La dérive machiste des Passport Bros

La dérive machiste des Passport Bros

Les « Passport Bros », animés par une frustration vis-à-vis des mouvements d’égalité des sexes dans leur propre pays, ces hommes recherchent activement des partenariats où ils peuvent maintenir un contrôle et une supériorité clairs, souvent en exploitant leur statut économique et national dans des contextes moins développés. Cette démarche révèle non seulement des attitudes misogynes et néocolonialistes mais aussi une profonde croyance en une hiérarchie de genre traditionnelle qui devrait prévaloir, sous couvert de recherche de liberté et de relations « plus simples ».

Fuite machiste et quête de domination

À première vue, le mouvement des « Passport Bros » peut apparaître comme une échappatoire romantique, une quête de liberté personnelle et d’acceptation dans un monde globalisé. Sur les réseaux sociaux, forums en ligne et vidéos YouTube, ces hommes, majoritairement américains, narrent leurs aventures au-delà des frontières nationales. Ils décrivent des contrées comme les Philippines, la Colombie ou l’Ukraine, louant non seulement l’hospitalité et l’accueil chaleureux des populations locales, mais aussi la facilité apparente d’y vivre et de s’y établir financièrement. Ces récits, souvent teintés d’une excitation pour l’exotique et l’inexploré, projettent une image de liberté sans contraintes où les normes sociales américaines semblent diluées. En effet, ils soulignent souvent que 70 % des divorces aux Etats-Unis sont initiés par des femmes, ce qui les pousse à chercher ailleurs des dynamiques relationnelles qu’ils perçoivent comme plus équilibrées ou traditionnelles. Ces hommes cherchent avant tout des relations dans lesquelles les dynamiques de pouvoir leur sont plus favorables, et où ils peuvent, selon leurs termes, « retrouver leur virilité ». Cependant, cette quête de l’idéal cache souvent une réalité moins avouable. Loin d’être une simple recherche de nouveaux horizons ou d’une intégration harmonieuse dans une nouvelle culture, ce mouvement révèle une tentative de certains hommes de fuir les défis posés par les luttes modernes pour l’égalité des sexes. En recherchant des régions où les rôles traditionnels sont plus prononcés, ces « Passport Bros » aspirent non seulement à un changement de décor mais à un retour à un ordre social où leur statut dominant est moins contesté. Ce désir de domination se manifeste non seulement dans la préférence pour des partenaires perçus comme moins émancipés ou moins exigeants, mais aussi dans l’exploitation économique des disparités de richesse entre leur pays d’origine et les pays d’accueil. Cette démarche, souvent masquée sous le vernis de l’aventure et de l’auto-découverte, révèle des aspects profondément problématiques du mouvement, remettant en question les motivations réelles derrière leur désir d’expatriation(1).

Colonialisme de genre et exploitation des femmes locales

Dans les pays ciblés par les « Passport Bros », les conséquences pour les communautés féminines locales sont souvent sévères et problématiques. En attirant des hommes étrangers principalement intéressés par des relations asymétriques, fondées sur une dynamique de pouvoir déséquilibrée, ce mouvement exacerbe les inégalités existantes et renforce des stéréotypes de genre nocifs, tout en déconstruisant la notion de prostitution telle qu’elle est perçue dans les pays occidentaux. Les femmes sont fréquemment perçues et traitées comme des marchandises dans un marché transactionnel de mariages internationaux, où leur valeur est réduite à leur capacité à incarner des rôles traditionnels ou soumis, comme le souligne Marion Bottero, anthropologue et chercheuse au Centre de recherche bruxellois sur les inégalités sociales, dans une interview donnée à la RTBF. “Ce ne sont pas juste des passes, ça peut parfois durer tout le temps du voyage voire se transformer en union. C’est ce que l’on nomme un échange économico-sexuels et affectifs, ce n’est pas strictement des rapports sexuels pour de l’argent. D’ailleurs l’échange d’argent est souvent camouflé, il se fait indirectement, via une tierce personne. » Cette objectification contribue non seulement à la dégradation de l’image des femmes dans ces sociétés mais renforce également une structure patriarcale où les femmes sont économiquement et socialement dépendantes de leurs partenaires étrangers. Dans le contexte des « Passport Bros », cette dépendance économique joue un rôle prépondérant dans la restriction des opportunités pour les femmes dans les régions ciblées, notamment au Brésil où la prostitution est légale. Celles-ci se trouvent souvent dans l’impossibilité de poursuivre des études ou de développer une carrière, car leur survie économique dépend entièrement de leurs partenaires étrangers. Cette situation crée un cycle vicieux de dépendance, qui non seulement entrave leur développement personnel et professionnel, mais les prive également de toute autonomie. L’absence d’autonomie économique est un obstacle majeur à l’indépendance des femmes, car sans moyens financiers propres, il est extrêmement difficile de prendre des décisions libres concernant leur vie personnelle ou professionnelle. Le manque d’accès à l’éducation et à des opportunités professionnelles qualitatives perpétue leur position de dépendance et limite leur capacité à se libérer de relations potentiellement exploiteuses ou abusives. Les ruptures ou les conflits au sein de ces relations pourraient laisser des femmes sans ressources, confrontées à des stigmates sociaux et à l’isolement. L’impact de ces dynamiques ne se limite pas aux individus mais s’étend aux familles et aux communautés entières, altérant les attentes sociales et mettant en péril les progrès vers l’égalité des sexes(2). Des chercheurs et universitaires comme Cynthia Enloe, Kamala Kempadoo, ou encore Deborah Pruitt, alertent sur ces conséquences à long terme, soulignant la nécessité urgente de politiques et de programmes qui soutiennent l’émancipation et l’autonomie des femmes dans ces régions, tout en combattant les préjugés et les abus inhérents à ce phénomène complexe et souvent troublant.

Masculinité en crise et réponses transnationales

Le mouvement des « Passport Bros » soulève des questions significatives concernant la perception de la masculinité et des relations amoureuses dans différents contextes culturels. Cette quête transnationale pour des partenaires est intimement liée à la façon dont la masculinité est vécue et exprimée par ces hommes, souvent en réaction à leurs expériences dans leur pays d’origine où ils peuvent se sentir marginalisés ou dévalorisés. Dans de nombreux cas, les « Passport Bros » cherchent à réaffirmer une certaine image de la masculinité qu’ils perçoivent comme étant érodée dans leurs sociétés d’origine. Aux États-Unis, par exemple, les débats autour de la masculinité toxique, du féminisme et de l’égalité des genres ont conduit certains hommes à se sentir dépossédés de leur rôle traditionnel. En se tournant vers des pays où les structures de genre sont perçues comme plus traditionnelles ou moins contestées, ces hommes cherchent des environnements où leur autorité et leur rôle en tant que « chef de famille » ne sont pas remis en question. Cette recherche d’un retour à une masculinité « authentique » s’inscrit dans un cadre plus large de relations amoureuses transnationales. Les « Passport Bros » tendent à idéaliser les relations dans les pays cibles, perçues comme plus sincères ou authentiques en comparaison avec les relations dans leur pays d’origine, jugées comme étant trop régulées par des normes d’égalité ou d’indépendance des femmes. Pour Théo(3), qui a rencontré sa femme asiatique lors d’un échange ERASMUS : “ A l’étranger, on ne m’a pas parlé comme un sous-homme (…) Si on remettait au point la masculinité et la féminité, il n’y aurait pas de passport bros.”

Cette idéalisation ignore souvent la complexité des relations réelles dans ces pays et minimise les défis auxquels les couples peuvent être confrontés du fait de différences culturelles ou économiques importantes. Les réseaux sociaux utilisés par les passport bros jouent un rôle crucial dans la manière dont ce phénomène est perçu positivement dans les pays cibles, même si les médias internationaux, notamment occidentaux, sont souvent critiques, décrivant le mouvement des « Passport Bros » comme une forme de néo-colonialisme ou de sexisme, où des hommes profitent de leur privilège économique et de leur statut pour exploiter des femmes dans des contextes plus vulnérables.

Néo-colonialisme sexuel : une pratique aux racines anciennes

Dans le panorama du néo-colonialisme, le mouvement des « Passport Bros » émerge comme une incarnation moderne de pratiques bien plus anciennes, telles que les mariages par correspondance du XIXe siècle. Ces derniers, nés dans des contextes où les hommes de régions nouvellement peuplées des États-Unis cherchaient des épouses en zones urbaines via des catalogues détaillés, reflètent un désir similaire de stabilité domestique à travers des frontières géographiques. Cependant, les « Passport Bros » exploitent les technologies modernes pour établir des liens plus personnels et directs, tout en recherchant des partenaires dans des régions où les structures traditionnelles de genre sont prédominantes, ce qui constitue une forme de néo-colonialisme sexuel. Cette pratique implique l’utilisation de leur position privilégiée, souvent en termes économiques, pour influencer et établir des relations avec des partenaires issus de contextes moins favorisés, reflétant ainsi une dynamique de pouvoir inégale. Parallèlement, d’autres groupes contemporains, tels que certains expatriés occidentaux, montrent des comportements analogues mais souvent moins polarisés par une critique explicite des rôles de genre. Ces expatriés peuvent chercher à s’immerger ou à s’intégrer dans une nouvelle culture sans pour autant rejeter explicitement les valeurs de leur propre culture. En revanche, les « Passport Bros », par leur quête explicite de partenaires dans des régions conservatrices et leur rejet des normes de genre perçues comme restrictives dans leurs sociétés d’origine, illustrent une réaction spécifique à la globalisation et aux transformations sociales. Cette juxtaposition met en évidence non seulement les nuances qui existent avec le tourisme sexuel, mais aussi les défis éthiques persistants et les dynamiques de pouvoir complexes qui les caractérisent.

En conclusion, le mouvement des « Passport Bros » révèle une dimension sombre et complexe de la migration relationnelle moderne. Sous prétexte de chercher l’amour à l’étranger, ces hommes souvent motivés par des idéaux néo-coloniaux et machistes, cherchent à établir des dynamiques de pouvoir traditionnelles qui favorisent leur domination. Ce phénomène met en lumière non seulement les inégalités globales persistantes mais aussi les profondes insatisfactions culturelles et personnelles que vivent certains hommes dans leurs pays d’origine. En définitive, la critique de ce mouvement ne doit pas seulement porter sur les individus qui le composent, mais aussi sur les structures sociales et économiques qui le permettent, soulignant un besoin urgent de réformes globales en matière de genre, d’égalité et de justice sociale pour protéger les plus vulnérables dans ce dialogue transnational.

Références

(1)https://www.rtbf.be/article/passport-bros-simple-tendance-tiktok-ou-tourisme-sexuel-deguise-11295942

(2)Pour approfondir les thèmes discutés, comme les impacts des relations transnationales sur les femmes dans les pays en développement, les stigmates sociaux, et les implications sur l’égalité des sexes, voici une sélection de textes et d’études qui pourraient être utiles. Ces sources couvrent divers aspects de la sociologie, de l’anthropologie, et des études de genre :

  1. Jeffreys, Sheila. « Sex Tourism: Do Women Do It Too? » Dans *Leisure Studies*, vol. 22, no. 3, 2003, pp. 223-238.
  2. Kempadoo, Kamala. « Sexing the Caribbean: Gender, Race and Sexual Labor. » Routledge, 2004.
  3. Pruitt, Deborah, et LaFont, Suzanne. « For Love and Money: Romance Tourism in Jamaica. » Dans *Annals of Tourism Research*, vol. 27, no. 4, 2000, pp. 422-440.
  4. Wonders, Nancy A., et Michalowski, Raymond. « Bodies, Borders, and Sex Tourism in a Globalized World: A Tale of Two Cities—Amsterdam and Havana. » Dans *Social Problems*, vol. 48, no. 4, 2001, pp. 545-571.
  5. Constable, Nicole. « Romance on a Global Stage: Pen Pals, Virtual Ethnography, and « Mail Order » Marriages. » University of California Press, 2003.
  6. Zelizer, Viviana A. « The Purchase of Intimacy. » Princeton University Press, 2005.
  7. Enloe, Cynthia. « Bananas, Beaches and Bases: Making Feminist Sense of International Politics. » University of California Press, 1990.

(3)https://www.radiofrance.fr/mouv/podcasts/reporterter/reporterter-du-jeudi-29-fevrier-2024-8076613

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Sociologie du féminisme bordelais des années 70

Luttes d'hier & Luttes d'ailleurs

Sociologie du féminisme bordelais des années 70

A travers divers entretiens avec des féministes bordelaises, cet article revient sur les différents facteurs qui ont permis à ces femmes de se politiser et de devenir militantes, dans un contexte propice aux bouleversements après mai 68.

Le 17 janvier 1975, la loi visant à dépénaliser l’IVG, portée par Simone Veil, alors ministre de la Santé de Valéry Giscard d’Estaing, est promulguée pour cinq ans à titre expérimental. Le 31 décembre 1979, la loi Veil est reconduite sans limite de temps.

L’autorisation de la contraception le 19 décembre 1967 et les revendications de Mai 68 préfigurent les luttes de la décennie 1970 quant à l’assouplissement de la législation.

Manifeste des 343, Procès de Bobigny, Manifeste des 331… Entre 1971 et 1973, la lutte pour la dépénalisation de l’avortement fait l’actualité et alimente la mobilisation féministe dite « de la deuxième vague ». Cet engagement politique, très fort à Paris après Mai 68, se répercute également en province, et notamment à Bordeaux.

Cet article est tiré d’un mémoire de recherche rédigé il y a quelques années, regroupant les témoignages de nombreuses militantes féministes bordelaises.

D’une part, cet article sera consacré aux parcours de vie des militantes féministes, hautement déterminants dans leur engagement. D’autre part, il s’agira de comprendre les différentes luttes menées durant la décennie 1970 ainsi que les structures militantes de l’époque.

Qui sont les militantes féministes bordelaises de la deuxième vague ?

Quels sont les facteurs qui ont encouragés les femmes bordelaises interrogées à devenir militantes féminismes ?

La socialisation primaire

Dans un premier temps, la place occupée par la mère au sein de la famille est un facteur d’éveil féministe fondamental chez les militantes. Dans six des neuf entretiens réalisés, les militantes mentionnent leur mère et permettent de fait de mettre en place une comparaison intergénérationnelle.

« En Mai 68, je n’ai pas tout compris de ce qu’il se passait mais j’ai bénéficié de « l’après », de tout le questionnement féministe, qui correspondait beaucoup à mes questionnements personnels et à mes volontés d’indépendance, d’autonomie, de liberté et de contestation du rôle des femmes, à l’image de ma mère, qui a longtemps été femme au foyer, dans une relation traditionnelle femme-homme. » Monique

Pour la majorité des femmes, leur mère apparaît comme un contre-exemple, un destin à éviter. En parallèle, la conscience de la mère de son propre statut lui permet d’encourager sa fille à ne pas adopter le même parcours.

La quasi-totalité des militantes interrogées a bénéficié des conquêtes et victoires de Mai 68 dans le début de leur vie d’adulte, puisque sept militantes avaient entre 17 et 26 ans en 1970 (un français sur trois a moins de vingt ans en 1968). De facto, cette nouvelle génération de femmes est la première à faire l’expérience de la contraception, et vit une libération sexuelle que leurs mères n’ont pas connue. Elles évoquent notamment le fait que leurs mères n’ont pas pu réguler leurs grossesses.

« La contraception, ça nous a quand même sauvé, par rapport à nos mères, qui étaient tout le temps dans l’angoisse. J’ai débuté ma sexualité avec la contraception, franchement, c’était la nuit et le jour entre ce qu’a vécu ma mère et ce que j’ai vécu moi. » Monique

« Mais surtout, moi j’étais issue d’une mère qui a eu 8 enfants, qui n’a pas contrôlé sa contraception, qui se faisait tabasser et je voyais les mecs comment ils étaient. » Marie

Les militantes interrogées viennent pour la majorité d’entre elles d’un milieu populaire. Au sein de leur famille, le partage des tâches est inexistant. Dans le couple, la répartition de l’éducation est majoritairement genrée : la mère s’occupe des filles et le père des garçons.

« J’ai été élevée vachement traditionnellement, les nanas, elles faisaient la cuisine, la vaisselle, le ménage et puis les mecs ils allaient au jardin. » Marie

Consciente de son statut et de sa condition, la mère encourage sa fille à ne pas suivre le même parcours qu’elle.

« Fille d’une mère prolo de chez prolo, entrée à l’usine à 13 ans, du quart- monde pratiquement, ma mère voulait que je fasse des études et elle m’avait mise dans la meilleure école de tout Bordeaux, qui était le Mirail à l’époque. » Martine

« Je pense que ce qui m’a poussée à être féministe, c’est que je suis fille unique, et que quand j’étais petite, quand je courrais vers mon père, il me disait « Vas voir ta mère car ce sont les femmes qui s’occupent des filles, moi si t’étais un garçon, je m’occuperais de toi ». Ça aide à devenir féministe. Mon père était comme ça, du coup comme j’étais une fille je ne l’intéressais pas. » Martine

La mère peut être un contre-modèle, mais peut également servir d’exemple, par son engagement militant et son indépendance.

« Ma mère m’a toujours expliqué que, en arrivant en France à 18 ans, elle savait faire la confiture, la pâtisserie, le tricot et elle ne voulait pas m’apprendre ça. Elle disait que ça ne servait à rien et qu’il fallait mieux savoir faire cuire un œuf. » Yolande

« Elle était très indépendante, elle vivait dans des paradoxes assez incroyables. Elle était dentiste dans une petite ville, seule avec moi, je portais le même nom qu’elle mais on ne savait pas trop d’où je sortais, et elle parlait français avec l’accent polonais. Malgré ça elle a tenu. Fallait le faire car en 49-50 c’était pas du tout facile à assumer. » Yolande

La figure de la mère apparaît donc à la fois comme un repoussoir, mais également comme un guide. Les militantes féministes se retrouvent orientées dans leurs convictions par leur mère.

