For Ever Godard

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Godard… Ce nom résonne d’images et d’énigmes, même aux oreilles de celles et ceux qui n’auraient vu aucun de ses films. Celui qui affirmait que « le cinéma est fait pour penser », nous a quittés le 13 septembre dernier à l’âge de 91 ans. Avec la disparition de Jean-Luc Godard, c’est précisément un penseur qui s’en va, l’un des plus illustres du septième art. Rendons hommage au cinéaste franco-suisse, joyau rebelle de notre patrimoine artistique dont la liberté et la lumière continueront, on l’espère, à inspirer et briller.

Au début des années 1950, Jean-Luc Godard fait ses débuts dans la critique et s’affirme rapidement, aux côtés de François Truffaut et d’Éric Rohmer, comme l’un des fleurons des Cahiers du cinéma. Portée par l’ambition créatrice et réformatrice d’un petit cénacle, cette décennie voit l’émergence de l’un des mouvements cinématographiques sans doute les plus célèbres de l’histoire du cinéma, la Nouvelle Vague. Dans cet élan d’affranchissement de l’emprise des forces économiques et politiques sur le cinéma, Godard est peut-être le plus radical de cette poignée de cinéphiles bouleversant le cinéma français, ses convenances et principes établis. Si de l’aveu de Truffaut, il ne peut être question pour la Nouvelle Vague d’un programme esthétique commun, son déferlement n’en provoque pas moins, selon l’expression du sociologue Philippe Mary(1), l’une des révolutions artistiques par lesquelles « l’art des XIXe et XXe siècles s’est engagé dans la modernité ». Au rang des œuvres fondatrices, l’on trouve évidemment Les Quatre Cents Coups de François Truffaut (1959), ou encore le chef-d’œuvre d’Agnès Varda Cléo de 5 à 7 (1962) qui, seule fille au sein d’une bande de garçons, saura mieux que quiconque apporter une perspective féminine nécessaire. En 1960, Godard signe À bout de souffle, son premier long-métrage qui rencontre un succès considérable faisant de lui le chef de fil, le maître à penser d’une nouvelle façon de faire du cinéma, marquée au coin de la liberté. Préférant les décors naturels aux couteux studios, le jeune cinéaste investit la rue et la campagne, les appartements et les cafés avec un équipement réduit à la portion congrue, sans éclairage additionnel, et multipliant les innovations techniques. Le fameux plan séquence des Champs-Élysées, où déambulent Jean Seberg et un Jean-Paul Belmondo au seuil de sa carrière, n’est donc pas filmé à l’aide d’un traditionnel rail de traveling, trop cher et par ailleurs indiscret. Non, la scène devenue culte est tournée depuis un tricycle de postier, poussé par le chef opérateur Raoul Coutard au beau milieu des vrais passants, pendant que Godard souffle à ses acteurs des dialogues fraîchement rédigés. Jean Seberg écrira cette phrase éclairante : « pas de spots, pas de maquillage, pas de son ! (…) C’est tellement contraire aux manières de Hollywood que je deviens totalement naturelle ». Conjuguant son impécuniosité à sa verve créatrice, Godard dévoile un cinéma résolument moderne, plus proche de la vie et de ses personnages. Véritable révolution technique et artistique, À bout de souffle est le manifeste d’une ambition nouvelle qui, pulvérisant l’académisme du cinéma français, tentera à l’image de la célèbre « réforme de l’opéra » mené par Gluck au XVIIIe siècle, d’atteindre à la simplicité, au naturel, à l’expressivité et parler le « langage venu du cœur ».

La première période de l’œuvre de Godard du début des années 1960 est assurément la plus belle mais peut-être aussi la seule qui sera, au désespoir du cinéaste lui-même, consacrée par la postérité. Après À bout de souffle viendront ainsi deux autres films cultes, le faussement classique Le Mépris (1963) avec Brigitte Bardot et Michel Piccoli, et l’explosif et inoubliable Pierrot le fou (1965) mettant en scène un couple pour l’éternité formé par Anna Karina et Jean-Paul Belmondo, dans lequel le cinéaste tente déjà de trouver un équilibre entre la fiction et le documentaire, une recherche qui parcourt toute son œuvre. N’en déplaise au maître, ces films sont à voir et à revoir. Pour autant, la disparition du cinéaste doit être une invitation à dépasser justement le début des années 1960, pour s’intéresser aux autres périodes godardiennes, notamment celle du cinéma politique et militant. Bien loin de l’artiste béat et coupé de la réalité, Godard entend « faire politiquement des films politiques » et scrute, à cette fin, la société française et ses mutations. Filmant les désarrois de la jeunesse dans Masculin Féminin (1966), dont un carton intitulé « Les enfants de Marx et de Coca-Cola » servira à désigner toute une génération, Godard devient « un militant actif et son cinéma un moyen de lutter contre la société »(2). Son film La Chinoise (1967) préfigure ainsi les évènements de mai 1968, à l’occasion desquels il provoquera d’ailleurs, avec quelques autres cinéastes, le célèbre arrêt forcé du festival de Cannes. Clamant haut et fort la solidarité du cinéma avec les mouvements étudiants et ouvriers, il condamne la défaillance de celui-ci à retranscrire les problèmes de son temps, illustrant sa réflexion fondamentale sur la place et le rôle du septième art. Son engagement révolté lui vaudra d’ailleurs d’affronter la censure, pour avoir abordé ouvertement la guerre d’Algérie dans Le Petit Soldat (1960) ou encore filmé des corps nus et évoquer l’adultère dans Une femme mariée (1964). Son tournant militant le conduit en outre à constituer le groupe Dziga Vertov, en référence au cinéaste soviétique, au sein duquel il produira des films très peu diffusés mais continuera, inlassablement, à remettre en question son art, réinventer ses formes et filmer le réel. En dépit du caractère austère et parfois confus de certains films, Godard poursuit obstinément « l’idée essentielle selon laquelle on ne saurait combattre l’ordre établi sans subvertir aussi ses modes de représentation, et la « vision du monde » qu’ils entretiennent »(3), une démarche éminemment politique.  Plus tard, au début des années 1980, s’ouvre l’ère de l’expérimentation vidéo qui permettra un double mouvement, là encore, d’innovations techniques mais aussi d’autonomisation par la constitution de son propre studio(4). Il fait également un retour à de plus grandes productions, collaborant avec de célèbres actrices et acteurs, à l’instar d’Isabelle Huppert et Nathalie Baye dans Sauve qui peut (la vie) (1980), d’Alain Delon dans Nouvelle Vague (1990) ou encore de Gérard Depardieu dans Hélas pour moi (1993). La fin du XXe siècle voit enfin la production de ses Histoire(s) du cinéma, œuvre monumentale faite d’extraits de films, de rapprochements, de découpages, de collages, et qui se voudra une « sorte de jugement dernier du cinéma »(5). Godard y annonce en effet la mort du cinéma qui aurait manqué son rendez-vous avec l’Histoire, tout en contribuant plus que jamais à lui restituer sa place dans l’histoire des arts.

Régulièrement taxée de pompe et d’ennui distingué par ses dénigreurs, l’œuvre de Jean-Luc Godard est colossale, d’une diversité inouïe, et d’une influence dont peu de cinéastes peuvent se prévaloir. Interrogeant sans cesse son art, sa production et sa raison d’être, le cinéaste n’était pas moins conscient de ce qu’il considérait être sa « dette » à l’égard du cinéma et des arts en général. Les références fusent ainsi de toutes parts dans son œuvre, qu’elles soient littéraires, musicales, picturales ou cinématographiques et sont toujours autant d’invitations à aller voir ailleurs, à découvrir et à réfléchir. Si tous ses films ne sont pas nécessairement à voir, et que son nom peut parfois intimider voire rebuter, l’on ne peut que chaudement recommander de profiter des nombreuses rétrospectives et retransmissions de ses films. À défaut de susciter chez le spectateur le sentiment impérissable d’un avant et d’un après Godard, le visionnage de ces-derniers brisera sans nul doute ce que les Allemands appellent les Sehgewohnheiten, c’est-à-dire les habitudes visuelles, invitant à tout le moins à s’interroger sur celles-ci et leur pertinence. Truffaut écrivait que « Godard a pulvérisé le système, a fichu la pagaille dans le cinéma, ainsi que l’a fait Picasso dans la peinture, et, comme lui, a tout rendu possible »(6). C’est peut-être là l’héritage essentiel de l’artiste, une voie des possibles au service d’une haute conception de l’art dans le monde des hommes.

Formons le vœu que l’esprit libre et créateur du cinéaste disparu continue à inspirer « les professionnels de la profession » et les générations à venir de visiteurs des salles obscures.

Références

(1)Philippe Mary, La Nouvelle Vague et le cinéma d’auteur. Socio‑analyse d’une révolution artistique, 2006.

(2)Xavier Lardoux, « Jean-Luc Godard » dans Petite encyclopédie de culture générale, 2019.

(3)Guy Scarpetta, Jean-Luc Godard, l’insurgé, dans Le Monde Diplomatique, août 2007.

(4)Cf. les propos du biographe de Jean-Luc Godard, Antoine de Becque, rapportés par Benoît Grossin dans son article publié sur le site internet de France Culture. 

(5)Ibidem.

(6)Ibidem.

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La gauche, le socialisme et le projet, entretien avec Guillaume Balas

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Le Temps des Ruptures : Vous avez été membre du PS puis avez fondé avec Benoît Hamon le mouvement Génération.s. Qu’est ce qui a motivé votre choix ?
Guillaume Balas :

Plusieurs choses : la première et la plus essentielle, c’est que nous étions convaincus que ce que nous avions appelé le modèle social-démocrate était désormais dépassé. Ce qu’on appelle social-démocratie, c’est l’idée d’un contrat entre le capital et le travail, basé sur l’augmentation de la production et sur une plus juste répartition, avec des modalités démocratisées de cette répartition, qui s’inscrit dans un rapport de force et des négociations.

Pour nous, ce modèle était désormais une relique du passé. D’abord, parce que nous avions vécu 40 ans de néolibéralisme qui l’ont affaibli, y compris dans ses ressorts internationaux. Et surtout parce que le fondement sur lequel il était assis, c’est-à-dire l’augmentation de la production, est désormais largement remis en cause en raison des limites écologiques de la planète.

A partir de là, nous avons considéré que le PS, dans sa manière de ne pas soutenir Benoît Hamon à la présidentielle, avait fait la preuve qu’il ne comprenait pas les transformations fondamentales en cours. C’était vraiment une divergence idéologique. Une grande partie du PS était sur une autre perspective idéologique, sur un raidissement conservateur, pas uniquement néolibéral, considérant que devant la crise du productivisme, l’important, c’était de rétablir l’autorité. C’est Valls, et sa vision autoritaire de la République.

On aurait peut-être pu partir ailleurs. Mais il nous a semblé que personne ne synthétisait ce que nous voulions synthétiser, c’est-à-dire la question sociale, la question écologique et la question européenne. Nous avions un vrai désaccord sur la politique internationale et européenne avec Jean-Luc Mélenchon. À partir de cela, la perspective stratégique était de construire la « poutre » de « la maison commune de la gauche ». C’est ce à quoi nous nous sommes efforcés pendant cinq ans, pour aboutir finalement à sa réussite, mais pas d’abord grâce à nous.

LTR : Justement, Génération.s s’est engagé en 2021 dans le Pôle écologiste, pourquoi ce choix ? A-t-il été utile pour l’union de la gauche ?
GB :

Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’après 2017, les partis politiques de gauche et écologistes sont aveugles face au macronisme. Aux européennes, qui est la moins bonne élection pour dresser une liste commune, Génération.s se rapproche des écologistes, qui ne veulent pas d’union pour des raisons sectaires. A la sortie des européennes, Génération.s propose à nouveau une perspective globale à tous les partis, et arrive le désastre des régionales. Les socialistes veulent se venger, Jean-Luc Mélenchon n’existe pas dans la séquence et personne ne veut le faire exister, en anéantissant bien des occasions de liste commune avec lui. Les écologistes, de leur côté, ont l’idée bizarre de penser que c’est le moment pour eux de doubler leur score, après leurs résultats aux municipales. Le bilan, finalement, est que le rassemblement de la gauche n’est pas faisable. Dans la perspective de la présidentielle, nous choisissons de prendre un bout du spectre politique, et de commencer une dynamique d’unité par là. Il nous semble que l’écologie politique, c’est le plus naturel. C’est pour ça que Génération.s rentre dans la construction du Pôle écologiste. Mais l’histoire n’est pas finie : il y a eu la présidentielle, le score de Mélenchon, le mauvais score de Jadot, et la Nupes. On peut être à la fois très satisfait de la Nupes, et en même temps penser que c’est une condition nécessaire mais pas suffisante.

LTR : La question qui se pose maintenant, c’est : que fait-on ? Ce qui peut préoccuper dans la Nupes, c’est le risque que la France Insoumise (FI) essaie d’étouffer les autres partis et qu’il n’en résulte qu’une gauche boiteuse.
GB :

Il y a une tension entre rassemblement et hégémonie de la part de la FI, y compris en son sein. Ils analysent les choses en se disant que c’est bien la preuve qu’il fallait que ce soit la gauche radicale qui mène le bateau. En même temps, ils ont une trouille bleue de la reconstitution d’une social-démocratie forte ou d’une écologie politique forte. Mais il y aura forcément un rééquilibrage. L’alternative la plus crédible pour l’avenir de la Nupes est la suivante : soit, ils entrent en conflit les uns avec les autres pour savoir qui aura le leadership ; soit la gauche arrive à construire des éléments communs pour transcender cette difficulté. Le Parlement de la Nupes existe, même s’il ne fonctionne pas encore très bien, mais il pourrait être travaillé. Je le vois autour de moi, nombreux sont ceux qui aimeraient pouvoir adhérer directement à la Nupes.

 

En 2022, la gauche a fait 25%, c’est-à-dire le score du PS d’avant en basses eaux, cela veut dire que la FI, EELV, le PS et le PC ne sont que des courants d’un grand ensemble. Ils ne peuvent plus penser qu’à eux seuls ils sont en capacité de remplir le champ politique, c’est totalement impossible. Les faits parlent d’eux-mêmes.

Une grande difficulté va quand même se poser, ce sont les élections européennes. Je ne vois pas comment il ne peut pas y avoir plusieurs listes, pour des raisons profondes, liées aussi à la structuration du Parlement Européen en groupes.

LTR : Vous êtes toujours adhérent de Génération.s. Ce qui peut être surprenant dans votre discours, c’est que vous parlez de l’augmentation de la production pour les structures d’Envie, alors que Génération.s prend plutôt position contre.
GB : 

Chez Envie, nous visons une augmentation de la production sur le réemploi, mais il y a une limite à ce que je dis. Là où il faut être vigilant, c’est que pour faire plus de réemploi, nous avons besoin du neuf. Si jamais le neuf baisse, cela atteint le réemploi : le gisement est de moins bonne qualité. Il faut faire attention, il ne faut pas oublier que le réemploi alimente le besoin en neuf. C’est la question de la durée d’usage qui est posée. C’est une petite révolution. On ne peut pas tout faire en même temps. Nous avons besoin de répondre à un marché en pleine évolution et qui est sain, le réemploi, mais le stade d’après, c’est la question de la durabilité. Nous commençons le troisième temps peu à peu, mais il ne faut pas aller trop vite.

LTR : Pendant la campagne de 2017, le grand thème de Benoît Hamon était le revenu universel. Quel était votre point de vue sur cette mesure en 2017 et avez-vous évolué aujourd’hui par rapport à cela ?
GB :

J’ai toujours été un partisan modéré du revenu universel, les deux termes étant importants. Je pense que c’est un débat intéressant, en même temps je n’ai pas fait partie, au sein de Génération.s, de ceux qui pensaient que c’était la mesure prioritaire pour organiser l’ensemble du projet.

Ce débat m’intéresse parce qu’il pose la question de la relation au travail. Je fais partie de ceux qui pensent que le nombre d’heures de travail réel par rapport aux besoins de la production capitaliste classique est en train de baisser très fortement, et que c’est le cas depuis longtemps. C’est notamment ce paramètre qui pose aujourd’hui la crise du sous-emploi. Nos sociétés ont répondu à cette crise par le chômage de masse, notamment dans les pays à la démographie jeune, comme la France, mais également par la dévalorisation des conditions salariales et de travail dans d’autres pays.

Comme dirait Jean-Marc Jancovici, la décroissance réelle a commencé. Si on décorrèle la production matérielle des masques croissantistes liés à la question de la finance, il y a effectivement une décroissance relative dans beaucoup de secteurs de l’économie réelle.

