L’Europe se limite-elle à son versant occidental ? (Re)lire « l’Occident kidnappé » de Milan Kundera

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(image : L’Enlèvement d’Europe Rubens, 1628-1629)

Voici ce qu’il en dit : « Ne pas avoir de sens pour l’art, ce n’est pas grave. On peut ne pas lire Proust, ne pas écouter Schubert, et vivre en paix. Mais le misomuse ne vit pas en paix. Il se sent humilié par l’existence d’une chose qui le dépasse et il la hait. Il existe une misomusie populaire comme il y a un antisémitisme populaire. Les régimes fascistes et communistes savaient en profiter quand ils donnaient la chasse à l’art moderne. Mais il y a la misomusie intellectuelle, sophistiquée : elle se venge sur l’art en l’assujettissant à un but situé au-delà de l’esthétique. La doctrine de l’art engagé : l’art comme moyen d’une politique. Les théoriciens pour qui une œuvre d’art n’est qu’un prétexte pour l’exercice d’une méthode (psychanalytique, sémiologique, sociologique, etc.). La misomusie démocratique : le marché en tant que juge suprême de la valeur esthétique ».

Milan Kundera ira jusqu’au bout de la « dépolitisation » de son œuvre littéraire en expurgeant ses volumes en pléiade de toute préface ou notice biographique. A ses yeux son Œuvre[1] se suffit à elle-même, sans fioriture politique, hagiographique ou sociologique. L’écrivain tchèque espère donc que sa personne, et donc in fine ses engagements personnels, s’effacent derrière les œuvres romanesques qu’il a pu écrire.

Pourtant, après le déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie de Poutine, c’est un tout autre Kundera qui s’est montré à nous. La réédition en 2022 dans la collection Le Débat (Gallimard) d’un texte initialement publié en 1983, Un occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale a beaucoup fait parler. De sorte qu’à l’annonce de sa mort, le 11 juillet 2023, une myriade d’articles de presse et de revues littéraires et politiques se sont concentrés sur cet ouvrage et ont quelque peu laissé de côté le Kundera romancier. Car ce dont il s’agit dans Un occident kidnappé, c’est certes de culture, mais aussi d’une sorte de politisation de la culture, du moins d’un essai comme on n’a pas l’habitude d’en voir dans la bibliographie de l’écrivain.

Il n’existe pas de définition consensuelle de l’Europe. Certains la trouvent dans la géographie, la religion ou l’histoire. Pour donner un sens à l’Europe, des frontières sont nécessaires. « Partout où un nous s’installe sur cette terre, on trouvera à la fois une frontière et des cérémonies, une ligne de démarcation et des objets de superstition, une identité en aval et une sacralité en amont. C’est un invariant. Qui ne se délimite pas ne se transcendera pas. Pas d’ici-bas tant soit peu consistant sans, pour boucler l’affaire, un au-delà ou un par-delà » précise Régis Debray[2].

Quelle que soit celle que l’on choisit, il faut avoir l’humilité de comprendre que sa propre vision est socialement et historiquement située. Dans Europe, la voie romaine, Rémi Brague énumère les divisions qui ont dans l’histoire séparé l’Europe d’un « autre ». La démonstration du paragraphe suivant sert principalement à montrer que l’Europe de notre horizon (disons qu’aujourd’hui les deux conceptions qui ressortent le plus souvent sont soit les pays de l’Union européenne, soit les pays allant de l’Atlantique à l’Oural Russie exceptée).

Le philosophe montre qu’il y eut avant tout une division entre pays romanisés et pays qui ne le furent pas (l’Algérie est-elle davantage européenne que la Pologne ?) ; puis une division ouest/est entre l’Empire romain d’Occident et l’Empire romain d’Orient ; puis une division nord/sud avec la conquête musulmane qui « expulsa » le monde musulman hors de l’Europe (mais si la définition est religieuse, quid de l’Albanie ou de la Bosnie aujourd’hui ?) ; puis une division entre latins et byzantins aux XI-XIIème siècles avec le schisme religieux puis le sac de Constantinople en 1204 (les Grecs ne seraient-ils alors pas européens ?) ; enfin une nouvelle division nord/sud avec l’émergence du protestantisme. Pour comprendre à quel point l’Europe est un concept flou et historiquement situé, Rémi Brague raconte que jusqu’aux années 1980, les Grecs qui partaient en vacances en Europe occidentale disaient qu’ils « allaient en Europe ». Cette affirmation du philosophe n’est en rien « scientifique », puisqu’elle se fonde sur des anecdotes pas forcément représentatives, mais elle illustre tout de même l’idée que pour bon nombre de Grecs, alors même qu’on considère aujourd’hui la Grèce comme le berceau de la civilisation européenne, leur pays ne faisait pas réellement partie de l’Europe !

A ces divisions il faut évidemment en ajouter une autre qui fonde la réflexion de Milan Kundera : celle entre l’Ouest capitaliste et l’Est communiste issue de la guerre froide. Mais cette dichotomie ouest/est nous fait oublier qu’il existe un milieu, une Mitteleuropa bien plus centrale qu’orientale. Si l’on regarde un planisphère, au regard de l’Europe géographique, c’est la France qui est une périphérie, alors que la Hongrie, Pologne et la Tchécoslovaquie (aujourd’hui Tchéquie et Slovaquie) sont au centre ! Au moment de la Guerre froide, cette Europe centrale a été rejetée dans l’Europe byzantine et orthodoxe, dans l’Europe de l’Est. Cette Europe centrale est pour Kundera « culturellement à l’ouest et politiquement à l’est ». Sa tragédie tient dans ce kidnapping d’un bout d’Europe par une autre, en témoigne d’ailleurs le fait que les grandes révoltes des pays du bloc communiste se déroulèrent dans ces patries (Budapest 1956, Prague 1968, Solidarnosc 1980).

Kundera les considère alors comme des « petites nations », concept qu’il forge à ce moment-là et fera par la suite florès. Cette qualification ne tient pas à leur taille ou à leur population, mais est existentielle : ce sont des nations « dont l’existence peut être à n’importe quel moment remise en question, qui peut disparaître et qui le sait ». En tant que Français, nous n’avons jamais eu dans l’histoire des siècles récents la crainte de voir notre pays englouti. Même dans les pires tempêtes (le traumatisme du 17 juin 1940), nous savions qu’en miettes, le navire resterait à flot – les nazis n’ont à ce titre jamais eu de quelconques velléités de faire disparaître la France à terme. De la même manière, un Russe ou un Anglais ne se pose jamais la question de la survie de sa patrie, nos « hymnes ne parlent que de grandeur et d’éternité. Or, l’hymne polonais commence par le vers : « La Pologne n’a pas encore péri… » ». Alors que pour les Tchèques, Estoniens, Polonais ou Ukrainiens (ce qui explique au demeurant le succès immense de la republication de l’essai de Kundera en 2022), leurs nations « ne connaissent pas la sensation heureuse d’être là depuis toujours et à jamais ; elles sont toutes passées, à tel ou tel moment de leur histoire, par l’antichambre de la mort ; toujours confrontées à l’arrogante ignorance des grands, elles voient leur existence perpétuellement menacée ou mise en question »[3].

Or pour l’écrivain tchèque, l’existence même des petites nations se fonde sur leur particularité culturelle. Une existence mal assurée nécessite un foyer singulier, et n’est-ce pas le rôle de la culture que d’assurer une pérennité à travers les âges ? En témoigne la résistance du monde juif malgré les persécutions millénaires. Pendant la Guerre froide, la culture est dans ces pays essentielle puisqu’elle permet de conserver et de nourrir l’identité nationale happée politiquement par la Grande Russie. Ces nations ne se définissent ni par un régime politique, ni par des frontières stables, mais par une « même mémoire, la même expérience, la même communauté de tradition » perpétuées par une culture, sinon commune du moins partagée par beaucoup. Dans ce cadre, les langues jouent un relai primordial : le tchèque a failli disparaître au XIXème siècle au profit de l’allemand, ou le polonais au profit du russe. Les petits peuples sans langue ne résistent pas longtemps à l’assimilation de la grande nation.

Ces petites nations voulaient plus que tout être rattachées à l’Europe, à une Europe qu’elles savaient dénuée de désir impérialiste, du moins vers l’est. Elles voulaient « en être ». Car si aujourd’hui la démocratie et la prospérité apparaissent comme les deux attraits principaux de l’Union européenne pour les petites nations, la culture a joué et joue un rôle tout aussi déterminant. En 1956, alors que les chars russes déboulaient sur Budapest, le directeur de l’agence de presse de Hongrie envoyait une dépêche avant de voir son bureau détruit par les soviétiques. Voilà comment elle finissait : « Nous mourrons pour la Hongrie, et pour l’Europe ». Si l’Union européenne est incontestablement un foyer de droits de l’Homme et de croissance économique pour les pays européens « en développement » (en comparaison avec les grandes nations européennes occidentales), la limiter à ce versant très contemporain et contingent serait une grande erreur.

Peut-être est venu le temps de suivre la vision kundérienne d’une Europe culturelle qui, loin d’être figée dans le marbre des siècles passés, s’en inspirerait. Aux réactionnaires nostalgiques d’une civilisation uni(qu)e qui n’a jamais existé, opposons le foisonnement des divers foyers culturels de notre continent. Comme l’annonçait Jaurès, « c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre ».

Références

[1] Remarquons du reste que son « Œuvre » publié aux pléiades est la seule à s’écrire au singulier, là où celle des autres est indiquée « Œuvres » au pluriel.

[2] Debray Régis, L’exil à domicile, Gallimard, 2022.

[3] Milan Kundera, Les testaments trahis, Gallimard, 1993.

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Le cinéma marocain : une rébellion face à la culture des tabous

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En 2015, le film « Much Loved » du réalisateur franco-marocain Nabil Ayouch aura été un des rares films marocains sérieusement médiatisés en France, notamment pour une raison étrangère à l’œuvre elle-même ou son éventuel succès dans l’Hexagone. En effet, ce film qui aborde le sujet de la prostitution dévoile la réalité crue du quotidien de ces travailleuses du sexe, leurs rendant leur humanité par la même occasion. Ce portait de la prostitution lui vaudra une censure et une interdiction pure et simple de diffusion au Maroc pour « outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine ».[1] Loubna Abidar, actrice tenant le rôle principal, quittera peu de temps après le Maroc pour la France à la suite d’agressions verbales et physiques dont elle sera victime en raison de sa participation au film. Cette œuvre polémique, considérée par certains comme sulfureuse, scandaleuse, voire pornographique, n’est néanmoins pas la seule à aborder un sujet controversé. D’autres que Nabil Ayouch se sont risqués à cet exercice périlleux. Hélas, ceux-ci n’ont pas manqué, eux aussi, de s’attirer les foudres de bien-pensants.

L’une des thématiques que l’on retrouve de façon transversale dans nombre d’œuvres consiste en l’évocation de sujets considérés, par encore beaucoup (trop) d’individus de la société chérifienne, comme tabous. Si « Much Loved » a pu heurter la sensibilité du Centre Cinématographique Marocain (CCM) au point de provoquer sa censure totale, il n’est pas le seul à être passé au crible avant diffusion.  

Déjà en 2006, la sortie du long-métrage « Marock » de la réalisatrice Leïla Marrakchi était examinée par la commission de censure du CCM à la suite d’une polémique déclenchée lors de sa première projection dans le cadre du Festival national du film à Tanger. Le film finira par obtenir son visa d’exploitation sans aucune censure au plus grand dam du parti islamo-conservateur et du Syndicat du théâtre marocain appelant à son boycott et à son interdiction. Leïla Marrakchi y portraiture la jeunesse dorée casablancaise, écartelée entre société marocaine traditionnelle et influences occidentales. Au travers d’une tragédie shakespearienne d’un amour impossible sont alors détaillés : relations inter-religieuses et hors mariage, indifférence à la religion, consommation d’alcool et de drogues, corruption. En bref, la réalisatrice brosse sans filtre le quotidien de jeunes gens s’adonnant à des comportements et pratiques tenant à l’impudicité voire à l’apostasie aux yeux du Marocain moyen.

La projection de ce type d’œuvre provoque systématiquement l’ire de bien des détracteurs conservateurs, traditionnalistes et bondieusards en tout genre. Pour autant, les réalisateurs marocains s’adonnent toujours volontiers à l’exercice risqué de l’exorcisme des tabous de la société marocaine.

Le réalisateur Mohammed Ahed Bensouda est coutumier du combat. Son film « Derrière les portes fermées » consacré au fléau du harcèlement moral et sexuel avait suscité un débat qui avait porté ses fruits dans la mesure où une proposition de loi, adoptée par le Parlement, en avait été inspirée. Le réalisateur a d’ailleurs précisé ses intentions, à savoir « créer des œuvres cinématographiques qui engendrent un dialogue et, idéalement, mènent à des changements significatifs de la société, particulièrement sur des questions touchant les femmes ».[2] Son dernier long-métrage, « Les divorcées de Casablanca », s’inscrit dans cette lignée et met en exergue les contradictions d’une ville moderne qui reste empreinte de préjugés accablant la vie de ces femmes devenues indignes aux yeux d’une partie de la société.

La réalisatrice et actrice Maryam Touzani est également familière de ce type de combats. Celle qui souhaite « contribuer à créer un débat sain et nécessaire », s’attaque dans son dernier long métrage à un tabou de taille, celui de l’homosexualité.[3] « Le Bleu du Caftan » porte sur la vie d’un couple en apparence classique, tenant une boutique de confection de caftans, mais dont le mari vit avec le lourd secret de son orientation sexuelle. Le bouleversement causé par l’arrivée d’un apprenti dans leur magasin va pousser les trois protagonistes à affronter et accepter avec amour une réalité qui leur était étrangère. Coïncidant avec le mois sacré du ramadan, la sortie du film sera reportée d’un mois afin de ne pas déclencher de polémique. Après deux semaines de projection dans les salles marocaines, le film provoque la traditionnelle controverse. Le Parti de la Justice et Développement, parti islamo-conservateur marocain, estimant que « le film fait la promotion de l’homosexualité, en violation grave des constantes religieuses de la nation, des valeurs morales et éducatives du peuple marocain musulman », demandera son interdiction pure et simple.[4] N’en déplaise aux censeurs, l’œuvre rencontrera bien son public marocain dans les salles.

Ces insurrections incessantes de partis politiques ou autres organisations arrivent peut-être à leur terme. La lumière au bout de ce tunnel d’obscurantisme jaillit possiblement de la proposition de réforme du cinéma marocain dont les dispositions sont en opposition claire avec les immixtions du CCM. Sont notamment prévus « la réduction du pouvoir discrétionnaire du CCM en relation notamment avec les autorisations de tournage et la censure, par un cadre réglementaire légal qui régit la mise en œuvre de ces deux compétences » et « l’arrêt de tout appel à la censure au sein d’une institution législative et l’urgence de mettre en place un cadre légal de protection de la liberté de création ».[5]

Cette ambition constitue un signe clair de la volonté d’endiguer et neutraliser les interventions et ingérences motivées par le tabou culturel comme religieux. Une amorce de progrès, qui avec la persévérance des réalisateurs, laisse ainsi présager que le cinéma marocain libre a de beaux jours devant lui. Plus globalement, on peut observer une impulsion du milieu artistique marocain vers davantage de liberté dans la création. A titre d’exemple, la bande dessinée « Hshouma – Corps et sexualité au Maroc » (honte en dialecte marocain) de la dessinatrice Zainab Faisiki prête main forte à ce mouvement de libération. L’artiste y dénonce, sans retenue, les différents tabous affectant la société marocaine et la politique de l’interdit en vue de maintenir la paix sociale.

La société marocaine se libèrera vraisemblablement de ses carcans par l’entremises de ses artistes, gardiens comme soldats d’une liberté d’expression et de création sans réserve.

 

Références

 

[1] Ministère de la Communication, 2015, « Les autorités compétentes décident de ne pas autoriser la projection du film « Much Loved » au Maroc », MAP-25/05/2015.

[2] Zineb Jazouli, 2023, « Les divorcées de Casablanca : L’implication du cinéma marocain », Hespress.

[3] Le Monde Afrique, 2022, « Maryam Touzani : « Mon film peut contribuer à créer un débat sain et nécessaire » sur l’homosexualité au Maroc ».

[4] PJD, 2023, « الطالب ينتقد عرض فيلم يروج لـ “الشذوذ الجنسي” ضدا على قيم المغاربة », « Critique de la projection d’un film faisant la promotion de l’homosexualité, contre les valeurs des Marocains ».

[5] Qods Chabâa et Said Bouchrite, 2024, « Réforme du cinéma au Maroc : ce que veulent les professionnels », le360.

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Une certaine idée de l’Europe

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Lorsqu’il m’a été demandé d’écrire un article sur la construction européenne, j’ai d’abord pensé à son histoire la plus immédiate, c’est-à-dire l’histoire de sa construction juridique et institutionnelle, faites de traités en directives. Mais procéder de la sorte n’aurait aucunement permis de prendre la mesure de ce qu’est véritablement l’Union européenne.

Si sa construction ne « démarre » véritablement qu’après la Seconde Guerre Mondiale il faut pourtant revenir à ce qui se joue sur le Continent dans les années 1920-1930. C’est à ce moment précis que l’ensemble de la problématique européenne est exposé, que les grandes idées se dessinent et que les positions s’arrêtent. Pour paraphraser un géant du cinéma français (Jean Gabin dans le film d’Henri Verneuil le Président), dès les Années Folles tout le monde parle de l’Europe, mais c’est dans la manière de la faire que l’on ne s’entend plus.

Le traumatisme provoqué par la Premier conflit mondial sert alors de terreau à la naissance d’un nouveau mouvement composé tout autant d’élites intellectuelles que de patrons d’industries. Ce mouvement, qui prend peu à peu le nom « d’européisme » rassemble alors écrivains, philosophes et financiers autour d’une idée bien précise : faire l’Europe passe par la dissolution progressive des Etats-nations dans un grand ensemble fédéral, couvrant l’ensemble du continent, à même de rivaliser avec la puissante Amérique et l’inquiétante Union soviétique.

D’abord minoritaire dans l’entre-deux guerres, l’idée fait son chemin dès la Seconde Guerre Mondiale, jusqu’à ce que, ayant suffisamment imprégnée les cercles de pouvoir des capitales ouest-européennes, elle trouve des hommes d’influence et des hauts-fonctionnaires prêts à pousser l’Europe sur cette voie étroite.

A bien des égards, l’histoire de la construction européenne, loin de résumer le projet européen, est avant tout l’histoire de la victoire implacable de cette certaine idée de l’Europe[1].   

Les années folles : le cheminement intellectuel de l’européisme

L’européisme figure pour la première fois sous la plume de l’écrivain Jules Romains en 1915. La conscience soudainement prise de la fragilité de la civilisation européenne et l’émergence sur la scène internationale de nouvelles grandes puissances poussent alors une partie des élites européennes à imaginer le dépassement des souverainetés nationales dans une union économique et politique. S’Unir ou mourir est d’ailleurs le titre de l’ouvrage publié par Gaston Riou, figure intellectuelle de l’européisme, en 1929.

Loin d’être structuré, ce « premier âge d’or de l’engagement européen » se caractérise par une profusion de textes, d’initiatives et d’organisations aux ambitions diverses. Si, à l’instar du député radical Emile Borel et de son Comité français de coopération européenne, certains imaginent « faire l’Europe » par une simple coopération économique entre Etats, d’autres voient plus grand. C’est le cas du comte autrichien Richard Coudenhove-Kalergi et du mouvement qu’il fonde en 1923 : Paneuropa. Coudenhove défend l’idée d’une Europe politique et économique rassemblant tous les pays du continent, à l’exclusion de la Grande-Bretagne et devant faire face au péril communiste[2].

Si nombre d’écrivains et de philosophes font profession « d’avant-gardisme » sur le sujet dans l’entre-deux guerre, ce sont bien les industriels qui sont à l’origine des programmes les plus aboutis d’union entre Etats européens. Il en va ainsi de Louis Loucheur (plusieurs fois ministres sous la IIIe République et industriel de l’armement) et du sidérurgiste luxembourgeois Emile Mayrisch, partisans d’accords de cartels et d’unification des marchés européens sur de nombreux secteurs. C’est sous leur impulsion que voit le jour en 1926 l’Entente internationale de l’acier qui fixe des quotas de production pour les sidérurgies allemande, française, belge, luxembourgeoise et sarroise. Se trouve ainsi préfigurée la future Communautés européennes du Charbon et de l’Acier (CECA) dès les années vingt.

Bien sûr quelques grands noms font figure de chefs de file de ce tout jeune courant de pensée, à l’image d’Aristide Briand, l’un des monstres sacrés de la IIIe République[3]. Celui qui fut chef du gouvernement de 1915 à 1917 se fait le porte-parole de la cause européiste à la tribune de la Société des nations (SDN) d’où il prononce, le 5 septembre 1929, l’un des grands discours du fédéralisme européen. Il y plaide alors en faveur de l’union des « peuples qui sont géographiquement groupés, comme les peuples d’Europe »[4]. Mais c’est l’éclectisme des partisans de l’européisme qui frappe au premier abord : se trouvent mélangés pêle-mêle des anarchistes, des socialistes, des conservateurs, des libéraux, des monarchistes, des chrétiens radicaux. « L’européisme a vocation à accueillir en son sein tous les « hommes de bonne volonté », dès qu’ils se montrent capables de dépasser leurs partis pris et de comprendre la justesse de cette cause supérieure »[5].