D’autre part, le goût pour le militantisme est transmis par les parents. En effet, plus les parents sont actifs au sein d’un parti politique ou d’un syndicat, plus leurs enfants sont susceptibles de l’être également, et ressentent a minima un véritable engagement politique et/ou syndical.

« Comme dirait Obélix, je suis tombée dedans quand j’étais petite. Ma mère était communiste, elle militait aux Femmes françaises, qui était la partie femmes du Parti communiste. » Yolande

Les enfants ayant des parents militants ont plus de chances de militer eux aussi, une fois entrés dans la vie active : la participation des parents à un mouvement syndical tend à améliorer la perception de l’individu sur le syndicalisme. Selon l’étude de Blanden et Machin (2003)(1), c’est plus l’attitude des parents vis-à-vis de leur syndicat et leur proximité au syndicalisme qui est transmise à leurs enfants que leur adhésion systématique. C’est donc une socialisation au syndicalisme qui se met en place au sein de la sphère familiale et qui encourage ainsi les enfants à rejoindre eux-mêmes un syndicat lors du début de leur activité professionnelle.

« Je me suis syndiquée à la CGT, je suis d’une famille syndicaliste de militants CGT, c’était évident pour moi » Françoise

En 2001, Gomez, Gunderson et Meltz démontrent que le fait d’avoir un membre de la famille au sein d’un syndicat augmente de 37% la probabilité que les jeunes expriment à leur tour une préférence d’appartenance à un syndicat(2).

Ainsi, la famille apparaît comme une instance primordiale de socialisation au sein de laquelle circulent de nombreux facteurs déterminants dans l’engagement politique et militant des enfants.

La socialisation au cours des études

Le milieu étudiant constitue une instance de socialisation particulièrement importante dans la vie des militantes. Pour la majorité d’entre elles, les études supérieures sont l’occasion de quitter leur famille et de découvrir un nouveau milieu.

La majorité des enquêtées a bénéficié de la massification scolaire propre à la période (post mai 68). Celles-ci étant généralement issues de familles populaires voire prolétaires, elles sont la première génération à accéder à l’enseignement supérieur.
Dans le cas de la mère de Martine, c’est la « transposition d’appétences culturelles déçues »(3) qui la guide. L’ascension sociale qui accompagne le long parcours scolaire de Martine est une manière pour sa mère de prendre sa revanche.

« Ma mère voulait que je fasse des études pour se valoriser à travers moi mais, ce faisant, je la trahissais. La transmission du savoir, c’est la transmission du poison. » Martine

La majorité des femmes interrogées ont réalisé des études menant à des emplois sociaux : cinq d’entre elles ont exercé la profession d’assistante sociale ou d’éducatrice au cours de leur carrière professionnelle et deux autres ont travaillé au contact d’enfants.

En 2008, Sébastien Michon apporte un éclairage sur la plus grande politisation des étudiants en sciences humaines et sociales notamment. Ceux-ci sont confrontés à une étude approfondie du fonctionnement des institutions, de différents phénomènes politiques. Les débats auxquels participent ces étudiants seraient directement en lien avec l’actualité constituant ainsi « de véritables vecteurs de politisation et d’acculturation avec des « choses politiques »(4). L’entourage des étudiants (tant les professeurs que les camarades) représente « des intermédiaires culturels qui peuvent non seulement favoriser l’activation de dispositions favorables à la politisation, mais aussi participer à l’inculcation de schèmes de classification des catégories de jugement »(5).

Enfin, les thèmes enseignés, notamment en sociologie et en psychologie se révèlent souvent en adéquation avec les convictions militantes des étudiants.

L’université est l’institution la plus concernée par le phénomène de massification scolaire. Le début des études supérieures est souvent synonyme de départ du domicile familial. Ainsi, les résidences universitaires où logent les jeunes deviennent des lieux de rencontres et de socialisation, où circulent les opinions politiques. Les endroits où les étudiants se regroupent et vivent constituent des lieux d’engagement à part entière. C’est notamment le cas du restaurant universitaire (RU), que cite Hélène. C’est un espace où l’actualité circule entre les étudiants, et il se révèle fondamental dans « La structuration de l’engagement dans les gauches alternatives »(6).

Les endroits où se rassemblent les étudiants constituent un foyer de transmission des idées politiques.

« J’ai fait des études d’orthophonie et puis j’ai fréquenté tous les lieux où les étudiants allaient, le resto U, les lieux de débats, de vente de journaux, c’est là qu’on ouvre les yeux sur le monde. » Hélène

Les études supérieures et les mécanismes de socialisation associés ont ainsi encouragé ces femmes à devenir militantes.

Le cheminement vers le militantisme et la conjugaison du féminisme avec le politique

Quatre des enquêtées ont participé aux Groupes Femmes. Les Groupes Femmes correspondent à la section Femmes de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR). Ils ont été une étape cruciale vers le militantisme féministe.

« Chaque groupe d’extrême gauche avait construit son groupe féministe. Au début, ils pensaient que les féministes c’étaient des petites bourgeoises mais quand ils ont vu l’ampleur que ça prenait ils ont commencé à créer leurs propres groupes féministes. » Monique

Ainsi, au début pour les groupes politiques, il s’agit avant tout de suivre une tendance et de répondre à la demande féministe de l’époque.

« Les Groupes Femmes, c’était un groupe politique, il y a toujours une idée politique derrière. » Claire

« Ce sont des revendications qui s’adressent directement au pouvoir politique et aux hommes, mais dans ce contexte de patriarcat. » Claire

Les Groupes Femmes sont donc construits à partir d’une impulsion des mouvements d’extrême gauche, en l’occurence la LCR. L’engagement politique au sein de la LCR ouvre ainsi les portes des Groupes Femmes et engendre une prise de conscience. Pour de nombreuses militantes, l’engagement politique vient avant l’engagement féministe.

« Ce que je peux rajouter sur ma période militante, c’est qu’au début, je n’étais pas vraiment féministe. Les groupes de conscience portaient vraiment bien leur nom. » Claire

« Comme Marie, j’ai milité à la Ligue Communiste et c’est à partir de l’investissement dans la ligue que j’ai commencé à aborder les questions du féminisme. » Hélène

La convergence des luttes apparaît comme une problématique au cœur de l’engagement des militantes.

« Je pense que le féminisme est fondamentalement lié à la lutte des classes et moi qui me suis toujours retrouvée dans des organisations d’extrême gauche, je m’y reconnais spécialement. » Monique

Pour Monique, ce fut le contraire. Son entrée aux Groupes Femmes est antérieure d’un an à son entrée à la LCR.

« J’ai eu un cheminement politique, je suis rentrée à la LCR en 75. Donc à la fois prise de conscience féministe et politique, c’est-à-dire contestation de la société dans ses modes de fonctionnement. Les deux sont un peu symétriques mais mes engagements se sont faits dans cet ordre-là. » Monique

Leurs entrées dans le militantisme ne s’opèrent pas de la même façon, pour autant, l’engagement politique est systématiquement lié à l’engagement féministe.

Au sein des enquêtées, la non-mixité des Groupes Femmes fait débat. C’est un sujet clivant entre les militantes.
La majorité des militantes s’accordent sur l’idée qu’il est nécessaire d’avoir un temps de parole et de discussion sans « dominants ».

« Alors les Groupes Femmes, ce sont des groupes de conscience, dits groupes de conscience non mixtes. Pourquoi ? Parce que l’oppression des femmes sur le plan sexuel entre autres demande la liberté de parole et donc la non présence des hommes. La parole qui est dite quand il y a des hommes n’est pas celle qui est dite quand il n’y a que des femmes, parce qu’il y a des freins, il y a aussi de la séduction, il y a plein de choses donc non mixité voulue, choisie, pour faire des groupes de conscience » Claire

« C’étaient des Groupes Femmes non mixtes, qui étaient des groupes de conscience comme on les appelait, de conscience, de vécu, on partageait nos expériences et c’est comme ça qu’on a produit une analyse féministe. On n’était pas féministes a priori. C’est à partir de ces rencontres-là, de la prise de conscience de nos oppressions, qu’on a pris conscience de notre vécu et qu’on a élaboré nos revendications. » Monique

Cependant, la non-mixité apparaît comme un choix repoussoir. D’une part, il apparaît comme trop radical et de l’autre, les militantes l’assimilent à une exclusion totale des hommes de la lutte. En effet, plusieurs militantes considèrent que les hommes sont nécessaires au progrès et plaident pour des réunions en mixité. Cette non-mixité est également ce qui peut bloquer certaines féministes de rejoindre les groupes femmes.

« En aucun cas je ne voulais aller dans des Groupes Femmes car je trouvais qu’exclure systématiquement les hommes de la discussion et du débat, c’était aussi nier l’existence des hommes et comment on s’arrangeait avec nos aventures amoureuses. » Yolande

« J’étais féministe dans le mouvement revendicatif mais pas plus. À Bordeaux, il y avait des mouvements plus « anti-hommes », réfractaires à l’action masculine. » Françoise

La nécessité de se retrouver entre femmes permet également aux militantes d’échapper pendant un temps à la hiérarchie de la Ligue. Celle-ci ne déroge pas à la structure patriarcale  : peu de femmes occupent des positions importantes où stratégiques.  

« C’est quand même les nanas qui ont fait bouger le truc et les mecs qui se sont dit qu’il fallait suivre leur mouvement. Ça ne les empêchait pas d’avoir, comme ils disaient, des « contradictions ». Mais les rapports hommes- femmes à l’intérieur de la ligue étaient les mêmes qu’ailleurs, séduction, tout y était… » Marie

« Et puis les mecs, à la ligue, finalement, ils étaient contents d’avoir des nanas pseudo- libérées. Ils pouvaient s’envoyer en l’air tranquilles, sans se poser trop de questions. » Marie

Les Groupes Femmes constituent une étape capitale dans l’engagement féministe des enquêtées. Ces groupes de conscience engagent la réflexion à partir de l’analyse des expériences des militantes.

« Le privé est politique » : les incidences biographiques du militantisme

L’entrée dans le militantisme féministe a impliqué pour certaines enquêtées de modifier leur mode de vie..

L’incidence première du militantisme sur la vie privée des femmes se retrouve à l’échelle du couple. En effet, certaines des militantes expliquent s’être mise en concubinage après avoir quitté la vie militante.

De plus, dans le cas de Yolande, la volonté, les opinions militantes, jouent un rôle important dans le choix du conjoint. Son souhait d’indépendance inculqué par sa mère et son engagement militant l’empêchent de rencontrer un compagnon.

« J’ai eu des relations amoureuses mais c’était compliqué car 1 je ne savais pas choisir mon amoureux et 2 parce que j’étais aussi un peu trop indépendante. Et puis j’étais aussi coincée entre mes désirs de combats féministes et le couple. C’était dur de les mettre en adéquation jusqu’à un certain point. » Yolande

Par ailleurs, l’engagement politique des militantes s’avère parfois trop lourd à porter pour leur partenaire : c’est le cas du mari de Françoise. Ils divorcent au milieu des années 1970, et celle-ci se retrouve seule avec ses deux enfants à charge.

« Il a fallu conjuguer l’activité et la vie de mère, l’organisation familiale et les réflexions. On me disait « Comment ton mari il supporte que tu fasses ça ? ». Il a tellement supporté qu’on a divorcé, aussi pour d’autres raisons » Françoise

De la même manière, la maternité constitue une étape fondamentale dans la vie de ces femmes. Malgré les questionnements des féministes sur la maternité, elle reste une étape quasi-incontournable à cette période : toutes ces femmes ont eu au moins un enfant.
La maternité tardive, pour Marie par exemple, s’explique non pas par une volonté militante, mais par le choix du conjoint : elle a eu des enfants après s’être mise en concubinage tardivement, et à la fin de sa période militante.

« Oui, j’ai eu un enfant. Et déjà je militais moins car j’étais en couple, en prévention spécialisée. » Yolande

Claire se souvient que sa vision de la maternité a été modifiée lors des discussions au sein des groupes femmes. Cela a contribué à faire émerger la « maternité choisie ».

« Au sein des Groupes Femmes, il y a eu un développement de la maternité choisie. On est toutes tombées enceintes au même moment. Ce sont les groupes femmes qui m’ont donné la vision que je pouvais avoir des enfants. » Claire

Monique, elle, choisit d’avoir un enfant à une date précise, après de nombreuses années sous contraception. Cette maîtrise de la maternité est caractéristique de la période et diverge par rapport à la situation de sa mère. Ces deux femmes ne pouvaient maîtriser leur procréation de la même manière.  

« En fait, quand j’ai décidé d’avoir un enfant, parce que je l’ai décidé. On avait programmé le jour, 100% de fécondité. » Monique

La maternité constitue une étape importante mais ne change pas pour autant leur mode de vie. Plusieurs d’entre elles affirment ainsi n’avoir pas changé leur mode de vie après la naissance de leur enfant. Cela va dans le sens de la théorie de Françoise Dolto, selon laquelle le bonheur de l’enfant n’existe qu’à travers le bonheur de la mère.

« Je suis une doltoienne convaincue. L’enfant est content quand la mère est contente. L’enfant va bien quand la mère n’a pas de culpabilité. » Claire

« J’avais comme principe que je vivrais exactement l’après comme l’avant, et qu’elle ne m’empêcherait de rien faire. Et donc ma fille, Laura, à 3 semaines, venait en couffin, elle nous suivait en réunion. » Monique

« J’ai continué à militer, à travailler. Je ne suis pas du genre à m’arrêter pour élever des enfants. » Martine

« Pour nous, les questions du temps de travail, ça avait une valeur, réduire le temps de travail ça voulait dire quelque chose. Le fait de voir les collègues, dès qu’elles arrivaient au deuxième enfant, prendre un temps partiel, ça ne m’allait pas. Quand j’ai eu mon premier enfant, j’ai gardé mon temps complet. Au deuxième enfant, j’ai dû prendre un 90% car il avait des problèmes de santé, mon mari était parti. Raccourcir sa journée d’école c’était important donc j’ai pris un 90% par rapport à ça. Alors que j’avais trouvé pas juste de voir les collègues qui se retrouvaient à 75% pour assurer ce qu’il y avait à faire à la maison. […] il n’y a pas de raison de mettre entre parenthèses, entre autres pour la retraite, ce temps de travail et ce salaire-là. » Françoise

Structure des mouvements féministes bordelais dans les années 70
L’avortement et l’égalité, luttes majeures de la décennie

Avant 1975, la majorité des actions féministes se concentrent sur l’avortement. L’action du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, ou MLAC, est fondamentale durant les années qui précédent la légalisation de l’avortement.

Deux institutions principales se démarquent à Bordeaux : le MLAC et le Planning familial.

« Alors à cette époque-là y avait le MLAC, qui était l’organisation où des avortements clandestins étaient faits. C’était hautement révolutionnaire. » Claire

Le 4 avril 1973 naît le Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception (MLAC). C’est une fédération d’associations, qui intègre aussi bien le Mouvement Français pour le Planning Familial (MFPF) que des partis politiques tels que la LCR mais aussi le mouvement Choisir porté par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir. Le MLAC ajoute à la révolte médicale une dimension politique.

Le MLAC a bénéficié de la médiatisation du Manifeste des 331 médecins publié dans Le Nouvel Observateur deux mois plus tôt. Ce manifeste rassemble les médecins qui ont déjà pratiqué un avortement sur une patiente. Le lendemain de la publication du Manifeste, le nombre de signataires s’élève à un millier. Le tollé provoqué par cette action, bénéficie à la cause de l’avortement. Les médecins proclament ainsi : « Nous pratiquons des avortements, inculpez-nous si vous l’osez ! ». Quant au Conseil de l’ordre des médecins, il qualifie le Manifeste des 331 de « véritable association de malfaiteurs ».

La diffusion de la méthode Karman, permet aux médecins de procéder à des avortements sans anesthésie. Peu à peu, le mouvement s’organise et des permanences ouvrent leurs portes aux femmes en difficulté le samedi après-midi. Cependant, les groupes sont vite débordés, plusieurs centaines de femmes se pressent chaque semaine dans les permanences, dont elles ont eu connaissance grâce au bouche-à-oreille.

« On regroupait les femmes tous les samedis après-midi, elles venaient avec leurs doléances et leurs demandes d’avortement. On avait des règles, des délais, et au-delà d’un certain nombre de semaines, elles partaient en Angleterre. Notre délai, c’était 8 semaines je crois. Moi je n’ai jamais assisté, mais ça se faisait, avec des étudiants en médecine qui étaient déjà en 4ème ou 5ème année. Ils faisaient ça par aspiration, avec la méthode Karman. Donc nous on a accompagné ces femmes, ça a duré au moins une bonne année. Tout ça c’était au moment des discussions de la loi Veil. » Hélène

À Bordeaux, la permanence du MLAC s’installe dans une chapelle de franciscains favorables à l’avortement.

« On faisait des regroupements de femmes le samedi après-midi à la Chapelle de la barrière de Pessac. C’était une chapelle de franciscains et ils nous prêtaient les locaux pour faire des réunions politiques. […] Il n’y a pas eu trop de problèmes ou de complications, ni même de poursuites. » Hélène

Selon les témoignages de Martine et Hélène, les militantes pour l’avortement n’ont jamais été inquiétées par la justice, quand bien même elles ne se dissimulaient pas particulièrement et bénéficiaient d’un bouche-à-oreille très important. On estime entre 300 et 400 le nombre de permanences du MLAC en France avant la légalisation de l’avortement. Cependant, aucune ne fût  inquiétée ou condamnée.