La question qui se pose est : comment répondre à cette crise ? Je dois prendre une précaution avant d’avancer. Conjoncturellement, on est dans une période de la crise que l’on peut voir comme contradictoire : le covid, la guerre en Ukraine et l’accélération du changement climatique produisent une tension inverse de manque de main d’œuvre. Je pense que c’est conjoncturel. La tendance lourde va être à la limite de la production, et c’est l’inflation qui la reflète le mieux. Évidemment, la spéculation explique 80% de l’inflation. Mais il faut regarder à quoi sont dus les 20% restants. Si on raisonne là-dessus,  l’augmentation des prix réels de l’énergie, de l’alimentation, …  est due à la crise écologique. 

Il faut désormais penser dans un monde où la fête est finie. C’est là que le revenu universel arrive par la fenêtre. Toutes les mauvaises nouvelles arrivent en même temps : les milliardaires s’engraissent, les inégalités explosent, les 0,01% des plus riches voient leur patrimoine s’accroître. Nous disons qu’il faut taxer les superprofits et redonner du sens. Je partage l’idée avec Territoire zéro chômeur que le travail reste une valeur.

Mais est-ce qu’on pense que le travail est la valeur cardinale autour de laquelle organiser la société ? S’il y a une crise autour du travail, c’est bien qu’il y a un problème, c’est que le travail comme valeur cardinale est une idée qui ne tient plus la route.

L’outil faiblit : le travail comme vecteur principal d’émancipation de l’individu est un peu plus compliqué à penser qu’il y a 40 ans, où il suffisait d’augmenter les salaires pour faire que ce soit moins pénible. Je pense qu’il y a un défaut d’analyse.

Il faut d’ailleurs se rappeler que la valorisation du travail issue de la culture communiste et socialiste ne survient que lors d’une deuxième phase de l’histoire du socialisme. C’est quand la gauche socialiste a fondamentalement admis les présupposés du capitalisme et notamment productivistes, qu’elle a considéré que l’héroïsation de la classe ouvrière passait par le travail. Les premiers socialistes ne raisonnaient pas de cette manière. Ils ne voyaient pas tous le travail comme une sphère possible d’émancipation. 

La question qui se pose, c’est le rééquilibrage entre travail, protection sociale et émancipation. C’est là que le sujet des formes de revenus universels arrive. Quand Emmanuel Macron étatise le travail pendant plusieurs mois au début du covid, quand on cherche des solutions pour pouvoir subventionner les gens qui ne travaillent pas ou peu, quand on crée des structures d’insertion qui sont des sas entre le monde du travail et le monde du non-travail, c’est que, d’une certaine manière, le revenu universel est déjà en route. D’une certaine façon, on décorrèle le revenu des gens du fait qu’ils travaillent ou pas.

Je ne nie pas qu’il y ait une réalité : quand on gagne autant sans travailler qu’en travaillant, cela pose un problème. Mais il est évident qu’il faut réfléchir et assumer le fait qu’il y ait une part universelle qui revient à chaque individu. Quelque chose nous le dit : dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen est inscrit le droit à l’existence. Or, il n’a jamais été concrétisé : la société doit une part à chaque individu sur les moyens minimaux d’exister. Selon moi, le revenu universel peut y répondre. 

Je ne pense pas que ce soit le combat essentiel autour duquel tout doit s’organiser. Il faut aussi saisir l’état de compréhension idéologique et psychologique des gens. La société n’est pas encore prête pour s’engager résolument vers cette voie. Je pense que c’est un sujet intéressant, mais qu’il faut manier avec précaution.

LTR : En termes idéologiques, dire que le revenu universel répond au droit à l’existence, cela revient à monnayer l’existence même des individus. N’est-ce pas dans l’essence de la logique capitaliste ?
GB :

Vous avez raison, à moins qu’on puisse considérer les choses autrement : que ce principe de droit à l’existence puisse revêtir plusieurs dimensions. Une dimension qui pourrait être, par exemple, celle des services publics et une dimension qui pourrait être monnayable. Mais est-ce que la monnaie est intrinsèquement liée au capitalisme ? En tout cas, cela pourrait être autrement, on pourrait imaginer que cela prendrait la forme d’une part irréfragable en termes d’alimentation, de droit aux services, … Là où il y a un biais dans le revenu universel que je reconnais, c’est qu’il y a un rapport ultra-individualiste. Mais quand on regarde les fondements de la gauche libérale d’un côté, et de la gauche socialiste de l’autre – il faut relire Jaurès – : le but du socialisme, c’est l’émancipation individuelle, le collectif n’est qu’un moyen de l’émancipation individuelle, c’est peut-être même une critique que l’on peut adresser au socialisme pour certains : il partage l’individualisme du libéralisme

LTR : Nous serons moins d’accord avec vous sur cette analyse de la pensée de Jaurès.  Par ailleurs, dans notre société actuelle où la tendance est à l’hyper individualisme, les réponses à apporter ne sont pas les mêmes que celles de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.
GB :

C’est autre chose, nous parlions purement théoriquement. D’un point de vue pragmatique, au vu de l’état de la société, je vous rejoins, je pense qu’il faut faire attention. Cela a été le drame de la candidature de Benoît Hamon. Le revenu universel est un fantastique débat de primaire, pas de présidentielle. Si on me demande aujourd’hui quelles sont les priorités, les trois questions qui viennent sont la transition écologique, les services publics et parmi eux, la santé et l’école. Il y a une urgence sur ces sujets, qui sont des sujets politiques.

Mais cela n’invalide pas qu’il faut réfléchir sur cette question de la réalisation de la transition écologique. Quand cette transition aura eu lieu, quand on se sera engagé dans la voie de la sobriété maximale, qu’on produira moins, comment va-t-on payer les gens ? Il y a un lien intrinsèque entre l’écologie, la répartition des richesses et les formes de revenu qui ne sont pas liées à la production. Autrement il n’y a pas de transition écologique. Mais pour cela, il faut travailler sérieusement. Il faut aller s’adresser aux superprofits et aux grands milliardaires et taxer 70% de leur richesse à chacun, sinon ce n’est pas possible.

LTR : Quand Génération.s a été lancé, la forme qui a été choisie était celle du mouvement. Pensez-vous qu’aujourd’hui la forme partisane est encore pertinente ?
GB :

Ma réflexion là-dessus a connu trois temps dialectiques.

Voici le premier. Les fondateurs de Génération.s, dont je fais partie, étaient issus du Parti Socialiste croupissant, il y avait donc une envie d’envoyer valdinguer tout cela. Nous nous sommes alors lancés un peu vite et sans réflexion dans « tout ce qui est nouveau est beau ». En parallèle, nous voyions la FI et nous trouvions qu’elle était assez attractive dans sa forme « mouvementiste », non-partidaire.

Il y a eu un deuxième temps dialectique qui a duré jusqu’à il y a peu de temps chez moi. Je me disais que, vu l’état de la gauche, il fallait reconstruire des cadres sérieux et pérennes, avec de la formation politique et de la démocratie délégataire.

Maintenant, je ne sais pas. Je suis sûr que le modèle Génération.s/M1717 ne peut pas fonctionner de manière pérenne, c’est d’ailleurs pour ça que la FI ne peut pas fonctionner passée l’élection présidentielle.

La question, c’est comment on fait ? Je n’ai pas de réponse là-dessus pour le moment. Je crois à l’idée qu’on reconstruise des secteurs unifiants, c’est pour cela que j’aime l’idée d’une école de formation. Il faut aborder les choses sans refaire un gros parti. Génération.s s’est un peu perdu dans les discussions sur les statuts. L’échec de Génération.s, par rapport à son projet initial, se détermine par rapport à l’électoralisme de la vie politique française, vous n’avez pas le temps de construire sur du long terme quand vous faites quelque chose de nouveau et que les échéances se succèdent.

LTR : Enfin, la grande question qui se pose à gauche est celle de savoir comment reconquérir les classes populaires. Quel est votre avis à ce sujet ?
GB :

La gauche est minoritaire dans le pays aujourd’hui, et ce qui lui fait le plus de mal, ce sont les discours de déclin.

Les attentats de 2015-2016 et Samuel Paty ont été un grand moment de minorisation de la gauche. J’ai vu la gauche mainstream perdre la raison, je fais notamment référence à la déchéance de nationalité. J’ai compris que cela allait être très long. Elle a vu ses enfants, réels ou symboliques, être touchés. La priorité n’était plus la justice sociale et l’écologie, mais la sécurité et la lutte contre le djihadisme.

Sur la question des classes populaires, et plus particulièrement des cités, je me souviens que Taha Bouhafs, pendant la campagne des législatives, a proposé d’organiser une soirée de rupture du jeûne du Ramadan à Lyon pour discuter. Je suis totalement contre, sur le principe, car il prend argument du religieux pour une campagne politique. En revanche, dire qu’aujourd’hui il faut aller discuter dans les cités et trouver le moyen d’organiser le dialogue, c’est indispensable. Et aucun réseau social ne répondra à cela. Il faut sûrement imaginer des solutions intermédiaires et segmenter par rapport au désir des militants : en envoyer certains en porte à porte, d’autres sur les réseaux. Mais le plus grand ennemi du militantisme, c’est Netflix. On préfère se détendre devant une bonne série plutôt que d’aller faire du porte-à-porte !

Mais l’essentiel n’est évidemment pas là : le début de reconquête de l’électorat populaire par Jean-Luc Mélenchon est une excellente nouvelle ! Elle doit être poursuivie et notamment dans celle qui compose que l’on nomme mal la « périphérie », le monde rural et semi-rural, les territoires industriels ou post-industriels. Ruffin a raison de le dire : si la gauche abandonne la reconquête de ces sociologies, elle se nie elle-même. Pour autant, n’opposons pas les catégories populaires entre elles, au contraire, trouvons les convergences, à travers la question sociale, la question démocratique et progressons sur la question écologique. L’écologie, c’est d’abord défendre ceux qui ont le moins !

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Contre le néolibéralisme, l’économie républicaine

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Entretien avec Christophe Ramaux

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LTR : Pour certains à gauche, le terme de néolibéralisme est devenu très populaire et passe pour l’ennemi commun. Comment le définiriez-vous ? Où prend-il racine, à quoi s’oppose-t-il, quel est son projet ?
Christophe Ramaux :

Le libéralisme économique à l’ancienne, défendu notamment par les auteurs classiques comme Adam Smith et David Ricardo, était vu comme quelque chose de naturel que la société se devait de respecter en limitant l’intervention publique.

 

Le néolibéralisme émerge dans les années 1930, avec l’idée que l’ordre concurrentiel n’est pas un ordre naturel, mais qu’il faut l’imposer. Il y a là une dimension constructiviste, voire autoritaire : il ne faut pas hésiter à utiliser la puissance publique pour imposer des normes favorables à la concurrence et au capital. L’intervention publique est, en ce sens précis, requise. C’est le cas, par exemple, avec les aides à l’emploi dont la France, réputée irréformable, est la championne du monde. Avec elles, les néolibéraux ont réussi à imposer l’idée qu’il convient en permanence d’abaisser le coût du travail. Et comme il est difficile de faire accepter des baisses de salaires nets, c’est l’Etat qui prend en charge une partie du coût du travail. Depuis 1992, on n’a pas cessé d’étendre ces aides. Avec la transformation du CICE en allègement pérenne de cotisations sociales, on est aujourd’hui à environ 70 milliards par an d’exonérations, soit l’un des principaux volets de la politique économique. Autres illustrations du néolibéralisme : la T2A à l’hôpital, la RGPP et la modernisation de l’action publique, …

La construction européenne a poussé très loin cette logique : elle a inscrit dans les traités – cela a failli l’être dans une constitution – que les néolibéraux ont raison contre les keynésiens, avec un souci du détail qui confine à l’obsession. Ainsi du libre-échange et de la libre circulation des capitaux à respecter dans l’Union mais aussi vis-à-vis du reste du monde, de l’ouverture à la concurrence des services dits d’intérêt économique général, de l’austérité budgétaire.

Le néolibéralisme est le nom du nouveau régime qui s’est instauré aux tournant des années 70 et 80. Cela étant posé, il y a je pense une certaine facilité dans l’utilisation de ce terme. A suivre certains, le néolibéralisme aurait tout emporté, l’Etat social n’existerait quasiment plus, il aurait laissé la place à un Etat entièrement néolibéral. Je ne partage pas ce constat.

LTR : Que s’est-il passé ?
CR :

Pendant longtemps, ceux qui luttaient contre l’ordre établi et ses inégalités avaient un soleil : le socialisme ou le communisme, peu importe les termes utilisés à ce niveau. Avec la chute du mur de Berlin, ce soleil s’est effondré. Certains continuent de s’en revendiquer, mais on ne sait plus ce qu’il recouvre. A défaut d’un horizon d’émancipation, tout se passe comme s’il ne restait que le cri, expression d’un désarroi intellectuel. Une certaine pensée critique se cantonne ainsi à la déploration. C’est problématique : on ne se donne par les moyens de reconstruire une alternative et on ne tire pas les leçons de l’échec du socialisme. Pire : on scie la branche sur laquelle on peut prendre appui pour la contre-offensive. En présentant l’Etat comme uniquement composé de matraques et d’aides au capital, on laisse entendre que l’Etat social (services publics, protection sociale, droit du travail…) a peu ou prou disparu.

Or, dans nos sociétés, il y a encore des pans entiers qui échappent au capital. La démocratie tout d’abord : le suffrage universel (une personne, une voix) a une dimension proprement anticapitaliste (une action, une voix). Le capital l’a bien compris : il essaie, c’est tout le sens de la mondialisation, de la contourner en contournant le cadre dans lequel elle s’exerce, celui des Etats-nations. Et il y a l’Etat social, étroitement lié d’ailleurs à la démocratie.

LTR : Une certaine pensée à gauche est donc opposée à l’idée de l’Etat social ?
CR :

Pour la pensée marxiste, l’Etat social ne « colle pas ». Selon elle, l’Etat est en « dernier ressort » un outil au service de la domination de la classe dominante. Au cœur de l’idéal socialiste, il y avait l’idée de reconstruire la société à partir des travailleurs associés au sein des entreprises, l’horizon promis étant celui du dépérissement de l’Etat. Difficile dans ce cadre de saisir la portée révolution-naire, proprement anticapitaliste, de la démocratie et de l’Etat social. Pour certains, le néolibéralisme a si l’on peut dire du bon : il leur permet de revenir à un discours simpliste selon lequel l’État n’est que domination, un État bourgeois au fond.

L’Etat social est une véritable révolution qui se déploie dès la fin du XIXe siècle. Il doit être entendu au sens large, autour de ses quatre piliers : la protection sociale, à laquelle on le réduit trop souvent (on en fait ainsi uniquement un « domaine »), mais aussi les services publics, le droit du travail et les politiques économiques (monétaire, budgétaire, des revenus, industrielle, commerciale…) de soutien à l’activité et à l’emploi.

Le projet du néolibéralisme est de remettre en question ces quatre piliers, et de fait chacun d’eux a été déstabilisé ces quarante dernières années. Mais le néolibéralisme n’est pas parvenu à réaliser entièrement son projet. Il a changé radicalement la donne, en particulier sur cinq volets qui mettent en jeu la politique économique : la finance libéralisée, le libre-échange, l’austérité salariale, la contre-révolution fiscale et la privatisation des entreprises publiques. Cela n’est pas rien, nous avons effectivement changé de régime économique.

Mais, pour le reste, l’Etat social fait de la résistance, même s’il y a évidemment eu des réformes de la protection sociale (retraites, mise à la diète de l’hôpital public…), du droit du travail et des services publics non marchands.

LTR : Le néolibéralisme est-il insatiable ou bien s’arrêtera-t-il avant d’avoir tout englouti, en trouvant un certain équilibre de compromis avec l’Etat social ?
CR :

Il est insatiable, et c’est pourquoi il importe de le remettre en cause. Son bilan affligeant est un argument de poids pour y parvenir : la finance libéralisée, outre ses bulles spéculatives, joue contre les entreprises comme espace de production collective (le récent film Un autre monde l’exprime très bien), le libre-échange désindustrialise, l’austérité salariale comprime la demande et partant l’activité même des entreprises, …

Le néolibéralisme est un système cohérent, ses cinq volets se tiennent entre eux, de sorte qu’il n’est pas concevable de toucher à l’un sans toucher aux autres. La remise en cause des cadeaux fiscaux aux plus riches suppose ainsi qu’ils ne puissent pas déplacer à leur guise leur revenu et leur patrimoine, etc.

Au-delà, le principal défi pour le combattre est celui de l’alternative qui fait défaut aujourd’hui. C’est tout le sens de l’économie républicaine : construire une telle alternative.

LTR : Le constat est clair et sans appel, la gauche se désespère trop d’avoir perdu la bataille contre le néolibéralisme et jette le bébé État social avec l’eau du bain. Mais quel est plus précisément le modèle alternatif ?
CR :

La racine de notre désenchantement est l’absence d’un horizon d’émancipation. Précisons le propos : il existe au fond un socle d’accord très profond dans nos sociétés pour dire que la démocratie doit prévaloir. Plus personne ne remet en cause le suffrage universel (l’extrême-gauche a abandonné la dictature du prolétariat et l’extrême-droite ne se revendique plus explicitement du fascisme).

