait prendre la gestion de l’énergie. Et c’est toujours sans consultation des populations que l’on réforme aujourd’hui le marché de l’électricité ou que l’on engage d’importants investissements pour construire de nouveaux terminaux méthaniers.

Une libéralisation complexe et opaque

On répondra que tout cela est beaucoup trop complexe pour être arbitré par de simples citoyens. C’est parfaitement exact. Rien n’est plus compliqué que le fonctionnement actuel des marchés de l’énergie. Mais d’où vient cette complexité ? Du temps des monopoles publics d’EDF et de GDF, la chose était plutôt simple. Nul besoin, alors, d’un régulateur, d’un médiateur, de négociations franco-allemandes interminables. Le responsable de l’approvisionnement en énergie des ménages et des entreprises était le ministre de tutelle des monopoles publics. Pas besoin, dans un monopole public, d’une bourse de l’énergie ou d’une gestion des producteurs d’électricité en fonction du « merit order »(1), c’est-à-dire de leur coût de production marginal. Inutile d’organiser un « marché de capacités » (p. 105) pour éviter le blackout en période de pointe ; pas besoin de revendre à un tarif privilégié une partie de l’électricité nucléaire aux distributeurs dans le cadre de l’ARENH (accès régulé à l’électricité nucléaire historique). Et surtout, comme le souligne très bien Bernier, le monopole d’Etat est sans doute l’instrument le plus sûr pour organiser des politiques publiques de l’énergie, par exemple pour décarboner nos usages, protéger la population de l’inflation ou trouver des recettes publiques permettant de financer des projets gouvernementaux (p. 85). Avec le monopole public de l’énergie, on sait qui décide et qui est responsable des dysfonctionnements. Avec les marchés actuels de l’énergie, chacun peut s’exonérer de sa propre responsabilité et les défaillances deviennent systémiques.

Lire : Comment et pourquoi le marché européen de l’électricité a déraillé.

En fin de compte, si la libéralisation de l’énergie s’est avérée d’une incroyable complexité, c’est sans doute parce que la gestion privée d’un service aussi essentiel que l’approvisionnement énergétique n’a rien d’évident. On n’a pas libéralisé pour plus de performances ou davantage de transparence, mais on a réduit les performances et opacifié le système pour rendre la libéralisation possible. Comme le souligne l’économiste et ancien dirigeant d’EDF Marcel Boiteux, cité par l’auteur, « Il ne s’agit plus d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix mais d’élever les prix pour permettre la concurrence »(2).

On comprend à la lecture du livre d’Aurélien Bernier que la complexité est au cœur des stratégies de libéralisation. Ainsi, le prix de l’électricité est le produit d’une architecture fondée sur une combinaison de prix dont chacun remplit un rôle spécifique. Car, contrairement à ce qu’on pourrait penser, les prix de gros sur le marché de l’électricité, celui auquel s’approvisionnent les distributeurs, n’est pas le simple résultat des rapports de force entre offreurs et demandeurs. « Au bout du compte, écrit Bernier, le prix de bourse de l’électricité empile le prix de la production (en grande partie celui des centrales au gaz), le prix du mécanisme de capacité, le prix du carbone. Pour peu que l’offre soit ‘‘verte’’, on ajoute le prix de la garantie d’origine. Avec de la spéculation à chaque étage » (p. 106).

Et ce n’est pas fini. Car le prix de marché n’est pas celui que paie le consommateur. Pour retrouver le prix des factures il convient d’ajouter les tarifs des organismes publics qui gèrent les lignes haute et basse tension (RTE et Enedis), les coûts de la quarantaine de distributeurs qui se livrent une guerre commerciale elle aussi très coûteuse en dépenses de communication et en démarchages en tous genres, le coût de la régulation et des institutions publiques de médiation qui visent à informer les consommateurs perdus dans la jungle des tarifs et des pratiques commerciales douteuses… et bien sûr le coût des taxes diverses dont la fameuse « Contribution au Service Public d’Electricité » qui, c’est le comble de l’ironie, date justement de l’époque où le service public a été abrogé. « Tout ceci pour avoir le ‘‘choix’’ entre des détaillants qui vendent presque tous la même marchandise », note Bernier avec malice (p. 80).

Quelles leçons tirer de la crise de 2022 ?

Cette véritable cathédrale de complexité conçue au nom de la libéralisation du marché de l’énergie a complètement disjoncté en 2022. Le gaz russe s’étant soudainement arrêté de circuler dans les gazoducs, les prix du gaz et de l’électricité ont atteint des sommets délirants, menaçant la survie d’une grande partie du secteur industriel et productif. Que s’est-il passé à ce moment-là ? Le livre d’Aurélien Bernier permet d’entrer dans le détail de cette histoire et de déconstruire quelques mythes.

Première leçon : si l’invasion russe de l’Ukraine a incontestablement renforcé la crise européenne de l’énergie, elle n’en est pas à l’origine. Les prix avaient commencé à augmenter bien avant, en réalité dès l’été 2021, au moment de la reprise post-covid. Ainsi, dès le mois d’octobre, certains fournisseurs alternatifs, sentant le vent tourner, avaient décidé de se retirer du marché. C’est le cas par exemple du danois Barry Energy qui promettait de mettre en place une tarification dynamique. Le principe étant que le prix payé par l’usager est indexé sur le cours du marché de gros. La tarification dynamique a été rendue possible par l’introduction du compteur Linky qui peut déterminer la consommation d’un foyer en temps réel et donc modifier la tarification à chaque instant. Comme le souligne Bernier, cela revient à « reporter une grande partie du risque boursier sur l’abonné » (p. 145).

L’offre de Barry Energy n’a de sens que dans un contexte où les cours boursiers sont en moyenne inférieurs au tarif régulé. Or, ce n’était déjà plus le cas six mois avant l’invasion russe de l’Ukraine, et c’est ce qui explique que ces tarifs n’ont pas encore été proposés en France (ils existent dans d’autres pays). Si cette pratique devait se généraliser, on imagine que les clients de ces contrats devront jouer des interrupteurs plusieurs fois par jour en ayant les yeux rivés sur les cours de la bourse de l’électricité.

La deuxième leçon que l’auteur tire de la crise est qu’elle a donné lieu à un nombre incalculable de malversations de la part des fournisseurs alternatifs. Ayant acquis des quotas d’électricité à bas coût grâce au mécanisme de l’ARENH, certains fournisseurs ont cherché à se débarrasser de leurs clients en augmentant subitement leurs tarifs ou en leur conseillant de repasser chez EDF. Grâce à cette manœuvre, ils pouvaient revendre au prix fort à EDF l’électricité qu’ils lui avaient acheté au tarif de 42€ le MWh (p. 115). Aurélien Bernier souligne que ces opérations sont parfaitement légales, puisque certains fournisseurs tels Mint Energie n’hésitent pas à s’en vanter auprès de leurs actionnaires (p. 118). Au passage, si les fournisseurs alternatifs les plus malins ont pu profiter de la crise pour revendre très cher une électricité achetée à bas prix à EDF, l’entreprise publique a, pour sa part, perdu beaucoup d’argent, un fait qui aurait mérité d’être davantage souligné dans l’ouvrage.

Troisième leçon de la crise, le marché s’avère incapable de produire les bons investissements et d’anticiper les crises. Dans le cas du gaz, l’épuisement progressif des gisements de la Mer du Nord n’a pas conduit les fournisseurs européens à diversifier leurs sources d’approvisionnement. Au contraire, ils ont laissé la Russie développer ses propres infrastructures d’exportation, ce qui a amplifié les conséquences de la rupture de l’approvisionnement russe. Pour ce qui concerne les investissements dans la production d’électricité, ils vont prioritairement là où les prix sont les plus élevés. Or, pour que les prix de l’électricité soient élevés, il faut que le système de production se retrouve régulièrement à la limite du blackout. Du fait de sa conception, le marché européen de l’électricité ne peut rémunérer les producteurs à des tarifs élevés que dans la mesure où des centrales coûteuses sont mises en route en période de pic de demande. Ainsi, une surcapacité productive fait perdre beaucoup d’argent à l’ensemble des producteurs. Il faut donc absolument l’éviter… et donc sous-investir !

Enfin, la dernière leçon de la crise est que, si l’on en croit les experts qui conseillent la Commission européenne et le gouvernement français, il est urgent… de ne rien changer. Ainsi, pour la Commission, toute réforme du marché européen de l’électricité doit avant tout « préserver le cœur du marché intérieur ». Il en va de même pour l’économiste Jean-Michel Glachant qui publie fin 2022 une note de travail pour le Centre Robert Schuman où il affirme qu’« il serait irresponsable de casser ou de brider ce remarquable outil ». Quant à Nicolas Goldberg et Antoine Guillou, ils n’hésitent pas à juger, dans une note écrite pour le Think Tank de gauche néolibéral Terra Nova que « contrairement à ce qu’affirment certains acteurs économiques et politiques, sortir tout bonnement du marché européen de l’électricité serait contre-productif et même dangereux car il s’est révélé être un facteur de résilience indispensable en cas de crise et son fonctionnement envoie le bon pour équilibrer le réseau électrique à tout moment » (citations extraites des pages 151-153).

En fin de compte, ce que nous apprend la crise européenne de l’énergie c’est que le dogmatisme idéologique, le conservatisme des classes dirigeantes et certains intérêts bien compris se sont coalisés pour ôter à la population le droit de gérer son énergie en la baignant dans un environnement où les forces de la concurrence et du marché décident à la place du citoyen quels investissements doivent être faits et qui doit en bénéficier. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas ainsi que nous parviendrons à relever les défis climatiques qui nous attendent ni à planifier la décarbonation de nos économies. Mais tant que le marché produit le « bon » signal-prix, nous sommes sauvés !

David Cayla

 

Références

(1)Voir David Cayla « Comment et pourquoi le marché européen de l’électricité a déraillé », Le Temps des ruptures.

(2) Marcel Boiteux « Les ambiguïtés de la concurrence. Electricité de France et la libéralisation du marché de l’électricité », Futurible n° 331, juin 2007.

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Les mauvaises nouvelles économiques s’accumulent. Cet été, la Chine a connu une déflation historique sur fond de crise immobilière, d’endettement des collectivités territoriales et d’un niveau record de chômage des jeunes. Si la crainte d’une récession a longtemps plané sur l’économie américaine, c’est aujourd’hui la zone euro qui est touchée, avec une récession technique au début de l’année 2023 mise en évidence par la révision des chiffres du PIB du 8 juin dernier.

Le problème est que les marges de manœuvre laissées aux États pour modifier le cours de l’économie sont réduites. Une vidéo d’Alexandre Mirlicourtois, publiée le 31 août dernier sur Xerfi Canal, concluait d’un épuisement du modèle économique européen. Fondée sur le commerce et les exportations, l’économie européenne ne serait plus adaptée au grand basculement géopolitique que le monde connaît aujourd’hui et qui nécessiterait une réaffirmation de l’autonomie stratégique de l’UE. Le danger est que, face au conflit Chine / États-Unis, l’Europe soit progressivement reléguée, voire vassalisée par la puissance américaine. Militairement dépendante de l’OTAN et privée de gaz russe, elle a de fait accru sa dépendance vis-à-vis des États-Unis ces derniers mois.

L’échec des stratégies économiques européennes

L’impasse européenne d’aujourd’hui est sans aucun doute la conséquence des échecs d’hier. Dans les années 2000, le grand projet européen était la « stratégie de Lisbonne » qui visait à faire de l’UE « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Rien que ça ! Dans les années 2010, la stratégie « Europe 2020 » prit le relais avec les mêmes ambitions en matière de recherche et d’innovation, mâtinée d’une dose d’écologie et de croissance verte. Que constate-t-on plus de vingt ans plus tard ? Non seulement l’essentiel de l’innovation, en particulier dans le numérique, est venue des États-Unis (smartphones, voitures électriques performantes, réseaux sociaux, Uber, Netflix, Chat GPT, …) mais surtout l’économie européenne progresse moins vite que celle des États-Unis.

L’écart qui s’accroit entre ces économies est un fait nouveau. Jusqu’aux années 1980, l’Europe de l’Ouest avait une croissance structurellement plus forte que celle des États-Unis du fait du rattrapage de l’après-guerre. L’écart s’est ensuite stabilisé, avant de se creuser. En termes réels (c’est-à-dire hors inflation), entre 1999 et 2022, le PIB par habitant a augmenté de près de 33% aux États-Unis, contre 25% au sein de la zone euro et au Royaume-Uni (figure 1). Autrement dit, les revenus aux États-Unis augmentent 30% plus vite que sur le continent européen alors qu’ils sont deux fois plus élevés ($37 150 par habitant pour la zone euro contre $76 400 aux États-Unis en 2022). Du rattrapage, on est passé au décrochage.