Le Mouvement Français pour le Planning Familial (MFPF) est une association créée en 1960 qui a pour but l’éducation sexuelle et le contrôle des naissances à travers la lutte pour la contraception et l’avortement. Le MFPF ne s’est pas constitué à partir d’une analyse politique des questions d’avortement, de contraception et d’information sexuelle. Bien qu’avant-gardiste à sa création, le MFPF se retrouve peu à peu limité par son immobilisme et se « résigne à la légalité ».

Durant le Xème congrès du MFPF les 2 et 3 juin 1973, les médecins réformistes quittent la tête du mouvement et les partisans de la « dimension sociale de la sexualité », prônant sa « déspécialisation » l’emportent. C’est décidé : désormais, le Planning Familial pratiquera des avortements. Le soutien du Planning Familial confère ainsi un nouvel aspect aux avortements pratiqués par le MLAC, qui sont dorénavant publics et politiques. L’avortement devient un outil propice au rapport de force et à la coercition vers une nouvelle législation.

Le combat pour l’avortement est donc fédérateur, tant pour les femmes qui participent à la lutte que pour les associations féministes.

En parallèle du combat pour l’avortement, la lutte pour l’égalité est une composante fondamentale des mouvements féministes de la « deuxième vague ». De plus, certains mouvements féministes contestent la répartition genrée des tâches au sein du couple.

Gisèle et Françoise, en tant que membres actives de leur syndicat sont en première ligne lorsqu’il s’agit de revendiquer l’égalité salariale.
Ainsi, Gisèle, dans le domaine de la métallurgie est celle qui amène le syndicat dans son entreprise. Elle évoque notamment une grève de sept semaines à propos d’un écart de salaire d’un centime entre les hommes et les femmes.

« Pour une différence dun centime, on a fait une grève perlée pendant sept semaines. » Gisèle

Au sein de la SAFT(7), il s’agit pour Gisèle de lisser les droits des femmes et des hommes afin d’obtenir l’égalité. Le combat s’effectue même à propos des heures de réunion, qui ne sont pas adaptées aux mères de famille.

Françoise, quant à elle membre de l’hôpital, s’est concentrée sur les questions posées par le caractère quasi-exclusivement masculin de sa hiérarchie.

« On avait un cadre qui était une femme mais au- dessus c’était un homme et on se retrouvait tout de suite avec une hiérarchie très masculine. » Françoise

Françoise constate que les évolutions professionnelles sont le plus souvent l’apanage des collègues hommes, quand bien même les femmes ont plus d’ancienneté et de qualifications.  

« Il y avait le temps de travail, les salaires. Pour les évolutions de carrière, au fil du temps, on a vu plus souvent les collègues hommes obtenir des évolutions de carrière, qui s’impliquaient, qui avaient des formations. Ça non plus ce n’était pas très juste et il a fallu batailler au niveau des recrutements. J’ai beaucoup eu à cœur le fait de tenir les comptes des collègues contractuelles. On s’est aperçues qu’il y en avait qui étaient restées des années, 6 ans, 7 ans, sans être titularisées et on a décidé de faire le tour de tous les services laboratoires pour avoir la réalité, sur quoi elles avaient été recrutées, s’il y avait vraiment un poste vacant. Il a fallu batailler très souvent car les garçons étaient en tête des concours alors que c’était un concours sur titre. Ça, c’était à dénoncer et je l’ai dénoncé. » Françoise

Le syndicalisme

« L’activité syndicale, c’était un travail de tous les jours. On avait réussi à avoir un syndicat qui était presque exclusivement de femmes. » Françoise

Les militants vont rejoindre progressivement les structures syndicales : les militantes font preuve d’un engagement sans relâche envers une hiérarchie qui favorise les hommes.

La principale difficulté rencontrée par les militantes lors de leur arrivée au sein de la CGT a été de se faire entendre. Dans un syndicat composé en quasi-totalité d’hommes, prendre la parole se révèle ardu.

« Le féminisme pour moi, c’était de m’impliquer là où j’étais avec ce que j’étais, et qu’on ne laisse pas toujours les hommes parler pour nous. » Françoise

« C’était dans les années 60 et en 65 je suis devenue permanente de la CGT, première femme permanente sur le département. C’était vraiment un concours de machos. C’était horrible vraiment, « Va torcher tes gosses », « Qu’est-ce que tu fous là ? », « Va faire ta cuisine », « T’as pas à être là ». » Gisèle

« Comme on disait à l’époque, une femme elle doit montrer encore plus que l’homme, faut montrer ce que l’on est ET en faire plus. » Gisèle

Gisèle, notamment, utilise des qualificatifs relativement virils afin de désigner son action au sein de la CGT. Elle tape du poing sur la table, se lève et quitte les réunions. Ces coups d’éclat lui sont nécessaires pour faire entendre sa voix.

« Comme quoi il faut revendiquer tout le temps. Les femmes à cette époque c’était vraiment difficile. » Gisèle

« Ils se plaignaient qu’il n’y avait pas de femmes mais c’était trop compliqué pour nous de se libérer et de pouvoir participer. Ça a été un combat perpétuel. » Gisèle

Ce sont des moyens d’action typiquement masculins qui permettent à Gisèle d’acquérir le respect des hommes du syndicat puisque ceux-ci sont insensibles à ses requêtes.

Ce que mettent en exergue les témoignages de Françoise et Gisèle, c’est que la condition de femme au sein des syndicats est invisibilisée. Une action de groupe est nécessaire pour se faire entendre. C’est ce qu’explique Françoise lorsqu’elle raconte son arrivée au sein du syndicat avec ses camarades de l’hôpital.

« Le fait qu’on arrive à plusieurs femmes jeunes dans le syndicat ça a changé un petit peu la vision des choses. Les rapports de hiérarchie… » Françoise

Le syndicat, durant les années 1970, est un lieu typiquement masculin. La place n’est pas faite aux femmes et rien n’est aménagé pour leur faciliter la conjugaison de leurs multiples journées en tant que travailleuse, mère de famille et syndicaliste. Les horaires sont adaptés aux hommes, tardifs, les réunions se déroulent après les longues journées de travail et se finissent tard dans la nuit. Pour les mères de famille, il est donc impossible d’y rester. De plus, comme le raconte Gisèle, c’est aux femmes de s’exprimer en dernier, après les hommes.

De la même manière, Françoise s’est battue tout au long de sa carrière contre les inégalités de promotion. En effet, en parallèle de son emploi, elle interroge ses collègues féminines, afin de connaître leur statut. Elle découvre ainsi que des hommes récupèrent la majorité des promotions quand les femmes, plus anciennes, ne sont parfois même pas titularisées.

La mise en place progressive d’institutions adaptées aux femmes au sein de la CGT s’effectue en parallèle de la diffusion du journal Antoinette, destiné aux femmes syndicales.

Un autre versant de la lutte correspond au mouvement des « établis », des militants d’extrême gauche qui décident de « s’établir » en usine selon l’expression consacrée après 1968. En général, ces militants ne sont pas issus de familles ouvrières, n’ont pas de lien avec cette classe sociale et ont effectué des études supérieures. Robert Linhart raconte notamment son expérience en tant qu’ouvrier à l’usine Citroën de la Porte de Choisy dans le roman L’Établi. Ils s’installent ainsi au sein des usines afin de susciter la lutte des classes et d’insinuer la révolution dans les esprits. Cet établissement relève parfois d’une idéalisation du prolétariat, comme l’expliquent Laure Fleury, Julie Pagis et Karen Yon(8).

« Les copines, quand elles rentraient dans l’usine, ce n’était pas pour être féministe hein. Ce n’était pas pour un combat féministe, c’était pour un combat politique. » Marie

« Toutes les copines qu’on avait, à la SAFT, à Souillac, elles avaient fait des études supérieures, mais elles avaient décidé d’aller travailler à l’usine pour foutre le bordel et faire la révolution. Bon ça a été dur. » Marie

« M : À l’époque les femmes prolétaires, qui travaillaient à l’usine, elles ne comprenaient pas toujours ce qu’on faisait, notre lutte pouvait leur paraître bourgeoise.
H : C’étaient les propos que m’avait tenus la nana quand j’étais rentrée au boulot, pour qui les femmes n’ont pas le temps de s’occuper de leur corps, ça passe au second plan. » Hélène et Marie 

Pour les femmes prolétaires, le féminisme prôné par les Groupes Femmes est un féminisme bourgeois. Il ne leur paraît rencontrer en aucun cas les combats internes aux usines.

Comme l’énonce Gisèle, le féminisme revient à des « femmes qui veulent montrer leurs seins ». De plus, selon son opinion du féminisme, il apparaît comme un bouclier derrière lequel se cachent les militantes. Elle se qualifie elle-même de combattante.

« Le féminisme a eu une influence sur votre vie ?
G : Non. Il a fallu que je lutte, je n’ai jamais été me cacher derrière ma situation de femme. J’étais une combattante. » Gisèle

« Ceux qui nous ont fait du mal après c’était le MLF. Alors là, elles nous ont fait du mal. Elles confondaient l’égalité avec l’identité de l’homme. On demandait l’égalité par rapport au travail, par rapport à toutes les promotions, salaire égal à travail égal, tout ça, mais on ne voulait pas prendre la place des hommes. On ne voulait pas s’identifier en étant des hommes tandis qu’elles oui. En manif, plus de soutien-gorge, plus de libertés, seins nus. […] C’est vraiment avilir les femmes. Elles nous contraient sans arrêt. Vous voyez, on n’avançait pas. On voulait avancer sur les revendications. On disait « On ne va pas se promener les seins nus, qu’est-ce que ça a à voir ? ». Ça s’est rectifié un petit peu après mais à cette période elles confondaient un petit peu tout. Bon il y avait pas mal d’intellectuelles, d’artistes, rien à voir avec le mouvement syndical, rien à voir avec la classe ouvrière. […] La femme doit être l’égale de l’homme mais elle ne doit pas ressembler à un homme, pourquoi je ressemblerais à un homme ? » Gisèle

L’avis de Françoise, quant à lui, est un peu moins tranché. Elle fait notamment partie des femmes qui considèrent les groupes femmes comme trop radicaux, à cause de la non-mixité. Elle les qualifie d’anti-hommes. Selon elle, son militantisme, c’était d’aider ses camarades à son échelle, porter leur voix au sein du syndicat, afin qu’elles se fassent entendre.

« Pendant une période, j’ai eu du mal à parler d’actions féministes. Ma position, c’était surtout d’avoir ma place dans le mouvement, syndical notamment. Tenir ma place, dire qu’il ne fallait pas attendre d’avoir tout réglé avec les enfants au contraire, faire partager aux enfants. » Françoise

« Je pense qu’il faut exprimer les choses, il faut que notre spécificité de femme soit exprimée, que la situation que l’on porte soit exprimée dans les combats divers. » Françoise

Scissions et dissensions vis-à-vis du courant féministe majoritaire de l’époque

J’ai eu l’opportunité de m’entretenir avec deux militantes de Psych et Po durant des entretiens téléphoniques informels.

Psych et Po est un mouvement d’origine parisienne lancé par Antoinette Fouque. De son nom complet, Psychanalyse et Politique, il s’agit d’un militantisme qui prend sa source dans la psychanalyse et qui a des revendications politiques. Antoinette Fouque fonde son mouvement sur une non-mixité radicale avec la condition d’intégration implicite d’être homosexuelle.

Psych et Po est considéré comme un mouvement élitiste par la base féministe que constituent les groupes femmes. La pensée de Psych et Po se fonde sur de nombreux textes théoriques, notamment freudiens et lacaniens.

« C’étaient des réunions qui étaient très très intellos, pour autant que je m’en souvienne. C’était très intéressant, mais c’était très théorique. » Martine

Pour Psych et Po, il ne s’agit pas seulement de demander la stricte égalité entre hommes et femmes. Il est fondamental de se battre pour l’égalité des chances, des salaires et pour que les femmes puissent disposer de leur corps. Au sein de ces groupes, la réflexion se construit à partir d’outils théoriques, qui cherchent notamment à comprendre ce qu’est la femme, une fois sortie du spectre de la vision masculine. L’attrait des militantes pour Psych et Po réside dans le fait que la réflexion est centrée autour de questions intimes, qui les touchent personnellement, auxquelles elles tentent de répondre par le biais de moyens tant psychanalytiques que politiques.

Les deux membres de Psych et Po interrogées formulent une opinion très similaire à propos des Groupes Femmes : les féministes de ces groupes revendiquent le droit d’être des hommes comme les autres. Selon Psych et Po, les Groupes Femmes n’interrogent pas les schémas patriarcaux et reproduisent à l’intérieur des groupes politiques les mêmes rapports de domination que dans le reste de la société. Le reproche majeur des militantes de Psych et Po à l’égard des groupes femmes est qu’ils ne remettent pas en question la place de l’homme et de la femme au sein de la réflexion et de la lutte.

Un objectif majeur de Psych et Po correspondait à la valorisation de la femme et des richesses de la femme. Cette valorisation s’est notamment effectuée à travers la fondation des Éditions des femmes par Antoinette Fouque. Cette maison d’édition a pour objectif de publier des ouvrages écrits par des femmes qui ont auparavant été refusés par d’autres maisons d’édition. Cette volonté de mettre en exergue les productions féminines s’est exprimée à travers la publication du Dictionnaire universel des femmes créatrices.

Une autre richesse de la femme selon Psych et Po réside dans la capacité de la femme à produire le vivant. La relation mère-fille est également interrogée, avec l’idée que l’histoire de la mère est revisitée via l’inconscient de la fille.

« Je ne me définis pas forcément comme féministe, je suis femme et je tiens à ne rien laisser passer. » Françoise

« J’étais la seule femme et c’est pour ça que 68 a fait beaucoup de bien. 68, c’est là que ça a commencé à éclater par rapport aux femmes mais la prise de conscience s’est faite un peu plus tard, jusqu’à l’année 75, l’année internationale de la femme. » Gisèle

Conclusion

Après les années 1970, la deuxième vague du féminisme s’essouffle. D’une part, la légalisation de l’avortement cause un désengagement de la part des militants, pour qui ce combat est enfin acquis. D’autre part, la fin des Groupes Femmes, au début des années 1980 a sonné le glas de la décennie féministe qu’ont représenté les années 1970.

Pour certaines des militantes, l’engagement féministe et politique constitue l’enjeu d’une vie entière. Elles ne s’en sont jamais détachées et ont connu un enchaînement de structure, notamment durant le passage à vide du féminisme dans les années 1990. Le féminisme correspond de fait à un mode de vie, une vision particulière de la société et un comportement en général. Avec l’âge, les militantes tendent à mener un combat moins féministe, plus politique, mais aussi à passer le flambeau aux nouvelles générations.

Références

(1) J. BLANDEN et S. J. MACHIN, 2003, « Cross-Generation Correlations of Union Status for Young People in Britain », British Journal of Industrial Relations, Vol. 41, 391-415

(2) R. Gomez, M. Gunderson and N. Meltz (2001), ‘From “Playstations” to “Workstations”: Youth Preferences for Unionization in Canada’, Discussion Paper No.512, Centre for Economic Performance, London School of Economics.

(3) S. BÉROUD, O. FILLIEULE, C. MASCLET, I. SOMMIER, dirs., Changer le monde, Changer sa vie. Enquête sur les militantes et les militantes des années 1968 en France, Actes Sud, 2018

(4) Sébastien MICHON « Les effets des contextes d’études sur la politisation », Revue française de pédagogie, vol. 163, no. 2, 2008, pp. 63-75.

(5) Ibid.

(6) S. BÉROUD, O. FILLIEULE, C. MASCLET, I. SOMMIER, dirs., Changer le monde, Changer sa vie. Enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France, Actes Sud, 2018

(7) Entreprise de métallurgie bordelaise

(8) Laure FLEURY, Julie PAGIS, Karen YON, « « Au service de la classe ouvrière »: quand les militants s’établissent en usine », in S. BÉROUD, O. FILLIEULE, C. MASCLET, I. SOMMIER, dirs. Changer le monde, changer sa vie. Enquête sur les militantes et militants des années 1968 en France, Actes Sud, 2018, pp. 453-484

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La gynécologie et les femmes

Le Retour de la question stratégique

La gynécologie et les femmes

entretien avec Aurore Koechlin
Aurore Koechlin est sociologue, maîtresse de conférence et l’autrice de 2 ouvrages aux éditions Amsterdam : La révolution féministe (2019), et la norme gynécologique (2022). Dans cet entretien, elle revient sur l’enquête socio-historique qu’elle a réalisé autour de la gynécologie médicale, la construction de ce qu’elle appelle « la norme gynécologique », ou encore le sujet des violences gynécologiques,

Crédits photo : Raphaël Schneider

LTR : Vous êtes l’autrice de l’ouvrage, «La norme gynécologique, ce que la médecine fait au corps des femmes » publié en 2022 aux Editions Amsterdam. Cet ouvrage est le fruit d’enquêtes menées sur le terrain entre 2015 et 2018. Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire sur ce sujet ? Pourriez-vous nous expliquer brièvement la démarche conduite lors de ces enquêtes ?
Aurore Koechlin : 

Au départ de ma réflexion se trouvait un étonnement face à ce qui semblait pourtant si naturel, l’injonction qui est faite aux femmes, et seulement aux femmes, de consulter une fois l’an une gynécologue. Cette injonction, je l’ai progressivement conceptualisée comme la « norme gynécologique », qui est le titre de l’ouvrage. Pour répondre à la question qui me taraudait, celle de comprendre comment cette norme s’était imposée en France, et comment elle était produite et reproduite au quotidien, j’ai décidé de mener un travail de recherche dans le cadre d’une thèse de sociologie. D’un côté, j’ai mené une enquête socio-historique autour d’une profession centrale dans le développement de cette norme, la gynécologie médicale. De l’autre, j’ai mené un travail ethnographique, à partir d’observations à Paris et en Seine-Saint-Denis, dans des cabinets et dans des services hospitaliers. J’ai également mené des entretiens avec des professionnel·le·s de santé et des patientes. Mon livre reprend ce travail ethnographique.