Malgré cette situation pour le moins éclectique sur le plan intellectuel, quelques traits communs se dessinent. D’ordre idéologique d’abord : une fascination pour le modèle d’organisation des Etats-Unis, une commune détestation du parlementarisme (jugé tour à tour trop faible ou trop corrompu). Une apologie de la technique et des techniciens, censés remplacer des politiques impotents. La peur du communisme. La volonté de dissoudre les Etats-nations, entités selon eux passéistes, dans un ensemble fédéral. L’intime conviction que l’économie (et notamment la création d’un marché unique européen reposant sur une union douanière et monétaire du continent) est amenée à jouer un rôle important dans la construction européenne et, enfin, la défense du pacifisme.

D’ordre social ensuite : l’européisme est avant tout une affaire d’élites intellectuelles, industrielles et financières qui se reconnaissent comme telles et qui n’ont que peu de relais parmi les classes populaires et moyennes des sociétés européennes.

Fils de leur époque, les partisans de l’européisme croient, comme les marxistes les plus orthodoxes et les libéraux, que le vent de l’Histoire souffle dans leurs dos. La naissance d’un grand Etat fédéral rassemblant les peuples européens constitue selon eux une loi naturelle, si ce n’est divine, de l’évolution des sociétés. Et le projet politique se transforme en mystique. Il en va ainsi de la profession de foi de Julien Benda. Dans son Discours à la nation européenne publié en 1933, il annonce, tel un messie, que « l’Europe sera éminemment un acte moral […] une idée religieuse : celle de la certitude d’un lendemain meilleur, d’une nouvelle parousie […] l’Europe est une idée. Elle se fera par des dévots de l’Idée, non par des hommes qui ont un foyer. Les hommes qui ont fait l’Eglise n’avaient pas d’oreiller pour reposer leur tête.[6] »

Mais survient une chose à laquelle les européistes ne s’attendaient pas : la crise de 1929 et l’échec de la Société des Nations. Sur fond de désastre économique et de déboires diplomatiques, les idéologies concurrentes, trop tôt enterrées par les européistes, refont surface : le fascisme en Italie, le communisme à l’Est, puis le nazisme en 1933, fatal coup d’arrêt à une Destinée pourtant annoncée avec ferveur et empressement.

Vient alors une période trouble pour l’européisme : l’obsession du dépassement des souverainetés nationales conduit nombre de ses partisans à faire volte-face. Aveuglés par leur mystique, ces derniers entrevoient la guerre qui menace l’Europe comme un moyen, certes non conventionnel, de faire advenir l’union fédérale tant attendue. L’ambiguïté traverse d’abord les « non-conformistes », ces intellectuels rassemblés autour d’Emmanuel Mounier et des revues Esprits et Ordre nouveau en France. Parmi ses membres se trouvent quelques militants résolument antifascistes, mais une complaisance si ce n’est une fascination pour les dictateurs italien et allemand commencent à poindre chez beaucoup d’entre eux.

La « drôle de guerre » qui se déroule de septembre 1939 à juin 1940 est alors le théâtre d’une campagne politique et intellectuelle d’une rare intensité en faveur de l’avènement d’une fédération européenne. Pire, le nazisme est considéré par quelques-uns de ces intellectuels comme une nécessité historique permettant, comme l’indique le titre de l’ouvrage de Bertrand de Jouvenel, le « réveil de l’Europe »[7].

Lorsque la défaite française est consumée et que l’Allemagne nazie triomphe, nombre de ces intellectuels  « crurent discerner dans l’entreprise hitlérienne l’accomplissement de leur ambition « Europe nouvelle […] Et cela d’autant que la propagande nazie usa et abusa de ce thème auprès de certaines élites des pays occupés qui, aveuglés par leur engagement en faveur du fédéralisme, finirent par voir dans le nazisme « l’accoucheur brutal mais salutaire d’une nouvelle étape de l’histoire du continent. L’idée que Hitler remplit un rôle « progressiste » en réalisant par les armes un espace plus large que l’Etat-nation traditionnel, a joué à fond chez des hommes portés par un espoir pan-européen. [8]»

Bien que régulièrement passé sous silence, l’activisme du régime de Vichy en faveur du fédéralisme européen est pourtant une réalité. L’idée de « Communauté européenne » est en partie le fruit des réflexions menées par des intellectuels pétainistes lors des journées d’études communautaires, du 10 au 14 avril 1943 : « L’Europe est un ensemble de nations qui pourraient réaliser une communauté. Nous voulons lui donner ses institutions et ses moyens d’existence […]. Aussi, les institutions dont il s’agit ne sont-elles viables que si les Etats constituant la communauté délèguent volontairement une part de leur souveraineté – non pas à un Etat qui exercerait une hégémonie – mais au profit d’un ordre communautaire concrétisé par des institutions fédérales »[9].

C’est cette même idée de « communauté européenne » que l’on retrouve, quelques années plus tard en 1948, lors du rassemblement des fédéralistes européens au congrès de la Haye et qui se retrouvera jusque dans la dénomination des premières institutions européennes (Communauté européenne du charbon et de l’acier, Communauté européenne de défense, Communauté économique européenne, etc…).

Loin de pouvoir uniquement se résumer à une défense effrénée de la paix comme ses partisans voudraient nous le faire croire, l’idéologie européiste est traversée, dans l’entre-deux guerres, d’ambiguïtés nombreuses si ce n’est d’erreurs manifestes et de collaborations avérées. Elle est avant tout une réponse à une question lancinante : quelle place peut désormais occuper la vieille et fragile Europe, face aux géants américain et soviétique, dans une mondialisation qui ne lui appartient plus ? Et la réponse trouvée par les européistes dans ces années 1920-1930 est toujours la même aujourd’hui : les Etats-nations doivent s’effacer au profit d’une entité fédérale (aux contours bien vagues), seule à même de rivaliser avec le puissant allié américain et l’inquiétante Russie. Qu’importe si les nations résistent, qu’importe si les peuples n’adhèrent pas aux desseins de ces élites intellectuelles et financières. Qu’importe même si ces élites se trompent et se compromettent avec l’un des pires criminels de l’histoire du XXe siècle. Il faut que l’Europe fédérale advienne, irréversiblement.          

 

Rome 1957 : la consécration d’une méthode au service du projet européiste

Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale il n’est plus temps pour l’européisme de penser l’Europe fédérale, il s’agit de la faire. Par l’économie et par le droit plutôt que par la culture. Le marchand et le juriste prennent le pas sur l’intellectuel. Un homme incarne tout particulièrement l’esprit européiste après 1945 : Jean Monnet. Ce fédéraliste convaincu a d’ailleurs une stratégie redoutable pour dissoudre peu à peu les souverainetés nationales dans le projet européiste : la stratégie de l’engrenage.

Face à l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) et de la Communauté politique européenne en 1954, Jean Monnet comprend qu’on ne peut venir à bout des nations et des Etats aussi facilement. Il faut donc les contourner, créer des « solidarités de faits » comme l’invite l’esprit de la déclaration Schuman de 1950 ; les rendre dépendantes économiquement et finalement déguiser les grandes orientations politiques en de banales décisions techniques. La Communauté européenne du charbon et de l’Acier (CECA) et Euratom en sont les fruits.

C’est cette même méthode « Monnet » qui est utilisée pour qu’advienne la ratification, le 25 mars 1957, du traité de Rome instituant une Communauté économique européenne (CEE) entre la République fédérale d’Allemagne (RFA), la France, la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie et le Luxembourg. L’article 2 dudit traité indique qu’il s’agit « par l’établissement d’un marché commun et par le rapprochement progressif des politiques économiques des Etats-membres, de promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l’ensemble de la Communauté… ». La mise en commun concerne également la politique agricole (la fameuse PAC), la politique des transports, la politique commerciale et les tarifs douaniers.

Au-delà des fins poursuivis, le traité de Rome est considéré comme « fondateur » car il fait naître les institutions qui, encore de nos jours, ont la responsabilité de la mise en œuvre des politiques européennes : un Parlement représentant les peuples à travers leurs élus, un Conseil composé des exécutifs des Etats-membres, une Commission « d’experts » censée représenter les intérêts communs de la CEE et une Cour de justice des communautés européennes (CJCE).

La principale originalité de ce traité est d’ailleurs de concentrer l’initiative législative dans les mains d’une Commission européenne qui ne tire sa légitimité d’aucune élection démocratique. Pourtant c’est bien elle qui élabore de son propre chef des directives (que le Conseil doit adopter et que les Etats doivent retranscrire dans leur droit national) et des règlements (qui s’appliquent directement dans le droit des Etats-membres).

Mais dès la fin des années 1950 le tournant pris par cette construction européenne est loin de faire l’unanimité. Sur la scène politique française deux figures politiques de premier plan s’opposent très tôt à cet européisme qui avance masqué : Pierre Mendès France et le général de Gaulle.

Lors des débats parlementaires sur le traité de Rome, Mendès-France prononce un discours prophétique à l’Assemblée nationale sur les dangers que recèle le projet de marché commun. « Mes chers collègues, il m’est arrivé souvent de recommander plus de rigueur dans notre gestion économique. Mais je ne suis pas résigné, je vous l’avoue, à en faire juge un aréopage européen dans lequel règne un esprit qui est loin d’être le nôtre. Sur ce point, je mets le gouvernement en garde : nous ne pouvons pas nous laisser dépouiller de notre liberté de décision dans des matières qui touchent d’aussi près notre conception même du progrès et de la justice sociale ; les suites peuvent en être trop graves du point de vue social comme du point de vue politique. Prenons-y bien garde aussi : le mécanisme une fois mis en marche, nous ne pourrons plus l’arrêter […] L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique »[10].

Deux ans plus tard, en 1959, le général de Gaulle, revenu à la tête de l’Etat, s’oppose aux velléités de transfert de pans entiers de souveraineté vers la Communauté économique européenne. A l’été 1960, il s’entretient avec ses homologues européens et obtient la création en 1961 d’une commission (la commission Fouchet, du nom du gaulliste qui la préside, Christian Fouchet) en charge de renforcer l’union politique des six états signataires du traité de Rome. Mais les divergences entre les Etats-membres sont trop nombreuses et les négociations se soldent par un échec.

A la tête de la Commission européenne, le chrétien-démocrate allemand Walter Hallstein est contraint d’imaginer de nouvelles voies pour l’idéal européiste. Puisque les Etats-nations résistent et que l’union politique ne se fera pas de sitôt c’est désormais par l’union juridique que le fédéralisme passera. Porté à la tête de la Commission par le chancelier Conrad Adenauer et son conseiller économique Wilhem Röpke, Walter Hallstein est un juriste de formation, radicalement anti-communiste et fondamentalement convaincu que l’ordre juridique européen doit avoir la primauté sur les ordres nationaux. En d’autres termes que la loi, pourtant reconnue en France par l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) de 1789 comme l’expression de la volonté générale doit désormais se soumettre aux pouvoirs des juges européen[11].  

Afin de défendre cette idée pour le moins discutable du point de vue de la démocratie, la Commission européenne s’active dès octobre 1961 afin de soutenir financièrement la naissance de la Fédération internationale pour le droit européen (FIDE). Cette fédération a vocation à réunir les juristes les plus influents des différents Etats-membres afin de faire la promotion du fédéralisme juridique défendu par Walter Hallstein. « Au sein de la FIDE, une position de principe se construit rapidement et se diffuse de réunion en colloque : non seulement le droit communautaire doit primer, mais n’importe quel citoyen, association ou entreprise doit pouvoir saisir la Cour compétente pour faire appliquer cette primauté »[12].

Loin d’être un vœu pieux, la possibilité pour tout ressortissant de la CEE de saisir la Cour de justice des communauté européennes (future CJUE) pour statuer sur l’application de disposition du Traité de Rome devient réalité dès 1963. Dans son arrêt Van Gend Loos, la CJCE estime effectivement que « la Communauté constitue un nouvel ordre juridique de droit international, au profit duquel les Etats ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains »[13]. Au-delà de la possibilité de saisine par les ressortissants, l’arrêt reconnaît officiellement que le libre-échange inscrit à l’article 12 du traité de Rome s’impose à chaque Etat-membre.

Si la décision de la Cour concerne uniquement cet article, la FIDE et la Commission européenne exagèrent à dessein la portée de l’arrêt Van Gend Loos et communiquent massivement autour de l’idée que désormais le droit européen prime sur le droit national.

A peine un an plus tard, la CJCE est de nouveau saisie. Cette fois-ci l’affaire concerne un citoyen italien, actionnaire d’une compagnie privée d’électricité, qui conteste le projet de nationalisation du secteur. Si la CJCE ne se prononce pas quant au bienfondé de la politique énergétique menée par le gouvernement italien elle précise en revanche  qu’« à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des Etats-membres » et que « le droit du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit sans perdre son caractère communautaire ». L’arrêt Costa contre Enel marque un tournant, celui de la limitation définitive, aux yeux des juges européens, des droits souverains des Etats-membres qui, désormais, ne peuvent plus se prévaloir d’un acte unilatéral postérieur pour y déroger.   

Rassérénés par leurs succès juridiques, les européiste tentent une nouvelle fois de forcer la main aux Etats-membres et d’orienter définitivement la construction européenne dans un sens fédéraliste. Est proposée l’extension de la PAC et, surtout, la fin du vote à l’unanimité au sein du Conseil européen au profit d’un vote à la majorité. En total désaccord avec ces deux mesures, le général de Gaulle pratique dès juin 1965 la politique de la « chaise vide ». Politique dont l’efficacité s’avère redoutable : pendant plusieurs mois le fonctionnement de la communauté européenne est bloqué. Une issue à la crise est trouvée en janvier 1966 avec le « compromis de Luxembourg ». Le processus de décision à l’unanimité des Etats-membres est maintenu pour « les votes importants » ; renvoyant du même coup les européistes à leurs chimères.

Reste que la mise en garde de Pierre-Mendès France n’a pas été écoutée. La délégation des pouvoirs démocratiques « à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique » devient peu à peu une réalité. Le projet européiste se fond quant à lui dans le moule de la mondialisation financière.

Acte unique, Maastricht, TCE : le projet européiste au service de la mondialisation financière

              Vingt ans plus tard, la stratégie de l’engrenage revient, trouvant en la personne de Jacques Delors une incarnation plus que parfaite. Héritier revendiqué de Jean Monnet, ce « socialiste », séduit par le libéralisme économique anglo-saxon, et proche de François Mitterrand, prépare dès 1985 la signature (qui se fera un an plus tard) de l’Acte unique.

Unique, cet acte l’est autant par la symbolique qu’il revêt que par les conséquences qui seront les siennes. Loin de représenter une victoire politique pour la gauche désormais au pouvoir il incarne le renoncement de ceux qui souhaitaient, cinq ans auparavant, changer la vie. Dans ce « nouveau traité fondateur », la règle de l’unanimité au Conseil européen est abolie au profit du vote à la majorité qualifiée et le néolibéralisme est inscrit dans la chaire de la construction européenne : 300 directives sont prises afin de libéraliser les économies européennes ; la liberté de circulation des biens, des services, des personnes et, surtout, des capitaux est sanctuarisée pour que s’épanouisse enfin le grand marché européen[14].  

Entre la construction d’une société socialiste et la conversion au néolibéralisme au nom de l’idéal européiste, François Mitterrand a choisi. Loin d’avoir été contraint, comme une certaine mythologie voudrait nous le faire croire, le « paris pascalien » du Sphinx est un choix souverain.  L’expérience socialiste de 1981-1983, stoppée nette, est tout de suite remplacée par la mise en œuvre de la « voie française » de la mondialisation financière.

Car si les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne ou encore le Japon ont commencé à libéraliser leurs marchés de capitaux dès le début des années 1980, la mondialisation financière doit, selon eux, se réaliser au « coup par coup ». Une conception que les Français Jacques Delors (à la tête de la Commission européenne dès janvier 1985), Henri Chavranski (président du comité de l’OCDE chargé de surveiller l’application du Code de libéralisation des mouvements de capitaux de 1982 à 1994) et Michel Camdessus (directeur général du FMI de 1987 à 2000) ne partagent pas. Si mondialisation financière il y a, celle-ci doit prendre la forme d’un « grand saut libéral ».

Tous s’appliquent alors dans leurs institutions respectives à réécrire les textes qui permettaient autrefois aux Etats de contrôler les capitaux. Et si la proposition d’amendement des Statuts du FMI échoue au milieu des années 1990, la libéralisation au sein de la Communauté européenne et l’OCDE (70% à 80% des transactions de capitaux concernent à l’époque les pays membres de ces deux institutions) est si importante que la mondialisation financière peut se poursuivre sans heurt[15].

La parfaite mobilité des capitaux à l’intérieur et à l’extérieur du marché européen est en effet l’une des conditions posées par le chancelier Helmut Kohl pour qu’advienne l’union monétaire tant voulue par François Mitterrand. Un marchandage qu’Aquilino Morelle résume par une formule limpide « le libéralisme financier contre l’euro ». De sorte que ce n’est pas un prétendu consensus de Washington qui est à l’origine de la mondialisation financière telle qu’on la connaît actuellement mais bien le « consensus de Paris ». Et ce ne sont pas l’Américain Ronald Reagan et la Britannique Margareth Tatcher qui en sont les principaux acteurs, mais bien les Français Jacques Delors, Henri Chavranski et Michel Camdessus. François Mitterrand jouant le rôle de metteur en scène génial.

Il reste néanmoins au président de la République française un dernier acte à mettre en scène pour que la pièce soit parfaite et que la France n’ait plus la possibilité de retenter l’expérience socialiste : soumettre définitive-ment l’ordre juridique national à l’ordre communautaire. Au piège économique s’ajoute donc le piège du droit. Et c’est le traité de Maastricht qui en sera l’instrument.

Il faut néanmoins avouer que les juges français ont grandement facilité la tâche à François Mitterrand. En 1989, une « révolution juridique » a lieu au conseil d’Etat. D’abord en février, avec la décision Alitalia, puis en octobre avec la décision Nicolo. Lors du premier jugement, le Conseil d’Etat estime qu’il revient à l’administration de « ne pas appliquer et d’abroger les actes réglementaires contraires aux objectifs d’une directive ». Lors du second, le juge administratif s’octroie la possibilité de contrôler la compatibilité d’une loi nationale avec les traités européens, y compris quand la loi leur est postérieure. Il reconnaît dès lors, à l’instar du juge européen, la primauté du droit communautaire sur le droit national – en d’autres termes, sa soumission.[16]. Le rêve de l’ancien commissaire allemand Walter Hallstein devient réalité.

Le caractère éminemment politique de la décision du conseil d’Etat en octobre 1989 n’échappe d’ailleurs à personne. Marceau Long vice-Président de l’institution, dont les idéaux européistes sont connus, reçoit une lettre du Premier ministre de l’époque, Michel Rocard, reconnaissant « l’importance pour l’Europe de votre décision historique, symbole le plus tangible de l’engagement de la France dans la construction de l’Europe, sentiments amicalement dévoués »[17].

François Mitterrand dispose alors de toute latitude pour entériner la soumission à l’ordre juridique communautaire dans le texte suprême du droit national. Le traité de Maastricht est signé le 7 février 1992. Le 25 juin de la même année, la loi constitutionnelle n° 92-554 ajoute à la Constitution de la Ve République un nouveau titre « Des communautés européennes et de l’Union européenne »[18]. Désormais, les choix démocratiques, notamment en matière économiques, ne sont valables que dans la mesure où ils respectent le cadre fixé par les commissaires et les juges européens.

Comme en 1957 quelques voix s’élèvent pour dénoncer le rapt de la souveraineté nationale et populaire. A gauche Jean-Pierre Chevènement affirme que « désormais ce n’est plus tout à fait le système républicain » qui prévaut en France. Mais c’est de la droite que viendra la manifestation la plus éclatante du caractère fondamentalement anti-démocratique et anti-populaire du Traité de Maastricht. 

Dans la nuit du 5 mai 1992, au moment du vote sur la révision constitutionnelle nécessaire à la mise en œuvre du traité, le député RPR des Vosges, et ancien ministre des Affaires sociales et de l’emploi, Philippe Seguin prononce un discours qui fera date. Dans la droite ligne de Pierre Mendès-France et du général de Gaulle, le tribun s’oppose à la volonté gouvernementale non seulement sur le fond mais également sur la forme : une révision constitutionnelle aux conséquences aussi importantes ne peut pas avoir lieu sans consultation du peuple. Un référendum est nécessaire. L’idéal européiste qui sous-tend par ailleurs le traité, et qui remet entre les mains des experts et des juges l’ensemble des instruments de la politique économique du pays, est contraire à l’histoire républicaine de la France, est contraire à la conception de la nation qui prévaut depuis 1789.