Figure 1 : Évolution comparée des revenus réels (PIB/hab) entre 1999 et 2022

On peut bien entendu questionner la pertinence du PIB comme indicateur pertinent du niveau de vie et relever, par exemple, qu’en termes d’espérance de vie, d’émissions de CO2, d’inégalités et même de bien-être social, la situation des Européens est sans doute meilleure que celle des Américains. Mais on manquerait alors l’essentiel : la question n’est pas de savoir où l’on vit le mieux, mais d’analyser la capacité des politiques publiques à accomplir les objectifs que les responsables politiques se sont donnés. Or, si on entend devenir l’économie la plus « innovante » et la plus « compétitive » au monde et que l’on aboutit, vingt ans plus tard, à une économie où la croissance et l’innovation sont plus faibles qu’ailleurs, c’est qu’il y a quelque chose qui dysfonctionne dans la capacité des dirigeants européens à agir sur la réalité.

Plus largement, si cette situation est inquiétante c’est aussi parce que les enjeux économiques et climatiques auxquels l’UE est confrontée sont immenses. Pour l’avenir, il ne s’agira pas simplement de préserver l’innovation et la compétitivité mais d’organiser une vaste et profonde transition écologique afin de décarboner le système productif européen. Or, si l’UE n’est pas parvenue à devenir une économie innovante et compétitive entre 2000 et 2020, qu’est-ce qui nous garantit qu’elle pourra atteindre ses objectifs climatiques d’ici 2050 ? C’est toute la crédibilité européenne qui est mise à mal par l’échec de la stratégie de Lisbonne et l’impuissance de ses politiques économiques.

L’impuissance des politiques économiques européennes

Il est nécessaire, à ce stade, de rappeler quelques définitions. Tout d’abord, une politique économique se définit comme l’action discrétionnaire d’une autorité publique sur le système économique, entreprise dans le but d’accomplir des objectifs politiques. Ainsi, mener une politique économique, c’est changer les règles, « bousculer le réel », afin de corriger une trajectoire qui ne serait pas conforme aux objectifs qu’on s’est donnés. La nature d’une politique économique est donc d’être discrétionnaire, c’est-à-dire qu’elle doit relever d’un choix souverain. Elle représente l’action d’une autorité publique investie d’un pouvoir et d’une légitimité institutionnelle pour agir.

Dans les faits, on distingue quatre grands types de politiques économiques. Les politiques budgétaires visent à utiliser le levier du budget (fiscalité, dépenses…) pour redistribuer les ressources au sein de l’économie ; les politiques monétaires déterminent les taux d’intérêt et encadrent le fonctionnement du système bancaire ; les politiques commerciales entendent réorganiser les échanges avec l’extérieur (plus ou moins de protectionnisme ou de libre-échange) ; enfin les politiques industrielles accompagnent la transformation du système productif en intervenant directement dans certains secteurs stratégiques par des subventions, la mise en place de normes, voire, au sein même des entreprises par des nationalisations.

Dans un État pleinement souverain et démocratique, les politiques économiques, ainsi que leurs objectifs, devraient être débattues publiquement, mises en œuvre, puis leurs effets évalués, avant d’être éventuellement révisées au cours d’un processus de consultation citoyen. Le problème est que la plupart de ces politiques ont été soustraites à l’action souveraine des États et donc au débat public. Ce processus d’ « impuissantisation » des politiques économiques s’est produit en deux temps.

Dans un premier temps, on a redéfini le cadre légitime de l’action publique dans l’économie. Pour cela, les théoriciens du néolibéralisme ont proposé une nouvelle norme, basée sur les prix de marché dans un système concurrentiel. L’idée sur laquelle cette norme repose est que la performance économique émane d’un environnement concurrentiel qui permet d’ajuster les prix en fonction de l’offre et de la demande. Les prix véhiculent alors l’information et permettent d’ajuster les comportements de manière à maximiser l’utilité sociale. Ainsi, pour les néolibéraux, le rôle de l’État serait essentiellement d’assurer le bon fonctionnement de cette dynamique en instaurant les institutions visant à renforcer la régulation marchande : une autorité de régulation de la concurrence, une banque centrale dont le mandat est basé sur la stabilité des prix, un système social minimal afin de prévenir les désordres politiques, et enfin une mondialisation instaurant l’ouverture la plus large possible des économies aux marchés mondiaux, tant pour les marchandises que pour les capitaux.

Lire : Le dernier ouvrage de David Cayla : déclin et chute du néolibéralisme

Une fois son cadre normatif posé, le néolibéralisme s’est ensuite imposé via la création d’institutions juridiques et politiques spécifiques. En Europe, la signature de l’Acte unique européen en 1986 constitue un moment de basculement. La création du marché unique a de fait imposé une double contrainte aux politiques économiques. D’abord, le principe de libre circulation du capital au sein de l’UE et vis-à-vis des pays tiers accéléra brutalement la financiarisation des économies et la perte de contrôle du politique dans ce domaine ; ensuite, l’interdiction de « fausser « la concurrence par des aides publiques empêcha toute politique industrielle. Les traités de Maastricht en 1992 et d’Amsterdam en 1997 parachevèrent la « néolibéralisation » de l’UE par l’instauration de nouvelles contraintes budgétaires (le fameux critère de 3% de déficit public) et par la création d’une banque centrale indépendante des pouvoirs élus et ayant pour mandat quasi exclusif la stabilité des prix. Ajoutons à ce tableau la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995 et la réaffirmation, dans les traités européens, de l’objectif libre-échangiste et nous avons dressé le panorama complet des nouvelles institutions qui encadrent et limitent l’action publique dans l’économie.

Un point mérite d’être souligné. Avec la création du marché unique, la marchandisation de l’économie s’est étendue. Ainsi, les services publics tels que l’énergie, les transports, les télécommunications… n’ont plus été considérés comme relevant du domaine de l’action publique mais de celui du marché. C’est ainsi qu’on a créé les marchés des transports aérien et ferroviaires, que les services de téléphonie et d’accès à internet sont aujourd’hui fournis par des entreprises privées en concurrence et que l’électricité et le secteur énergétique ont été libéralisés.

Lire : Comment et pourquoi le marché européen de l’électricité a déraillé ?

La mise en place, sur le continent européen, de ces nouvelles institutions héritées de l’Acte unique et du traité de Maastricht a contribué à démanteler la capacité des autorités élues à mener des politiques économiques. Au discrétionnaire de la politique, le néolibéralisme préfère la stabilité de la règle.

La seule politique qui est restée entre les mains des élus est la politique budgétaire, dans le sens où chaque année le Parlement vote le budget. Mais la portée de cette dernière fut considérablement amoindrie. Ainsi, la règle des 3%, jugée insuffisante pour éviter les « dérapages » budgétaires des États fut complétée par la pratique du « semestre européen » qui consiste à faire avaliser en amont la politique budgétaire par la Commission ainsi que par le Pacte budgétaire de 2012 qui instaura des sanctions automatiques en cas de déficit public structurel. Enfin, l’interdiction faite aux banques centrales de financer directement les États ont conduit ces derniers à se soumettre à la loi des marchés financiers pour emprunter à moindre coût.

La politique budgétaire est restée formellement souveraine mais elle a été mise sous surveillance, ce qui fait qu’il est de plus en plus difficile d’affirmer qu’elle relève encore du discrétionnaire. Pour ce qui est des politiques industrielles, commerciales et monétaires, elles ont été entièrement soustraites à l’arbitrage démocratique. Ainsi, la politique industrielle, jugée incompatible avec le principe de la coordination concurrentielle fut démantelée avec la fin du commissariat général au plan en 2006. L’extension du principe de concurrence et les libéralisations privèrent l’État de sa capacité à agir concrètement sur le tissu industriel. La politique commerciale, compétence exclusive de l’UE, fut quant à elle déléguée à la Commission qui s’empressa de signer une série de traités de libre-échange, conformément aux textes. Enfin, la politique monétaire fut déléguée à la BCE, sans aucun contrôle politique et dans le cadre d’un mandat ayant pour premier objectif la stabilité des prix.

Au terme de ce processus de néolibéralisation de l’UE, la capacité du pouvoir politique à agir sur l’économie fut ainsi réduite à presque rien. À quoi bon, dès lors, réunir les chefs d’État des pays européens et s’engager sur une stratégie quelconque si les leviers de l’action politique échappent aux élus ? N’est-ce pas là qu’il faudrait chercher l’origine de l’échec de la Stratégie de Lisbonne et d’Europe 2020 ?

Les brèches dans un système cadenassé

Dans Populisme et néolibéralisme, paru en 2020, j’estimais que l’impuissance publique à agir sur l’économie était l’une des causes principales de la perte de confiance envers le politique et les institutions et qu’elle expliquait pour partie la montée des mouvements populistes. Pourtant, ces dernières années ont montré que des failles pouvaient apparaitre dans le cadenassage néolibéral et que des marges de manœuvre pouvaient réapparaître.

La première brèche fut celle de l’explosion de la crise financière en 2008. Tétanisée par l’éventualité d’un effondrement des institutions financières, la banque centrale américaine (appelée aussi Réserve fédérale ou Fed), s’est mise à sortir de ses prérogatives habituelles en intervenant directement sur les marchés par le rachat des titres immobiliers puis de bons du Trésor. Cette nouvelle politique monétaire, qu’on a appelé « quantitative easing » (assouplissement quantitatif) visait à faire baisser les taux d’intérêt à long terme afin de faciliter le financement des plans de relance. Elle fut bientôt imitée par les autres banques centrales qui devinrent les régulatrices des marchés financiers.

La deuxième brèche fut celle produite par la crise du covid. À cette occasion, les banques centrales fournirent non seulement toutes les liquidités nécessaires pour éviter une crise bancaire, mais elles intensifièrent leurs rachats de titres publics afin de garantir aux États des taux d’intérêt très faibles permettant de financer le « quoi qu’il en coûte ».

Ainsi, pendant plus de dix ans, les politiques monétaires jouèrent un rôle prépondérant dans la régulation de l’économie mondiale. Car même si les banques centrales ne sont pas contrôlées par les gouvernements du fait du principe d’indépendance, ce sont les seules institutions qui ont gardé intactes leurs prérogatives et qui peuvent se permettre d’agir encore souverainement. Depuis 2008, profitant de la faiblesse de l’inflation qui leur donnait des marges de manœuvre, les banques centrales ont donc utilisé les politiques monétaires pour soutenir l’économie mondiale. En maintenant des taux d’intérêt faibles, elles ont incité les prêts bancaires et ont soutenu l’investissement. Ce contrôle par les banques centrales des marchés financiers s’avéra très efficace. Depuis 2008, aucune crise financière d’envergure mondiale n’a éclaté. Une si longue phase de stabilité financière est tout simplement inédite depuis le début des années 1980 et la libéralisation financière.

La fin des politiques monétaires accommodantes ?

Les crises de 2008 et du covid ont permis aux politiques monétaires de rompre avec la logique néolibérale en renouant avec un certain souverainisme. Le problème est que cette période est sans doute en train de se refermer. Tant que l’inflation était contenue, les banques centrales avaient les coudées franches. Elles pouvaient respecter leur mandat tout en menant des politiques favorables à la croissance. Mais depuis que l’inflation a fait sa réapparition, elles sont tenues de résorber la hausse des prix, quitte à prendre le risque de la récession.

C’est aux États-Unis qu’un dilemme se pose désormais à la Fed. Jusqu’au printemps 2022, la banque centrale américaine avait pu mener une politique monétaire favorable à la croissance en maintenant des taux d’intérêt proches de zéro. Du fait de la hausse de l’inflation, le taux d’intérêt réel (qui représente le coût réel du crédit calculé par la différence entre le taux d’intérêt nominal à court terme et le taux d’inflation) a rapidement baissé et s’est enfoncé dans le négatif. Cette situation a contraint la Fed à augmenter rapidement son taux de refinancement et l’écart avec le taux d’inflation s’est réduit. Il s’est réduit d’autant plus vite que l’inflation a elle aussi diminué, ce qui fait qu’en un an le taux d’intérêt réel s’est rapidement redressé pour s’approcher de zéro en avril 2023 (figure 2).

Figure 2 : évolution du taux d’intérêt, du taux d’inflation et du taux d’intérêt réel aux États-Unis entre janvier 2021 et juillet 2023

En dépassant l’inflation, les taux directeurs de la banque centrale américaine ont engendré des taux d’intérêt réels positifs. Une première depuis 2009 ! Pour autant, la marge de manœuvre de la Réserve fédérale ne s’est pas rétablie puisqu’avec une inflation qui se maintient au-delà de 3%, l’économie américaine n’atteint pas l’objectif d’inflation de 2%. Ainsi, du point de vue de son mandat, tel qu’il est interprété par la théorie économique dominante[1], la Fed est tenue de maintenir des taux d’intérêt élevés.

Ces taux élevés engendrent plusieurs conséquences néfastes pour l’économie américaine.

