Ce que l’art fait à la démocratie

Ce que l’art fait à la démocratie

Avec la disparition des diverses avant-gardes artistiques qui peuplèrent en nombre le XXe siècle, est remise en cause l’idée que l’art, à travers ses formes multiples, littérature, musique, architecture, a quelque chose à dire de l’état du monde et de la société.

Avec la disparition des diverses avant-gardes artistiques qui peuplèrent en nombre le XXe siècle, est remise en cause l’idée que l’art, à travers ses formes multiples, littérature, musique, architecture, a quelque chose à dire de l’état du monde et de la société. Et si les nouvelles technologies (et les tentatives de démocratisation de la culture) ont permis une diffusion sans précédent des œuvres d’art et des productions culturelles, l’art contemporain et les grandes industries culturelles semblent n’avoir plus aucun message à délivrer au public qui les contemple. Le premier par élitisme assumé et snobisme. Les secondes ne répondant qu’à une logique de divertissement. Se pose alors la question de la place désormais occupée par l’art dans notre quotidien et de la possibilité qu’il puisse encore être un facteur de transformation de la société, comme les avant-gardes du XXe siècle l’espéraient encore.

La place à part entière de la culture et de l’art dans l’exercice démocratique

Il est un penseur malheureusement trop peu connu malgré ses riches écrits sur les relations entre art, culture et démocratie (bien que ses textes se soient plus rapidement diffusés dans le monde anglo-saxon qu’en France). Ce penseur, Cornélius Castoradis, avance l’idée originale selon laquelle l’art et la culture constituent avant tout une preuve irréfutable de l’existence de moments historiques où des individus ont interrogé la légitimité de leurs institutions et commencé à se voir comme créateurs de leurs propres lois.

S’il est vrai que dans les sociétés non-démocratiques et traditionnelles, les productions artistiques évoluent peu au cours des siècles et sont soumises aux cadres très stricts imposés par le pouvoir politique et ou religieux (« C’est ainsi et pas autrement que l’on peint sous les Tang ou que l’on sculpte ou bâtit sous la XXe dynastie pharaonique, et il faut être un spécialiste pour pouvoir distinguer ces œuvres de celles qui les précèdent ou les suivent de quelques siècles »(1)), il y a, à l’inverse, une formidable créativité artistique qui se déploie dans les sociétés démocratiques mais également un remodelage permanent des grandes œuvres afin de les re-découvrir, les ré-interpréter et ouvrir ainsi les significations qui les peuplent au plaisir de l’imagination.

Il en est ainsi des rapports qu’entretiennent démocratie et tragédie athéniennes. Et, parmi les œuvres qui nous sont parvenues, hormis les Perses d’Eschyle qui prend sa source dans un événement d’actualité, toutes puisent dans les textes mythologiques, remodèlent le cadre qui leur est fourni par la tradition, lui donnent une nouvelle signification. « Entre l’Electre de Sophocle et celle d’Euripide, il n’y a pour ainsi dire rien de commun, sauf le canevas de l’action. Il y a là une fantastique liberté nourrie d’un travail sur la tradition et créant des œuvres dont les rhapsodes récitant les mythes ou même Homère n’auraient pu rêver »(2). Parmi les cadres posés par la tradition, la religion, ou bien même l’autorité charismatique, aucun ne résiste à l’examen conscient que porte le jugement artistique.

Bien sûr il ne s’agit pas d’ignorer les liens ténus qui existent pendant la plus grande partie de l’histoire des sociétés occidentales entre la philosophie, la recherche scientifique, le grand art d’un côté et la religion de l’autre. Souvent ils se conjuguent ou, à tout le moins, coexistent.  L’inverse reviendrait à nier toute qualité artistique à la grande majorité des œuvres qui peuplent pendant des siècles les terres du Vieux continent : les cathédrales romanes puis gothiques, le plafond de la chapelle Sixtine etc… Mais déjà leurs rapports évoluent, se transforment, jusqu’à ce qu’apparaissent des œuvres « profanes » : chez Shakespeare, considéré par Castoriadis comme le plus grand écrivain de l’Europe moderne, aucune trace de religiosité. Chez Laplace et son système monde, aucune mention de l’hypothèse « Dieu », apparue alors comme inutile.

Au-delà des œuvres, ce sont aussi des formes d’art profanes qui s’épanouissent : à l’image du roman, qui pour Castoriadis, en accord avec Milan Kundera, a pour « fonction » de remettre en cause l’ordre établi, de mettre en lumière le quotidien de tout un chacun. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’interrogation qui traverse les œuvres des grands romanciers du début du XXe siècle, Kafka, Proust, Joyce, concerne la possibilité ou non d’accéder effectivement à un sens définitif ; ou s’il faut se contenter d’habiter l’incertitude, si ce n’est l’absurde.

Ce n’est pas non plus par hasard si de 1800 à 1950, alors même que se produisent les grandes révolutions démocratiques, l’Europe entre également dans une période grandiose de création artistique, scientifique, philosophique. Les grandes œuvres se constituent comme autant de miroirs tendus à la face de la société dans laquelle elles s’épanouissent. Avec l’éclatement des cadres traditionnels volent également en éclat les restrictions qui peuplaient auparavant le monde de l’art et des représentations artistiques. Voilà pourquoi, selon Castoriadis, ceux qui proclament, par mode, la « fin de l’art » proclament également, et sans le savoir, la fin de ces sociétés démocratiques et de l’activité politique du peuple, tant leurs épanouissements respectifs sont liés.