« Voilà trente-cinq ans que toute une oligarchie d’experts, de juges, de fonctionnaires, de gouvernants prend, au nom des peuples, sans en avoir reçu mandat des décisions dont une formidable conspiration du silence dissimule les enjeux et minimise les conséquences. […] que l’on ne s’y trompe pas la logique du processus de l’engrenage économique et politique mis au point à Maastricht est celle d’un fédéralisme au rabais fondamentalement anti-démocratique, faussement libéral et résolument technocratique, L’Europe qu’on nous propose n’est ni libre, ni juste, ni efficace. Elle enterre la conception de la souveraineté nationale et les grands principes issus de la Révolution : 1992 est littéralement l’anti-1789. […] Quand, du fait de l’application des accords de Maastricht, notamment en ce qui concerne la monnaie unique, le coût de la dénonciation sera devenu exorbitant, le piège sera refermé et, demain, aucune majorité parlementaire, quelles que soient les circonstances, ne pourra raisonnablement revenir sur ce qui aura été fait.[19] »

Dans son vibrant plaidoyer, le député RPR souligne à juste titre tout ce que le traité de Maastricht implique en matière de choix économique. Est sanctuarisée dans le texte une approche résolument « monétariste » des économies européennes, synonyme de « taux d’intérêts réels élevés, donc de frein à l’investissement et à l’emploi et d’austérité salariale ».

Après un discours magistral de plus de deux heures, Philippe Seguin apparaît dans la salle des Quatre-Colonnes du Palais-Bourbon, triomphant : 101 députés ont voté l’exception d’irrecevabilité. Parmi eux la moitié du groupe RPR, l’ensemble des communistes trois UDF et cinq socialistes dont Jean-Pierre Chevènement. Il faudra alors tout le poids politique de François Mitterrand pour que le peuple français ratifie le traité de justesse (51,04% des voix), le 20 septembre 1992.  

A la suite de Maastricht, l’européisme et ses partisans bénéficient encore d’une vingtaine d’années de conquêtes politiques et économiques. Obsédés par l’idée de couvrir l’ensemble du continent, ils militent activement pour l’intégration des pays d’Europe de l’Est. En 2004, l’Union européenne s’élargit encore et compte 25 membres.

Un an plus tard, « le grand saut fédéral » est tenté : la constitutionnalisation de l’Union à travers le Traité constitutionnel européen (TCE). Essayant tant bien que mal de cacher les conséquences politiques du traité sous des considérations techniques, les partisans du « Oui » au référendum répètent à longueur de journaux télévisés qu’il s’agit uniquement de « simplifier » le fonctionnement administratif et politique de l’Union européenne. Les enjeux sont bien évidemment beaucoup plus importants. Sont inscrits dans le texte : l’interdiction de toute restriction de mouvements de capitaux, l’indépendance de la Banque centrale, le refus de l’harmonisation sociale. « Inédite hiérarchie des normes, en effet, que celle d’un texte qui place la concurrence, l’économie et la finance au poste de commandement, alors que la Constitution française, dans son article premier, dispose que la République « est indivisible, laïque, démocratique et sociale »[20].

L’intense campagne menée par les opposants au traité s’avère néanmoins payante : le TCE est rejeté par les Français le 29 mai 2005 à 54,67%. Deux jours plus tard, ce sont les Néerlandais qui le rejettent également par référendum (62%). Pourtant, le 8 mars 2008, le président de la République française nouvellement élu, Nicolas Sarkozy, bafoue ouvertement la souveraineté populaire et fait ratifier par le Parlement un traité de Lisbonne qui reprend la majorité des éléments du TCE.

A la faveur de la crise financière de 2007-2008, une nouvelle « gouvernance économique » est mise en place, confirmant une nouvelle fois les orientations économiques orthodoxes de l’Union. En 2012, l’Union européenne met en place le Mécanisme européen de stabilité (MES), sorte de « fonds monétaire » visant à protéger les banques du risque de défauts des Etats-membres et impose un Traité européen sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) entérinant le tournant austéritaire de l’UE. François Hollande candidat à la présidence de la République, fait alors la promesse de renégocier le traité. François Hollande, président de la République, n’en bouge pas une ligne.

Depuis 2008, les illusions perdues de l’européisme : le décrochage européen et le choc des souverainetés

Mais la machine européiste semble se gripper peu à peu. L’illusion démocratique a fait long feu. Le « Non » au TCE exprimé en 2005 et son non-respect a cristallisé dans la mémoire de nombreux Français l’image d’une construction européenne exclusivement technocratique. Le sort réservé à la Grèce marque quant à lui durablement les esprits. Sa soumission dès 2010 à une « purge sociale » dans le seul but de préserver des intérêts financiers « qui avaient pourtant eux-mêmes déclenché la crise[21] », s’est doublée d’une humiliation démocratique par la Commission européenne et la BCE : Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission, proclame solennellement « qu’il ne peut y avoir de choix démocratiques en dehors des traités européens ». A l’été 2015, la coalition de gauche Syriza nouvellement élue est obligée de plier face à la pression bancaire exercée par la Banque centrale européenne. Un an plus tard, les Britanniques votent en faveur de la sortie de l’Union européenne. Depuis lors, l’Union européenne est loin de connaître la ferveur populaire.

L’illusion économique et monétaire s’est également dissipée. La BCE reconnaît officiellement en décembre 2017 qu’au bout de dix-huit ans (1999-2016) la convergence économique entre les onze pays fondateurs de l’euro est particulièrement faible. Elle admet également que la mise en œuvre d’une monnaie unique a creusé les écarts de richesse existants pour des pays comme l’Espagne, la Grèce ou encore l’Italie (seuls les pays de l’Est en ont quelque peu profité). Mieux, elle convient que les Etats-membres ayant refusé l’euro (Suède, Bulgarie, Hongrie, Tchéquie, Croatie, Pologne, Roumanie, Danemark) enregistrent de meilleures performances économiques que les Etats l’ayant adopté.

On aurait pu croire d’ailleurs que la crise du Covid-19 aurait définitivement raison de l’orthodoxie des traités européens. Suite à un accord franco-allemand, le 21 juillet 2020, le Conseil européen adopte un plan de relance qualifié « d’historique » de 750 milliards d’euros, baptisée Next Generation EU. La BCE lance un programme massif de rachats de dette et les ministres des finances des Etats-membres décident de suspendre les règles budgétaires en vigueur (les fameux 3% de déficit et 60% de dettes publiques) pour permettre la mise en œuvre de plans de relance nationaux.

C’était sans compter l’obstination de la Commission européenne qui annonce dans ses orientations budgétaires 2024 un retour de la rigueur et engagent les Etats-membres à réduire rapidement leurs déficits. Dans la foulée sont annoncées des réductions de budgets en France et en Allemagne (respectivement de 10 et 17 milliards d’euros) et un plan de privatisation en Italie (de 20 milliards d’euros). Par ces orientations économiques qui confinent à l’absurde est entériné ce qui semble bien être le décrochage économique et technologique du Vieux Continent face à la Chine et aux Etats-Unis

Alors que l’UE s’enferme dans son orthodoxie, Joe Biden annonce quant à lui des plans de soutien massif à l’industrie américaine (l’Inflation Reduction Act) et aux entreprises de la tech (Chips and Science Act). Le second, à hauteur de 280 milliards de dollars (52,7 milliards pour les semi-conducteurs) vise notamment à répondre à l’ascension chinoise en matière de nouvelles technologies et technologies critiques. Washington a pris la mesure du leadership de l’empire du milieu dans un certains nombres de technologies utilisées dans des secteurs comme la 5G, les batteries, les missiles hypersoniques, l’énergie solaire et éolienne.

Rien de tel du côté européen. La dépendance de pays de l’UE vis-à-vis de la Chine sur certaines infrastructures est, à bien des égards, alarmante : 100 % du réseau RAN 5G de Chypre est composé d’équipements chinois, le chiffre est de 59 % pour l’Allemagne. Tout au plus la Commission européenne a timidement élaboré en janvier 2024 un plan de renforcement de la sécurité économique de l’UE face à l’influence grandissante de la Chine dans les économies des Etats membres.

Malgré les déclarations de la présidente de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen, qui entendait être à la tête d’une « Commission géopolitique » l’illusion s’est, dans ce domaine, heurtée plus d’une fois au mur de la force brut et des divergences d’intérêts entre Etats-membres. La dépendance militaire de l’UE vis-à-vis de l’OTAN, et énergétique vis-à-vis de la Russie, se sont révélées dès les premiers jours de l’agression de l’Ukraine par Poutine. Et l’unité européenne contre le Kremlin cache de multiples divergences quant à la forme et à l’intensité du soutien à apporter à Kiev. Pour preuve l’opposition de nombreux dirigeants européens (dont le chancelier allemand) à la possibilité envisagée par Emmanuel Macron d’envoyer des troupes en Ukraine.

Les équilibres géopolitiques au sein de l’Union demeurent par ailleurs instables. La Pologne, autrefois sous le coup de sanctions financières pour ses manquements à l’Etat de droit, est désormais considérée comme l’un des fers de lance du soutien militaire à l’Ukraine. L’Allemagne, quant à elle, première économie du continent, auparavant si réticente à l’idée même de puissance, redevient un acteur géopolitique de premier plan : « 100 milliards d’euros sur la table destinés à bâtir la première armée conventionnelle du continent, à prendre la tête du pilier européen de l’OTAN  […] et à déployer une stratégie qui fait basculer le centre de gravité de l’Europe vers l’est. Sur le plan économique comme sur le plan militaire, l’Allemagne met tout en œuvre pour créer une zone d’influence pangermanique qui marginalise, voire exclut, la péninsule européenne (France, Espagne, Portugal, Italie du Sud »[22]. Loin d’avoir été abandonné outre-Rhin, le principe de la souveraineté du peuple allemand y compris sur la politique économique (et l’absence de « peuple européen » et de « souveraineté européenne ») est d’ailleurs régulièrement rappelé par les juges de la Cour de Karlsruhe (l’équivalent de notre Conseil constitutionnel en France).

            Un dicton « populaire » voudrait que « l’Europe avance dans les crises ». Pour le moment force est de constater qu’elle n’avance pas, elle s’obstine. Les arguments économiques et politiques proférées par les dirigeants de cette union sont les mêmes que ceux utilisés dans les années 1920-1930, l’audace intellectuelle en moins. L’européisme, qui se voulait une façon de répondre à la perte d’hégémonie des nations européennes face aux géants américain et russe (et désormais chinois) en proposant une « troisième voie » semble avoir échoué et s’être coulée dans le moule de la mondialisation financière. Pire, la voilà technologiquement dépendante de la Chine, militairement des Etats-Unis et énergétiquement de la Russie.

Pour qui ne souhaite pas que l’Europe, et les nations qui la composent sortent définitivement de « l’Histoire », rompre avec l’européisme, et par conséquent l’illusion fédéraliste, est une nécessité.

Car loin de résumer l’ambition de coopération entre les peuples européens, l’européisme n’est qu’une façon parmi tant d’autres de concevoir l’histoire et le destin de notre continent. Aux politiques revient la responsabilité de démontrer que l’Europe n’est pas morte et qu’elle peut prendre d’autres chemins afin de répondre aux enjeux, à bien des égards terribles, du XXIe siècle.

Références

[1] Une certaine idée de l’Europe est également le nom d’un petit essai de Georges Steiner reprenant les principaux éléments d’une conférence donnée à l’Institut Nexus.

[2] Paneuropa connaît un succès certain et son premier congrès en 1926 rassemble une partie importante des élites intellectuelles, politiques et industrielles du Continent.

[3] Aristide Briand initie, dès 1924 une politiquement d’apaisement vis-à-vis de l’Allemagne à travers le plan Dawes et signe un an plus tard avec le ministre des Affaires étrangères d’outre-Rhin Gustav Stresmann, les accords de Loccarno.

[4] Aristide Briand initie, dès 1924 une politiquement d’apaisement vis-à-vis de l’Allemagne à travers le plan Dawes et signe un an plus tard avec le ministre des Affaires étrangères d’outre-Rhin Gustav Stresmann, les accords de Loccarno. Néanmoins, certains s’interrogent sur les convictions réelles de Briand. Sous couvert de promotion de l’européisme, l’ancien chef du gouvernement ne chercherait qu’à pérenniser les frontières orientales de l’Allemagne. Briand précise d’ailleurs à la fin de son discours que l’association ainsi créée ne touchera en rien à la souveraineté des nations.

[5] Aquilino Morelle, L’Opium des élites, éditions Grasset, 2021, p.200

[6] Cité par Aquilino Morelle dans l’Opium des élites, p.199

[7] On voit donc qu’en matière de slogan de campagne certains auraient pu se tourner vers des formules historiquement moins marquées.

[8] Aquilino Morelle, L’Opium des élites, éditions Grasset, 2021, p.202

[9] Cité par Aquilino Morelle dans l’Opium des élites, p.210

[10] https://blogs.mediapart.fr/danyves/blog/250317/discours-de-pierre-mendes-france-contre-le-traite-de-rome-le-18-janvier-1957

[11] Dans un texte pour la fondation Res publica, Jean-Eric Shoettl parle de « souveraineté juridiquement mutilée » :  « en raison de la dépossession sérieuse et continue des pouvoirs appartenant au législateur, pourtant seul dépositaire selon la Constitution de l’exercice du pouvoir législatif. Une Commission Européenne, un Conseil Européen et cinq Cours suprêmes (Conseil Constitutionnel, Cour Européenne des Droits de l’Homme, Cour de Justice de l’Union Européenne, Conseil d’État, Cour de Cassation) fabriquent à jet continu des décisions rivalisant de zèle pour écarter nos lois, relativiser leur application, interdire tout ou partie de leur contenu et inventer toutes sortes de règles afin de les rendre caduques. Écrire la loi et par conséquent prendre des décisions en toute indépendance est devenu un travail de slalomeur serré entre les bâtons hérissés d’interdits illisibles, imperfectibles, instables et parfaitement illégitimes. » https://fondation-res-publica.org/2024/04/04/europe-et-souverainete-nationale-ou-en-est-on-que-faudrait-il-faire/

[12] La gauche à l’épreuve de l’Union européenne, Collectif « Chapitre 2 », 2019, p.35

[13] Arrêt Van Gend Loos, 5 février 1963

[14] La directive entérinant la liberté de circulation des capitaux est signée en juin 1988.

[15] Voir à ce sujet l’article de Rawi Abdelal, Le consensus de Paris : la France et les règles de la finance mondiale (Critique internationale, no. 28 (juillet/septembre 2005)

[16] La primauté des règlements européens sur la loi nationale est quant à elle actée en septembre 1990 CE, 24 septembre 1990, M.X. n°58 657

[17]  https://fondation-res-publica.org/2024/04/04/europe-et-souverainete-nationale-ou-en-est-on-que-faudrait-il-faire/?utm_source=mailpoet&utm_medium=email&utm_source_platform=mailpoet&utm_campaign=colloque-sur-la-formation-des-elites-organise-par-la-fondation-res-publica-le-mardi-20-juin-de-18h-a-21h-a-la-maison-de-la-chimie-3

[18] L’article 88-1 dispose que « La République participe aux Communautés européennes et à l’Union européenne, constituées d’Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d’exercer en commun certaines de leurs compétences ». L’article 88-2 dispose que « Sous réserve de réciprocité, et selon les modalités prévues par le Traité sur l’Union européenne signé le 7 février 1992, la France consent aux transferts de compétences nécessaires à l’établissement de l’union économique et monétaire européenne ainsi qu’à la détermination des règles relatives au franchissement des frontières extérieures des Etats membres de la Communauté européenne ».

[19] […] Enfin, et je souhaite insister sur ce point, la normalisation de la politique économique française implique à très court terme la révision à la baisse de notre système de protection sociale, qui va rapidement se révéler un obstacle rédhibitoire, tant pour l’harmonisation que pour la fameuse « convergence » des économies. Que la crise de notre État providence appelle de profondes réformes, je serai le dernier à le contester. Que cette modernisation, faute de courage politique, soit imposée par les institutions communautaires, voilà qui me semble à la fois inquiétant et riche de désillusions pour notre pays. Il suffit d’ailleurs de penser à cette « Europe sociale » qu’on nous promet et dont le Président de la République, lui-même, inquiet, semble-t-il, des conséquences de la monnaie unique, cherchait à nous convaincre, à l’aurore de ce 1er mai 1992, qu’elle aurait un contenu, qu’elle nous assurerait un monde meilleur. Hélas, quand on lit les accords de Maastricht, on ne voit pas très bien où est le progrès social ! »

[20] https://www.monde-diplomatique.fr/2005/05/CASSEN/12227

[21] La gauche à l’épreuve de l’Union européenne, Collectif « Chapitre 2 », 2019, p.83

[22] Pascal Lorot, Le choc des souverainetés, Débats publics, 2023, p.155.

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Huit ans après le référendum, le Royaume-Uni et l’Europe à l’aube des élections 2024

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Le passé, le futur et le présent

2024, c’est l’année anniversaire de plusieurs dates significatives pour le Royaume-Uni et ses voisins continentaux. Rien que du point de vue français, 2024 marque les 120 ans de l’Entente cordiale qui réglait, en 1904, certains différends plusieurs fois centenaires ; les 80 ans du Débarquement ; ou encore les 30 ans du tunnel sous la Manche.

2024, c’est aussi l’année des premières élections européennes depuis le départ officiel du Royaume-Uni, puisque celui-ci n’a pris effet que le 31 janvier 2020, soit environ huit mois après les élections qui ont formé le Parlement européen que nous nous apprêtons à renouveler. Quatre ans après cette sortie, et près de huit ans après la tenue du référendum qui l’a déclenchée (le 23 juin 2016), à l’aube d’élections déterminantes pour l’avenir de l’UE, où en est la relation de celle-ci avec son ex ? Car c’est bien connu, pour aller de l’avant, il faut savoir prendre du recul.

Beaucoup de chercheurs (voir, par exemple, les travaux de UK in a Changing Europe), journalistes, politiciens ou commentateurs s’attachent depuis un certain temps à prédire l’avenir de cette relation. Il faut souligner que ces prédictions reposent en partie sur des sables mouvants, dans la mesure où les élections générales qui doivent avoir lieu au Royaume-Uni d’ici janvier 2025 n’ont toujours pas, à l’heure actuelle, été convoquées. Chacun s’accordant sur une victoire plus ou moins triomphante du parti travailliste, après une quinzaine d’années de domination conservatrice, il s’agit donc d’un périlleux exercice reposant notamment sur les propos du potentiel prochain ministre des Affaires étrangères, le travailliste David Lammy.

Non seulement il est difficile de fonder ces projections sur des faits, mais aussi faut-il rappeler que le Brexit n’est pas un événement daté. C’est un processus, encore inachevé. Par conséquent, le futur de la relation dépend aussi du bon déroulement des procédures de divorce. Avant de décortiquer bille en tête un hypothétique futur pacte de sécurité britannico-européen – la relation de défense n’ayant de toute façon que peu souffert du Brexit, ne serait-ce que parce qu’elle ne faisait pas partie du « package » à négocier –, rappelons que les institutions européennes veillent toujours au grain s’agissant du respect des deux accords négociés et adoptés par l’UE et le Royaume-Uni : l’Accord de retrait (les termes du « divorce ») conclu fin 2019, et l’Accord de commerce et de coopération (les bases juridiques de la nouvelle relation – aussi connu sous le nom de « TCA »), conclu in extremis fin 2020.

 

Où en est le Brexit ? Le cas de l’Irlande du Nord

 

 ©Carte : FranceInfo

Tout n’est en effet pas réglé : prenons le cas précis de l’Irlande du Nord. Dans le but de préserver la paix sur l’île d’Irlande, l’Irlande du Nord étant une nation constituante du Royaume-Uni – dont le gouvernement souhaitait sortir du marché européen –, et la République d’Irlande faisant partie de l’Union européenne, l’Accord de retrait conclu contenait un Protocole spécifique maintenant de fait l’Irlande du Nord dans le marché unique, afin d’éviter le retour d’une frontière physique entre les deux Irlande tout en protégeant le sacro-saint marché européen.

Sauf que ce Protocole n’était pas du goût de tous au Royaume-Uni, et en particulier pas de celui des « unionistes » nord-irlandais. Ceux-ci sont attachés à ce que l’Irlande du Nord soit traitée exactement pareil que le reste du Royaume-Uni, et ils bloquaient par conséquent le fonctionnement politique et administratif de l’Irlande du Nord, conduisant le gouvernement britannique à prendre toute une série de mesures ne respectant pas l’Accord de retrait.

Au bout d’une longue période de blocage diplomatique, l’UE et le gouvernement britannique se sont finalement entendus en février 2023 sur le « Cadre de Windsor », prévoyant des mesures courant jusqu’en 2025 pour enfin mettre en œuvre le Protocole dans son entièreté.

 

Les rêves de 2016 et les cauchemars de 2024

La veille du vote, le bon vieux Telegraph publiait un long éditorial détaillant en vingt points, tout à fait sérieusement, pourquoi le Royaume-Uni devrait sortir de l’Union européenne (inutile de rappeler qu’à ce stade, les termes du « Brexit », et surtout ses conséquences, n’étaient pas définis). Certains de ces arguments paraissent lunaires (allez jeter un œil !). Et l’on peut difficilement faire porter le blâme à l’évolution des mentalités par rapport à l’environnement, par exemple.