Tout d’abord, cela rend l’accès au crédit plus cher. Or, beaucoup d’entreprises se sont fortement endettées durant la période de taux d’intérêt faibles qui a duré plus de dix ans. Lorsque leurs emprunts arriveront à échéance, elles devront en recontracter de plus onéreux, ce qui pourrait menacer leur solvabilité et les pousser à la faillite.

Qui dit crédit plus cher dit aussi difficulté à consommer pour les ménages et à investir pour les entreprises. Cela contribue à freiner la demande et à limiter les débouchés. La baisse de l’investissement sera d’autant plus forte que des entreprises chercheront par ailleurs à se désendetter.

Si la demande faiblit, l’offre doit s’adapter. En réduisant leur production, les entreprises sont amenées à licencier une partie de leur personnel. L’emploi diminue et le chômage augmente.

Enfin, les banques elles-mêmes sont doublement touchées. D’une part elles doivent assumer le risque de non-remboursement de la part d’entreprises qui ont été mises en faillite ; d’autre part elles subissent une perte dans leur bilan, puisque les créances qu’elles détiennent sont dévalorisées en raison de leur rémunération qui devient plus faibles que le taux d’inflation. Certes, lorsque les taux augmentent les banques gagnent en chiffre d’affaires car les nouveaux crédits qu’elles accordent sont mieux rémunérés. Mais la valeur des crédits accordés par le passé diminue. L’effet négatif de la hausse des taux sur les bilans des banques peut ainsi être supérieur à son effet positif sur le chiffre d’affaires et menacer ainsi leur solvabilité.

Un nouvel espoir… mais aux États-Unis seulement

La politique monétaire de la Réserve fédérale condamne-t-elle les États-Unis à terminer l’année 2023 en récession ? La fin des politiques monétaires accommodantes du fait de l’inflation va-t-elle entrainer une nouvelle crise financière ? C’est tout à fait possible, mais les États-Unis gardent quelques marges de manœuvre pour éviter la trajectoire d’une récession inéluctable. En effet, contrairement à l’Union européenne, ils n’ont pas commis l’erreur d’institutionnaliser le néolibéralisme dans leurs textes fondamentaux. Ainsi, alors que la politique monétaire devient impuissante, le gouvernement Biden n’hésite pas à faire usage des trois autres leviers des politiques économiques.

Tout d’abord, la politique budgétaire est très massivement mise à contribution de l’économie. Dans un article publié le 3 septembre dernier le Washington Post notait que le déficit de l’État fédéral américain devrait doubler en 2023 par rapport à l’année précédente, porté par une croissance de 16% de ses dépenses et une chute de 7% de ses recettes. Un tel déficit – le Washington Post l’évalue à plus de 2000 milliards de dollars – alors que l’économie américaine n’a pas connu de récession au cours de l’année fiscale[2] est tout simplement inédit.

Ensuite, la politique commerciale américaine, depuis l’ère Trump, n’est plus du tout libre-échangiste, et sur ce plan Biden joue la continuité. Les sanctions imposées à la Chine et à la Russie ainsi que le refus de nommer les juges chargés de faire fonctionner l’organe de règlement des différends de l’OMC participent d’un retournement de la politique commerciale américaine. Il y a un an, la secrétaire au Trésor Janet Yellen a défini la nouvelle politique commerciale américaine en utilisant le l’expression « friendshoring » qui signifie qu’au libre-échange généralisé les États-Unis souhaiteraient instaurer une mondialisation « entre amis »… pour ne pas dire « avec des vassaux ».

Enfin, en ce qui concerne la politique industrielle, les États-Unis ont là aussi montré toute l’étendue de leur souveraineté avec l’Inflation reduction act (IRA), une ambitieuse loi dont l’objectif est de réorienter en profondeur l’économie américaine par une série de normes et de subventions, en particulier dans l’industrie de la transition écologique et de la construction de voitures électriques.

En somme, les États-Unis ont pris acte des limites de la politique monétaire et mettent donc en œuvre une nouvelle approche globale qui leur permet de réactiver les autres leviers des politiques économiques. Pendant ce temps, l’Union européenne assiste, impuissante, à la perte de capacité de sa politique monétaire sans être capable de réactiver véritablement ses propres leviers. Ainsi, le Green New Deal européen apparaît nettement moins ambitieux et volontariste que l’IRA américain, tandis que la politique commerciale européenne refuse de rompre avec le libre-échange et que la politique budgétaire redevient restrictive avec la fin de la parenthèse covid.

Dans une récente chronique au Monde, l’économiste Jean Pisani-Ferry, corédacteur avec Selma Mahfouz d’un rapport remarqué sur l’impact économique de la transition écologique, faisait le constat désabusé de l’incapacité de l’Union européenne à gérer les chocs du réel. Estimant la cible d’inflation de 2% trop bas, il écrit que « le moment viendra bientôt où la BCE pourra investir sa crédibilité dans un changement de cible. » Mais même cela ne devrait pas suffire : « la réponse à l’instabilité ne devrait pas relever de la seule politique monétaire, ajoute-t-il. Il y faudra sans doute une nouvelle division du travail entre celle-ci et la politique budgétaire. C’est maintenant qu’il faut commencer à réfléchir au nouveau régime de politique économique ».

Soutien critique de la politique d’Emmanuel Macron et européen convaincu, Pisani-Ferry ne va pas jusqu’à recommander la mise en œuvre d’une politique commerciale protectionniste et n’appelle pas au retour d’une politique industrielle ambitieuse. Mais on voit bien que, même chez les partisans les plus enthousiastes du néolibéralisme, la foi dans la régulation spontanée par les prix de marché a faibli.

Malheureusement, les traités européens continuent de cadenasser toute politique économique un peu ambitieuse et il est à craindre que cette lucidité tardive ne se heurte à l’incapacité de la machine européenne à changer de cap.

David Cayla

Références

[1] Il existe des théories qui contestent l’idée que la hausse des taux d’intérêt soit systématiquement nécessaire pour résoudre les épisodes inflationnistes. Lire par exemple cet article de l’économiste Dani Rodrik.

[2] Aux États-Unis, l’année fiscale commence le 1er octobre et se termine le 30 septembre de l’année suivante.

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Régis Debray, les vivants piliers de la littérature

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L’Europe est romaine, disait Rémi Brague, parce qu’elle se pense comme une civilisation de messagers. Hermès culturel, elle ne fait pas table rase du passé mais a vocation à transmettre aux générations futures qui arrivent le meilleur de ce qui fut. Il en va du civilisationnel comme de la littérature : « fut-il en fin de carrière ou de vie, un cadet de l’art d’écrire ne saurait déménager à la cloche de bois sans régler ce qu’il doit aux grands aînés qui l’ont, à leur insu, incité à poursuivre ou à tenter de rebondir. Tous les écrivains abritent au fond de leur cœur des passagers plus ou moins clandestins, souvent de la génération précédente, qui font pour eux office d’incitateurs ou d’excitants » nous dit Régis Debray. De cet ouvrage, De vivants pilliers, s’exprime une profonde gratitude envers les auteurs qui l’ont inspiré.

Le drame de sa génération, affirme souvent Debray, est de n’avoir pas connu la Seconde Guerre mondiale, et donc la Résistance. Ce manquement originel, cet affront générationnel, laissèrent une trace indélébile. « On est trop sérieux quand on a dix-sept ans ». Le reste de sa jeunesse fut donc une fuite en avant socialiste, qu’il ne regrette ni ne dénigre, d’abord au côté de Che Guevara puis, plus sage, de Mitterrand à l’Élysée. Mais, chute du mur oblige, l’eschatologie révolutionnaire du XXème siècle s’en est allée avec le nouveau, et le je(u) des égos remplaça les « nous » des égaux. La politique n’offrant plus à ses yeux qu’un spectacle de piètre qualité – « après moi il n’y aura plus que des financiers et des comptables » aurait dit Mitterrand -, seule lui reste la littérature, cet art de l’égotisme et de l’exploration de situations singulières.

La forme et le style surpassent désormais le fond pour Régis Debray, et là où les idées séparent, les lettres créent de drôles de communautés de destin. Ainsi se comprend cet abécédaire à 32 entrées qui voient se fréquenter Aragon et Céline, Sartre et Paul Morand, des staliniens et des antisémites. Le compagnon de Simone de Beauvoir nous reste d’ailleurs bien davantage pour son théâtre que pour son œuvre philosophique, et Les Mythologies de Barthes se placent en bonne position dans les rayons de librairie alors que plus personne ne s’intéresse au degré zéro de l’écriture. Les éminences intellectuelles d’antan laissent doucement la scène aux écrits plus intimes. La littérature perdure et résonne avec chaque nouvelle génération de lecteurs.

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Les nouvelles de Vercors, ou l’apprentissage de la résistance

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La marche à l’étoile

Cette nouvelle dépeint l’histoire de Thomas Muritz, né en Moravie en 1866 et qui s’amourache au fil de son enfance pour le pays de Voltaire, qu’il rejoint à 16 ans à peine. Immédiatement ses sentiments de jeunesse pour notre pays s’amplifient, et chaque ruelle de Paris lui rappelle des vers d’Hugo. Son patriotisme est incontestable et incontesté : lors de la Première guerre mondiale, son fils meurt face aux Allemands. 

Voici comment Thomas Muritz exprime sa passion de la France, un amour tant irraisonné qu’il ne peut venir que d’un étranger qui en est tombé amoureux : « La France n’est pas un pays comme les autres. Ce n’est pas un pays qu’on aime seulement parce qu’on a eu la chance, mérité ou non, d’en jouir de père en fils. On ne l’aime pas seulement par un attachement de bête à sa garenne. Ou d’un germain à sa horde. On l’aime avec la foi d’un chrétien pour son Rédempteur. Si vous ne me comprenez pas, je vous plains. »

Ce patriotisme ne s’estompe pas avec la défaite de 1940. Pour Thomas, elle est due à la barbarie allemande, laquelle ne recule devant rien pour écraser ses voisins. Surtout, et c’est ici que se ne noue la trame du récit, Thomas ne voit dans la collaboration de Vichy qu’une ruse pour tromper les Allemands. Vercors, résistant de la première heure, expose ici une vision partagée par encore beaucoup de Français, au moment de l’occupation mais après également : les Français, trop purs, ne peuvent être coupables de rien.

Thomas s’affuble lui-même de l’étoile jaune, en soutien aux Juifs et en signe de résistance à l’occupant allemand. Pour le port de cet insigne, il est embarqué avec d’autres par les gendarmes français pour être exécuté. Voyant sa fin arriver et sa vie s’achever, il n’en démord pas : les forces de l’ordre ne font qu’obéir aux ordres de l’occupant allemand.

Puis, dans un dernier regard avant de mourir, il comprend la haine que les gendarmes français portent aux fusillés, il comprend que c’est la France qui l’exécute à la mitrailleuse : pas les Allemands. En un regard, en une seconde, son monde s’effondre.

Le silence de la mer

L’enjeu de cette nouvelle, la plus célèbre de Vercors, est similaire à celui de « la marche à l’étoile » mais avec un truchement par l’occupant allemand. Werner von Ebrennac, un officier allemand passionné comme Thomas Muritz de culture et d’art français, choisit de s’installer après la victoire allemande dans la maison d’un vieil homme qui vit avec sa nièce. C’est un bel homme, sensible et intelligent.

Loin d’être un nazi fanatique, cet officier tente chaque jour de convaincre ses hôtes que l’occupation allemande est une bonne chose pour les deux peuples frères. Une alliance entre ces deux grandes nations, entre le glaive et la plume, entre la puissance et la culture, doit permettre de créer une Europe nouvelle, épurée de ses guerres fratricides. Comprenons-nous bien, l’officier allemand pense sincèrement ce qu’il exprime à l’homme âgé et à sa nièce. Il ne veut pas écraser la France d’une botte de fer allemande, la guerre est d’après lui malheureuse mais aussi une belle occasion de favoriser l’union entre ces deux peuples. Gageons de comprendre que cette vision est, à l’époque, partagée par bon nombre de Français qui s’accommodent volens nolens de l’occupation.

Voilà au demeurant qu’au fil du récit, l’officier allemand s’éprend de la belle jeune femme qui tient avec son oncle les lieux. Face à ces soliloques, fort bien amenées par l’auteur, l’oncle résiste par un mutisme absolu. Pas une seule fois il n’adresse la parole à l’envahisseur qui tente de l’attendrir avec son idée d’alliance entre la France et l’Allemagne. La nièce, toute aussi taciturne en apparence, manque plusieurs fois de céder sous les monologues grandiloquents de l’occupant. Lorsqu’il en vint à évoquer explicitement une union maritale entre la France et l’Allemagne – comprenez, entre elle et lui – son cœur bascule. Avant d’entériner ce nouveau pacte conjugal tout en symbole, l’officier voyage à Paris lors d’une permission.

