2024, année géopolitique périlleuse pour la France et les Européens

2024, année géopolitique périlleuse pour la France et les Européens

Cet article revient sur les défis géopolitiques qui attendent la France et l’Union européenne en 2024.

Source photo : Gavriil Grigorov / Pool Photo

Article finalisé le 02/03/2024

Dans moins de trois mois et demi, les électeurs européens seront appelés aux urnes… et ils le feront dans un contexte géopolitique qui n’a jamais été aussi tendu depuis la fin des années 1990. Au-delà des processus internes des vies politiques nationales, cette ambiance anxiogène n’est pas sans influence sur la campagne électorale qui commence.

Et alors qu’Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne sortante (recyclée dans ce poste par Angela Merkel qui tentait de se débarrasser de sa ministre de la défense empêtrée dans des accusations de conflits d’intérêts et de favoritisme sur des millions de contrats de consultants d’incompétence) vient d’annoncer qu’elle était candidate au renouvellement de son mandat – le président de la Commission européenne est élu pour un mandat de cinq ans par le Parlement européen sur proposition (à la majorité qualifiée) du Conseil européen –, il est bon de se souvenir qu’elle avait appelé dès 2020 à l’émergence d’une Europe « plus géopolitique ». Une affirmation plutôt cocasse pour une dirigeante politique qui sur l’économique, le numérique et le géostratégique a toujours fait preuve d’un alignement total sur les États-Unis d’Amérique. Sur les questions énergétiques, elle s’est alignée soit sur la Russie soit sur d’autres dictatures tout aussi impérialistes, comme l’Azerbaïdjan.

Une naïveté stratégique et idéologique qui pourrait bien s’avérer devenir un aveuglement coupable : Vladimir Poutine a organisé sa capacité à maintenir le conflit ukrainien dans la durée, au moment où le soutien matériel et financier des Occidentaux à l’Ukraine commence lui-même à faiblir. C’est l’une des explications des revers récents des troupes ukrainiennes dans la guerre de position qui les opposent à l’armée du Kremlin. Le jusqu’au-boutisme d’une partie des parlementaires républicains au Congrès américain joue également dans cette pénurie de matériel et de munitions que subissent les Ukrainiens et donne un avant-goût de ce qui pourrait advenir de l’alliance américaine après l’élection présidentielle de novembre prochain, que Trump soit à nouveau élu … ou pas.

Le paysage politique européen va-t-il être bouleversé ?

Si l’on s’en tient à l’état des sondages dans les différents États membres de l’Union européenne, les équilibres politiques au sein du Parlement européen vont évoluer, mais sans chambardement spectaculaire. En réalité, l’Union européenne a d’ores-et-déjà glissé vers la droite et les élections européennes ne seront qu’une confirmation de cette situation politique.

À l’extrême-droite, la somme des groupes European Conservatives and Reformists – qui rassemble les ultra-conservateurs polonais du PiS, Fratelli d’Italia de Georgia Meloni, Reconquête, Vox ou l’extrême droite suédoise – et Identité & Démocratie – c’est le groupe initié par le Rassemblement national de Marine Le Pen avec le PVV de Geert Wilders, la Lega de Matteo Salvini, le FPÖ autrichien et Alternativ für Deustchland (AfD) – devrait passer de 18 à un peu plus de 24%… on s’attend dans les rapports de force entre ses deux groupes à un rééquilibrage entre les deux extrêmes droites italiennes au profit du parti néofasciste de la première ministre, mais surtout à un doublement du score de l’AfD – dont les orientations l’alignent de plus en plus sur une ligne néo-nazie – passant de 11 à 22/23%. Vox pour ECR et Chega (Portugal) pour ID devraient également progresser, alors que le Rassemblement national pourrait passer de 23% (score de 2019) à 27 voire 30% (Reconquête étant testé à 7-8%). À ces deux groupes parlementaires, il faut ajouter le parti de l’insubmersible premier ministre hongrois Viktor Orban qui a quitté les conservateurs du PPE en 2021, qui devrait conserver leur douzaine d’eurodéputés sans que l’on sache où ils atterriront. Enfin, parmi les députés non inscrits, on compte aussi des membres de l’extrême droite (parfois de la pire obédience comme les néonazis grecs d’Aube dorée) qui devraient encore représenter autour de 3% du parlement européen.

Les conservateurs du PPE (démocrates chrétiens allemands, néerlandais et autrichiens, LR en France, conservateurs espagnols et grecs, centre droit portugais, centristes et berlusconistes italiens, libéraux polonais et irlandais) devraient se maintenir autour de 25%. Renew Europe (libéraux européens, macronistes et conservateurs irlandais) passeraient de 14 à 11,5%.

À gauche, rien de réjouissant, le groupe social-démocrate (S&D) passerait sous la barre des 20%, le groupe des écologistes pourrait perdre au moins un tiers de ses députés. Par ailleurs, il s’agit du groupe qui est le moins cohérent politiquement du parlement européen, 1/3 de ses membres ne sont pas écologistes. Quant à la gauche radicale, elle se maintiendrait autour de 6% sans garantie à ce stade que le nouveau parti de Sahra Wagenknecht en Allemagne décide de siéger dans le même groupe parlementaire que ses « frères ennemis » de Die Linke.

La plupart des observateurs européens s’accordent pour le moment sur le fait que la triade PPE-S&D-Renew – la Grande Coalition européenne – disposerait toujours d’une majorité, mais une nouvelle croissance des ECR et de l’I&D pourrait “tenter” le PPE de se tourner vers la droite : en effet, PPE, ECR, I&D et un certain nombre de non-inscrits disposeraient théoriquement de la majorité au parlement européen. Cependant, il faut noter que l’extrême droite européenne ne constitue pas un bloc – si elle défend dans chacun des pays dont elle est issue des agendas ultra-conservateurs et réactionnaires (parfois mâtiné de « populisme social »), les partis qui la composent n’ont vis-à-vis des institutions européennes, de la monnaie unique ou de la politique extérieure pas les mêmes orientations et parfois au sein du même groupe : Georgia Meloni fait partie des dirigeantes européennes qui soutiennent le plus fortement (en discours) l’Ukraine, quand le dernier mois du gouvernement du PiS en Pologne a été marqué par un lâchage militaire complet de l’allié ukrainien.

Mais s’il est possible d’envisager que le PPE abandonne sa stratégie traditionnelle d’une coalition centriste, c’est que la porosité programmatique entre ses membres et les partis d’extrême droite n’a jamais été aussi forte. Certains partis membres du PPE débattent aujourd’hui plus ou moins ouvertement d’un rapprochement national avec leurs homologues d’extrême droite. En l’occurrence, dans certains États membres de l’Union européenne, l’extrême droite est au pouvoir avec le soutien de la droite (PPE) et inversement.

Sans parler du cas particulier du Fidesz hongrois, qui n’a pas besoin d’alliés pour gouverner depuis 2010, Georgia Meloni dirige le gouvernement italien depuis fin 2022 avec le soutien de la droite et du centre. D’ici quelques mois, le PVV néerlandais pourraient diriger un gouvernement avec le soutien d’un nouveau parti de droite affilié au PPE, des libéraux et des « agrariens ».

Le parti des « Vrais Finlandais », membre de I&D, participe au gouvernement de droite ; le gouvernement minoritaire de droite dirige la Suède depuis octobre 2022 avec le soutien sans participation des Démocrates (extrême droite suédoise, ECR), qui sont en même temps le premier parti de la coalition.

C’est aujourd’hui vers l’Allemagne et l’Espagne que se tourne les regards. Le patron de la CDU Friedrich Merz développe des considérations assez nébuleuses sur les relations que les Unions Chrétiennes devraient entretenir avec l’AfD, au point de faire passer le patron de la très conservatrice CSU bavaroise pour la meilleure pièce du cordon sanitaire (avec des lignes rouges sur l’OTAN et la construction européenne – c’était avant de connaître le projet de « remigration » et de déchéance massive de nationalité échafaudé par l’AfD). En Espagne, le socialiste Pedro Sanchez (après son pari très risqué d’élections législatives anticipées fin juillet) a péniblement rassemblé une majorité aux Cortès autour de sa coalition avec Sumar (PGE). Mais cet attelage est fragile et les concessions faites aux nationalistes catalans de Junts (si formelles et peu inédites soient-elles) ont terriblement tendu le débat politique ibérique. Le Parti Populaire espagnol sait qu’il ne peut reprendre le pouvoir qu’avec le soutien de Vox (ECR), solution qui peut avoir un effet repoussoir, mais semble mieux acceptée qu’un éventuel soutien au Portugal de Chega ! (I&D) à une coalition de droite en cas de victoire « relative » de celle-ci aux élections législatives anticipées portugaises qui se tiendront le dimanche 10 mars 2024.

Dans tous les cas, au Parlement européen comme au Conseil européen, les débats sur les enjeux géopolitiques risquent d’être bien plus serrés et agités qu’ils ne le sont aujourd’hui : le Conseil européen compte déjà deux gouvernements ouvertement conciliant avec le Kremlin, la Hongrie et la Slovaquie ; le gouvernement de droite chypriote est régulièrement accusé de ne pas appliquer les sanctions contre les oligarques russes ; ils seront sans doute rejoints par Geert Wilders dans quelques semaines. Et avec une droite et des sociaux-démocrates dans un état de sidération face aux enjeux géostratégiques, Vladimir Poutine ne manquera pas d’instrumentaliser les peurs et d’encourager les abandons pour favoriser les partis membres du groupe I&D, aux élections européennes comme aux élections nationales, qui semblent lui être plus favorables que toutes les autres familles politiques de l’Union.

Poutine plein d’assurance

La Russie s’est organisée en adoptant une économie de guerre et des programmations budgétaires pluriannuelles pour renforcer son effort militaire en Ukraine et son contrôle politique et policier sur les territoires qu’elle a de fait arrachés à l’Ukraine en 2014 puis en 2022. Les Européens et les Américains avaient averti pendant des semaines en 2021 et 2022. Si la Russie envoyait ses soldats en Ukraine, elle verrait s’abattre, selon Joe Biden, « des sanctions jamais vues ». Le pays est bien devenu en quelques mois le plus sanctionné de la planète. Mais en deux ans, Moscou s’est adapté en cherchant toujours de nouveaux moyens pour contourner les rétorsions.

La lenteur, la progressivité et la portée limitée des premières sanctions contre le Kremlin (même après le début de l’invasion) ont permis à la Russie de réorienter ses circuits commerciaux vers la Turquie, l’Asie centrale et la Chine. Ainsi, les exportations vers l’Asie sont passées de 129 milliards de dollars entre janvier et octobre 2021 à 227 entre janvier et octobre 2023, tandis que celles destinées à l’Europe dégringolaient, elles, de 170 à 65 milliards de dollars sur les mêmes périodes. La tendance est similaire pour ce qui concerne les importations russes. L’autre immense voisin de la Russie, l’Inde, a quant à lui quintuplé ses importations de pétrole russe entre 2021 et 2022. Bien que dans une moindre mesure, la hausse s’est poursuivie en 2023. L’Inde est désormais le deuxième consommateur au monde du brut russe, derrière la Chine. Notons que le commerce avec la Turquie, pourtant membre de l‘OTAN, est l’une des portes d’entrée pour maintenir aussi des importations de matériels européens. 

Le Kremlin exploite un autre angle mort des sanctions en se tournant vers les produits qui y échappent. C’est le cas par exemple du gaz qui, contrairement au pétrole, ne fait pas l’objet de sanctions. Si les principaux oléoducs qui reliaient l’Union européenne à la Russie se sont quasiment taris suite aux coupures décidées par Moscou au début de la guerre, le gaz naturel liquéfié (GNL) russe, dont le transport se fait par la mer via des navires méthaniers, continue d’inonder le Vieux Continent. Les Vingt-Sept ont quasiment multiplié par deux leurs importations entre début 2021 et début 2023. C’est d’ailleurs l’une des causes des conflits entre le chancelier allemand Scholz et le président français Macron, l’un voulant maintenir ces 13 milliards de revenus pour la Russie, l’autre fermer aussi ce robinet pour faire avancer son dossier nucléaire. 

Enfin, certaines entreprises occidentales continuent à faire du commerce en Russie sous les radars, flirtant avec l’illégalité. Leur nombre reste inconnu à ce jour, mais une enquête du média Disclose a par exemple accusé Decathlon d’avoir mis en place un « système opaque » pour poursuivre ses activités en Russie alors que l’entreprise française avait officialisé son départ en octobre 2023.

Par ailleurs, en février 2022, l’Union a adopté un embargo sur l’exportation vers la Russie de « biens à double usage » (1). Mais cette interdiction est assortie d’exceptions qui la rendent inopérantes : les industriels peuvent continuer à exécuter des contrats mis en place avant l’embargo – certains défendent encore cette « clause du grand-père » nous expliquant que s’y jouerait la crédibilité et la fiabilité de nos industriels vis-à-vis de nos clients internationaux… quand on tue des dizaines de milliers d’Ukrainiens et que notre crédibilité diplomatique et politique est en jeu, le « grand-père » a bon dos ! Les dérogations portent notamment dans le domaine des télécommunications, du spatial et du nucléaire civil.

Mais la mise en œuvre des sanctions et les poursuites en cas de contravention sont laissées à la charge des États membres de l’UE. En France, aucune poursuite récente n’a pour l’instant été mise en œuvre pour contravention aux mesures de sanctions économiques, en tout cas rien qui n’ait été rendu public. L’augmentation des sanctions économiques est un phénomène récent et les autorités de poursuite au sein des États de l’UE y étaient peu préparées. Mais en réalité, si les sanctions n’ont pas un effet aussi fort qu’escompté, cela résulte avant tout de choix politiques et de l’hypocrisie des dirigeants européens : les intérêts économiques priment, les Européens ferment les yeux sur la provenance du pétrole acheté en Inde, parce qu’ils considèrent que ce pétrole est indispensable pour nos économies, avec l’idée que nos sociétés ne pourraient le supporter, ce qui est sujet à caution puisqu’il reste largement possible de se fournir en pétrole sans acheter des barils russes camouflés.

Les sanctions ont-elles un effet sur les Russes et l’économie russe ? Les Moscovites soulignent volontiers qu’après le mouvement de panique et de spéculation des premières semaines, lorsque de vieux modèles d’ordinateurs portables se vendaient à prix d’or, et hormis la fermeture d’Ikea et de quelques autres enseignes, la vie n’a guère changé dans une capitale dont le maire a été largement réélu en septembre 2023, et qui ne cesse d’investir dans l’urbanisme ou de nouvelles infrastructures de transport.

Bien sûr, les 13 millions d’habitants de l’agglomération de Moscou ne sont pas toute la Russie, mais ce sont eux qui pourraient être les plus sensibles aux changements de mode de vie découlant des sanctions. Une partie de l’opposition russe en exil insiste sur une levée partielle des sanctions à l’égard de certains hommes d’affaires s’étant prononcés contre la guerre, et tente de persuader les dirigeants occidentaux que seule une division au sein des élites russes serait à même de miner de l’intérieur le régime de Vladimir Poutine et de mettre fin à la guerre en Ukraine. Mais comme pour les poissons volants, ce type d’oligarques n’est pas la majorité de l’espèce et de loin, on peut donc s’interroger sur la pertinence de cet argument. Le régime tient d’autant plus facilement que des dizaines, peut-être des centaines de milliers de Russes ont quitté le pays en février puis en septembre 2022 fuyant la mobilisation, l’atmosphère étouffante du patriotisme officiel ou le risque de marasme économique. Ils forment une émigration sans précédent depuis celle ayant suivi la révolution de 1917.

La société russe est baignée dans une propagande médiatique intensive depuis plus de 10 ans, la réécriture de l’histoire a créé une multitude de « zones grises » faites de renoncements progressifs, de consentements et de compromis qui, même pour celles et ceux qui ne sont pas indifférents, rendent très difficile l’expression de positions de rupture. Il y avait près de 500 000 prisonniers dans le système pénitentiaire russe avant le déclenchement de l’opération spéciale ; ce chiffre aurait baissé de moitié selon le vice-ministre de la Justice Vsevolod Vukolov. Selon le média indépendant Mediazona, le Service pénitentiaire fédéral russe a cessé de publier des statistiques mensuelles après avoir rapporté en janvier 2023 que le déclin de la population carcérale russe « avait pris fin ». Cette interruption est intervenue après que des données ont dévoilé que la population carcérale masculine avait baissé de 23 000 personnes en l’espace d’un mois. Or les forces russes en Ukraine dépendent fortement « des prisonniers arrachés » des centres pénitentiaires. Une pratique qui avait été lancée par « Wagner » et Evgeni Prigojine. Les prisonniers s’étaient rendus très utiles dans la conquête de la ville de Bakhmout. Dans ces conditions, ceux qui restent dans le système carcéral où Alexeï Navalny a trouvé la mort, sont soit inaptes pour le combat, soit si opposés au régime qu’il serait peu sûr de les envoyer au front même pour en faire de la chair à canon. D’autres sources indiquent par ailleurs que le système répressif s’est emballé au niveau qui régnait sous Brejnev : condamnés à de lourdes peines, de simples citoyens opposés à la guerre en Ukraine rejoignent par dizaines la liste des prisonniers politiques. Comme à l’époque soviétique, les tribunaux recourent aussi à la psychiatrie punitive. Si l’on a pu voir quelques milliers de personnes courageuses rendre hommage à l’opposant libéral-nationaliste, comment réellement exprimer une opposition en Russie ? Comment même obtenir des informations précises sur la réalité économique vécue par les Russes en dehors de Moscou et Saint-Pétersbourg ?

La contre-offensive n’a pas donné les résultats qu’espérait l’Ukraine et un certain nombre d’incertitudes politiques s’accroissent en Europe et aux États-Unis qui pourraient conduire à un affaiblissement du soutien occidental : à moyen et long termes, le temps joue militairement en faveur du Kremlin… Une défaite de l’Ukraine conduirait à un effondrement du droit international car elle couronnerait la loi du plus fort et le « droit de conquête » sur des territoires impliquant plusieurs dizaines de millions d’habitants ; elle provoquerait également des réactions de panique politique à l’Est de l’Europe, dont personne ne peut à ce stade mesurer les conséquences.

Aussi, Vladimir Poutine s’affiche plus que jamais décomplexé. Cela fait longtemps que la Russie n’a plus de démocratique que des attributs formels. Ainsi des élections, aussi peu compétitives dans leur déroulement que faussées dans leurs résultats. Elles continuent pourtant de rythmer la vie politique, y compris lorsque le pouvoir organise un scrutin local dans les territoires occupés d’Ukraine, qu’il est pourtant loin de contrôler entièrement. Comme dans tout régime autoritaire, ces rendez-vous électoraux sont d’abord destinés à tester la bonne marche des rouages administratifs et à s’assurer de la loyauté des fonctionnaires, tout autant qu’à confirmer des élus auprès de l’opinion ou de pays alliés. Ce sera de nouveau le cas lors du scrutin présidentiel programmé pour mars 2024 où le système se paie encore le luxe sous vernis institutionnel de refuser les candidatures légèrement contestataires qui pourraient recueillir un minimum d’écho.