LTR : La gynécologie est une des rares spécialités où on consulte pour « prévenir » plutôt que pour « guérir ». Lorsque quelqu’un se rend chez le médecin généraliste, c’est souvent pour traiter un problème déjà présent. Ce n’est pas le cas pour la gynécologie : les femmes s’y rendent pour effectuer un suivi, prévenir les risques et les éventuels problèmes. Pouvez-vous revenir sur cette distinction entre prévenir et guérir qui marque profondément la médecine gynécologique ?
Aurore KOECHLIN : 

En fait, trois aspects m’interrogeaient dans le suivi gynécologique. Premièrement, le fait qu’il soit genré : l’équivalent pour les hommes, soit l’andrologie, n’existe pas dans les mêmes proportions. Deuxièmement, le fait qu’il consiste en une médicalisation du corps sain : il s’agit d’une prise en charge sans motifs apparents. Enfin, le fait qu’il implique une temporalité spécifique, soit un suivi idéalement annuel et tout au long de la vie. On retrouve certains aspects dans d’autres spécialités : par exemple, il peut y avoir un suivi qui ne vise pas à guérir en dermatologie ou en médecine bucco-dentaire. Mais il n’est pas aussi resserré, avec cet idéal de consulter une fois l’an, et surtout il n’est pas genré. Ce n’est pas donc seulement la médecine de prévention qui est interrogée ici, mais son intersection avec une médecine reproductive et genrée. C’est la conjonction de tous ces éléments qui fait selon moi la configuration si spécifique de la gynécologie en France.

LTR : Les femmes des classes supérieures abordent différemment le suivi gynécologique par rapport aux femmes des classes populaires : bien que pour la majorité, la socialisation à la norme soit réussie, leurs comportements sont différents. Quelles sont ces différences ? Avez-vous observé des différences de traitement ? Comment les expliquez-vous ?
Aurore KOECHLIN : 

La sociologie de la santé a montré que les caractéristiques sociales de la patientèle influaient sur la prise en charge médicale, d’abord parce que les patient·e·s ne se comportent pas de la même façon, ensuite parce que les médecins ne les perçoivent pas de la même façon. Malgré l’idéal de neutralité affiché par les médecins, ces derniers passent en fait leur temps à catégoriser leur patientèle, faisant preuve par là d’une forme de sociologie spontanée, comme le dit Camille Foubert, dans une visée qui est essentiellement opératoire. Il s’agit de catégoriser la patientèle pour anticiper son comportement ou ses facteurs de risque, voire sa réaction face aux traitements. La gynécologie ne fait pas exception. D’un côté dans le rapport de force que constitue l’échange, les patientes de classes supérieures et/ou blanches peuvent être mieux armées : elles savent mieux s’imposer en consultation, parlent beaucoup, et ont davantage anticipé leurs attentes et leurs choix. De l’autre, les médecins se plaignent beaucoup en entretiens du manque de communication avec leur patientèle de classes populaires et/ou racisées, qu’ils et elles mettent soit sur le compte de la langue, soit sur le compte de différences culturelles. Mais cette perception tient beaucoup de la prophétie auto-réalisatrice : en anticipant une difficulté de compréhension des patientes, ils et elles peuvent en venir à simplifier l’échange, et à provoquer un désinvestissement de ces dernières dans la consultation. Mais ce que j’ai essayé de montrer dans la volonté qui a été la mienne de ne pas faire une sociologie déterministe, c’est que dans un cas comme dans l’autre, ce qui peut être un atout ou inversement une difficulté peut se retourner en son contraire. En effet, par leur implication, les patientes de classes supérieures et/ou blanches peuvent avoir tendance à davantage suivre, voire devancer, les prescriptions médicales, et à s’y conformer parfois de façon excessive. Inversement, le désinvestissement peut être une arme pour ré-imposer ses choix : le refus net de telle ou telle prescription ou de tel ou tel examen laisse peu de prises, contrairement au fait de rentrer dans le raisonnement médical, où on peut se laisser convaincre.

LTR : Une de vos thèses principales est que le suivi gynécologique est socialement construit et entretenu (par les pairs, le corps médical, etc.). Quels sont les facteurs qui permettent cette construction ?
Aurore KOECHLIN : 

En fait, cette construction repose centralement sur les femmes – femmes de l’entourage, femmes médecins. Ce sont elles qui socialisent avec succès à la norme gynécologique. Mais entre toutes ces femmes, celles qui jouent le rôle principal, avant même les gynécologues, sont bien les mères. Cela est dû à plusieurs facteurs. Geneviève Cresson a montré que les femmes sont au centre du travail qui produit la santé, en particulier pour la famille. Cela se rejoue au niveau gynécologique : elles poussent à consulter une gynécologue, elles conseillent la leur, voir elles y accompagnent leurs filles. Les paires (soeurs, amies, etc) jouent également un rôle de soutien, quand la mère n’a pas joué son rôle, ou en complément. Enfin, il ne faut pas minimiser le rôle socialisateur qu’a le monde médical lui-même. Pour les gynécologues, parvenir à suivre et obtenir que les patientes acceptent d’être suivies est un des objectifs clés de la consultation. Lors d’une première consultation, il s’agit de rassurer, notamment sur le déroulé de l’examen ou sur les instruments gynécologiques. Par la suite, il peut s’agir aussi de faire valoir son monopole de prescription pour garantir le retour des patientes en consultation. C’est que j’ai appelé, en reprenant les termes d’une enquêtée, la stratégie du « bâton » et de la « carotte ». Refuser de prescrire ou repousser la prescription à un prochain rendez-vous constitue ainsi une arme du professionnel·le de santé pour maintenir le suivi. Pour ce faire, la contraception est centrale, car c’est souvent autour de l’ordonnance de pilule que cette question se joue. Enfin, il faut voir que l’hôpital est une instance de forte socialisation au suivi gynécologique, en particulier avec la grossesse, qui est un moment où non seulement les examens médicaux se font plus nombreux, mais où ils sont plus resserrés. Dans ce cadre, l’examen gynécologique devient presque mensuel, et par là habituel. C’est dans une moindre mesure le cas des urgences gynécologiques, des IVG ou des consultations post-natales. À chaque fois, il s’agit de moments de rattrapage : les professionnel·le·s de santé (re)convainquent les patientes de la norme gynécologique.

LTR : La prise d’une contraception et le suivi gynécologique régulier entraînent une charge mentale importante pour les femmes. Les hommes ne sont pas du tout socialisés de la même façon sur ces thématiques : très peu d’hommes prennent une contraception régulière, les rendez-vous chez l’urologue(1) sont beaucoup moins réguliers. Comment vous expliquer cette différence de socialisation et de traitement ?
Aurore KOECHLIN : 

Derrière cette question se trouve en fait celle de savoir pourquoi la norme gynécologique est genrée, et pourquoi l’andrologie n’est pas autant développée que la gynécologie. Tout d’abord, cela est dû à une persistance d’une vision pathologique du corps des femmes qui en fait une population perçue comme plus à risque. Cette conception remonte à l’Antiquité et à ce qu’on appelait alors les « maladies des femmes », du nom du traité d’Hippocrate, dans une conception du corps féminin comme un corps essentiellement affaibli et malade du fait de l’utérus. Dans ce cadre, l’hystérie est alors la maladie des femmes par excellence, directement causée par l’utérus. Bien sûr, les conceptions médicales ont évolué depuis, mais le développement important des spécialités centrées sur la prise en charge des femmes peut se comprendre comme un héritage maintenu sous une autre forme de ce passé. Une autre raison mise à jour par Nelly Oudshoorn quand elle étudie l’émergence des hormones sexuelles est que le processus de médicalisation tend à se renforcer dans le temps. La médicalisation ancienne du corps des femmes entraîne ainsi une nouvelle médicalisation. Nelly Oudshoorn montre par exemple que si la recherche s’est davantage intéressée dès les années 1930 aux hormones sexuelles dites féminines, c’est parce que la médicalisation antérieure de la grossesse rendait non seulement accessibles les urines de femmes enceintes nécessaires à la synthétisation des hormones, mais aussi parce qu’on disposait de patientes disponibles pour réaliser les tests cliniques. Ainsi, chaque innovation technique va tendre à venir renforcer une médicalisation antérieure. La contraception est confiée aux femmes parce qu’elles sont déjà suivies médicalement. La prévention (frottis, palpation des seins) se développe en lien avec la contraception, car on connaît au départ encore mal ses effets sur le long terme. Par la suite, si on veut être amené à dépister d’autres questions (les violences, l’endométriose, …), on disposera toujours de la consultation gynécologique pour le faire. Mais en retour, cela viendra d’autant plus renforcer la norme gynécologique, et surtout, l’inégale répartition des tâches reproductives entre les hommes et les femmes.

LTR : Quelles sont selon vous les facteurs qui rendent propices l’émergence de violences gynécologiques ? au-delà du comportement du médecin, vous mentionnez également dans une scène assez marquante de l’ouvrage (la prise en charge d’une patiente par une interne aux urgences), les conditions de travail parfois désastreuses (notamment aux urgences).
Aurore KOECHLIN : 

Les conditions de travail sont effectivement un facteur central des violences gynécologiques. En effet, les consultations gynécologiques sont marquées par une certaine répétitivité (l’examen, le frottis, et la prescription de contraception). Cela entraîne la mise en place par les professionnel·le·s de santé d’un certain nombre d’automatismes, notamment pour garantir la systématicité du dépistage. Les conditions de travail peuvent ainsi pousser les professionnelles de santé à accroître l’exercice de leur profession par automatisme, plus que par adaptation à la situation donnée, par exemple lorsque la cadence augmente. C’est le cas notamment aux urgences gynécologiques. Le nombre de patientes est très important, et la répétition y atteint son maximum, puisqu’il s’agit pratiquement toujours des mêmes cas, des douleurs pelviennes et/ou des saignements, que la patiente soit enceinte ou non. Enfin, il existe une obligation médico-légale aux urgences de réaliser un examen et une échographie. Or, c’est précisément dans ce contexte de travail que j’ai pu observer des violences gynécologiques. À chaque fois, les circonstances sont les mêmes : la patiente n’est clairement pas consentante à l’acte médical, mais ne le dit pas directement, notamment parce que le ou la professionnel·le de santé ne pose pas la question. La réalisation de l’acte médical provoque alors des cris et des pleurs de la patiente, et est le plus souvent interrompu. Outre les conditions de travail, un autre point est important dans les observations que j’ai faites : il s’agissait d’étudiants en médecine. Ils manquaient de fait de formations et d’expériences pour réagir adéquatement. Face à une même situation de refus de l’examen non verbal par une patiente dans une de ses consultations, une cheffe de service adopte une attitude opposée : elle montre d’abord le spéculum à la patiente, la rassure sur le fait que ça ne fait pas mal, sollicite son accord pour l’examen, lui demande trois fois l’autorisation avant d’insérer le spéculum, essaye de parler d’autre chose pour détendre la situation, puis renonce après un premier essai infructueux. Malgré le consentement cette fois-ci explicite de la patiente, la cheffe de service écoute les signes corporels du refus d’examen. On peut faire l’hypothèse que c’est l’expérience qui lui a permis d’ajuster ses pratiques sur ce point. Attention : cela ne veut pas dire que tou·te·s les étudiant·e·s en médecine se font les vecteurs de violences gynécologiques, mais que c’est souvent l’expérience, ou une sensibilité personnelle, qui viennent pallier le manque de formation unifiée. Ainsi, les conditions de travail, que ce soient les modalités concrètes de l’organisation du travail, ou en amont la formation au travail, jouent profondément dans la production ou non de violences gynécologiques.

LTR : Lors de vos enquêtes, de nombreuses femmes ont évoqué préférer une gynécologue plutôt qu’un gynécologue, les femmes médecins faisant preuve de plus de douceur et d’attention etc. : des qualités historiquement considérées comme « féminines ». Si la profession peut parfois alimenter certains stéréotypes de genre, peut-on dire que c’est également le cas du côté des patientes ?    
Aurore KOECHLIN : 

Au départ, c’est effectivement ainsi que je l’ai lu, comme une forme d’essentialisation genrée des compétences féminines. Mais à force de creuser, je me suis rendue compte que le genre était d’autant plus plébiscité que dans le cadre de la norme gynécologique, c’était un des derniers espaces du choix des patientes. C’est parce que ce choix rejoint la rhétorique professionnelle des professionnelles qu’il est en quelque sorte accepté et rendu possible. Mais il traduit surtout qu’aux yeux des patientes le caractère genré, et potentiellement sexualisé, de la consultation gynécologique ne peut totalement être évacué : les organes qui sont en son centre ne sont pas n’importe quels organes, ils sont construits socialement comme relevant du domaine du genre, de la sexualité et de l’intime. Ils ont un vécu, potentiellement fait de violences. Toutes ces dimensions ne peuvent pas être effacées – même si bien sûr il ne faut pas en faire un indépassable.  

LTR : Une des critiques soulevées dans votre livre, et qui selon vous, participe à perpétrer les violences gynécologiques est la normalisation de la douleur par les gynécologues : la normalisation des douleurs liées aux règles, liées aux contrôles réalisés pendant la consultation, etc. On voit émerger ces dernières années, des prises de paroles de nombreuses femmes sur les réseaux sociaux et médias qui contestent cette normalisation. Je pense notamment à toutes les prises de parole autour de l’endométriose, qui provoque des douleurs qui n’ont rien de « normales ». Pensez-vous que les femmes commencent à prendre conscience de cette normalisation et à la dénoncer ?
Aurore KOECHLIN : 

Je pense que le mouvement Me too a véritablement visibilisé la question des violences dans tous les espaces de la société. Cela a également touché le domaine gynécologique, avec l’émergence de la notion de violences obstétricales et gynécologiques. Cela a poussé à interroger les pratiques de la gynécologie, mais aussi certains points aveugles, comme la question de la douleur. Les associations de patientes y sont également pour beaucoup, notamment dans le cas de l’endométriose. Je pense donc effectivement que cela va contribuer à faire évoluer les pratiques et les représentations, à la fois dans le milieu médical, et plus globalement dans la société.

LTR : Dans l’ouvrage, vous soulevez un point assez paradoxal. Le « culturalisme féministe(2)», conduit à reproduire des discriminations. A l’inverse, l’universalisme médical, ne serait pas non plus la solution : les femmes seraient perçues par le corps médical comme des simples « bénéficiaires des soins ». Que faire selon vous pour arriver à trouver un juste milieu ?
Aurore KOECHLIN : 

Ce n’est pas une question simple, car elle dépasse très largement la question de la médecine. L’universalisme est à mon sens une mauvaise solution, dans une société qui est en réalité traversée de part en part par les rapports sociaux de domination. Dans l’autre sens, prendre en compte les particularités sociales risquent de les réifier, de les essentialiser, et en définitive, de les reproduire. Il me semble qu’un garde-fou à ce risque serait de proposer, à la place de la sociologie spontanée qui est celle des médecins (et qui n’est pas leur propre : nous avons tous et toutes une forme de sociologie spontanée) un accès à une véritable sociologie informée. Ils et elles pourraient y être formé·e dès leurs études de médecine, et des formations continues tout au cours de leur carrière pourraient également leur être proposées.

LTR : Finalement, quelles sont les solutions permettant aux femmes de s’affranchir de cette norme gynécologique, ou du moins, de reprendre le contrôle ?
Aurore KOECHLIN : 

Mon livre ne vise pas à prendre position sur la norme gynécologique en tant que telle, mais plutôt à montrer qu’elle est un choix et un construit social, et qu’elle a des effets – certains positifs, d’autres qui n’ont pas été anticipés. Pour moi, l’essentiel est de redonner accès aux savoirs et aux techniques sur les corps indépendamment du simple cadre médical : en proposant des formations à la médecine dès le lycée, en rendant l’accès à la contraception, et plus globalement aux hormones, plus simple. Mais cela ne veut pas dire laisser de côté la médecine. Pour améliorer la qualité des soins, elle doit avant tout être davantage financée. En outre, dans le contexte de la loi de 2002 relative aux droits des malades, la question du consentement avant tout acte doit systématiquement être posée. La gynécologie pourrait ainsi constituée la pointe avancée d’une évolution plus globale de la médecine dans son entièreté.

Références

(1)Médecin spécialisé dans les pathologies de l’appareil urinaire et génital masculin.

(2) L’autrice définit le culturalisme féministe comme la volonté d’adapter la prise en charge des patientes à leurs spécificités.

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Penser l’histoire du féminisme et la stratégie

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Penser l’histoire du féminisme et la stratégie

Entretien avec Aurore Koechlin
Aurore Koechlin est sociologue, maîtresse de conférence et l’autrice de 2 ouvrages aux éditions Amsterdam : La révolution féministe (2019), et la norme gynécologique (2022). Dans cet entretien, elle revient sur les différentes vagues féministes depuis la fin du 19ème, en abordant particulièrement le sujet du féminisme « lutte des classes », ou encore la notion de privilège. Enfin, cet échange est l’occasion d’observer l’évolution des conditions des femmes 6 ans après l’affaire Weinstein.