La principale source de désarroi provient du sentiment qu’il y a une sphère d’importance, celle de l’économie, qui échappe au politique, avec une couche très mince de privilégiés dont l’accumulation aberrante de patrimoine et de revenus nous fait revenir à l’Ancien Régime.

Preuve de cette dichotomie, le terme même d’économie républicaine n’est jusqu’alors quasiment pas utilisé, si ce n’est par des historiens se penchant sur l’économie sous la Révolution française ou la IIIe République. Comment penser l’économie républicaine ? En partant du politique : la démocratie. Comme le souligne Marcel Gauchet, elle a deux pôles : un pôle libéral, avec la liberté de penser, de se réunir, de contracter, mais aussi un pôle non libéral, proprement républicain, celui du suffrage universel, des représentants élus sur cette base, lesquels votent des lois qui s’appliquent à tous. Ce pôle est celui de l’Etat et son fondement renvoie à l’idée que l’intérêt général n’est pas réductible au jeu des intérêts particuliers. L’économie républicaine invite à repenser l’économie sur la même base, avec un pôle privé, précieux comme le montre l’expérience tragique du XXe siècle, mais aussi un pôle public, celui de l’Etat social qu’il importe enfin d’assumer pleinement.

L’économie républicaine n’est pas une utopie, elle est déjà là, mais nous appréhendons mal toute sa portée : un cinquième du PIB est produit par les services publics ; la moitié du revenu des ménages est socialisé ; de même que la moitié de la demande globale, soutenue directement (consommation de services publics) et plus encore indirectement (le versement des retraites ) par la dépense publique. Nos économies sont profondément mixtes, mais nous ne l’assumons pas comme tel, d’où notre désappointement.

L’économie républicaine, c’est reconnaître que l’initiative privée – qui peut prendre la forme de l’économie sociale et solidaire – a du bon. Mais c’est aussi souligner que des pans entiers de l’économie demandent à être pris en charge par le public, sous réserve bien sûr que celui-ci – il y a là un défi toujours à relever  – fonctionne bien. Le plein emploi, afin d’en finir avec cette aberration qui voit des sans-emploi coexister avec d’immenses besoins insatisfaits ; la protection sociale et les services publics ; les besoins écologiques qui supposent des investissements massifs : tout cela suppose de l’intervention publique. Il en va de même pour la réduction des inégalités.

Lorsque l’on met en rapport tous les prélèvements et tout ce que distribue l’Etat social, on s’aperçoit que 70 % des français y gagnent et que cette réduction des inégalités passe d’abord par la dépense publique et en particulier la consommation de services publics.

LTR : Vous nous avez présenté votre concept d’économie républicaine, mais comment faire pour qu’il soit majoritaire et soit mis en place, A un moment où le néolibéralisme n’est pas du tout en bout de course ?
CR :

Nous vivons dans des « sociétés d’individus » mais dans cette qualification la société pèse de tout son poids. C’est vrai au niveau politique, comme au niveau économique. Les néolibéraux comme Hayek considèrent que la démocratie doit être réduite au maximum : c’est la « démarchie », avec le primat accordé au marché.

On peut leur opposer que la démocratie, tout comme l’économie, a deux volets, deux pôles, dont le pôle républicain, si du moins on admet que l’intérêt général n’est pas réductible au jeu des intérêts particuliers.

Partant de là il y a lieu de reprendre une série de questions que j’évoque dans mon livre : celui du fonction-nement des grandes entreprises, à remettre à plat afin de redonner leur fierté aux travailleurs ; celui de l’écologie qui exige de cesser de faire l’autruche notamment sur le nucléaire, alors même que la France dispose avec lui d’un atout majeur pour à la fois réduire ses émissions de gaz à effet de serre et relocaliser des productions (en exigeant que les voitures électriques cessent d’être produites ailleurs avec de l’énergie carbonée, par exemple) ; les services publics à refonder et réhabiliter ; les Etats sociaux nationaux eux aussi à réhabiliter en mettant l’Europe à leur service et non au service de leur démantèlement.

L’économie républicaine invite à sortir d’une posture purement contestataire. En étendant à l’économie le projet républicain qui fait l’objet d’un profond consensus, elle vise à reconstruire un projet de transformation à vocation majoritaire.

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Le coeur synthétique de Chloé Delaume ou le cynisme des amours âgées

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Les romans sentimentaux ont ceci de spécieux qu’ils narrent le plus souvent les belles amours de jeunes tourtereaux dans la fleur de l’âge. Chloé entend dépeindre dans ce livre les femmes « fanées », celles qui, en raison de leur âge, ne correspondent plus aux canons de beauté de notre époque d’exaltation de la jeunesse.

Adélaïde, quarante-six ans, décide de rompre avec son petit-ami. Aucun problème particulier, mais une lassitude qui lentement rongeait leur couple. Elle qui n’avait jamais eu de difficulté pour trouver l’amour – ou même un simple coup d’un soir – se retrouve donc de retour sur le « marché de l’amour », puisque c’est désormais comme cela qu’il faut l’appeler(1). Adélaïde n’a pas de temps à perdre, aussi elle affute son maquillage, enfile ses plus beaux vêtements et s’en va aguicher le regard masculin là où les magazines féminins lui conseillent d’errer (statistiques à l’appui !). Les jours passent, mais les compliments de la gente masculine se font attendre. Une semaine, deux semaines, un mois, toujours rien. Mais que s’est-il passé entre sa précédente rupture, il y a dix ans, et aujourd’hui ? Justement, dix ans, dix années où elle a outrepassé son droit à plaire – alors que l’opinion publique considère qu’un homme de soixante-dix ans peut toujours correspondre aux standards de beauté, cherchez l’erreur. « Adélaïde Berthel, c’est une femme comme une autre. Qui, à quarante-six ans, entend sonner le glas de ses rêves de jeunes filles », Chloé Delaume annonce la couleur.  

Les hommes lui préfèrent des femmes plus jeunes, même quand ils ont le double de leur âge. Exit l’insolente assurance de la jeunesse, Adélaïde entre dans une intense solitude conjuguée à la non conjugalité. De soirée en soirée, de cocktail en cocktail, d’after work en after work, le regard des hommes ne se pose plus sur elle, il la transperce au sens premier. Elle « découvre l’invisibilité de la femme de cinquante ans, avec un peu d’avance ». Ne sachant plus à quel saint se vouer, Adélaïde s’essaye à des prières de supplication ou, sécularisation oblige, des envoûtements de sorcellerie. Comble de l’idiotie, elle va jusqu’à tenter de renouer avec son ex de collège – avec l’échec attendu. S’arrime à ces déroutes une remise en question totale d’elle-même ; son corps se dégradant avec l’âge, le patriarcat ne lui laisse aucune chance et ne mettra jamais en valeur des corps comme le sien. Son corps revenons-y, il n’a rien de particulièrement laid, il n’est qu’un corps de quarantenaire parmi les autres. Mais un corps de quarantenaire parmi les autres, c’est un corps patriarcalement décadent.  

Pourtant, à force de persévérance, de sorties mondaines, et surtout grâce à ses amies, Adélaïde retrouve quelqu’un. Un certain Martin. Il n’est pas parfait mais, à première vue, fait largement l’affaire. Suffisamment seule pendant des mois, Adélaïde ne fait pas la difficile. Elle s’installe à moitié chez lui, l’un et l’autre se font mutuellement de petites attentions, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Jusqu’au jour où, gagné lui aussi par les schèmes misogynes de notre époque, Martin lui assène cette sentence assassine : « je t’aime, mais je ne te désire pas ». Chroniques d’une femme presque cinquantenaire, célibataire, au destin somme toute commun.  

On sort de la lecture de ce livre avec un amer goût dans la bouche. « Ce ne doit pas être si grave de vieillir en amour » se dit-on naïvement, du haut de nos vingt-cinq ans. Pourtant, ce que nous offre Chloé Delaume, c’est, par une sorte de littérature sociologique par le bas, la peinture réaliste d’une bien triste réalité.

 

Références

(1)Voir notamment Illouz Eva, La fin de l’amour, enquête sur un désarroi contemporain, Seuil, 2020, 416p.  

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Le rendez-vous manqué de la gauche en 2022 sera-t-il définitif ? (3/3)

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Remonter la pente

La situation est grave mais finalement pas désespérée. Les partis de gauche se sont finalement rassemblés en quelques jours après s’être écharpés pendant des années pour affronter ensemble les élections législatives des 12 et 19 juin 2022. LFI rebaptisée « Union Populaire » n’a donc pas reproduit la faute politique de 2017 et a assumé une forme nouvelle d’union autour d’elle : Génération·s, puis EELV (au nom du reste du pôle écologiste), le PCF et enfin le PS ont donc signé un accord national inédit car exclusif – j’y reviendrai plus loin – pour une campagne sous les couleurs de la « Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale » (NUPES). Je ne ferai aucun pronostic ici à quelques jours du 1er tour de scrutin, ce n’est pas le propos de cette analyse… Cependant, il est évident que le nouveau rapport de force à gauche va peser sur sa recomposition et sa réorganisation, que la NUPES impose une cohabitation à Emmanuel Macron ou non. Par contre, la gauche reste devant des problèmes existentiels toujours non résolus : celle de son objet et sujet social ; celle de ses outils et de son organisation structurelle.

  1. Réintégrer les classes populaires dans la politique et dans la gauche

La gauche s’est toujours donnée pour mission de faire progresser l’égalité… dans l’exercice du pouvoir, de la citoyenneté, dans le droit ou plus largement dans le champ économique et social. Que ce soit pour conquérir la démocratie républicaine – qui est l’héritage politique des Radicaux – contre les Monarchistes, les Bonapartistes et les Conservateurs ou que ce soit pour instaurer la République sociale et une forme de pouvoir ouvrier – qui est la grande ambition initiale de l’ensemble des partis de gauche (et d’extrême gauche) issus du mouvement ouvrier. La posture des écologistes est différente et s’écarte d’une certaine manière de cette histoire comme le rappelle avec franchise David Cormand dans son article cité plus haut.

La désertion de la gauche par les classes populaires – ouvriers et employés – est ainsi plus qu’une difficulté politique et électorale, c’est un choc qui met en cause l’identité même de ce camp politique. Or ce phénomène commence dès le milieu des années 1980 – au rythme des déceptions générées par la « gauche au gouvernement » puis par la « gauche de gouvernement », de la transformation radicale sociologique de long terme de la composition des catégories populaires et de la désindustrialisation constante du pays – pour se généraliser au début des années 2000. Le 21 avril 2002, c’est la gauche de gouvernement qui dispose d’un bilan de gauche (malgré des fautes graves en fin de mandat) mais qui se prend en pleine figure la défiance massive des catégories populaires, alors qu’elle était persuadée de l’avoir pour partie reconquise après le drame ouvrier dont les restructurations de la sidérurgie lorraine de 1983-1984 furent le symbole.

Vingt ans plus tard, la situation ne s’est absolument pas améliorée.

L’abstention française atteint en 2022 26,3 % (2,1 points de moins qu’en 2002 ; l’abstention s’effondre à 20,3 % au 2nd tour en 2002, mais bondit à 28 % en 2022 : c’est une différence notable). L’abstention (selon un sondage Ifop de sortie des urnes) atteint en moyenne 26 % pour les catégories populaires, 25 % chez les employés mais 29 % chez les ouvriers ; elle atteint 36 % chez les inactifs non retraités – jeunes, pauvres privés d’emploi, etc. ce qui se retrouve dans l’abstention des personnes touchant moins de 900€ par mois ou des personnes ne disposant d’aucun diplôme (même inférieur au bac). À cela, il faut ajouter que les catégories populaires comptent le plus grand nombre de non-inscrits ou de mal inscrits sur les listes électorales : 9,3 % des ouvriers, 6,1 % des employés – si l’on s’en tient uniquement aux ressortissant français – contre 3,8 % des professions intermédiaires et 2,4 % des cadres supérieurs(1). Le premier parti des classes populaires c’est d’abord le « non vote ».

Ensuite si l’on examine la répartition des votes du 1er tour de la présidentielle selon différents indicateurs sociaux, on ne peut que constater le décrochage des catégories populaires :

  • La gauche, les écologistes et l’extrême gauche recueillent 35 % des suffrages exprimés des catégories polaires (36 chez les employés, 33 chez les ouvriers) contre 42 % pour l’extrême droite (40 et 44) et 18 % pour Emmanuel Macron ;
  • La gauche recueille 33 % des titulaires d’un bac sec et 26 % des électeurs n’ayant pas le bac, contre 34 % et 45 % pour l’extrême droite et 25 et 23 % pour Macron.

Par tranches de revenus :

  • De 1300 à 1900 € par personne : 32 % à gauche, 34 % à l’extrême droite, 26 % pour Macron ;
  • De 900 à 1300 € : 32 % à gauche, 35 % à l’extrême droite, 26 % pour Macron ;
  • Moins de 900 € : 48 % à gauche, 32 % à l’extrême droite, 15 % pour Macron.

Certains pourront trouver ce dernier chiffre étonnant, mais la stigmatisation des pauvres par l’extrême droite fait de la gauche un vote refuge. Mais on est loin de 2002 où on avait crié au drame et au décrochage des classes populaires et où pourtant les ouvriers avaient voté à 43 % pour des candidats de gauche et seulement 23 % pour Jean-Marie Le Pen. Pour mémoire en 1974 et 1981, les ouvriers avaient voté entre 68 et 73 % pour François Mitterrand au second tour, le vote à gauche entre 1974 et 1988 étant supérieur à 60 % au 1er tour des scrutins nationaux(2).

La gauche ne peut gagner les élections et durablement gouverner sans une base sociale large ; une stratégie « Terra Nova 2011 », assumée ou arrivant par une « ruse de l’histoire » comme le dit François Ruffin, ne permet pas de rassembler les suffrages suffisants pour une victoire ou dans notre nouveau modèle de tripartition, qui permet éventuellement de gagner sans majorité absolue parmi les électeurs, une victoire solide qui permettrait de transformer à long terme et radicalement la société, les rapports de force sociaux et surtout ses modes de répartition des richesses et de production. Pour gagner, la coalition électorale qui porte Jean-Luc Mélenchon à 21,95 % et l’ensemble de la gauche à 31,94 % n’est socio-politiquement pas gagnante, pas suffisante. Pour une gauche qui souhaite arriver au pouvoir pour gouverner et transformer la société, la reconquête des catégories populaires qui vivent et travaillent en dehors des quartiers populaires des métropoles est indispensable.

Le défi est de taille, car il s’agit de reconquérir des catégories sociales frappées de plein fouet par les conséquences de la mondialisation libérale et de la construction européenne, des personnes qui ont le sentiment d’avoir été si ce n’est trahies sinon abandonnées par les gouvernements de gauche, qui n’ont rien fait pour éviter la désindustrialisation, la destruction massives des emplois, la fermeture des services publics, la dégradation du pouvoir d’achat…

Ce n’est pas simplement que la « gauche du gouvernement » n’a pas fait assez pour répondre à leurs aspirations, mais qu’elle a conduit des politiques contraires à leurs intérêts primaires – de l’alignement sur les critères ordolibéraux européens (et l’abandon de la politique industrielle) jusqu’aux taxes « écologiques » sur les particuliers (3) en passant par la loi El Khomri – et qu’elle a également arrêté de parler des sujets les concernant ou tout du moins d’avoir des propositions concrètes et opérantes. Sur ce désert, la conviction que la politique ne pouvait améliorer leur vie et que voter ne servait à rien, si c’était pour que les différents gouvernements mènent bon an mal an des politiques semblables, s’est profondément ancrée.

L’extrême droite a également rempli le vide créé par l’évacuation des principaux éléments de la question sociale et économique en proposant une réponse sur le terrain de la question identitaire : il s’agit de désigner aux catégories populaires des territoires ruraux et péri-rurbains et des anciens bassins ouvriers les immigrés, leurs enfants et leurs petits enfants comme boucs émissaires, profiteurs et assistés, qui voleraient les emplois et profiteraient indûment des prestations sociales. C’est une rhétorique vieille comme le monde…

Une partie de la gauche s’est également engagée sur cette voie. La traduction politique par plusieurs dirigeants des travaux de Laurent Bouvet, en miroir avec la « stratégie Terra Nova », est tout autant méprisante pour les classes populaires que les considérations du think tank social-libéral « progressiste » : finalement, les uns et les autres concluent au conservatisme moral indécrottable des classes populaires, Terra Nova proposait de les abandonner à leur sort, les sociaux-libéraux « autoritaires » considèrent qu’il faut leur parler non de leurs conditions de vie (toute politique économique interventionniste étant renvoyée à une forme de bolchevisme) mais de leur « insécurité culturelle » et bannir toute forme de discours sur les progrès sociétaux. Au même moment avait fleuri chez une partie des élus locaux socialistes battus aux élections locales de mars 2014 et 2015 l’idée saugrenue selon laquelle ils auraient perdu le « vote musulman » à cause de l’adoption du « mariage pour tous ». La seule étude sérieuse sur le sujet démontre le contraire : la gauche a perdu les municipales de 2014 (et les départementales ensuite) entre autre parce que les électeurs issus de l’immigration, et de « culture musulmane » (au sens très extensif du terme), dans les banlieues populaires ont fait la grève du vote, considérant que François Hollande n’avait pas répondu à leur attente en matière de vie quotidienne (emplois, rémunérations, transports, logements, sécurité, éducation)(4).