La confiance du chef du Kremlin est telle que, le 9 février dernier, il a accordé un entretien exclusif à Tucker Carlson(2), ancien présentateur de Fox News qui anime désormais des émissions sur internet, dont le public s’identifie au cœur de l’électorat trumpiste. Il ne fait pas de doute que cette opération vise à exercer, comme en 2016 et en 2020, une influence sur l’élection présidentielle US de novembre prochain en consolidant dans l’électorat populaire républicain une lecture du monde qui encourage sa mobilisation et, surtout, aille dans le sens des intérêts de Vladimir Poutine. L’entretien recèle de quelques informations utiles pour comprendre le dictateur et son raisonnement (si ce n’est sa psychologie). Interrogé sur les causes de la guerre en cours, Poutine a catégoriquement rejeté l’idée que la « menace de l’OTAN » ait justifié son intervention : selon lui, la Russie n’a jamais été menacée par l’OTAN et il s’est permis de bâcher le journaliste en lui disant qu’il espérait des questions sérieuses. S’il dénonce le fait que l’OTAN n’aurait jamais respecté aucun accord et a refusé toute coopération avec la Russie et son entrée dans l’alliance, il insiste sur le fait que cela ne constituait pas une menace et n’est pas la cause de la guerre. Ceux qui, depuis deux ans, relayant les arguments pro-Kremlin, nous expliquent l’inverse vont devoir réviser leurs éléments de langage.

Qui donc serait responsable ? Visiblement il s’agit de l’Union européenne (n’oublions pas qu’il s’adresse à un public américain dont il recherche les bonnes grâces) : l’accord de commerce avec l’Europe ne pouvait que se traduire par une fermeture par la Russie des liens commerciaux et industriels avec l’Ukraine et donc la ruine des entreprises de ce pays (la Russie est vraiment trop généreuse de se préoccuper ainsi de la santé des entreprises ukrainiennes). L’accord aurait été imposé par le coup d’État américano-nazi (les Américains ne sont donc pas totalement blanchis) qui a déposé le Président Ianoukovitch alors que celui-ci prétendait organiser des élections. Rappelons les faits : c’est Ianoukovitch qui avait engagé dès 2010 les négociations commerciales avec les Européens, ces négociations butaient sur l’autoritarisme politique du président ukrainien qui avait une tendance avérée pour jeter en prison ses opposants ou les placer en résidence surveillée. L’Union européenne exigeait donc pour conclure l’accord la fin de ces mesures coercitives. La rupture des négociations (Ianoukovitch annonçant en parallèle une nouvelle volte-face pour se réaligner sur la Russie) et l’insatisfaction des Ukrainiens provoquèrent ce qu’on appela l’Euro Maïdan, la destitution de Ianoukovitch par un vote à 70% de la Rada en février 2014, la convocation de nouvelles élections où l’extrême droite ne fait que 5% des suffrages.

C’est là que le Kremlin organisa la sécession de morceaux des oblasts de Lougansk et du Donbass ; la volonté d’en reprendre le contrôle est aujourd’hui présenté par Poutine comme une attaque des Ukrainiens contre les Russes. L’intervention russe dès 2014 à l’Est de l’Ukraine, l’invasion de février 2022 et la guerre qui s’en suit depuis n’ont donc de l’aveu même de Poutine à ce journaliste américain qu’un seul but : protéger tous les Russes, car l’Ukraine n’existe pas. La première moitié de l’entretien, près d’une heure, est intégralement consacrée à ses divagations sur l’histoire de la Russie, qui doivent être prises au sérieux : Vladimir Poutine leur a consacré un essai dont la lecture est obligatoire dans les forces armées. Les différents dirigeants occidentaux se sont régulièrement étonnés que l’essentiel de leurs conversations avec Poutine dans les premières semaines de la guerre soient consacrées à ce sujet. La vision historique de Poutine équivaudrait à adopter pour la France celle d’Éric Zemmour : l’Italie du Nord aurait dû être française, le pouvoir de Charlemagne, François Ier et Napoléon Ier le démontre. Si ce dernier semble encore avoir bonne presse auprès des Milanais, on peut douter qu’ils rêvent d’être Français.

Pire, Poutine va alors faire référence à Hitler – j’ai régulièrement essuyé dans des discussions l’argument du Point Godwin quand j’expliquais que, d’un point de vue géostratégique, la démarche des deux dirigeants étaient apparentée pour ne pas être soufflé quand c’est Vladimir Poutine qui se dénonce lui-même. Selon lui, Hitler souhaitait seulement réunifier les terres allemandes et en refusant de les céder pacifiquement comme il le lui demandait poliment, la Pologne l’a obligé à l’attaquer et porte la responsabilité de la seconde guerre mondiale. Il s’agit évidemment d’un parallèle justifiant l’invasion de l’Ukraine pour récupérer des « territoires russes », ça n’en reste pas moins sidérant. Pour Poutine, il serait également légitime que la Hongrie retrouve ses territoires perdus au profit de l’Ukraine en 1945(3). Tucker Carlson aurait alors bien voulu interrompre le maître du Kremlin pour passer à un autre sujet : il s’interrogea alors à voix haute si la comparaison est bien pertinente. Pourtant cela n’a rien d’un dérapage : la proximité avec Hitler fait désormais partie du récit poutinien ; le pacte Molotov-Ribbentrop est d’ailleurs réhabilité face à un monde anglo-saxon déloyal et la seule faute d’Hitler est de l’avoir violé en envahissant la Russie.

Le Kremlin dirige une nation profondément pacifique : ainsi apprend-on qu’un accord de paix aurait été signé en mars 2022 à Istanbul, mais que Zelensky poussé par Biden et Boris Johnson aurait repris les hostilités. Tout est donc de la faute des Ukrainiens et des Occidentaux qui détestent la Russie orthodoxe par pur rationalisme économique : c’est la théorie du complot russe, le « milliard d’or », selon laquelle il existe un plan de l’Occident pour dominer le monde et attribuer à son milliard d’habitants l’ensemble des richesses de la planète. Néanmoins, n’oubliant pas qu’il s’adresse à un public particulier, le maître du Kremlin finit par expliquer aux peuples américains et allemands qu’ils n’ont rien à gagner à défendre l’Ukraine : que les uns se préoccupent plus de leur dette massive détenue par leur véritable ennemi stratégique, la Chine ; que les autres se rappellent qu’ils avaient accès à un gaz pas cher avec Schröder et Merkel…

Si l’objectif premier de cet entretien est de consolider l’électorat trumpiste dans sa conviction que seule l’élection de leur champion mettra fin au conflit en s’accordant avec lui, Poutine a clairement désigné les Européens comme les responsables du chaos qu’il a lui-même déclenché. Au-delà de la proximité géographique, il n’est pas étonnant dans ses conditions que la Finlande et la Suède ait cherché à rejoindre au plus vite une alliance militaire malgré une longue tradition de neutralité. Les espaces aériens et maritimes des pays européens riverains de la mer Baltique sont régulièrement violés par la Russie, par des sous-marins, des avions de chasse. Il y a un état d’hostilité et de friction. Relativisons quelque peu la révolution que cela représente : jusqu’en 2023, la Finlande et la Suède, pays voisins de la Russie, membres de l’Union européenne, étaient déjà des alliés des États-Unis par divers accords, même s’ils n’étaient pas membres de l’OTAN et avaient un statut de pays neutre. Avec l’entrée de la Suède, il n’y a plus de pays neutre autour de la mer Baltique. La ratification par le parlement hongrois le lundi 26 février de l’adhésion de la Suède va permettre à ce pays de rejoindre l’OTAN dans quelques jours, cela interviendra au moment où l’incertitude sur la solidité de l’alliance atlantique est maximale.

Schéma 1 : pays membres de l’OTAN et dates d’entrée (source : wikipédia)

Les États-Unis, maillon faible politique de leur propre dispositif

La Finlande et la Suède arrivent en effet dans l’OTAN en faisant le même pari géostratégique que le reste de l’Europe centrale et balkanique depuis 25 ans. L’ensemble des États à l’exception de la Serbie et de la Bosnie-Herzégovine ont rejoint le dispositif intégré de l’alliance atlantique car ils étaient convaincus que le parapluie nucléaire américain les protégerait de « l’ogre russe ». N’y voyez aucune stratégie construite des États-Unis cherchant à encercler la Russie exsangue, ils n’ont pas eu besoin de plan machiavélique : la Pologne, la Hongrie, la République Tchèque avaient subi entre 1956 et 1968 une invasion soviétique (en 1983, le coup d’État de Jaruzelski visait à prévenir une nouvelle intervention militaire russe face à la « révolution » syndicale en cours) ; dans la série qui adhéra en 2004, qui peut nier que les États baltes n’ont pas quelques souvenirs cuisants de leur occupation, que la Slovaquie se souvient du sort de Dubček et que même la Roumanie et la Bulgarie ressentaient le besoin de se couvrir de quelques garanties. On peut toujours dire qu’il aurait fallu que les États-Unis fassent preuve de prudence et refusent ces adhésions : personne n’avait la capacité de dénier à ses États leur volonté souveraine de rejoindre l’alliance atlantique.

Et si le levier de l’adhésion à l’OTAN a été instrumentalisé par l’administration Bush Jr en 2003, c’était d’abord pour gêner la France et l’Allemagne qui s’opposaient à l’intervention en Irak – souvenez-vous des paroles délicates de Rumsfeld sur la « vieille Europe » – pas pour encercler la Russie dont tout le monde se souciait alors comme d’une guigne. Pour l’ensemble des anciens membres du Pacte du Varsovie, l’intégration européenne, le retour dans l’Occident, c’était d’abord et avant tout l’intégration dans l’OTAN, avant même l’adhésion à l’Union européenne.

Et qu’avaient à proposer les Européens de l’Ouest à leurs voisins libérés de l’Est ? Rien ! Entre 2001 et 2010, ils ont progressivement dissout l’Union de l’Europe Occidentale (UEO), seule organisation européenne autonome sur la défense ; qui n’avait dans les faits qu’un rôle limité, tant les Européens de l’ouest donnaient la primauté à l’OTAN pour leur défense collective, mais, à partir de 1984 et surtout durant les années 1990, les États membres choisirent l’UEO comme support d’une politique européenne de défense. En juin 2004, les gouvernements et le parlement européen adoptaient le traité constitutionnel européen qui désignait l’OTAN comme le vecteur privilégié de la politique de sécurité des États non neutres de l’UE. Même la France, sous la présidence d’un soi-disant héritier du gaullisme, Nicolas Sarkozy, mettait fin à un espoir d’une défense européenne autour de notre pays en revenant dans le commandement intégré de l‘OTAN ! Pourquoi voulez-vous que l’Europe de l’Est ait recherché une autre option ?

Évidemment, le réveil géopolitique a été difficile : du mépris plus ou moins conscient vis-à-vis de la Russie à peine sortie de son effondrement au sentiment d’humiliation réécrit par Poutine, il n’y a qu’un pas. C’est aujourd’hui l’histoire qu’il raconte : les Américains ont refusé l’adhésion de la Russie à l’OTAN en 2007, les 10 et 11 février de la même année, il prononçait un discours glaçant qui annonçait l’ensemble de sa politique internationale à venir(4). Il n’y a même pas eu besoin que la Géorgie reçoive des gages sérieux à sa demande de rapprochement avec l’OTAN pour être mise au pas en 2008 et abandonnée par les Occidentaux. La même stratégie poutinienne d’instrumentalisation de potentats rebelles artificiellement créés allait commencer à être appliquée en Ukraine dès 2008 et surtout en 2014.

De 2008 à 2016, les USA s’étaient déjà détournés de l’Europe : Obama laissa Sarkozy être ridiculisé par Poutine sur la Géorgie, il lâcha Hollande en 2013 sur la Syrie y laissant le champ libre à la démonstration du retour du Kremlin comme acteur géopolitique mondial de premier plan, à la rescousse du régime de Bachar El Assad.

Finalement, la stratégie de Donald Trump était dans la continuité de la politique de Barack Obama, les yeux doux au régime autoritaire du Kremlin en plus (qui lui avait sans doute filé quelques coups de main informatiques dans la campagne de 2016). Que n’a-t-on dit (et espéré peut-être) en novembre 2019 quand Emmanuel Macron déclara à The Economist : « Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’Otan. » « Vous n’avez aucune coordination de la décision stratégique des États-Unis avec les partenaires de l’Otan et nous assistons à une agression menée par un autre partenaire de l’Otan, la Turquie, dans une zone où nos intérêts sont en jeu, sans coordination », continuait-il, en référence à l’intervention militaire turque en Syrie contre nos alliés kurdes. La pandémie de COVID est passée par là, on est passé à autre chose.

On pouvait donc s’attendre à ce que l’ancien président républicain ultra-réactionnaire et démagogue revienne à la charge sur un ton provocateur mais dans le même mode que sa présidence. On n’a pas été déçu. Le 27 janvier 2024, il déclarait : « On paie pour l’OTAN et on n’en retire pas grand-chose. Je déteste devoir vous dire ça à propos de l’OTAN, mais si on avait besoin de leur aide, si on était attaqué, je ne crois pas qu’ils seraient là. (…) Mais je me suis occupé de l’OTAN. Je leur ai dit : “Vous devez payer vos factures, si vous ne payez pas vos factures, on ne sera pas là pour vous soutenir.” Le jour suivant, l’argent a coulé à flots vers l’OTAN. » Bien que mensongère, cette première déclaration géopolitique de campagne présentait surtout un regard dans le rétroviseur : Trump mettait en valeur son action présidentielle de défense des intérêts budgétaires américains, alors que Biden est accusé de dilapider les crédits pour l’Ukraine. Samedi 10 février, en Caroline du Sud, il est allé beaucoup plus loin : prétendant rapporter une conversation avec l’un des chefs d’État de l’OTAN, sans le nommer, il déclarait « Un des présidents d’un gros pays s’est levé et a dit : “Eh bien, monsieur, si on ne paie pas et qu’on est attaqué par la Russie, est-ce que vous nous protégerez?” […] Non, je ne vous protégerais pas. En fait, je les encouragerais à vous faire ce qu’ils veulent. Vous devez payer vos dettes. »

Donald Trump rompt ainsi à la fois le principe de respect des engagements entre États membres de l’OTAN et ment. En effet, il met en cause directement l’un des articles essentiels du traité, l’article 5 qui stipule que si un pays de l’OTAN est victime d’une attaque armée, chaque membre de l’Alliance considérera cet acte de violence comme une attaque armée dirigée contre l’ensemble des membres et prendra les mesures qu’il jugera nécessaires pour venir en aide au pays attaqué. Son premier mensonge c’est que les Européens ont en réalité répondu présents précédemment : la seule fois où l’article 5 a été invoqué à l’unanimité des membres fut au lendemain des attaques terroristes du 11 septembre 2001 contre les États-Unis.

Quant aux engagements budgétaires, cette barre de 2% des dépenses des États membres, si souvent évoquée par Donald Trump, n’est qu’un indicateur parmi d’autres – comme les capacités militaires disponibles et la contribution aux opérations extérieures – de l’engagement des pays dans l’Alliance, il ne mérite aucun fétichisme ou aucune obsession. Mais surtout, la progression des dépenses militaires des États européens n’ont rien à voir avec l’intervention de l’ancien président américain alors qu’il était en fonction, mais c’est la conséquence directe de la pression russe, concrétisée par l’annexion de la Crimée (2014), puis par l’invasion déclenchée en Ukraine en février 2022. 11 membres de l’OTAN sur 31 ont déjà atteint l’objectif de 2% de leur produit intérieur brut consacrés à leur défense, alors qu’ils n’étaient que trois en 2014. Certains États ont doublé, voire triplé (et même plus) leurs dépenses militaires entre 2014 et 2023 – la palme revient avec +270% à la Lituanie (sans surprise) et à la Hongrie, dont le premier ministre prétend pourtant être un grand ami de la Russie(5).

 

Schéma 2 : pays membres de l’OTAN ayant atteint l’objectif de 2% (source : Le Monde)

 

Schéma 3 : répartition des dépenses militaires de l’OTAN en 2023 entre les pays membres (source : Le Monde)

 

Schéma 4 : évolutions sur la période 2014-2023 des budgets nationaux consacrés à la défense des pays membres de l’OTAN (source : Le Monde)

Le 15 février dernier, Sébastien Lecornu ministre des armées s’est également empressé d’annoncer que la France atteindrait ce fameux seuil des 2 % en des termes lyriques. « La France est un allié fiable. Elle a rempli l’engagement pris en 2014 et consacre en 2024 plus de 2% du PIB à l’effort de défense. […] La vraie question maintenant, ce n’est pas tant d’obtenir ces 2%, […] mais c’est de faire en sorte qu’ils soient véritablement utiles sur le terrain militaire. Ce ne sont pas des chiffres […] qui vont dissuader la fédération de Russie […] de vouloir attenter à notre sécurité collective, c’est véritablement ce que nous en faisons. Donc au-delà des 2% du PIB, il faut regarder la part d’investissements réels dans les équipements. […] L’Otan donne aussi un indicateur à l’ensemble de ses membres […] c‘est le chiffre de 20%(6)La France est à 30%, c’est-à-dire 10 points au-dessus de cet indicateur en matière d’investissement militaire. Ce qui importe donc, c’est la capacité à réellement mettre à disposition de l’Alliance des moyens capacitaires, en nombre d’heures d’aviation de chasse disponibles par exemple sur des sujets de mobilité militaire. Sur la capacité à déployer, sur les espaces maritimes, différentes patrouilles qui permettent de sécuriser et de dissuader et bien sûr le déploiement de forces terrestres comme nous le faisons avec notre statut de nation-cadre en Roumanie ou avec un groupe interarmées en Estonie. » Les crédits militaires n’ont pas été touchés par le décret d’annulation du 21 février 2024.

Alors que le candidat républicain, qui a de bonne chance de concourir à nouveau contre Joe Biden (sauf accident judiciaire improbable), semble dire aux Russes qu’ils auront les mains libres en Europe et que le président Poutine considère que l’Europe est responsable du déclenchement de la guerre en Ukraine, on peut imaginer que la progression de ses dépenses militaires va s’accélérer. Les Européens sont dans un état de panique avancée, et c’est justifié. Ils doivent en tirer trois conclusions : Trump ne croit pas aux organisations multilatérales ; ensuite, il ne les protégera pas s’il est élu ; enfin, il encourage Poutine à les envahir, ce qui constitue une évolution par rapport à 2016. Ils doivent être en mesure de se défendre eux-mêmes et d’aborder sérieusement l’objectif d’une autonomie stratégique, c’est-à-dire la nécessité de construire des capacités et de diversifier le réseau des partenaires. Autonomie stratégique : ce terme provoquait jusqu’à aujourd’hui des crispations intenses aux USA et à l’Est de la ligne Oder-Neisse.

Or avant même l’entrée réelle en campagne électorale (nous n’en sommes qu’aux primaires), Trump sème la confusion sur la politique internationale des États-Unis : en témoigne l’imbroglio dominant les débats du Congrès sur l’aide militaire à l’Ukraine. Depuis octobre, les élus républicains à la Chambre continuent de bloquer l’adoption d’un nouveau paquet de 60 milliards de dollars, sous différents prétextes successifs. Or Trump a fait pression sur les élus républicains au Congrès pour enterrer un projet de loi prévoyant le versement d’une nouvelle aide à l’Ukraine ainsi qu’une réforme de la politique migratoire.