Huit ans plus tard, il est aisé de démontrer combien les trois premières affirmations du Telegraph étaient mensongères (sans parler du reste) :

  1. « Nous récupérerions notre argent» (comme le réclamait Margaret Thatcher plus de quarante ans plus tôt)

© Getty

2. « Nous pourrions décider de qui peut entrer dans notre pays»

3. « Nous pourrions à nouveau décider de nos propres lois »

Premièrement, les économistes estiment de manière consensuelle que le Brexit est la cause de la baisse de 2 à 3 points du PIB britannique (pour ne prendre que cet indicateur).

Deuxièmement, le nombre de réfugiés et de demandeurs d’asile est au plus haut (le Royaume-Uni ne fait plus partie du règlement Dublin), tout comme l’immigration illégale (les small boats, ça vous parle ?), tandis que nombre d’entreprises britanniques (dans la restauration ou l’agriculture par exemple) ont le plus grand mal à recruter.

Troisièmement, en matière de législation, sur les milliers de textes de loi issus du droit européen transposés au Royaume-Uni dont le gouvernement conservateur se vantait de se débarrasser complètement, seuls 700 environ (dont beaucoup de textes obsolètes) ont réellement été amendés ou abrogés.

Les universitaires et les spécialistes s’accordent assez largement sur le rôle majeur qu’a joué le sentiment anti-immigration dans le vote anti-UE lors du référendum. Les dirigeants britanniques qui ont mis en œuvre le résultat du vote l’ont interprété comme l’expression d’une volonté de mettre fin à la liberté de circulation des personnes, ce qui, cela va sans dire, a entraîné la fin des trois autres libertés de circulation européennes (biens, services, capitaux).

Si les Travaillistes semblent donc mieux disposés à l’égard de l’UE, il n’en demeure pas moins qu’ils ont (en tout cas à ce stade) exclu de réintégrer l’Union ou son marché unique, et qu’ils hériteront – s’ils gagnent en effet les élections – d’un état de fait difficile à renverser.

Mais puisqu’il s’agit d’aller de l’avant, pas la peine d’égrener ici la longue liste des maux qui accablent le Royaume-Uni depuis qu’il a rompu avec le club des 27, mais revenons sur ce que 2024 lui réserve. Car 2024, c’est aussi l’année d’entrée en vigueur (entre autres) de nouveaux contrôles britanniques sur les importations, tout comme de l’EES européen. De quoi s’agit-il ?

Lors de la sortie définitive du Royaume-Uni en janvier 2021 (à la fin de la « période de transition »), l’UE a tout de suite mis en place de nouveaux contrôles à l’importation sur les marchandises en provenance de son voisin. Celui-ci, en revanche, a maintes fois reporté l’introduction de nouveaux contrôles sur les importations – notamment alimentaires – en provenance du continent, ce qui va à l’encontre des règles du commerce mondial. Ce nouveau système de contrôle, au doux nom de Border Target Operating Model (BTOM), est finalement entré en vigueur fin janvier 2024. Les contrôles physiques des cargaisons n’ont commencé que le 30 avril, et le système est loin d’être au point, ce qui pourrait détourner du marché nombre de fournisseurs et créer des pénuries bien pires que celles jusqu’ici reportées : en effet, le Royaume-Uni importe jusqu’à 70% (en hiver) de ses produits frais depuis l’UE, et l’accumulation des événements climatiques qui menacent ses récoltes n’aidera certainement pas à réduire sa dépendance.

Dans la même veine, le nouveau système européen d’entrée et de sortie – le (peu) fameux « EES », lui aussi reporté mais qui devrait entrer en vigueur à l’automne 2024 – freinera davantage encore la circulation entre le Royaume-Uni et l’Union, cette fois des personnes. Tous les citoyens extra-communautaires (plus précisément, tous les citoyens de pays tiers à l’UE ou à l’espace Schengen – à l’exception de ceux bénéficiant du statut de résidant) seront tenus de s’enregistrer (avec notamment prise d’empreintes) à chaque entrée et sortie du territoire européen, même pour de très courts séjours. Oui, et ? me direz-vous. Eh bien, pour les Britanniques, cela rajoute encore un obstacle pour se rendre facilement dans l’UE, rien qu’en raison de l’allongement des délais que cela provoquera. Prenons le terminal international de la Gare Saint-Pancras à Londres, d’où partent les trains Eurostar à destination du continent : il compte bien peu d’espace disponible pour installer toutes les bornes d’enregistrement qui seraient nécessaires pour assurer la fluidité du trafic…

Si dans l’esprit de beaucoup d’Européens (comprendre, citoyens de l’UE) comme de Britanniques, le Brexit appartient au passé, maints exemples démontrent qu’il n’en est rien – ses conséquences sont loin d’être résorbées pour les citoyens concernés.

Aujourd’hui, la majorité des Britanniques regrettent le Brexit, et si le Royaume-Uni n’est pas coulé, il est bien touché. Alors, puisque nous, citoyens de l’UE, sommes appelés aux urnes, informons-nous correctement avant de voter, sans nous laisser influencer par les slogans bien tournés mais vides de sens. Et gardons en tête qu’avec le retour de la rhétorique des « grandes puissances » et le changement climatique, l’enjeu n’est pas de savoir si votre première ou prochaine voiture sera française ou allemande, mais si la batterie de votre vélo est européenne ou chinoise.

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La Moldavie et le projet européen

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Le Temps des Ruptures : Historiquement, quelles relations entretient la Moldavie avec le reste du continent européen ? Dans quel(s) espace(s) géographiques s’est-elle constituée au fil des siècles ?

Paul Graham : La République de Moldavie, partie orientale de la principauté médiévale de Moldavie, a une histoire particulièrement tourmentée, celle d’une région disputée, aux marches des Empires ottoman, russe mais aussi autrichien. Son appartenance à l’aire linguistique et culturelle roumanophone, qui en fait la singularité, atteste de l’empreinte laissée par la civilisation romaine dans cette partie de l’Europe.

L’époque contemporaine est essentiellement marquée par la domination de l’Empire russe puis soviétique avec une parenthèse roumaine entre les deux guerres mondiales. En 1812, le Traité de Bucarest partage en deux la principauté historique de Moldavie vassale de l’Empire Ottoman, dont la partie orientale est rattachée à l’Empire russe sous le nom de Bessarabie. Ce territoire est un siècle plus tard intégré à la « grande Roumanie » entre 1918 et 1940. Attribuée à l’Union soviétique sur la base des accords Molotov-Ribbentrop, la Bessarabie, dont les frontières ont été modifiées par Staline, devient, après la Seconde Guerre Mondiale, la République Socialiste Soviétique Moldave qui comprend également la Transnistrie, ancienne République Socialiste Soviétique Autonome Moldave, créée ex nihilo par les Soviétiques en 1924 sur la rive gauche du Dniestr. Indépendante depuis 1991, la République de Moldavie a vu son développement entravé par sa dépendance économique à l’égard de la Russie, le conflit avec l’entité séparatiste de Transnistrie appuyée par Moscou, ainsi que des problèmes de corruption et de gouvernance dans un contexte géopolitique compliqué.

LTR : Le XXème siècle a-t-il contribué à renforcer le sentiment européen des Moldaves ? Ou au contraire la domination russe a-t-elle introduit une appartenance “slave” ?

Paul Graham : Les Moldaves sont des Européens tant sur les plans historique et géographique que culturel et linguistique. Cela étant, ballotés par l’histoire, ils ont développé une identité composite où, pour ne prendre que l’exemple des langues, le Roumain, langue officielle et majoritaire du pays, cohabite avec le Russe, l’Ukrainien, le Bulgare et le Gagaouze, langue turcique. Il faut également se souvenir que, avant la Seconde Guerre Mondiale, la Bessarabie accueillait également une importante communauté juive parlant yiddish qui représentait jusqu’à 40 % de la population de certaines villes moldaves au début du XXème siècle. Si on ne peut pas parler de sentiment d’appartenance à un quelconque espace slave, la soviétisation s’est néanmoins accompagnée d’une forme de « russification », le russe bénéficiant du statut privilégié de langue interethnique et l’alphabet cyrillique étant imposé au détriment de la graphie latine pour l’écriture du roumain. Il faudra attendre la grande manifestation populaire du 31 août 1989 pour que le Roumain soit proclamé langue de l’Etat et sa graphie en cyrillique abandonnée.

LTR : Depuis l’indépendance de 1991, le sentiment d’appartenance européenne s’est-il renforcé ?

Paul Graham : Le sentiment d’appartenance européenne a évolué. Dans les années 1990, il était sans doute principalement orienté vers l’unification avec la Roumanie voisine qui apparaissait comme le chemin le plus court pour régler les nombreux problèmes auxquels la jeune République de Moldavie était confrontée. Depuis, ce sentiment d’appartenance s’est plutôt structuré autour de l’Union européenne, principal partenaire commercial et soutien au développement du pays, où de nombreux moldaves voyagent, étudient, et travaillent. A partir de 2014, l’accord d’association et celui sur la dispense de visa de court séjour ont permis de renforcer encore davantage les échanges tandis que l’agression russe de l’Ukraine a confirmé la nécessité d’un fort ancrage européen du pays en réponse aux menaces de Moscou. Aujourd’hui, les sondages indiquent que plus de 60 % de la population est en faveur de l’adhésion à l’Union européenne, dont le drapeau flotte fièrement devant et à l’intérieur de la plupart des édifices publics.

LTR : Comment s’envisage “l’européanité” de la Moldavie et des Moldaves ? Politique, culturelle, religieuse ?

Paul Graham : L’européanité de la République de Moldavie et des Moldaves est multidimensionnelle : historique, géographique, culturelle, linguistique, religieuse. Quand vous visitez la capitale Chisinau, vous vous sentez en Europe, l’aménagement urbain est européen, la gastronomie est européenne, les musées, salles de théâtres et de spectacles sont européens, l’art de vivre y est européen. J’ajouterai qu’il faut également prendre en compte le rôle de l’importante diaspora moldave, dont les représentants vivent majoritairement dans les pays de l’Union européenne. Dans presque chaque famille moldave, vous avez un ou plusieurs membres travaillant en Italie, en Roumanie, en Espagne, en Allemagne ou en France.

LTR : Quel est l’état actuel des rapports diplomatiques entre la Moldavie et l’Union européenne ? Et quel est-il concernant la Russie ? 

Paul Graham : Depuis le 23 juin 2022, la République de Moldavie bénéficie du statut de candidat à l’Union européenne. Elle est déjà bien avancée sur le chemin de l’intégration grâce à un accord d’association appliqué depuis 2014 qui prévoit une zone de libre-échange approfondi et complet, à un accord de dispense de visa de court séjour et à l’appartenance au partenariat oriental qui offre un accès privilégié à d’importants financements. L’Union européenne apporte son soutien dans tous les secteurs de l’appui aux médias indépendants à la cybersécurité en passant par l’énergie et les transports. Entre octobre 2021 et juin 2022, ce sont 1,2 milliard € qui ont été mis à la disposition de la République de Moldavie par l’UE, la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement) et la BEI (Banque européenne d’investissement).

En revanche, les rapports diplomatiques avec Moscou se sont considérablement dégradés depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022. Les autorités moldaves ont condamné avec force l’agression des forces russes et participent à l’isolement diplomatique de la Russie. Sans s’associer formellement aux sanctions européennes, elles veillent à en éviter le contournement. Différentes mesures ont été prises pour réduire les relations de dépendance de la République de Moldavie envers la Russie, notamment dans le domaine énergétique. La République de Moldavie, qui estime être la cible d’une « guerre hybride » visant à déstabiliser le pays et à entraver le bon fonctionnement de ses institutions démocratiques, accueille, depuis juin dernier, une mission civile de l’UE notamment chargée de l’aider à faire face aux menaces hybrides russes.

LTR : Quelles sont les principales motivations de l’adhésion à l’Union européenne ? A quel horizon la Moldavie peut-elle espérer rejoindre l’UE ?

Paul Graham : La Présidente Sandu présente l’adhésion à l’Union européenne comme un enjeu existentiel, comme une question de survie pour la République de Moldavie qui, en raison de son positionnement géopolitique, est particulièrement vulnérable. Il s’agit également de relever un défi mobilisateur, susceptible de transcender les divisions du pays et de donner du sens aux indispensables réformes structurelles nécessaires (notamment la consolidation de l’Etat de droit) pour assurer son développement économique et social mais également sa sécurité. Pour la République de Moldavie, qui a connu un parcours chaotique depuis l’indépendance, le processus d’adhésion est aujourd’hui une véritable « boussole » qui indique la direction à suivre.

Tout en se voulant réalistes, les autorités moldaves déclarent vouloir tout mettre en œuvre pour que le pays soit prêt à adhérer à l’Union européenne en 2030. On verra si ce pari volontariste pourra être tenu. En tout cas, la volonté est forte de progresser aussi rapidement que possible sur le chemin de l’intégration européenne.

LTR : Le 1er juin 2023, 47 pays européens se sont réunis à Bulboaca, en Moldavie, pour le deuxième sommet de la Communauté politique européenne (CPE). À quoi peut-on s’attendre au-delà de la lutte contre la menace russe ? Le Sommet de Chisinau a-t-il joué comme accélérateur ou frein à l’adhésion de la Moldavie à l’Union européenne ?

Paul Graham : La tenue du Sommet de la CPE à Bulboaca, au plus près du front ukrainien, a été un symbole fort qui a apporté la démonstration de l’utilité et de l’importance de ce cadre politique de discussions au plus haut niveau, entre égaux, avec comme principal objectif de relever collectivement les défis qui se posent à l’ensemble du continent européen sur les plans de la sécurité, de la connectivité, de l’énergie ou du climat

Pour la République de Moldavie, au-delà du défi organisationnel, le Sommet de la CPE a été avant tout une manifestation internationale de soutien avec l’annonce du déploiement d’une mission PESD civile pour lutter contre les menaces hybrides, l’adoption d’un régime européen de sanctions contre ceux qui cherchent à la déstabiliser, l’association au mécanisme pour l’interconnexion en Europe, et la réduction volontaire des frais d’itinérance.

Ce Sommet a également servi de caisse de résonance à l’ambition européenne de la République de Moldavie qui a été amplement relayée et médiatisée. A titre d’exemple, le Président de la République a notamment déclaré publiquement que « l’adhésion de la République de Moldavie n’est pas seulement réaliste, elle est un fait qui doit être accompli » en exprimant sa « grande confiance dans sa capacité d’avancer rapidement dans son parcours d’adhésion à l’UE ».

Pour répondre à votre question, le pari réussi de l’accueil du Sommet de la CPE par la République de Moldavie ne peut que jouer en faveur de ce pays dans le contexte des discussions sur l’élargissement de l’Union européenne.

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La faillite intellectuelle d’Emmanuel Todd (2/2)

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©Xavier Romeder pour L’OBS

 

L’Europe centrale et orientale vue par Emmanuel Todd : ignorance et falsifications historiques

Emmanuel Todd n’a que du mépris pour l’Europe centrale, le même que celui dont il accable l’Ukraine. Il décrit l’Europe centrale comme une vaste zone de peuples arriérés, incapables de développer des classes moyennes et supérieures correctement éduquées, pas plus que de construire des États-nations dignes de ce nom.  

Heureusement pour tous ces pays, Staline a imposé des régimes communistes dans ces pays après 1945, qui ont permis d’éduquer des classes moyennes et d’améliorer leur situation économique et intellectuelle. Hélas, lorsque l’Union soviétique a implosé, au début des années 1990, les couches moyennes des pays d’Europe centrale ont été saisies de « russophobie », la même maladie que les Ukrainiens donc, et on fait preuve d’une grande ingratitude vis-à-vis du pays qui leur avait tout donné, la Russie. 

Emmanuel Todd ne comprend pas pourquoi les pays d’Europe centrale se sont tournés vers l’Europe occidentale et particulièrement vers l’Allemagne après l’effondrement de l’Union soviétique. Alors, il ne recule pas devant des hypothèses audacieuses pour trouver une explication. 

L’une de ses hypothèses, c’est que : « La russophobie persistante des anciennes démocraties populaires pourrait tout simplement résulter d’une dette historique, inconsciente et refoulée, inacceptable, inadmissible, envers l’ancienne occupant. » Selon lui, les classes dominantes actuelles des pays d’Europe centrale doivent tout à la Russie communiste dont elles se sont émancipées pour mettre leur prolétariat au service du capitalisme occidental. Elles sont conscientes de cette dette qu’elles ne peuvent pas rembourser à leur ancien maître et ne trouvent d’autre solution pour s’en libérer que de le détester, de développer une pathologie : la « russophobie ».  On ne sait pas sur quel divan Emmanuel Todd a couché les dirigeants de tous ces pays pour arriver à une explication aussi brillante, mais on est prié de l’accepter. 

Il émet un peu plus loin une autre hypothèse tout aussi lumineuse : « Dans des moments d’abattement et de mauvais esprit, il m’arrive de me demander si dans certains pays de l’Est on n’éprouve pas, plus ou moins consciemment, de la reconnaissance envers l’Allemagne parce qu’elle les a débarrassés de leur problème juif ».  C’est donc l’antisémitisme viscéral de ces pays qui les auraient conduits à tourner le dos à un  pays qui s’est toujours distingué par l’amour qu’il portait au peuple juif, la Russie !

Emmanuel Todd prend quand même la peine d’écrire « Je suis en train d’évoquer des hypothèses historiques techniquement peu démontrables », c’est en effet une sage précaution, même s’il ajoute ensuite « mais dont nous avons terriblement besoin pour nous orienter de manière raisonnable et prudente ». 

Un seul pays trouve grâce à ses yeux, la Hongrie. La raison de cette clémence n’est pas mystérieuse, M. Orban témoigne en effet d’une grande compréhension pour la politique de Vladimir Poutine. Là aussi, Emmanuel Todd a une explication : c’est parce que la Hongrie a été le seul pays, dans le passé, à se soulever contre la domination soviétique. Elle peut donc regarder en face son passé et son présent, sans développer de russophobie aujourd’hui puisqu’elle a su résister à la Russie hier. E. Todd ne pense pas en écrivant cela au fait que la Hongrie était membre de « l’axe Rome – Berlin – Tokyo » pendant la seconde guerre mondiale, amie des nazis donc, beaucoup plus que l’Ukraine, il ne pense qu’à la révolte de 1956. 

Son récit ne tient pas debout puisque La RDA s’est soulevée contre la Russie avant la Hongrie, dès 1953. En 1956, la révolte hongroise a été précédée et inspirée par le soulèvement polonais contre la domination soviétique. Puis ce fut le tour de la Tchécoslovaquie en 1968. La Hongrie devait d’ailleurs devenir la « barraque la plus joyeuse du camp » sous la direction de Kadar, le même qui participa à la répression de la révolte de 1956, grâce aux réformes économiques de 1968, concédées par l’Union soviétique pendant qu’elle écrasait le printemps de Prague. Là encore, la chronologie et la réalité des faits historique ne tourmentent pas E Todd. 

Pour comprendre l’histoire de l’Europe centrale, je recommande plutôt de faire confiance à Milan Kundera qu’à Emmanuel Todd. En 1983, Milan Kundera publia un article intitulé « un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale ». Il y défendait la thèse selon laquelle, bien que l’Europe centrale et orientale soit sous le contrôle politique de l’Union soviétique depuis 1945, les peuples de la région appartenaient culturellement à l’Occident. Il voyait une formidable incohérence à ce qu’on puisse considérer Vienne comme une capitale occidentale alors que Prague, située plus à l’ouest d’un point de vue géographique, ne se voyait pas reconnaître cette qualité. 

Parlant du communisme, il en tirait un bilan assez différent d’Emmanuel Todd : « Je n’aime pas, écrivait-il, quand on met sur un même pied d’égalité le fascisme et le communisme. Le fascisme, basé sur un antihumanisme décomplexé, a créé une situation relativement simple sur le plan moral : s’étant lui-même présenté comme l’antithèse des principes et des vertus humanistes, il les a laissées intactes. En revanche, le stalinisme fut l’héritier d’un grand mouvement humaniste qui malgré la rage stalinienne a pu conserver bon nombre de postures, d’idées, de slogans, de paroles et de rêves d’origine. Voir ce mouvement humaniste se transformer en son contraire entraînant avec lui toute la vertu humaine, transformant l’amour de l’humanité en cruauté envers les hommes, l’amour de la vérité en délation etc., voilà qui engendre une vision inattendue du fondement même des valeurs et des vertus humaines ». 

Dans « un Occident kidnappé », Kundera prend comme point de départ de sa réflexion une dépêche envoyée par le directeur de l’agence de presse hongroise en 1956, quelques minutes avant que le bureau fût écrasé par l’artillerie russe : « nous mourons pour la Hongrie et pour l’Europe ». Il note que cette phrase n’aurait pas pu être pensée à Moscou où à Leningrad, mais seulement à Budapest ou à Varsovie. L’Europe pour un Hongrois un tchèque ou un Polonais, c’est l’appartenance à des nations qui composaient la partie de l’Europe enracinée dans la chrétienté romaine et qui ont participé à toutes les phases de cette histoire. Ce n’est pas une notion géographique mais une notion spirituelle synonyme du mot Occident.  