Une partie des catégories populaires est également en déclin numérique, ce qui peut induire des comportements sociaux défensifs : Emmanuel Todd s’est récemment essayé à une élaboration d’une nouvelle typologie sociologique de la France et il décrit que depuis le milieu des années 2000 les ouvriers – quelle que soit la forme que prend aujourd’hui cette catégorie – sont en déclin numérique et relatif marqué au sein de la société française(5). Après une forte baisse consécutive à la vague de désindustrialisation des années 1980, les ouvriers s’étaient stabilisés autour de 25 % durant une douzaine d’années, la chute a repris au même rythme que dans les années 1980 – c’est dire la violence réelle de la phase de désindustrialisation que nous venons de subir – pour atteindre 19 % de la population active en 2020. Parallèlement de 1982 à 2008, les employés sont passés de 25 à près de 30 % de la population active ; ils sont redescendus à 26 % en 2020. Les professions intermédiaires sont passées de 19 % en 1982 à 26 % en 2020 et surtout les cadres supérieurs (les fameuses CSP+) seraient passés sur la même période de 7,5 à plus de 20 %. Quand j’étais enfant l’idée qu’on pouvait se faire du type de services qu’un cadre était en capacité de s’offrir comparativement au reste de la population me paraît bien supérieur à ce que la majorité des cadres d’aujourd’hui en comparaison de leurs contemporains de catégories sociales supposément moins « privilégiées ». Il y a une moyennisation ou un déclassement au sein des intermédiaires et des cadres, qui doit produire un sentiment de dissonance cognitive généralisé.

Nos catégories sociales sont donc à redéfinir et l’un des moyens d’asseoir tout à la fois une remobilisation et une reconquête des catégories populaires, mais aussi d’autres catégories sociales qui ne savent plus trop bien comment se situer et se définir, c’est de reprendre les enquêtes sociales, comme les socialistes de la fin du XIXème siècle les avaient multipliées notamment avec Benoît Malon et La Revue Socialiste ; elles avaient largement contribué en France à faire de la classe ouvrière un objet social identifié, donc un objet politique pour les « républicains socialistes et progressistes », et en partie d’armer cette classe ouvrière en participant à sa prise de conscience d’elle-même. Le fait que la classe ouvrière des années 1880 à 1910 fut particulièrement diversifiée et peu unifiée (à la différence de la Grande Bretagne, de la Belgique ou de l’Allemagne) devrait nous inspirer au regard du fait que l’évolution de la classe ouvrière française tend vers une atomisation massive des travailleurs.

Jérôme Fourquet avait démontré en 2015 dans son analyse sociologique du « vote musulman » (c’est à ma connaissance la seule qui existe à ce jour, sachant que l’entrée confessionnelle est une grille d’analyse particulièrement classique en sociologie politique) que ce que différents acteurs politiques dénomment désormais les « classes populaires racisées » n’avaient pas de motivations politiques réellement distinctes des catégories populaires plus anciennement installées en France (qu’elles soient issues d’une immigration plus ancienne ou pas). Les déterminants politiques des classes populaires où qu’elles résident et quelles que soient leurs origines sont similaires : il s’agit de leurs conditions matérielles d’existence – emploi, rémunération, logement, transports, accès à l’éducation et aux services publics, sécurité – auxquelles il faut ajouter leurs conditions morales.

À des degrés divers, les uns subissent un mépris social, d’autant plus profond et mordant que la « classe ouvrière » organisée, visible et donc puissante semble avoir disparu du paysage social et politique et qu’on pense pouvoir la moquer sans grand risque (que n’ai-je entendu dans les débats départementaux du PS dans les années 1990 et 2000 sur le fait qu’il n’y avait « plus d’ouvriers en France ») ; les autres ajoutent à ce mépris social le fait d’être frappés par des discriminations à raison de leur couleur de peau, de leur origine (réelle, supposée ou fantasmée), de leur lieu de résidence, etc. d’autant plus insupportables qu’elles sont clairement interdites par la loi et pourtant massives et lentes à reculer … d’autant plus lentes à reculer qu’une partie des agents de l’État chargés de faire respecter la loi les perpétuent – le plus souvent à leur insu, mais aussi de façon assumée. Dans les années 2020, la conjugaison « classes laborieuses, classes dangereuses »(6), qui sert à décrire la perception par la bourgeoisie du XIXème siècle face à la « question sociale », reste totalement d’actualité : les uns sont suspects d’être racistes et conservateurs, les autres d’être communautaristes, rétifs à l’intégration, l’ensemble d’être frustres et profiteurs…

Évidemment, dans un contexte de désindustrialisation, de recul relatif de l’État social et des services publics de proximité, l’instrumentalisation de la question identitaire par l’extrême droite et les entreprises communautaristes et islamistes ont compliqué le paysage social et politique, au point que l’on peut parler dans certains cas de « tenaille identitaire » qui met en cause l’idée d’égalité républicaine elle-même. Ces différentes « entreprises » ont pour objectif de dresser les classes populaires les unes contre les autres, on a déjà vu cela ailleurs, ce n’est ni plus ni moins un projet de « guerre civile ». Les politiques néolibérales, conduites de manière plus ou moins assumées maintenant depuis plusieurs décennies, n’ont pas seulement abouti à désarticuler les classes populaires et leurs conditions de travail et de socialisation, elles ont convaincu les générations les plus récentes, placées dans un contexte d’atomisation croissante du travail, que seule l’initiative individuelle pouvait leur permettre de s’en sortir ; je me répète sans doute mais le mythe de l’auto-entrepeneur dans la start-up nation fonctionne encore en banlieue.

La gauche doit faire un travail de Titan (et de Sisyphe, qu’on imaginera « heureux » avec Albert Camus) pour reconquérir une hégémonie culturelle dans les différentes parties des classes populaires, réunifier leurs aspirations ou à tout le moins faire reculer les gains socio-culturels des identitaires de tous bords qui fracturent la société. Les orientations politiques et les propositions qui seront défendues (de la réindustrialisation à la lutte contre les discriminations, en passant par les conditions de travail et tout ce qui peut promouvoir une République concrète et effective au plus près des Français) seront centrales mais il faut aussi réinvestir la bataille culturelle.

J’ai un bémol majeur avec l’entretien de François Ruffin dans Libération le 13 avril dernier : LFI n’a pas réalisé dans les quartiers populaires un travail d’éducation populaire en profondeur. C’est pourtant cela qu’il faut conduire, en banlieue comme dans les autres territoires des catégories populaires. Cela nécessite un retour dans les associations d’éducation populaire qui pour l’essentiel ont abandonné leurs missions d’origine pour se concentrer sur le loisir quand ce n’est pas « l’occupationnel ». Peut-être faudra-t-il en créer de nouvelles ? Les actions menées par les jeunes de la gauche républicaine sont intéressantes, mais elles doivent désormais se tourner vers l’avenir plutôt que la mémoire (sans abandonner celle-ci) et s’adresser à un public différent. Il faut également relancer des dynamiques d’universités populaires, tout en s’interrogeant sur les outils à mettre en œuvre pour toucher autre chose que les petits bourgeois éduqués qui ont précédemment répondu présent, et eux seuls, à ce type d’initiatives.

  1. Refonder les organisations politiques

En 2017, la cause était entendue : les partis étaient morts. Pierre Rosanvallon tranchait de manière définitive en affirmant dans Le Monde le 2 mars 2017 : « Le parti ne produit plus ni culture politique, ni programme, ni projets de loi. Il est devenu un rameau mort. » (7) La démocratie d’opinion publique allait remplacer la démocratie partidaire, avec une personnalisation et une soumission aux média accrues, un emballement des sondages et une consumérisation accrue des comportements électoraux. L’état des « vieux » partis et les entreprises politiques ultra-personnalisées autour d’Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon lui donnaient plutôt raison… Le problème, c’est que ce type de configurations favorise concrètement la droite, qui a toujours bénéficié de ressources structurelles qui rendaient la forme de parti secondaire : les médias, la haute fonction publique, les institutions d’État, la proximité avec le monde économique dont elle sert les intérêts…

Acter la mort des partis c’était acter d’une certaine manière la mort de la gauche ou d’une perspective de reconquête et d’exercice du pouvoir par une force politique incarnant la gauche. Or la sentence énoncée par Rosanvallon venait sanctionner une lente mais irrésistible évolution des partis politiques : accentuant leur professionnalisation et leur tendance oligarchique (8), les partis de gauche ont abandonné les principales fonctions d’un parti politique, celles qui visaient à éduquer, conscientiser, encadrer, intégrer socialement la « classe ouvrière » (à l’exception des écologistes et du grand Parti radical de la IIIème République, tous les partis de gauche français se sont rattachés à la « fiction nécessaire » de se penser le relais politique du « mouvement ouvrier »). Les partis ouvriers avaient pour mission de donner aux ouvriers « la science de leur malheur »(9). Le PS et le PCF ont connu leurs âges d’or comme organisations partidaires avant d’accéder au pouvoir, ils étaient alors de véritables milieux de vie, remplissant ces diverses fonctions électorales, idéologiques, sociales et identitaires.

À partir des années 1980 et surtout 1990, ils rejoindront d’un point de vue structurel leurs adversaires de droite pour ne plus assumer que la fonction de « machine électorale » (10) qui ne font que distribuer des investitures, mobiliser des fonds et de la main-d’œuvre pour emporter des mandats, qui offriront indemnités et capacité à distribuer des postes rémunérés ; on est en plein dans la définition que Max Weber donne du parti politique en 1919 : « procurer à leurs chefs le pouvoir au sein d’un groupement et à leurs militants actifs des chances – idéales ou matérielles – de poursuivre des buts objectifs, d’obtenir des avantages personnels ou de réaliser les deux ensemble ».

Par nécessité, les partis sont désormais marqués par un électoralisme local pragmatique (d’autant plus fort que les marges de manœuvres dont disposent les collectivités se réduisent), ils désinvestissent leur fonction idéologique et n’ont pas même chercher à renouveler leur pensée théorique, une fois passé l’effondrement soviétique (avec des conséquences aussi fortes sur les social-démocratie d’Europe occidentale que sur les partis communistes qui ont été longtemps discrédités par leur compagnonnage avec l’URSS). L’activité programmatique se technicise, s’externalise dans des think tanks, elle accélère le processus de désintellectualisation des organisations et d’éviction des non diplômés à qui on ne se donne même plus la peine d’offrir un capital de savoirs militants et idéologiques (11). Un des faits marquant qui a émergé lors du quinquennat d’Emmanuel Macron, c’est la déconnexion complète entre la représentation politique locale et la représentation politique nationale : LFI et LREM emportent les suffrages de la présidentielle, mais sont incapables de s’implanter sur le terrain où régions, départements et communes sont dirigés par des élus locaux, membres ou sympathisants de LR, du PS, du PCF et plus récemment d’EELV.

La forme « gazeuse » du mouvement politique n’a pas apporté plus de satisfaction et ne s’est pas donné les moyens de prendre le relais des partis politiques d’antan. De toute façon, elle n’est pas faite pour cela : toute l’énergie de LFI est tournée vers un seul objectif, porter son leader au pouvoir suprême, une contradiction difficilement réductible pour un parti qui affirme son hostilité à la présidentialisation (il est vrai que l’évolution institutionnelle de la Vème République depuis 2002 laisse peu d’alternative). Mais on l’a vu, LFI n’a pas su, pas pu – et surtout en réalité pas voulu – s’implanter dans les institutions locales, et c’est aussi une des difficultés majeures pour mener une action de terrain permettant de construire avec une conscience politique des citoyens sur le terrain.

LFI, comme LREM, sont de pures « machines électorales » au niveau national. L’équipe dirigeante des Insoumis, autour de Jean-Luc Mélenchon, a certes perdu l’élection présidentielle, mais ils ont mené objectivement d’une main de maître la séquence de négociations pour les élections législatives. Alors qu’il n’était pas inscrit sur les tables de la loi que la coalition électorale était la seule possibilité pour répondre aux intérêts des différents partis de gauche (les sondages du 2 mai 2022 promettaient plus de députés au PS s’il se présentait seul qu’en coalition, ce n’était pas le cas pour le PCF et EELV), LFI en a imposé la grille de lecture et elle a imposé un type d’accord électoral qui n’était jamais intervenu à gauche : l’accord exclusif. Les partis rassemblés dans la NUPES ne présenteront donc que 577 candidats en tout et pour tout (sans parler des dissidences qui ne manqueront pas d’intervenir) : 100 pour le pôle écologiste, 70 pour le PS, 50 pour le PCF et le reste pour LFI. Le parti populiste a « surpayé » relativement ses partenaires (surtout le PS qui se voit proposer 12,1 % des candidatures, alors qu’il ne représente que 5,7 % des voix des candidats à la présidentielle dont les partis se sont ensuite rassemblés dans la NUPES) pour les lier dans l’accord – je ne me prononcerai pas sur la qualité des circonscriptions « accordées » aux uns et aux autres, je n’ai pas eu le temps de l’examiner. Alors que les chances d’imposer une cohabitation à Emmanuel Macron restent particulièrement faibles (une dynamique peut cependant se créer dans la campagne, n’insultons pas l’avenir), cette façon de faire ne vise que trois objectifs : invisibiliser la gauche non mélenchoniste dans les deux tiers du pays, drainer l’essentiel du financement public de la vie politique à gauche vers LFI et réduire les ressources des autres partis, PS et PCF au premier titre. Habituellement, un accord électoral à gauche pour les législatives se déclinait de la manière suivante : rassemblement partout où cela est nécessaire pour conquérir la circonscription ou là où les sortants de gauche peuvent être en difficulté, rassemblement pour faire barrage à l’extrême droite, concurrence là où la circonscription est « tellement à gauche » qu’un député de gauche sera de toute façon élu (c’est de plus en plus rare), concurrence là où la circonscription est ingagnable mais sans risque d’extrême droite… Cette formule permettait une éventuelle victoire électorale, comme en 1997 ou en 2012 sur un format partiel (PS-EELV-PRG-MRC) et elle permettait également aux différents partis de présenter suffisamment de candidat pour assurer d’être visible dans tout le pays et de recueillir suffisamment de suffrages pour un financement public de chacun des partis. LFI avec l’accord définitivement conclu le 4 mai 2022 cherche donc à installer son hégémonie structurelle dans la durée.

Dans la stratégie populiste adoptée par Jean-Luc Mélenchon et ses camarades, la grille gramscienne remplace la grille marxiste comme la sous-tendu Chantal Mouffe, la « bataille culturelle » se joue sur les sujets marqueurs d’identité politique, l’objectif étant de conquérir l’hégémonie culturelle en attisant ce qui forge la culture de gauche au détriment du développement d’une idéologie structurée. Ainsi LFI a massivement investi les réseaux sociaux, en privilégiant les thèmes marqueurs d’identité politique au détriment des questions européennes ou industrielles, par exemple. Les discours parlent de créolisation, droit au genre, d’environnement ou de bien-être animal, rejettent l’énergie nucléaire. Or, ces thèmes sont les miroirs de ceux avancés par le populisme de droite : « créolisation » contre « grand remplacement », « anti-nucléaire » contre « anti-éolien », « bien-être animal » contre « pro-chasse », « théorie du genre » contre « traditionalisme », « environnement » contre « productivisme »… LFI fait de la politique à la demande. Il a agrégé plein de mesures catégorielles en rassemblant tous les mécontents. C’est d’ailleurs ce qui rend la critique programmatique du programme de l’AEC difficile. Il y a tellement tout dedans que chacun peut y trouver son compte. Cela démontre que l’absence de doctrine et de cohérence permet d’obtenir des suffrages mais ne convainc personne.