Or quel que soit le résultat de l’élection présidentielle de novembre 2024, la situation politique intérieure des États-Unis d’Amérique les détournera durablement de notre continent. Si Donald Trump l’emporte, il se détournera vraisemblablement des « questions européennes » et au mieux les considérera sous un angle purement transactionnel. S’il perd l’élection comme en 2020, il est probable que le souvenir de la tentative de prise du Capitole le 6 janvier 2021 nous apparaisse comme une petite échauffourée ; depuis 2021, les milices d’extrême droite, suprémacistes (et parfois ouvertement fascistes) armées et entraînées qui soutiennent Donald J. Trump se sont considérablement renforcées et atteignent plus de 30 000 paramilitaires : la contestation de sa défaite pourrait s’exprimer sur un mode bien différent avec pour conséquence une déstabilisation durable dont feront les frais de nombreux citoyens américains mais aussi le monde entier. Que vaudra « le bouclier américain », que vaudra « la protection » de l’OTAN dont aveuglément les gouvernements européens ne tarissaient pas d’éloge dans ces conditions ? Les conditions de la sécurité collective européenne doivent donc être totalement revisitées.

Il faut penser d’urgence « l’après OTAN »

Alors que la Russie s’est organisée en adoptant une économie de guerre et des programmations budgétaires pluriannuelles pour renforcer son effort militaire en Ukraine et son contrôle politique et policier sur les territoires qu’elle a de fait arrachés, la contre-offensive n’a pas donné les résultats qu’espérait l’Ukraine et un certain nombre d’incertitudes politiques s’accroissent en Europe et aux États-Unis qui pourraient conduire à un affaiblissement du soutien occidental : à moyen et long termes, le temps joue militairement en faveur du Kremlin… Une défaite de l’Ukraine conduirait à un effondrement du droit international car elle couronnerait la loi du plus fort et le « droit de conquête » sur des territoires impliquant plusieurs dizaines de millions d’habitants ; elle provoquerait également des réactions de panique politique à l’Est de l’Europe, dont personne ne peut à ce stade mesurer les conséquences.

Nous sommes entrés dans une période de renouveau ou de renaissance des impérialismes, dont la puissance nord-américaine n’est pas la seule expression. Si la République Populaire de Chine prétend donner l’image à l’échelle internationale d’une puissance qui a choisi le commerce et le soft power, elle n’a pas cessé d’être une dictature dont les dirigeants procèdent de manière totalitaire contre des pans entiers des peuples qu’ils conduisent ; ils ont également engagé une course à l’hégémonie mondiale contre les États-Unis et accroissent la pression militaire pour imposer la domination chinoise sur toute la région d’Asie orientale et sur l’espace indo-pacifique, devenant plus que jamais une source d’angoisse pour plusieurs États de la région (Corée, Japon, Viet Nâm, Thaïlande, Indonésie, Australie). Les difficultés économiques récentes que rencontrent la Chine renforcent d’ailleurs la rhétorique nationaliste de ses dirigeants, accroissent sa tendance à préférer régionalement une stratégie du bras de fer et la poussent à réclamer désormais une plus grande rentabilité des investissements et des prêts qu’elle a précédemment concédés à l’étranger. Dans ces conditions, l’Europe aurait tort de considérer que la Chine est un partenaire commercial comme un autre et que le « doux commerce » fera son œuvre.

À des échelles plus réduites, plusieurs puissances régionales ont elles-aussi adopté des postures impérialistes. C’est le cas des deux puissances rivales que sont l’Inde et le Pakistan, là aussi avec un risque de conflit nucléaire que l’instrumentalisation d’un côté de l’islam politique et d’un nationalisme religieux hindou rend de plus en plus dangereux (dont les musulmans indiens et les minorités pakistanaises sont les premières victimes). La démarche impérialiste russe n’est plus à démontrer, quels que soient les torts que l’on peut prêter aux Occidentaux. Enfin au Moyen-Orient, l’Arabie Saoudite et l’Iran sont également engagés dans des stratégies de domination régionale concurrentes et meurtrières (quelle que soit la mise en scène récente d’une baisse des tensions qui n’a pas fait cesser les conflits par proxies que les deux régimes islamistes ont déclenché), appuyées sur des projets politiques réactionnaires et patriarcaux. Observant ces deux adversaires, la Turquie d’Erdoğan attend de voir comment elle pourra profiter d’un instant de faiblesse pour asseoir son propre projet régional dont Kurdes et Arméniens font aujourd’hui les frais. Dans le développement de ce renouveau des impérialismes, on ne dira jamais assez à quel point la manipulation politique des passions religieuses (toute obédience confondue – hindoue, musulmane, orthodoxe, évangélique) et surtout de leurs versions les plus rétrogrades et misogynes rend la situation encore plus inflammable et incontrôlable.

Confrontés à la plus que probable défaillance américaine, à l’impérialisme chinois et à un régime poutinien qui les désigne comme étant responsable de la guerre en Ukraine, les Européens devraient comprendre qu’il y a urgence à changer de paradigme en matière géostratégique. Le 22 mars 2021, le Conseil Européen avait adopté une décision établissant la facilité européenne pour la paix (FEP) comme instrument extra-budgétaire visant à « améliorer la capacité de l’Union à prévenir les conflits, à consolider la paix et à renforcer la sécurité internationale, en permettant le financement d’actions opérationnelles relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense. » Un progrès, direz-vous ? Ça dépend comment on l’utilise…

Dans le cadre de la participation de l’Union européenne aux opérations en Ukraine, la FEP a déjà alloué plus de la moitié de son enveloppe pluriannuelle de 5,7 milliards d’euros au remboursement partiel des cessions de matériels militaires à l’armée ukrainienne de la part des États membres. Or il a été demandé en 2023 à la FEP de rembourser le soutien matériel militaire polonais en Ukraine au prix du renouvellement des matériels et non pas à celui, réel, des matériels existants. En conséquence, alors que la Pologne a livré – tout du moins en premier lieu – à l’armée ukrainienne du matériel et des blindés datant de l’époque soviétique et du Pacte de Varsovie, la FEP lui a versé des crédits pour du matériel neuf correspondant au prix d’achat d’avions de combat F35 américains, de chars K2 Black panther ou d’obusier K9 sud-coréens. La participation française à la FEP nous a coûté 500 millions d’euros en 2023. Autant qui ne sont pas allés à notre propre effort.

L’Allemagne se donne 5 à 8 ans pour être prêt à résister par ses seuls moyens à une nouvelle attaque russe(7). 5 à 8 ans, c’est le temps estimé pour que la Russie soit en capacité de s’investir à nouveau dans un conflit armé. Pour cela, il faudra bien plus que les 100 milliards d’euros du fonds spécial de transformation de la Bundeswehr ; 60% de cette somme a déjà été attribuée pour l’achat d’avions, de systèmes de défense aérienne, de matériels de transmission, d’hélicoptères lourds, d’équipements multiples pour la troupe, etc. Jamais le rythme de passation des commandes militaire n’a été aussi élevé. Le fonds spécial sera vidé avant 2027. Mais la Bundeswehr sera encore loin du compte. Les stratèges allemands veulent en effet doter leur armée de ce qu’ils appellent les forces « moyennes » ou « intermédiaires » (entre l’artillerie lourde, équipée de chenilles et lente à déplacer, et les groupes légers inadaptés à bloquer une attaque). La Bundeswehr manque également de soldats : quelques 180 000 militaires alors que l’objectif est de dépasser les 200 000 soldats dans 6 ans. Pour y remédier, le ministre de la Défense envisage désormais sérieusement de réintroduire le service militaire. Reste la question de l’équipement militaire, pour lequel il faut un budget conséquent et garanti à long terme, permettant le développement d’une industrie de défense capable de couvrir l’essentiel. Katarina Barley, tête de liste des sociaux-démocrates allemands aux élections européennes, a ainsi jugé inévitable l’ouverture d’un débat sur le déploiement d’un parapluie nucléaire autonome européen face à la Russie. Le ministre allemand des Finances et chef du FDP, Christian Lindner, propose lui de prendre enfin au sérieux les offres de coopération réitérées faites par Emmanuel Macron à l’Allemagne en matière de dissuasion nucléaire.

La France aussi est engagée dans un processus visant à rétablir sa crédibilité dans la durée avec l’entretien de la dissuasion nucléaire(8) et à transformer les armées dans un contexte géopolitique dégradé. Pour les 7 années couvertes par la Loi de Programmation Militaire (LPM, 2024-2030), un effort budgétaire de 413,3 milliards d’euros y sera consacré. 40 % de plus que la précédente LPM qui visait à « réparer » les armées. Le seuil des 2% devrait être atteint dès 2024 (initialement prévu entre 2027 et 2030) avec un budget porté 47,2 milliards d’euros, soit 3,3 milliards d’euros de plus qu’en 2023. Au regard des enjeux géostratégiques actuels, qui pourraient avec une once de crédibilité le contester. À gauche, rappelons-nous notre histoire : arrivant au pouvoir en juin 1936, Léon Blum, chef parlementaire d’une SFIO acquise au désarmement, engagea un plan quinquennal de réarmement au regard de l’état de délabrement dans lequel était l’armée française, après l’application des doctrines et conseils du Maréchal Pétain, et de la menace fasciste ; la validation de la stratégie de Front Populaire par le Komintern (l’Internationale communiste) visait d’ailleurs en partie à favoriser ce type de décisions budgétaires pour répondre à la remilitarisation de l’Allemagne par Hitler.

Et encore, aujourd’hui, l’armée française est sans doute celle qui se trouve en Europe dans l’état le moins piteux. On a vu celui de l’armée allemande, qui n’est pas aujourd’hui la menace géopolitique qu’elle était en 1936 (et dont on serait bien inspiré de ne pas contester la logique de rééquipement actuel). On voit encore les logiques absurdes de certains de nos plus petits partenaires au prétexte d’aider l’Ukraine ; car aider un pays agressé à se défendre légitimement n’oblige pas à être idiot ! Or c’est ainsi qu’il faut qualifier l’annonce le 18 février dernier faite par le Danemark d’envoyer l’intégralité de son stock de munitions à Kiev… Et même si la première ministre danoise le conteste, les Européens sont en train d’arriver au maximum de leurs capacités de production d’armement(9). Habitués depuis trop longtemps à dépendre du « bouclier américain », l’industrie de défense européenne s’est réduite à la portion congrue, reculant même en France. Ce n’est pas pour rien qu’Olaf Schloz inaugurait encore début février une nouvelle usine de poudre et d’obus… Le marché de la défense européen est avant tout un marché de l’armement US, (neuf et occasion). Pendant que l’armée française achète des fusils d’assaut allemands, nos partenaires européens (on l’a vu plus haut pour la Pologne) se fournissent tous auprès des États-Unis. Pendant que nous vendons nos avions Rafale à l’Inde, à l’Égypte et aux pays du golfe, dont la fiabilité comme alliés est toute relative, les Européens achètent des Lightning II. La France devra donc reprendre le contrôle des entreprises stratégiques en matière de défense qu’elle a laissées filer, y compris dans les mains des Américains, en « oubliant » de mettre en application le décret Montebourg.

La France est le seul pays à disposer d’une dissuasion nucléaire et d’une capacité de projection extérieure. C’est à elle de proposer un chemin à ses partenaires européens pour se passer de l’OTAN. Et ce chemin devra concerner tout à la fois la conception, la production, le marché et l’organisation des forces de défense. Mais on sait combien nos voisins sont sensibles à ce qu’ils perçoivent comme de l’arrogance ; les Américains, dans le but de défendre leurs intérêts commerciaux, n’hésiteront pas à insister dessus. Aussi, les rodomontades d’Emmanuel Macron le 26 février au soir sur la perspective d’envoi de troupes américaines et européennes en Ukraine nous ont ainsi sans doute fait perdre un an ou deux. D’autant que les motivations du président français sont loin d’être claires et aussi élevées que son camp de ne le prétend.

Les soutiens courtisans du président de la République expliqueront que ce dernier vise en réalité à réintroduire une « ambiguïté stratégique » qui avait disparu depuis longtemps de la diplomatie française, on aimerait les croire. La réalité est que c’est moins le Kremlin qui est visé – si la violence du discours de Vladimir Poutine qui a suivi ne peut plus surprendre personne, il indique néanmoins que le dictateur russe a perçu le changement de pied – que des effets politiques immédiats pour faire oublier sa propre ambiguïté face au Kremlin.

Le Spiegel donne la lecture suivante : Olaf Scholz avait rappelé peu de temps auparavant pourquoi il ne livrerait pas de missiles continentaux (Taurus) alors que d’autres (Grande Bretagne, France) l’ont fait. Il a de nouveau dit que l’Allemagne était après les USA le plus gros contributeur à l’aide militaire à l’Ukraine et que la France et d’autres ne faisaient pas assez en achats et livraison. Selon le magazine allemand, Macron aurait parlé d’engagement de troupes au sol pour se payer Scholz, ajoutant en substance « nous avons dès le début livré des canons alors que certains parlaient de livrer seulement des sacs de couchage et des casques »(10). Scholz a donc répliqué dans ce qui apparaît comme une guerre d’ego dans un « couple » dysfonctionnel. Voilà pour le conflit politique entre la Willy-Brandt-Straße et la rue du Faubourg-Saint-Honoré.

En réalité, à 3 mois des élections européennes, Emmanuel Macron cherche à faire de l’Ukraine un symbole. Pourquoi et contre qui ? Contre le Rassemblement national, qu’il veut présenter comme le principal adversaire de sa minorité présidentielle dans ce scrutin. Le RN est l’ami de Vladimir Poutine. À l’Assemblée, Gabriel Attal s’est employé à le rappeler avec une pointe d’excès « Il y a lieu de se demander si les troupes de Vladimir Poutine ne sont pas déjà dans notre pays. Je parle de vous et de vos troupes, Mme Le Pen […] Vous défendiez une alliance militaire avec la Russie, il y a seulement deux ans. C’était dans votre programme pour l’élection présidentielle ». Oui, Marine Le Pen a bien défendu une « alliance militaire » avec la Russie, y compris en 2022, y compris après l’invasion de l’Ukraine, pendant la campagne pour l’élection présidentielle. Mais, à cette aune, Emmanuel Macron est à ranger dans le même sac : au début de la guerre, le chef de l’État refusait d’« humilier » la Russie. En 2019, trois ans avant la guerre, il allait plus loin défendant une « architecture de sécurité et de confiance » entre l’Europe et Moscou, déclarant la Russie est « européenne », alors même que Trump pactisait avec le Kremlin qui avait depuis une décennie déjà choisi une stratégie anti-européenne. Peut-on prétendre être Churchill en ayant été Chamberlain trop longtemps ? Si Emmanuel Macron et son camp veulent convoquer le passé sur la relation au Kremlin dans la campagne des élections européennes, le pari est glissant voire nauséabond. Il n’est surtout pas au niveau des enjeux.

Une chose est sûre, pour convaincre, la France va devoir s’y prendre autrement. Il faudrait d’ailleurs qu’Emmanuel Macron comprenne qu’il doit mettre fin à ces postures médiocres, car nous ne pourrons pas attendre 2027 pour engager le mouvement. Si l’on veut avancer, encore faut-il s’assurer d’être suivi, ce qui nécessite de travailler avec rationalité avec nos partenaires. Rationalité qui devrait également être remise au goût du jour à gauche ; il faut sortir de la binarité délétère entre un Glucksmann américanisé et un Mélenchon bolivarisé… Sortons aussi des mantras inutiles et inefficients sur le bellicisme américain et la défense de la Paix à tout prix : personne ici ne veut la guerre et envoyer nos jeunes gens à l’abattoir, les citoyens russes et ukrainiens ne le voulaient pas non plus. Organiser et muscler notre défense et nos renseignements sont sans doute le seul moyen de l’éviter. Notre faiblesse y conduira. Au moment où les amis de Poutine vont renforcer leurs rangs au Parlement européen derrière Marine Le Pen, et alors que la perspective de son arrivée au pouvoir en 2027 se précise, il serait temps de nous reprendre en main. Et pour les socialistes que nous sommes, se rappeler que l’histoire a donné raison à Léo Lagrange l’antifasciste et tort à Paul Faure le pacifiste à tout prix.

 

Frédéric Faravel

Références

(1)Les « biens à double usage » sont ceux destinés à des applications civiles mais qui peuvent être utilisés à des fins militaires.

(2) https://youtu.be/q_6g91QtXs0?si=N-1LdHgB3drOLV-q
https://youtu.be/A5lCewlZqMg?si=Pow4RhUS9VNfs_iH

(3)La Ruthénie subcarpathique lui avait été offerte par Hitler fin 1938 après le dépeçage de la Tchécoslovaquie.

(4)     https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2007/02/12/m-poutine-denonce-l-unilateralisme-americain_866329_3222.html

(5)Le chiffre de 1,3% affiché pour la Turquie, au regard de ses engagements militaires, en Syrie, en Libye et en soutien à l’Azerbaïdjan, ainsi que de son état de paix armée avec la Grèce, ne peut être que sujet à caution et doit être pris avec la plus grande prudence. Il doit inciter à la circonspection quant à la transparence des informations budgétaires transmises par l’État turc.

(6)Engagement pris par les membres de l’OTAN en 2014 de porter à 20% ou plus la part des dépenses de défense annuelles à l’acquisition de nouveaux équipements majeurs.

(7)Dans un message posé sur les réseaux sociaux le jour où Vladimir Poutine a envoyé ses chars à l’assaut de l’Ukraine, le commandant des forces terrestres, le général de corps d’armée Alfons Mais, a résumé en quelques mots l’état de l’armée allemande : la Bundeswehr est « plus ou moins vide ».

(8)Notamment avec la construction d’un deuxième porte-avions nucléaire complétant le Charles-de-Gaulle.

(9)Contrairement à ce que se racontent nos amis du Parti de la gauche européenne, l’Union Européenne est loin, très loin, de s’être réorganisée autour d’une économie de guerre… contrairement à la Russie.

(10)L’Allemagne avait fin février 2022 proposé 2000 casques à l’Ukraine.

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Les débuts, Claire Marin

Les débuts, Claire Marin

En attendant le printemps, on peut toujours lire Claire Marin et rêver à d’autres renaissances encore. Voici donc trois souvenirs tirés de son livre Les débuts sur lesquels Jeanne Claustre revient.

Penser les milieux

Nous attribuons trop souvent un début et une fin aux choses qui nous entourent. “On éprouve très tôt dans l’existence cette nostalgie des débuts. Mais on est aussi fébrile à l’idée d’un nouveau départ (…) c’est la raison pour laquelle nous désirons tant les retrouver, les revivre autrement. (…)”, écrit la philosophe. Ce qui fonctionne à échelle personnelle – se remémorer les premiers instants, les premiers émois, bref les premières fois – s’applique à échelle sociale. La nostalgie des débuts, c’est aussi notre attrait tout particulièrement occidental tant pour les créateur·ices que pour la (sainte) Création : seuls Gilles Deleuze et Henri Bergson se seraient opposés à l’obsession de la fixité de l’être, de l’Etat et du stable évènement. Ils parlent de ce qui bouge et devient, d’après Anne Dufourmantelle(1). Gilles Deleuze affirme que l’on commence toujours par le milieu : que toute création s’appuie sur ce qui existe, que nous sommes pris dans un maillage. Derrière cette affirmation, c’est d’une “grande humilité philosophique” dont il s’agit face à la question des fondements (ce dont ne seraient pas capables tous les philosophes, donc). D’ailleurs Deleuze préfère la signature collective et le “nous” au je.