A son retour, l’officier s’inscrit à son tour dans un mutisme total. Ni la nièce ni l’oncle ne comprennent ce qui se déroule sous leurs yeux, pourquoi ce soudain changement d’attitude ? A chaque pas l’Allemand est tremblant, et manque par plusieurs fois de s’effondrer. Il décide finalement d’expliquer à ses hôtes les causes de son profond mal-être. En séjournant à Paris auprès d’officiers nazis haut placés, il a découvert la vérité : les Allemands n’ont aucune envie de fusionner les deux peuples, ils veulent anéantir la France, les Français et, surtout, l’esprit français. L’occupation se fait au prix de l’annihilation absolue d’un peuple, non pas dans une optique génocidaire, mais une annihilation de tout ce qui fait qu’on est français. Dès lors son désespoir ne va faire que croître.

A travers ces deux nouvelles – le livre intitulé « Le silence de la mer et autres nouvelles » en comporte une petite dizaine – Vercors s’inscrit dans son temps, celui de la Résistance. Son objectif n’est pas littéraire mais politique, chaque nouvelle entend faire comprendre à son lecteur que malgré les apparences (un occupant bienveillant ou une police française soumise au joug allemand) la Résistance active est la seule solution pour laquelle opter. Relire ces nouvelles aujourd’hui, alors que pour nous les fausses évidences de l’époque nous paraissent bien erronées, c’est aussi faire un détour par l’histoire des Français pour comprendre les ressorts de la résistance, de la collaboration et, surtout, de la passivité d’une écrasante majorité de Français.

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SANS TOIT NI LOI, AGNÈS VARDA (1985)

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Le dernier rapport de la Fondation Abbé Pierre(1) estime à 4,1 millions le nombre de personnes souffrant de mal-logement en France. 330 000 seraient sans domicile, un chiffre qui a plus que doublé en dix ans. Et le cortège infatigable de crises, sanitaire, économique, migratoire, énergétique n’a fait qu’empirer celle du logement, plus sourde mais bien établie et non moins pernicieuse. Le cadre est posé – du moins celui d’aujourd’hui. Alors quand j’ai vu pour la première fois Sans toit ni loi, Lion d’Or au Festival de Venise et plus grand succès commercial d’Agnès Varda, sorti en 1985 dans un contexte où la question des personnes « sans domicile fixe » émerge à peine dans le débat public et dans lequel le vagabondage et la mendicité constituent tous deux des délits réprimés par le code pénal, je me suis dit que, décidément, la disparition de la cinéaste en 2019 était une perte immense et qu’elle demeurerait, à jamais, l’un des phares les plus brillants du cinéma.

« On veut raconter qu’il y a des gens qui dorment dehors et meurent de froid ». Telle est l’intention de Varda accompagnée dans cette aventure par Sandrine Bonnaire dont le rôle principal lui vaudra, à moins de vingt ans, le César de la meilleure actrice. Ensemble, les deux femmes façonnent le personnage de Mona, une jeune vagabonde trouvée morte de froid dans un fossé. Il s’agit en soi d’un simple « fait d’hiver », une personne de plus, quelconque et inconnue, emportée par les rigueurs de la saison froide. L’incident, insignifiant pour la plupart, est le point de départ du film. En voix off, la cinéaste nous explique avoir rencontré les derniers témoins de la vie de Mona et vouloir reconstituer « les dernières semaines de son dernier hiver ». Et voilà le spectateur embarqué sur l’itinéraire de la jeune routarde, un chemin rude, parfois impulsif, souvent violent, mais toujours libre. Par une succession de flashbacks, on la suit donc parcourir les campagnes et villages du Gard et de l’Hérault, posant sa tente çà et là au gré de rencontres plus ou moins heureuses. Par la voix de celles et ceux qui ont croisé son chemin, le garagiste, la bonne, le berger, le saisonnier, l’universitaire et d’autres encore – pour la plupart acteurs amateurs jouant leur propre rôle – la personnalité de Mona se dessine progressivement, imprévisible et insoumise.

En réalité, le propos du film est double. Sans toit ni loi expose certes, sans fard, la condition de celles et ceux qui « dorment dehors et meurent de froid ». Mais il s’attache tout autant à démontrer que Mona n’est pas une victime, qu’elle ne veut pas l’être et qu’elle refuse de l’être. C’est cette tension que Varda et Bonnaire développent tout le long d’un cheminement apparemment sans but, entre liberté et servitude. Liberté d’aller où l’on veut quand on le veut, de dormir où l’on veut avec qui l’on veut, de travailler quand on l’entend et comme on l’entend. Liberté de fumer des pétards le temps d’une aventure sur la musique de The Doors. Liberté de manger des chichis avec une « platanologue » en écoutant Les Rita Mitsouko. Alors on peut comprendre la réponse de Mona, qui lorsqu’on lui demande pourquoi elle a tout quitté, répond : « la route et le champagne c’est mieux ». À sa liberté, elle a tout donné. Mais une telle liberté est exigeante, trop exigeante. Et la précarité de sa situation, les revers et les épreuves, reviennent sans cesse tel le mouvement d’un lent balancier. Sous le coup des accords dissonants d’un quatuor à cordes, l’on assiste à la détérioration minutieuse et implacable de son état général. Jusqu’à ce que le froid la saisisse.

Grand succès public et critique, Sans toit ni loi est l’une œuvres majeures du cinéma d’Agnès Varda. Avec ce huitième long-métrage, il me semble qu’elle confirme et parfait aux moins trois traits distinctifs de son art. D’une part, la justesse de son regard et la précision de son attention sur la société, ses anonymes et ses démunis. D’autre part, la singularité de son style mêlant une liberté cinématographique exquise, faite d’hasards et d’improvisations, à une très grande maîtrise technique de la narration, des plans et des mouvements. Enfin, en grande figure de la Nouvelle Vague, la confusion de la fiction et du documentaire.

Sur cette dernière note, j’aimerais recommander à celles et ceux qui verront ou reverront Sans toit ni loi, d’associer au visionnage du film, l’écoute d’un épisode de l’excellente émission Les Pieds sur terre de France Culture(2), donnant la parole à un groupe de femmes anciennement sans domicile. Après avoir regardé ensemble le film d’Agnès Varda, elles livrent leurs propres expériences et nous mettent face à face avec le devoir d’humanité, que les chiffres de la Fondation Abbé Pierre ne suffisent manifestement plus à éveiller.  

Références

(1)https://www.fondation-abbe-pierre.fr/actualites/28e-rapport-sur-letat-du-mal-logement-en-france-2023.

(2)https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-pieds-sur-terre/lire-et-cine-sans-toit-ni-loi-5171958.

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Et quelques questions à Timothée Parrique et aux partisans de la décroissance

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Dans un ouvrage paru il y a quelques mois, Ralentir ou périr : l’économie de la décroissance, l’économiste Timothée Parrique entend proposer une réflexion générale sur la décroissance. Étrangement, pourtant, Parrique a du mal à en dégager une définition précise, pas plus qu’il ne définit vraiment la croissance ou le PIB. « Mais qu’est-ce que la croissance ? écrit-il au début du chapitre 1. Une hausse du PIB, répondront certains. Mais encore ? Définir la croissance comme une hausse du PIB revient à décrire la chaleur comme une hausse de la température ; c’est une description sans explication ».

En ce qui concerne la décroissance, plusieurs définitions sont proposées, ce qui finit par créer une certaine confusion. À la fin de l’introduction, la décroissance est définie comme une « réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être » qui permettrait d’aller vers une société « post-croissante », c’est-à-dire indifférente à la croissance. Mais d’autres définitions s’ajoutent par la suite. Dans le chapitre 5, on assiste ainsi à une profusion de définitions souvent abstraites et sans contenu opérationnel : « la décroissance est avant tout une théorie critique », peut-on lire. Puis : « La décroissance est plus qu’un concept académique, c’est devenu un vaste domaine d’action ». Le début du chapitre 6 s’ouvre par ces phrases : « Qu’est-ce que la décroissance ? Si la question est simple, la réponse, elle, l’est nettement moins. Car la décroissance, c’est beaucoup de choses à la fois : une stratégie de transition, mais aussi un mouvement, une mosaïque de pratiques, un courant de pensée, une théorie critique, et un domaine d’étude. »

Peut-on dire que la décroissance signifie la baisse du PIB ? Même cela n’est pas très clair. « La baisse du PIB n’est pas un objectif mais seulement l’une des conséquences d’une politique de décroissance. Assimiler une douloureuse récession à une politique maîtrisée de décroissance juste parce qu’elle provoque une baisse du PIB est aussi absurde que de comparer une amputation à un régime juste parce qu’elle engendre une perte de poids » écrit-il. Il faut arriver au début du chapitre 7, pour trouver la formule qui semble le mieux résumer la pensée de l’auteur : « la décroissance est une stratégie qui vise à atteindre une taille économique théorique qui garantit le bien-être et la justice sociale (les planchers sociaux) sans dépasser la capacité de charge des écosystèmes (le plafond écologique) ». Remarquons que la formulation, s’est précisée par rapport à celle proposée en introduction. On ne parle plus d’un « souci » de bien-être et d’un « esprit » de justice sociale mais plutôt de les garantir. Elle est également complétée par deux lignes rouges. Un « plancher social », c’est-à-dire un niveau de production minimal acceptable socialement, et un « plafond écologique », c’est-à-dire un niveau maximal d’empreinte écologique. Cette précision permet de comprendre en quoi la décroissance est un pari. En effet, quelle certitude avons-nous que le plancher social sera plus bas que le plafond écologique ? Et que fait-on si ce n’est pas le cas ?

Réduire le PIB ou réduire l’économie ?

La formule du chapitre 7 pose un autre problème : elle semble contredire le propos du chapitre 1 consacré au PIB. Dans ce premier chapitre, Parrique insiste sur l’importance de distinguer l’indicateur de ce qu’il est censé représenter, à savoir l’économie. Le PIB, explique-t-il, ne représente que la partie émergée de l’iceberg économique car l’économie est avant tout « anthropologique ». Elle constitue « l’organisation sociale de la satisfaction des besoins ». Or, une grande partie de l’économie, celle qui est immergée, est invisible aux yeux des responsables politiques car non prise en compte dans l’indicateur. « Le PIB n’est qu’une estimation sélective et approximative de la production, et uniquement selon une certaine conception de la valeur. Il ne mesure pas l’économie anthropologique, mais une représentation simplifiée et quantifiable de celle-ci », écrit-il avec justesse.

L’insistance mise dans ce premier chapitre à distinguer le PIB (la mesure quantifiable) et l’économie anthropologique (la satisfaction des besoins) donnait à penser que la décroissance visait à réduire le PIB tout en préservant la pleine satisfaction des besoins sociaux. Pourtant, on vient de voir que ce n’est pas ainsi qu’est définie la décroissance au chapitre 7 puisque Parrique évoque non pas la réduction de la taille du PIB, mais bien celle de l’économie dans son ensemble. L’enjeu de la décroissance ne serait donc pas, contrairement à ce qu’il écrit dans le chapitre 1, de « sortir l’iceberg de l’eau » mais de réduire l’iceberg lui-même, et donc de diminuer la capacité de la société à satisfaire certains besoins sociaux. C’est d’ailleurs le sens de son propos introductif : « Le défi qui se tient devant nous est celui du moins, du plus léger, du plus lent, du plus petit. C’est le défi de la sobriété, de la frugalité, de la modération, et de la suffisance ».

Modération, frugalité, sobriété… La décroissance ne vise pas seulement à réduire le PIB mais surtout à limiter les besoins auxquels entend répondre l’économie anthropologique. Cette posture, il est vrai, est cohérente avec le concept de « plafond écologique ». Du point de vue de la planète, peu importe que l’atteinte à l’environnement soit le fait d’une activité incluse ou non dans le PIB. Par exemple, si j’appelle un taxi pour me rendre à la gare, je fais croître le PIB ; si je demande à un ami de m’y emmener en voiture, je réponds au même besoin sans faire varier le PIB. Mais du point de vue de la planète, les deux opérations sont parfaitement équivalentes. Dans les deux cas du pétrole aura été consommé, du CO2 émis. Le fait de transformer une activité marchande comptabilisée dans le PIB en activité bénévole qui n’est pas comptabilisée ne réduit en aucun cas le problème des émissions de CO2. Aussi, ce n’est pas le PIB qu’il faudrait réduire, mais bien l’économie dans son ensemble.