Ce sont des écrivains regroupés dans un cercle empruntant son nom au poète romantique Petöfi qui déclenchèrent la révolte en Hongrie en 1956. C’est l’interdiction d’un spectacle de Mickiewicz, poète romantique polonais, qui déclencha la révolte des étudiants polonais en 1968.  

Kundera met en cause l’idéologie de l’âme slave et du monde slave qui n’est qu’une mystification politique fabriquée au dix-neuvième siècle, que les Tchèques ont parfois brandie contre l’agressivité allemande, tandis que les Russes s’en servaient pour justifier leurs ambitions impériales. En réalité, pendant très longtemps les Tchèques n’ont pas eu de relations avec les Russes. Quant aux Polonais ils ont surtout combattu pour leur survie contre les Russes.  

Kundera rappelle la contribution de l’Europe centrale et de la ville de Vienne à la culture européenne. Schönberg fonda le système dodécaphonique, Béla Bartók explora les dernières possibilités originales de musique fondée sur le principe tonal. Prague engendra Kafka et Hasek, Vienne Musil et Broch. Le cercle linguistique de Prague inaugura la pensée structuraliste.  Gombrowicz, Schulz et Witkiewicz ont préfiguré en Pologne le modernisme européen des années 50, notamment le théâtre dit de l’absurde.  

Les parents de Sigmund Freud venaient de Pologne, mais Freud passa son enfance en Moravie, de même qu’Edmund Husserl et Gustav Mahler ; Joseph Roth eu ses racines en  Pologne, Julius Zeyer naquit à Prague dans une famille germanophone avant de choisir la  langue tchèque, en revanche Kafka dont la langue maternelle était le Tchèque choisit  d’allemand. 

Kundera avertissait que dans notre monde moderne où le pouvoir a tendance à se concentrer de plus en plus entre les mains de quelques grands, toutes les nations européennes risquent de devenir bientôt de petites nations et de subir le sort des pays alors sous domination soviétique.  

Il rappelle par ailleurs qu’à Prague des revues intellectuelles étaient vendues à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires au milieu des années 60. Après l’invasion russe elles ont disparu. Cela n’émouvait pas ses interlocuteurs parisiens, car à Paris la culture avait déjà cédé sa place et ce qu’il considérait comme une tragédie était vu comme quelque chose de banal et d’insignifiant.  L’Europe centrale n’existait plus dans les yeux des européens, sinon comme une partie de l’empire soviétique. La vraie tragédie n’est donc pas la Russie mais l’Europe, cette Europe pour laquelle le directeur de l’agence de presse de Hongrie était prêt à mourir. L’Europe n’était plus considérée comme une valeur, mais comme un ensemble géopolitique. 

L’analyse de Milan Kundera reste d’une brulante actualité et Emmanuel Todd témoigne à sa façon de cette cécité qui nous conduit au pire. 

Pour Todd, l’Occident n’est pas le produit de ces cultures partagées dans des frontières mouvantes. A l’origine de tout on trouve selon lui le protestantisme. S’inspirant de Max Weber, dont il n’a fait qu’une lecture très sélective et sans doute un peu rapide, sur les liens entre le protestantisme et l’essor économiques de l’Europe, il part armé de cette seule boussole à la découverte du monde au XXIème siècle. 

D’autres que moi ont largement démonté cette partie du livre d’Emmanuel Todd qui à vrai dire en constitue l’essentiel, et notamment Denis Collin dans un article publié par « La sociale », intitulé : « À propos de la défaite de l’Occident ou l’anthropologie dans tous ses états ».

Denis Collin écrit notamment : « Todd tire par les cheveux un résumé de max Weber et ramène le capitalisme à son esprit protestant ! On peut toujours faire remarquer avec Braudel et Marx que le capitalisme est né en Italie à la fin du moyen-âge et non dans les sermons de Martin Luther, rien n’y fait. Du reste, Todd fait du protestantisme la matrice et de l’autoritarisme allemand et du libéralisme anglo-saxon ; c’est une explication irréfutable (au sens de Popper). En vain, fera-t-on remarquer que l’Allemagne fut très longtemps un pays arriéré et complètement anarchique, affaibli par les querelles entre princes. En vain rappellera-t-on qu’une des grandes révoltes sociales contre l’autorité des seigneurs et de Luther fut la guerre des paysans allemands rendue célèbre par leur porte-parole, Thomas Münzer. Le décollage allemand doit beaucoup à la révocation de l’édit de Nantes et à l’émigration des protestants français (calvinistes) et au coup de balai imposé par les armées de Napoléon, instituant le code civil et préparant la liquidation des vieilleries allemandes, faisant naître l’idée d’une nation allemande, « importée » par des penseurs d’abord très favorables à la Révolution française comme Fichte.  Toute la complexité d’une histoire écrite par les hommes et dont l’issue est imprévisible est ramenée à la mécanique des explications « anthropologiques » toddiennes. On pourrait multiplier les exemples de ce schématisme et même des erreurs que ce schématisme produit : il faut faire entrer les faits de gré ou de force dans le lit de Procuste ». 

 

Europe de l’Ouest et Scandinavie 

Ce qui est pratique, avec la grille de lecture d’Emmanuel Todd, c’est que l’on peut l’appliquer à tous les pays, elle fonctionne partout. 

Le Royaume-Uni fait l’objet d’un examen particulier en raison de son bellicisme, supérieur à celui des autres pays d’Europe de l’Ouest (le livre a été écrit avant les déclarations va-t’en-guerre d’Emmanuel Macron). 

Le Royaume-Uni était un pays dominant au temps du protestantisme triomphant. Mais à l’époque du protestantisme zéro, aujourd’hui donc, il n’est plus rien. Plus que les lignes consacrées à la critique du libéralisme britannique, qui ne sont pas originales, c’est sa peinture de la Grande Bretagne de Liz Truss qui est intéressante. Il rend compte de sa première allocution, lors de son investiture, le 6 septembre 2022, dans les termes suivants : « sa dégaine de petite bourgeoise agitée et vaniteuse était si peu britannique ! » ; il semble regretter Margaret Thatcher qui « n’a pas été une partenaire mineure de Reagan… ».

Suit la description du gouvernement de Liz Truss : un chancelier de l’échiquier d’origine ghanéenne, le ministre des affaires étrangères dont la mère est originaire du Sierra Leone, le ministre de l’Intérieur dont la mère est d’origine indienne. Il y voit « une colorisation stupéfiante de la politique au plus haut niveau ». Il prend soin de préciser un peu plus loin « nous pouvons aussi simultanément nous réjouir que le racisme britannique ait disparu (comme le racisme allemand) et nous demander ce qu’est l’objet historique nommé Royaume-Uni, maintenant qu’il n’est plus exclusivement gouverné par des protestants blancs. Je poserai la même question à propos des États-Unis. »

On pourrait aussi se demander ce que signifie la question posée par Emmanuel Todd qui traduit une conception de la nation fondée sur la couleur de peau et éventuellement sur des convictions religieuses, et non sur une histoire partagée, une constitution, des principes d’organisation des institutions, bref « ce plébiscite de tous les jours » dont parlait Ernest Renan. 

Au passage, Todd constate une anomalie : « Partout dans le monde, la performance éducative est corrélée à la performance en matière de mortalité infantile. Plus la mortalité infantile est basse, plus la performance éducative est élevée. En Angleterre, la mortalité infantile chez les Blancs est de 3/1 000 et chez les Noirs de 6,4/1 000. Pourtant, la probabilité pour un jeune Anglais blanc d’accéder à l’éducation supérieure était en 2019 de 33%, celle des Noirs de 49%  celle des « Asian » de 55%. ». 

On avait appris dans le chapitre précédent qu’il existait un lien absolu entre le taux de mortalité infantile et le caractère démocratique d’un pays. Plus le taux de mortalité infantile est bas plus le régime est démocratique, nous enseignait Emmanuel Todd, pour conclure que la Russie était plus démocratique que les États-Unis d’Amérique.

Il nous a ensuite enseigné que plus la part de la population suivant des études supérieures était importante, en particulier si elle dépassait 20% de la population, et moins le pays était démocratique, la part soi-disant éduquée de la population confisquant alors le pouvoir pour elle-même. Nous apprenons maintenant que plus proportion de la population éduquée est importante et plus le taux de mortalité infantile est bas.  Il faudrait donc conclure de ces démonstrations successives que plus de société est démocratique et moins elle est démocratique, puisqu’un taux de mortalité infantile faible est à la fois le signe d’un pays démocratique, et la caractéristique d’un pays comportant une part importante de sa population éduquée, marque infaillible d’un régime non démocratique. 

D’un chapitre à l’autre, la signification de cet indicateur infaillible qu’est le taux de mortalité infantile change. On ne sait pas si Emmanuel Todd dit n’importe quoi ou s’il nous prend carrément pour des idiots. 

On aurait pu croire qu’il ferait au moins crédit aux britanniques de s’être prononcé pour le Brexit, compte tenu de l’opinion extrêmement négative de l’auteur sur la construction européenne, souvent hélas bien justifié, mais il n’en est rien. Il confesse son erreur : « avec beaucoup d’autres, j’y avais vu (dans le vote en faveur du Brexit) la résurgence d’une identité nationale, tout au moins en Angleterre puisque l’Ecosse a voté pour rester dans l’Union européenne. Le Brexit a en réalité découlé d’une implosion de la nation britannique ».

Il ajoute un peu plus loin : « la motivation la plus puissante des milieux populaires était probablement d’arrêter l’immigration en provenance d’Europe de l’est, de Pologne notamment. Voilà qui ne suggère ni une nation retrouvant le dynamisme de sa jeunesse, ni un peuple optimiste. » Todd reprend ici sans nuance, l’appréciation des couches dominantes européennes et britanniques, sur le vote populaire hostile à l’Union européenne, considéré comme un vote de repli sur soi fait par un peuple arriéré et dépassé par le mouvement d’ouverture des frontières. 

L’Allemagne est traitée de façon non moins étrange. En raison de son fonds anthropologique de famille souche autoritaire, elle souffrirait d’une incapacité structurelle à générer des chefs résolus à endosser les responsabilités correspondant à la principale puissance européenne de l’Ouest de l’Europe.  

Compte-tenu du passé de l’Allemagne depuis la fin du 19e siècle, cette affirmation ne manque pas de surprendre. Même en ne prenant que la période la plus récente, il est difficile d’affirmer que Gerhard Schroeder ou Angela Merkel n’aient pas été des leaders politiques exerçant une réelle autorité sur leur pays et au-delà. 

« L’Allemagne n’est pas nationaliste, elle n’a aucun projet de puissance, ce que prouve sa fécondité très insuffisante de 1,5 enfant par femme, au maximum, en longue période », écrit-il.  Mais à ce compte-là, quel pays est nationaliste ? Pas plus la Russie, dont la natalité est en berne, que l’Allemagne ou n’importe quel autre pays européen.

Le soutien de l’Allemagne à l’Ukraine ne saurait être que temporaire puisque l’intérêt de l’Allemagne est de se rapprocher de la Russie, l’autre puissance dominante européenne, dont elle dépend pour son approvisionnement énergétique. Mais le projet stratégique des États Unis serait d’empêcher le rapprochement entre l’Allemagne et la Russie et la constitution d’une union de l’Eurasie contre eux, puisque Brzezinski l’a écrit dans « le grand échiquier » en 1997. 

Depuis lors mille évènements ont modifié la situation internationale (montée de la Chine, attentat du 11 septembre 2001 et ses suites, guerres au Moyen Orient, crises financières…), mais ce livre écrit il y a 30 ans aurait dicté toute la politique étrangère des Etats-Unis, dont l’auteur ne cesse par ailleurs d’écrire que ce pays devenu invertébré est incapable de formuler une politique et qu’il est privé de volonté. 

On ne saura pas non plus comment l’Allemagne peut être à la fois le pays qui a étendu son emprise économique en Europe centrale, au détriment de l’ex-Union soviétique, et la pays ayant un intérêt naturel à s’allier à la Russie. 

Le cas des pays scandinaves est traité avec encore plus de désinvolture. Ce sont des annexes des services de renseignement américain et rien de plus, affaiblis par les mêmes maux que les autres pays occidentaux avec un développement particulièrement marqué du féminisme. Celui-ci pose un problème à Emmanuel Todd : d’où vient le bellicisme de la Suède, pays dans lequel une proportion plus importante qu’ailleurs de la population se déclare prête à prendre les armes pour défendre sa patrie, alors que les femmes y exercent une importance supérieure au reste de l’Europe dans l’exercice du pouvoir, et alors que la guerre est depuis toujours l’affaire des hommes ? « On peut imaginer chez certaines d’entre elles (il s’agit des dirigeantes féminines de Suède et de Finlande) placées au plus haut niveau, celui des relations internationales, une forme d’imposture : « la guerre étant la chose des hommes, nous devons nous montrer aussi décidées qu’eux, ou plus même ». La supposition que je hasarde ici, c’est que ces femmes auraient absorbé une dose de masculinité toxique. » 

Il fallait y penser : les femmes au pouvoir génèreraient la guerre comme la nuée l’orage, parce qu’elles doivent montrer qu’elles sont aussi fortes que les hommes. On reste interdit devant des spéculations aussi audacieuses et l’on ne sait surtout même plus comment commenter des propos aussi médiocres. 

 

Défaite de l’impérialisme américain et de ses protectorats 

« Le vrai problème auquel le monde est toujours confronté, ce n’est pas la volonté de puissance russe, très limitée, c’est la décadence de ce centre américain, elle est sans limite ». On ne sait plus très bien en lisant Emmanuel Todd, s’il déplore la domination américaine passée, selon  lui, sur la scène mondiale, ou s’il la regrette. 

La thèse principale de l’auteur est que le déclin américain est dû à la disparition du protestantisme WASP qui dominait la société américaine et à son remplacement par une nouvelle forme de nihilisme. 

Cette analyse le conduit à comparer la disparition du protestantisme aux États-Unis avec celle du protestantisme allemand entre 1880 et 1930, qui aurait permis l’émergence d’une autre forme de nihilisme, le nazisme. Tout en s’excusant du caractère peut-être exagéré que pourrait avoir cette comparaison, il assoit son analyse sur ses souvenirs de lecture de « La révolution du nihilisme » d’Hermann Rauschning, complétée par celle de Léo Strauss.

L’auteur prie ses lecteurs de l’excuser d’avance du caractère schématique des trois chapitres qu’il consacre aux États-Unis et les avertit que tout ne sera pas démontré ; là encore il s’agit d’une sage précaution. 

 

Le protestantisme zéro qui s’est installé aux Etats-Unis 

Emmanuel Todd mobilise quatre constatations pour justifier sa thèse de la disparition du protestantisme aux États-Unis. 

La baisse du taux de natalité et du taux de fécondité constatée aux États-Unis, serait la marque de cette disparition du protestantisme. Je me permets d’ajouter que si elle est réelle aux États-Unis, elle ne l’est pas moins dans le reste du monde, aussi bien dans les pays catholiques que protestants, musulmans ou bouddhistes.

Le taux de fécondité en Chine est de 1,3 enfant par femme en âge de procréer, de 1,6 aux États Unis, de 1,5 en Russie et 1,68 en France. La baisse de la fécondité et de la natalité est un phénomène mondial qui entraînera un vieillissement et une réduction de la population en Russie comme en Chine, avant celle des États-Unis d’Amérique. Il ne faut d’ailleurs peut-être pas s’en alarmer plus que ça, car une poursuite de la croissance de la population mondiale qui a déjà dépassé les 8 milliards d’êtres humains, est sans doute assez peu compatible avec la réduction de la consommation mondiale et de l’empreinte écologique de l’humanité sur une planète finie.  Le seul continent dans lequel la population continuera à croître rapidement, si les tendances actuelles se confirment, sera le continent africain, particulièrement dans sa partie subsaharienne.

L’acceptation majoritaire de l’homosexualité aux États-Unis serait la seconde preuve de cette disparition du protestantisme. Toutes les religions monothéistes condamnent l’homosexualité, rappelle Emmanuel Todd ; dès lors, la tolérance que manifeste l’Occident décomposé vis-à-vis de l’homosexualité témoigne de la disparition de l’emprise de la religion sur les populations.  L’auteur précise qu’il considère favorablement l’émancipation des homosexuels (on respire), mais qu’il voit d’un mauvais œil la propension qui se manifeste notamment aux États-Unis et qui consiste à faire de « l’idéologie gay » un phénomène culturel dominant. 

L’acceptation du mariage pour tous concrétise sur le plan institutionnel cette tolérance des populations pour l’homosexualité. Elle s’oppose radicalement à la conception religieuse du mariage réservé à l’union de deux personnes de sexe différent en vue de la procréation, par les religions monothéistes. Il ne précise pas que la religion musulmane favorise l’union entre un homme et plusieurs femmes, ni si l’abandon de cette conception du mariage serait un progrès ou un signe de décomposition. 

La « question transgenre », pour reprendre son expression, est un pas supplémentaire dans cette transformation civilisationnelle. Emmanuel Todd rappelle que « la génétique nous enseigne que l’on ne peut transformer un homme (chromosome XY) en femme (chromosome XX) ». Et je ne lui donnerai pas tort sur ce point. « Prétendre le contraire c’est affirmer le faux ».

En revanche, la caractérisation qu’il fait de cette affirmation comme étant un acte intellectuel nihiliste appelle plus de réserves. Il considère que ce besoin d’affirmer le faux, de lui rendre un culte et de l’imposer comme la vérité de la société qui prédomine dans une catégorie sociale (les classes moyennes plutôt supérieures) et ses médias (le New York Times, le Washington Post), confirment que nous avons affaire à une religion nihiliste.

On pourrait faire remarquer à E. Todd qu’un pays musulmans comme le Pakistan, dans lequel on ne plaisante pas avec la religion, a adopté en 2018 une loi reconnaissant les transgenres et les autorisant à s’enregistrer comme tels. L’Iran est un des pays réalisant le plus d’opérations de changement de sexe au monde ; celles-ci sont conçues comme un remède à l’homosexualité qui reste condamnée.  

Sans développer plus que nécessaire cette question, on peut dire que l’analyse de Todd est aussi erronée que désinvolte sur ces sujets et qu’il nous fait part de ses opinions plutôt que des résultats d’une enquête sérieuse permettant de faire une comparaison internationale et de la mettre en relation avec tel ou tel fait religieux. 

On fera également remarquer que le triomphe du wokisme aux Etats-Unis est loin d’être absolu et définitif. Donald Trump, qui en est un contempteur beaucoup plus déterminé qu’E. Todd, a été président des Etats-Unis de 2017 à 2021 et pourrait être réélu en 2024, ce qui devrait rassurer notre auteur. A moins que D. Trump ne perde la prochaine élection pour avoir affirmé avec trop de force son opposition à la liberté d’avorter et permis qu’elle soit mise en cause par la Cour suprême désormais grâce aux juges qu’il y a nommés lorsqu’il était président. Curieusement, c’est un sujet qu’E Todd n’évoque pas dans son livre ; il aurait alors fallu parler de la pratique largement répandue de l’avortement en Russie, en dépit de sa très faible natalité et apporter quelques nuances à ses développements sur ce pays. 

 

Mesure de la décadence économique des Etats-Unis : le PIB réinventé 

Après avoir établi dans les conditions que l’on vient de rappeler la disparition du protestantisme et la décadence américaine qu’elle a provoquée, Emmanuel Todd décrit ses manifestations. Comme sur les autres sujets, il ira assez vite en besogne. 

La décadence américaine s’exprime d’abord dans la baisse de l’espérance de vie moyenne de la population, de 78,8 ans en 2014 à 76,3 en 2021, inférieure à celle de l’Allemagne, de la France ou du Japon. Elle reste toutefois nettement supérieure à celle de la Russie où elle n’est que de 71,3 années. Mais ce très mauvais résultat est traité différemment des autres puisqu’il s’agirait de « la marque de son histoire torturée ». Il faudrait cependant expliquer pourquoi l’espérance de vie de la Russie sous Vladimir Poutine est inférieure à celle de l’Union soviétique de Brejnev qui n’était pourtant pas un paradis et qui souffrait de tortures historiques plus violentes et plus récentes que celle de la Russie d’aujourd’hui. 

Emmanuel Todd met en rapport les dépenses de santé les plus élevées au monde des États-Unis (18,8% / PIB contre 12,2% en France par exemple) avec ses mauvais résultats en matière d’espérance de vie ou le taux de mortalité infantile (5,4 pour 1 000 naissances vivantes en 2020 aux Etats-Unis contre 4,4 en Russie. 

Il en tire la conclusion que la comparaison internationale des PIB ne vaut rien dire et que le PIB lui-même est une notion dénuée de signification, même si le passage de l’un à l’autre peut sembler acrobatique.  

Nous n’entreprendrons pas ici de défendre cette notion de PIB qui a fait l’objet de très nombreuses critiques depuis des décennies.  Des tentatives ont été faites pour évaluer les performances des économies de façon plus fine que par la simple addition de la production de biens et services au prix de marché (cf. notamment le rapport Stiglitz remis à Nicolas Sarkozy en 2008 ou l’indice de développement humain calculé par l’ONU). 