Nous nourrissons tout autant un attrait pour les fins, dans un système basé sur la consommation. Henri Bergson décrit cette facilité à définir une histoire par notre “vision kaléidoscopique du réel” : nous créons des séquences comme un cinématographe – “le mécanisme de notre connaissance est de nature cinématographique”. Ainsi, nous restituons une apparence du mouvement à partir d’images fixes, créons cases et discontinuités temporelles là où il n’y en a pas nécessairement. Nous serions donc “incapables de percevoir la réalité mouvante” ; et ainsi, passons à côté de ce dont nous avons pourtant l’expérience : le devenir de la réalité sensible.

Nous perdons la durée ; Claire Marin en appelle à redonner sa place au mouvement et à ce qui nous échappe alors. Elle fait l’apologie de l’inconstance – qui se fait “au nom d’une vérité singulière, en mouvement, et du renouvellement nécessaire de soi.” Être inconstant·e, s’autoriser à la dérive et à la contradiction, se défaire d’un « vain souci de constance, cette angoisse qui nous dissuade d’avoir confiance en nous ». Moi-même, je n’ai pas confiance en moi car je m’astreigne toujours à être cohérente. Pourquoi ? Pour quel récit – à part celui d’une vie entière perçue dans la concurrence, d’une vie de première de la classe, conçue sous la forme d’une évolution vaine ? Qui n’a d’ailleurs aucun effet, sinon de générer l’auto-déception constante. Il serait temps de se penser en récits, cette fois pluriels. Ce qui peut être une fonction de la littérature : écrire un certain début. Mais plus n’importe lesquels, plus les mêmes qu’avant.

Se tenir prêt à accueillir, toujours, l’inattendu

Il y a toutefois des “cataclysmes dont nous pouvons être l’initiateur (…)” : on impulse un début, on décide d’une fin, le “pouvoir cataclysmique de la liberté humaine”, pour Jean-Paul Sartre. Maurice Merleau-Ponty, lui, dit que quelque chose débute (en nous) quand, dans l’expression de soi, se manifeste « une signification nouvelle qui éclaire autrement notre passé, marquant le début d’un autre rapport à soi, d’un autre récit de soi. » Il est possible de redécouvrir son passé pour s’exprimer, se connaître différemment.

L’expérience intérieure se lit alors sous le prisme d’une continuité d’écoulement : une lente métamorphose, où notre seul principe de transformation s’incarne dans “la variation subtile et la continuité des formes”. Ce qui compte, c’est seulement “l’inflexion de la ligne” que nous traçons. “Ce qui dure en moi au-delà des discontinuités et fragmentations de l’existence, écrit Claire Marin, c’est cette force désirante qui fait de la vie un étrange et continuel palimpseste”.

Il faut donc continuer à imaginer des débuts, à espérer d’autres commencements. Alors, et alors seulement, nous n’aurons plus « l’âge que le temps imprime à nos corps ».

Continuer à espérer dans le désespoir

Mais comment parler de recommencement quand le monde vivant s’effondre ? Quand mes ami·es sont tous·tes solastalgiques(2) ? Quand il devient impossible de se projeter, est-il encore possible d’espérer ?

En crises, il est particulièrement nécessaire d’entendre Claire Marin nous dire qu’il “est parfois possible de rajeunir, parfois nécessaire de s’y efforcer”.

S’il est impossible de croire en une guérison de nos maux, il s’agirait plutôt selon elle de croire au soin. Il y a de toute façon une contradiction entre “l’espoir d’un jour et l’échec à la fin”. Mais c’est une forme de résistance au désespoir : “La joie est encore possible dans la conscience du tragique (…), d’autant plus nécessaire que les dangers nous assaillent de toutes parts. On peut penser la légèreté dans la lucidité. Nous apprenons de toute façon à vivre dès le départ avec la part tragique du réel. (…) Il n’y a pas de vie sans tempêtes, et on ne peut pas espérer les contempler toujours du rivage, loin du tumulte. Mais on apprécie la terre ferme lorsque les courants de l’existence nous y ramènent.”

Continuons d’initier.

 

Références

(1)Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, Paris, Payot et Rivages, 2013.

(2) Semblable au concept de nostalgie (un mal du pays en quelque sorte éprouvé par quelqu’un qui est loin de chez lui), la solastalgie désigne l’expérience des changements négatifs de l’environnement. Le concept, notamment développé par le philosophe australien Glenn Albrecht, signifie comment la personne est certes déjà chez elle, mais désormais “quittée” par son lieu. Des opérations d’aménagement, l’abattage d’arbres, un incendie, etc., peuvent générer de la solastalgie, état d’impuissance et de détresse profonde causé par le bouleversement d’un écosystème, « sentiment ressenti face à un changement environnemental stressant et négatif ». Voir G. Albrecht, Les émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, Paris, Les liens qui libèrent, 2020).

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Innovation : 84% des Français estiment qu’elle bénéficie surtout aux riches

Innovation : 84% des Français estiment qu’elle bénéficie surtout aux riches

Le Trust Barometer 2024 d’Edelman (baromètre annuel de la confiance mené auprès de plus de 32 000 participants dans 28 pays) révèle la naissance d’un nouveau paradoxe : l’innovation serait à l’origine d’une nouvelle ère de prospérité mais aggraverait les relations entre citoyens, dirigeants et scientifiques et serait un facteur important de déstabilisation des sociétés contemporaines.

L’innovation : facteur de polarisation de la société française

Si l’étude menée par le Trust Barometer 2024[1] démontre que les principales préoccupations des Français concernant l’avenir restent globalement stables (chômage (85 %), dérèglement climatique (77 %), conflits nucléaires (76 %) et inflation (72 %)) de nouvelles « menaces » apparaissent néanmoins à l’horizon. 78 % des Français (+ 7% par rapport à 2023) mentionnent également les cyber-risques et 67% les fake news (+13% par rapport à 2023).

En un mot, l’innovation inquiète : 71 % des Français considèrent que la société évolue trop rapidement et que ces changements ne leurs sont pas bénéfiques. Cette inquiétude se double par ailleurs d’une « lecture sociale » de l’innovation :  84 % des Français considèrent qu’elle se fait en priorité au bénéfice des plus riches. 66% estiment même que le capitalisme technologique est à l’origine de plus de maux que de biens pour les sociétés contemporaines.  

Existe-t-il un profil-type des personnes réticentes à l’innovation ?

Près d’une personne sur deux considère que l’innovation est « mal gérée ». Néanmoins aucun profil type ne se dégage de l’étude, la méfiance vis-à-vis de l’innovation concerne « tous les groupes d’âge, tous les niveaux de revenus et tous les sexes, et dans les pays développés comme dans les pays en développement » selon l’étude.

Une légère politisation de la méfiance peut néanmoins être observée dans les démocraties occidentales : les personnes se déclarant de droite sont plus susceptibles (45%) de rejeter les innovations que les personnes de gauche (36%). Certains pays connaissent par ailleurs des écarts entre droite et gauche particulièrement importants : États-Unis (41 points), Australie (23 points), Allemagne (20 points) et Canada (18 points).

Un sujet est néanmoins rejeté dans les mêmes proportions à gauche et à droite : l’intelligence artificielle. En France 58% des personnes se déclarant de gauche la rejettent et 56% des personnes se déclarant de droite.

Une méfiance qui ne peut qu’être compréhensible au vu des utilisations politiques qui en sont faites.  Elle a par exemple été utilisée en Argentine pour manipuler l’image de candidats et leur faire prononcer des paroles qu’ils n’ont jamais dites. En janvier de cette année, un faux appel téléphonique de Joe Biden a également été généré par intelligence artificielle afin d’appeler les démocrates du New Hampshire à ne pas voter à la primaire.

Une moindre confiance dans l’innovation dans les pays occidentaux

L’indice de confiance envers les ONG, entreprises, gouvernements et médias est particulièrement faible dans les pays occidentaux. En 2024, le Royaume-Uni arrive en dernière position avec un indice de confiance de 39% à égalité avec le Japon. L’Allemagne affiche un taux de 45%, les Etats-Unis de 46%, la France de 47%.

A l’inverse, la Chine dispose de l’indice de confiance le plus élevé (79%), et est suivie de près par l’Inde (76%) et les Emirats arabes unis (74%).

 

Une science « trop politisée » et des pairs comme principale source de confiance

L’un des chiffres particulièrement significatifs de l’étude concerne le niveau de confiance des sondés envers la communauté scientifique concernant les nouvelles technologies et l’innovation. Si ce chiffre reste relativement élevé en France (l’indice de confiance s’établit à 65%), il est en revanche en dessous de l’indice de confiance accordé aux pairs (67%) qui arrive quant à lui en première position.

L’étude révèle également que 60% des Français sondés considèrent que la science est trop politisée. 52% estiment également que le gouvernement et les organismes de financement ont une influence trop grande sur la recherche scientifique.

Cette situation n’est pas propre à l’Hexagone, dans l’étude globale sur les 28 pays, les indices de confiance envers les scientifiques et envers les pairs s’établissent tous deux à 74%. 67% des Américains et 75% des Chinois considèrent que la science est trop politisée.

« Dans le contexte de la plus grande année électorale mondiale de l’histoire, avec plus de 50 élections prévues […] Les inquiétudes concernant l’impact de l’innovation et de ceux qui la conduisent ont conduit à une plus grande méfiance à l’égard des systèmes économiques et politiques » selon Kirsty Graham, présidente de Global Practices and Sectors chez Edelman.

L’entreprise, un acteur clé pour l’innovation selon les Français

Considérée comme l’institution la plus fiable pour innover avec un indice de confiance atteignant 46%, l’entreprise se place juste devant les ONG (45%) et affiche un écart significatif avec le gouvernement (37%) et les médias (37%). Une majorité d’employés attend par ailleurs que les dirigeants communiquent publiquement autour des compétences professionnelles attendues dans le futur (72%), autour de l’usage éthique des technologies (68%) et des conséquences de l’automatisation sur l’emploi (68%).  

Références

[1] https://www.edelman.fr/trust/2024/trust-barometer

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Internet : nouveau vecteur du sexisme et de la misogynie

Internet : nouveau vecteur du sexisme et de la misogynie

En ce 8 mars, nous ne pouvons que s’enthousiasmer et applaudir la constitutionnalisation de l’IVG. Pourtant, le combat pour l’égalité n’est pas terminé. Une nouvelle forme de violence et d’humiliation émerge : la cyberviolence. Cette violence numérique touche de plus en plus de femmes et encourage la violence dans le monde réel.

En cette journée du 08 mars, on ne peut qu’applaudir, s’enthousiasmer de la constitutionnalisation du droit à l’avortement en France. C’est une immense victoire, pour toutes les femmes, et pour les parlementaires, les associations qui mènent ce combat depuis des années.

Pourtant, le combat pour l’égalité et la lutte contre les violences faites aux femmes ne sont pas terminés. Les femmes subissent toujours la violence, la précarité, les discriminations, le sexisme ordinaire dans la vie comme au travail, les écarts de salaire avec les hommes. Oui, les droits des femmes ont évolué en France depuis ces dernières décennies : mais l’égalité réelle, n’est pas atteinte et des actions concrètes doivent être prises, même si cela ne semble pas être une priorité pour le gouvernement, qui vient de voter une réduction de 7 millions du budget du ministère de l’égalité Femmes-Hommes. Au-delà de ces inégalités, nous voyons émerger une nouvelle forme de violence et d’humiliation envers les femmes : la cyberviolence. Qu’est-ce que la cyberviolence, et comment se manifeste-t-elle ?

Selon l’Education Nationale(1), elle se définit comme : « un acte agressif, intentionnel, perpétré par un individu ou un groupe aux moyens de courriels, SMS, réseaux sociaux, jeux en ligne, etc. Elle présente des spécificités liées aux médias numériques : capacité de dissémination vers un large public, caractère incessant, difficulté d’identifier l’auteur et d’agir une fois les messages diffusés ».

Ce phénomène est évidemment lié à l’avènement d’internet, l’augmentation du nombre de réseaux sociaux et d’utilisateurs. L’anonymat apparent permet à de nombreux utilisateurs d’agir en tout impunité. La cyberviolence est un phénomène récent, qui touche une grande partie de la population, mais qui cible principalement les femmes. En 2015, dans une étude, l’ONU a révélé que 73% des femmes sont exposées à des violences sur internet. Dans 74% des cas, ces actes de cyberviolence sont perpétrés par des hommes, selon une étude conduite par l’association féministes contre le cyberharcèlement. Les journalistes Florence Hainaut et Myriam Leroy ont d’ailleurs réalisé un reportage en 2021 intitulé #SalePute qui met en lumière les caractéristiques de cette cyberviolence qui cible les femmes.

Elle peut prendre plusieurs formes : des insultes, menace de mort, publications de photos et vidéos sans autorisation, parfois à caractère sexuel, divulgation des informations d’identité, etc. Surtout, la cyberviolence ne se cantonne pas uniquement à l’environnement numérique, et elle peut amener d’autres violences dans le monde réel.

Ainsi, un rapport du centre Aubertine Auclert(2), démontre que neuf femmes sur dix victimes de violences conjugales, subissent également la cyberviolence de la part de leur partenaire ou ex-partenaire. La cyberviolence couplée aux violences conjugales peut prendre plusieurs formes : le cybercontrôle (le partenaire où l’ex-partenaire vérifie les outils numériques, applications utilisées pour vérifier les messages, géolocaliser sa partenaire pour surveiller ses actes, etc.) ; le cyberharcèlement (le partenaire peut harceler sur internet, menacer de mort, partager des photos et vidéos à caractère personnel sans le consentement, envoyer un nombre incalculables de messages, d’appels, etc.) ; la cybersurveillance imposée ou à l’insu (installation de logiciels espions) ; la cyberviolences économiques et administratives, etc(3).

L’intelligence artificielle favorise également la montée de cette cyberviolence en créant de toutes pièces, des photos de personnes dans des positions suggestives, dénudées, voire en rhabillant les femmes sur leurs photos : ce phénomène porte un nom, le deepfake. On peut citer l’exemple de la chanteuse Taylor Swift qui a récemment été victime de deepfake sur X. Ces actes ne sont pas anodins : ils visent à humilier, rabaisser, ramener les femmes à un statut d’objet sexuel, à contrôler leur façon de s’habiller.

Internet est le nouveau vecteur du sexisme et de la misogynie, avec un seul objectif : faire taire les femmes et les ramener à leur prétendue « place ». La polémique autour du tiktokeur « abregefrere »(4), en est un exemple phare.

Il est impératif de prendre des mesures importantes pour contrôler la cyberviolence, et son ruissellement au-delà du monde numérique. D’abord, il faut renforcer le cadre législatif existant, et faire respecter les lois en la matière. Les femmes victimes de cyberviolence, et de manière complémentaire de violences conjugales doivent être correctement prises en charge par des personnels formés et sensibilisés et doivent pouvoir bénéficier de logements d’urgence. En ce 8 mars 2024 le combat pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes doit se prolonger dans le monde virtuel.

Références

(1)https://www.education.gouv.fr/un-collegien-sur-cinq-concerne-par-la-cyberviolence-3815#:~:text=Elle%20se%20d%C3%A9finit%20comme%20un,%2C%20jeux%20en%20ligne%2C%20etc.

(2)Pour en savoir plus : https://www.centre-hubertine-auclert.fr/sites/default/files/medias/egalitheque/documents/synthese-cyberviolences-conjugales-web.pdf

(3) Ibid

(4) Ce tiktokeur a plus d’un million de followers, publie des vidéos dont l’objectif est d’écourter des vidéos publiées sur internet. Ces vidéos portent sur des sujets différents, mais visent majoritairement des femmes qui doivent « abréger » leurs propos. Elles subissent ainsi une vague de cyberharcèlement sur leurs vidéos, leur demandant d’abréger.

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La zone d’intérêt, Jonathan Glazer (2023)

La zone d’intérêt, Jonathan Glazer (2023)

Dix ans après la sortie de son film Under the Skin (2013), le dernier long-métrage du réalisateur britannique Jonathan Glazer est actuellement au cinéma – et c’est un succès public. La Zone d’Intérêt (2023) n’a pas manqué pour autant de susciter son lot de critiques, d’exciter quelques détracteurs et moralisateurs, ranimant aussi au passage le très intéressant débat sur la représentation de la Shoah au cinéma. À titre personnel, le Grand Prix du Festival de Cannes 2023 m’a littéralement sidéré, pétrifié. Aussi, c’est une chronique résolument enthousiaste qui suit ; les dénigreurs du film, passez votre chemin.

Si la personne de Rudolf Höss vous est inconnue, c’est une raison suffisante pour aller voir La Zone d’Intérêt. Nommé d’après l’espace d’environ 40 kilomètres carrés qui entoura le plus grand camp de concentration et d’extermination de l’État nazi à Auschwitz, le film nous expose le traintrain quotidien de la famille Höss. Depuis l’expulsion de Polonais et Juifs de ce territoire, du Interessengebiet en allemand, les Höss y mènent une vie bourgeoise tout ce qu’il y a de plus paisible. La vie rêvée de leur jeunesse, le bonheur du foyer familial dans une villa au jardin merveilleusement fleuri, dotée d’une piscine et même d’un toboggan pour les enfants. La vie rêvée certes. La vie promise aussi, par Hitler lui-même se rappelle Hedwig, l’épouse de Rudolf qui officie froidement en maîtresse de maison. Occuper leur « espace vital », leur Lebensraum, n’était-ce pas ce qu’on leur avait demandé, ce qu’on leur avait promis ? Lors de sa première visite, la mère d’Hedwig ne cache pas sa fierté et son bonheur pour la situation de sa fille. Flânant toutes les deux dans le jardin, celle-ci s’impatiente doucement de la pousse des plantes bordant le haut mur qui s’étend tout le long de la propriété et qui ne le recouvrent encore qu’insuffisamment à son goût. On peut le comprendre. Juste derrière ce mur, se dressent les bâtiments austères du complexe d’Auschwitz et leurs terribles cheminées dont Rudolf Höss a la charge. Bon père de famille, doux et attentionné, Höss fait par ailleurs preuve d’une détermination et d’un sérieux sans faille dans l’exercice de ses fonctions de commandant du camp d’Auschwitz. Il connaît bien son métier, et sait son importance dans la marche de la guerre menée par l’Allemagne nazie. C’est donc avec grand professionnalisme qu’il accueille chez lui, dans son salon, des industriels – tout aussi professionnels – venus lui présenter des plans de fours crématoires et leurs caractéristiques techniques. Pourtant, la politique d’extermination des Juifs s’intensifiant, certains doutent de sa capacité à bien administrer Auschwitz dans ces nouvelles conditions. Il est finalement envoyé à Oranienburg au nord de Berlin et remplacé au poste de commandement du camp. C’est un revers pour lui, bien qu’il parviendra sur demande de son épouse à conserver l’agréable villa de la zone d’intérêt pour sa famille. Le confort et les privilèges ont la peau dure… Convaincu d’avoir les épaules de l’emploi, il n’attend néanmoins qu’une chose : être renvoyé à Auschwitz pour mener à bien son travail et retrouver sa famille.