Si tel est l’objectif de la décroissance – limiter nos besoins sociaux pour limiter notre emprise sur l’environnement – pourquoi dans ce cas commencer le livre par une critique du PIB ? En réalité, l’ouvrage de Timothée Parrique ne cesse de multiplier les fausses pistes et semble avoir du mal à expliquer clairement son projet. Par exemple, le chapitre 3 intitulé « Marché contre société » évoque l’importance des « forces reproductives de l’économie », autrement dit le fait qu’une société marchande ne peut fonctionner durablement sans s’appuyer sur le travail et le soutien des nombreuses activités non marchandes qui participent à la reproduction sociale. J’avais exprimé la même réflexion dans l’introduction de L’Économie du réel et je ne peux donc qu’adhérer à l’idée que la « croissance de l’activité marchande n’est pas toujours synonyme de progrès ». Mais dire qu’il faut réduire la marchandisation de la société n’est pas équivalent à dire qu’il faut réduire le PIB ou la taille de l’économie. Tout le PIB n’est pas marchand, et toute l’économie ne se résume pas au PIB.

La vraie signification du PIB

En fin de compte, quel est l’objectif de la décroissance ? Est-ce de réduire la taille de l’économie, c’est-à-dire d’aller vers une forme de sobriété en renonçant à certains de nos besoins superficiels (c’est ce que semble dire l’introduction et la définition du chapitre 7) ? Est-ce qu’il s’agit de réduire le PIB qui constitue la partie de l’économie qui est monétarisée (c’est ce que semble dire le chapitre 1) ? Ou alors l’objectif serait-t-il surtout de réduire la part marchande du PIB comme le laisse entendre le chapitre 3 ?

Pour bien comprendre l’enjeu de ce débat, il faut justement en revenir au PIB. Dans le chapitre 1, Timothée Parrique explique la manière dont il est calculé sans trop s’appesantir sur sa signification et sa composition. Il écrit notamment que le PIB est « le résultat d’une gigantesque addition » calculée de trois manières : par la production de valeur ajoutée, par les revenus et par les dépenses. Le lecteur peu attentif aura du mal à comprendre l’information essentielle contenue dans ce passage. Car le PIB ne relève pas d’un simple « calcul » ; il représente réellement l’ensemble de la valeur de la production monétarisée, l’ensemble des dépenses et l’ensemble des revenus. L’un des biais systématiques des théoriciens de la décroissance est d’évacuer un peu rapidement la conséquence de ce fait : réduire le PIB, ce n’est pas nécessairement réduire la production de richesses, car toute la richesse n’est pas monétarisée et donc comptabilisée dans le PIB. En revanche, réduire le PIB c’est forcément réduire les revenus. Il est en effet impossible de diminuer la production de richesses monétaires sans faire baisser les revenus du même montant. Réduisez la production marchande de 100 milliards d’euros, vous réduirez mécaniquement les revenus monétaires de 100 milliards d’euros. Et vous réduirez aussi, par la même occasion, les recettes fiscales et donc la capacité de financer l’activité non marchande, c’est-à-dire des services publics. De même, la consommation individuelle des ménages sera forcément réduite de 100 milliards d’euros, voire de davantage si une boucle récessive s’enclenche.

À ce sujet, il faut insister sur un point. Affirmer que la décroissance n’a rien à voir avec la récession a tout d’un sophisme. Faire un régime n’est certes pas la même chose que de s’amputer un bras ; mais une baisse du PIB est une baisse du PIB. Qu’elle soit voulue et planifiée ou non désirée et non anticipée ne change aucunement ses conséquences : toute diminution du PIB réduira les revenus et engendrera un effet récessif. On ne peut pas jeter à la poubelle les apports de la théorie keynésienne au prétexte que la décroissance serait un projet global, ambitieux et démocratique.

Composition du PIB français

Résumons. Le PIB est égal à la somme des valeurs de la production monétarisée, à la somme des dépenses de consommation et à la somme des revenus. Ces trois sommes relèvent exactement de la même chose, c’est pour cette raison qu’elles sont identiques.

Pour comprendre ce que cela implique observons les chiffres de l’économie française. En 2022, le PIB s’élevait, d’après l’INSEE, à 2351 milliards d’euros. Ce montant représente tous les revenus produits par l’économie à destination des agents résidents (ménages, entreprises, administrations) pendant un an. Un peu plus de la moitié de ces revenus, soit 1213 milliards d’euros ont été dépensés par les ménages pour leur consommation personnelle. 625 milliards d’euros, soit environ le quart du PIB, a été consacré à financer la consommation non marchande (575 milliards venant des administrations publiques, et 50 milliards des associations caritatives). Le reste, soit 576 milliards (un peu moins du quart du PIB), a été consacré à l’investissement et regroupe celui des entreprises (332 milliards), des organismes publics (84 milliards) et l’investissement immobilier des ménages (128 milliards). Si l’on fait la somme de toutes ces dépenses, on s’aperçoit qu’elle est supérieure aux revenus. 1213 + 625 + 576 = 2414. On en déduit que l’économie française, dans son ensemble, a davantage dépensé qu’elle n’a reçu de revenus. La différence est égale à la balance commerciale qui était négative en 2022. Les exportations (744 milliards) ont été inférieures aux importations (829 milliards). L’écart entre ces deux sommes (-85 milliards) auquel il faut ajouter le solde des revenus issus de l’étranger (+22 milliards) représente l’écart entre les revenus et les dépenses (-63 milliards).

Ces chiffres sont importants à avoir en tête. Car avant de dire qu’il faut réduire le PIB, il est important de savoir de quoi parle-t-on exactement, ce que les théoriciens de la décroissance font rarement. En fin de compte, on peut dire, pour simplifier, que le PIB est constitué pour moitié de la consommation marchande des ménages, pour 25% de la consommation non marchande et pour 25% des dépenses d’investissement. Enfin, ajoutons qu’environ un tiers de la richesse monétaire consommée en France provient de nos achats à l’étranger, et qu’un peu moins du tiers de la richesse monétaire produite est exportée.

Que doit-on réduire ? Pourquoi ce n’est pas si simple

À présent que ces chiffres sont clairs, imaginons que nous réduisions le PIB de manière organisée et démocratique. Que devrait-on réduire de manière prioritaire ? Les dépenses de consommation des ménages ? La production de services publics et des associations caritatives ? L’investissement ? Et dans quelle proportion le PIB devrait-il être réduit ?

Le livre de Timothée Parrique n’apporte aucune réponse claire à ces questions. Voici ce qu’il écrit dans le chapitre 6.

« Les secteurs amenés à décroître ne seront pas dépecés au fendoir ; imaginons plutôt une redirection graduelle de l’économie, planifiée démocratiquement, dans laquelle une partie de nos ressources, de notre temps de travail, de notre énergie, et de nos matériaux cessera d’être mobilisée pour produire certaines marchandises (surtout celles qui polluent et qui ne contribuent pas ou peu au bien-être), et pourrait alors être remobilisée partiellement au bénéfice de la société. Il faut également dissiper un autre malentendu : réduire la production par la décroissance ne veut en aucun cas dire s’appauvrir. On peut très bien diminuer fortement la valeur ajoutée monétaire d’une économie (le PIB) tout en augmentant la valeur ajoutée sociale et écologique, par exemple grâce à la hausse du temps libre et à l’amélioration des services écosystémiques. »

Le problème est que cette proposition est contradictoire avec la définition donnée au chapitre suivant où la décroissance est définie comme une réduction de la taille de l’économie. Dans ce passage Parrique semble dire qu’il faudrait substituer des activités non marchandes et non monétarisées aux activités marchandes. Il y aurait donc bien baisse du PIB mais pas nécessairement diminution de la taille de l’économie. Passons. De combien faudrait-il diminuer l’économie ? Une quantification indicative est formulée un peu plus loin : « Imaginons que le contexte écologique nous impose de réduire la taille totale de l’économie de moitié. Il faudrait donc produire moitié moins, et donc, travailler moitié moins ». Parrique évoque bien, cette fois, la « taille de l’économie ». Donc, on suppose qu’il parle de l’économie anthropologique. Mais cela est contradictoire car la solution proposée qui consiste à diminuer le temps de travail. En effet, celui-ci représente une activité rémunérée et donc liée au PIB. Si on diminue le temps de travail et qu’on augmente le temps d’activité libre dans les mêmes quantités, l’activité économique sera maintenue tout en étant démonétarisée. Dans ce cas, la taille de l’économie ne diminue pas et rien ne permet d’affirmer qu’on allège les contraintes écologiques. Faire le taxi de manière rémunérée ou conduire un ami à la gare ne réduit pas l’empreinte carbone du déplacement.

C’était bien la peine d’écrire tout un chapitre visant à distinguer le PIB de l’économie anthropologique pour ensuite confondre systématiquement les deux dans les chapitres suivants ! À nouveau, la confusion entre économie / PIB / marchandisation pose des problèmes de cohérence au raisonnement.

Les conséquences d’une baisse du PIB

Admettons qu’on souhaite réduire le PIB pour respecter le « plafond écologique » et admettons que l’activité non monétarisée ne puisse s’y substituer entièrement. Quelle serait notre marge de manœuvre ? De combien pourrait-on baisser le PIB sans pour autant crever le plancher social ? Prenons une hypothèse optimiste et admettons qu’on ait pour objectif une diminution de 25% du PIB. Si on en croit l’estimation de l’association Global Footprint Network, la France a atteint le « jour du dépassement » le 5 mai dernier, date à laquelle l’économie française est réputée avoir consommé l’ensemble des ressources que la nature met un an à produire et à renouveler. Le 5 mai, c’est environ le tiers de l’année. Ainsi, d’après cette estimation, le plafond écologique serait très bas et il faudrait envisager une réduction du PIB des deux tiers plutôt que de seulement 25%.

Mais limitons-nous à une baisse de 25% et voyons où cela nous mène. Qu’est-ce qu’il faudrait diminuer ? À lire l’ouvrage de Parrique, l’objectif serait de diminuer la part du PIB consacrée à la consommation de marchandises. À l’inverse, il faudrait préserver le PIB consacré à la consommation non marchande. Quid de l’investissement ? Parrique n’en parle pas dans son livre mais on peut raisonnablement penser, si l’on en croit le rapport Pisani-Ferry – Mahfouz consacré à la stratégie de transition climatique, que de nombreux investissements vont devoir augmenter. Certes, ce rapport n’est en rien partisan de la décroissance, mais les impératifs écologiques impliqueront de changer en profondeur notre système productif, ce qui nécessite des investissements dans le ferroviaire, la rénovation des bâtiments, la décarbonation de notre système productif… D’autres investissements à vocation purement marchande devraient sans doute être réduits. Quel serait le solde global ? La réponse n’est pas claire. Comme, à ma connaissance, aucun calcul n’existe à ce sujet chez les théoriciens de la décroissance, on est contraint de spéculer. Optons donc pour un montant préservé des dépenses d’investissement par rapport au volume actuel et admettons que les énormes besoins de la transition pourront être compensés par un désinvestissement du même montant dans le secteur marchand.

Comme on l’a vu plus haut, le PIB actuel représente 50% de consommation marchande des ménages, 25% de consommation non marchande et 25% de dépenses d’investissement. Si l’on entend préserver à la fois les dépenses d’investissement et celles liées à la consommation non marchande, alors toute réduction du PIB ne peut reposer que sur la consommation marchande. Une réduction de 25% du PIB implique donc une division par deux des dépenses de consommation des ménages. Il faudrait donc passer d’une économie 50/25/25 à une économie 25/25/25 pour réduire de 25% le PIB sans diminuer les dépenses non marchandes et les dépenses d’investissement. Pour cela, il sera nécessaire de diviser par deux les revenus disponibles des ménages (en réalité un peu moins car il faut comptabiliser l’épargne qui correspond aux revenus non dépensés).

L’illusion de la sobriété heureuse

Est-il possible, dans une optique décroissante et démocratique, d’organiser une réduction de 25% du PIB en divisant par deux les revenus disponibles des ménages ? C’est à cette question qu’il faudrait répondre. Dire que cela serait acceptable politiquement dans un régime démocratique me semble totalement déraisonnable. Notons par ailleurs que cette division par deux des revenus se ferait sans amélioration notable des services publics et sans accélération des dépenses d’investissement. Notons également que rien ne dit que les pays voisins suivraient la même politique. Or, au sein de l’UE, la circulation des personnes est libre ; on ne pourra pas empêcher les familles de s’expatrier pour profiter de revenus deux fois plus élevés de l’autre côté de la frontière. Comment gérer politiquement une telle décroissance et le choc que cela produirait ? Dans son chapitre 1, Parrique affirme que « ce qui compte, au final, ce n’est pas le ‘‘pouvoir d’achat’’ mais plutôt le ‘‘pouvoir de vivre’’ ». Là aussi, il s’agit d’une formule pratique mais peu opérante. Pour une grande partie des Français le pouvoir d’achat c’est le pouvoir de vivre : celui de prendre des vacances, de faire une sortie au restaurant, au cinéma, de renouveler sa garde-robe… toutes ces consommations marchandes doivent-elles être divisées par deux ? Qui décidera quelles sont les consommations utiles et superfétatoires ? Et, surtout, comment parvenir à faire accepter ces décisions à la population ?