Crédits photo : Raphaël Schneider

LTR : Pouvez-vous revenir sur la naissance du féminisme, et notamment les trois vagues féministes que vous évoquez dans l’ouvrage ? Quelles sont les différences majeures ?
Aurore KOECHLIN :

La classification en termes de vagues est bien sûr une forme de simplification d’une histoire féministe bien plus complexe (elle risque notamment d’invisibiliser les entre-deux-vagues, ou de centrer l’histoire du féminisme sur les pays occidentaux). Néanmoins, je trouve qu’elle a le mérite de proposer une conceptualisation assez simple et donc facilement appropriable des différents temps du féminisme moderne. On peut ainsi délimiter trois vagues féministes : une première qui correspond à la lutte pour l’égalité politique au tournant du 19ème et du 20ème siècle, souvent symbolisée par les suffragettes, une deuxième dans les années 1960 et 1970 qui correspond à la lutte pour les droits reproductifs et pour la libre disposition de son corps, en particulier autour de la lutte pour la légalisation de la contraception et de l’avortement, et une troisième vague dans les années 1990 qui vient complexifier le sujet du féminisme, en faisant croiser luttes LGBTI+, antiraciste et de classe avec le féminisme. La métaphore des vagues permet à la fois de montrer qu’il s’agit d’un mouvement qui s’inscrit sur du temps long et dans un espace non délimité : ainsi, à chaque fois, ces vagues du féminisme ont pour particularité d’être internationales et de durer plusieurs années, voire décennies.

LTR : Vous parlez dans l’ouvrage d’une « quatrième vague féministe » qui serait en cours. Quels en sont ses principaux combats ?
AURORE Koechlin : 

Dans mon livre, je défends que nous sommes en train de vivre une 4ème vague, centrée autour de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, qui s’est déployée en trois temps. Du début au milieu des années 2010, on assiste à l’émergence d’un mouvement contre les féminicides en Amérique latine, en particulier en Argentine, autour du collectif « Ni una menos » (pas une de moins). Il va progressivement faire le lien avec la lutte pour la légalisation de l’avortement, son interdiction occasionnant des mortes et constituant une violence. Il faut souligner qu’il a obtenu des victoires éclatantes, avec l’obtention du droit à l’avortement en Argentine, au Mexique et en Colombie. Puis, on peut définir un deuxième temps qui est le moment du # Me Too, qui éclate en octobre 2017 aux États-Unis dans le double contexte des Women’s march contre Trump et de l’affaire Weinstein, puis qui prend rapidement une dimension internationale. Moins qu’une libération de la parole, il a s’agit surtout de sa visibilisation, et d’une démonstration faite à large échelle, via les témoignages sur les réseaux sociaux, du caractère non exceptionnel des violences, mais bien systémique.  Aujourd’hui c’est cette dimension qui affecte le plus la France, puisque la particularité de Me Too repose en outre sur le fait que ce mouvement de dénonciation est continu dans le temps : ainsi, encore aujourd’hui, de nouvelles dénonciations voient le jour, comme le Me Too inceste, le Me Too gay ou le Me Too politique. Enfin, on peut définir un troisième moment, avec la construction de la grève féministe internationale pour le 8 mars suite à l’appel du collectif argentin Ni Una Menos depuis 2017. Chaque année, un nouveau pays rentre dans le mouvement de grève (Italie, État espagnol, Suisse, Belgique, …). En France, cette grève féministe est défendue depuis quelques années par les syndicats et par la Coordination féministe. 

LTR : Pensez-vous possible de voir émerger une 5ème vague, notamment avec l’impact de la réforme des retraites qui politise encore davantage les femmes et qui met en visibilité de manière flagrante que les femmes sont encore la « dernière roue du carrosse » ?
Aurore KOECHLIN : 

Pour moi il s’agit moins d’une 5ème vague que de la continuité de la 4ème vague. Les vagues du féminisme s’inscrivent de fait toujours dans du temps long. Par ailleurs, l’une des particularités de la 4ème vague est précisément de réparer en quelque sorte le lien rompu entre mouvement ouvrier et mouvement féministe au moment de l’autonomisation de ce dernier dans les années 1970. Les enjeux de contexte sont centraux à ce titre : comme cette vague se développe alors qu’on connait les retombées de la crise économique de 2008 et une offensive sans précédent du néolibéralisme, elle fait immédiatement le lien entre les questions féministes et les questions sociales.

LTR : Vous mentionnez l’existence par le passé d’un « féminisme luttes des classes », qui a peu marqué le combat féministe, au profit du féministe matérialiste. Pourquoi ? Comment pensez aujourd’hui l’articulation entre luttes des classes et féminisme ?
Aurore KOECHLIN : 

Je pense que la question n’est pas tant que le courant féministe lutte de classe a peu marqué le combat féministe en tant que tel, qu’il a peu marqué l’histoire qui en a été faite a posteriori. La raison en est que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. En l’occurrence, le féminisme matérialiste a mieux su faire école, tant théoriquement que politiquement, notamment parce qu’il a réussi à obtenir des places à l’université. De hautes luttes, et c’est bien sûr une excellente chose ; mais cela a eu pour effet imprévu d’effacer en partie certains autres courants du féminisme, dont le féminisme lutte de classes. Mais dans un double contexte de regain du marxisme et de quatrième vague du féminisme, le féminisme lutte de classes connait une forme d’actualité, comme en témoignent la réussite des collectifs qui lient féminisme ou luttes LGBTI+ et marxisme (le collectif Féministes Révolutionnaires, les InvertiEs), ou le développement de la théorie de la reproduction sociale, dans l’espace anglo-saxon ou plus récemment en France, avec les traductions de Federici, et maintenant de Vogel ou de grandes figures de l’opéraïsme italien. Dans le cadre de la théorie de la reproduction sociale, l’articulation de la lutte des classes et du féminisme est pensée à partir de la conceptualisation du travail reproductif, soit le travail qui assure la production et la reproduction des travailleur·se·s nécessaires au capitalisme. Il assure la production des futur·e·s travailleur·se·s par la procréation et l’éducation des enfants ; il assure la reproduction des travailleur·se·s actuels par le soin quotidien qui leur est apporté, tant en termes matériels (maison, nourriture, repos) qu’émotionnels (soins psychologiques, affection). L’assignation au travail reproductif est la base matérielle de l’oppression des femmes et des minorités de genre : elles sont opprimées car elles ont été historiquement celles qui ont eu en charge la reproduction. Encore aujourd’hui, c’est elles qui assurent la majorité du travail reproductif, notamment dans le cadre familial, mais aussi dans les services publics, ou de plus en plus sur le marché. Dans ce cadre, on voit que le capitalisme est dépendant de la reproduction : sans travail des femmes et des minorités de genre qui assurent en permanence la reproduction de la force de travail, pas de production des marchandises et de la valeur. Il ne s’agit donc pas de penser les systèmes de domination de façon autonome, mais de comprendre qu’ils sont emboités.

LTR : Vous consacrez un chapitre de l’ouvrage à la question de la stratégie, qui est centrale dans la lutte féministe, pour autant, l’absence de stratégie justement a pu pénaliser les différents mouvements dans l’histoire. Pourquoi selon vous, les mouvements et organisations féministes ont des difficultés à penser cette question ? Est-ce que c’est différent aujourd’hui ?
Aurore KOECHLIN : 

J’ai un temps émis l’hypothèse que cet effacement de la question stratégique était lié à la rupture, au moins partielle, dans les années 1970, entre mouvement féministe et mouvement ouvrier, dans un contexte d’autonomisation du mouvement féministe. Les riches élaborations du mouvement ouvrier, notamment en termes stratégiques, auraient alors été en quelque sorte oubliées. Néanmoins, je constate cet effacement de la stratégie aujourd’hui à une plus large échelle, par exemple, dans la mobilisation de cette année contre la contre-réforme des retraites. La crise du mouvement ouvrier organisé suite à la chute de l’URSS et les attaques de plus en plus violentes du néolibéralisme ont eu pour effet qu’aujourd’hui on constate une sorte de pertes des acquis du mouvement ouvrier, et parmi eux, les enjeux de stratégie. La désertion des AG dans cette mobilisation me semble symptomatique de cela : pour une majorité de personnes, leur utilité était questionnée, car il n’apparaissait plus clairement que se jouait là un enjeu stratégique central de qui dirige le mouvement.

LTR : Certains mouvements féministes mettent aujourd’hui très clairement en avant la question des « privilèges ». Que pensez-vous de cette notion ? Bien qu’elle puisse permettre une certaine prise de conscience, n’efface t-elle pas en partie le sujet de la classe sociale ? Ne fait-elle pas reposer sur l’individu, quelque chose qui relève d’un rapport de domination construit socialement dans nos sociétés ?
Aurore KOECHLIN : 

La théorisation en termes de privilèges est à la fois utile car elle permet de visibiliser immédiatement dans l’expérience quotidienne les rapports de domination, et dans le même temps elle me semble symptomatique d’une forme d’individualisation de la domination. En effet, la notion se concentre sur le symptôme individualisé d’un rapport de domination structurel, au risque d’oublier la structure qui le rend possible. Par ailleurs, elle met sur le même plan des avantages matériels et concrets et des avantages symboliques, alors qu’il y a une différence de nature entre ces deux types d’avantages. De la même façon, avec l’idée de privilège, il y a l’idée de quelque chose qui serait « en trop ». Par-là, elle met sur le même plan des avantages qui devraient disparaître, et des avantages qui sont en fait des droits qui devraient être donnés à tout le monde. Le privilège d’exploiter les autres doit disparaître ; le privilège de marcher seule dans la rue le soir par exemple devrait au contraire être étendu à tou·te·s. En bref, le terme me semble à la fois trop extensif et trop flou, même s’il est utile dans une fonction pédagogique.

LTR : Vous plaidez pour la construction d’une stratégie féministe marxiste et révolutionnaire. Quels en seraient les axes principaux ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
Aurore KOECHLIN : 

Si on fait l’analyse que la base matérielle de la domination de genre est l’assignation au travail reproductif, alors se dessine assez clairement quelle est notre arme, la grève féministe, à la fois grève du travail productif et du travail reproductif. De la même façon, si on fait l’analyse que la domination de genre est imbriquée au système capitaliste, alors on ne peut penser une stratégie qui fasse l’économie de la convergence des luttes. Mais cette convergence, cette nécessaire unité dans la lutte, ne doit pas nous empêcher de défendre nos conceptions féministes jusqu’au bout. Enfin, et peut-être principalement, cela implique de poser centralement la question du pouvoir, et de qui est réellement notre ennemi. Est-ce que le pouvoir se situe au niveau des individus, qui peuvent avoir des intérêts immédiats divergents, ou est-ce qu’il est entre les mains d’un groupe d’individus qui détient les structures, qui les fait fonctionner à son propre compte, et qui a le pouvoir sur nos vies ? Le mouvement que nous traversons actuellement nous le rappelle d’ailleurs avec acuité : on constate une polarisation extrême de la société qui visibilise immédiatement les enjeux de classe et de pouvoir.

LTR : L’affaire Weinstein en 2017 a permis au mouvement #MeToo #BalanceTonPorc de prendre un tournant majeur. Plus de 6 ans après, est-ce que les conditions des femmes se sont réellement améliorées ?
Aurore KOECHLIN : 

Oui, elles se sont améliorées. Mais ce que l’on constate également, c’est que l’obtention de réelles avancées 1/ n’est jamais une garantie une fois et pour toujours 2/ est entièrement liée à nos capacités de mobilisation. On le voit avec l’exemple du droit à l’avortement. En Amérique latine, on pensait qu’il ne serait jamais obtenu. L’incroyable mouvement féministe qui s’y est déployé l’a arraché dans de nombreux pays, et il est probable qu’il finisse par être obtenu dans l’ensemble des pays d’Amérique latine. Dans les pays occidentaux, on pensait que ce droit était acquis pour toujours. Et voyez ce qu’il se passe aux États-Unis. C’est bien la preuve que tout ne repose jamais que sur nos propres forces. Mais ce n’est pas un constat qui doit nous démoraliser : au contraire, nous devons y voir la preuve de notre puissance. 

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Le difficile encadrement de la pornographie

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Le difficile encadrement de la pornographie

La pornographie est aujourd’hui un marché colossal de plus de 7,5 milliards de dollars et représente plus d’un quart du trafic mondial sur internet, elle touche tout le monde en commençant par les plus jeunes. Fin septembre, la délégation aux droits des femmes du Sénat a rendu un rapport alarmant sur cette industrie. Retour sur le difficile encadrement d’un milieu pas comme les autres.
La question épineuse de la régulation d’une fabrique à fantasmes

En raison même de la nature de ce marché si spécifique, dans lequel les productions s’apparentent à la réalisation de fictions visant à mettre en scène des fantasmes, la réglementation et la régulation constituent deux objectifs parfois difficilement atteignables mais nécessaires.

Tout d’abord parce qu’un fantasme construit par l’industrie pornographique a une influence sur la représentation que se font les individus d’une relation sexuelle. Ensuite, parce que les films pornographiques ne sont pas regardés uniquement par des adultes mais aussi par des mineurs.  C’est pour cela que la loi encadre les films pour adultes en en interdisant l’accès au moins de 18 ans(1). Dans les faits, les mineurs ont largement accès aux sites pornographiques, et commencent à les consulter, selon le sociologue Arthur Vuattoux, dès 11 ans(2). Bien souvent ces films sont le premier contact, voulu ou non, des jeunes avec la sexualité. Quand ils en cherchent l’accès c’est la plupart du temps parce qu’ils se questionnent à ce sujet, et que ces contenus restent largement et facilement accessibles. Néanmoins, ces productions ne reflétant pas la réalité, elles ne sont pas une réponse adéquate aux questions que se pose l’enfant. En effet, rien dans la pornographie ne reflète la réalité, qu’il s’agisse des corps, du rapport femme-homme ou encore de la durée et de la nature des rapports sexuels filmés. A un si jeune âge, l’enfant n’est évidemment pas en mesure de comprendre cette nuance, c’est une des raisons pour lesquelles l’accès lui en est retreint, de même que des films ou jeux vidéo ultra violents par exemple.

Ce qui dérange également, à juste titre, c’est l’image qui est renvoyée des femmes et ce qu’elle provoque. Il est nécessaire de séparer un fantasme avec l’envie de le réaliser. Cependant, certains fantasmes sont surreprésentés dans les productions pornographiques, ce qui pose légitimement la question de savoir s’il s’agit donc bien de convoquer l’imaginaire ou de représenter une certaine réalité. Nous vivons malheureusement dans une société dans laquelle le viol, les agressions sexuelles ou encore l’inceste sont des crimes quotidiens. Ce constat implique que ces derniers ne relèvent pas uniquement du fantasme mais également de pratiques trop largement répandues Nous pouvons en effet légitimement nous demander si ce n’est pas l’industrie pornographique qui façonne en grande partie notre imaginaire sexuel, c’est d’ailleurs ce que déplore la sexothérapeute Margot Fried-Filliozat. Elle nous dit que la pornographie est un accès facile à la sexualité des autres, nous permettant d’observer leurs pratiques et ainsi estimer si nous sommes normaux ou non. Or la pornographie est loin de représenter la normalité, et a donc pour conséquence de fausser le curseur des personnes qui s’y réfèrent. La sexothérapeute fait état du discours de nombreuses patientes qui rapportent les attentes de leurs conjoints (masculins), inspirés de la pornographie et donc irréalistes. Ce phénomène, observé également largement chez les adolescents, créer des injonctions à la fois corporelles mais aussi liées aux pratiques, qui se répercutent par la suite sur la qualité des relations intimes mais aussi des relations vis-à-vis de son propre corps. L’écrasante majorité des films représentant les femmes comme des objets sans désir, cela a, selon elle, un effet délétère sur la conception que nous avons du rôle des femmes dans la sexualité.  

Nous sommes également face à une industrie particulièrement violente envers les femmes qui y travaillent. En France, comme à l’étranger, des plaintes pour viol et agression sexuelle sont régulièrement déposées par des actrices à l’encontre d’acteurs mais surtout de producteurs. C’est en particulier le cas dans le milieu amateur, avec par exemple la récente accusation à l’encontre du producteur Pascal Op dans l’affaire du french Bukkake que nous ne détaillerons pas ici. La violence du milieu s’exprime également par la nature des vidéos diffusées sur certaines plateformes, en particulier par les diffuseurs de masse, que l’on appelle les tubes(3). Ces dernières ne pratiquent quasiment aucun contrôle sur le contenu des vidéos qui sont publiées par des tiers. Ainsi, se retrouvent en grand nombre des vidéos de viols (réels) ou encore de revenge porn. Pornhub a d’ailleurs fait les gros titres en 2020 dans l’article du NY Times : « Children of Pornhub » qui relayait une affaire dans laquelle des victimes mineures demandaient la suppression de vidéos de leur viol (13 millions de vidéos au total). Il est en effet très difficile de faire retirer des vidéos des plateformes. Dans cette affaire, il a fallu que l’entreprise Mastercard fasse pression en bloquant les paiements sur le site, jusqu’à ce que les vidéos soient retirées (en partie).

Mais alors, comment faire pour réguler cette industrie ? Cette question est particulièrement épineuse dans la mesure où il faut en priorité identifier ce qu’il faut réguler, sujet sur lequel beaucoup de désaccords existent. Est-ce le contenu des vidéos ? L’accès aux plateformes ? Les pratiques de tournage ou encore l’existence même du porno qu’il faut revoir ? Pas si simple. Selon la chercheuse Julie Leonhard, il est « difficile de régir la pornographie sans biais moraux »(4). En effet ce qui peut paraître inconcevable pour l’un, peut paraître parfaitement normal pour l’autre : tout est une question de curseur.

Protection contre liberté : comment trouver le juste milieu ?