La contestation écologique de l’économie nous a instruit depuis longtemps sur les effets désastreux de la croissance économique sur la nature et sur les hommes, et sur le fait qu’ils n’étaient pas pris en compte dans le calcul des produits intérieurs bruts des nations.  De ce point de vue, la performance des États-Unis dont le PIB reste le plus important du monde avec 26 185 Mds$ et un PIB par tête de 76 000$, doit être comparée à ses émissions de CO2 par habitant, deux fois supérieures à celles d’un européen moyen et incomparables avec celles d’un paysan africain.

Mais la Russie qui est très loin derrière les États-Unis, lorsque l’on mesure sa place en termes de PIB (2 136 milliards $ et 15 270 $ de PIB par tête), n’est pas non plus un modèle d’efficacité écologique, chaque Russe émettant plus de 11 tonnes de CO 2 en moyenne ; sans parler des catastrophes écologiques dont ce pays s’est rendu responsable au cours des temps, une des plus spectaculaires étant la quasi-disparition de la mer d’Aral.  Rappelons également que l’économie russe reste essentiellement une économie d’extraction de combustibles fossiles qui lui apporte les ressources financières lui ont permis de maintenir un secteur de production d’armement puissant. 

La Chine et au deuxième rang économique des nations avec un PIB de 21 643 Mds$, mais son PIB par tête de 12 570$ est inférieur à celui de la Russie. Cependant, elle produit d’ores et déjà le tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre et bien que sa croissance ralentisse, celles-ci continueront certainement à augmenter dans les années qui viennent.  Signalons que le PIB de la France, 2 800 Mds$ et 41 000$ de PIB par tête est supérieur à celui de la Russie.  

L’indice de développement humain calculé par le programme des nations unies pour le développement (PNUD) compare toutes les nations de la planète non plus simplement en fonction de leur PIB, mais au travers d’un indice synthétique qui prend en compte le niveau de production, mais aussi de santé, d’espérance de vie et d’éducation de la population. Évalués de cette façon, les pays scandinaves, vilipendés par Emmanuel Todd dans son ouvrage, et nombre de pays de l’Union européenne sont en haut du classement, tandis que les États-Unis n’arrivent qu’en 21ème position, la France en 28ème position, la Russie en 52ème position, la Chine en 79ème position. 

On voit que quelle que soit la méthode retenue, plus frustre ou plus sophistiquée, la Russie ne l’emporte pas sur le reste du monde contrairement à la place qu’elle occupe dans la vision d’Emmanuel Todd. On remarquera également que s’il essaie de démontrer le déclassement des États-Unis par rapport à la Russie, il est très silencieux sur la croissance vertigineuse de la Chine depuis le début des années 80 comparée à celle de la Russie. 

D’ailleurs, Emmanuel Todd ne cherche pas vraiment à démontrer, il indique « qu’il ne s’agit plus de considérer les chiffres officiels mais de les enjamber moyennant un calcul dont l’audace et la précision devraient (dit-il) me valoir un prix Nobel. La banque royale de Suède qui a décerné ce hochet à tant de comiques méticuleux, pourrait bien pour une fois récompenser un esprit simple et clair ».  Nous voilà prévenus de l’ambition. 

La méthode est en effet simple et claire, elle repose entièrement sur l’appréciation personnelle de l’auteur, ne fait appel à aucun calcul, aucune observation de la réalité concrète, mais à une affirmation : « Nous avons vu au chapitre précédent que les dépenses de santé représentaient 18,8% du PIB américain, et ce, pour aboutir à une baisse de l’espérance de vie. Il me semble que la valeur réelle de ces dépenses de santé, étant donné leurs résultats, est surestimée.  N’existent vraiment, dans ces dépenses, que 40% de la valeur affichée (NB : Nous ne saurons jamais d’où sort ce chiffre de 40%). Je vais donc les diminuer en les multipliant par le coefficient 0,4. Revenons alors au PIB américain de 76 000$ par tête en 2022. Je constate que dans cette évaluation, 20% correspondent à des secteurs de l’économie que je qualifierais de physiques : industrie, construction, transport, mines, agriculture. Ces 20% de 76 000$ donnent 15 000$ que je sécurise en les déclarant vrais. Restent 60 800$ par tête, la « production » de services (incluant la santé) dont je n’ai aucune raison de penser qu’ils soient plus vrais que la santé elle-même. Je leur applique donc à eux aussi le coefficient de diminution de 0,4. Mes 60800$ deviennent 24 320$. J’additionne les 15 200$ de production physique sécurisée à ces 24 320$ de services amaigris. J’obtiens un PIR (Produit Intérieur Réel ou réaliste) par tête de 39 520$. Ce résultat est fascinant parce qu’en 2020 le PIR par tête était légèrement inférieur au PIB par tête des pays d’Europe occidentale. Comme c’est étrange l’ordre des richesses par têtes coïncide désormais avec celui des performances en matière de mortalité infantile, avec ici l’Allemagne en tête et les États-Unis bon dernier. » 

Cette démonstration « fascinante » pour reprendre le mot de l’auteur ne souffre que d’un seul défaut, c’est que le PIB est calculé de la même façon pour tous les pays du monde dans les comparaisons établies par les organismes officiels pour lesquels il n’a qu’un profond mépris.

Il faudrait donc pour que la démonstration, si on peut la qualifier ainsi, d’E. Todd ait une valeur quelconque, recalculer avec la même « méthode » le PIB des pays de l’Union européenne et celui de la Russie. La production de services n’est pas moins importante en Allemagne, en France ou même en Russie, qui ne manque pas d’une bureaucratie très développée, bien au-delà de l’appareil répressif, laquelle constitue même un de ses caractères nationaux dont la littérature russe rend très bien compte. 

Cette révision de la situation économique des différents pays qui composent l’économie mondiale par Emmanuel Todd n’a tout simplement aucun sens et elle ne cherche même pas à donner au lecteur le sentiment d’un minimum de sérieux dans l’analyse et la démonstration. Il se moque tout simplement de ses lecteurs et on s’étonne à la lecture de ces élucubrations, de l’accueil rencontré par ce livre dans les médias et qu’un éditeur réputé sérieux comme Gallimard, n’ait pas souligné auprès de son auteur les incohérences du livre qu’il s’apprêtait à publier. 

 

Une explication décoiffante de la croissance des inégalités 

Emmanuel Todd s’intéresse ensuite, avec la même rigueur, à la question des inégalités aux États-Unis.  Là encore, il est guidé par une idée simple : « selon mon modèle d’évolution des sociétés, si 20 à 25% d’une génération ont fait des études supérieures, l’idée leur vient qu’ils détiennent une supériorité intrinsèque : aux rêves d’égalité succède une légitimation de l’inégalité. Le seuil de 25% d’éduqués supérieurs a été atteint aux États-Unis dès 1965 ; une génération plus tard en Europe. » 

On pourrait faire observer que cette règle n’est confirmée ni par l’observation des inégalités à travers le monde aujourd’hui, ni par l’histoire des inégalités. Les inégalités étaient supérieures à la fin du 19e siècle à ce qu’elles sont aujourd’hui, bien que la part des éduqués supérieurs ait été à l’époque bien inférieure à ce qu’elle est aujourd’hui. Selon un rapport sur les inégalités mondiales établi par le World Inequality Lab en partenariat avec le PNUD, en 2022, les pays dans lesquels les inégalités sont les plus grandes se trouvent en Afrique et au Moyen-Orient, suivis des États-Unis, puis de la Russie et du Canada. Les pays d’Europe occidentale et l’Australie faisant partie des pays les plus égalitaires.  Mais Emmanuel Todd ne s’embarrasse pas d’enquêtes et de chiffres, ses intuitions sont bien supérieures à ce patient et ingrat travail. 

D’ailleurs, s’il s’était embarrassé de chiffres, il aurait dû expliquer la contradiction entre sa théorie et le fait que le taux brut de scolarisation dans l’enseignement supérieur, comparable entre les États-Unis, 88,3% de la classe en âge de suivre des études supérieures, la Russie (84,6%), la Chine (60%), produise des sociétés complètement différentes. 

Faute de l’expliquer, il « enjambe » ces chiffres comme tous les autres pour assener son point de vue, qui mériterait sans doute un prix Nobel, mais d’élucubrations plutôt que d’économie. 

Emmanuel Todd nous livre une autre analyse étonnante du développement des inégalités dans la société américaine. Elle résiderait dans l’émancipation des afro-américains. Dans l’Amérique protestante et raciste, les inégalités résultaient essentiellement des différences raciales et de la position inférieure de la population noire américaine. En même temps que la population blanche opprimait la population noire, elle aurait partagé un idéal d’égalité entre les blancs.

À partir du moment où la population noire s’est émancipée en obtenant les mêmes droits que la population blanche, que le racisme « classique » a disparu, l’idéal d’égalité entre les blancs aurait également disparu et la compétition entre Blancs se serait développée. « La disparition soudaine de l’égalité des Blancs fondée sur l’inégalité des Noirs » a provoqué la pulvérisation du sentiment démocratique partagé par les Blancs. 

On est heureux de savoir le racisme disparu du sol américain et triste de savoir que l’émancipation des Noirs a provoqué une aggravation de la situation d’une partie des Blancs. On aimerait aussi savoir ce que l’auteur pense de la situation des populations issues d’Amérique latine et plus généralement de la position des populations immigrées aux États-Unis, notamment d’origine asiatique. Mais là encore notre sociologue anthropologue n’a pas envie de s’embarrasser de détails ou d’enquêtes trop longues et qui viendraient obscurcir la clarté du propos. 

Tout cela conduit Emmanuel Todd à prétendre que « le reste du monde a choisi la Russie » face à un Occident isolé et en pleine déconfiture dans la guerre en Ukraine. 

Emporté par sa volonté de démontrer que tout va mieux dans le reste du monde, Emmanuel Todd écrit par exemple « les cultures patrilinéaires évoluent et se serait une grave erreur de croire qu’elles ignorent l’émancipation des femmes. Mais celle-ci ne prend pas la forme extrême de féminisme typique du monde occidental. Je ne suis pas aveugle à la répression continue de la liberté des femmes en Iran. Mais, dans la République islamique, les femmes font désormais plus d’études que les hommes et ont en moyenne moins de 2 enfants. » Les femmes iraniennes qui se sont soulevée après le meurtre de Mahsa Amini par la brigade des mœurs iranienne et qui ont été férocement réprimées par le régime des mollahs, apprécieront ce coup de chapeau à une amélioration de leur sort dont elles ne semblent pas suffisamment conscientes.  

Ailleurs, il prend l’exemple du Karnataka pour expliquer à quel point la situation des femmes indiennes est plus enviable que celle des pays occidentaux, avant de célébrer le « soft power russe » qui je dois le dire m’avait un peu échappé. A moins que l’on ne range le groupe Wagner et l’action des hackers russes parmi les outils du soft power russes. Les voisins de la Russie, en particulier ceux qui ont bénéficié de sa protection rapprochée pendant une bonne partie du 20e siècle sont moins sensibles aux bienfaits de ce soft power. C’est d’ailleurs peut-être une des raisons de l’intervention de la Russie en Ukraine que de voir la majorité de la population de ce pays regarder de plus en plus résolument vers l’Union européenne en tournant le dos au pays qui l’a tellement fait souffrir depuis si longtemps. 

 

La famille patrilinéaire, ciment du « Sud global »  

Si le reste du monde a choisi la Russie, c’est que de la Russie à la Chine, de l’Asie au Moyen Orient, d’une grande partie de l’Afrique à certains pays d’Amérique latine, le fond anthropologique serait celui de familles patrilinéaires. En face de lui, « le monde occidental, bilatéral et nucléaire, libéral, périphérique, apparaît bien petit ». Et dans ce contexte, « accuser avec véhémence la Russie d’être scandaleusement anti-LGBT, c’est faire le jeu de Poutine. La Russie sait que sa politique homophobe et anti-transgenre, loin de lui aliéner les autres pays de la planète, en séduit beaucoup. Cette stratégie consciente lui confère un soft power considérable. » Au vu de la montée de l’extrême droite dans nombre de pays européens mais également aux Etats-Unis, la Russie risque de devoir partager ce « soft power » avec beaucoup de monde.  

 

Conclusion 

L’impérialisme américain mérite beaucoup de critiques.  Sa politique étrangère, depuis des décennies, est caractérisée par l’aveuglement, la prise du pouvoir du lobby militaire au détriment des diplomates. Les résultats en sont catastrophiques et toutes ses interventions extérieures depuis les années 1970 se sont soldées par des catastrophes dont les Etats-Unis sont incapables de tirer les leçons.  Il faut dire que dans le même temps, les pays qui les critiquent sont les mêmes qui les accusent lorsqu’ils refusent d’intervenir pour régler des situations conflictuelles un peu partout dans le monde.

L’Union européenne est incapable d’avoir une politique étrangère sérieuse et les rodomontades de Mme. Von der Leyen n’y changeront rien. La défense européenne est un discours creux et dangereux qui a justifié l’absence de politique de défense et de politique industrielle des États-membres de l’Union européenne pendant trop longtemps, avec les résultats que nous pouvons  constater aujourd’hui. 

L’OTAN était une organisation internationale en état de mort cérébrale selon Emmanuel Macron il n’y a pas si longtemps. Pourtant, des pays qui avaient une tradition de neutralité ont souhaité y adhérer après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sans qu’il y ait besoin de pression américaine pour cela. Nous laisserons de côté les explications psychologiques sur la relation entre le féminisme et le bellicisme, d’Emmanuel Todd, pour essayer de comprendre ce phénomène. 

Le capitalisme mondial, dont la Russie est un élément, est en crise depuis le début des années 1970. Les solutions trouvées à chaque fois pour relancer l’économie mondiale ont préparé des crises encore plus violentes. La divergence entre les économies occidentales, États-Unis d’un côté, Union européenne de l’autre, celles qui vont croissant également entre les membres de l’Union européenne, la puissance nouvelle de la Chine et de l’Inde, sont porteuses de grandes menaces pour le monde. 

Le livre d’Emmanuel Todd ne permet nullement de comprendre cette situation. C’est un pamphlet bourré d’erreurs et de contre-vérités qui se présente, abusivement, comme le résultat d’un travail académique et la synthèse d’une carrière de recherche. Loin de nous éclairer il nous empêche de comprendre. 

Il ne suffit pas de prendre le contre-pied de l’opinion dominante pour avoir raison. C’est l’erreur commise par Emmanuel Todd. Le résultat est un livre médiocre qui disqualifie même les éléments justes qu’il comporte. C’est une déception de la part d’un auteur qui a su parfois faire preuve de clairvoyance.  L’occident ne va pas bien, mais Emmanuel Todd non plus. 

Jean-François Collin 

 

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The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing

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© Roger Mayne / National Portrait Gallery, London

Doris Lessing, écrivaine incontournable de la littérature britannique, est encore trop peu connue en France. Le Carnet d’Or, (The Golden Notebook), est l’une de ses œuvres phares et permet de se plonger dans son écriture si particulière qui explore une multiplicité de thèmes et donne au roman une finesse dans la compréhension des rapports humains et des dynamiques sociales et politiques de l’époque.

Lorsqu’elle reçoit le Prix Nobel de littérature en 2007, Doris Lessing est qualifiée par l’académie suédoise de « conteuse épique de l’expérience féminine qui, avec scepticisme, ardeur et une force visionnaire, scrute une civilisation divisée ». L’un de ces premiers romans, Le Carnet d’Or (The Golden Notebook), publié en 1962, témoigne déjà de cette acuité et permet à l’autrice britannique de se hisser au rang des auteur∙e∙s de renommée internationale. Traduit une dizaine d’années plus tard chez Albin Michel, il est couronné du Prix Médicis étranger en 1976.

Le Carnet d’Or suit la trajectoire d’Anna Wulf, écrivaine et femme libre dans les années 50 londoniennes, qui fait face au syndrome de la page blanche. Elle s’efforce d’écrire dans quatre carnets personnels afin de ne pas sombrer dans le chaos. Un chaos issu de sa condition féminine, des contradictions politiques lié à son engagement dans le parti communiste, et plus simplement de son incapacité à trouver sa place dans une société et une époque données.

Une émancipation littéraire par la forme

Le livre a une forme particulière : c’est d’abord une nouvelle intitulée « Free Women » qui est entrecoupée des différentes entrées des quatre carnets d’Anna, elle-même l’héroïne de la nouvelle. Le contenu et la forme du livre sont entremêlés et les frontières se brouillent entre l’autrice Doris Lessing et l’écrivaine Anna Wulf. Chaque carnet contient un aspect de la personne d’Anna : le carnet noir pour l’écriture et sa vie d’écrivaine, le carnet rouge pour ses opinions politiques, le carnet jaune pour sa vie émotionnelle et le carnet bleu pour les évènements de la vie ordinaire. Ainsi divisée, elle se donne l’impression de maitriser son mal-être. Mais ce n’est qu’avec le dernier carnet, le carnet d’or, qu’elle réussira à se retrouver elle-même, à sortir de la folie dans laquelle elle sombre.

Ce roman, situé dans la « phase psychologique » de l’auteure (de 1956 à 1969), est avant tout un récit introspectif qui démêle la vie intime du personnage principal et dévoile ses faiblesses psychiques. La forme choisie du roman permet une appréhension et une compréhension holistique d’Anna Wulf. Ce personnage peut aussi être analysée comme l’alter-ego de Doris Lessing étant donné sa finesse de réflexion et son développement abouti. On pourrait croire à une autobiographie. Le livre est d’une intensité particulière, chaque phrase écrite développe une nouvelle idée de l’autrice, et participe ainsi à l’élaboration complexe de son personnage et de ses pensées. Le Carnet d’Or s’inscrit dans ce que la critique littéraire britannique Margareth Dabble décrit comme étant le domaine de la « fiction de l’espace intérieur », une fiction qui explore l’effondrement mental et sociétal de l’individu.

Un livre féministe ?

Doris Lessing utilise l’histoire et le personnage d’Anna Wulf pour décrire la condition et l’expérience féminine dans la société anglaise des années 50. L’écriture par une femme permet de mettre en avant des thèmes novateurs dans la fiction, tels la menstruation, la masturbation et le plaisir féminin dans les relations sexuelles. Lessing dépeint une femme libre ; économiquement, politiquement et sexuellement émancipée. Elle emploi un langage cru pour décrire ses relations sexuelles et utilise l’écriture « consciente » pour témoigner de l’expérience des douleurs psychiques et physiques liées aux règles. De façon marquant, l’expérience de cette femme dans les années cinquante résonne avec celles des femmes d’aujourd’hui. L’autrice apporte également une vision libre et ouverte des relations tout en démontrant les limites de celles-ci. Anna Wulf s’émancipe des codes sociétaux de l’époque en adoptant un mode de vie libertin en tant que femme divorcée, qui élève seule son enfant et qui multiplie les amants. Paradoxalement, elle se rend compte que sa vie de femme libre participe au système patriarcal dont elle essaye de s’extraire. Elle est l’amante d’homme mariés et représente pour eux l’objet sexuel et sensuel que leur femme n’est pas.

Jusqu’à la fin de sa vie, Doris Lessing s’est refusée à penser que son livre était une icône de la guerre des sexes et de l’émancipation féminine, description qui lui sera attribuée par beaucoup de critiques et de féministes de l’époque. Il est vrai que de le limiter à cela serait particulièrement réducteur : il est tout autant un roman sur l’écriture, sur les relations humaines, sur la politique et le communisme, elle y démontre les contradictions politiques et morales liés à l’enfermement des idées dans le contexte stalinien. C’est un roman social, qui cherche à partager l’expérience humaine, et dans ce cas, l’expérience féminine.

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Que signifierait une victoire de la Russie sur l’Ukraine ?

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Conséquences immédiates pour l’Ukraine

L’occupation russe de l’Ukraine engendrerait une série de conséquences humanitaires d’importance. Tout d’abord, elle plongerait la population ukrainienne dans un climat de terreur et de répression. Les récits de témoins oculaires et les rapports des organisations de défense des droits de l’homme décrivent déjà les atrocités commises dans les régions occupées. Des actes de torture, de violences sexuelles et d’abus systématiques des droits de l’Homme sont monnaie courante sous le régime d’occupation russe. Dans un récent rapport, Human Rights Watch souligne que « les atrocités commises par les forces d’occupation russes en Ukraine sont inacceptables et doivent être condamnées par la communauté internationale. » L’objectif principal de cette répression serait d’étouffer toute forme de résistance et de dissidence au sein de la population. Les Ukrainiens qui oseraient s’opposer à l’occupant russe seraient confrontés à des représailles brutales, allant de l’emprisonnement arbitraire à l’exécution sommaire. Outre la terreur imposée à la population, l’occupation russe aurait également un impact économique désastreux sur l’Ukraine. Selon les estimations de la Banque mondiale, l’économie ukrainienne pourrait subir une contraction de 10% dans les premières années suivant une occupation russe. En effet, la Russie chercherait à exploiter les ressources naturelles et industrielles du pays à son propre avantage, au détriment du développement économique et de la souveraineté de l’Ukraine. Les richesses agricoles, minières et énergétiques de l’Ukraine constitueraient une manne précieuse pour l’économie russe, alimentant ainsi son expansion économique et son pouvoir politique. Enfin, l’occupation russe compromettrait l’intégrité territoriale de l’Ukraine, avec le risque de voir certaines régions annexées ou transformées en entités semi-autonomes contrôlées par le Kremlin. Cette fragmentation du territoire ukrainien affaiblirait davantage le gouvernement central et renforcerait la mainmise russe sur le pays.