C’est une version actualisée de la stratégie des « masses inorganiques » dénoncées par Léon Blum lors du congrès de Tours en 1920 : « Vous pensez, profitant d’une circonstance favorable, entraîner derrière vos avant-gardes les masses populaires non communistes, non averties de l’objet exact du mouvement, mais entretenues par votre propagande dans un état de tension passionnelle suffisamment intense. C’est bien là votre conception. Avec cela, qu’est-ce que le blanquisme a fait, pas grand-chose… En ces dernières années, il n’est même pas arrivé à prendre une caserne de pompiers sur le boulevard de la Villette… mais c’est à l’idée même, sans m’attarder à chercher si elle est réalisable ou non en fait, c’est à la conception théorique que je veux m’en prendre. Cette tactique des masses inconscientes, entraînées à leur insu par des avant-gardes, cette tactique de la conquête des pouvoirs publics par un coup de surprise en même temps que par un coup de force, mes amis et moi, nous ne l’admettons pas, nous ne pouvons pas l’admettre. Nous croyons qu’elle conduirait le prolétariat aux plus tragiques désillusions. Nous croyons que, dans l’état actuel de la société capitaliste, ce serait folie que de compter sur les masses inorganiques. Nous savons, en France, ce que sont les masses inorganiques. Nous savons derrière qui elles vont un jour et derrière qui elles vont le lendemain. Nous savons que les masses inorganiques étaient un jour derrière Boulanger et marchaient un autre jour derrière Clemenceau… »

Or la politique ce n’est pas répondre à une demande, c’est inventer une offre. C’est là où la stratégie de Gramsci (qu’on utilise à tort et à travers) est intéressante. Il y a bien une bataille culturelle à mener car en réalité les fondamentaux de gauche – je parle de ses principes mêmes, pas de marqueurs conjoncturels – sont en régression dans la société. La bataille culturelle n’est pas dissociable de la bataille idéologique qui nécessite de s’appuyer sur une conception claire du bien commun et de l’intérêt général. Récusons l’illusion commode du consensus dans laquelle la gauche gestionnaire s’est fourvoyée. Nous devons réaffirmer l’existence de clivages structurants au sein de la société. Mais une vision politique ne peut se passer d’un projet de société susceptible d’intégrer les adversaires du jour dans un nouvel espace collectif à construire parce qu’il sera devenu le cadre de référence de tous, suite à un combat idéologique de longue haleine. Ainsi défendre cette vision impose de ne pas rejoindre l’organisation gazeuse et populiste : le « gazeux » est une boutade bien pratique pour expliquer qu’on s’embarrassera pas de procédures d’arbitrage démocratique ; à son niveau Inigo Errejon, cofondateur de Podemos, a dû se rendre à l’évidence qu’il n’y avait pas de possibilité apaisée et démocratique d’arbitrer un conflit de ligne (stratégique ou idéologique) au sein du parti populiste : un tel parti repose sur le leader et son cercle immédiat, si vous y êtes marginalisés, il ne reste que deux solutions, le silence ou la porte.

Il faut donc réinventer le parti traditionnel… Les lecteurs du dernier essai de Rémi Lefebvre (12) sont souvent restés sur leur faim : c’est ingrat. On ne peut pas inventer une forme d’organisation totalement nouvelle si l’on veut rester dans le cadre d’une démocratie représentative. Il faut faire le deuil de l’image du parti de masse que notre imaginaire impose à gauche : nous n’avons jamais connu en France les conditions sociologiques de la Grande Bretagne de la Belgique ou de l’Allemagne et aujourd’hui nous devons reconstruire dans une société « archipellisée ». Par contre, nous pouvons réapprendre à penser la forme social-démocrate d’organisation du parti politique (qui n’était pas si éloignée de celle des partis communistes), mais en réseau et non en liens organiques. L’urgence pour nos partis politiques est de réinvestir les fonctions abandonnées des partis pour reconquérir des couches entières de la population, d’abord à l’inclusion politique puis à un commun idéologique du primat de l’intérêt général et de l’égalité républicaine.

Réinventer une forme social-démocrate de parti en réseau, cela veut dire qu’il faut créer (ou recréer) des connexions, des coopérations renforcées, entre un écosystème d’associations (consommateurs, locataires, d’éducation populaires), de structures coopératives ou mutualistes ; cela veut dire aussi qu’il faut si ce n’est rompre avec tout du moins dépasser le mythe de la Charte d’Amiens : la déconnexion totale des partis politiques d’avec les syndicats de salariés est préjudiciable aux uns comme aux autres et elle est fondée sur un malentendu historique conjoncturel qui s’est maintenu en dépit du bon sens (13).

Le Parti politique dans cette configuration servira d’espace de coordination entre militants politiques, associatifs et syndicaux, les expériences des uns et des autres devant nourrir la réflexion idéologique et programmatique, les moyens dégagés permettant de créer des écoles de formation militante et des universités populaires, irriguant la société. Je ne vois pas d’autres moyens de reprendre pied dans la société et d’y reconquérir durablement une hégémonie idéologique.

Cela suppose également une recomposition politique qui n’a pas encore commencé mais dont la conflagration créée par cette élection présidentielle pourrait offrir l’opportunité. Le PS est probablement en train d’exploser sous nos yeux, les divisions héritées du début du XXème siècle sont par ailleurs inadaptées à notre temps dont les enjeux géopolitiques n’ont plus grand-chose à voir avec le monde d’avant la chute du mur de Berlin… L’écologie politique a une vision bien à elle de ce qu’est la politique, mais l’impératif écologique et climatique est aujourd’hui compris et intégré dans toute la gauche…

Tout cela paraîtra peut-être utopique mais la gauche est à reconstruire que la NUPES impose une cohabitation ou non en juin prochain… Nous avons accumulé les impasses ces dernières décennies, autant faire le pari de la nouveauté et du risque.

Références

(1) Loin des urnes. L’exclusion politique des classes populaires, Camille Peugny, 23 mars 2017, Metropolitiques.eu

(2) Gougou Florent – Comprendre les mutations du vote des ouvriers – Thèse IEP de Paris – 2012 (p. 178)

(3) N’oublions pas que la révolte des « Gilets Jaunes » sous le quinquennat d’Emmanuel Macron débute par une mobilisation contre une mesure prévue dans la loi pour la transition énergétique et la croissance verte portée par Ségolène Royal en 2015 et ardemment défendue par les groupes parlementaires écologistes de l’époque.

(4) Karim vote à gauche et son voisin vote FN, Jérôme Fourquet, éditions de L’Aube, Fondation Jean-Jaurès, novembre 2015.

(5) Les Luttes de classes en France au XXIème siècle, Emmanuel Todd, Seuil, janvier 2020

(6) Classe laborieuses, classes dangereuses, Louis Chevalier, 1958, disponible dans la collection Pluriel (Fayard)

(7) Pierre Rosanvallon : les propos de Fillon « marquent un tournant populiste dans la campagne », entretien accordé au Monde, le 2 mars 2017

(8) Le phénomène est décrit dans le détail pour le PS dans La société des socialistes, Frédéric Sawicki et Rémi Lefebvre, octobre 2006, éditions du Croquant

(9) Extrait d’un article de Fernand Pelloutier, dirigeant anarcho-syndicaliste, Le Musée du travail in L’ouvrier des deux mondes, 1er avril 1898 : « Ce qui lui manque [à l’ouvrier], c’est la science de son malheur ; c’est de connaître les causes de sa servitude ; c’est de pouvoir discerner contre quoi doivent être dirigés ses coups ». Ce texte a été réédité par J.-P. Lecercle (2002). in L’Art et la Révolte aux éditions Place d’armes.

(10) Je vous laisse approfondir la notion de « Machine » politique ou électorale en lisant Les machines politiques aux États-Unis. Clientélisme et immigration entre 1870 et 1950, François Bonnet, dans Politix, n°92, 2010 https://www.cairn.info/revue-politix-2010-4-page-7.htm

(11) C’est une des formes de la crétinisation des élites dénoncée par Emmanuel Todd dans La lutte des classes en France au XXIème sièclehttps://bit.ly/37oZWXr

(12) Faut-il désespérer de la gauche, Rémi Lefebvre, mars 2022, édition Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique »

(13) La charte d’Amiens est adoptée au congrès de la CGT de 1906 qui voit sa prise de contrôle par les anarcho-syndicalistes, qui rejettent par principe les partis politiques et la SFIO naissante. Mais les socialistes reprendront le contrôle de la confédération dès 1909. Le rôle de « courroie de transmission » réservé aux syndicats par le bolchevisme va jouer le rôle de croque-mitaine, pourtant la CGT n’a pas eu en soi à pâtir d’un point de vue organisationnel de ses liens organiques avec le PCF de 1946 à 1992. La Charte d’Amiens sera revendiquée à partir de 1946 par tous les autres syndicats, au premier chef FO scission non communiste de la CGT créée en 1946, CFTC puis CFDT, pour se distinguer de la CGT et revendiquer un vernis démocratique tout relatif (le droit de tendance n’existe pas à la CFDT), puis pour justifier une prise de distance croissante avec le PS et l’idée socialiste.

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Être de gauche, c’est vouloir changer la vie. 

Le beau combat de la gauche depuis Robespierre, est mené pour infléchir une marche du monde qui génère trop d’injustice et de souffrance. Alors on révolutionne, on barricade, on grève, on légifère, on régule, on nationalise et on solidarise. On lutte contre ce qu’il faut bien appeler par son nom, que la gauche accompagne comme son ombre depuis qu’il existe : le capitalisme.

Mais aujourd’hui, rappeler cet antagonisme est devenu inconfortable. L’alternative soviétique a échoué, et le capitalisme du XXIème siècle pavoise, goguenard, se relevant de chaque crise et continuant sa marche avec une constance insolente. Si bien que le discours marxiste originel, celui qui dénonce la manière dont sont produites et réparties les richesses, dont est organisé le travail et la structure du pouvoir économique qui conditionne tous les autres, n’est plus vraiment à la mode. Trop radical, trop vieilli, trop violent ou ambitieux, pas assez inclusif. 

Seulement, depuis qu’elle a justement mis de côté son opposition frontale et assumée au capitalisme, la gauche n’a cessé de perdre du terrain. Conceptuellement, structurellement, et surtout électoralement, en perdant au profit de l’extrême droite “ses” classes populaires et masses laborieuses. 

Alors, le but de cet article n’est pas de s’attrister du rapport Terra Nova ou d’allumer un cierge au PCF des années 60. Plutôt de prendre acte de ce désintérêt de la gauche électorale pour la lutte économique structurelle, et proposer une alternative pour repolitiser cette question fondamentale de la gestion capitaliste de la richesse. L’élection et la représentation nationale ne peuvent plus (mur de l’argent, règles européennes) ou ne veulent plus lutter contre la brutalité capitaliste ? Qu’à cela ne tienne, être de gauche est toujours un projet d’avenir, camarades !

Comment ? En faisant de la politique partout, pardi ! Et en la ramenant au cœur de la production de la valeur, au sein même de l’entreprise. Démocratiser l’économie, comme nos Révolutions ont démocratisé la politique. 

Je propose ici une brève discussion autour de l’actionnariat salarié, mode d’organisation économique aussi ancien que prometteur, qui a même acquis une certaine respectabilité structurelle, et qui pourrait pourtant s’avérer être un outil d’une puissance inouïe dans le cadre de ce combat pour changer la vie. 

Tripalium & Kapital : La Grande distinction

Définir le capitalisme est une entreprise bien ardue, et déjà accomplie brillamment par de nombreux esprits depuis Marx jusqu’aux passionnants Aglietta(1) et Amable(2). On peut dégrossir la bête en s’attardant sur ses causes (l’éthique protestante de Weber, l’esprit d’aventure américain, la doxa technocratique bruxelloise), ses effets (innovation et croissance, inégalités, crises, voracité dans les conquêtes de débouchés), ses imbrications politiques (libéralisme, corporatisme, autoritarisme), et tant d’autres saillances de tous ordres qui témoignent de l’incontestable hégémonie capitaliste sur la modernité. 

Une persistance cependant demeure, si cruciale qu’elle est restée d’une fascinante immuabilité au cœur d’un système qui tire pourtant de sa plasticité son hégémonie dans le temps et l’espace : la distinction entre Travail et Capital. Le capitalisme que décrit Marx est bien différent de celui d’aujourd’hui (place de l’industrie, degré de financiarisation, rapport à la puissance publique, aux travailleurs, niveau de coordination et structure des marchés, etc). Cependant, ce qui a toujours été sa principale caractéristique le reste : seule l’association de Capital (fonds qui financent des machines, locaux, ordinateurs, et même baby-foots pour peu qu’on pense qu’ils ont un impact effectif sur la productivité) et de Travail (action humaine qui crée de la valeur en utilisant du Capital et des matières premières) permet de produire de la richesse.

Cette distinction abrupte, qu’on retrouve aussi bien chez les classiques et néoclassiques (de Ricardo à Solow) que chez Marx, ne souffre d’aucun débat théorique chez les économistes. Elle est la fondation du capitalisme, à l’origine d’absolument tout le fonctionnement de l’économie. Chaque bien ou service que nous consommons est le fruit d’une association entre un travailleur et un capitaliste. 

Cependant, et c’est là que diverge le travail politique de Marx du travail purement analytique des économistes dominants ; cette association est tout sauf neutre. Travail et Capital ne sont pas simplement des variables d’une fonction mathématique qui détermine une quantité produite à partir de valeurs de travail et capital mobilisés. C’est un antagonisme social et politique, frontal et hermétique. D’abord entre individus : le capitaliste et le travailleur sont des personnes radicalement différentes. Le capitaliste n’a pas besoin de louer sa force de travail à quiconque, et le travailleur n’a pas accès à la propriété des moyens de production. 10% des Américains les plus riches détiennent 89% des actions et obligations du pays(3). Le capitalisme financiarisé est d’ailleurs bien plus efficace que ses prédécesseurs pour exclure le corps social de la propriété économique. Les grandes  entreprises familiales ou étatiques ont quasiment disparu ; financement et propriété sont devenus la chasse gardée de marchés financiers dominés par des acteurs de plus en plus concentrés. 

En plus d’opposer des individus, la distinction Travail / Capital produit une opposition directe entre des intérêts parfaitement divergents qui doivent être résolus par le rapport de force s’ils veulent s’associer pour produire de la richesse. 

Inventorier l’ensemble des intérêts divergents d’un travailleur et d’un capitaliste serait un exercice passionnant, de l’inquiétude pour l’inflation aux préférences électorales, en passant par les pratiques culturelles et l’attention portée au changement climatique ; cependant, de notre angle purement économique, on peut distinguer trois nœuds principaux : l’emploi, le salaire et la productivité. 

Première tension : l’emploi (qui est d’ailleurs terriblement mal appréhendée par la théorie néoclassique du marché du travail(4)). D’un côté, les travailleurs doivent travailler pour vivre. Mais de l’autre, les capitalistes peuvent ne pas devoir embaucher. L’écrasante majorité de la population n’a pas les moyens patrimoniaux de vivre sans travail, et doit donc se rendre disponible sur le marché. A l’inverse, la décision pour un capitaliste d’investir et d’embaucher ou non est beaucoup plus libre : la fluidité des capitaux et la variété de leurs débouchés potentiels n’oblige pas la moindre banque ou le moindre fond à investir dans l’économie réelle pour créer un emploi au lieu d’acheter du bitcoin. Cette asymétrie structurelle place donc les travailleurs dans une grande situation de faiblesse lors de la négociation de leur association aux capitalistes. 

Ainsi, en plus de leur être diamétralement opposés, les intérêts des travailleurs concernant l’emploi (avoir un emploi stable dans des conditions épanouissantes avec des horaires raisonnables et un environnement de travail sain) sont structurellement dominés par les intérêts des capitalistes sur la question (utiliser de manière flexible la quantité de travail qui maximise leur profit sans contrainte). 

Deuxième tension, encore plus dure : le salaire. Pour le capitaliste, le salaire est un coût de production, une part de la richesse créée qui ne lui revient pas, au même titre que le paiement des matières premières, des impôts ou des cotisations. Ainsi, il considère que le salaire doit être comprimé pour dégager un maximum de plus value. La seule chose qui retient les entreprises de ne pas fixer les salaires à zéro, c’est la volonté de permettre aux salariés de survivre et de se reproduire pour conserver un stock de main d’œuvre dans le temps(5). Et surtout le code du travail et le salaire minimum. Elles le feraient volontiers sinon, en témoignent l’ubérisation, ou l’automatisation croissante de tâches de “travail”, dorénavant non rémunérées car effectuées par des robots. 

Donc, les entreprises souhaitent des salaires les plus proches possibles du minimum vital, quand les salariés le veulent le plus élevé possible pour accroître leur niveau de vie.

Troisième tension : la productivité. La productivité, c’est l’efficacité avec laquelle chaque heure de travail est transformée en richesse. Les entreprises la réclament maximale : utiliser à fond (pour ne pas dire à l’épuisement) les capacités de leurs travailleurs.  

En récompense, la théorie prédit qu’à l’équilibre, le salaire proposé aux travailleurs est égal à leur productivité marginale : plus on est productif, plus on est payé. Cependant, les données montrent un découplage inquiétant depuis les années 1980 entre productivité du travail et niveau des salaires : la promesse de travailler mieux pour gagner davantage n’est plus tenue(6)

De l’autre côté, les travailleurs n’ont pas vraiment d’intérêt à maximiser leur productivité : leur salaire fixé par contrat ne dépend pas immédiatement des performances de l’entreprise. Ils préfèrent garder de l’énergie et du temps pour leur vie privée.