Loin d’être un instrument absurde, le PIB mesure parfaitement les revenus monétaires. Et même si « l’argent ne fait pas le bonheur » comme on dit, il est difficile d’affirmer que baisser les revenus assurera aux ménages d’être plus heureux, plus émancipés et plus libres, surtout si cette baisse pèse exclusivement sur la part de la consommation qu’ils peuvent librement choisir.

Les théoriciens de la décroissance ont sans doute raison sur un point : la baisse du PIB, et en tous cas la fin de sa hausse indéfinie sera sans doute nécessaire, à terme, pour éviter l’effondrement écologique. Disons les choses de manière plus réaliste : le risque d’effondrement écologique conduira sans doute l’humanité à réorganiser en profondeur son économie pour parvenir à une forme de post-croissance. Quantitativement, quel sera alors le niveau de PIB de cette économie ? Pourra-t-on limiter sa diminution à 25% ? Personne ne peut l’affirmer avec certitude. Et si le plafond écologique nécessite plutôt une baisse de moitié du PIB, devrait-on supprimer toute la production marchande et organiser une forme de collectivisation des moyens de production pour s’assurer que chacun pourra vivre dans un confort minimum malgré les contraintes très fortes qui pèseront alors sur la consommation ? Et devrions-nous limiter l’accès à certaines ressources pour éviter que, dans le cadre de leur temps libre les individus continuent de produire et d’approfondir leur empreinte écologique ?

Ce qui est certain, c’est qu’il est hautement improbable que la transition vers la post-croissance se fasse dans le bonheur et la félicité pour tous. De même, il est absurde d’affirmer que la décroissance n’affectera qu’une partie minoritaire de la société. La réalité c’est que la décroissance représentera une rupture anthropologique d’une violence inouïe pour tout le monde. On ne diminue pas la moitié de la consommation marchande des ménages en taxant un peu les 10% les plus riches. En masquant cette violence pour rendre leur projet désirable, les partisans de la décroissance risquent de rendre bien plus difficile l’acceptation des mesures qu’ils seraient amenés à prendre s’ils parvenaient au pouvoir. Churchill avait eu le courage de dire aux Britanniques qu’il leur promettait « du sang et des larmes » afin de vaincre l’Allemagne nazie. On attend des décroissants qu’ils aient la même honnêteté intellectuelle. Chiche ?

David Cayla

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L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera

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Cette œuvre, toute romanesque qu’elle soit, propose à chaque page de multiples réflexions philosophiques. Disons-le d’emblée, pour ne pas décevoir les grands amateurs de Kundera, tout ne pourra être dit ici. Non pas pour quelque pudibonderie de ma part, mais parce qu’à chaque lecteur sa lecture. Je veux dire par là qu’au moment où j’ai (re)lu « l’insoutenable légèreté de l’être », certains thèmes du roman m’ont davantage marqué que d’autres – ces derniers passant dès lors « à la trappe » de ma réflexion. Par ailleurs ce classique de Milan Kundera est un roman à thèses (au sens propre comme figuré), et je n’ai pas les compétences requises pour disserter vingt pages sur l’auteur tchèque. Avant de commencer l’écriture de cet article, j’esquissais plusieurs thématiques kunderiennes à aborder (le kitsch de la gauche, la vie comme partition musicale, le bonheur linéaire et circulaire). Il m’est toutefois apparu vain de parler de ces éléments, tout aussi importants qu’ils fussent, après avoir évoqué la légèreté et la pesanteur chez Kundera. Aussi, cette chronique de juin assume un parti pris : celui de ne pas tout dire. Si un seul lecteur du Temps des Ruptures décide d’emmener « l’insoutenable légèreté de l’être » avec lui cet été, alors ma tâche sera accomplie.

Pesanteur et légèreté, voici les deux pôles entre lesquels oscillent les vies humaines pour Kundera. Ces deux notions composent d’ailleurs le titre de deux chapitres du livre. Dès le début de l’ouvrage, l’auteur s’appuie sur Parménide pour les opposer. Pour le philosophe présocratique, la légèreté est positive là où le poids est nécessairement négatif. Kundera cherche durant tout le roman à dénier ce manichéisme ; il ne renverse pas la proposition de Parménide, mais explore à travers les pérégrinations amoureuses de quatre personnages les ambivalences de la légèreté et de la pesanteur. Comme l’auteur tchèque le dit lui-même, « le roman n’est pas une confession de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est la vie humaine dans le piège qu’est devenu le monde ». C’est cet examen de la vie humaine qui le conduit à explorer chez chacun des quatre personnages « principaux » le spectre de la liberté.

La légèreté, ambigüe, s’incarne dans les personnages de Tomas et Sabina. Le premier est à la fois mari passionné et amant volage. Il tombe presqu’immédiatement amoureux de Tereza lorsqu’il la rencontre pour la première fois après des années de célibat libertin, mais sa quête de liberté ne s’en trouve pas entravée. Aucunement menteur, il précise dès le début de leur relation qu’il distingue le corps et le cœur, la chair et l’âme. Il se rend bien compte que sa dissociation provoque le malheur de sa bien-aimée, elle qui symbolise la pesanteur dans tout ce qu’elle a de plus grave. Pourtant, Tomas ne peut s’empêcher de rechercher la singularité chez chaque femme qu’il croise – et cette quête passe nécessairement par le sexe qu’il disjoint de l’amour. Kundera dit d’ailleurs que « l’amour ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour (ce désir s’applique à une innombrable multitude de femmes) mais par le désir du sommeil partagé (ce désir-là ne concerne qu’une seule femme) ». La légèreté de Tomas lui octroie le bonheur : homme qui multiplie les femmes, son obsession n’est pas romantique – Kundera définit l’obsession romantique comme la recherche éperdue de l’idéal, la recherche de l’âme sœur, qui ne peut par définition jamais se trouver et qui n’amène que déception. Son obsession est libertine, c’est-à-dire qu’il recherche systématiquement la singularité, ses relations sexuelles sont éphémères et aléatoires, il ne peut donc jamais être déçu. Il associe donc une passion amoureuse pour Tereza à une attitude hédoniste qui ne peut lui provoquer aucun désagrément. Le corps a ses raisons que le cœur ignore. Sabina, autre pendant de la légèreté, se trouve aussi être une amante de Tomas. Sa légèreté, ce qu’elle nomme « ses trahisons » successives (auprès de sa famille, des hommes, de ses amis), ne lui apporte guère de contentement. La sexualité est perçue chez elle comme une activité créatrice, presque comme de l’art, mais un art infécond. Cette libido, au lieu de lui procurer l’allégresse qu’on imagine chez Tomas, la renvoie au contraire à la vacuité de son existence, la vacuité de sa sexualité. La légèreté, incarnée dans deux existences humaines différentes, n’est donc ni mauvaise ou bonne en soi.

Quant à la pesanteur, personnifiée par Tereza (la femme de Tomas) et Franz, elle est également équivoque. Pour Tereza, la vie est un enfer tranquille marqué par des journées agréables en compagnie de son mari, mais des nuits épouvantables où l’image de ses amantes surgit toujours. La légèreté de son mari lui est insupportable, mais son amour pour lui – et l’amour qu’il lui porte réciproquement – l’emporte sur tout. La vie lui apparaît nécessairement comme devant être grave, sérieuse, pesante. Tereza incarne la femme morale, fidèle et dévouée à son mari, prônant un amour purement monogame. Elle associe la sexualité à la culpabilité, et l’unique fois où elle s’adonne à une relation extraconjugale, les remords la rongent terriblement. L’autre personnage associé à la pesanteur est Franz, où se reflète comme chez Tomas une plus grande complexité dans le rapport à la liberté. Il est embourbé dans un mariage morne, ennuyeux, dans lequel il ne trouve ni bonheur ni épanouissement. Son aventure avec Sabine le sort de cet engluement, il découvre la liberté et peut enfin se consacrer à son idéal qu’il avait enterré dans le tombeau de son mariage : la politique. Chez lui la sortie de la pesanteur – toute relative puisqu’elle se retrouve malgré tout dans son aspiration militante – est synonyme de réjouissance.

Le roman, au fur et à mesure que s’écoulent les pages, obscurcit cette bipolarité entre légèreté et pesanteur déjà ambivalente au départ. L’évolution des personnages, que nous sommes bien obligés de dévoiler pour saisir le cœur du roman, brouille les pistes préétablis. L’existence humaine, la nature humaine, est pétrie de contradictions, chacun des personnages évoluant finalement sur un pôle presque opposé au sien. Tomas, pris dans une dualité constante qui l’empêchait de « choisir » entre ses aventures érotiques et son amour pour Tereza, en finit finalement avec ses infidélités lorsqu’ils s’installent à la campagne. A l’inverse, Tereza parvient dans une certaine mesure à se libérer de sa dépendance viscérale vis-à-vis de Tomas sans pour autant cesser de l’aimer. Franz, quant à lui, s’éloigne de l’idéal amoureux – tout en ayant une aventure durable avec une étudiante – pour réinvestir sa gravité dans la politique. Chez Sabina, l’évolution est plus ardue, perdue dans les méandres de la légèreté (elle continue ses « trahisons) et de la pesanteur (elle reste longtemps avec ses amants et cherche à prendre le rôle d’une femme « traditionnelle »). Rien n’est écrit, aucune nature n’est immuable, Kundera montre que les hommes et les femmes restent en définitive libres de leurs choix.

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Pour la neuvième année consécutive, France Culture a mis sur pied son Prix Cinéma des étudiants(1). Une nouvelle occasion, offerte à quelques centaines de jeunes volontaires, de visionner une sélection de films indépendants portés par la radio, d’en rencontrer les réalisateurs et d’élire leur favori. L’édition 2023, à l’instar des précédentes, recèle sa part de surprise, d’hardiesse, et ce quelque chose d’insolite qu’on aime tant découvrir au cinéma.

Pour ce qui me concerne, la perle de cette année, c’est la réalisatrice française Fanny Molins qui nous la fournit avec son premier long métrage documentaire : Atlantic Bar. Présenté à Cannes l’année derrière dans le cadre de la programmation de l’Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion (ACID), il est sorti en mars 2023 et se trouve encore diffusé par certaines salles bien avisées(2).

À l’origine du projet, Fanny Molins situe l’étrange attirance qu’elle dit éprouver depuis toujours pour les bars. Tandis que certains n’y voient que ces lieux quelconques, aménagés pour servir des boissons et rien de plus, son regard, lui, porte plus loin. Sans doute est-ce parce que celle-ci, avant de saisir la caméra, a fait de la photographie une passion. Attachée aux détails et aux beautés de l’instant, sa patte de photographe marque l’ensemble du film dont les scènes sont autant d’images d’une rare beauté. Alors, lorsqu’elle passe devant l’Atlantic Bar, niché dans une ruelle non loin des Arènes d’Arles et illuminé par le soleil chaud du midi, elle s’arrête et pose son regard. Pendant plus de trois ans, elle suivra ses habitués et, progressivement admise dans leur intimité, les photographiera. Son premier film raconte leurs histoires.

Des histoires, il n’en manque pas à l’Atlantic bar, tenu fièrement par Nathalie et son Jean-Jacques. Tous les jours ou presque, elle ouvre les portes de son établissement aux Arlésiens, aux ouvriers, aux commerçants, aux divers travailleurs. On y prend son café au comptoir, son demi en terrasse, son pastis à toute heure de la journée et, à l’occasion, on y déguste même des moules. Au fil des années, une clientèle d’habitués s’est constituée. Les gens du quartier s’y retrouvent pour le plaisir de bavarder ensemble de tout et de rien, de leur quotidien, de leurs joies, de leurs peines. Mais pour certains, l’Atlantic bar est bien plus que cela. Souvent usés par une vie de travail harassante, abîmés par ses difficultés, parfois même cassés par les coups du destin, ils y trouvent bien plus qu’un débit de boissons, un nouveau chez-soi, un refuge aux visages familiers et bienveillants. C’est bien le cas d’Alain qui, ayant vécu l’indicible – trois années à vivre dans la rue – a trouvé en Nathalie et Jean-Jacques une nouvelle famille. Idem pour Claude à l’âme de poète, ancien voyou ramené dans le droit chemin après avoir perdu son frère, égorgé pour une bagatelle. Et ce n’est pas tellement différent s’agissant de Gilbert, brigand dans la force de l’âge ayant fini par se ruiner au jeu.