La première originalité de La Zone d’Intérêt tient évidemment à sa manière d’envisager, de présenter la Shoah : à savoir par le point de vue d’un de ses exécutants, de l’une des chevilles ouvrières du génocide des populations juives ; par l’angle du criminel nazi. Glazer explique qu’il voulait « que le spectateur soit mis en position de s’identifier non avec les victimes, mais avec les bourreaux »(1). A cet égard, le film ne manque pas sa cible, loin de là. Très rapidement et pour autant discrètement, presque à notre insu, le réalisateur nous introduit dans l’intimité familiale de Rudolf Höss. Cette introduction se fait d’autant plus facilement que sa famille apparaît à première vue relativement quelconque, rien de plus qu’une famille bourgeoise, bien rangée, dont les conditions du bonheur semblent réunies. À première vue encore – et j’insiste sur la chronologie, le père laisse presque une bonne impression ; c’est avec une voix charmante qu’il s’adresse à sa femme et à ses enfants ; c’est un personnage calme, reposant ; finalement presque banal… À dessein ou non, je n’en sais rien, le film conduit à s’interroger sur le concept de « banalité du mal » développé par Hanna Arendt lors du procès Eichmann en 1961. Pour autant, l’absence de pensée, d’autocritique que la philosophe relève en la personne d’Adolf Eichmann semble inapplicable au commandant du camp d’Auschwitz. Höss est un national-socialiste et antisémite convaincu, pleinement conscient de sa mission génocidaire. Dans son autobiographie rédigée dans l’attente de son procès au sortir de la guerre, il dit même avoir conçu des doutes quant à la « solution finale », doutes qu’il ne pouvait se permettre d’exprimer(2). S’il exécutait certes les ordres de la hiérarchie nazie, il est d’une évidence irrésistible que ce fou furieux savait pertinemment ce qu’il accomplissait à Auschwitz, c’est un truisme que de l’affirmer. L’idée d’Arendt et la mise en scène de Glazer ont toutefois tous deux, à mon sens, le mérite de souligner l’existence humaine de ces monstres, leur apparente normalité, rendant ainsi l’indicible de la Shoah moins inaccessible, moins insaisissable. D’une certaine façon, cette approche le rend bien plus terrifiant. Le survivant polonais d’Auschwitz Józef Paczyński, décédé en 2015, fut le coiffeur de Höss durant sa détention au camp de concentration ; selon ses propres mots : « Höss était un homme tout à fait normal »(3).

La deuxième originalité du film réside dans sa forme. C’est elle qui constitue en réalité le tour de force de Glazer. C’est elle qui progressivement, pas à pas, scène après scène, élimine, dégorge, expulse la normalité, la banalité du visage de l’officier nazi et de celui de sa femme ; qui ruine l’apparence de paisibilité, la parodie de bonheur du petit microcosme Höss de la zone d’intérêt ; pour, finalement, en afficher toute la monstruosité. C’est un tour de force car, pour y parvenir, le réalisateur ne recourt à aucun des ressorts « classiques », pourrait-on dire, de la représentation des horreurs de la Shoah. Encore une fois, le film se concentre quasi exclusivement sur la vie professionnelle et familiale du commandant Höss. En première analyse, les victimes, Juifs et autres détenus du camp d’Auschwitz ne semblent tout simplement pas être le sujet. D’ailleurs, et c’est éloquent, le terme juif n’est prononcé pour la première fois que tardivement, dans la bouche d’Hedwig, et pour désigner d’une façon tout à fait anecdotique ces personnes enfermées et assassinées derrière le mur de son jardin ; ces voisins, de fait. Ces victimes et l’indicible de leur condition finiront pourtant par être omniprésents. Pour ce faire, Glazer convoque une multitude d’outils cinématographiques, tous dirigés au service d’un effet de style : la suggestion ; le hors-champ. Aucune des atrocités perpétrées dans le camp d’Auschwitz n’est directement portée à l’écran ; pourtant, tout, en permanence, les suggère. Le dispositif sonore avant tout. Les banalités du quotidien de la famille Höss sont accompagnés d’un brouhaha continu émanant de l’autre côté du mur et ponctué des sourdes détonations de fusils, des réprimandes et menaces des kapos, des cris des victimes, du bourdonnement des fours, du hurlement lancinant des sirènes… Toute une série de détails participent ainsi à l’effet de suggestion. Tandis que les domestiques sont autorisés à choisir un vêtement d’une pile d’habits apportée un beau jour à la villa, Hedwig elle se prélasse devant son miroir dans une belle fourrure. On recycle sans vergogne les effets personnels des déportés. Sans surprise d’une certaine façon, quand on voit l’un des fils jouer avec des couronnes métalliques. À bien y regarder d’ailleurs, ces enfants ne semblent pas des plus épanouis. Le dispositif scénographique et le travail des caméras visent eux aussi la même fin suggestive. Le domicile familial est ainsi examiné sous toutes ses coutures. Les caméras nous emmènent dans toutes les pièces, à toute heure de la journée, avec un calme et une méthode qui ne peuvent laisser indifférent, pourvu qu’on y prête attention. On finit par comprendre que dans la zone d’intérêt on tue des Juifs comme on administre sa maison ; on les tue avec la même attention minutieuse qu’on porte à son jardin ; on les tue avec la même méthode routinière qu’on emploie pour éteindre les lumières de sa maison. On finit par être happé par cette suggestion provoquée et permanente. Elle nous dérange, elle nous embarrasse, elle nous terrifie. Le message est bien présent ; autant que le malaise.

Alors certes, on identifie bien vite l’usage de l’hors-champ et son développement tout au long du film peut susciter certaines longueurs. La sophistication et la grande maîtrise de l’art du cinéma qui l’accompagnent n’en demeurent pas moins remarquables. Et quant à Sandra Hüller et Christian Fiedel, leur jeu est tout simplement stupéfiant. Pour finir, La Zone d’Intérêt de Jonathan Glazer a une dernière vertu : celle de relancer le fort intéressant débat sur la représentation de la Shoah au cinéma. Que peut-on peut montrer de l’horreur absolue du génocide perpétré par le régime nazi ? Peut-on seulement le faire ? Et si l’on décide de le faire, comment le fait-on ? En réalité, les films qui traitent de cette déchirure de l’Histoire sont désormais légion et la controverse reste ouverte. C’est là sans doute une bonne chose. Du pionnier Nuit et Brouillard (1956) d’Alain Resnais, de l’immense Shoah (1985) de Claude Lanzmann en passant par le multi-oscarisé La Liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg, tant de films se sont risqués à porter l’indicible à l’écran. Je suppose que rares sont ceux qui s’en sont seulement approchés. Dans mon expérience personnelle, La Zone d’Intérêt est de ces quelques films tant son style suggestif et malaisant regorge de puissance évocatrice. C’est pourquoi la critique que j’ai pu voir poindre selon laquelle il s’agirait d’un film dangereux, ne montrant pas ce qu’il serait plus que jamais nécessaire de montrer, est tout à fait ridicule et antiartistique. Glazer n’esthétise aucunement la Shoah, pas plus qu’il ne la relativise ou en tire une quelconque fiction. En cela, il s’inscrit d’ailleurs d’une certaine façon dans l’héritage lanzmannien, selon lequel « la mort de milliers de Juifs dans les crématoires défie à la lettre toute représentation, défie toute fiction ». Avec une approche artistique originale, il ne tait rien de l’horreur de la Shoah mais l’expose différemment. Son film et son parti pris sont donc tout à fait légitimes. Alors que Claude Bloch, un des derniers rescapés français d’Auschwitz est décédé le 31 décembre dernier, La Zone d’Intérêt est un succès bienvenu. À voir absolument. 

Références

(1)V. son entretien dans Le Monde : https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/01/30/jonathan-glazer-cineaste-de-la-zone-d-interet-nous-avons-besoin-que-le-genocide-ne-soit-pas-un-moment-calcifie-de-l-histoire_6213820_3246.html.

(2) Un passage cité par le média allemand NDR : https://www.ndr.de/geschichte/auschwitz_und_ich/Rudolf-Hoess-Der-Lagerkommandant-von-Auschwitz,hoess102.html ; l’autobiographie est publiée en version française aux éditions La Découverte : https://www.editionsladecouverte.fr/le_commandant_d_auschwitz_parle-9782707144997

(3) Cf. l’article de NDR. 

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Fret : vers une mort imminente

Fret : vers une mort imminente

Alors que le fret est un outil stratégique pour la transition écologique, la France a annoncé un projet de refonte qui sonnera forcément la mort de fret SNCF.

Depuis les années 1950, la part modale du fret ferroviaire dans le total des échanges de marchandises n’a fait que baisser en France et en Europe. L’ouverture à la concurrence, effective totalement depuis 2005/2006(1), a accentué ce déclin, contrairement aux tendres rêveries de nos dirigeants français et européens.

Je décrivais dans un précédent article, les impacts de l’ouverture à la concurrence dans certains pays européens, du transport ferroviaire de voyageurs. En France, l’ouverture étant plus récente que celle du fret, il est encore difficile de formuler un constat clair, même s’il est évident que la concurrence ne résoudra pas les problèmes sans investissements massifs dans le réseau. Pour le fret, le bilan est aujourd’hui sans appel : c’est un fiasco. La réforme potentielle annoncée par Clément Beaune en mai 2023 pour répondre à l’enquête en cours de la Commission européenne pour non-respect des principes de la concurrence, signerait la mort définitive du fret.

L’Union européenne porte des enjeux forts en matière de réduction des gaz à effet de serre : elle s’est engagée, dans le plan fit for 55, à une réduction de 55% de ces émissions d’ici 2030. Pour ce faire, elle souhaite de manière assez évidente s’attaquer au secteur des transports, responsable d’environ 30% % de ces émissions, en commençant par le transport de marchandises. Ainsi, l’Union souhaite réaliser un report modal de 30% du transport de marchandises, de la route vers le ferroviaire. Si nous partageons totalement cet objectif, il faut se rendre à l’évidence : aucune des réformes de ces vingt dernières années n’est allée dans ce sens. A commencer par l’ouverture à la concurrence du fret, bien que présentée comme une solution miracle par l’Union européenne.

Pour comprendre les enjeux à l’œuvre et la schizophrénie de l’Union européenne qui promeut la réduction des gaz à effet de serre, tout en punissant les secteurs qui pourraient amorcer un véritable changement (comme le fret), il faut revenir sur le fonctionnement du fret ferroviaire et sur les causes de son déclin.

Le fonctionnement du secteur ferroviaire et les acteurs en présence

Comment fonctionne le transport ferroviaire de marchandises ? Le réseau est commun entre le transport de voyageurs et de marchandises : quelques liaisons sont propres à l’un ou à l’autre, et les infrastructures sont distinctes car ne répondant pas aux mêmes besoins (gares de triage / plateformes multimodales et installations terminales embranchées desservant des usines/entrepôts/entreprises), mais il n’existe pas deux réseaux distincts. Ce réseau et l’attribution de sillons (créneaux horaires durant lesquels les trains peuvent circuler sur une partie donnée du réseau) sont gérés par SNCF Réseau, le gestionnaire d’infrastructure.

Comme pour les trains de voyageurs, les trains de marchandises règlent à SNCF Réseau les prix des différents péages, qui varient en fonction des liaisons.

Il existe aujourd’hui plusieurs types de train fret (nous n’évoquerons pas ici le fonctionnement du transport combiné) : les trains massifs et les trains de lotissement. Contrairement aux premiers, ces derniers sont composés de wagons isolés, comprenant des marchandises différentes et appartenant à différents clients. Les différents wagons sont ensuite triés dans des gares de triage et iront potentiellement dans des sens différents en fonction de leurs destinations finales. Ce triage demande un certain travail, qui est plus coûteux par rapport aux trains massifs (à destination d’un seul et unique client).

Les types de marchandises peuvent varier dans le temps, aujourd’hui la majorité des produits proviennent des secteurs de la sidérurgie, de la chimie, de l’agroalimentaire, du bâtiment, du nucléaire : ce sont majoritairement des marchandises que l’on peut qualifier de « stratégiques ». A noter que la désindustrialisation française a également eu des effets sur l’attractivité du fret et les marchandises transportées.

Quel bilan depuis l’ouverture à la concurrence ?

L’ouverture à la concurrence est effective depuis 2005/2006 : un laps de temps suffisant pour nous permettre de réaliser un bilan de ses effets et de l’évolution du marché, qui n’est pas des plus glorieux.

D’abord, le marché du fret a énormément évolué à la suite de l’ouverture à la concurrence, en France et en Europe. En France, fret SNCF, l’opérateur historique, détient désormais environ 50% des parts de marché, alors qu’il en détenait 77% en 2010. Le marché français compte une vingtaine d’acteurs mais les plus importantes parts modales sont concentrées entre un nombre restreint d’entreprises (Fret SNCF, DB Cargo, Captrain notamment). La SNCF possède d’autres filiales qui réalisent également du transport de marchandises : CAPTRAIN France, VIIA, Naviland Cargo, Forwardis, 20% des parts de marchés(2). Elles forment avec Fret SNCF, Rail Logistics Europe. Dans un rapport publié en 2023(3), la CGT considère que la vision est trop silotée, et que cela ne permet pas une adaptation des activités ferroviaires. Le marché est aujourd’hui très divisé, alors que la part modale du transport ferroviaire n’a fait que baisser, oscillant désormais entre 10 et 9%(4).

Les entreprises de fret ne sont pas toujours rentables, ce qui favorise l’absorption des petits par les gros, comme a pu le faire l’entreprise allemande DB Cargo (filiale de la DB).

En France, la concurrence est la plus forte sur les sillons les plus rentables et connectés aux autres réseaux ferroviaires étrangers (au même titre que pour le transport de voyageurs). La plupart des trajets sont réalisés sur 6500 kilomètres de lignes, donc 24% du réseau ferré national. Le réseau étant le même pour le transport de voyageurs, une concurrence s’exerce entre ces deux activités pour l’attribution de sillons sur les lignes les plus fréquentées (le nombre de trains de voyageurs a augmenté significativement du fait d’une demande accrue), au détriment du fret ferroviaire qui est financièrement moins rentable.

Les parts modales ont également évolué : entre 2005 et 2015, la part modale du fret ferroviaire dans l’Union européenne est passée de 14% à 16,8%(5). En France, celle-ci est inférieure au niveau européen : le fret représente environ 10/9%% du transport de marchandises, et la route 80/85% et le fluvial 2 à 3%. Cette répartition est relativement stable depuis 2010. Alors que d’autres pays européens affichent des progressions intéressantes (entre 2019 et 2022, croissance de 22% en Italie, 10% en Allemagne, 2% en Suisse(6)), comment expliquer que la France reste à un niveau si bas ?

Le rapporteur d’un rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les effets de l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire publiée en décembre 2023(7), Hubert Wulfranc, estime qu’elle a été mal accompagnée en France et qu’elle a donc plombé la croissance du secteur. Une autre preuve de l’inefficacité de l’ouverture à la concurrence est la multiplication des plans de relance pour le fret depuis 2005, sans qu’on puisse observer de changements notoires(8). Le président de la commission d’enquête, David Valence, est plus nuancé, considérant que la désindustrialisation, la concurrence de la route, et la qualité de service (dégradée) du fret sont des explications plus probables. Ces divergences s’expliquent peut-être par l’appartenance politique de ces deux personnalités politiques. Toutes ces raisons sont valables, même si à géométrie variable, et ont mené le fret ferroviaire dans le ravin.   

La qualité de service (notamment la régularité) et également le manque de flexibilité, devaient être corrigés par la concurrence, mais restent pourtant deux problèmes majeurs. Dans un monde où l’offre et la demande s’ajustent constamment, le fret est un mode de transport lourd qui a du mal à s’adapter. Des solutions existent, notamment l’utilisation de technologies prédictives et d’anticipation, mais elles ne sont pas mises en œuvre.

Sur la régularité, un rapport d’information par le Sénat en 2008(9) indique qu’uniquement 70% des wagons isolés sont à l’heure, contre 80% pour les trains massifs. En 2022, près d’un train sur six (16%) a accusé un retard de plus de 30 minutes. La régularité des wagons isolés est encore plus dégradée, avec un train sur cinq en retard en moyenne d’une heure ou plus. En observant ses données, il est compréhensible que les acteurs se tournent vers le transport routier, plus adaptable, plus fiable. Comment ces retards peuvent-ils s’expliquer ? L’infrastructure détient une partie de la réponse. Le réseau est extrêmement dégradé : les lignes « capillaires », qui connectent les entrepôts / usines au réseau principal, ont en moyenne 73 ans. De nombreuses lignes ont été fermées ces dernières années, faute de travaux de remise en état. Comment pourrait-on penser que la régularité pourrait s’améliorer, sur un réseau de plus en plus vieux ?

Le fret ferroviaire se rapproche dangereusement du ravin, poussé par nos autorités publiques

La Commission européenne a ouvert en janvier 2023 une procédure d’examen à l’encontre de Fret SNCF. L’entreprise est accusée d’avoir bénéficié d’aides financières de l’Etat français allant à l’encontre du principe de la libre-concurrence (non-respect de l’article 107 du TFUE) : on parle notamment de l’annulation de la dette de l’entreprises en 2019, d’un montant d’environ 5 milliards, ou encore de sommes versées en 2019 pour permettre la recapitalisation de l’entreprise. D’autres entreprises ferroviaires, comme la DB Cargo, filiale de la DB, sont aussi dans le viseur de la Commission. Le verdict n’a, en date de février 2024, pas encore été rendu.

Comment l’Union européenne peut être se donner de tels objectifs de réduction de gaz à effet de serre, dont le transport de marchandises (notamment la route) est responsable à plus de 30%, tout en lançant des enquêtes, dont les sanctions pourraient aboutir au démantèlement du fret et à un report modal énorme vers le routier ?

Pour se faire pardonner, l’Etat français, en la personne de Clément Beaune, a annoncé un grand plan de refonte de fret SNCF. Un plan qui est censé, encore une fois, rendre ses titres de noblesse à l’entreprise. Quand on analyse les propositions de ce plan, on se rend compte qu’elles vont plutôt contribuer à pousser fret SNCF du ravin, qui n’en ai d’ailleurs aujourd’hui pas très loin. Ce plan n’est rien d’autre qu’un coup de massue.

L’idée principale est de diviser Fret SNCF en deux entités, une en charge de la gestion du trafic, l’autre de la maintenance des matériels, rassemblées dans un groupe holding (Rail Logistics Europe), mais toujours rattaché à la maison-mère SNCF. Le capital de l’entreprise serait également ouvert à des acteurs privés, bien que la proportion ne soit pas indiquée.  Pour la gestion du trafic, encore faut-il que cette société puisse se coordonner avec SNCF Réseau, responsable de l’allocation des sillons. Le plan reste flou sur la répartition exacte des missions. Enfin, autre élément majeur du plan : il propose de déposséder Fret SNCF de ses activités les plus importantes et rentables financières. Au total, 23 lignes seraient ouvertes obligatoirement à la concurrence puisque la nouvelle entreprise « new fret » ne pourrait pas candidater aux appels d’offres pour ces lignes pendant 10 ans(10). Ces flux représentent plus de 100 millions d’euros. Cela pourrait engendrer une réduction d’emplois ou une réallocation des travailleurs vers les sociétés privées, avec tout ce que ça implique comme perte de droits sociaux, et une perte financière importante pour Fret SNCF. Si le privé n’est pas intéressé par ces lignes, elles fermeront et les marchandises se retrouveront sur la route(11).

Comment fret SNCF peut-il survivre à une telle réforme ? C’est tout à fait impensable, l’entreprise n’étant déjà pas viable financièrement.

Le rapport de la commission d’enquête du Sénat dénonce fortement ce plan, qui n’implique d’ailleurs pas l’absence de sanctions complémentaires de la Commission à la suite de son enquête.  

Le souhait du gouvernement de développer la part modale du transport ferroviaire d’ici 2030 de 9% à 18%, semble encore davantage un horizon inatteignable.