Le sujet sur lequel tout le monde semble s’accorder, c’est l’interdiction pour les mineurs d’accéder aux contenus pornographiques. C’est le sens de la loi du 30 juillet 2020, qui semble toutefois assez peu efficace. En effet, elle impose aux plateformes de s’assurer qu’aucun mineur n’accède à leurs vidéos, ce à quoi ces dernières y répondent, pour beaucoup d’entre elles, par une simple question avant l’accès à leur site : « Avez-vous plus de 18 ans ?». Cela n’arrêtant pas grand monde, encore moins un mineur qui sait déjà, la plupart du temps, qu’il n’est pas censé s’y trouver, il semble évident que ces mesures ne sont pas suffisantes. A l’inverse, d’autres sites, pour la plupart payants, demandent une vérification de l’identité, à minima avec l’insertion d’une carte de crédit. En ce qui concerne les plateformes diffusant du contenu gratuit, d’autres solutions d’identification sans carte de crédit existent, peut être encore trop peu développées(5). Pour le moment, les contrôles notamment des tubes se révèlent trop peu efficaces, l’explication étant peut-être qu’une bonne partie de leur clientèle est mineure, raison pour laquelle cette loi devrait être renforcée.

Un autre sujet, faisant également plutôt consensus, concerne les conditions de tournage. Le bien-être des actrices et acteurs ainsi que leur consentement ne fait pas réellement débat. En revanche, il semble assez difficile de penser à une manière de les encadrer. Depuis peu, un système de charte est adopté par un certain nombre de diffuseurs français, permettant d’encadrer les pratiques des producteurs et ainsi de protéger notamment les actrices de toutes dérives. Néanmoins, ces chartes ne sont pas encadrées légalement, et relèvent donc de la bonne volonté des diffuseurs et producteurs de les mettre en place. Ce qui complique les choses dans ce domaine est le statut des actrices. En effet, elles ne sont pas reconnues légalement comme telles, rien dans le code du travail n’encadrant ce milieu. De plus, elles ne peuvent faire appel à un agent, car cela relève du proxénétisme, ce qui est interdit en France. Sans encadrement, il est ainsi plus difficile pour une actrice, en particulier novice, de faire respecter ses droits et son consentement, ce dont malheureusement certains producteurs abusent. Il s’agirait donc ici, dans l’optique de protéger ces femmes, de songer à un encadrement légal de leur activité.

Enfin, concernant le contenu des vidéos, il semble assez difficile de légiférer sur le sujet. Nous parlons ici uniquement des vidéos tournées dans un cadre légal, donc sans viol ou encore pédocriminalité, qui sont des crimes déjà punis par la loi. Dans le cadre d’un tournage avec un scénario, il semble en effet assez malvenu que la loi s’y immisce, plus que dans le cinéma classique. Aussi choquant qu’ils puissent parfois être, les fantasmes ne sont pas illégaux, pas plus que leur représentation à l’écran. Les interdire relèverait de l’atteinte aux libertés. Allons même plus loin : si certains fantasmes sont à interdire, lesquels choisir ? Sur quelle base légiférer ? Sur la représentation de l’illégal ? Sur ce qui choque les mœurs ?

L’encadrement de l’industrie pornographique semble être ainsi une priorité, tant du point de vue de la protection de la société et en particulier des mineurs, que des personnes y travaillant. Cependant, il n’est pas si simple d’encadrer un secteur aussi empreint de questions morales. Et si on réfléchissait alors à une industrie pornographique plus éthique, permettant le respect de ces normes de base ?

Existe-t-il un porno plus éthique et représentatif ?

Pour un certain nombre de personnes, les notions d’éthique et de féminisme sont antinomiques avec celle de pornographie. Cette opposition se fonde sur plusieurs arguments. Le premier est d’ordre moral. Pour beaucoup, la pornographie ne peut pas être éthique en raison même de la marchandisation des corps qu’elle implique. Un autre argument repose sur le constat que les productions actuelles sont fondamentalement violentes envers les femmes, en particulier quand il s’agit de productions amatrices. Enfin, la notion de consentement, essentielle à toute réflexion sur l’éthique et le féminisme, pose question dans ce milieu.

Le consentement est une notion qui ne fait pas consensus sur sa nature. La définition succincte du Larousse laisse en effet place à l’interprétation : « Action de donner son accord à une action, à un projet ». Cette notion n’est pas non plus définie clairement dans la loi, les agressions sexuelles et les viols étant toujours caractérisés dans le code pénal par l’existence d’une violence, contrainte, menace ou surprise. La définition la plus souvent reprise dans les discours féministes est celle donnant 5 principes au consentement, qui doit être : donné librement, éclairé, spécifique, réversible et enthousiaste. Néanmoins, celle-ci, bien que plus complète que les précédentes, peut ne pas être reconnue de tous. Alors, concernant le consentement sexuel, pouvons-nous le faire apparaître dans un contrat tout en faisant en sorte qu’il soit le plus clairement défini ? Si l’on reprend la dernière définition, nous pouvons dire que oui, à condition que ces 5 piliers soient respectés. Cela sous-entendrait par exemple qu’une actrice puisse stopper à tout moment une scène. Le pilier réversible du consentement, pourtant indispensable, peut très vite poser problème dans le cadre d’un contrat, car s’il n’est pas spécifié explicitement dans celui-ci, cela suggère que le producteur peut légitimement se retourner contre l’actrice qui ne souhaite pas poursuivre une scène pour laquelle elle a signé, sur fondement de non-exécution du contrat. Il existe néanmoins certaines productions qui tentent du mieux possible de respecter ces 5 piliers dans leurs contrats, comme l’affirme Carmina, productrice et elle-même actrice de son propre label(6).

Outre le consentement, la nature des productions pose également question sur le plan éthique et a fortiori féministe. En effet, nous l’avons vu, la nature de l’offre actuelle de films pornographiques reste assez peu hétérogène. Nous sommes face à une surreprésentation de scènes violentes, parfois racistes, homophobes ou autre. Selon le mouvement du Nid (association féministe), « l’existence même de la pornographie est une violence »(7). Nous pouvons néanmoins admettre qu’une offre plus diversifiée serait plus éthique. C’est le pari pris par certaines productions dites alternatives voire féministes comme celles d’Erika Lust ou encore Olympe de G(8), mais également de diffuseurs plus classiques comme Dorcel qui appliquent peu à peu les chartes dont nous avons parlé précédemment.

Ces chartes imposent aux producteurs de ne pas produire de contenu visiblement violent, dégradant et/ou humiliant(9). « La pornographie n’est pas un problème en soi, elle doit être détachée des violences qui peuvent avoir court » nous dit la chercheuse Béatrice Damian-Gaillard. Le rapport du Sénat publié fin 2022 propose par ailleurs de rendre gratuit et obligatoire le retrait des vidéos par les diffuseurs quand une personne filmée en fait la demande (ce qui aujourd’hui n’est pas encadré et donne lieu à des sommes d’argent colossales versées pour le retrait d’une vidéo) . 

Il serait par ailleurs intéressant de chercher du côté de la nature des productions, en allant peut être plus loin du côté de la diversité, en n’allant pas seulement la chercher derrière l’écran, mais également à la production. Historiquement l’écrasante majorité des productions sont détenues par des hommes.

Aujourd’hui, de plus en plus de femmes passent derrière les caméras pour produire et réaliser à leur tour, amenant alors une autre vision de la sexualité, peut-être plus féministe et surtout plus égalitaire face aux pratiques sexuelles, pour un certain nombre d’entre elles.

Références

(1)Grâce à la loi du 30 Juillet 2020 obligeant les sites pornographiques à bloquer leur accès aux mineurs

(2) Propos recueillis lors de l’audition du 30 mars 2022 dans le cadre de la commission sénatoriale sur la pornographie et son industrie menée par la délégation aux droits des femmes

(3)A l’instar de Pornhub ou encore Youporn

(4)Propos recueillis lors de la table ronde du 03 février 2022 dans le cadre de la commission sénatoriale sur la pornographie et son industrie menée par la délégation aux droits des femmes

(5)Des sociétés spécialisées dans la vérification d’identité en ligne existent, à l’instar de Yoti, permettant une vérification sans transmission ni stockage de données par la plateforme cliente.

(6)Propos recueillis lors de la table ronde du 09 mars 2022 dans le cadre de la commission sénatoriale sur la pornographie et son industrie menée par la délégation aux droits des femmes

(7)Propos recueillis lors de la table ronde du 20 janvier 2022 dans le cadre de la commission sénatoriale sur la pornographie et son industrie menée par la délégation aux droits des femmes

(8)Olympe de G propose un contenu plus érotique que pornographique mais n’en reste pas moins inspirante en la matière.

(9) Néanmoins, cela étant très récent, il est pour le moment difficile d’en évaluer les effets.

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« Lorsque la religion devient la source de la loi, il en est fini de la liberté et des droits des femmes » entretien avec Chahla Chafiq

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« Lorsque la religion devient la source de la loi, il en est fini de la liberté et des droits des femmes » entretien avec Chahla Chafiq

Dans cet entretien accordé au Temps des Ruptures, la sociologue Chahla Chafiq revient sur l’histoire de l’Iran post-1979 et sur la révolte populaire qui touche le pays depuis la mort en détention de Masha Amini. Au prisme des débats actuels sur la police des mœurs et les droits des femmes dans le pays des Mollahs, Chahla Chafiq retrace également le rapport toujours complexe qu’entretien l’Iran avec le féminisme universaliste.
Le Temps des Ruptures : Pourriez-vous nous présenter brièvement votre parcours, de l’Iran à la France ?
Chahla Chafiq :

Au moment de la Révolution iranienne de 1979, j’étais encore étudiante en sciences humaines à la Faculté de Téhéran. Rapidement après, je suis entrée en clandestinité pendant deux ans, période durant laquelle mes études sont un peu passées, vous vous en doutez, au second plan. Une fois arrivée en France, je n’ai pas tout de suite repris mes études car je pensais ne rester ici que quelques temps, mais il s’est vite avéré que la situation en Iran n’irait pas en s’améliorant. Mon exil a été très douloureux, mais il m’a offert d’autres horizons et perspectives, en matière de réflexion et de création notamment. Quand j’ai repris mes études à la Sorbonne, la situation iranienne, la situation de mon pays, m’obsédait, et j’ai donc décidé de travailler sur la question du voile, son histoire sociale. J’étais traumatisée par mon ignorance. En tant que jeune de gauche radicale, je pensais que la question politico-religieuse n’était pas une problématique centrale. C’est en faisant mes premières recherches dans le cadre de mes études universitaires ici que j’ai pris conscience de mon erreur. Mes travaux de DEA, sous la direction de Cornélius Castoriadis, m’ont fourni la matière de mon premier essai, La femme et le retour de l’islam. J’ai énormément appris de Castoriadis. Ensuite, j’ai entamé une vie professionnelle dans le champ des relations interculturelles, ce qui m’a permis de saisir l’importance de lier la réflexion théorique à une analyse des pratiques de terrain. Sans cela, on se retrouve très vite hors sol. C’est dans ce contexte que j’ai croisé de près le phénomène islamiste en France dès les années 1990. Par la suite, j’ai vu comment l’ambition de créer des concepts théoriques dits innovants peut, indépendamment de la volonté des auteurs, amener à des inventions socialement et politiquement nuisibles, telles que le « féminisme islamique », par exemple, tout droit sorti des laboratoires de sciences humaines américains ou du moins anglo-saxons avant d’être exporté sur le terrain. J’ai formulé une critique à ce sujet dans mon essai Islam politique, sexe et genre (PUF, 2011), ainsi que dans divers articles.

LTR : Dans cet ouvrage, vous présentez la révolution constitutionnelle iranienne, qui court de 1905 à 1911, comme une période durant laquelle l’Occident – ou le Farang en persan – apparaît comme un objet de curiosité mêlé d’admiration. Soixante ans plus tard, il devient pourtant l’objet d’une haine farouche à gauche comme à droite. Comment expliquer cette évolution ?
CC :

Si l’on définit la modernité comme un projet politique, celle-ci porte en elle la démocratie au sens que lui en donne Castoriadis, à savoir un projet politique d’autonomie. La différence entre ce projet et « l’ancien » est radicale : il ne s’agit pas simplement pour le peuple d’élire ses représentants mais de définir lui-même ses propres projets. Ainsi, la société ne se réfère plus à un pouvoir méta-social, qu’il s’agisse d’une monarchie absolue ou d’une institution religieuse ; tout à l’inverse de ce qui se passe sous un pouvoir islamiste qui peut éventuellement permettre au peuple de donner son avis, mais dans le cadre restreint par la Charia.

Dans le cas de l’Iran, les avant-gardes de la révolution constitutionnelle du début du XXe siècle portaient un projet moderne, démocratique. C’est pourquoi leur regard sur l’Occident était positif. Le désir de liberté existait à l’intérieur de la société. Ce n’était pas une importation occidentale. Prenez l’exemple de Tahirih Qurratu’l-Ayn, poétesse babiste iranienne du XIXe siècle. Empreinte de culture iranienne, elle n’a pas attendu l’inspiration occidentale pour revendiquer l’égalité entre les femmes et les hommes – en 1848 elle avait osé jeter son voile alors qu’elle parlait devant une assemblée publique masculine. Plus tard, dans les années 1940, une confusion entre les valeurs universelles et les pratiques colonialistes et impérialistes a favorisé un rejet de l’universalisme, ce dont les islamistes ont profité. Ce rejet de l’Occident s’est développé tout au long du XXe siècle.

LTR : Vous parlez, dans votre ouvrage, d’une « modernité mutilée » qui se définit comme une modernisation technologique et économique sans modernité politique, démocratique.  
CC :

Exactement. Mais, à travers ce concept, je ne pense pas uniquement au Chah. La dynastie Pahlavi a voulu faire de l’Iran une puissance développée, mais sans démocratie ! C’est ce que j’appelle la « modernité mutilée ». Mais ce même phénomène se retrouvait, sous d’autres formes, du côté de ses oppositions – depuis la gauche marxiste jusqu’au centre-droit libéral, en passant par les islamistes. Du côté de la gauche, il y avait l’idée que la démocratie et les droits humains étaient des droits formels qui ne servaient que les intérêts de la bourgeoisie. On s’est rendus compte, trop tard, que loin d’être un simple vernis ils étaient au fondement de l’émancipation ! Quant à l’opposition islamiste, elle incarnait une autre forme de « modernité mutilée » par son rejet de la démocratie, supposée être une forme d’aliénation à l’Occident. Mais les islamistes modernes, proches de Khomeini, qui avaient étudié dans les universités occidentales, savaient ce qui parlait aux démocrates et aux gens de gauche. Ils ont aidé Khomeini à orner son discours d’éléments empruntés à la modernité politique pour les rassurer. Une stratégie payante. Voyez le mot « révolution » ou « république », vous vous doutez bien qu’ils ne figurent pas dans le Coran. En usant de ces vocables modernes et en y accolant « islamique » – révolution islamique, ou République islamique -, Khomeini a endormi les non-islamistes avec des symboles. Dans une moindre mesure, il s’est passé quelque chose de similaire en France avec Tariq Ramadan. Lorsqu’il disait que le voile était le feu vert ou le passeport de la citoyenneté en France pour les musulmanes, il liait un symbole islamique à un symbole républicain, démocratique. Il inventait une sorte d’islamisme républicain.

Autre piège dans laquelle la gauche iranienne est tombée : le voile. Avant la révolution, nous avons vu apparaître un voile, qui est par la suite devenu l’uniforme de la République islamique. Au départ, la dimension politique de l’habit était totalement occultée. Les islamistes étaient habiles, ils présentaient les femmes voilées comme des femmes du peuple, donc des femmes que la gauche ne pouvait pas « critiquer » puisqu’appartenant aux damnés de la terre. Rappelons qu’une fois au pouvoir, les islamistes ont lancé une chasse sanglante pour laminer la gauche et toutes les forces politiques non-islamistes.

Soulignons aussi que l’offre identitaire de l’islamisme puise dans les normes sexuées. Depuis les années 1990, le vide social laissé par la fin des grandes idéologies a favorisé le développement d’idéologies identitaires, qui s’appuient notamment sur la gestion sexuée des corps. Aux Etats-Unis, cela s’exprime à travers la question de l’avortement que l’extrême droite religieuse travaille à faire interdire, et avec l’islamisme, cela s’exprime à travers le voile.

LTR : Comment peut-on alors expliquer que les femmes elles-mêmes, celles qui n’étaient pas islamistes, aient pu accepter de porter le voile ?
CC :

Quand j’étais adolescente, je voulais porter le voile comme ma grand-mère que j’adorais. Elle m’en a dissuadée en me disant que pour elle cette habitude venait de son éducation et que, si un jour je voulais le porter, il faudrait que je le fasse en toute conscience, à l’âge adulte.

En 1979, lors de la révolution, les hommes islamistes venaient dans les manifestations pour nous inciter à porter le voile en signe de solidarité avec les femmes du peuple. Ils nous demandaient de porter un petit foulard en soutien symbolique, mais progressivement ils sont devenus de plus en plus agressifs, et Khomeini, à la veille du 8 mars [8 mars 1979, Marche des iraniennes contre le voile et pour l’égalité], a appelé les femmes à se voiler sur les lieux de travail. Dès le lendemain, des milliers des femmes sont descendues dans les rues pour protester. Faute de soutien des groupes politiques non-islamistes, leur mouvement a reculé. Puis, avec l’instauration de la charia, le port du voile est devenu obligatoire dans l’espace public. Je n’ai pas tardé à découvrir la fonction du voile en tant qu’étendard de l’ordre islamiste.

Hélas, les non-islamistes, de la gauche radicale ou libérale ainsi que de la droite, ne réfléchissaient absolument pas à cette question. Ils voyaient le voile comme le signe distinctif des femmes du peuple. Dans cette vision, la religion se substituait à l’appartenance sociale.

Les progressistes ont, par ailleurs, commis l’erreur de réduire l’Occident à la colonisation et à l’impérialisme. Ce mouvement idéologique existait aussi en France chez certains intellectuels de gauche qui ont défendu pendant longtemps le stalinisme en raison de leur position sur l’impérialisme occidental. Les idéaux post-modernes selon lesquels toutes les valeurs se valent ont aussi participé à la justification d’un relativisme culturel primaire et à la sacralisation des cultures – même rétrogrades. Ces mouvements idéologiques ont aveuglé la gauche iranienne, dont je faisais – et fais encore – partie, face au danger islamiste, ce qui a fait d’elle une alliée objective de Khomeini.