 

Répercussions pour l’Europe et l’Union Européenne

Une victoire russe aggraverait les clivages au sein de l’Union européenne (UE), en particulier entre les pays membres de l’Est et de l’Ouest. Les nations de l’Est de l’Europe, ayant vécu sous l’ombre de l’empire soviétique, percevraient cette victoire comme une menace directe pour leur sécurité et leur souveraineté. Comme l’a souligné l’ancien Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, « Une Ukraine sous contrôle russe serait une menace existentielle pour la Pologne et toute l’Europe de l’Est« . En réaction, ces pays se tourneraient vers une politique de réarmement, cherchant à renforcer leurs capacités militaires pour faire face à la menace russe. Selon les estimations de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), les dépenses militaires dans la région pourraient augmenter de 20% dans les années suivant une victoire russe. Cette militarisation croissante de la région risque d’aggraver les tensions et de créer des dissensions au sein de l’Union européenne. Bien que les États membres de l’Union européenne aient initialement, et unanimement, condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des désaccords stratégiques ont rapidement émergé concernant les sanctions à imposer à la Russie. Les récentes déclarations du président français sur l’Ukraine, suggérant que « rien ne doit être exclu » quant à un éventuel envoi de troupes en Ukraine, ont exacerbé ces désaccords, même si Emmanuel Macron a justifié en privé ses prises de position par une nécessaire « ambiguïté stratégique ». Cette stratégie risquée s’inspire de la « stratégie du fou », popularisée par Richard Nixon, qui consiste à adopter un comportement imprévisible pour déstabiliser l’adversaire.

La Russie pourrait également exploiter la crise migratoire comme un outil de déstabilisation de l’Europe. En facilitant ou en encourageant les flux migratoires en provenance de régions instables ou en conflit, Moscou chercherait à créer des tensions sociales et politiques au sein des pays européens. Selon un rapport de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), une victoire russe en Ukraine pourrait entraîner un afflux massif de réfugiés et de migrants vers l’Europe, mettant ainsi à rude épreuve les capacités d’accueil et d’intégration des États membres. De plus, la Russie pourrait utiliser l’arme migratoire comme moyen de pression politique, menaçant de déclencher des vagues migratoires incontrôlées si l’UE adoptait des mesures contraires à ses intérêts.

 

Conséquences mondiales

La consolidation du pouvoir de Poutine en Russie serait le résultat direct d’une victoire sur l’Ukraine. Pour le politologue russe Andrei Kolesnikov, « une victoire en Ukraine serait un succès majeur pour Poutine et consoliderait sa position en tant que leader incontesté de la Russie. » Cette réussite militaire renforcerait la popularité et la légitimité de Poutine sur la scène politique russe, consolidant ainsi son autorité et son contrôle sur le pays. En renforçant son pouvoir intérieur, Poutine serait en mesure d’étendre son influence à l’extérieur, utilisant la victoire en Ukraine comme un levier pour accroître l’hégémonie russe dans la région et au-delà. De plus, une victoire russe pourrait entraîner un effet domino géopolitique, incitant d’autres acteurs régionaux à adopter une approche plus agressive en matière d’expansion territoriale. Comme l’a souligné le professeur britannique de relations internationales Richard Sakwa, « une victoire en Ukraine pourrait encourager d’autres puissances à suivre l’exemple russe et à remettre en question l’ordre mondial établi. » La Chine, en particulier, pourrait être encouragée à intensifier ses revendications territoriales en mer de Chine méridionale et à l’encontre de Taïwan. Une telle escalade des tensions aurait des répercussions majeures sur la stabilité régionale en Asie et pourrait déclencher une nouvelle course aux armements dans la région. Enfin, une victoire russe affaiblirait encore davantage la Pax Americana, le système d’alliances et de leadership mondial établi par les États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La perception d’une réduction de l’influence et de la fiabilité des États-Unis pourrait inciter d’autres acteurs régionaux à remettre en question l’alliance américaine et à rechercher de nouvelles alliances ou à adopter une politique étrangère plus autonome. En outre, en cas de conflit dans le détroit de Taïwan, une zone cruciale pour le commerce mondial, les répercussions économiques seraient significatives. Une perturbation des flux commerciaux dans cette région aurait des répercussions importantes sur les chaînes d’approvisionnement mondiales

En conclusion, une victoire de la Russie sur l’Ukraine serait bien plus qu’une simple défaite militaire pour ce pays. Elle représenterait un nouveau facteur de déstabilisation des relations internationales, affaiblissant une nouvelle fois l’influence mondiale des Etats-Unis. Les conséquences d’une telle issue toucheraient tous les domaines de la vie politique, économique et sociale. Outre la répression de la population ukrainienne et l’intensification des tensions en Europe, une telle victoire renforcerait également l’autoritarisme de Poutine en Russie et pourrait encourager d’autres actions territoriales de la part d’acteurs régionaux tels que la Chine.

Retrouvez le thread diffusé par le compte @CartesDuMonde sur X (anciennement Twitter), à l’origine de cet article, grâce au lien suivant : https://x.com/CartesDuMonde/status/1768998180366991569?s=20

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La faillite intellectuelle d’Emmanuel Todd (1/2)

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Crédit photo : CC-BY-SA Oestani

On peut trouver salutaire qu’un ouvrage rompe avec le consensus médiatique favorable au soutien sans limites et sans conditions à l’Ukraine, qui conduit les responsables politiques français et européens à tout mélanger et à passer du soutien au respect de l’intégrité territoriale de ce malheureux pays, à la promotion de son intégration accélérée à l’Union européenne et à son entrée dans l’OTAN. Mais il ne suffit pas de dire le contraire de ce que professe l’opinion dominante pour être dans le vrai.  

Nous vivons à l’époque des récits et des narratifs. Peu importe l’examen minutieux et fastidieux des faits et de leur enchaînement, la réalité ne doit jamais venir gâcher un bon récit. Emmanuel Todd appartient à son époque et enjambe la réalité quand elle le gêne, tord les faits au-delà de l’acceptable pour les faire correspondre à ce qu’il pense et ce dont il veut nous convaincre. 

Selon Emmanuel Todd, l’Occident, un monde aux contours mal définis dominé par les Américains, a atteint la phase finale de sa décomposition. Les raisons de cette défaite de l’Occident se trouvent dans « l’implosion de la culture WASP blanche anglo-saxonne et protestante depuis les années 1960 », remplacée par une culture nihiliste.  Face à l’Occident déchu, s’affirment des puissances nouvelles saines et stables, comme la Russie définie comme « une démocratie autoritaire », ou la Chine qui ne bénéficie pas de la même mansuétude de l’auteur qui la qualifie de dictature. 

Emmanuel Todd aime les explications simples et les concepts mal définis. Trois facteurs expliquent pour lui l’évolution du monde.

Le premier est le facteur religieux : la religion chrétienne protestante, celle des puissances dominantes, Royaume Uni hier, Etats-Unis aujourd’hui, serait passée par trois phases : 

  • Une première phase dans laquelle elle était active (ses croyances étaient partagées par la majorité de la population et elle structurait la vie sociale notamment par ses rites observés par tous) ;
  • Une seconde phase dans laquelle elle est devenue zombie : la population se prétend encore chrétienne mais ne règle plus sa vie sur le dogme et les rites de la religion, à l’exception du baptême et de l’eucharistie pour les protestants, du baptême, de la communion, du mariage et des enterrements pour les catholiques, qui témoignent de cet attachement vague à une religion presque disparue ;  
  • Enfin, un stade zéro, dans lequel la population abandonne toute pratique religieuse et ne fait plus semblant de croire au dogme ; en témoignent la reconnaissance du mariage pour tous (que le mariage ne soit pas un sacrement pour les protestants mais seulement pour les catholiques, ne fait pas de différence dans son analyse) et le développement de la crémation. Domine alors ce qu’Emmanuel Todd qualifie de « nihilisme » aux Etats-Unis et dans ses « colonies ». 

Le second facteur de cette évolution est la démographie. Le taux de mortalité infantile, à lui seul, permet à l’auteur de distinguer la Russie, un pays stable et une société peu corrompue, des États-Unis, instables et corrompus, dans la mesure ou le de taux de mortalité infantile de la Russie (4,4 pour 1000) est inférieur à celui des USA (5,4/1000);

 

Enfin, la structure familiale est occasionnellement invoquée pour justifier des choses souvent contradictoires. Il la mobilise pour expliquer « pourquoi le reste du monde a choisi la Russie »,  ce choix reposant sur leur communauté de structure familiale patrilinéaire. 

 

Armé de cette grille de lecture, E. Todd nous explique le monde d’aujourd’hui.

 

La stabilité russe 

Tout commence par la célébration de la réussite de la Russie sous la conduite de Vladimir Poutine, marquée par la stabilité, la réussite économique et politique depuis le début des années 2000.  

Une économie florissante 

Les succès à l’exportation de la Russie dans trois domaines, les ventes d’armes, la construction de centrales nucléaires à l’étranger et les exportations de blé, témoignent à ses yeux de la réussite économique de la Russie de Vladimir Poutine. 

À lire Emmanuel Todd, on oublierait facilement que la Russie n’occupe que la 17e place au classement des principaux exportateurs mondiaux, très loin derrière la Chine, les États-Unis, le Japon, le Canada et même la France ou l’Italie. 

 

La France est aussi un grand exportateur de blé, d’armes et même de centrales nucléaires.  Pourtant, à lire « la défaite de l’Occident » qui ne mentionne qu’à peine notre pays, celui-ci fait partie du camp des « nihilistes zéro », devenus invisibles sur la scène mondiale.  Il est étonnant que l’auteur ne mentionne pas l’importance des hydrocarbures dans l’économie russes et dans ses exportations, alors que la Russie reste essentiellement une économie de rente dont la fortune dépend du prix mondial du pétrole et du gaz, beaucoup plus que du blé et des armes.  

 

On pourrait aussi rappeler que l’Ukraine était et reste un grand exportateur de blé, malgré la guerre que lui livre la Russie et le blocus de ses exportations de céréales, ce qui n’en fait pourtant pas une grande puissance économique mondiale. 

Le commerce des armes a sans doute de beaux jours devant lui dans le contexte actuel, mais il n’est pas certain qu’il faille s’en réjouir.  

Celui du nucléaire civil, en revanche, est moins florissant. La production d’électricité d’origine nucléaire dans le monde a baissé de 4% en 2022 et la part du nucléaire dans la production électrique mondiale n’est plus que de 9,2% alors qu’elle en représentait 17,5% en 1996. Entre 2003 et 2022, 99 réacteurs nucléaires ont été mis en service tandis que 105 étaient mis à l’arrêt définitif, ce qui ne témoigne pas d’un grand enthousiasme pour cette technologie à travers le monde. Plusieurs pays ont abandonné leur programme nucléaire : Allemagne, Italie, Espagne, Kazakhstan (pourtant sous forte influence russe et grand fournisseur d’uranium), Lituanie. Il ne reste guère que la Chine pour construire massivement des réacteurs nucléaires. En Russie même, trois réacteurs seulement sont en cours de réalisation, dont l’un, placé sur une barge sera construit en Chine pour être ensuite livré en Russie. 

Mais il est vrai que les chiffres et les faits ont peu d’importance dans les réflexions d’Emmanuel Todd. On en trouvera d’ailleurs très peu au fil de son pamphlet et la plupart de ses réflexions ne s’appuient pas sur une démonstration à partir de faits constatés, mais sur des hypothèses. Il n’est pas illégitime de réfléchir à partir d’hypothèses, mais il faut alors les présenter comme telles et non comme des vérités incontestables. 

 

 

  1. La Russie, une « démocratie autoritaire » !

La définition de la Russie comme « une démocratie autoritaire » alors que Navalny vient de mourir dans un goulag du nord du pays, après avoir survécu à une tentative d’empoisonnement par les services de « sécurité » dirigés par Poutine, il fallait oser le faire. Emmanuel Todd ose, en considérant que « même si les élections sont un peu trafiquées » Les sondages-et ceci n’est contesté par personne-nous montrent que le soutien au régime est sans faille en période de guerre comme en période de paix ». 

 

On a du mal à comprendre pourquoi il faut trafiquer les élections, puisque Emmanuel Todd écrit lui-même qu’elles le sont – et la dernière élection présidentielle du mois de mars 2024 ne fait pas exception- si le pays soutient aussi massivement son président. Serait-ce uniquement par habitude, parce qu’il s’agit d’une coutume locale ne portant pas à conséquence ? 

Nous n’en saurons rien à la lecture de ce livre, pas plus que nous ne trouverons mention de la répression féroce dirigée par Poutine qui met en prison, quand il ne les tue pas, tous ses opposants (Boris Nemtsov, Anna Politkovskaïa, Navalny…) 

Emmanuel Todd n’a pas un mot pour évoquer les manifestations considérables qui ont eu lieu en Russie en 2011 pour protester contre les élections truquées qui ont assuré la victoire du parti de Poutine aux élections législatives (Russie Unie), puis en 2012 contre sa propre réélection, dans les mêmes conditions « un peu trafiquées ».  

Poutine a réprimé ces manifestations, avant de faire adopter, en 2012, une loi sur les agents de l’étranger qui a permis de harceler et faire disparaître toutes les organisations engagées dans une activité politique, recevant des financements étrangers définis de façon tellement large que toute association peut être concernée.  

Les Russes ont malheureusement pu constater une fois encore que non seulement leur mobilisation contre le gouvernement ne permettait pas d’obtenir gain de cause et d’améliorer leur situation, mais au contraire entraînait une dégradation supplémentaire de celle-ci. Pas étonnant, dans ces conditions, que le peuple russe y regarde à deux fois avant de se risquer à défier le pouvoir ; les risques ne sont pas comparables à ceux que nous prenons en défilant de la place de la République à celle de la Nation. 

Les médias ont été muselés depuis longtemps. Ekho Moskvy (Écho de Moscou), la dernière radio qui pouvait être considérée comme indépendante a été interdite de diffusion dès le début de la guerre en Ukraine. Quant au journal « Novaïa Gazeta », sa licence de publication a été révoquée par un tribunal de Moscou en septembre 2022 et son ancien rédacteur en chef, Dmitri Mouratov, a été victime d’une agression dans un train en gare de Moscou le 7 avril 2022.

Les Russes sont désormais informés uniquement par la télévision d’Etat qui leur permet de voir et d’entendre des journalistes et des responsables politiques disserter sur la nécessité d’utiliser, un peu plus tôt ou un peu plus tard, l’arme atomique contre « l’Occident global ». 

Contrairement à ce qu’affirme Emmanuel Todd, on ne circule pas librement en Russie. Le droit d’entrer et de sortir du pays était déjà soumis à d’importantes restrictions depuis le début du conflit. Le 11 décembre 2023, le gouvernement russe a exigé de tous les citoyens de 18 à 30 ans qu’ils remettent aux services de sécurité leur passeport, à défaut de quoi ils s’exposent à de très lourdes sanctions. 

 

La conception de ce qu’est un opposant politique est très large dans l’esprit de Vladimir Poutine.  Devenu historien en chef du pays, il a construit et il répète un récit de l’histoire de son pays qui n’entretient qu’un lointain rapport avec sa véritable histoire. Ce récit vient d’ailleurs d’être transformé en un manuel scolaire obligatoire dans toute la Fédération de Russie, destiné aux classes correspondant à nos classes de première et terminale. Le stalinisme y est complètement réhabilité tandis que la révolution bolchévique de 1917 est vouée aux gémonies, parce que Lénine est notamment responsable de la création artificielle de l’Ukraine, un pays qui pour Poutine n’a jamais existé en dehors de la Russie. Il n’est plus question d’évoquer les crimes de Staline, le goulag et toute l’histoire qui a fait des Russes un peuple martyr, victime d’un des plus grands criminels ayant exercé le pouvoir que l’histoire ait compté. 

Tous ceux qui s’opposent à cette histoire réinventée sont emprisonnés. C’est ainsi que l’historien Iouri Dimitriev, travaillant pour l’organisation « Mémorial International » qui avait mis à jour des charniers de victimes de la répression stalinienne a été condamné à 15 ans de prison avec des charges fabriquées de toutes pièces, dans la meilleure tradition stalinienne. Memorial a finalement été dissoute par décision de justice le 28 décembre 2021. 

 

Une autre ONG, Perm-36 qui s’occupait de la gestion d’un musée ouvert dans une ancienne colonie pénitentiaire,  pour y reconstituer le contexte et les conditions de détention en camps, a été déclarée agent de l’étranger et contrainte à la dissolution en 2016.  

Aucun domaine n’échappe au contrôle du dictateur. 

 

De quelle stabilité de la Russie E. Todd nous parle-t-il

Il faut avoir une vision très sélective de ce qui s’est passé dans le pays depuis 1990 pour parler de la stabilité de la Russie. 

 

Sans revenir sur le chaos qui a suivi la dissolution de l’Union soviétique et le défaut de paiement de la Russie sur sa dette en 1999, n’y a-t-il pas eu, entre autres, de guerre en Tchétchénie, au sein de la fédération de Russie ? 

 

La résistance de la Tchétchénie à la Russie n’est pas nouvelle ; elle a résisté à l’empire russe puis à l’Union soviétique. Cela ne lui a pas réussi, puisque comme tous les « peuples punis », les Tchétchènes ont été accusés de collaboration avec les nazis et déportés en février 1944, dans des conditions inhumaines, au Kazakhstan et au Kirghizistan.

 

Incorrigibles, en septembre 1991, les Tchétchènes ont proclamé leur indépendance de la Russie. Boris Eltsine qui n’était pas seulement un démocrate mou et alcoolique, mais un digne successeurs des bureaucrates soviétiques, a fait intervenir l’armée fédérale en 1994. La guerre dura deux ans avec un bilan matériel et humain très lourd et se solda par l’échec de Moscou.  On rappellera que Vladimir Poutine fut un collaborateur de Eltsine et que celui-ci le porta au pouvoir. 

 

Le pouvoir russe ne supportant pas cet échec, déclencha une deuxième guerre contre la Tchétchénie, présentée comme une opération de lutte contre le terrorisme, en septembre 1999. C’est à cette occasion que Vladimir Poutine s’exprimant avec un vocabulaire qu’il affectionne, promit aux russes de « traquer les Tchétchènes jusque dans les chiottes ». Il engagea en Tchétchénie l’armée, la police et les forces spéciales. Dix ans après, l’opération de lutte contre le terrorisme fut considérée comme achevée par une victoire de Moscou. Grozny, la capitale de la Tchétchénie, avait été rasée par l’artillerie russe. 25 000 soldats russes avaient perdu la vie dans cette guerre, selon les estimations de l’Union des comités des mères de soldats.  Cette guerre fut un élément important de la construction du pouvoir de Vladimir Poutine. Il a installé Ramzan Kadyrov à la tête de la République de Tchétchénie et ses bandes armées ont martyrisé les tchétchènes.

 

Poutine les a d’ailleurs utilisées hors de Tchétchénie, par exemple pour abattre l’avocat Boris Nemtsov en plein centre de Moscou et plus récemment en Ukraine.  La Tchétchénie est une zone de non-droit réglée par les commandos de Kadyrov.  Il s’agit sans doute d’un pays stable et solide puisque là-bas, la religion n’est ni zombie ni zéro ; l’islam y règne en maître. Ramzan Kadyrov, confirme que l’on peut être un criminel de guerre et avoir des convictions religieuses. En 2015, il était à la tête des manifestations contre les caricatures de Mahomet publiées par Charlie hebdo. Le dictateur a également mobilisé ses troupes pour aider la Russie à combattre les infidèles ukrainiens. 

L’attentat perpétré le 22 mars 2024 par le groupe État islamique au Khorassan dans une salle de concert à Moscou, qui a provoqué la mort de 140 personnes en plus de 300 blessés, a rappelé à Vladimir Poutine que la menace islamique n’épargnait pas la Russie, après la guerre perdue en Afghanistan, la guerre en Tchétchénie et son intervention en Syrie.

La Russie avait d’ailleurs protesté contre le retrait brutal des Etats-Unis d’Afghanistan en 2021, en s’inquiétant du vide que laisserait ce retrait. Le vide a été vite comblé par les Talibans et l’on voit que certaines interventions extérieures de l’Occident défait sont souhaitées par ce bastion de stabilité qu’est la Russie. Emmanuel Todd semble avoir des difficultés à s’exprimer sur l’islamisme dont il ne souffle mot dans son livre, alors qu’il s’agit d’une menace qui pèse tant sur l’Occident que sur la Russie, l’attentat de Moscou vient de le rappeler. Mais la grille de lecture d’Emmanuel Todd est purement  idéologique, sans rapport avec la réalité et il a toujours témoigné d’une grande magnanimité vis  à vis de l’islamisme qu’il semble considérer comme une menace imaginaire. 