Une concurrence qui ne dit pas son nom : la route

La Commission est vigilante au respect de la libre-concurrence. Pourtant, elle ne s’attaque nullement à la concurrence la plus déloyale qui touche le fret : celle du transport routier.

Le rapport de la commission d’enquête du Sénat évoquée précédemment indique qu’il y a un lien entre la baisse des parts modales du fret et le développement d’un réseau routier massif, permettant ainsi son accroissement.

Le réseau routier est donc plus dense (il permet notamment de desservir à une maille très fine les entreprises, ports, zones industrielles, villes, etc.) plus moderne, que le réseau ferroviaire. Contrairement aux trains, les camions peuvent facilement débarquer les marchandises n’importent où (disposant d’une porte de déchargement), ce qui n’est pas le cas des trains qui ont besoin d’infrastructures spécifiques pour accéder à certains points stratégiques (ports, entrepôts etc.). La route bénéficie également d’un certain nombre d’avantages(12). D’abord, les nuisances (pollution, dégradation du réseau, embouteillages, accidents) liées au transport routier ne sont nullement prises en compte : elles sont subies par la collectivité sans dédommagement financier. Ensuite, tout comme le fret, le transport routier de marchandises doit s’acquitter des péages en empruntant le réseau autoroutier. Il existe des alternatives gratuites au réseau autoroutier : on compte environ 9000 kilomètres de voies payantes, 12 000 kilomètres de routes nationales gratuites et 380 000 kilomètres de routes départementales. Ainsi, les transporteurs peuvent très facilement éviter de payer des péages. Cela est impossible pour les transporteurs ferroviaires.

Enfin, dernier avantage du transport routier, il est largement possible aujourd’hui de contourner la fiscalité en place. À la suite de l’abandon du projet d’écotaxe en 2014 (qui devait générer 900 millions par an), le gouvernement a majoré de deux centimes par litre la taxe sur l’achat de gazole en France pour les particuliers, et de quatre centimes pour les transporteurs (la taxe intérieure de consommation des produits énergétiques, TICPE). Ainsi, lorsque les camions réalisent le plein en France, ils s’acquittent de manière indirecte d’une taxe liée à leur passage sur le réseau français. Mais cette taxe est un échec : en effet, les transporteurs s’arrangent pour réaliser le plein dans des pays limitrophes pour ne pas à avoir à le faire en France. Selon l’ADEME(13), les transporteurs étrangers achètent en France moins de 23% du carburant qu’ils y consomment. Ils passent en France en laissant le moins de trace possible. Cette taxe ne sert donc à rien, et pénalise les contribuables. De plus, avec la possibilité de faire appel à des transporteurs étrangers (moins chers), le nombre total de transporteurs français sur le total en Europe est passé de 50% en 1999 à 10% aujourd’hui(14). Nadia Hilal(15) pointe du doigt les effets pervers des dérèglementations du transport routier de marchandises en Europe. Au-delà du fait que les transporteurs routiers ne payent aucune taxe, cela impacte les emplois de ce secteur en France. Les transporteurs étrangers sont moins chers, interchangeables, ne bénéficient pas de la même protection sociale qu’en France. Tout ceci alimente un nivellement à la baisse des droits sociaux et des salaires en Europe alors que nous devrions justement militer pour le contraire.

Désinvestissement sur le réseau ferroviaire, investissement massif dans le réseau routier, mise en place de conditions d’évitement de la fiscalité pour les transporteurs routiers, concurrence déloyale, ouverture à la concurrence… voici une liste, même si non-exhaustive, des principaux facteurs qui sont en train de tuer le fret ferroviaire.

Changer de paradigme pour sauver un secteur

Le constat est affligeant et nous serions tenté de désespérer. Pourtant des solutions existent, il suffit de changer de direction.

  • Première rupture : rénover, moderniser, étendre le réseau et développer l’intermodalité

La première solution est très simple : rénover, moderniser le réseau. Un rapport sénatorial de 2022(16) estime qu’il faudrait investir à horizon 2030, 10 milliards d’euros.  

Au-delà des lignes, dont les lignes capillaires, il faut penser également aux diverses infrastructures du réseau (gares de triages, embranchements de ports, terminaux, installations terminales embranchées permettant de desservir les ports/entrepôts/usines, zones industrielles qui étaient au nombre de 12 000 en 1980, aujourd’hui nous n’en comptons plus que 1700) Si le fret veut toucher davantage de clients, il est fort probable que ces derniers privilégient le wagon isolé plutôt que les trains entiers, d’où la nécessaire attention à porter aux gares de triage. L’exemple de la gare de triage de Miramas est significatif : alors qu’y étaient triés environ 14 000 wagons par mois en 2009, ce n’est plus que 5200 en moyenne aujourd’hui(17). Les collectivités peinent à trouver et à obtenir des financements permettant de rénover cette gare de triage. Alliance 4F, collectif regroupant l’ensemble des acteurs du marché du fret français, pense qu’il est nécessaire d’investir 12 milliards d’euros sur la période 2025/2030 pour maintenir le réseau, les grands axes et les lignes capillaires (20% du réseau), augmenter les capacités de circulation et moderniser/créer de nouveaux terminaux et gares de triages.

Les sommes indiqués par l’Etat sont bien différentes. Dans les contrats plan Etat/Région, l’Etat s’engage à consacrer 500 millions d’euros au fret. En comptant d’éventuels projets annexes visant à financer le fret, sur la période 2023-2027, la somme totale investie serait de 900 millions. Le co-financement des collectivités permettrait d’atteindre 2 milliards. Il en manque plus de 8.  

Au-delà du réseau actuel et de sa modernisation, il faut également pouvoir l’enrichir. Alliance 4F propose de développer de nouvelles infrastructures et axes pour contourner les métropoles. Il faut également s’atteler au développement de plateformes multimodales entre les différents modes de transport, et également dans les grands ports. On peut prendre comme exemple la plateforme du Havre qui rencontre un certain succès, et dont le président du port souhaite l’extension.

Il faut sortir d’une logique en silo, et penser la connexion entre les modes de transports, à la fois pour le transport de voyageurs, mais aussi pour la logistique et l’acheminement des marchandises. Le fret doit faire partie intégrante de toute la chaîne : pour cela, le développement de plateformes multimodales, à l’échelle française mais aussi européenne, est nécessaire.

De tels projets sont coûteux, et souvent dénoncés pour leur empreinte écologique. On peut prendre l’exemple du Lyon-Turin, projet estimé à un montant de 18 milliards selon le Comité pour la Transalpine (les opposants au projet évoquent plutôt un montant de 26 milliards). Pourtant, ce projet permettrait d’augmenter de manière pharamineuse le nombre de marchandises transportées, de 6 à 40 millions de tonnes. Les arguments des opposants sont entendables. Toutefois, nous ne pouvons nous soustraire à de tels projets si nous voulons augmenter la part modale du ferroviaire et son importante. Pour le transport de marchandises, mais aussi pour permettre aux voyageurs d’envisager différemment leurs trajets, en utilisant des modes de transport plus verts. Il faut davantage questionner l’utilité des projets routiers et leur potentielle substitution par des lignes ferroviaires.

  • Deuxième rupture : mettre fin à la concurrence déloyale de la route

Outre les améliorations et la modernisation du réseau, il faut que le gouvernement mette en place des actions pour contrer la concurrence déloyale de la route. Le rapport d’information du Sénat de 2010(18) et le rapport de la commission d’enquête publié fin 2023 esquissent un certain nombre de propositions intéressantes.

D’abord, il faut sortir de la logique de taxation du carburant, qui ne produit pas suffisamment d’effet. Les rapports soutiennent la mise en place d’une taxe kilométrique (qui concernerait uniquement les poids lourds), permettant notamment de faire payer au transport routier les externalités qu’il engendre et de durcir la réglementation sur les circulations. L’Autriche et la Suisse ont eux-mêmes adopté une réglementation stricte : les jours et horaires de circulation sont par exemple restreints. Aucun camion de plus de 3,5 tonnes ne peut circuler le dimanche, et l’ensemble des camions ne peuvent pas circuler la nuit même en semaine. Il suffirait que la France prenne exemple sur ces restrictions.

  • Troisième rupture : améliorer la régularité et la qualité de service

La modernisation du réseau aura déjà des conséquences non-négligeables sur la régularité. Son extension, rendra l’utilisation du fret plus attractive. Pour perfectionner l’ensemble, l’Union européenne souhaite le développement de systèmes de transports intelligents. Ces systèmes, permettraient de mieux planifier, cadencer les trajets, de disposer de données plus fiables sur le transport et en temps réel (position en direct, vitesse, travaux routiers, etc.) de la marchandise. Cela permettrait évidemment de rassurer les clients du fret et également de mieux planifier et suivre une activité très complexe dans son organisation et chronométré au millimètre près.

  • Quatrième rupture : redonner son aspect stratégique au fret

Le fret pourrait être au cœur des enjeux de demain : notamment des enjeux autour de la réindustrialisation. Le fret doit faire partir de la chaîne et être exploité dans le cadre des politiques décidées par le gouvernement.

Au-delà de ces enjeux, le fret pourrait être rendu obligatoire pour le transport de produits et matériaux stratégiques, dangereux, nécessitant d’être maîtrisés par l’Etat : cette proposition émane de la CGT(19).

 

Le fret ferroviaire perd chaque année davantage de vitesse, et s’approche du ravin. Cet effondrement peut s’expliquer par de multiples facteurs. D’abord la libéralisation, qui a aggravé la situation et qui n’a pas été suivi d’effets, notamment d’investissements massifs dans le réseau. Ce sous-investissement chronique engendre un vieillissement des axes et des infrastructures, ne permettant pas de répondre aux critères de qualité de service, ni d’améliorer la régularité. Ce sous-investissement engendre également un report modal important vers la route : le transport de marchandises est plus pratique, le fret ne disposant pas et plus de suffisamment de plateformes multimodales, connectées aux grandes zones industrielles, aux entrepôts, aux entreprises, aux ports. Enfin, par la concurrence déloyale de la route.

Les potentielles sanctions de l’Union européenne et ou la mise en œuvre de la réforme présentée par l’exécutif en 2023 ne va pas arranger les choses. Tout ceci est symptomatique de la schizophrénie de l’Union européenne : nous devons réduire nos émissions de gaz à effet de serre, mais nous ne devons pas soutenir le fret, essentiel pour la transition écologique.

Des solutions existent, mais il est urgent de ne plus tarder et d’opérer un réel revirement. L’Alliance 4F proposer de doubler la part modale du fret français de 9 à 18% en 2030 en mettant en œuvre un certain nombre de réformes, dont certaines ont été évoquées ici. L’Union européenne et la France doivent entendre ces propositions, au risque de condamner, définitivement, un secteur aux enjeux majeurs pour la transition écologique.

Références

(1)Les premiers trains fret ont circulé en 2005 (transport international) et en 2006 (transport national).  

(2) Pour en savoir plus sur les filiales : https://www.sncf.com/fr/logistique-transport/rail-logistics-europe /

(3) Rapport de la CGT publié en octobre 2023, accessible ici : https://www.cgt.fr/actualites/transport/environnement/la-defense-et-le-developpement-du-transport-public-de-marchandises-par-le-rail-est-un-enjeu-crucial

(4) Voir rapport : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2022/07/art_bilan-ferroviaire-europe-2020.pdf

(5) Voir rapport : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2022/07/art_bilan-ferroviaire-europe-2020.pdf

(6) Voir rapport : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2022/07/art_bilan-ferroviaire-europe-2020.pdf

(7) Commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir, en date de décembre 2023 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-liberalisation-fret-ferroviaire

(8) Rapport de la CGT publié en octobre 2023, qui détaille l’ensemble des différentes réformes, accessible ici : https://www.cgt.fr/actualites/transport/environnement/la-defense-et-le-developpement-du-transport-public-de-marchandises-par-le-rail-est-un-enjeu-crucial

(9) Rapport accessible ici : https://www.senat.fr/rap/r08-220/r08-2207.html

(10) https://www.vie-publique.fr/discours/291200-clement-beaune-13092023-liberalisation-du-fret-ferroviaire

(11) A lire en complément : https://reporterre.net/Privatisation-du-fret-SNCF-On-fait-tout-pour-couler-le-ferroviaire

(12) Rapport accessible ici : https://www.senat.fr/rap/r08-220/r08-2207.html

(13) ADEME, 2021

(14) Commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir, en date de décembre 2023 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-liberalisation-fret-ferroviaire

(15) Selon Nadia Hilal dans le numéro 48 de sociologie du travail, publié en 2006

(16) Rapport d’information du Sénat accessible ici : https://www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/commission/finances/Rapports_provisoires/Rapport_SNCF_-_Version_provisoire.pdf

(17) Liquider fret SNCF, nuit gravement au climat : rapport du comité central du groupe public ferroviaire

(18) Rapport d’information sénatorial « Avenir du fret ferroviaire : comment sortir de l’impasse » du 20 octobre 2010 et commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir, en date de décembre 2023 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-liberalisation-fret-ferroviaire

(19) Rapport de la CGT publié en octobre 2023, qui détaille l’ensemble des différentes réformes, accessible ici : https://www.cgt.fr/actualites/transport/environnement/la-defense-et-le-developpement-du-transport-public-de-marchandises-par-le-rail-est-un-enjeu-crucial

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Guerre à la guerre ! est le dernier tome des Œuvres de Jean Jaurès. Il concerne une période particulièrement dramatique qui s’étend du 1er octobre 1912 jusqu’au 31 juillet 1914, date de l’assassinat de Jaurès et veille du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Entretien avec les historiens Marion Fontaine et Christophe Prochasson

Marion Fontaine est professeure des universités à Sciences Po, vice-présidente de la Société des études jaurésiennes

Christophe Prochasson, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, directeur de Mil Neuf Cent, revue d’histoire intellectuelle.

LTR : Il y a plus de 20 ans était lancée une entreprise éditoriale de grande ampleur, pour tous les passionnés d’histoire et toutes les femmes et les hommes de gauche : les œuvres de Jean Jaurès. Comment y avez-vous pris part et comment s’est façonné le dernier tome que vous dirigez tous les deux ?

 

Marion Fontaine : L’idée de rassembler le corpus très disparate des textes de Jaurès n’est pas nouvelle. Elle apparaît dès les premières années qui suivent son assassinat, et un projet d’œuvres jaurésiennes est même lancé durant l’entre-deux-guerres, même s’il ne va pas jusqu’à son terme.. Rassembler les textes de Jaurès était par ailleurs au cœur des objectifs de la Société d’études jaurésiennes lors de sa fondation en 1959. Sa grande présidente, Madeleine Rebérioux, tenait à cette publication des œuvres. Au début des années 2000, l’entreprise a pu véritablement se lancer avec l’éditeur Fayard mais surtout avec un coordinateur général, Gilles Candar, le meilleur connaisseur de Jean Jaurès, qui a été le grand maitre de ces œuvres.

 

Il a en même temps été décidé que chaque volume serait édité, c’est-à-dire annoté, présenté, commenté par des historiennes et historiens membres de la Société d’études jaurésiennes. Ce dernier volume a été coordonné par moi-même, plutôt spécialisée dans les questions de politique sociale et d’histoire du travail, et Christophe Prochasson, dont les compétences en histoire intellectuelle et en histoire du socialisme ne sont plus à démontrer.

 

Christophe Prochasson : Ce sont des œuvres qui ne sont pas complètes. Pour une raison bien simple : Jaurès est un militant politique, il écrit des articles parfois similaires, pour ne pas dire répétitif, il enfonce le clou. Il a donc fallu faire des choix, et nous avons retenu les textes les mieux troussés, ceux aussi qui résonnaient le plus avec notre temps. Gilles Candar a souhaité associer différentes spécialités, mais aussi plusieurs générations. De grands historiens ayant marqué la production historiographique des années 1960-1980, aujourd’hui décédés, ont participé à la publication des premiers volumes, Maurice Agulhon ou Jean-Jacques Becker. De plus jeunes ensuite, ceux de ma génération, avec Vincent Duclert ou Gilles Candar. Enfin la jeune recherche, en pleine production, comme Marion Fontaine, voire plus jeune encore, à l’image d’Emmanuel Jousse. Ces historiennes et historiens voient les choses autrement, adossés qu’ils sont à une historiographie du politique beaucoup plus ouverte sur les sciences sociales.

 

Les volumes ne s’adressent pas seulement aux spécialistes de Jaurès, ni même aux spécialistes du socialisme. Ils résultent d’une volonté de pédagogique, et toutes les notes vont dans ce sens-là en donnant le contexte ou en précisant l’identité des acteurs cités. Dans les années 1980, j’avais participé à la publication des carnets de Marcel Cachin, autre grande figure du socialisme puis du communisme. Je mesure la différence de méthode de travail entre ces années et aujourd’hui. L’édition de textes est devenue beaucoup plus facile. De nombreux documents, imprimés et même archives, sont désormais numérisés, notamment la presse grâce à Gallica. On dispose également d’un accès libre au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (le Maitron) qui est un outil absolument remarquable, régulièrement mis à jour et toujours en prise sur la recherche. 

 

Marion Fontaine : Cela permet également aux historiens, mais aussi potentiellement au grand public, de travailler sur un corpus jaurésien immédiatement accessible. Il y là aussi un enjeu civique, presque politique, face aux instrumentalisations de la figure de Jaurès, ou plus souvent à sa réduction à quelques phrases et à quelques aphorismes. Nous voudrions que Jaurès ne soit pas réduit à des citations décontextualisées  ; il faut appréhender l’entièreté des discours dans leur contexte.

 

 

LTR : Ce dernier volume permet aussi d’intégrer les réflexions poussées par Jaurès dans L’armée nouvelle (1911) sur les questions militaires ?

 

Christophe Prochasson : Oui, Jaurès n’est pas Marx, c’est-à-dire qu’il n’a pas écrit de livres très théoriques, c’est avant tout un militant politique. Jaurès fait régulièrement référence à L’armée nouvelle, c’est son grand œuvre, son seul ouvrage vraiment théorique qui touche à des questions dépassant la seule présentation d’un projet de loi qu’il était censé accompagné. Le chapitre X, notamment, constitue une réflexion très fouillée sur l’Etat et sans doute l’une des analyses socialistes de l’Etat parmi les plus abouties.

 

 

LTR : En quoi sa conception de l’armée diffère-t-elle de celle des autres leaders socialistes ou de celle qui est en vogue dans la société politique française ?

 

Christophe Prochasson : Jaurès défend la conception d’une armée de milices, un peu sur le modèle suisse de l’époque. Le service militaire encaserné ne doit pas être trop long et doit se limiter aux nécessités de la formation élémentaire d’un soldat. C’est la raison pour laquelle il combat l’allongement du service militaire de 2 à 3 ans. Pour lui, la vie de caserne corrompt moralement, et pas seulement moralement d’ailleurs puisqu’elle met aussi en péril la santé des conscrits, les soldats qui y vivent. La vie en caserne n’est aussi politiquement pas saine parce qu’elle coupe le soldat de la population civile. Il en appelle en fait à une militarisation complète de la société, du moins des hommes qui sont les seuls concernés par l’activité militaire. Pour des raisons démocratiques, l’armée ne doit pas être isolée de l’ensemble de la nation. La seule façon, en outre, de compenser l’infériorité démographique de la France par rapport à l’Allemagne, c’est d’avoir de fortes réserves. La vision de Jaurès est largement partagée par les autres membres de la SFIO.