Au moment de la révolution iranienne, la question de l’impérialisme l’a emporté sur toutes les autres questions, ce fut là une erreur fondamentale. Nous avons confondu capitalisme et démocratie. Impérialisme et universalisme. À la Faculté de Téhéran, nous ne nous intéressions pas à ce qu’une femme comme Simone de Beauvoir pouvait dire, alors qu’elle avait été traduite en persan. Pour nous, le féminisme était un phénomène bourgeois, occidental.

LTR : Lorsque les femmes étaient dans la rue pour manifester contre le voile obligatoire, n’y avait-il aucun homme avec elles ?
CC :

Une minorité d’hommes soutenaient les manifestantes. Mais il y avait aussi des femmes khomeynistes qui venaient intimider les femmes non voilées. En réalité, ce qui se jouait à ce moment-là n’était pas exclusivement une domination des hommes sur les femmes, mais des islamistes – dont des femmes – sur l’ensemble des femmes.

LTR : Pour revenir sur la phrase de Khomeini citée précédemment, comment s’exerce selon vous le contrôle des corps des femmes par l’habit ? Comme une frontière entre le pur et l’impur ? Pourquoi cette peur de la liberté des femmes ?
CC :

Très bonne question. Toutes les idéologies identitaires qui instrumentalisent la religion font du corps des femmes un enjeu central. Le projet social qu’elles portent est patriarcal et antidémocratique. Dans cette perspective, la religion ne relève plus de la foi, mais d’une loi totale. Et lorsque la religion devient la source de la loi, il est en fini de la liberté et des droits des femmes. Dans un modèle social fondé sur la citoyenneté démocratique, les citoyens sont considérés comme libres et égaux devant la loi. Mais dans un ordre social fondé sur la loi religieuse, les citoyens sont des sujets de Dieu, un Dieu représenté par une poignée d’hommes qui s’auto-désignent à la tête d’un pouvoir autoritaire. Pour fonctionner efficacement, ce pouvoir s’appuie sur une cellule familiale elle aussi autoritaire, hiérarchisée entre l’homme et la femme. Accepter la domination des hommes sur les femmes revient à accepter la domination autoritaire du pouvoir sur tous. C’est pourquoi la question des femmes n’est pas une question de femmes, mais une question qui concerne toute la société. Les rapports sociaux de sexe sont éminemment politiques.

LTR : Quand on est femme dans une telle société, on peut selon vous adopter des subterfuges comme le « mauvais voile » – qui consiste à ne pas se couvrir correctement les cheveux, à utiliser du rouge à lèvres ou à ne pas porter des tenues assez amples. Y a-t-il d’autres pratiques que les femmes peuvent utiliser pour insidieusement contourner le pouvoir établi ?
CC :

Dès l’imposition du voile obligatoire par Khomeiny, les Iraniennes ont adopté le « mauvais voile ». Le pouvoir islamiste a alors mis en place une police de la conduite morale (dite « police des mœurs » en France). La confrontation entre les femmes rebelles à l’ordre islamiste et cette police dure depuis 40 ans. C’est cette résistance continue qui explique l’accueil très positif de diverses campagnes comme « Libertés furtives » et les « Mercredis blancs » lancés depuis l’extérieur par Masih Alinejad, une journaliste iranienne fraîchement exilée. On a ensuite assisté au mouvement « Les filles de la rue de la Révolution », initié par une jeune Iranienne à l’intérieur du pays, Vida Movahed, qui a retiré son voile pour en faire un drapeau.

Raïssi [le président de la république islamique d’Iran depuis le 3 août 2021] a durci les sanctions à l’encontre de ces contrevenantes avec l’ambition de régler la question du « mauvais voile ». En vain, comme nous le voyons depuis un mois avec le début des révoltes en Iran.

Cette résistance existe également dans d’autres domaines. Par exemple, les femmes ont investi si massivement l’université que le régime islamiste a établi un quota afin de limiter leur présence. Mais partout elles résistent et occupent les espaces autant qu’elles le peuvent.

LTR : Dans votre livre Islam politique, sexe et genre, l’avocate Kar confie avoir cru dans les années 1980 à une émancipation des femmes par les droits islamiques. Toutefois, elle déclare amèrement, quelques années plus tard : « Nous sommes arrivés à un point où les militantes ne peuvent que partir des droits humains pour faire avancer leurs idées. Toute autre démarche est vouée à l’échec. » Ce faisant, y a-t-il un retour de l’universalisme pour faire reconnaître les droits des femmes en Iran ?
CC :

Absolument. Mon dernier essai paru, Le rendez-vous iranien de Simone de Beauvoir, porte précisément sur ce sujet. Beauvoir fascine une partie de la jeunesse iranienne éprise d’émancipation parce qu’elle est femme, universaliste et qu’elle vivait en union libre. Dans des blogs de jeunes femmes féministes, on pouvait lire à l’époque où ce support d’expression n’avait pas encore été remplacé par les réseaux sociaux : « Nous sommes le deuxième sexe ». Dans d’autres écrits de jeunes femmes et hommes, l’image de Beauvoir se mêle à la poésie et aux rêves. Dans l’Iran actuel, l’universalisme anime intensément les jeunes comme nous pouvons le percevoir dans le slogan qui anime les manifestions depuis le 16 septembre dernier « Femme, Vie, Liberté ».

LTR : L’universalisme réapparaît donc comme une solution.
CC :

Je pense que c’est l’avenir et qu’il en ira de même au Maghreb et en Egypte. L’universalisme n’est pas occidental ; il est porteur de valeurs et de droits auxquels tout un chacun peut aspirer. Ce qui m’inquiète actuellement en France, c’est le retour des identités parmi les jeunes, notamment au nom de l’anticolonialisme ou du post-colonialisme. Je trouve ce type de positionnements très dangereux.

LTR : Vous dites que l’universalisme est l’avenir des droits des femmes en Iran. Est-ce que la laïcité hors de France – parce qu’elle est très circonscrite à la France – pourrait être une sorte de bouclier contre les cléricalismes de tous bords ?
CC :

Bien sûr ! Je pense que la laïcité est un principe universalisable. Beaucoup de jeunes en parlent en Iran, utilisent le mot « laïcité », alors qu’il a longtemps été méconnu. Le combat laïque se poursuit aussi au Maghreb, en Egypte, au Brésil, en Turquie. Nous avons perdu quelques fronts, mais je pense que la laïcité est absolument universalisable.

LTR : Dans un entretien que vous avez réalisé pour Les Chemins de la philosophie, Géraldine Mosna-Savoye vous parle du voile et vous dit que beaucoup de femmes le portent par choix. Si vous lui répondez que c’est le cas pour la majorité d’entre elles, vous précisez que le choix ne clôt pas le débat. Au contraire, il lance la réflexion : ce n’est pas parce que l’on choisit quelque chose que l’on ne peut pas interroger ce choix. Pourriez-vous expliciter cette idée ?
CC :

Dans notre société néolibérale, le choix devient sacré.

Prenons l’exemple de cette jeune lycéenne qui avait lancé : « Si je fais le choix de l’adultère, je fais le choix de la lapidation. » Que devons-nous lui répondre : « Très bien, c’est votre choix ? » alors même que la lapidation est un acte barbare ? La sacralisation du choix peut virer à l’absurde. Le choix s’inscrit toujours dans un contexte, et ce contexte est relatif. On peut faire un choix à 18 ans qu’on regrettera à 50 ans. Un choix n’est pas absolu, tout choix peut donc être questionné : pourquoi ce choix ? quelles en sont les conséquences ?

Je vais vous rapporter une discussion très intéressante que j’ai eue avec une jeune anthropologue anglo-pakistanaise qui portait le voile. Elle me dit qu’elle se voile par choix et s’étonne que je ne remette pas en cause ce fait car on dit souvent aux femmes que le voile leur est imposé. Mais, ayant admis que c’était son choix, je lui demande si elle veut bien m’en expliquer les raisons. Elle me répond qu’elle ne voulait pas que les hommes la regardent, ce à quoi je réponds que dans l’islam le désir sexuel des femmes est reconnu – et que les hommes peuvent par là-même devenir eux aussi des objets de désir – mais que pourtant le voile n’est pas préconisé pour eux. Elle poursuit en me disant qu’en tant que musulmane elle se doit de respecter le voile. Je lui rétorque que l’histoire du voile dans l’islam est très complexe et que les femmes du prophète elles-mêmes ne se voilaient pas. Elle finit par argumenter que son voile vise à combattre le racisme antimusulman. Pourquoi combattre le racisme par le sexisme, lui ai-je demandé ? Le voile n’étant imposé qu’aux femmes, il relève d’une prescription sexiste, et en acceptant cela elle se réduit elle-même à un statut d’objet de désir. Le voile sexualise à ce point le corps des femmes que dans les pays où il est obligatoire, comme en Iran, la moindre parcelle de peau dénudée peut devenir un objet de convoitise.

LTR : En se référant à cette idée de choix, peut-on, quand on est une femme en Iran, consentir à quelque chose qui nous opprime en étant persuadée que c’est quelque chose de fondé, de construit ?
CC :

En Iran, comme partout dans le monde. Je pense que ce qui différencie la domination des femmes par rapport aux autres formes de domination, c’est qu’elles sont valorisées comme mères, épouses, sœurs ou filles et aimées en tant que telles, ce qui peut brouiller leur discernement. Cette tension explique par ailleurs l’oscillation entre une envie de sécurité et le sentiment d’être protégées d’une part et le désir de liberté d’autre part, ainsi que Beauvoir le met en réflexion dans son œuvre.

LTR : Quand vous dites qu’il existe une peur de la liberté et un repli identitaire vers ce qui rassure, vers une idéologie « totale » voire totalitaire au sens où elle régirait toutes les parties de la vie, pensez-vous que, la nature ayant horreur du vide, on se sécurise avec des idéologies porteuses ?
CC :

Oui, y compris avec l’islamisme, l’extrême droite, ou certains populismes de gauche… Je pense que cela s’explique par le vide politique laissé par le recul de l’humanisme et des idéologies qui mobilisaient massivement et donnaient du sens à la vie. L’être humain a besoin de sens pour vivre, il ne peut pas se satisfaire d’être un simple consommateur. Comme disait Albert Camus, nous baignons dans l’absurde. Seules nos pensées et nos actions donnent sens à la vie que nous menons. Il en va de même au niveau collectif. En l’absence d’idéaux humanistes, les extrémismes trouvent un terreau propice pour se développer dans la société.

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Annie Colère : rappeler le combat de nos aînées pour l’obtention du droit à l’avortement

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Annie Colère : rappeler le combat de nos aînées pour l’obtention du droit à l’avortement

LTR a visionné le dernier film de Blandine Lenoir, « Annie Colère », au sujet du combat du MLAC en France dans les années 70 pour l’obtention au droit à l’avortement. L’équipe t’en parles.

Alors que le droit à l’avortement est menacé y compris dans les démocraties occidentales (en mai dernier était annulé par la Cour suprême américaine l’arrêt historique Roe vs Wade, permettant ainsi à chaque Etat qui le souhaite de rendre l’avortement illégal) le film Annie Colère de Blandine Lenoir revient sur le combat mené en France par le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (1) dans les années 70, avant l’adoption de la loi Veil en 1974. 

Après son propre avortement, réalisé avec l’aide de femmes du MLAC, et à la mort suite à un avortement clandestin de sa voisine et amie, Annie, interprété par Laure Calamy, décide de rejoindre le MLAC et de mener la lutte.

Annie Colère, est un film très dur, qui montre sans faux semblant des scènes d’avortement utilisant la méthode Karman. Méthode qui, à l’époque, reste moins invasive et bien moins douloureuse que celles utilisées par les femmes sur elles-mêmes ou par les « faiseuses d’anges » : comme l’avortement par l’usage d’aiguilles à tricoter. Film dur de Blandine Lenoir, mais jamais dénué de tendresse : à l’image de la douce voix de Rosemary Standley, qui apaise les femmes lors de leurs avortements en chantant. 

Au-delà d’évoquer le combat pour l’obtention du droit à l’avortement, ce film nous rappelle les violences subies par les femmes lors des avortements clandestins et évoque plus largement le rapport entre corps féminin et médecine. Longtemps (et encore aujourd’hui) de nombreuses femmes ne savent pas comment fonctionne leur corps, ignorance parfois soutenue par le manque de pédagogie du corps médical. Et bien que des progrès aient été réalisés, on constate toujours la persistance de pratiques gynécologiques s’apparentant à des actes de non-respect du corps féminin, voire à des actes de torture. La technique du point du mari en est un exemple flagrant(2).

Annie Colère rappelle également que rien ne peut empêcher une femme d’avorter : elle le fera, au péril de sa propre vie. Le rapport à la maternité, contrairement à ce que beaucoup veulent penser, n’est pas fait que de paillettes, il est ambivalent : la maternité peut aussi, parfois, être subie, non-désirée. L’avortement ou la contraception permettent aux femmes d’avoir le choix de ne pas se retrouver dans des situations de détresse, et de vivre la maternité plus sereinement. Supprimer ou amender le droit à l’avortement, ce n’est pas y mettre fin : c’est condamner de nouveau les femmes, à subir douleurs et violences.  

L’hommage de Blandine Lenoir à toutes ces femmes qui se sont battues pour le droit à l’avortement est poignant. Il nous rappelle toute l’actualité des luttes pour les droits des femmes dans une époque plus conservatrice qu’elle ne veut bien l’admettre, et spécifiquement ici au droit à l’avortement et à la contraception. Voir Annie Colère ne vous laissera pas de marbre.

Références

(1)Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, association française de loi 1901 créée en 1973.

(2)Méthode consistant après un accouchement en un point de suture supplémentaire sur le périnée, afin de resserrer le diamètre d’entrée du vagin et d’augmenter ainsi le plaisir sexuel du mari lors de rapports sexuels vaginaux.

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Pionnières : une exposition pour découvrir les femmes artistes méconnues des années 20

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Pionnières : une exposition pour découvrir les femmes artistes méconnues des années 20

Jusqu’au 10 juillet 2022, le musée du Luxembourg met en lumière des femmes artistes du début du XXe siècle, restées injustement dans l’ombre en raison de leur genre.

Jusqu’au 10 juillet 2022, le musée du Luxembourg met en lumière des femmes artistes du début du XXe siècle, restées injustement dans l’ombre en raison de leur genre.

Débutant par la production artistique ayant court pendant la Première Guerre Mondiale, l’exposition surligne le rôle des femmes pendant le conflit, leur implication dans les usines en remplacement des hommes, mais aussi l’écho de l’événement jusque dans le monde de l’art. Ici aussi les femmes remplacent souvent les hommes, et l’art est influencé par l’esthétique de la machine de Fernand Léger, fondateur de l’Académie moderne. On peut par exemple citer les oeuvres de Franciska Clausen, telle que Composition Mécanique, qui s’inspirent directement de cette esthétique.

Au-delà de la simple mise en valeur des productions faites par des femmes, l’exposition pose la question des conditions matérielles qui les rendent possibles. Et au fil des œuvres, des réflexions émergent sur la combinaison du travail « productif » (ici artistique) et « domestique » lié à l’éducation des enfants et aux tâches du foyer.

Emerge également des réflexions sur la sexualité et le genre. Les artistes femmes, au travers de la peinture, de la littérature ou encore de la production audiovisuelle remettent en cause les codes établis et dérangent le spectateur jusque dans son identité. Il en va ainsi de Marlow Moss ou d’Anton Prinner qui, au gré de leurs œuvres comme Composition Yellow, Black and White (1949) ou encore les sculptures Women with braided hair, jouent des ambivalences qui traversent les figures masculines et féminines. Au-même titre que certaines œuvres de l’exposition, directement inspirées des Deux amis (tableau de Tamara Lempicka et expression caractérisant à l’époque les relations sexuelles entre deux femmes) rompent le cadre des relations hétérosexuelles et donne toutes leurs places aux amours lesbien et homosexuel.

La représentation du corps féminin dans le monde de l’art connaît également des bouleversements dans ces années d’entre-deux guerres, comme le montre avec puissance Nu cubiste, tableau de Mela Muter. Comme son nom l’indique, l’œuvre puise dans le répertoire cubiste pour mieux représenter le corps nu d’une femme qui, placée face aux spectateurs, écarte les jambes et laisse entrevoir ce qui auparavant devait rester caché.

Si l’exposition s’avère malheureusement un peu courte, elle est fortement recommandée par La Rédaction.  

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L’égalite Femmes-Hommes à l’épreuve du foyer : repenser le partage du travail domestique

La Cité

L’égalite Femmes-Hommes à l’épreuve du foyer : repenser le partage du travail domestique

La Révolution industrielle et l’accélération de la production au XIXe siècle ont contribué à l’adoption par les États européens de législations restreignant l’accès au travail pour les femmes et ont participé à l’émergence d’un modèle familial prédominant, celui de la famille nucléaire. S’est ainsi opérée une division basée sur le genre entre le travail productif, rémunéré, assuré par les hommes et le travail domestique assuré par les femmes et non rémunéré. Avec l’intégration massive des femmes dans le monde du travail et l’émergence de nouvelles formes de familles, cette distinction tend à s’effacer au cours du XXe siècle. Pour autant, les femmes continuent d’accomplir la plus grande partie du travail domestique au sein du foyer. La crise du covid-19 a remis sur le devant de la scène ce constat. Le présent article a pour but de proposer des pistes de réflexion pour repenser et équilibrer le partage des tâches de manière non genrée au sein du foyer.