Le 23 juin 2023, le groupe Wagner dirigé par Evgueni Prigojine, qui combattait en Ukraine pour le compte de la Russie, tout en entretenant des relations très conflictuelles avec l’armée russe et son ministre, est entré en rébellion, après avoir été bombardé par l’armée russe. Evgueni Prigojine a quitté le front ukrainien, traversé le Donbass sans encombre, avant d’être accueilli en héros à Rostov et de poursuivre sa route vers Moscou. Pour une raison inconnue il s’est arrêté, sans avoir rencontré aucune résistance, à 300 km de Moscou, alors même que Poutine s’était réfugiée au nord de la Russie avec une partie de son gouvernement.  

Le groupe Wagner a été fondé en 2014 par celui qui était surnommé « le cuisinier du Kremlin », Evgueni Prigojine, qui comptait de nombreuses autres cordes à son arc (notamment la direction de l’Internet Research Agency, une des usines à désinformation du Kremlin). Il était un proche de Vladimir Poutine, depuis leur passé commun à Saint Pétersbourg. Prigogine était accompagné dans la fondation du groupe Wagner de Dmitri Outkine, un néonazi admirateur du 3ème Reich, qui aurait donné pour cette raison le nom du compositeur préféré de Hitler à cette milice privée financée par le Kremlin. Elle n’est pas la seule milice parallèle entretenue par le Kremlin. 

De façon étonnante, l’aventure de Prigojine au mois de juin 2023 ne se termina pas par une intervention de l’armée régulière et un bain de sang, mais par un accord passé entre Poutine et son ancien ami. Accord passé sous la houlette d’un autre grand démocrate, le président biélorusse Alexandre Loukachenko. Ce dernier, on s’en souvient, n’a dû son salut en 2020, qu’au soutien de Poutine, face aux énormes manifestations de la population de Biélorussie après l’annonce de sa réélection avec 80% des voix.

Sans doute encore, aux yeux d’Emmanuel Todd, « des élections un peu trafiquées » mais qui n’enlèvent rien au soutien populaire dont bénéficierait ce président… Comme en Russie, la répression aura raison de la révolte populaire, même si Loukachenko a dû prêter serment après sa réélection volée, de façon clandestine, sans annonce préalable et sans cérémonie publique.  

Toujours est-il qu’au terme de cet accord, les poursuites judiciaires contre Prigojine et ses hommes ont été abandonnées et tout semblait reprendre son cours… jusqu’au 23 août 2023 où l’avion qui transportait Prigojine et certains de ses comparses, de Moscou à Saint Pétersbourg, a été abattu en plein vol par un missile sol-air, mettant fin à son amitié avec Poutine en même temps qu’à son existence. 

Tout ceci démontre que la stabilité du régime dont parle Emmanuel Todd n’est qu’une vue de l’esprit. De tels événements témoignent de la fragilité de cette dictature qui ne doit sa pérennité qu’à la répression croissante qu’elle exerce sur son peuple. 

Emmanuel Todd considère la Russie comme un pays moins répressif  que les États-Unis dans la mesure où le nombre de prisonniers par habitant y est inférieur. Cela est vrai, puisque les États-Unis comptaient, en 2016, 622 prisonniers pour 100 000 habitants, tandis que la Russie n’en comptait que 420, ce qui la place tout de même au 4e rang mondial pour le nombre de prisonniers rapporté au nombre d’habitants. L’enrôlement de nombreux criminels dans les rangs de l’armée pour aller combattre en Ukraine depuis 2022 a dû faire évoluer favorablement la position russe dans le classement mondial.

On notera cependant que  l’Ukraine, pour laquelle Emmanuel Todd n’a pas de mots assez durs pour en décrire le caractère  failli et antidémocratique, ne se trouvait la même année qu’au 30e rang mondial avec 160  prisonniers pour 100 000 habitants. Si ce critère a l’importance que lui donne Emmanuel Todd pour évaluer le caractère démocratique d’un pays, la situation de l’Ukraine est bien préférable à celle de la Russie. 

 

Poutine viscéralement attaché à l’économie de marché ? 

Emmanuel Todd décrit Vladimir Poutine comme une personnalité politique « viscéralement attachée à l’économie de marché », ce qui confirmerait « sa rupture radicale avec l’autoritarisme ». Il faut n’avoir jamais mis les pieds en Russie ou ne reculer devant aucun mensonge pour pouvoir proférer une pareille énormité.

Le cœur de l’économie du pays est une économie de rente captée par un petit nombre de groupes énergétiques qui sont tous dirigés par des affidés de Vladimir Poutine. Ils mettent ce secteur en coupe réglée pour leur plus grand profit personnel. Il est vrai que ceux qu’on appelle les oligarques n’ont plus de pouvoir propre dans le fonctionnement de l’État de la Fédération de Russie ; en revanche ils sont aux ordres de Vladimir Poutine et participent avec lui au détournement de la richesse public pour leur profit privé.  

Une des fautes que Poutine n’aura pas pardonnée à Alexeï Navalny aura été la réalisation d’une vidéo sur un palais situé au bord de la mer Noire, à Guelendjik, visionnée plus de 100 millions de fois en Russie. La construction du palais, sous la direction de l’architecte italien Lanfranco Cirillo qui a depuis obtenu la nationalité russe, a commencé en 2005, pendant le premier mandat de V. Poutine. Sa superficie est de 17 691 m2. Il est doté notamment d’une orangerie, de deux héliports, d’un port, d’une patinoire souterraine permettant de jouer au Hockey sur glace, d’une piscine, d’un casino, d’un théâtre et même d’une église. La superficie totale de la propriété est de 7 000 hectares, dont 300 hectares de vignes. V Poutine va régulièrement y prendre un repos bien mérité avec Medvedev et d’autres compagnons. 

Les entrepreneurs privés, russes ou étrangers, qui ont tenté de développer des entreprises en Russie auront un autre point de vue que notre auteur sur l’économie de marché version russe. Le développement d’une entreprise privée n’est pas possible sans bénéficier d’un parrain lié aux forces de sécurité, parrainage naturellement rémunéré mais qui permet d’éviter des exigences encore plus élevées d’autres parties prenantes.

 

Le secteur de l’armement, dont les performances témoignent aux yeux d’Emmanuel Todd de la bonne santé économique du pays, confirme plutôt la place déterminante de l’État dans le fonctionnement de l’économie. En effet c’est lui qui commande et paye les commandes de matériel militaire, tout en étant d’ailleurs très souvent le principal actionnaires des entreprises qui les fabriquent.  

Évoquant la stabilité russe, Emmanuel Todd avance une explication nouvelle de l’effondrement du communisme. Finalement, ce ne serait pas l’échec économique du système qui aurait entraîné sa fin, contrairement à ce qu’il avait pu écrire en 1976 dans son livre La chute finale. Essai sur la décomposition de la sphère soviétique. Ce n’est pas non plus comme d’autres ont pu l’évoquer son incapacité à maintenir ensemble un système plurinational miné par des tendances centrifuges. Non, c’est beaucoup plus simple que tout cela. L’Union soviétique a été minée par l’élévation du niveau moyen de formation de la population, l’émergence d’une classe moyenne éduquée supérieure.

Emmanuel Todd a en effet découvert une nouvelle loi d’airain, « lorsque la barre des 20% d’éduqués supérieurs par cohorte a été franchie, l’idéologie communiste s’est grippée. Les conditions étaient mûres pour que la fraction la plus audacieuse et vénale de la nomenclatura se rue sur les biens d’État en cours de privatisation à l’époque d’Eltsine ».  

Cette loi ne vaut pas que pour les ex-pays communistes ; de la même façon les pays capitalistes seraient victimes de l’élévation du niveau moyen de formation et de la constitution d’une classe réputée éduquée qui voit dans l’acquisition de ses diplômes d’enseignement supérieur la justification d’une aggravation des inégalités en sa faveur. Nous y reviendrons. 

Heureusement, la Russie a trouvé son sauveur en la personne de Vladimir Poutine, c’est-à-dire un homme en adéquation avec son pays puisque selon Emmanuel Todd « le système Poutine est stable parce qu’il est le produit de l’histoire de la Russie et non l’œuvre d’un homme ». Cela rappelle furieusement les déclarations d’amour des intellectuels occidentaux à l’adresse de Staline en pleine période des procès de Moscou. 

Finalement, la Russie souffrirait d’une seule fragilité : sa faible natalité. C’est la raison pour laquelle contrairement à ce que l’on dit en Occident, la Russie ne fait pas la guerre à l’Ukraine, mais conduit seulement une opération spéciale engageant peu de moyens, 120 000 hommes, selon Emmanuel Todd, parce que la doctrine militaire russe serait fondée sur le constat de la rareté des hommes dans le pays. 

Si l’on suit cet auteur, il n’y a donc pas de guerre en Ukraine, mais une simple opération de police conduite avec des moyens très réduits. On a d’ailleurs du mal à comprendre pourquoi ces escarmouches suscitent un tel émoi au niveau international. Dans le même temps, Emmanuel Todd écrit que « la nouvelle doctrine, tenant compte de la pauvreté en hommes, autorise, des frappes nucléaires tactiques si la nation et l’État russe sont menacés ». Dans la mesure où Vladimir Poutine a évoqué à plusieurs reprises le recours aux armes nucléaires, on pourrait en déduire que la nation et l’État russe sont menacés par ces escarmouches ukrainiennes.  

C’est dire si l’auteur de ce pamphlet n’est pas à une contradiction près. Des évènements sans importance ne conduisant qu’à un engagement limité pourraient justifier une guerre nucléaire ! Comprenne qui pourra. 

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La dérive machiste des Passport Bros

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Fuite machiste et quête de domination

À première vue, le mouvement des « Passport Bros » peut apparaître comme une échappatoire romantique, une quête de liberté personnelle et d’acceptation dans un monde globalisé. Sur les réseaux sociaux, forums en ligne et vidéos YouTube, ces hommes, majoritairement américains, narrent leurs aventures au-delà des frontières nationales. Ils décrivent des contrées comme les Philippines, la Colombie ou l’Ukraine, louant non seulement l’hospitalité et l’accueil chaleureux des populations locales, mais aussi la facilité apparente d’y vivre et de s’y établir financièrement. Ces récits, souvent teintés d’une excitation pour l’exotique et l’inexploré, projettent une image de liberté sans contraintes où les normes sociales américaines semblent diluées. En effet, ils soulignent souvent que 70 % des divorces aux Etats-Unis sont initiés par des femmes, ce qui les pousse à chercher ailleurs des dynamiques relationnelles qu’ils perçoivent comme plus équilibrées ou traditionnelles. Ces hommes cherchent avant tout des relations dans lesquelles les dynamiques de pouvoir leur sont plus favorables, et où ils peuvent, selon leurs termes, « retrouver leur virilité ». Cependant, cette quête de l’idéal cache souvent une réalité moins avouable. Loin d’être une simple recherche de nouveaux horizons ou d’une intégration harmonieuse dans une nouvelle culture, ce mouvement révèle une tentative de certains hommes de fuir les défis posés par les luttes modernes pour l’égalité des sexes. En recherchant des régions où les rôles traditionnels sont plus prononcés, ces « Passport Bros » aspirent non seulement à un changement de décor mais à un retour à un ordre social où leur statut dominant est moins contesté. Ce désir de domination se manifeste non seulement dans la préférence pour des partenaires perçus comme moins émancipés ou moins exigeants, mais aussi dans l’exploitation économique des disparités de richesse entre leur pays d’origine et les pays d’accueil. Cette démarche, souvent masquée sous le vernis de l’aventure et de l’auto-découverte, révèle des aspects profondément problématiques du mouvement, remettant en question les motivations réelles derrière leur désir d’expatriation(1).

Colonialisme de genre et exploitation des femmes locales

Dans les pays ciblés par les « Passport Bros », les conséquences pour les communautés féminines locales sont souvent sévères et problématiques. En attirant des hommes étrangers principalement intéressés par des relations asymétriques, fondées sur une dynamique de pouvoir déséquilibrée, ce mouvement exacerbe les inégalités existantes et renforce des stéréotypes de genre nocifs, tout en déconstruisant la notion de prostitution telle qu’elle est perçue dans les pays occidentaux. Les femmes sont fréquemment perçues et traitées comme des marchandises dans un marché transactionnel de mariages internationaux, où leur valeur est réduite à leur capacité à incarner des rôles traditionnels ou soumis, comme le souligne Marion Bottero, anthropologue et chercheuse au Centre de recherche bruxellois sur les inégalités sociales, dans une interview donnée à la RTBF. “Ce ne sont pas juste des passes, ça peut parfois durer tout le temps du voyage voire se transformer en union. C’est ce que l’on nomme un échange économico-sexuels et affectifs, ce n’est pas strictement des rapports sexuels pour de l’argent. D’ailleurs l’échange d’argent est souvent camouflé, il se fait indirectement, via une tierce personne. » Cette objectification contribue non seulement à la dégradation de l’image des femmes dans ces sociétés mais renforce également une structure patriarcale où les femmes sont économiquement et socialement dépendantes de leurs partenaires étrangers. Dans le contexte des « Passport Bros », cette dépendance économique joue un rôle prépondérant dans la restriction des opportunités pour les femmes dans les régions ciblées, notamment au Brésil où la prostitution est légale. Celles-ci se trouvent souvent dans l’impossibilité de poursuivre des études ou de développer une carrière, car leur survie économique dépend entièrement de leurs partenaires étrangers. Cette situation crée un cycle vicieux de dépendance, qui non seulement entrave leur développement personnel et professionnel, mais les prive également de toute autonomie. L’absence d’autonomie économique est un obstacle majeur à l’indépendance des femmes, car sans moyens financiers propres, il est extrêmement difficile de prendre des décisions libres concernant leur vie personnelle ou professionnelle. Le manque d’accès à l’éducation et à des opportunités professionnelles qualitatives perpétue leur position de dépendance et limite leur capacité à se libérer de relations potentiellement exploiteuses ou abusives. Les ruptures ou les conflits au sein de ces relations pourraient laisser des femmes sans ressources, confrontées à des stigmates sociaux et à l’isolement. L’impact de ces dynamiques ne se limite pas aux individus mais s’étend aux familles et aux communautés entières, altérant les attentes sociales et mettant en péril les progrès vers l’égalité des sexes(2). Des chercheurs et universitaires comme Cynthia Enloe, Kamala Kempadoo, ou encore Deborah Pruitt, alertent sur ces conséquences à long terme, soulignant la nécessité urgente de politiques et de programmes qui soutiennent l’émancipation et l’autonomie des femmes dans ces régions, tout en combattant les préjugés et les abus inhérents à ce phénomène complexe et souvent troublant.

Masculinité en crise et réponses transnationales

Le mouvement des « Passport Bros » soulève des questions significatives concernant la perception de la masculinité et des relations amoureuses dans différents contextes culturels. Cette quête transnationale pour des partenaires est intimement liée à la façon dont la masculinité est vécue et exprimée par ces hommes, souvent en réaction à leurs expériences dans leur pays d’origine où ils peuvent se sentir marginalisés ou dévalorisés. Dans de nombreux cas, les « Passport Bros » cherchent à réaffirmer une certaine image de la masculinité qu’ils perçoivent comme étant érodée dans leurs sociétés d’origine. Aux États-Unis, par exemple, les débats autour de la masculinité toxique, du féminisme et de l’égalité des genres ont conduit certains hommes à se sentir dépossédés de leur rôle traditionnel. En se tournant vers des pays où les structures de genre sont perçues comme plus traditionnelles ou moins contestées, ces hommes cherchent des environnements où leur autorité et leur rôle en tant que « chef de famille » ne sont pas remis en question. Cette recherche d’un retour à une masculinité « authentique » s’inscrit dans un cadre plus large de relations amoureuses transnationales. Les « Passport Bros » tendent à idéaliser les relations dans les pays cibles, perçues comme plus sincères ou authentiques en comparaison avec les relations dans leur pays d’origine, jugées comme étant trop régulées par des normes d’égalité ou d’indépendance des femmes. Pour Théo(3), qui a rencontré sa femme asiatique lors d’un échange ERASMUS : “ A l’étranger, on ne m’a pas parlé comme un sous-homme (…) Si on remettait au point la masculinité et la féminité, il n’y aurait pas de passport bros.”

Cette idéalisation ignore souvent la complexité des relations réelles dans ces pays et minimise les défis auxquels les couples peuvent être confrontés du fait de différences culturelles ou économiques importantes. Les réseaux sociaux utilisés par les passport bros jouent un rôle crucial dans la manière dont ce phénomène est perçu positivement dans les pays cibles, même si les médias internationaux, notamment occidentaux, sont souvent critiques, décrivant le mouvement des « Passport Bros » comme une forme de néo-colonialisme ou de sexisme, où des hommes profitent de leur privilège économique et de leur statut pour exploiter des femmes dans des contextes plus vulnérables.

Néo-colonialisme sexuel : une pratique aux racines anciennes

Dans le panorama du néo-colonialisme, le mouvement des « Passport Bros » émerge comme une incarnation moderne de pratiques bien plus anciennes, telles que les mariages par correspondance du XIXe siècle. Ces derniers, nés dans des contextes où les hommes de régions nouvellement peuplées des États-Unis cherchaient des épouses en zones urbaines via des catalogues détaillés, reflètent un désir similaire de stabilité domestique à travers des frontières géographiques. Cependant, les « Passport Bros » exploitent les technologies modernes pour établir des liens plus personnels et directs, tout en recherchant des partenaires dans des régions où les structures traditionnelles de genre sont prédominantes, ce qui constitue une forme de néo-colonialisme sexuel. Cette pratique implique l’utilisation de leur position privilégiée, souvent en termes économiques, pour influencer et établir des relations avec des partenaires issus de contextes moins favorisés, reflétant ainsi une dynamique de pouvoir inégale. Parallèlement, d’autres groupes contemporains, tels que certains expatriés occidentaux, montrent des comportements analogues mais souvent moins polarisés par une critique explicite des rôles de genre. Ces expatriés peuvent chercher à s’immerger ou à s’intégrer dans une nouvelle culture sans pour autant rejeter explicitement les valeurs de leur propre culture. En revanche, les « Passport Bros », par leur quête explicite de partenaires dans des régions conservatrices et leur rejet des normes de genre perçues comme restrictives dans leurs sociétés d’origine, illustrent une réaction spécifique à la globalisation et aux transformations sociales. Cette juxtaposition met en évidence non seulement les nuances qui existent avec le tourisme sexuel, mais aussi les défis éthiques persistants et les dynamiques de pouvoir complexes qui les caractérisent.

En conclusion, le mouvement des « Passport Bros » révèle une dimension sombre et complexe de la migration relationnelle moderne. Sous prétexte de chercher l’amour à l’étranger, ces hommes souvent motivés par des idéaux néo-coloniaux et machistes, cherchent à établir des dynamiques de pouvoir traditionnelles qui favorisent leur domination. Ce phénomène met en lumière non seulement les inégalités globales persistantes mais aussi les profondes insatisfactions culturelles et personnelles que vivent certains hommes dans leurs pays d’origine. En définitive, la critique de ce mouvement ne doit pas seulement porter sur les individus qui le composent, mais aussi sur les structures sociales et économiques qui le permettent, soulignant un besoin urgent de réformes globales en matière de genre, d’égalité et de justice sociale pour protéger les plus vulnérables dans ce dialogue transnational.

Références

(1)https://www.rtbf.be/article/passport-bros-simple-tendance-tiktok-ou-tourisme-sexuel-deguise-11295942

(2)Pour approfondir les thèmes discutés, comme les impacts des relations transnationales sur les femmes dans les pays en développement, les stigmates sociaux, et les implications sur l’égalité des sexes, voici une sélection de textes et d’études qui pourraient être utiles. Ces sources couvrent divers aspects de la sociologie, de l’anthropologie, et des études de genre :

  1. Jeffreys, Sheila. « Sex Tourism: Do Women Do It Too? » Dans *Leisure Studies*, vol. 22, no. 3, 2003, pp. 223-238.
  2. Kempadoo, Kamala. « Sexing the Caribbean: Gender, Race and Sexual Labor. » Routledge, 2004.
  3. Pruitt, Deborah, et LaFont, Suzanne. « For Love and Money: Romance Tourism in Jamaica. » Dans *Annals of Tourism Research*, vol. 27, no. 4, 2000, pp. 422-440.
  4. Wonders, Nancy A., et Michalowski, Raymond. « Bodies, Borders, and Sex Tourism in a Globalized World: A Tale of Two Cities—Amsterdam and Havana. » Dans *Social Problems*, vol. 48, no. 4, 2001, pp. 545-571.
  5. Constable, Nicole. « Romance on a Global Stage: Pen Pals, Virtual Ethnography, and « Mail Order » Marriages. » University of California Press, 2003.
  6. Zelizer, Viviana A. « The Purchase of Intimacy. » Princeton University Press, 2005.
  7. Enloe, Cynthia. « Bananas, Beaches and Bases: Making Feminist Sense of International Politics. » University of California Press, 1990.

(3)https://www.radiofrance.fr/mouv/podcasts/reporterter/reporterter-du-jeudi-29-fevrier-2024-8076613

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