 

Marion Fontaine : Dans une partie de la CGT et du mouvement anarchiste, et d’une toute petite minorité socialiste en revanche, on a avant la guerre un véritable antimilitarisme, répandu aussi dans la classe ouvrière, et qui tient aux relations compliquées entre l’armée et les ouvriers. On n’a pas de CRS à l’époque et c’est l’armée qui souvent est chargée de rétablir l’ordre durant les mouvements de grève. Elle apparaît donc uniquement comme une force réactionnaire et répressive. Jaurès souhaite pourtant que les socialistes s’intéressent à la chose militaire ; pour lui, le socialisme ne peut pas rester dans une position de critique et doit s’approprier un certain nombre de réalités de son temps.

 

 

LTR : Est-ce que la vision de Jaurès ce n’est pas un peu les armées révolutionnaires de Valmy ?

Marion Fontaine : Oui, c’est certain. Jaurès est très marqué par l’histoire de la Révolution française, et cela conditionne sa vision de l’armée. C’est aussi un moyen pour lui pour que le prolétariat s’approprie l’armée et pour que l’armée se démocratise. Une armée proprement républicaine doit s’ouvrir le plus possible. Ça nous paraît loin parce qu’on n’a plus le même rapport à la guerre, mais c’est bien la pensée d’une relation démocratique entre l’armée et la nation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle L’armée nouvelle est aussi le livre où Jaurès va le plus loin sur la conception socialiste de la nation.

 

LTR : Est-ce que la militarisation de la société voulue par Jaurès peut servir à accélérer la révolution, de façon violente ?

Christophe Prochasson : La réponse est non. Les socialistes « pré-bolcheviques » ont la Révolution française, 1830, 1848 et la Commune comme modèles. Ils observent que dans ces moments-là, ce qui fait basculer les choses, c’est lorsque l’armée, ou pour le moins une partie d’entre elle, fraternise avec les révolutionnaires. Ont-ils l’idée qu’aura plus tard Lénine selon laquelle il faut transformer la guerre impérialiste en guerre révolutionnaire ? Franchement, non. Ce n’est pas dans l’imaginaire jaurésien ni dans celui des guesdistes.

 

Je ne pense pas un instant que Jaurès ait en tête l’idée que la grève générale soit le moyen idoine pour empêcher le déclenchement de la guerre. Une fois le conflit engagé, l’armée n’a pas vocation à être révolutionnaire. C’est aussi ici poser la question de la violence chez Jaurès : il en a une horreur absolue. Dans certains cas il reconnaît qu’elle peut être utile, qu’elle puisse être un « coup d’épaule », lorsqu’elle vient au terme d’un processus qui a préparé la révolution conçue comme un mouvement de grande amplitude transformant progressivement les sociétés de fond en comble. Jaurès n’est ni blanquiste ni léniniste. Il en est même le contraire absolu.

 

Marion Fontaine : S’il y a un bien un trait caractéristique de Jaurès c’est sa répugnance à la violence, qu’elle soit nationaliste ou révolutionnaire. La violence, sous forme de sabotage ou d’attentats par exemple, qui peut être une tentation d’une petite partie du syndicalisme révolutionnaire, suscite de sa part une critique constante . D’une part parce que c’est antinomique avec la civilisation socialiste qu’il espère, et d’autre part parce que pour lui c’est une illusion. Au contraire, ça peut durcir la répression de la bourgeoisie. La révolution pourra faire appel à la violence, mais pas de façon gratuite, pas sans être assurée de sa force et dotée d’une certaine légitimité. Jaurès pousse d’ailleurs à une évolution de la CGT, non pour qu’elle se rallie à la SFIO, mais pour qu’elle soit mieux organisée. Pour peser politiquement, il faut que tous les représentants de la classe ouvrière soient forts. Il ne croit pas à l’avant-garde éclairée de Lénine.

 

Christophe Prochasson : Jaurès est un homme politique dialecticien qui porte une grande attention aux situations. Il observe les rapports de force. Ce n’est pas un esprit nuageux et hors sol. Contrairement à la réputation que lui bâtirent certains de ses adversaires, il exècre le verbalisme et la rhétorique creuse. C’est un esprit sérieux, soucieux de bien documenter les faits comme on le constate notamment dans les débats parlementaires dans lesquels il s’engage.

 

 

LTR : Dans ce volume il y a beaucoup de textes de Jaurès relatifs aux syndicats. Pour revenir sur ce que vous évoquiez à l’instant, comme articule-t-il l’action syndicale et l’action politique ?

Marion Fontaine : Depuis la création de la CGT puis l’affirmation de son autonomie à travers la charte d’Amiens, Jaurès ne souhaite pas qu’elle se fonde dans la SFIO, à la différence de Guesde ou de ce que fera le bolchévisme. Il pousse toutefois à une articulation du mouvement ouvrier car il pense que c’est seulement comme cela que la conquête de la société pourra s’opérer. Il pousse pour que le Parti, les syndicats mais aussi les coopératives soient autonomes mais en même temps travaillent ensemble et œuvrent dans la même direction. La CGT n’est pas particulièrement sympathique avec Jaurès dans la première décennie du XXème siècle, sur l’air « Jaurès est un réformiste bourgeois politique bien installé ». Dans la période 1912-1914, Jaurès a des raisons d’optimisme en voyant ces relations s’améliorer : les coopératives s’unissent et les dirigeants de la CGT, voyant que la stratégie du syndicalisme révolutionnaire est une impasse, entendent faire de la CGT un syndicat plus ouvert. Jaurès croit vraiment aux corps intermédiaires, la vie civile pour lui ne se limite pas aux partis politiques.

 

 

LTR : Question d’histoire contrefactuelle, les mouvements socialistes européens étaient-ils suffisamment forts pour empêcher le déclenchement de la Première Guerre mondiale, notamment à travers une grève générale ?

Christophe Prochasson : La grève générale n’est pas un concept très jaurésien. Jaurès le manipule avec beaucoup de prudence. Il a certes le sentiment qu’elle prend de l’importance dans les années 1904-1909 au sein du mouvement syndical et qu’il donc la considérer avec attention. Ce que Georges Sorel appelle le « mythe de la grève générale » est une idée qui circule aussi un peu dans le socialisme français, mais absolument pas dans le socialisme allemand – qui reste le plus grand mouvement socialiste européen et peu dans le socialisme international, à l’exception du cas italien. La grève générale s’apparente à une culture libertaire, anarchiste. Les Allemands sont, eux, de bons marxistes, imperméables aux tonalités libertaires qui effleurent parfois le socialisme français, ou certaines de ses zones. Ce n’est pas dans leur culture politique.

 

Ces divisions, ces nuances comme la faiblesse de l’Internationale indiquent que le mouvement socialiste ne disposait sans doute pas des forces suffisantes pour arrêter la course à la guerre, quoique rien ne soit jamais fatal dans un mouvement historique. De surcroît, les socialistes, partout en Europe, étaient de « bons patriotes ». Le volontarisme de Jaurès se heurte en partie au socialisme allemand qui contient une part d’impérialisme en lui. Comme le lui reproche, avec une certaine acrimonie bilieuse, le germaniste socialiste, Charles Andler, Jaurès s’est efforcé de dissimuler la part impérialiste du socialisme allemand afin de protéger les relations entre les deux partis, français et allemand . C’est tout le sens de la controverse très vive qui opposa les deux socialistes. Il est très émouvant de voir les dernières semaines et les derniers jours du combat de Jaurès contre la guerre. Il est très émouvant de le voir se débattre pour lutter contre la catastrophe qui vient. Il voit très bien que si la guerre est déclenchée, ce sera dramatique. Peu de politiques ont donné à ce risque cette ampleur à son époque et fait preuve d’une telle préscience.

 

Marion Fontaine : . La tragédie de 14 est que les socialistes européens sont à la fois internationalistes et, chacun à leur façon, de plus en plus ancrés dans leur nation. Face à la guerre, ils se trouveront donc tous de « bonnes raisons ». Les socialistes allemands trouveront à dire qu’ils sont menacés par l’impérialisme russe, les socialistes français pourront arguer de l’agression de la Belgique, etc. Ils auront tous des justifications à leurs yeux pleinement légitimes pour voter les crédits de guerre. Si Jaurès n’avait pas été assassiné, il est possible, probable qu’il aurait voté lui aussi les crédits de guerre en août 1914. Cependant, si on veut faire de l’histoire contrefactuelle, il faut se demander quelle aurait été  é son évolution au fil des années, en 1916, en 1917, au moment de la rédaction des traités de paix, etc. Il avait acquis en 14 un poids et un charisme qui n’auraient sans doute pas disparu en quelques années, et peut-être aurait-il pu, pas sur l’instant mais sur le moyen terme, infléchir un certain nombre de choses.   

 

 

LTR : Est-ce que vous pourriez nous présenter la conception jaurésienne de la Nation ? C’est un point qui éclaire les autres, notamment sur les questions de guerre, et on se souvient que Jaurès était qualifié par Lénine de « social-chauvin ». Sa conception est-elle encore actuelle ?  Dans Socialisme et sociologie, Bruno Karsenti revenait sur la façon dont une nation européenne pouvait se constituer, et son argumentation ressemble à celle qu’on pourrait apposer sur la nation française.

Marion Fontaine : Pour Jaurès, la nation est historique et sociologique ; il n’y a pas de nation éternelle, ni statique. Jaurès a des rapports ambigus avec Marx mais il pense qu’il y a des luttes entre classes sociales dans un pays, et que cela fait mouvement et que cela contribue une dynamique. Le prolétariat est amené ainsi pour lui à devenir le pôle à partir duquel se pense la nation. Effectivement, par rapport à un moment où certains sont tentés de revenir à une vision essentialisante et éternisante de ce que serait la France, c’est important de le rappeler. Sa fameuse phrase « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène » va dans ce sens. Dans le mouvement sociologique et historique, la première étape a été la construction des nations, l’étape à venir est la construction de l’humanité, de l’Internationale du genre humain, qui n’abolirait pas les nations mais les sublimerait dans une construction supérieure. Il faut cependant rappeler que cette Internationale, pour Jaurès, c’est encore surtout l’Europe.

 

Christophe Prochasson : sur la question nationale Jaurès reste un homme cultivé du XIXème siècle : les nations sont pour lui des agrégats culturels et le produit d’une histoire qu’il faut respecter. Encore faut-il les respecter toutes. Il reprend par exemple la notion de « nation nécessaire » à propos de la Turquie. L’équilibre civilisationnel en Europe impose, selon lui, d’avoir une présence musulmane par le truchement qu’est la « nation nécessaire » turque. Les nations sont utiles du point de vue socialiste car elles sont le cadre de la prise de conscience de classe du prolétariat. Pour lui, Marx s’est trompé, car le prolétariat passe d’une classe en soi à une classe pour soi grâce à la nation. Mais, dialectique oblige, il faudra dépasser tout cela pour rassembler l’ensemble de la « race humaine ». Il nous aide à penser en désessentialisant la nation.

Si, enfin, Jaurès n’est pas un ultra colonialiste, il reste un homme de son temps. Il est hostile à une colonisation brutale et guerrière telle qu’elle s’esquisse au Maroc au début du XXème siècle. De même voit-il bien les dangers que représente la concurrence coloniale notamment en Chine. Mais la colonisation n’est pas un mal en soi et rien ne fait de lui un « anticolonial », encore moins un « décolonial » !

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Le siècle chinois des humiliations : l’histoire au service de la puissance

Le siècle des humiliations est le nom donné en Chine à la domination des puissances occidentales entre le XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe siècle. Loin d’avoir été oubliées, les défaites militaires, agressions et dominations étrangères de cette période sont habilement instrumentalisées par Pékin pour légitimer le rayonnement de la puissance chinoise.

Rupture

Puisqu’il est le nom de cet espace de pensée -que je remercie de m’avoir laissé la possibilité d’écrire en son sein-, je commencerai par réfléchir sur le concept de rupture.

Il pourrait paraître évident que les ruptures à l’échelle des vies sont souvent des moments qui nous font, nous forment, nous élèvent ou en tout cas nous marquent. Avec la même justesse d’esprit, d’aucuns diraient qu’à l’inverse, leurs vélocités, leurs brutalités souvent, leurs orgueils parfois, représentent plutôt des forces d’effacement, de déformation, de renoncement ou bien encore de décélération de soi.     

En toute hypothèse, les ruptures structurent le temps, le déclinant dans un avant, un après, un pendant et nos souvenirs les chargent de sentiments, de leçons et de faits marquants qu’on choisit de retenir, d’oublier, de truquer ou qui s’imposent à nous-même. L’étude des ruptures d’une vie est parfois simplement l’étude d’une existence. 

Ce possible à échelle humaine paraît être tout aussi vrai à l’échelle des Nations et, a fortiori, à l’échelle de la Chine. Étudier ses ruptures permet finalement de l’étudier et c’est tout l’objet de notre article : mieux comprendre la Chine.

Rupture de la puissance

L’histoire de la Chine est fascinante par bien des aspects : sa civilisation est vieille de cinq millénaires ; au travers de cet espace-temps, elle a inventé la poudre, l’imprimerie et le compas de navigation bien avant les sociétés européennes[1]. Elle a déployé des armées immenses à travers l’espace terrestre, formant un vaste empire et dominant une large périphérie de royaumes tributaires. Elle a lancé de formidables expéditions maritimes, découvrant des espaces lointains à des âges où l’Europe médiévale n’était pas aussi avancée techniquement. La Chine est l’architecte du plus grand aménagement de l’histoire de l’humanité avec sa Grande muraille, bâtie pour l’essentielle sous l’ère des Ming (1368- 1644), érigée le long de la frontière avec l’empire mongol – un ensemble long de 20 000 kilomètres, soit l’équivalent de la distance de Brest à Hong-Kong, aller-retour ! Xi Jinping en fait un marqueur du puissant passé glorieux de sa nation, posant fièrement lors de ses interventions télévisées devant une fresque de la muraille en arrière-plan.

Cet ensemble forme, au début du XVIIIème siècle, au moment où l’extension impériale chinoise est à son paroxysme, un empire vaste comme deux fois le vieux Continent et peuplé de 400 millions d’âmes – soit vingt fois la population du pré carré français de Louis XIV.

De loin, la Chine, de sa genèse à son apogée, serait à considérer – avec nos catégories actuelles et en passant les séquences de tensions internes – comme la première puissance politique, économique, technologique, militaire et agricole mondiale. Si les États-Unis d’Amérique tiennent relativement cette place dans nos temps contemporains depuis 1945, soit 80 ans, songeons que ce fut le cas de l’empire chinois pendant plusieurs centaines d’années ! 

En bref, jamais un empire n’a été aussi puissant pendant autant de temps, dominant autant de catégories de puissance sur un aussi vaste territoire.

Dans cette si longue histoire de puissance, la rupture – les empires depuis Sparte jusqu’aux Soviets le savent bien – ne peut qu’advenir ; il ne s’agit pas ici d’être hégélien et penser que l’histoire se répète avec constance mais remarquons simplement qu’aucun empire ne perdure jamais infiniment. 

Le moment de rupture pour la Chine a lieu lors de la fin de règne de la dynastie mandchoue des Qing ; ce moment, l’historiographie chinoise l’a nommé « le siècle des humiliations ». Il court du traité de Nankin en 1839 à l’avènement de la République populaire de Chine en 1949. En l’espace de moins de cent ans, la Chine passe d’un statut de puissance compilant un tiers des richesses mondiales à celui d’un vieux pays continental, pauvre et arriéré. 

Méthode

Cet article reprend largement des éléments issus de mon mémoire de recherche intitulé Humilier la Chine, réveiller l’Empire. Il a cherché à analyser la matérialité du siècle des humiliations chinois si singulier, à comprendre sa transmission aux consciences les plus diverses et à mieux saisir son actualisation et sa politisation à l’heure où la République populaire de Chine, depuis Deng Xiaoping (1978-1990) et surtout Xi Jinping (2012-), a retrouvé un statut de grande puissance.

Ce travail se construit dans une approche des relations internationales fondée sur l’étude des sociétés humaines comme structurantes dans l’international – une approche définie comme constructiviste – et se voit tout en même temps être porté par l’idée que l’État est le joueur cardinal des relations internationales et du politique – approche qualifiée de réaliste. Il combine en fait ces deux approches en proposant l’hypothèse visant à affirmer que l’État, pour dominer, cherche à imposer ses vues aux sociétés par d’autres phénomènes et d’autres moyens que la coercition et donc par une socialisation de sa politique.  De plus, notre étude donne sa chance à la sociologie, à l’histoire bien sûr mais aussi à la linguistique ainsi qu’à la philosophie.

A bien des égards, cette proposition croit dans la pertinence de la démarche médiologique dans l’étude de l’international. Par médiologie, nous reprenons le concept forgé par Régis Debray[2] et qui vise à l’étude des techniques et supports techniques qui rendent possibles ou qui façonnent des cultures, des comportements individuels et collectifs voire même des déploiements matériels de puissance. 

Enfin, cette étude positionne en son cœur l’analyse du concept d’humiliation que l’on retrouve finalement souvent dans le champ de l’étude des relations internationales mais qui a parfois pu être rejeté et inconsidéré dans la recherche. Pourtant, c’est notre hypothèse de départ : l’humiliation joue un rôle dans les relations internationales et un rôle fondamental dans le cas chinois.

Le cas chinois : l’humiliation au coeur 

L’humiliation est, par voie de conséquence, fondamentale en relations internationales. Songeons à son importance dans les consciences des sociétés après la chute de leur empire (chinois en 1911, ottoman, allemand et Habsbourg en 1919, soviétique en 1991, etc.). Songeons à l’humiliation de la débâcle française de 1940, à jamais dans les consciences des officiers français, des temps de Gamelin jusqu’à nos jours. Songeons à sa présence dans les temps de la guerre : une note des renseignements étasuniens datée de 1971 pose que 70% des raisons conduisant la poursuite des opérations nord-américaines au Vietnam reposent sur l’évitement d’une défaite face à une force infiniment plus faible, le Việt Minh[3]. Pensons aussi que son instrumentalisation motive et socialise l’engagement dans la guerre : la Russie de Vladimir Poutine, proposant le récit d’une Russie victime d’une expansion territoriale otanienne, humiliée par la chute de l’URSS et ignorée par l’Occident aux temps du moment unilatéral, a très largement contribué à la construction du consentement à la guerre rendant possible l’agression de l’Ukraine.

Pour la Chine, l’humiliation est au cœur d’une séquence historique longue d’un siècle. En cent ans, elle subit revers sur revers liés à une série des guerres coloniales – la première et la deuxième guerre de l’opium, la guerre sino-française, des guerres et des traités inégaux avec l’empire russe des Romanov, la guerre des Boxers, la prise nippone de la Mandchourie puis une guerre totale avec l’Empire du soleil levant.  Revenons brièvement sur ces évènements.