Source image : Council of Europe
Une distinction entre travail domestique et travail productif qui trouve ses origines dans la théorie marxiste, complétée par les théories féministes
Le travail domestique comprend plusieurs dimensions : la reproduction, l’éducation des enfants ou encore les tâches liées au foyer, comme les tâches ménagères ou la cuisine. Silvia Federici résume le travail domestique en trois mots : cuisiner, nettoyer, procréer(1), auxquels elle rajoute le travail sexuel, qui ne sera cependant pas abordé ici. Le travail productif, quant à lui, est celui qui permet de produire des biens et des services, une « plus-value » au sens de la théorie marxiste. Ce travail, contrairement au travail domestique, est rémunéré. Friedrich Engels est un des premiers à parler de cette distinction entre le travail de production et le travail domestique et à la placer au centre de nos sociétés : l’un réalise le travail et la production des moyens de subsistance, l’autre assure l’existence des hommes qui produisent ces moyens(2). Karl Marx, quant à lui, aborde de manière très brève (notamment dans Capital) les questions de reproduction et de travail des femmes, sans pour autant que cela soit dénoncé comme une exploitation. Des féministes après eux ont analysé leurs apports, les ont complétés et ont tenté de lier l’émergence de cette distinction à des phénomènes précis : 1/ L’avènement de la révolution industrielle au XIXe siècle, puis l’émergence des modes de production comme le taylorisme ou le fordisme, dont l’objectif principal est l’augmentation de la productivité notamment par la répétition des gestes, sont les premiers éléments ayant contribué à l’émergence de cette distinction. En effet, pour que la production augmente, les travailleurs et travailleuses doivent augmenter les cadences de travail. Ils sont donc de plus en plus fatigués, si fatigués que les travailleuses n’ont plus assez de temps et d’énergie pour s’occuper du foyer, procréer et assurer l’éducation des enfants. 2/ La montée en flèche du syndicalisme est un autre élément : les femmes, généralement moins bien payées que les hommes, sont perçues comme des concurrentes redoutables, empêchant la conquête de nouveaux droits sociaux et la négociation d’augmentations salariales(3). 3/ Enfin, l’avènement de la propriété privée aurait également contribué à reléguer les femmes du côté des tâches domestiques selon Friedrich Engels. Ces raisons, sans doute parmi d’autres, auraient contribué à l’adoption par certains États de législations contraignant l’accès au travail pour les femmes. Ces dernières, étant désormais reléguées au champ domestique, la figure de la ménagère voit le jour. Elles deviennent ainsi davantage dépendantes de la figure masculine, puisqu’elles ne sont plus autonomes financièrement : on sait pourtant à quel point l’indépendance financière joue un rôle clé dans l’émancipation des femmes. De plus, l’Etat promeut le modèle de la famille nucléaire en établissant notamment dès 1804 l’égalité des héritiers, permettant de normaliser les modalités successorales mais également de protéger les héritages et la propriété. Cela va donc permettre l’accumulation des richesses et l’avènement du modèle capitaliste. Comme l’évoque Silvia Federici, la transition d’un mode de production à un autre (ici le passage au taylorisme qui prend racine dans l’augmentation de la productivité des travailleurs) implique forcément une domestication des femmes, permettant d’encourager la reproduction et donc de donner naissance à de futurs travailleurs(4). La famille nucléaire est à ce titre le modèle parfait pour encourager la procréation : elle repose sur la monogamie, l’hétérosexualité et le mariage en est une des clés de voûte. Certains États, par leur modèle social, ont également promu cette forme de famille, qui est à la plus propice à instaurer un partage genré et inégalitaire des tâches domestiques. C’est par exemple le cas en France avec le système d’aides familiales (exemple des allocations familiales). Le patriarcat peut totalement s’épanouir dans cet environnement puisqu’il s’appuie, selon Hélène Périvier, à la fois sur des règles juridiques comme le mariage et des structures sociales comme la famille(5). Comme nous venons de le voir, avec ces nouvelles législations, les femmes sont reléguées à cette unique forme de travail qu’est le travail domestique. Pour autant, c’est bien le travail domestique qui permet le travail productif. En étant déchargés des tâches afférentes au foyer, les hommes ont plus de temps pour se consacrer à leurs activités, à leur travail et donc sont plus productifs : ils passent des journées et des soirées à travailler toujours et encore plus quand les tâches domestiques sont majoritairement assurées par les femmes. Cela a d’ailleurs bien été illustré par la crise du covid-19 sur laquelle nous reviendrons ultérieurement. Le travail domestique, bien loin d’être accessoire, est le pilier du travail productif.
Le travail domestique, point aveugle des théories économiques libérales
Le travail domestique ne fait pas l’objet d’une prise en compte par les sciences économiques dans la mesure où il ne s’accomplit pas selon les règles de l’échange marchand et ne se soumet donc pas à la loi de l’offre et de la demande(6). Il est donc difficile à quantifier. L’État va progressivement décider d’externaliser une partie des tâches liées au travail domestique, notamment au travers des systèmes de garde. Il sort de la sphère privée et entre dans la sphère publique : c’est ainsi qu’il devient un travail rémunéré. Comment peut-on expliquer qu’il soit gratuit au sein de la famille mais rémunéré en dehors ? Christine Delphy avance la théorie suivante, qu’elle va totalement remettre en cause : le travail domestique reviendrait de fait aux femmes, ce serait simplement le cours des choses, le résultat d’une condition biologique(7). Ces tâches étant naturellement réalisées par les femmes, nul besoin de les rémunérer pour ça ! Toute l’ambiguïté des relations existantes entre travail domestique et travail productif se retrouve dans le calcul du PIB. Ce dernier constitue encore de nos jours le principal indicateur de performance économique et mesure la richesse créée par différents agents économiques (entreprises, ménages…) sur un territoire donné. Il prend donc en compte les tâches domestiques réalisées dans le cadre d’un échange marchand (femmes de ménage, aide à la personne etc.) mais oublie ces tâches dès lors qu’elles sont réalisées par un membre du foyer à titre gratuit. Comme si ce dernier n’était pas producteur de richesses. Pourtant, un rapport publié en 2015 par le McKinsey Global Institute a évalué le travail domestique non-rémunéré, effectué majoritairement par des femmes, à 10 000 milliards de dollars dans le monde chaque année, soit 13% de l’économie mondiale(8). C’est un chiffre colossal. En France, l’Insee a réalisé une enquête similaire, publiée en 2010. Le travail domestique représente 33% du PIB et équivaut à 60 milliards d’heures de travail supplémentaire pour les femmes, soit 3 heures par jour et par foyer(9). C’est pourquoi certains économistes, comme Joseph Stiglitz, se positionnent en faveur de la mesure et de la prise en compte de ce travail domestique dans les indicateurs : le travail domestique effectué au sein du foyer participe au bien-être et améliore les conditions de vie de l’ensemble des membres. Vouloir évaluer le niveau de vie et de bien-être d’un ménage sans prendre en compte ces aspects-là n’a pas vraiment de sens(10).
Le combat féministe doit se mener dans la sphère publique, mais aussi au sein du foyer.
La distinction travail domestique / travail productif s’efface, mais le partage inégalitaire des tâches perdure : exemple de la crise du covid-19
Qu’en est-il de cette distinction entre travail domestique et travail productif aujourd’hui ? Il n’y a qu’à regarder les chiffres : selon l’Insee, en 2010, 70% des tâches domestiques étaient réalisées par les femmes tout comme 65% du travail familial, c’est-à-dire lié à l’éducation des enfants(11). Une autre étude, publiée par Eurostat et l’Insee en 2016 corrobore l’idée que le partage est tout sauf égalitaire : 93% des femmes ayant entre 25 et 49 ans et avec des enfants de moins de 18 ans s’en occupent quotidiennement, alors que c’est le cas pour 74% des hommes. Concernant les tâches ménagères, 80% d’entre elles sont réalisées par les femmes chaque jour, contre 36% pour les hommes(12). Les chiffres sont clairs : les femmes assument encore la plus grande part du travail domestique, que ce soit les tâches ménagères ou celles liées à l’éducation des enfants. Autre fait notable, les femmes se sentent davantage concernées par l’éducation des enfants. Elles sont bien plus nombreuses à prendre des congés pour s’occuper d’enfants malades. Cela entretient, selon la philosophe et féministe Susan Moller Okin, un certain “cercle vicieux” : les femmes ont, la plupart du temps, un salaire plus faible que les hommes et ont tendance à mettre plus facilement leur vie professionnelle de côté, ce qui aggrave encore davantage ce partage inégalitaire des tâches(13). La crise du covid-19 a été assez révélatrice de la persistance du partage genré et inégalitaire des tâches au sein de la sphère familiale. Lors du premier confinement, avec la fermeture des établissements de garde et des écoles, les femmes sont celles qui ont assumé la part la plus importante des tâches domestiques et parentales tout en continuant à travailler. Le recours massif au télétravail aurait pu être l’occasion pour les couples hétérosexuels de partager plus équitablement ces tâches. Il a au contraire fait peser davantage leur poids sur les femmes. Selon un rapport de l’Insee faisant état des inégalités sociales lors du premier confinement, 43% des femmes ont consacré plus de six heures par jour aux tâches domestiques et à l’éducation des enfants, contre 30% des hommes(14). Le CESE, dans son avis « Crise sanitaire et inégalités de genre »(15), expose des conclusions similaires. Aujourd’hui, les femmes assument à la fois le travail productif, puisqu’elles ont investi massivement le marché du travail, et le travail domestique. La sphère familiale n’est pas non plus un lieu totalement sécurisé : par exemple, pendant la crise du covid-19 et le premier confinement, les signalements de violences conjugales ont augmenté de 40% en France.
Pistes de réflexion pour repenser le partage inégalitaire des tâches au sein de la sphère domestique
Alors, que faire pour repenser le partage des tâches au sein du foyer ? Comment impliquer davantage les hommes dans la sphère domestique ? Plusieurs solutions sont envisageables mais elles ont des limites qu’il convient d’évoquer. 1/ Une première piste peut être celle de la prise en compte par l’État d’une partie des tâches domestiques incombant aux femmes dans le foyer en les externalisant, notamment celles liées aux enfants, par exemple par la multiplication des systèmes de garde. Augmenter le nombre de crèches et les rendre financièrement accessibles est une nécessité pour permettre aux femmes de combiner vie familiale et vie professionnelle. Encourager les entreprises à mettre en place des systèmes de garde pour leurs employés est également une piste. Pour autant, la prise en charge par l’État ne peut être que partielle et concentrée majoritairement sur l’éducation et la garde des enfants. Que se passe t’il lorsque les systèmes de garde ne sont plus en mesure d’accueillir les enfants ? On revient tout simplement au point de départ. La crise du covid-19 illustre cette problématique. Cela n’a pas non plus une incidence notable sur le partage inégalitaire des tâches au sein de la sphère familiale : l’externalisation des tâches domestiques ne permet pas d’encourager les hommes à s’impliquer davantage. La surreprésentation des femmes dans les métiers de garde d’enfants, et plus largement dans les métiers du « care », pose un autre problème. Ces emplois sont généralement mal rémunérés et leur pénibilité est peu reconnue. Enfin, une partie des femmes, faisant partie d’une classe sociale aisée, fait appel aux services de nounous ou encore à des agents (surtout des femmes) de ménages. Peut-on considérer que rémunérer d’autres femmes pour s’occuper de ses propres tâches domestiques soit la bonne manière de s’en émanciper ? C’est d’ailleurs la théorie avancée par Danièle Kergoat et Silvia Federici. Pour elles, le travail domestique est aujourd’hui transféré des femmes des pays du Nord vers les femmes du Sud qui viennent travailler dans les pays du Nord(16). Toutefois, il faut préciser le fait que ce transfert concerne une infime partie des femmes en France, la plupart d’entre elles continuant encore à réaliser elles-mêmes leurs tâches au sein de la sphère domestique. 2/ Une deuxième piste peut être trouvée dans les congés parentaux, notamment paternité. Les inégalités dans ce domaine entre les hommes et les femmes sont criantes : à l’arrivée d’un enfant, les femmes diminuent durablement leur temps de travail alors que les hommes l’augmentent. L’instauration d’un vrai congé paternité pourrait potentiellement permettre d’impliquer davantage les hommes dans la sphère domestique. En France, le congé maternité est de 16 semaines, puis de 26 à partir du troisième enfant. Le congé paternité, lui, est optionnel et est passé de 11 à 25 jours le 1er juillet 2021 : environ 7 pères sur 10 y ont recours. A titre de comparaison, le congé paternité en Espagne est désormais de 16 semaines et est entièrement rémunéré. Le congé paternité n’est pas une révolution en soi. Pour autant, il semble crucial de le repenser. Plusieurs pistes peuvent être explorées : le rendre financièrement plus attractif, augmenter sa durée, ou encore le rendre obligatoire. Si on prend en exemple la prestation partagée d’éducation de l’enfant (PreParE) d’une durée de 3 ans instaurée en France en 2015, on voit bien qu’il n’est pas assez attractif sur ces aspects, notamment financiers. Afin de ne pas pénaliser les femmes, il est prévu qu’un seul parent puisse prendre 2 ans de ce congé et que l’année suivante soit prise par le second parent. Les 2 ans ont été pris à 98% par des femmes, l’année suivante a été rarement prise par des hommes. Cela peut s’expliquer par la faible rémunération associée, à hauteur de 1/3 du SMIC, soit environ 400 euros par mois. Le levier financier est donc essentiel pour encourager les hommes à prendre un congé. Comment rémunérer correctement les congés parentaux ? Hélène Périvier propose de repenser le quotient familial et d’imposer le revenu au niveau individuel et non pas global, qui favorise de fait le travail des hommes car ils sont généralement mieux rémunérés que les femmes. Réformer le quotient familial en ce sens engendrerait un bénéfice de 3 à 7 milliards d’euros par an(17). De plus, il a également été démontré que les hommes s’occupent davantage des enfants lorsque le congé n’est pas pris en même temps que la mère : cela plaide donc pour la coexistence de congés paternité et maternité désynchronisés. Bien évidemment, l’arrivée d’un jeune enfant peut demander au départ beaucoup d’énergie aux deux parents. Une partie des congés pourrait être prise simultanément, tandis que l’autre serait décidée au moment souhaité par le père et la mère, sur une période pouvant aller de 6 mois à 2 ans après la naissance. Équilibrer le congé maternité et le congé paternité pourrait également participer à la réduction des discriminations que peuvent subir les femmes sur le marché du travail. En effet, embaucher une femme est souvent perçu comme un “risque” pour un employeur, notamment si elle tombe enceinte, ce qui implique de la remplacer et de former une nouvelle personne de manière temporaire. Rendre le congé paternité obligatoire et d’une durée similaire au congé maternité participerait grandement à réduire ce risque et à rééquilibrer la place des femmes et des hommes sur le marché du travail. C’est en ce sens qu’Hélène Périvier considère que le partage inégalitaire des tâches est une question sociale et non pas une question privée, car sans égalité au sein du foyer, l’égalité n’est pas atteignable sur le marché du travail(18). Ces pistes sont certainement incomplètes, il en existe d’autres. Pour autant, elles permettent de souligner la complexité des questions liées au partage du travail domestique de même que l’insuffisance des efforts réalisés par les pouvoirs publics pour y répondre. Les femmes ne devraient pas avoir à choisir ou à opérer des arbitrages entre une vie professionnelle et une vie de famille, quand les hommes ne se posent même pas la question. En l’état actuel, trouver le juste équilibre au quotidien peut s’avérer être une tâche titanesque, surtout en considérant que les femmes prennent à leur charge les ¾ des tâches au sein du foyer. Beaucoup d’entre elles regrettent aujourd’hui cette inégalité dans le partage des tâches domestiques, sans pour autant estimer que cela soit une raison suffisante pour mettre fin à une relation. Une telle inégalité au sein d’un couple engendre une charge mentale conséquente : le combat féministe doit se mener dans la sphère publique, mais aussi au sein du foyer.
La transition d’un mode de production à un autre implique forcément une domestication des femmes (Sylvia Federici).
Références (1)Silvia Federici, Le Capitalisme Patriarcal, La Fabrique, avril 2019 (2)Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, 1884 (3)Silvia Federici, Le Capitalisme Patriarcal, La Fabrique, avril 2019 (4)Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, 1998 (5)(6)Hélène Périvier, L’Économie Féministe, Presse de Sciences Po, octobre 2020 (7)Aurore Koechlin, La Révolution Féministe, août 2019 (8)McKinsey Global Institute, The power of parity : how advancing women’s quality can add 12 trillion to global growth, 2015 (9)Insee, Le travail domestique, 60 milliards d’heures en 2010, 2012, accessible ici :  https://www.insee.fr/fr/statistiques/2123967 (10)Rapport de la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, Sur la mesure de la performance économique et du progrès social, 2009 (11)Insee, Le travail domestique, 60 milliards d’heures en 2010, 2012, accessible ici :  https://www.insee.fr/fr/statistiques/2123967 (12)Insee, Eurostat, La vie des femmes et des hommes en Europe, édition 2017 accessible ici :  https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/3142332/index.html?lang=fr (13)Aurore Koechlin, La Révolution Féministe, août 2019 (14)Insee, Les inégalités sociales à l’épreuve de la crise sanitaire : un bilan du premier confinement, France portrait social, décembre 2020 accessible ici : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4797670?sommaire=4928952 (15)Conseil Economique Social et Environnemental (CESE), Crise sanitaire et inégalités de genre, novembre 2020, accessible ici : https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Fiches/2021/FI11_crise_sanitaire_inegalites_genre.pdf (16)Aurore Koechlin, La Révolution Féministe, août 2019 (17)Hélène Périvier, L’Économie Féministe, Presse de Sciences Po, octobre 2020 (18)Les Couilles sur la Table par Victoire Tuaillon : congé paternité, le miracle ? avec Hélène Périvier, podcast Binge Audio, 14 septembre 2020

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