Bien plus donc, qu’un simple comptoir aux yeux de ses habitués, lorsque Nathalie apprend la mise en vente du bar par son propriétaire, la nouvelle déferle telle une onde de choc dans ce milieu fier, mais fragile. 75 000 €, c’est le prix à payer pour racheter le fonds de commerce, sans quoi c’en sera fini de l’Atlantic Bar. La somme n’est pas modeste pour qui considère, comme Jean-Jacques, qu’augmenter les prix revient à dénaturer le sens de son activité – ce n’est pas ça, le « vrai bar ». Car en effet, si le café ne coûte plus un 1,5 € mais 2 € voire 2,2 € ou bien que le pastis monte à 3 €, alors, il n’y a plus personne – du moins plus Alain, Claude ou Gilbert. Telle est aussi la réalité de ce lieu, à la fois vital pour celles et ceux qui y font société et profondément vulnérable. Confronté à sa disparition, le collectif rassemble ses forces et organise la défense, sans désespoir, avec lucidité et dignité.  

En France, on connaît tous un Atlantic Bar. Ces cafés, bars, bars-tabac ou encore bars PMU parsemant notre territoire des villes aux campagnes. Ces établissements aux façades le plus souvent bien ordinaires, devant lesquelles d’aucuns passent sinon avec méfiance, du moins avec indifférence. Ces bars qu’on réduit volontiers à leurs « piliers ». Fanny Molins, elle, fait tout l’inverse avec son premier film dont l’objet est aussi, selon ses mots, de faire « une typologie de lieux qui disparaissent ». Elle le fait avec un sens esthétique admirable, exaltant les sons et les objets qui les définissent, les rires, les cris, les verres qui se remplissent, les cigarettes qui crépitent, les cartes qu’on distribue, le baby-foot qui remue, le silence d’une salle presque vide. Elle le fait encore sans artifice aucun, mettant la vitalité du lieu face à face avec son caractère tout à fait destructeur, et ne concédant rien au fléau qu’est l’alcoolisme. Elle le fait surtout avec beaucoup d’humanité et de pudeur, donnant longuement la parole à celles et ceux qui, quoiqu’on pense, quoiqu’on fasse, sont là, existent, et renferment parfois une âme d’une richesse insoupçonnée.

Aux étudiantes et étudiants lecteurs du Temps des Ruptures, le mot de la fin : profitez donc du Prix Cinéma des étudiants de France Culture, il est enrichissant et toujours surprenant !

Références

(1) https://www.radiofrance.fr/franceculture/evenements/devenez-jure-du-prix-cinema-des-etudiants-france-culture-2023-6657224#.

(2) V. https://www.allocine.fr/seance/film-303759/pres-de-115755/

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Féminicène : pour un féminisme du faire

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En publiant cette semaine Féminicène, Véra Nikolski aborde frontalement deux grandes questions qui marquent notre époque : le féminisme et la transition écologique. Pour autant, son propos se démarque de la manière dont sont habituellement traités ces sujets. Dans cet ouvrage très érudit on ne trouvera pas de slogans militants ni de discours manichéens. Le propos est volontairement dépassionné, clinique, et il émane de ce livre un certain pessimisme qui devrait, c’est en tous cas le souhait de l’auteure, nous permettre d’affronter lucidement l’avenir et les défis qu’il porte.

S’il est marqué par un certain fatalisme – nous y reviendrons – Féminicène a au moins deux grands mérites. Le premier est de proposer une réponse argumentée au travail que l’anthropologue Emmanuel Todd a consacré à l’histoire de l’émancipation des femmes dans son dernier livre Où en sont-elles ?, paru en 2021. Pour l’auteure, l’ouvrage de Todd, vivement critiqué par une partie des féministes, pose quelques bonnes questions. Todd a raison, estime Nikolski, d’affirmer que le processus d’émancipation des femmes est largement achevé au sein des sociétés développées occidentales. Ainsi, l’ouvrage s’ouvre sur ce paragraphe :

 

« L’émancipation des femmes est aujourd’hui à son comble historique. Jamais l’humanité n’a connu un tel niveau d’égalité. Jamais les femmes n’ont été aussi libres, aussi éduquées, aussi soignées, aussi actives, aussi bien payées. Certes, des inégalités subsistent, tant en occident que, bien plus massivement, dans d’autres régions du monde, mais le chemin parcouru est immense : globalement, le statut des femmes est en nette amélioration partout et ce progrès est un des grands marqueurs de notre époque » (p. 11)

 

Deuxième point pour Todd, selon l’auteure, l’inquiétude vis-à-vis des mouvements néoféministes que Todd qualifie de « féminisme antagoniste » et que Nikolski appelle « féminisme des doléances ». Le paradoxe souligné par Todd, à savoir que le féminisme de 3ème vague est d’autant plus vindicatif que l’essentiel du chemin vers l’égalité est accompli est également évoqué par Nikolski. Mais si Todd l’explique par une frustration liée aux nouvelles responsabilités des femmes qui seraient, pour la première fois de leur histoire, confrontées à la prise en charge du collectif et devraient donc affronter de nouvelles angoisses, Nikolski y voit la conséquence d’une incompréhension fondamentale à propos des causes réelles de l’émancipation des femmes que ni Todd ni les féministes contemporaines n’ont suffisamment étudiées.

Ainsi, alors que le livre valide, pour l’essentiel, le questionnement de Todd, il s’en démarque quant à l’analyse des causes qui ont permis l’émancipation des femmes. Fidèle à son modèle anthropologique, Todd tend à montrer que la marche vers l’égalité femmes-hommes n’a rien d’un processus homogène et qu’elle varie selon les idéologies sous-jacentes portées par les structures familiales. Ainsi, il affirme que si les pays occidentaux sont plus féministes que la Chine ou les pays du Moyen-Orient, c’est parce qu’ils auraient gardé, pour la plupart, des structures familiales archaïques (la famille nucléaire) plus favorables à l’égalité des sexes. À l’inverse, les pays proches de l’axe Pékin-Bagdad-Ouagadougou, dont l’histoire est plus longue du fait d’avoir développé l’agriculture en premier, ont vécu des transformations profondes et leurs structures familiales se sont complexifiées (familles souches, familles communautaires…) avec pour principale conséquence l’abaissement continu du statut des femmes, jusqu’à l’enfermement dans certaines régions du nord de l’Inde ou d’Afghanistan.

Sans remettre en cause l’analyse anthropologique de Todd, Nikolski en souligne l’insuffisance. Il est en effet impossible d’expliquer, à partir d’une perspective uniquement culturelle et anthropologique, les progrès considérables du statut des femmes en Occident – mais aussi ailleurs dans le monde – depuis la fin du XIXe siècle. De fait, Emmanuel Todd ne propose aucune véritable explication pour comprendre le processus d’émancipation des femmes.

 

« Le livre d’Emmanuel Todd consacré à l’histoire des femmes et au phénomène de leur émancipation se distingue par un désintérêt surprenant pour le moment de bascule, celui où la révolution anthropologique dont l’ampleur et la rapidité stupéfient l’auteur se met en branle. On ne peut, à la lecture, qu’être frappé par le paradoxe consistant à évoquer un renversement civilisationnel majeur sans se pencher sur son point d’origine. […] [L]’auteur enjambe toute la période, pourtant cruciale pour le processus d’émancipation, qui court des premières revendications balbutiantes aux changements aussi fondamentaux que le droit de vote ou l’entrée des femmes sur le marché du travail. » (p. 109-110).

 

C’est à partir de cette question que Véra Nikolski produit son travail d’analyse et propose la thèse qui est au cœur de son livre. Si les femmes ont acquis davantage de libertés et de droits, ce ne serait pas en raison de transformations culturelles ou idéologiques, mais parce que les conditions matérielles de leur existence ont changé en profondeur.

Une approche matérialiste du féminisme

C’est le second grand mérite de l’ouvrage, celui de développer une théorie matérialiste du féminisme qui s’appuie très clairement – même si ce n’est jamais revendiqué – sur une méthodologie marxiste. Cette perspective matérialiste la conduit à deux constats dérangeants. Le premier est que la domination masculine, même si elle fut renforcée au cours des siècles par des croyances, des dispositions légales ou par le bain culturel souvent teinté de misogynie dans lequel évolue la plupart des sociétés, a d’abord des origines naturelles, fruits de l’âpreté de la vie humaine et des contraintes qu’impose la maternité au corps des femmes. Ainsi, l’auteure note que l’universalité de l’infériorité du statut des femmes ne peut s’expliquer par des causes culturelles : « à la différence de la plupart des autres faits sociaux, qui varient grandement d’une société à l’autre, et dont on peut espérer expliquer l’apparition par des contingences historiques de chacun des contextes, la domination des hommes sur les femmes est observée partout, dans toutes les sociétés humaines jusqu’à la nôtre, quelle qu’ait été, par ailleurs, leur variété » écrit-elle page 56. « La domination masculine est en effet collatéral de la nécessité, pour l’espèce, de survivre dans des conditions naturelles hostiles, étant données les différences physiologiques entre les sexes et le mode de procréation des humains, à une époque où le rendement du travail est très faible » (p. 105).

Ainsi, l’auteure estime que les causes de la domination masculine sont d’abord matérielles, fruit de la division sexuelle du travail entre d’une part l’activité de production et de défense du groupe que les hommes doivent assumer prioritairement et qui les pousse à se déplacer hors du foyer, et d’autre part le travail de reproduction, qui inclut le soin et l’attention portés aux jeunes enfants que les femmes sont chargées d’accomplir. Cette spécialisation sexuelle du travail est d’essence biologique, affirme l’auteure, qui condamne « le tabou de la biologie » qu’on trouve trop souvent dans les études contemporaines sur le genre. En appui de sa thèse elle rappelle que le premier tome du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, intitulé Les faits et les mythes et qu’elle estime « largement oblitéré aujourd’hui au profit du deuxième » (p. 71), explique à juste titre les causes biologiques de la domination masculine et que les arguments avancés par certains travaux féministes qui combattent cette thèse finissent inéluctablement par « adopter une vision absurde, tautologique, de l’histoire de l’humanité, ou un phénomène majeur n’a aucune cause, et ne doit s’expliquer que par lui-même – une forme moderne de la vision aristotélicienne de la génération spontanée » (p. 60).

En appui de son argumentation, l’auteure rappelle que le travail de reproduction qui incombait aux femmes était d’autant plus une source d’oppression et d’inégalité entre les sexes que, dans les sociétés préindustrielles, il était souvent nécessaire, pour chaque femme, d’avoir au moins quatre ou cinq enfants afin d’espérer qu’au moins deux d’entre eux survivent jusqu’à l’âge adulte et s’occupent ensuite de leurs parents âgés. Dans les conditions d’une société traditionnelle marquée par une forte mortalité infantile, même s’il était techniquement possible pour une femme de chasser, de cultiver la terre ou de se battre, il n’était pas rationnel d’organiser la société sur le principe de l’égalité des sexes.

Affirmer que les sociétés préindustrielles étaient fondées sur le principe de la division sexuelle du travail, n’implique pas qu’il était impossible à des femmes particulières de sortir de leur rôle, de devenir chasseresse ou même, comme Jeanne D’arc ou la guerrière Viking retrouvée dans la tombe de Birka, de s’illustrer en tant que glorieuses combattantes. De même, il était possible, pour des hommes, de s’extraire de leur rôle sexuel et d’adopter un genre féminin, en tout cas dans certaines sociétés comme les amérindiens d’Amérique du Nord (berdaches) ou les peuples d’Indochine (katoï). Cependant Nikolski insiste sur le fait que l’existence de ces cas ne peuvent suffire à nier le caractère universel de la domination masculine, même si l’intensité de cette domination pouvait, bien sûr, varier fortement d’une région à l’autre.

Une émancipation portée par les progrès de l’industrie et de la médecine

La seconde conséquence que l’auteure tire de son approche matérialiste du féminisme est que la révolution anthropologique, qui a consisté à mettre fin à une histoire plurimillénaire de domination masculine en quelques décennies doit nécessairement avoir des causes matérielles. Pour Nikolski, ce ne sont pas les luttes féministes qui ont permis aux femmes de se libérer mais les progrès technologiques engendrés par la révolution industrielle ainsi que les avancées scientifiques et médicales. Grâce à la mécanisation, l’avantage masculin lié à la force physique fut considérablement atténué, tandis que les progrès de la médecine et de l’obstétrique ont permis aux femmes de se libérer en grande partie de la charge de reproduction qui leur incombait en supprimant les dangers de l’accouchement et en baissant fortement la mortalité infantile. Enfin, au XXe siècle, le développement de l’électroménager, la création d’un État social assurant la protection contre la maladie et la vieillesse, le financement d’un réseau de crèches et d’écoles, contribuèrent fortement à la libéralisation les femmes.

La libéralisation des femmes a donc été, pour l’auteure, la conséquence des progrès apportés par la civilisation industrielle fondée sur le charbon et le pétrole plutôt que celles des luttes féministes, même si ces dernières ont parfois pu les accélérer, notamment dans le cas de l’avortement. « Au total, les droits semblent avoir été davantage accordés aux femmes par les hommes qu’arrachés à ceux-ci par celles-là » écrit-elle page 41, avant de conclure que « l’émancipation a renversé, en quelque 150 ans, un ordre vieux comme le monde. Elle s’est imposée sans que le groupe qui en a bénéficié, les femmes, n’ait eu à employer aucun des moyens habituellement nécessaires pour faire plier les dominants et les contraindre à partager leur pouvoir » (p. 43).