Phénoménologie des humiliations 

Les guerres de l’opium ont vu l’empire britannique puis français forcer l’importation de drogues en Chine par la « diplomatie de la canonnière », ravageant la santé mentale des élites mandarinales, très touchées par l’addiction au pavot ainsi que déséquilibrée la balance commerciale chinoise, auparavant largement excédentaire. Franco-britanniques ont frappé durement la Chine en saccageant puis incendiant en 1860, lors de la deuxième guerre de l’opium, le Palais d’été proche de Pékin, vaste comme 24 fois Versailles, orgueil d’une civilisation plurimillénaire en proie aux assauts des forces étrangères. La guerre franco-chinoise (1884-1885) a été une démonstration de force de la puissante marine de guerre française, opposée pourtant à ce qui se faisait de meilleur côté chinois – une flotte flambant neuve, sortie des chantiers navals de Shanghai, fierté du renouveau impérial issu des réformes. Celle-ci est coulée en quelques jours par la Royale qui, prenant le contrôle sur le royaume du Annam, vient d’achever la formation de l’Indochine.                                                    

La guerre des Boxer a été l’occasion pour plusieurs pays européens coalisés de se positionner dans des comptoirs le long du littoral chinois, ponctionnant de grande quantité d’argent et d’impôt aux autorités, réifiant la Chine, humiliant l’empereur.   

Enfin, doit être incluse dans le siècle des humiliations la guerre sino-japonaise (1935-1945) où la Chine nationaliste a été largement dominée par son adversaire nippon qui a perpétué, sur le territoire chinois, des massacres d’une violence inouïe, des crimes de guerre abominables comme notamment à Nankin, amenant la Chine à porter le deuxième plus lourd tribut du second conflit mondial et affaiblissant le pouvoir central, concurencé in fine par les communistes de Mao Zedong, alors en pleine émergence. 

En cent ans, la Chine et ses élites ont été incapables de trouver des réponses aux crises qu’elles ont subies : intrusions étrangères mais aussi guerres civiles, comme la révolte des Taiping tuant 50 à 70 millions de Chinois, et catastrophes climatiques. Rien n’a pu empêcher structurellement le déploiement de réponses à la hauteur de la situation. Réifié symboliquement, sanctionné économiquement, saigné démographiquement, ponctionné territorialement, occupé militairement, l’empire chinois n’aura été l’objet d’aucune réforme capable de le sortir de cette spirale infernale dont on ne saurait essentialiser les causes aux seules ingérences étrangères. 

Hautement attaché à son estime – l’empire chinois est celui du milieu, l’empereur de Chine est le fils du ciel, on se met à genoux devant lui, on embrasse ses pieds plusieurs fois, on ne considère aucun pays comme l’égal de l’empire -, la Chine est tellement touchée que se forme en elle une fracture narcissique majeure, une humiliation considérable. C’est cette humiliation que ses élites auront à cœur d’instrumentaliser sachant ce que ce sentiment peut faire naître et déployer.

L’invention du siècle des humiliationS

L’humiliation est ainsi au centre de l’histoire contemporaine chinoise et, en même temps, par construction sémantique, elle donne son nom à cet âge. Les historiens, essentiellement grâce aux travaux de Dominique Kalifa[4], ont forgé un concept pour parler du nom des temps : on parle de chrononyme

Notre première question est de savoir qui ou quelle entité est à l’origine de cette construction sémantique. La seconde interrogation de notre étude est de savoir pourquoi ce choix. Nous l’avons vu, il y a de quoi observer des humiliations dans ce passé mais est-ce suffisant pour englober et synthétiser cent ans d’histoire aussi complexe par cette terminologie ? 

Notre hypothèse est de penser qu’il s’agit de faire de l’histoire un instrument politique, un outil immatériel de puissance. On retrouve cette volonté d’abord chez les Nationalistes chinois (ils sont au pouvoir de 1911-1949) et leur chef de file : Sun Yat-sen. Ce sont eux qui, historiographiquement, inventent « le siècle des humiliations » c’est-à-dire qui qualifient ainsi cette période. Ils le font pour plusieurs raisons :  la Chine d’alors, dans les années 1920, est en pleine désunion. L’empire a chuté en 1911 et Sun-Yat Sen a fait naître la République. Ce dernier, puis son successeur Chiang Kai-Chek, cherchent l’unité politique et territoriale du pays à l’heure de la genèse républicaine.  La construction de ce récit est alors considérée comme un outil qui rend possible une politique de revanche, d’unité, de mobilisation générale d’un peuple contre un ennemi : les étrangers, causes des humiliations. L’empire étant réduit à néant, les élites nationalistes ont parfaitement conscience que pour faire nation, il faut un récit partagé, d’où cette nationalisation de l’histoire.

Bien que cette terminologie repose sur des phénomènes humiliants justifiant l’emploi du qualificatif « d’humiliations », ces matérialités historiques restent aussi, par certains aspects, des constructions qui ont pu être tantôt exagérées, tantôt décontextualisées et présentées sans mise en perspective globale. En effet, après les Nationalistes, les Communistes s’emparent de ce récit et, portant une approche marxiste des relations internationales, le transforment en une histoire commune aux allures victimaire, focalisée sur les impérialismes européens. 

Ce discours occulte les responsabilités chinoises dans la chute de l’empire, son incapacité à se réformer, sa désunion par des guerres civiles très largement plus meurtrières que les guerres coloniales. Il occulte ses propres politiques impérialistes largement offensives et exagère parfois l’importance de certains événements historiques. C’est le cas de la première guerre de l’opium, qui a abouti sur la concession de Hong-Kong aux Britanniques – ce qui est vu comme une humiliation doit être relativisé à l’aune de la taille de ce comptoir (minuscule comparée à l’immensité territoriale de l’empire d’alors).

En résumé, le fait d’avoir, par le chrononyme « siècle des humiliations », essentialisé l’histoire chinoise à l’humiliation est un choix politique, à mettre à distance d’une vérité historique matérielle. Ce récit historique a été largement utilisé pour critiquer l’héritage impérial des Qing et les impérialismes européens parfois à juste titre. Mais il a aussi une importance essentielle dans la recherche de la Chine à mobiliser une société face à un ennemi dans des moments de désunion générale : ce récit historique a été un formidable outil pour faire nation et est, à l’heure actuelle, utilisé comme un formidable outil de puissance. 

Un outil dans la guerre d’influence

L’histoire est une science, bien sûr. C’est aussi un outil de puissance, parfois. Pour le puissant Parti communiste chinois, elle permet de forger une mémoire qui serre les poings et fait battre les cœurs patriotiques. « Le siècle des humiliations » a permis cela à plusieurs moments de l’histoire chinoise, à chaque fois quand la situation pouvait paraître instable. Il a ainsi été instrumentalisé en 1920 par les Nationalistes -nous l’avons vu, en 1949 par les Communistes alors prenant le pouvoir et en 1989 quand l’unité vacillait après les manifestations étudiantes place Tiananmen. Depuis, il a muté, doublant sa fonction : à l’unification du pays s’ajoute désormais le rayonnement international chinois.

En effet, à bien des égards, le concept de « siècle des humiliations » fait partie intégrante d’une stratégie d’influence de la Chine et d’une guerre des mémoires menée par celle-ci pour proposer et imposer une certaine lecture de son passé à sa population et à d’autres puissances. 

Ce récit jadis construit pour forger l’unité interne de l’empire est désormais non seulement un instrument de cohésion nationale mais aussi une force destinée à influencer le monde extérieur et y prendre place dans les imaginaires. Il est le bras armé intellectuel qui porte la théorie d’un retour de la Chine à la puissance. Il prouve la théorie de la parenthèse occidentale, chère à Kishore Mahbubani, et qui pose que l’Occident n’a été puissant qu’un moment et qu’à l’échelle de l’histoire ce moment n’est qu’une parenthèse qui est en train de se refermer. Les Chinois, par ce récit du siècle des humiliation, disent que finalement, du fait de l’Occident, ils ont été mis à terre et que grâce au communisme, ils reviennent au premier plan, en tant qu’architectes de la clôture du moment européen et nord-américain. 

Ce récit se concrétise jusque dans les manuels d’histoire, l’érection de tels ou tels monuments historiques, l’hymne national, les chansons populaires mais pas seulement : le cinéma chinois, le premier au monde en termes de fréquentation, se mobilise pour imposer cette narration : le succès de Sacrifices of War (Zhang Yimou, 2011), film qui revient sur la guerre sino-japonaise, est à ce titre un exemple frappant. 

Nous voici ainsi face à une anthologie pathétique forgée patiemment et toujours sur l’établi pour garantir, par l’histoire et la mémoire, un consentement au PCC et une adhésion internationale à ses valeurs. Cette politique d’influence n’est pas le fait unique d’acteurs publics chinois mais aussi du privé, nécessaire pour que fonctionne cette diffusion globale comme l’a très bien démontré Yochai Benkler dans La propagande en réseau[5].

Les réponses à ce récit  

Aujourd’hui, le concept de « siècle des humiliations » est donc un outil au service d’une politique de puissance. Il résulte de la volonté des cadres du PCC de vouloir illustrer le retour de la Chine sur la scène internationale et de montrer la supériorité du modèle chinois sur celui, prétendu et sans doute essentialiser, de l’Occident. Cette histoire permet de forger l’image d’une puissance victime du colonialisme et donc nation membre, voir cadre, d’une communauté internationale des « humiliés ». Poser la Chine en puissance d’équilibre et cheffe de file de ces anciens pays colonisés permet de l’opposer clairement aux États-Unis d’Amérique, résumés quant à eux à leur interventionnisme militaire et leur statut de puissance déstabilisatrice. Cette opposition est fondamentale dans la perspective d’une nouvelle guerre froide opposant les deux nouvelles superpuissances. 

À bien des égards et dans de nombreuses régions du monde, ce récit plait : les autres puissances victimes des impérialismes s’en inspirent. Bien sûr, la construction historique de « l’empire retrouvé » fait peur à l’Occident – parfois de manière disproportionnée, en lien avec le vieux fantasme aux relents racistes du « péril jaune »[6] qui est parfaitement étranger à cette étude. 

Des deux côtés, la justesse se trouve dans la mesure. La Chine ne saurait être vierge de toutes politiques de conquête, de massacres inhumains et de guerres d’invasions terribles.  Bien sûr que la Chine manipule son histoire – il suffit pour cela de voir sa proximité chaleureuse avec la Russie, pourtant puissance cadre des humiliants. Il y a là l’exemple manifeste d’un double standard qui paraît hautement antinomique aux discours portés par la Chine. Face aux faits, l’idéalisation ne donne jamais rien d’autre qu’une désillusion.                  

Tout en même temps, l’Occident n’est pas pour rien dans les problématiques que la Chine a connues. Que l’Europe, le Japon et même les Nord-Américains aient été l’une des causes des maux de l’empire doit être dit car c’est le réel. Qu’ils n’aient pas su prendre leurs responsabilités, dire les mots pour décrire le réel, assumer leurs actions pour les guerres, les traités inégaux, les saccages et les humiliations n’a pas permis une justesse dans leur considération et dans leur relation avec Pékin. Mais tomber dans le piège qu’il tend ne saurait être la solution absolue de notre stratégie. 

Aussi, nous ne saurions ici donner de leçon ni même de solution, mais assumer le réel sans l’exagérer, sans l’oublier, sans le cacher, adopter une posture d’humilité et d’ouverture, voilà ce qui pourrait aider nos chancelleries à pouvoir poursuivre le dialogue, battre en brèche les récits qui les menacent et par la suite, en finir avec nos incohérences parfois dures à supporter pour nous amener à être plus libres dans l’exercice de la diplomatie et la recherche de la paix perpétuelle. Ne laissons pas le XXIème siècle, siècle des humiliés[7], être accaparé par une puissance voulant les manipuler pour les synthétiser et finalement les gouverner. 

Léo Delahaye 

Auteur du mémoire « Humilier la Chine, réveiller l’empire », à retrouver dans la bibliothèque universitaire de l’institut d’études politiques de Strasbourg.

Références

[1]   J. K. FAIRBANK, La grande révolution chinoise, 1800-1989, Paris, Flammarion, 2015

[2] « Qu’est-ce que la médiologie ? », par Régis Debray (accès libre, août 1999) // https://www.monde-diplomatique.fr/3178

[3]  « Foreign Relations of the United States, 1964–1968, Volume II, Vietnam, January–June 1965 – Office of the Historian », s. d. (en ligne : https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1964-68v02/d193)

[4]  D. KALIFA (dir.), Les noms d’époque: de « Restauration » à « années de plomb », Paris, Gallimard, 2020

[5] Y. BENKLER, Network Propaganda, Oxford, Oxford University Press Inc, 2018

[6] F. PAVE, Le péril jaune à la fin du XIXe siècle, fantasme ou inquiétude légitime ?, Thèse univ. du Maine sous la direction de N. VIVIER, 2011.

[7]  B. BADIE, Le temps des humiliés : pathologie des relations internationales, Paris, France, Odile Jacob, 2019

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Depuis sa création en septembre 2023 par la Première ministre Élisabeth Borne, le Comité de l’Intelligence Artificielle Générative ambitionne de jouer un rôle prépondérant dans la définition des politiques gouvernementales françaises relatives à l’intelligence artificielle. Cependant, l’implication de grandes multinationales étrangères, telles que Google et Méta (la société mère de Facebook), suscite des inquiétudes profondes quant à l’indépendance et la souveraineté numérique de la France. Ces concepts sont cruciaux dans un contexte où les technologies de l’information et de la communication dominent de plus en plus, nécessitant que les nations maintiennent leur autorité et protègent leurs intérêts dans l’espace numérique.

Ainsi, dans le paysage actuel caractérisé par une mondialisation et une numérisation rapides, l’influence et le contrôle des sociétés technologiques étrangères, principalement issues des États-Unis et de la Chine, sur les infrastructures numériques françaises sont devenus palpables à travers divers secteurs. Google et Facebook dominent les espaces de recherche en ligne et de médias sociaux, façonnant l’accès à l’information et la communication sociale en France. Dans le domaine du commerce électronique, Amazon s’impose comme un acteur majeur, révolutionnant le commerce de détail et la logistique nationale. Le cloud computing est largement sous l’emprise de fournisseurs américains tels que Microsoft Azure, Amazon Web Services et Google Cloud, qui gèrent d’importantes quantités de données françaises. 

En matière de télécommunications, l’implication de Huawei dans le déploiement de la 5G en France a suscité des inquiétudes quant à la sécurité et la dépendance technologique. Enfin, des systèmes de paiement en ligne comme PayPal influencent le secteur financier, modifiant les pratiques bancaires et les transactions financières.

L’essor de l’intelligence artificielle représente simultanément une opportunité et un défi pour la France. Si cette technologie promet un potentiel d’innovation et de croissance économique considérable, elle soulève aussi d’importantes questions éthiques, sociales et politiques. La composition du Comité de l’intelligence artificielle générative est donc cruciale pour assurer la protection des intérêts nationaux et pour que les décisions reflètent authentiquement les besoins et valeurs de la société française. La présence de représentants de grandes entreprises technologiques internationales au sein du Comité génère de légitimes interrogations quant à leur impact sur les orientations prises. 

La participation de géants américains de la technologie, en particulier, fait craindre des risques en matière de protection des données, de vie privée, de désinformation et de souveraineté numérique française, ces entreprises ayant déjà été sanctionnées par le passé pour non-respect du Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen. Leur intérêt financier dans le développement de l’IA en France pourrait potentiellement primer sur les intérêts nationaux.

Cette présence d’acteurs privés au Comité soulève également des questions quant au rôle des acteurs commerciaux dans l’élaboration des politiques publiques. Bien que leur expertise soit indéniablement précieuse, leur participation interroge sur la transparence, la neutralité et l’équité du processus décisionnel.

Il est primordial que le gouvernement français adopte des mesures pour s’assurer que le Comité de l’intelligence artificielle générative représente véritablement l’intérêt public et ne soit pas influencé par des intérêts commerciaux, qu’ils soient nationaux ou étrangers. Cela implique l’instauration de règles strictes sur la transparence et la gestion des conflits d’intérêts, ainsi qu’une consultation élargie de la société civile et des parties prenantes.

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Le rire peut-il être un objet politique et poétique ? Pour Milan Kundera et Umberto Eco, assurément. Le premier dans La plaisanterie (1967), le second dans Le nom de la rose (1982). Si les deux récits n’ont strictement rien à voir du point de vue formel, si chacun se déroule dans un espace-temps différent, ils ont en commun de mettre au premier plan le rire comme arme politico-poétique.

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Umberto Eco place son récit au XIVème siècle dans la chrétienté médiévale, plus précisément au sein d’une abbaye bénédictine située entre la Provence et la Ligurie, dans une Italie qui n’est encore qu’une « expression géographique » selon le mot de Metternich. L’on y suit Guillaume de Baskerville, frère franciscain chargé de résoudre une enquête criminelle qui mêle théologie et luttes politiques. Quant à Milan Kundera, il déploie les fils de son roman dans la Tchécoslovaquie de l’après-guerre sous domination communiste. Quatre destins s’entremêlent dans un roman polyphonique, comme aime les écrire l’écrivain tchèque, notamment celui de Ludvik Jahn dont la vie s’apparente à un lent déclin déclenché par une blague.

Car c’est d’une lettre envoyée par Ludvik à sa petite amie de l’époque que procède le récit. Étudiant communiste connu et reconnu par ses pairs, il inscrit sur une carte postale : « L’optimisme est l’opium du genre humain ! L’esprit sain pue la connerie ! Vive Trotski ! ». Ces deux derniers mots sont assimilés à un blasphème dans les pays communistes sous la férule de Staline. Dès lors, pour une simple plaisanterie, tout son destin bascule dans le vide.

Comme l’écrit Milan Kundera, « je veux simplement dire qu’aucun grand mouvement qui veut transformer le monde ne tolère le sarcasme ou la moquerie, parce que c’est une rouille qui corrode tout ». Le rire, l’humour, la plaisanterie, érode le mécanisme implacable du totalitarisme, quel qu’il soit. Car rire, c’est accepter que tout ne doit pas être sérieux, et que le sens donné à la vie par l’idéologie n’est pas tout, que la vie, justement, ne s’y réduit pas. Tourner en dérision – alors même qu’on adhère sincèrement à l’idée communiste, comme c’est le cas pour Ludvik lorsqu’il adresse la carte postale à sa petite-amie – l’idée totalisante, c’est admettre qu’elle n’est pas absolue.

Dans le livre d’Umberto Eco, Le nom de la rose, le rire occupe une place assez importance dans les débats théologiques ayant cours entre les différents moines. L’on s’y demande si Jésus, lui-même, a déjà ri ou non, et ce qu’il en a dit et pensé. Mais c’est surtout le dénouement du livre qui donne à comprendre le sens que revêt le rire pour ce qu’on pourrait appeler le totalitarisme religieux, ou du moins l’absolutisme. Attention, les lignes suivantes divulgâchent en partie la fin du roman. Jorge de Burgos, véritable maître de l’abbaye, fait tout pour que ne soit pas découvert le second tome de la Poétique d’Aristote, consacré à la comédie – il est d’ailleurs à noter que ce manuscrit a réellement disparu. Jorge de Burgos avance que le rire est démoniaque, et qu’il ne faut pas que l’humanité accède aux réflexions du philosophe à son sujet. Le rire exorcise la peur, rend la vie plus légère et fait passer au second plan la crainte de Dieu. De la même manière qu’avec le pouvoir communiste, le rire ouvre une brèche dans l’absolutisme qu’il soit religieux ou politique, il offre un espace de légèreté et de mise à distance du sérieux.

Les livres de Kundera et Eco ne se limitent pas à cette réflexion sur le rire. Le premier est avant tout un roman d’amour, d’amours déchues et déçues, quand le second se trouve être un excellent roman d’enquête. Mais chacun, à sa manière, fait du rire une « arme du faible », un instrument de défense intellectuel face à l’absolutisme.

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