En résumé, la lutte des classes peut se formaliser ainsi : 

  • Le Capital veut un travail flexiblement mobilisable, payé le plus bas possible, mais exploité au maximum
  • Le Travail demande la sécurité d’un emploi stable, bien payé, non éreintant, et si possible avec du sens.

On ne pouvait pas imaginer opposition plus frontale, magnifiée encore par la distinction absolue et hermétique entre les personnes qui incarnent et défendent ces intérêts. 

Finalement, le rapport de force qui structure la négociation penche fortement en faveur des capitalistes : les travailleurs doivent trouver un emploi qu’aucun capitaliste n’est forcé de leur donner. Des mécanismes pour rééquilibrer ce rapport de force, comme un syndicalisme puissant ou des interventions réglementaires appuyées de la puissance publique en faveur des salariés, peuvent exister, mais s’étiolent aujourd’hui dangereusement avec l’avènement de l’individualisme néolibéral. Depuis les années 1980, le capital n’a cessé d’emporter des victoires sur tous les fronts : flexibilisation et précarisation ont accompagné distorsion du partage de la valeur ajoutée, hausse des inégalités et découplage entre salaires et productivité. 

Dans le même temps, la gauche n’a quasiment jamais été au pouvoir, se détournant de toute façon de ce rapport de force, et laissant l’Etat s’affirmer comme une puissance de soutien au Capital, créant les conditions de la flexibilité, de l’affaiblissement des solidarités professionnelles, et refusant toute avancée sur les salaires ou le temps de travail. 

Pour continuer d’être de gauche, il convient donc de trouver une autre manière de lutter pour la justice sociale et le Travail. Le système d’actionnariat salarié, redéfinissant les relations de pouvoir au sein même des organisations productives, se pose alors comme une piste très prometteuse. 

Ce que peut l’actionnariat salarié 
Banalité et révolution

Le principe de l’actionnariat salarié est très simple. Il consiste à rendre des salariés propriétaires d’une partie des actions de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. Selon le code du commerce, on parle d’actionnariat salarié quand cette acquisition d’actions est institutionnalisée, par des plans d’épargne entreprise (PEE), ou sur décision ponctuelle de la firme (rachats d’actions redistribués, stock options). On ne parle donc pas d’un salarié boursicoteur qui acquiérerait individuellement des actions de sa propre entreprise sur les marchés financiers. 

En France, la pratique est assez développée : héritée du fordisme paternaliste du milieu du XXème siècle, puis encouragée récemment par la loi PACTE qui incite les entreprises à aider les salariés qui souhaitent devenir actionnaires en exonérant d’impôts une partie de l’abondement. Ainsi, près de 6 entreprises sur 10 comptent plus de 50 % de salariés actionnaires(7). Ce système de financement est devenu parfaitement intégré au capitalisme français, même banalisé. 

Cependant, il porte en son sein une caractéristique de rupture anticapitaliste absolument majeure. Un salarié qui détient une part de son entreprise enfonce un coin crucial dans la distinction hermétique entre Travail et Capital, qui est le fondement le plus profond du capitalisme. Donner aux travailleurs la propriété des moyens de production, c’est le grand rêve de toutes les utopies socialistes des XIX et XXème siècles. Car être actionnaire, rappelons-le, ce n’est pas simplement toucher des dividendes en fin d’année, ni pouvoir spéculer sur les marchés. C’est détenir un titre de propriété de l’entreprise, et une part du pouvoir de gouvernance qui y est associé. C’est être un capitaliste au sens strict et originel : un investisseur qui risque sa richesse pour financer une activité productive. Ainsi, nos salariés-actionnaires sont-ils des êtres hybrides et fascinants, que le capitalisme ne prévoit pas, et qui rompent avec sa structure fondamentale pour potentiellement changer les interactions et le rapport de force qui déterminent la production et la répartition. 

Magnitudes et promesses 

Actuellement : un instrument cosmétique au service du Capital

Disons-le tout de suite, ce qui rend l’actionnariat salarié intéressant dans une perspective politique de rupture, c’est de l’imaginer à une grande échelle. A la fois dans la proportion des entreprises évoluant sous ce nouveau paradigme, mais aussi et surtout dans la manière dont est effectivement réparti le capital au sein des entreprises concernées. 

 Actuellement, la loi oblige chaque société dont la part d’actionnariat salarié est supérieure à 3% à réserver au moins un siège du conseil d’administration à un représentant des employés. Mais moins d’une entreprise sur 2 atteint ce seuil. Ce sont surtout des PME pour qui les canaux de financement habituels sont moins accessibles. De leur côté, les entreprises du CAC 40 sont détenues en moyenne à 2,4%(8) par leurs salariés : les intérêts des travailleurs n’y ont pas droit au chapitre. Sans surprise, même si la pratique est courante, sa dilution rend utopique la confiscation des moyens de production par les travailleurs et la fin du capitalisme.

Dans sa forme actuelle, l’actionnariat salarié est donc un mécanisme au service du Capital. Il est symbolique et communicationnel (amélioration de l’image de l’entreprise à moindres frais), comptable (protection contre les OPA, solidification voire augmentation des fonds propres), et offre un nouveau levier d’optimisation fiscale avec les aides à l’abondement.

Il est utilisé comme un moyen de motiver davantage les salariés à être productifs, puisque les détenteurs d’actions peuvent bénéficier de dividendes qui sont fonction des performances de l’entreprise. Sauf qu’une augmentation marginale de la productivité par travailleur bénéficie davantage aux gros capitalistes (qui multiplient l’augmentation marginale de profit par un grand nombre d’actions) qu’aux salariés-actionnaires qui voient une augmentation résiduelle de dividendes tout en payant un effort supplémentaire non négligeable. 

Cependant, même sous cette forme, les effets observés sont encourageants (bien que minimes) : l’actionnariat salarié semble empiriquement favoriser la productivité et les capacités de financement des entreprises qui l’utilisent(9). Les licenciements y sont moins fréquents, et les salaires plus élevés(10)

Massifier et politiser l’actionnariat salarié

Pourtant, avec une ambition politique, on peut imaginer des implications bien plus radicales qui découleraient d’une massification et intensification de la pratique. Des implications économiques que mêmes les plus ambitieuses politiques de gauche gouvernementale auraient beaucoup de mal à verticalement imposer aux capitalistes. 

Par exemple, lors de la décision de l’allocation des bénéfices de l’entreprise – entre investissements autofinancés, distribution de dividendes, primes sur les salaires ou rachat d’actions – on imagine aisément qu’une entreprise où les salariés ont un pouvoir décisionnaire important (voire majoritaire) préfère investir dans des locaux ou des machines qui améliorent les conditions de travail, ou distribuer des primes sur les salaires, plutôt que distribuer des dividendes ou spéculer en bourse. D’ailleurs, si les propriétaires de l’entreprise viennent à principalement tirer leurs revenus du salaire et non de la rente, ils peuvent être beaucoup plus enclins à consentir à des réductions de marge, par exemple telles que celles gentiment demandées par le Ministre de l’économie aux gros profiteurs de crise (qui les refusent tout aussi gentiment). 

En plus de ces avantages économiques tangibles qui pourraient être acquis pour le Travail là où l’impotence de l’Etat semble criante, on peut également mentionner des avantages sociaux. Une entreprise qui appartient à ses salariés est plus susceptible de générer de fortes cohésions professionnelles découlant d’un esprit de corps raffermi. Dans une époque ravagée par l’individualisme et l’étiolement des solidarités, une telle perspective est réconfortante. 

Du côté de la gouvernance et de l’orientation stratégique de l’entreprise, on peut imaginer qu’une firme où les travailleurs jouent un vrai rôle de contrôle bénéficie d’une meilleure circulation de l’information, de partage d’expérience et de connaissances, permettant une prise de décision mieux informée. Cela pourrait permettre, par exemple, de réduire le recours aux cabinets de conseil privés dont les astronomiques chiffres d’affaires témoignent d’une captation aberrante de la richesse produite par nos entreprises vers ses donneurs de leçons extérieurs. Aussi, on peut parler de souveraineté économique et de traçabilité du capital. La financiarisation fait circuler des titres de propriété à la vitesse de la lumière sur les cinq continents, entre des banques et des fonds d’investissements internationaux qui n’ont pas le moindre intérêt pour la réalité de l’entreprise sur laquelle ils espèrent faire un nanoprofit en revendant son action dans la seconde. Figer une partie des actions sur des comptes d’épargne salariée, c’est s’assurer que les propriétaires de l’entreprise se sentent concernés à long terme par la marche de la firme. Beaucoup trop d’actions sont aujourd’hui détenues dans un seul but spéculatif(11), alors que la promesse originelle du capitalisme actionnarial est de permettre le financement de l’économie, pas l’enrichissement de traders. 

Répartition de la valeur, conditions de travail, orientation stratégique, cohésion et solidité de long terme ; redéfinir les rapports de pouvoir dans l’entreprise par l’actionnariat salarié porte des promesses immenses pour le Travail. 

Quelles perspectives de mise en pratique ?

Évidemment, une entreprise où la propriété et la décision sont partagées entre producteurs et investisseurs, et où l’obsession du profit n’est plus l’hégémonique moteur de la gouvernance, est encore un doux rêve. “L’unique responsabilité sociale d’une entreprise, c’est de faire du profit” (et de le redistribuer aux actionnaires) nous disait Friedman(12) comme pour formaliser une idéologie encore hégémonique chez les dirigeants d’entreprises. Accumuler du profit serait le seul moyen de stimuler l’investissement et de soutenir la croissance. Diminuer la part du profit réservée aux capitalistes par de l’actionnariat salarié, ce serait alors la mort de l’investissement, la désertion du Capital ! 

Quel chantage commode : malgré l’explosion des versements de dividendes aux capitalistes depuis les crises du covid et de l’énergie, l’investissement reste désespérément bas, voire baisse(13). L’ISF et la suppression de la flat tax ne l’ont pas relancé non plus(14). En fait, rendre les riches plus riches … rend les riches plus riches, rien de plus. 

Pour commencer, il faut donc refuser en bloc ce chantage à l’investissement, et cesser de faire confiance à la concentration privée exclusive des profits pour générer de la croissance. Aussi, il faut dire qu’un recours massifié à l’actionnariat salarié n’exproprierait personne. Les actions détenues par les capitalistes le resteraient ; elles seraient simplement concurrencées par beaucoup plus d’actions de travailleurs pour rééquilibrer le rapport de force. Cela solidifierait fortement le bilan des entreprises en réduisant leur effet de levier voire leur endettement (rappelons à ce titre que le niveau de dette privée constitue un indicateur macroéconomique bien plus inquiétant que la dette publique(15)). 

De là, cette pédagogie faite, comment réaliser cette restructuration généralisée de la détention du capital ? Thomas Piketty, dans son projet de “socialisme participatif”(16), imagine une obligation légale pour chaque entreprise de laisser au moins 50% de ses actions aux mains des salariés. Le droit de vote en CA serait proportionnel au nombre d’actions détenues par chacun, mais aucun actionnaire individuel (salarié ou capitaliste) ne pourrait détenir plus de 10% des voix, quel que soit son niveau de propriété, afin de limiter la concentration du capital et de la décision. Les chiffres et seuils sont évidemment sujets à débat et amendement, mais l’idée est très séduisante.

Comment faire appliquer un tel changement ? Je pense que s’en remettre au politique est irréalisable : une loi portant un projet aussi radical que celui de T. Piketty semble loin de pouvoir passer l’épreuve d’une représentation nationale imprégnée jusqu’à la moelle de néolibéralisme et d’amour du Capital. Le but de cet article était d’ailleurs de proposer une révolution silencieuse et interne, en s’appuyant sur le terreau déjà fertile et respectable d’un actionnariat salarié diffus mais résolument présent. Ainsi, Il faut donner les moyens aux salariés d’acquérir de plus en plus d’actions, petit à petit. 

On peut imaginer l’instauration de prestations sociales fléchées en ce sens (avec un effet politique moins “couteau entre les dents” que la législation paritaire directe). De manière assez utopique mais qui serait fort efficace, que des acteurs financiers majeurs et bien intentionnés (Banques Centrales, Banques Publiques d’Investissement) redistribuent aux salariés concernés et à des prix préférentiels des actions d’entreprises stratégiques détenues dans leurs bilans. Ou bien, mettre en place des mécanismes d’emprunts pour achats d’actions garantis par l’Etat et par lesdites actions en collatéral, à des taux inférieurs aux prévisions de croissance de l’entreprise. 

Aussi, on pourrait continuer d’encourager les entreprises à l’abondement par d’autres moyens que des déductions fiscales qui minent les budgets de l’Etat et de la sécurité sociale. La labellisation ESG vertueuse d’entreprises détenues par une part croissante de salariés se renforce en effet, mouvement qui doit être amplifié.

Sensibiliser aussi les salariés au pouvoir gigantesque lié à une accession progressive à la propriété productive, pour redéfinir le rapport de force salarial en leur faveur. Les inciter à utiliser leur épargne dans leur entreprise plutôt qu’ailleurs, avec de la pédagogie ou une régulation plus sévère par exemple des applications de trading sur smartphone qui permettent à n’importe qui de boursicoter sans contrainte mais avec tous les risques et les effets économiques néfastes que cela implique. 

En bref, de nombreux moyens progressifs et non contraignants peuvent être imaginés et mis en place assez aisément, pour tendre vers une meilleure répartition de la propriété. 

L’actionnariat salarié présente pour la gauche la rare et formidable promesse d’une redistribution des cartes à portée de main. L’air de rien, il enfonce un coin gigantesque dans les fondements inégalitaires du capitalisme entre ceux qui ont et ceux qui font, générateur d’injustices et de brutalités contre lesquelles la gauche ne doit jamais cesser de lutter. Redéfinir le rapport de force salarial, les modalités de répartition de la valeur, les conditions de travail, les orientations de gouvernance : autant de fantasmes nécessaires pour la classe ouvrière que la gauche électorale n’accomplit pas, mais qu’un usage politique et macroscopique de l’actionnariat salarié permettrait. Il faudra cependant renverser un paradigme hégémonique qui continue de donner au Capital concentré et exclusif des pouvoirs économico-politiques gargantuesques. A nous de lui opposer la puissance des faits : il ne tient plus ses promesses de croissance, d’investissement, de répartition de la valeur, de rétribution de la productivité, de réduction des inégalités, et encore moins d’adaptation au changement climatique. Il est donc temps d’opérer une rupture. La République a démocratisé la politique en introduisant le suffrage universel, et nous sommes devenus un Etat de Droit. Démocratisons l’économie, peut-être alors deviendrons-nous une Société de Justice. 

Références

(1)Aglietta, Michel. (1982) Régulation et crises du capitalisme. L’expérience des États-Unis. Calmann-Lévy.

(2) Amable, Bruno. (2003) Les Cinq Capitalismes. Diversité des systèmes économiques et sociaux dans la mondialisation, Le Seuil, coll. « Économie humaine », 2005, 374 p. Version française de The Diversity of Modern Capitalism, Oxford University Press.

(3)Frank, Robert. (2021) « The wealthiest 10% of Americans own a record 89% of all U.S. stocks » 18 Octobre 2021, CNBC, https://www.cnbc.com/2021/10/18/the-wealthiest-10percent-of-americans-own-a-record-89percent-of-all-us-stocks.html

(4) La théorie néoclassique, en plus de faire état d’un angle mort béant quant au structurel désavantage interactionnel et de négociation entre travailleurs et capitalistes, considère les entreprises comme “demandeuses” de Travail, et les citoyens comme “Offreurs” potentiels. Ainsi, il revient aux individus de décider sans contrainte la quantité de temps qu’ils daignent fournir aux entreprises sous forme de Travail (plutôt que de s’adonner aux loisirs), décision qui se fait en fonction du salaire offert par le marché, hors de tout ancrage social, et sous l’hypothèse que tout le monde pourrait s’il le souhaitait vivre sans emploi salarié. De plus, le chômage devient exclusivement volontaire : les personnes sans emploi sont simplement celles qui refusent de fournir du Travail au salaire proposé par le marché.

(5)Ici, on pourrait être tenté de dire que la concurrence et le marché évitent ce problème : toute entreprise qui baisserait injustement les salaires verrait tous ses employés démissionner et rejoindre des entreprises concurrentes dont les salaires sont restés à l’équilibre, obligeant les patrons à jouer le jeu. C’est surestimer la flexibilité du marché et la mobilité des salariés. C’est surtout sous-estimer la propention des entreprises à s’entendre collectivement sur les salaires bas par principe (surtout dans des secteurs monopsonistiques).