En somme, le processus d’émancipation des femmes est advenu parce que les conditions matérielles de l’existence humaine ont changé, mais aussi parce que tout le monde, y compris les hommes – et le système capitaliste salarial – y avait avantage. Après tout, des femmes émancipées c’est davantage de main d’œuvre et de consommation ; c’est moins de travail domestique et plus de production marchande, c’est plus de PIB et de croissance. C’est donc parfaitement compatible avec le capitalisme. Et les forces religieuses et culturelles qui s’y opposaient se sont finalement assez vite effacées compte-tenu de l’emprise qu’elles exerçaient sur les mentalités et les comportements.

Une émancipation menacée

Ce constat signifie-t-il qu’il n’y aurait plus aucune menace pour les libertés des femmes ? Rien ne serait plus dangereux que de le croire. La deuxième partie de Féminicène tire les conséquences des analyses de la première et met en garde contre les véritables dangers qui menacent l’émancipation des femmes. Ces dangers ne seraient ni « les hommes » en général ni l’idéologie patriarcale, mais « l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle », conséquence de la raréfaction des ressources naturelles et de la fin de l’énergie abondante et peu chère qui est au fondement de nos économies. Ainsi, le monde de demain risque d’être « un monde plus pauvre, plus chaotique et plus violent que celui d’aujourd’hui » (p. 195). Or, si c’est l’amélioration des conditions matérielles d’existence qui a permis aux femmes de conquérir de nouveaux droits, il est à craindre que, à l’avenir, les conditions de l’émancipation des femmes ne puissent plus être assurées. Or, le féminisme, en tant qu’idéologie, ne semble pas prêt à prendre la mesure des effets dévastateurs pour sa cause que pourrait engendrer de la fin programmée du pétrole et des énergies fossiles. Nikolski le regrette vivement et souligne ce paradoxe.

 

« Il est particulièrement étrange de constater que ces chercheurs et militants qui sont en général sensibles aux thèmes de l’écologie et du changement climatique n’établissent aucun lien entre ces enjeux et la question féministe. Alors que notre monde est en train de changer et que des bouleversements plus globaux encore sont sur le point d’advenir, ils continuent à raisonner comme si de rien n’était, toutes choses égales par ailleurs, se situant dans un univers parallèle où ces deux classes de phénomènes n’entrerons jamais en collision. […] Pourtant, les changements, on l’a dit, risquent d’être massifs : « un enfant si je veux, quand je veux » ne survivra pas à la hausse de la mortalité infantile ; « trois enfants minimum pour toutes » ne sera pas un slogan mais la réalité statistique ; la PMA pour toutes risque de devenir la PMA pour personne (ou presque), sans parler des opérations de changement de sexe. Voilà les dangers qui devraient inquiéter les féministes et les pousser à explorer toutes les pistes possibles pour infléchir autant que faire se peut cette trajectoire » (p. 270-271).

 

Le livre s’alarme ainsi de l’inconséquence, voire des « enfantillages » (p. 273) que porte le « féminisme de la réclamation » qui caractérise les luttes d’aujourd’hui. « Cette coexistence d’une conscience écologique crépusculaire et de l’enfermement du féminisme sur le présent a de quoi étonner : les dangers à venir apparaissent aussi grands qu’une comète qui foncerait sur la Terre, et pourtant on se concentre sur le mansplaining. […] S’attaquant aux mœurs et aux règles actuelles en vue de les améliorer par la contrainte et la morale, ces combats n’ont d’incidence que sur le droit et les mentalités, c’est-à-dire sur les superstructures idéologiques de la société ; mais sur les conditions de ces droits et mentalités – le bien être matériel de nos sociétés, leur infrastructure économique et technologique – ils sont sans effet » (p. 271-272).

Les constats étant posés, comment y répondre ? L’auteure admet une part d’impuissance, ce qui lui permet de résumer ses principales conclusions :

 

« L’inégalité entre les sexes, on l’a vu, est à la fois un scandale moral et, durant le gros de l’histoire humaine, une conséquence logique des conditions d’existence. L’émancipation totale est à la fois un objectif désirable – car comment, au nom de quoi, désirer moins ? – et une impossibilité physique, car elle exige d’abolir entièrement la biologie (disparition des sexes, utérus artificiels…) et donc d’entrer dans une dystopie aliénante. Enfin, la détérioration à venir de la condition féminine est, très probablement, inévitable, tout comme l’est celle des conditions de vie de l’humanité dans son ensemble. Devant ces considérations déplaisantes, génératrices de dissonances cognitives, la réaction naturelle est de les nier, accusant l’émetteur de complaisance avec le patriarcat ; il serait pourtant plus utile pour l’avenir même des femmes de les garder en tête pour y apporter une réponse – non pas entièrement satisfaisante, mais la meilleure ou la moins mauvaise possible. » (p. 317).

 

Cette part d’impuissance ne doit cependant pas être une excuse pour abandonner tout espoir et renoncer à toute action. Même si l’avenir rend très plausible une disparition de notre mode de vie et une dégradation des libertés dont jouissent les femmes, il ne tient qu’à nous, collectivement, de limiter ce recul civilisationnel. Ainsi, même si la raréfaction de l’énergie et du pétrole est sans doute inéluctable, même si la productivité du travail risque de diminuer, condamnant l’humanité à travailler davantage pour produire moins de richesses, cela ne signifie pas que les apports de la science vont disparaître. Une partie des innovations technologiques qui caractérise nos sociétés pourra être préservée, même dans une civilisation post-pétrole. De même, tous les progrès sociaux et culturels de notre civilisation ne vont pas disparaitre. La question est donc de savoir comment en préserver un maximum et comment faire que les femmes ne soient pas condamnées à une brutale régression.

Pour un féminisme « adulte »

Pour l’auteure, la solution passe par une transformation en profondeur des modes d’action et des objectifs du féminisme contemporain. Plutôt que de lutter en se cantonnant au sein de la sphère idéologique et juridique et en défendant des droits qui risquent de ne pouvoir être préservés que dans le cadre d’une société opulente, il vaut mieux que les femmes investissent massivement les métiers qui sont amenés à devenir indispensables à la transition matérielle qui nous attend. Ce faisant, elles seront en position de force pour préserver leur statut social.

Ainsi, à l’instar des femmes iraniennes qui se font ingénieures pour lutter contre un régime oppressif, il faut que les féministes encouragent les femmes à s’engager davantage dans les sphères vitales de la société. Or, sur ce plan, le mouvement de libéralisation des femmes a eu un effet paradoxal. Confrontées à un éventail plus large de choix pour leurs carrières, la majorité des femmes s’est portée spontanément vers les métiers du secteur tertiaire, dans les emplois sociaux et relationnels. En revanche, les métiers liés aux domaines des STEM (science, technologie, ingénierie et mathématiques) restent encore aujourd’hui majoritairement investis par des hommes. Cette division sexuée des carrières, qui n’est en rien la conséquence d’un différentiel de compétences entre les sexes mais plutôt le résultat d’une appétence différente, est particulièrement problématique pour l’auteure, car les bouleversements à venir risquent de rendre ces métiers où les femmes sont les moins nombreuses socialement et économiquement indispensables.

Il est donc urgent, pour Véra Nikolski de développer un « féminisme du faire » dont l’objectif prioritaire ne devrait plus être d’accorder de nouveaux droits aux femmes, de transformer les mentalités ou de déconstruire la masculinité patriarcale, mais de pousser les femmes à s’imposer davantage dans les milieux professionnels où elles restent minoritaires. En somme, l’auteure propose que le féminisme contemporain incite davantage les femmes à devenir ingénieure et à construire des centrales nucléaires plutôt qu’à se perdre dans l’ésotérisme et à lancer des sorts, pour reprendre la formule malheureuse employée par Sandrine Rousseau.

Féminicène constitue sans aucun doute une contribution majeure au débat sur le féminisme et l’émancipation des femmes. Mais, plus fondamentalement, il invite à une réflexion bien plus large qui consiste à penser rationnellement, et non dans le cadre trop confortable du militantisme, la société de l’après pétrole.

À ce sujet, il est regrettable qu’aujourd’hui le débat sur l’avenir et la transition écologique soit marqué par un double déni. D’un côté les techno-optimistes sont persuadés que le capitalisme extractiviste peut poursuivre sa logique sans aucune limite et sans jamais être remis en cause. Il suffirait, en quelque sorte, de planter des éoliennes et d’acheter des voitures électriques pour répondre aux défis environnementaux et organiser une transition sans douleur. Dans l’autre camp, les partisans de la décroissance sont également dans le déni, persuadés qu’un avenir radieux, post-capitaliste, est possible et que sa mise en œuvre ne serait qu’une affaire de volonté politique. Or, si dans un monde aux ressources limitées la décroissance constitue un avenir bien plus probable que la poursuite du système actuel, il est également peu vraisemblable qu’elle se fasse dans la bonne humeur et la cordialité. La décroissance, qu’elle soit voulue ou subie, conduira mécaniquement à un effondrement des conditions matérielles de nos existences et ses effets seront certainement dévastateurs pour les plus fragiles et notamment pour les femmes. C’est à ce second déni auquel s’attaque cet ouvrage, et c’est aussi en ce sens qu’il est indispensable.

David Cayla

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Naissance des pieuvres, Céline Sciamma (2007)

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Dans la sélection du mois d’avril de LaCinetek, placée sous le signe des métamorphoses, c’est l’énigmatique Naissance des pieuvres de Céline Sciamma qui a retenu mon attention. À 27 ans, elle signait alors un premier long-métrage d’emblée remarqué, annonçant un cinéma prometteur, féministe et donc politique – ce dont témoigneront entre autres Tomboy (2011), récompensé à la Berlinale, et Portrait de la jeune fille en feu (2019), prix du scénario à Cannes.

Ici, on plonge dans les eaux troubles de l’adolescence de trois filles, en toute chose différentes et en pleine quête fiévreuse de soi. Marie, une introvertie taciturne et frêle – bien qu’au regard droit – s’émerveille avec envie devant l’équipe de natation synchronisée de sa piscine municipale. Sa meilleure amie Anne, elle, a la chance d’en être. Ce n’est pourtant pas toujours une partie de plaisir pour celle-ci qui, pataude et tout en rondeurs, préfère attendre que toutes les filles aient quitté le vestiaire pour se changer, arguant que son maillot n’a pas encore séché. Au gré des visites de Marie à la piscine, et alors que son amitié avec Anne s’étiole, une autre fille va accaparer son attention. Floriane, grande, belle et d’une fierté hautaine est méprisée par les autres nageuses de l’équipe qui la soupçonnent de coucher avec peu ou prou tous les garçons de l’équipe de water-polo. D’abord inaccessible aux sollicitations de Marie, elle finit par y trouver un intérêt en l’utilisant comme prétexte pour s’échapper de chez elle et retrouver des garçons, plantant la pauvre Marie dans un garage sombre le temps que se fasse l’affaire. Pourtant, à force de persévérance, une certaine relation se structure, et le désir et les attentes deviennent progressivement réciproques.

Avec ses trois jeunes pieuvres, interprétées de façon très convaincante par Adèle Haenel, Pauline Acquart et Louise Blachère, Céline Sciamma se confronte avec un style sans fard aux métamorphoses de l’adolescence au féminin et aux émois du cœur et de la sexualité. Dans un climat tout à la fois cruel, passionnel, érotique et largement aquatique, elle conjugue talentueusement le thème du désir homosexuel naissant à celui de la relation au corps et aux pressions sociales. Naissance des pieuvres est d’évidence le premier film d’une cinéaste résolument féministe qui, consciente des enjeux de représentation et de son impact sur la réalité, s’attache à mettre en scène des personnages féminins en qualité de sujet et non d’objet – une politique de la fiction selon ses mots(1). L’absence notable d’hommes, que l’on retrouve dans d’autres de ses films, n’est d’ailleurs aucunement « punitive » mais le moyen pour la cinéaste de focaliser toute l’attention et tout l’intérêt sur ses héroïnes, leur introspection et leur goût pour la liberté.

Le premier film de Céline Sciamma est d’une beauté authentique et dure. Son éclat ne résulte pas d’une mise en scène ou de paysages grandioses, loin de là, mais bien plus d’une simplicité profonde, complexe et sensuelle. Un film qui encourage à « s’en foutre d’être normal » et à ne pas avoir de « plafonds dans les yeux » !

Références

(1)V. son passage dans L’invité(e) des Matins de France Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins/celine-sciamma-portrait-d-une-realisatrice-en-feu-7732045

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