(6) Economic Policy Institute  (2021) « The Productivity-Pay Gap ». Economic Policy Institute, https://www.epi.org/productivity-pay-gap/

(7)FAS. (2022) « 11e édition du Benchmark FAS de l’actionnariat salarié », Fédération Française des Associations d’Actionnaires Salariés et Anciens Salariés, https://www.fas.asso.fr/2022/03/11e-edition-du-benchmark-fas-de-lactionnariat-salarie/

(8)Fay, Pierrick. (2019) « A qui appartient le CAC40 ? », Les Echos, 15 Janvier 2019, https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/a-qui-appartient-le-cac-40-437912

(9)Aubert, N., Chassagnon, Virgile. &  Hollandts, Xavier. (2016) « Actionnariat salarié, gouvernance et performance de la firme : une étude de cas économétrique portant sur un groupe français coté », Revue d’économie industrielle, 154, p. 151-176, https://doi.org/10.4000/rei.6365

(10)Kruse, D. (2022) “Does employee ownership improve performance?” IZA World of Labor 311, doi: 10.15185/izawol.311.v2

(11)Fiske, Warren. (2016) « Mark Warner says average holding time for stocks has fallen to four months », Poliotifact, 6 Juillet 2016, https://www.politifact.com/factchecks/2016/jul/06/mark-warner/mark-warner-says-average-holding-time-stocks-has-f/

(12)Friedman, Milton (1970). « A Friedman Doctrine: The Social Responsibility of Business is to Increase Its Profits ». The New York Times Magazine.

(13)Sandbu, Martin (2022) « The investment drought of the past two decades is catching up with us », The Financial Times, 20 Juillet 2022, https://www.ft.com/content/3a8731bc-aad3-42ca-b99e-b3a553974ccf

(14)France Stratégie. (2021) Rapport ISF, https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2021-rapport-isf-14octobre-11h-avis.pdf

(15)Vignat, Paul. (2022) “Refaire de la Dette Publique un enjeu politique”, Le Temps des Ruptures, https://letempsdesruptures.fr/index.php/2022/03/31/refaire-de-la-dette-publique-un-enjeu-politique/

(16)Piketty, Thomas. (2020) « Vivement le socialisme ! », Le Seuil

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Comment renouer le fil du récit contemporain ?

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La littérature est-elle toujours politique ?

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Pour ce troisième temps de notre série consacrée à la thématique du récit, nous nous sommes tournés vers ceux qui, mieux que quiconque, peuvent nous parler de récit : les écrivains.
 
A l’occasion de la parution d’une série d’entretiens réalisés par Alexandre Gefen, universitaire et chercheur en littérature contemporaine, sur les liens entre littérature et politique (« la littérature est une affaire politique », Editions de l’Observatoire, 2022) nous avons pu disséquer ensemble les résultats de cette enquête littéraire.
 
Alice Zeniter, Nicolas Mathieu, Annie Ernaux, Laurent Gaudé, Laurent Binet, Leïla Slimani… Alexandre Gefen a échangé avec certains des écrivains français contemporains les plus lus pour questionner leur rapport à la vie de la cité.
 
L’occasion, donc, d’explorer ensemble l’évolution de la relation entre ceux qui conçoivent et produisent des récits et le fait politique.

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Le Tigre et le président, récit d’un perdant magnifique

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Très peu connaissent Paul Deschanel, et ceux pour qui c’est le cas s’en rappellent sûrement pour une sotte histoire de train. Pourtant, Paul Deschanel a été Président de la République et est aujourd’hui le héros du film réalisé par Jean-Marc Peyrefitte, avec rien de moins que Jacques Gamblin pour l’interpréter.

Deschanel est président de la République française de janvier à septembre 1920. Prenant tout le monde par surprise, il bat Clemenceau, le tigre, le « Père de la Victoire » de la Première Guerre mondiale. De son court mandat, l’opinion se rappelle uniquement un fait divers pour le moins saugrenu : une nuit du mois de mai 1920, alors qu’il se trouve dans un train, en déplacement présidentiel, Deschanel tombe par la fenêtre et se retrouve en pyjama sur les rails. Cette anecdote singulière a fait couler beaucoup d’encre depuis, et entrer Paul Deschanel dans l’Histoire. C’est d’ailleurs comme cela que démarre le film de Jean-Marc Peyrefitte.

En alternant les points de vue, Le Tigre et le président revient sur le mandat présidentiel hors du commun de Paul Deschanel. Entouré d’André Dussollier dans le rôle de Clemenceau, Jacques Gamblin interprète à la perfection le rôle d’un président de la République idéaliste, épris de démocratie et d’idées progressistes, qui se laisse complètement submerger par la rédaction d’un discours, qu’il veut historique. Peyrefitte signe ici un film au rythme agréable, à la bande-son soigneusement composée et à l’ambiance maîtrisée. L’incarnation du Clemenceau bougon par Dussollier est un régal et le maladroit magnifique de Gamblin est irrésistible.

Si un reproche peut être fait au film, il concerne l’exactitude historique. Deschanel y est présenté comme un idéaliste un peu béat, qui patauge dans sa nouvelle fonction présidentielle. Or, Deschanel avait déjà été deux fois président de la Chambre des députés avant de devenir président, c’était un homme politique bien institué et expérimenté. Mais il est vrai qu’un biopic strictement factuel sur ces quelques mois de mandat aurait été bien plus rébarbatif.

Ce film, qui dépeint des faits produits il y a plus de cent ans, parvient à faire écho à nos débats actuels. Paul Deschanel y est présenté en fervent défenseur de l’abolition de la peine de mort, en faveur du droit de vote des femmes. Il cherche, tout au long du film, à aller au contact des Français qu’il gouverne et rivalise de modernité pour les connaître et se faire connaître d’eux. A travers le Deschanel de 1920, s’expriment les débats actuels concernant la proximité entre le président et le reste des Français, le fossé entre les ors de l’Elysée et le quotidien des gardes-barrière de province.

Si Le Tigre et le président n’est pas un compte-rendu historique des quelques mois de la présidence de Deschanel, il permet à Jacques Gamblin d’incarner un perdant magnifique avec brio, et de nous faire découvrir un homme oublié, tombé en disgrâce, pour lui rendre un peu de sa superbe.

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L’accès à l’énergie dans les pays en développement : un équilibre fragile

La crise climatique que nous connaissons aujourd’hui est principalement liée à la dégradation de la couche d’ozone, nous exposant à une hausse significative des températures. Les émissions de CO² sont parmi les principales responsables du réchauffement climatique et trouvent leur origine dans les activités industrielles et de transports. La combustion du pétrole, du charbon ou encore l’extraction du gaz, utilisées dans ces industries ainsi que dans les moyens de transport, restent encore aujourd’hui extrêmement polluantes.

Cependant, tous les pays n’utilisent pas ces ressources avec la même intensité, tout dépend de la nature de leur mix énergétique. Celui-ci correspond à l’ensemble des ressources utilisées pour les besoins énergétiques d’un pays. Il varie énormément d’un pays à l’autre, et peut aller du simple au double concernant la part des énergies dites vertes, à savoir les énergies renouvelables ainsi que des énergies non polluantes comme le nucléaire(1). Comment ce mix énergétique est-il déterminé ? A la fois par les ressources disponibles sur le territoire (naturellement ou grâce à des infrastructures) ainsi que par le coût d’import des ressources extérieures.

Le choix de l’exploitation des ressources énergétiques polluantes comme le pétrole, s’explique à la fois par la présence d’infrastructures adaptées mais aussi par la possibilité d’importer ces ressources. A l’inverse, les énergies renouvelables ne peuvent être importées (sur de longues distances), dans la mesure où nous ne savons pas encore stocker l’électricité produite par une ferme à panneaux solaires par exemple. Pour les utiliser il faut installer des infrastructures, ce qui a un coût, parfois très élevé (à l’instar du nucléaire), que tous les Etats ne sont pas prêts à payer(2). Néanmoins, une fois installées, la plupart des énergies renouvelables ont un coût de fonctionnement assez peu élevé, et ne demandent pas d’apport de ressources (le soleil ou le vent sont gratuits). Des investissements en énergies vertes existent dans les pays en développement, qui sont par ailleurs parfois pionniers dans le domaine, comme l’Ethiopie dont le mix énergétique comporte 95% d’énergies renouvelables(3). Néanmoins, il reste assez rare que les énergies vertes, et encore moins renouvelables, occupent une place prépondérante dans le mix énergétique d’un pays. En effet, ces dernières conservent un taux de rentabilité plus faible qu’une centrale à charbon ou même nucléaire, et ne sont pour le moment par en mesure de répondre aux besoins en énergie d’un pays avec une densité de population similaire à l’Inde. C’est par ailleurs un problème rencontré par l’Ethiopie qui a besoin de multiplier ses investissements en la matière pour répondre aux besoins de sa population.

Il va de soi que les ressources comme le pétrole, le charbon ou encore le gaz (à l’exception du biogaz), ne sont pas durables et encore moins renouvelables. Ce sont cependant les ressources les plus utilisées dans le mix énergétique mondial, à hauteur de 80%(4). Pourtant, ces énergies sont polluantes et leur usage participe au réchauffement climatique. Ce phénomène touche en premier lieu les pays en développement, que ce soit par la hausse des températures, l’assèchement des terres ou encore la montée des eaux. Cependant, les risques liés à l’usage de ces ressources sont également économiques notamment parce que leur prix est volatile et peut donc peser lourd dans la balance commerciale d’un pays importateur et inversement mettre en difficulté un pays exportateur. Un pays dépendant des importations de charbon pour sa production d’électricité, bénéficie d’une marge de négociation faible quant à son prix, mais s’expose aussi au risque de pénurie de cette ressource. De même pour le pétrole et le gaz, l’histoire nous a enseigné à travers les crises des années 70, les risques liés à un choc pétrolier ou d’un chantage énergétique tel que celui exercé par la Russie, dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine, sur les pays importateurs de gaz russe. Cependant cela n’est pas toujours plus avantageux de produire soi-même une partie ou la totalité de ses ressources, rappelons les crises qu’ont pu connaître les pays producteurs de pétrole, au hasard le Venezuela ou l’Irak. La production domestique n’est donc pas toujours un rempart à une crise énergétique.

A l’intérieur d’un pays, l’accès à l’énergie peut également être disparate. Qu’il s’agisse du type d’énergie ou juste d’accès à celle-ci, il existe dans toute société une fracture dans l’accès et l’utilisation de ces ressources. En Occident, l’usage des énergies renouvelables, bien que de plus en plus accessible, reste cantonné à une frange aisée de la population. Les voitures électriques ou encore l’installation de panneaux solaires privés sont encore très coûteux. Dans les pays en développement les mêmes questions se posent, pas toujours dans les mêmes termes. En effet, la façon dont les réseaux, notamment d’électricité sont conçus, ne permet pas un accès égalitaire à cette énergie. Tout d’abord, tous les foyers ne sont pas connectés au réseau électrique, car cela a un coût(5). De plus, dans des cas où des coupures sont nécessaires, tous les quartiers, villes ou régions ne seront pas nécessairement traités de la même manière.

Un cas concret : l’Inde dans l’accès aux ressources et les impacts du réchauffement climatique

Depuis le mois de mai l’Inde connaît des hausses de températures inédites, frisant la limite du supportable pour l’être humain. Ces hausses, accompagnées d’un taux d’humidité important, rendent les conditions de vie quasi-insupportables. De telles températures ne sont pas sans conséquences et provoquent sécheresses, incendies et pénuries d’eau. Pour faire face à ces fortes chaleurs, l’accès à l’électricité est indispensable, en particulier pour faire fonctionner l’air conditionné. Néanmoins, celui-ci consomme énormément d’énergie. L’Etat n’est pas en mesure de répondre à cette hausse soudaine de la demande en électricité, produite majoritairement à base de charbon(6). L’Inde est le 2e producteur mondial de charbon derrière la Chine, mais a tout de même besoin d’en importer pour faire face à la hausse de la demande(7). Pour autant, importer une ressource en pleine pénurie engendre une augmentation des prix, et va forcer l’Inde à débourser des sommes plus importantes. Entre temps, le pays se retrouve avec trop peu de charbon pour produire la quantité d’électricité nécessaire à son bon fonctionnement. Pour être en mesure de continuer à alimenter le réseau électrique, le gouvernement a mis en place des coupures de courant, ce qui concerne également les hôpitaux ainsi que les transports en commun.

L’Inde n’est pas un cas isolé : quelles solutions ?

L’Inde n’est pas isolée face à ces problématiques. En effet d’autres pays du Sud sont concernés par une augmentation excessive des températures, couplée à des pénuries d’électricité et d’autres ressources comme l’eau. L’Irak en est un bon exemple avec des températures estivales atteignant souvent une cinquantaine de degrés, en particulier dans le sud du pays. Bien qu’étant un pays producteur de pétrole et de gaz, sa production électrique(8) ne suffit pas à combler les besoins du pays en été, la demande étant tirée par l’utilisation de l’air conditionné. A l’image de l’Inde, le gouvernement organise des coupures d’électricité, permettant de monitorer le réseau. Ayant compris l’urgence de la fourniture d’électricité, a fortiori lors d’un pic de chaleur, des ONG ont installé des panneaux solaires à disposition des populations les plus précaires(9). De son côté, TotalEnergies a signé un contrat d’investissement pour l’installation d’un champ à panneaux solaires dans le sud du pays, avec pour argument phare de diminuer la dépendance du pays aux énergies fossiles(10).

L’urgence de la transition écologique ne peut se passer d’une réflexion sur les inégalités entre les pays

La transition écologique est aujourd’hui, et depuis déjà une bonne dizaine d’années, au centre des préoccupations de bon nombre d’individus, d’entreprises ainsi que d’Etats (notamment développés). La transition ne peut pas se faire sans une réflexion de fond sur les impacts et sans une prise en compte des situations disparates de l’ensemble du globe. En effet, opérer une transition énergétique ambitieuse demande des investissements, parfois très importants, que tous les Etats ne peuvent se permettre, notamment au regard de la situation politique et de l’état des infrastructures existantes. Une transition écologique nécessite la mise en place de politiques publiques sur le long terme. Un pays comme l’Inde, qui a déjà un avant-goût des ravages que peut porter le changement climatique, n’est pas étranger aux questions de la transition écologique, et a déjà mis en place bon nombre de projets et d’infrastructures telles que des centrales nucléaires(11) ou encore de centrales hydroélectriques. Néanmoins, cette production ne permet pas encore de répondre aux besoins en électricité d’un pays avec une telle densité de population. Résultat, le mix énergétique indien reste dominé par le charbon (50%)(12) et dans une moindre mesure par le pétrole (30%). Le nucléaire et les énergies renouvelables restent encore largement minoritaires avec moins de 8%. Le mix énergétique indien est donc composé à plus de 90% d’énergies fossiles(13)

La question de la crise écologique est également source d’injustices. Sans revenir sur les raisons du changement climatique, il ne nous aura pas échappé que la pollution en est la principale responsable. Si, parmi les principaux pollueurs se trouve les pays développés, des pays en développement se sont élevés au classement, avec en tête, la Chine ainsi que l’Inde, mais également des pays producteurs de pétrole et de gaz dans les pays du Golfe. Pour autant, la plupart des pays d’Afrique ainsi que d’Amérique latine sont parmi ceux qui polluent le moins au monde. Néanmoins, les effets du changement climatique, à savoir, les hausses de température, les sécheresses, les inondations ou encore les fortes tempêtes, touchent en premier lieu ces pays. Bien entendu, les effets du changement climatique se font sentir partout, en témoigne les canicules que l’on connaît en France ces dernières années, mais la différence se situe dans la mesure de ces effets. Les pays souffrant des conséquences les plus graves du changement climatique, ne sont pas ceux y ayant le plus participé, mais sont pourtant ceux qui doivent en payer le prix le plus fort.

Le manque de ressources ou encore de stabilité politique (ou simplement de volonté politique) ne permet pas de créer un environnement favorable à une transition écologique complète. Ainsi, bien que bon nombre de pays du Sud aient développé des énergies renouvelables, c’est encore rarement suffisant pour les rendre indépendants des énergies fossiles. Attention, la difficulté se situe au niveau de la transition et non de l’implémentation des technologies vertes. C’est ce qui explique pourquoi il est plus facile pour un pays n’ayant pas ou peu d’infrastructures énergétiques, de développer des sources d’énergie vertes, que pour un pays avec un arsenal pétrolier déjà complet.  

Références

(1)Bien que la question de la pollution via les déchets nucléaires ainsi que de potentiels accidents remettent en question la classification du nucléaire dans le vert

(2) P. Copinschi, Le pétrole, quel avenir : Analyse géopolitique et économique, 2010.

(3)Site internet de la Direction Générale du Trésor, « Le secteur de l’électricité en Ethiopie », 2020

(4)Agence Internationale de l’Energie, « Key World Energy Statistics”, 2020

(5)Selon la Banque Mondiale, en 2020, 90,5% des foyers dans le monde disposaient d’un accès direct à l’électricité, le pays ayant le taux le plus faible étant le Soudan du Sud avec 7.2%, et bon nombre de pays du continent africain en dessous de 50%

(6)BP Statistical Review of World Energy 2021

(7)La Tribune, « La Chine va produire plus de charbon pour soutenir son outil productif », 2021

(8)L’Irak produit son électricité à base de gaz, mais doit se fournir dans cette ressource auprès de l’Iran car le pays n’en produit pas assez (selon le “ BP statistical review of World Energy”, juin 2018)

(9)Site internet SOS Chrétiens d’Orient, «2018, « L’Irak se met au vert ».

(10)BFM Business, 2021 : « Irak: Totalenergies signe un contrat d’investissements de 27 mds de dollars dans le pétrole, le gaz et le solaire »

(11)Le pays en compte 6

(12)Plus de 70% pour ce qui est de la production d’électricité selon le BP Statistical Review of World Energy 2021

(13)Site internet Connaissance des énergies, « L’Inde un géant dépendant fortement du charbon », 2021

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“Notre lieu d’études était notre lieu de vie, c’est devenu notre lieu de lutte.”

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entretien avec L., étudiante à Agro Paris Tech

Intro :

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LTR : peux-tu nous rappeler ce qui s’est passé sur le campus d’agroParisTech à Grignon l’an dernier, et ce à quoi tu as participé personnellement ?

L : L’an dernier, les étudiants et étudiantes ont organisé le blocus du site, pour protester contre la décision de le vendre à des promoteurs immobiliers privés. Cette vente était susceptible de détruire l’image du site et son potentiel agronomique.  Alors, puisque les précédentes actions et manifestations (qui s’étaient déroulées avant mon arrivée) n’avaient rien donné, un groupe de personnes a décidé de faire un blocus, et les étudiants et étudiantes ont suivi. 

LTR: Qu’est-ce qui a décidé ce groupe de personnes à se lancer à ce moment-là ? Une échéance particulière ? Quel a été l’élément déclencheur ?

L : C’était un dernier recours. Les manifestations n’avaient pas marché, et on voulait trouver un moyen de renverser le rapport de force avec une action forte, et potentiellement plus médiatisée. 

LTR: Du point de vue de l’organisation concrète, comment s’est passé ce blocus ?

L : Le blocus du campus a duré trois semaines. Le principe était de ne laisser entrer que les chercheurs et chercheuses, les thésards et thésardes, les étudiants et étudiantes évidemment, mais d’empêcher l’administration et le corps enseignant d’accéder aux locaux. Nous n’avions donc quasiment plus cours, sauf quelques séances en distanciel que peu de personnes suivaient. C’était assez facile de fermer et d’occuper ce grand site de 300 hectares, car nous étions presque tous et toutes internes, logés sur place. Notre lieu d’études était notre lieu de vie, c’est devenu notre lieu de lutte. 

Pour l’organisation, on utilisait l’application Signal pour se coordonner. On était divisés en pôles (logistique, médias & communication, approvisionnement, etc.) selon la répartition définie au début du blocus. C’était assez libre. Certaines personnes ont changé de pôle, fait des pauses, se sont retirées, etc. Ensuite, environ trois fois par semaine, nous avions des Assemblées Générales où tout le monde pouvait venir débattre et voter sur les actions à entreprendre. 

LTR: Sur cette question de la décision collective, est-ce que ce groupe de personnes qui a déclenché le mouvement au départ a gardé du pouvoir sur la conduite du blocus, on s’est-il effacé pour établir une forme de démocratie plus horizontale avec tous les étudiants et étudiantes ?

L : Techniquement, c’était une démocratie directe et horizontale. Toutes les décisions étaient prises en commun, tout le monde pouvait voter, débattre, et les personnes les plus impliquées nous encourageaient à nous exprimer tout en essayant de ne pas prendre trop de place elles-mêmes. Ce n’était pas leur but de monopoliser le pouvoir et l’attention. Après, dans les faits, sur un campus de 300 personnes, quand les niveaux d’implication sont différents, il y a forcément des voix qui ont plus de poids que d’autres. Surtout vers la fin, on se rendait compte en effet que c’étaient souvent les mêmes personnes qui s’impliquaient le plus, et qui finissaient par prendre les décisions. La grande majorité finissait par suivre. Personnellement, ça ne me posait pas vraiment de problème, je faisais partie des personnes assez impliquées, mais c’est vrai que les personnes opposées au blocus le subissaient, même si elles étaient en minorité.

LTR: Et au bout de ces trois semaines, qu’est-ce qui vous a décidé à lever le blocus ?

L : On a dû partir en stage… C’était indépendant de notre volonté, et je pense qu’on aurait pu tenir encore un peu sinon, même si le mouvement battait de l’aile. Même si on n’avait aucun problème d’approvisionnement et de couchage (on pouvait sortir à notre guise, et on organisait des collectes pour pallier l’absence du CROUS), le soutien pour le mouvement s’estompait, certaines personnes voulaient retourner en cours. De moins en moins de monde venait en AG par exemple.

LTR: Et avec le recul, quel bilan général tu retires de ce blocus ? A-t-il permis de faire avancer les revendications, avez-vous obtenu l’annulation du rachat du site ? Est-ce que tu as trouvé ce moyen d’action politique efficace ?

L : Certainement, ça a été plus efficace. On a obtenu un entretien avec le ministre de l’agriculture de l’époque, Julien Denormandie, et on a gagné en médiatisation, avec de nombreux élus qui sont venus sur le lieu du blocus, comme Cédric Villani, Fabien Gay, ou encore Jean-Luc Mélenchon qui a participé à une de nos manifestations. Surtout, on a obtenu le report de la vente, et son conditionnement à des critères environnementaux, avec une modification de la charte. 

LTR: Et quel traitement a été réservé au blocus par l’extérieur en général (les médias, l’administration, les forces de l’ordre, etc) ?

L : L’administration était clairement contre, mais elle n’a pas été spécialement virulente. Elle a tout de même essayé de nous faire craquer par différents moyens qu’on n’a pas trouvés très honnêtes. Concernant les étudiants et étudiantes opposés au blocus, il n’y a pas vraiment eu de conflit, ils étaient minoritaires. Ils sont parfois venus débattre. 

Et concernant le monde extérieur, j’ai mentionné les parlementaires qui sont venus. Il y a aussi eu beaucoup de journalistes qui nous parlaient quasiment tous les jours. Après, je trouve que le retentissement médiatique a été assez décevant, on aurait pu être beaucoup plus mis en avant. Surtout quand on compare le buzz qu’a généré la vidéo du discours d’autres étudiants et étudiantes d’APT lors de leur remise des diplômes(1), on se dit qu’on a raté quelque chose ! Et avec les forces de l’ordre, il n’y a eu aucun souci. Disons qu’on est une grande école avec sa réputation, et son public venant de milieux plutôt privilégiés. On a discuté avec eux à travers la grille, mais ils ne l’ont jamais franchie. Au cas où, on a quand même eu une formation à la désobéissance civile pendant le blocus, par un intervenant extérieur, pour savoir comment nous comporter si les forces de l’ordre rentraient. Mais sans un aval de l’administration, elles ne pouvaient pas intervenir. On savait qu’il n’y aurait pas d’intervention, car ça aurait donné une très mauvaise image de la police et de l’administration de l’école. Et puis, on ne pouvait pas être délogés : nous vivions sur place même en temps normal, donc nous serions revenus. Pour autant, c’est certain que nous étions rassurés de savoir que nous aurions peu de chance qu’une intervention se produise. On savait qu’on ne prenait pas vraiment de risque. Pour un lycée de banlieue, ça n’aurait probablement pas été la même chose. 

LTR : Qu’est-ce qu’on apprend lors d’une formation à la désobéissance civile  ?

L : J’ai assisté à deux interventions, et on nous apprenait nos droits, les manières d’interagir avec les policiers, les comportements à adopter éventuellement en garde à vue, les positions collectives pour ne pas se faire déloger, etc. Il fallait être en mesure d’être irréprochable, mais aussi de se défendre. Je pense qu’une telle formation est nécessaire pour tous les militants et toutes les militantes ! Maintenant je sais ce que je risque, et comment me comporter en garde à vue par exemple.

LTR : Maintenant, est-ce que tu peux nous parler de ton parcours militant et politique ? 

L : Avant Grignon, j’étais simplement une élève de prépa, donc je travaillais. J’avais déjà les mêmes opinions, les mêmes convictions, mais je n’avais simplement pas le temps de me battre pour elles. Même si travailler et apprendre est une forme de lutte en soi !

LTR : Penses-tu que le fait d’avoir fait des études en sciences dures (physique, biologie, maths) plutôt que des sciences humaines et sociales t’as pénalisé dans ta capacité à te mobiliser avant le blocus ? Historiquement, on a l’habitude d’avoir en tête des profils d’étudiants et étudiantes en lettres ou en sociologie quand on pense aux mouvements sociaux étudiants, pas vraiment des agronomes ! 

L : Je pense au contraire que mon domaine d’étude a favorisé mon engagement politique ! On est en première ligne pour être sensibilisés au changement climatique, on en parle tous les jours dans nos études, et on constate à quel point la situation est préoccupante. Donc on est énormément sensibilisés à la question écologique. Je n’ai toujours pas lu Marx (rires), et je n’ai pas vraiment étudié les sciences sociales, mais ça ne m’empêche pas d’avoir une très forte conscience politique. 

LTR: Comment l’événement du blocus a fait basculer ton engagement politique et militant ?

L : Tout d’abord, au-delà de sa portée politique, ce blocus était un très bon moment ! On s’est beaucoup amusés et c’est je pense, quelque chose de très important lorsqu’on milite ou se mobilise politique : y prendre du plaisir. Rien à voir avec le militantisme, mais c’est vrai que c’était incroyable d’avoir le site pour nous sans l’administration. Mais ce n’était clairement pas un amusement débridé. Justement parce qu’on était seuls, on prenait très sérieusement nos responsabilités. Tout le monde était très respectueux, il n’y avait jamais de bruit dans les chambres le soir par exemple, et plus vraiment de soirées. C’était un beau moment de solidarité.

D’un point de vue politique, le blocus m’a surtout permis de passer un cap. J’ai maintenant moins peur de me mobiliser, de participer à des actions de désobéissance civile. Parce que c’est forcément la première expérience qui est la plus difficile, qui semble insurmontable. Maintenant je me sens prête pour d’autres engagements. Mais du point de vue de mes convictions, je suis restée la même avant et après le blocus.

LTR: Est-ce que tu penses qu’une politique de rupture, notamment sur le climat ou les inégalités sociales, passe par des actions comme celles-ci, qui fondent la participation politique sur des actes beaucoup plus forts que des simples élections à intervalles réguliers ?

L : Je crois que je ne me suis jamais vraiment posé la question. Disons que j’étais très pessimiste, que je le suis toujours, mais je me dis que si tout le monde se mettait à faire de la désobéissance civile, peut-être qu’on arriverait à faire pencher la balance de notre côté. Mais c’est utopique d’espérer ça, même si je pense que c’est la seule solution. 

Mais regarde Julien Denormandie, il vient d’APT aussi, il est au courant de l’urgence climatique ! Et pourtant, comme ministre de l’agriculture, il n’a rien fait. Le pouvoir de l’argent est beaucoup trop fort face à nos convictions. L’écologie, ça ne rapporte pas. Alors elle ne gagne pas le rapport de force. Donc je pense que oui, seule la désobéissance civile pourrait fonctionner pour faire changer les choses.

LTR: A l’intérieur d’APT, comment se manifeste cette activité militante, quelle est la vie politique ?

L : Forcément, il y a un peu de tout, ça dépend des personnes. Mais je pense que la majorité des gens ne sont pas militants. C’est étonnant d’ailleurs qu’on ait cette image de lieu aussi contestataire : en deux ans on a quand même bloqué notre école et fait le buzz avec un discours sur la désertion des élites. Mais c’est simplement que les personnes non-militantes sont muettes, alors que les personnes engagées font forcément beaucoup plus de bruit. Après, il y a aussi beaucoup d’étudiants et d’étudiantes qui partagent nos convictions mais qui ne militent pas forcément. 

Et je pense que les nouvelles générations vont être de plus en plus engagées. Il y a un fort phénomène d’imitation d’une promotion sur l’autre : les nouveaux arrivants et nouvelles arrivantes sont influencés par ce que leurs aînés ont accompli. Intégrer APT aujourd’hui, c’est entrer dans cette tradition du blocus, d’un militantisme un peu bruyant. Donc cela devient la norme pour les nouveaux et nouvelles. 

LTR: Donc il y aurait une “norme militante” qui se développerait à APT, dont le blocus et le discours de la désertion seraient des expressions, et qui serait elle-même une forme d’avant-garde éclairée (sur les questions climatiques du moins) pour le reste du monde étudiant ? 

L : Oui, parce que typiquement, les gens qui ont fait le discours de la désertion n’ont pas participé au blocus, leur promotion était en stage à ce moment-là. Donc il y a bien une tendance générale. Et ça se voit aussi par la popularité des étudiants et étudiantes qui sont politisés. Les “cool kids” d’APT, ce ne sont pas les élèves de droite, qui participent à l’association de voile ou d’oenologie comme dans les écoles de commerce : ce sont en partie les militants et militantes. Enfin je dis “cool kids”, disons que ce sont simplement ceux et celles qui sont les plus en vue. 

C’est vrai que ce rapport de force intra-école est assez unique en France. Mais je sais que beaucoup de mes camarades sont un peu mal à l’aise par rapport à cette norme militante. Par exemple après le discours, je connais beaucoup d’étudiants “modérés”, centristes ou de droite avec qui je suis amie, qui se sentaient mal de ne pas se reconnaître dans cette vision du monde, qui culpabilisaient presque de vouloir continuer à être des étudiants non contestataires dans un environnement qui valorise au contraire le militantisme. Mais on n’a aucune intention de les pointer du doigt ! 

APT est vraiment un cas à part, parce que l’écologie est le cœur de notre enseignement encore une fois. Donc les idées de gauche, d’écologie un peu radicale, sont plus représentées qu’ailleurs, ou en tout cas de manière plus “bruyante”. 

LTR : Et alors d’un point de vue personnel, qu’est-ce que tu envisages pour la suite de ta vie politique et militante ?

L : Honnêtement, aucune idée, je change tout le temps d’avis sur ce qui va m’arriver. Et je n’aime pas trop prévoir. Mais une chose dont je suis quasiment certaine, c’est que je vais finir par m’installer. 

LTR: T’installer ? C’est à dire ?

L : C’est l’expression qu’on utilise quand on rejoint une exploitation agricole. Les gens du discours par exemple, c’est ce qu’ils ont fait pour la plupart. Ce retour à la terre, à une agriculture écologique, c’est souvent le débouché de nos convictions. 

LTR: Mais alors s’installer, quand on a milité pour des messages politiques forts et globaux, c’est abandonner la lutte collective ?

L : S’installer, ce n’est pas forcément une ambition militante ! C’est un acte militant en soi, mais on le fait pour nous, pour retrouver du sens. Pas pour changer le monde. C’est une question de choix, de savoir ce qu’on veut faire avant la fin du monde. 

En ce qui me concerne, je sais (enfin je pense) qu’on n’y arrivera pas, qu’on ne sera pas sauvés de la catastrophe écologique. Donc à partir de là, j’ai envie de conduire une existence libérée d’un système économique condamné à s’effondrer, c’est tout. 

C’est sûr que c’est dommage, parce qu’on pourrait peut-être s’en sortir si tout le monde revenait comme ça à la terre, du jour au lendemain. Mais ça n’arrivera pas, donc on n’est pas du tout dans une démarche d’espérer un grand élan colibriste. 

LTR: Donc même après avoir trouvé des moyens très forts de vous mobiliser collectivement, votre conclusion c’est que le salut est individuel ? 

L : Oui, je pense que c’est ça. Ce qui me rend même triste, au fond, c’est de savoir que si la catastrophe se réalise vraiment, nous les européens et européennes, les personnes avec des moyens et les plus aisés, seront épargnées. Je sais que je ne souffrirai pas trop dans ma vie, même si je ne m’installe pas, même si je reste à Paris. J’aurai simplement chaud l’été : pour autant, cette situation est une exception. L’ensemble de la planète, surtout les pays n’ayant pas les moyens de se protéger des catastrophes liées au réchauffement climatique, souffriront beaucoup plus fortement.

 

Références

(1)Le 11 Mars 2022, lors de leur remise de diplôme, des élèves d’APT ont appelé à “déserter” les métiers destructeurs de l’environnement auxquels leurs études forment. Le discours a généré un fort écho médiatique, bientôt imité par des étudiants d’HEC ou de Sciences Po lors de leurs cérémonies respectives.

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