La fin de l’art populaire ou l’apathie démocratique

Pourtant une tendance similaire traverse les écrits de Castoriadis. Sans parler de fin de l’art ou de fin de la philosophie, le monde occidental traverse selon lui une crise qui débute vers 1950 (date arbitraire qui ne vient que pour fixer les idées) et qui se matérialise par le fait que l’Occident « cesse de se mettre vraiment en question »(3).

Cette pente critique n’arrive pas sans raison. La première d’entre elles est liée à la perte du lien étroit qui existait auparavant entre art et démocratie, et finalement entre art et couches populaires.  Alors même que, et à l’instar de la tragédie et de la démocratie athénienne, s’étaient développées de grandes œuvres accessibles au plus grand nombre – la tragédie élisabéthaine ou les Chorals de Bach sont des œuvres que le peuple de l’époque allait voir au théâtre du Globe ou chantait dans les églises – une scission s’accomplit au XIXe siècle entre culture populaire (rapidement détruite) et culture dominante (celle de la bourgeoisie).

Pour la première fois dans l’histoire des sociétés occidentales modernes apparaît le phénomène de l’avant-garde et de l’artiste nécessairement « incompris ». S’ensuit une réduction de l’artiste au dilemme suivant « être acheté par les bourgeois et la IIIe République, devenir un artiste officiel et pompier – ou suivre son génie et vendre, s’il y arrive, quelques tableaux pour cinq ou dix francs »(4). L’artiste se sépare peu à peu de l’artisan, désormais considéré comme inférieur. Séparation absurde qui atteindra son paroxysme dans les discours de « l’art pour l’art » et le mouvement du Parnasse qui, tout artistes géniaux qu’ils sont, ont pour paradoxe de rompre avec toute inspiration qui puiserait dans les sujets sociaux et politiques tout en revendiquant la similarité du travail de la langue et de celui de la terre (souvent le parnassien se représente en laboureur).

Bien sûr des mouvements de va et vient s’effectuent tout au long du XXe siècle : de nouvelles formes d’art populaire apparaissent. La révolution russe, pendant ses premières années, est le théâtre d’une formidable production artistique où rivalisent des artistes comme Malevitch, Tatline ou encore Kandinsky, avant que l’art ne devienne un instrument du pouvoir stalinien. Bertolt Brecht produit des œuvres qui s’adressent au plus grand nombre, à l’image de L’Opéra de quat’sous. L’invention du design, et l’avènement d’écoles architecturales et d’arts appliqués comme le Bauhaus, renouent les fils autrefois cassés entre production artistique et utilité sociale ; participent de la lutte pour l’intégration des femmes artistes dans le monde machiste de l’art et de l’architecture. Les photomontages dadaïstes scellent le retour du concret, du matériau face au lyrisme néoromantique. « Dada se bat aux côtés du prolétariat révolutionnaire » annonce, de manière grandiloquente, Wieland Herzfelde dans son introduction au catalogue de la « Grande foire Dada »(5).

Mais ces « artistes révolutionnaires », pour beaucoup, fréquentent peu les classes populaires ou s’en sont éloignés depuis longtemps en raison de la reconnaissance artistique autant que financière que leur vaut l’exposition de leurs œuvres dans les salles les plus réputées des capitales occidentales. Nombre de mouvements – voire de disciplines – perdent le talent qui les caractérisait dans la critique sociale. A l’instar du design, peu à peu gagné par le modèle économique dominant, converti aux lois du marché et de la publicité, et désormais simple instrument de distinction pour élites économiques ne sachant plus quoi faire de l’argent accumulé. 

Au-delà du seul champ artistique et littéraire, l’avant-garde se diffuse jusque dans les milieux politiques, devient même un mantra du marxisme-léninisme, et finit de dissocier les classes populaires, si ce n’est le mouvement ouvrier lui-même, de ses représentants. A l’Est, en 1947, au moment même où il donne naissance au Kominform, Andreï Jdanov, proche collaborateur de Staline et auteur de la doctrine du même nom, publie également son essai Sur la littérature, la philosophie et la musique. Il y définit les dogmes du réalisme socialiste et rejette d’un même geste toute autre forme d’art comme « bourgeoise » ; renvoyant ce qu’il restait d’artistes russes à la clandestinité.

Mais l’art des pays de l’Ouest ne se porte pas mieux. Jean Clair (pseudonyme de Gérard Reigner) donne d’ailleurs une image drôle autant qu’horrible, de la tenue d’une biennale à Venise dans les années 1980, où pavillon soviétique et pavillon américain se retrouvent l’un à côté de l’autre. Côte à côte par conséquent des peintures de la pure tradition du réalisme socialiste, fades, aux traits grossiers, presque caricaturaux – symbole d’une scène artistique censurée depuis trop longtemps – et des œuvres américaines dont la tiédeur fait pâlir le spectateur. Côte à côte et surtout renvoyées dos à dos, puisque ni l’art soviétique ni l’art américain – en tout cas celui présenté lors de cette biennale – ne sont plus capables de produire la moindre émotion chez le spectateur.

Symbole de cette crise, l’absurde saisit nombre « d’artistes » qui croyant faire entrer la vie quotidienne dans les musées, exposent une bouteille de coca-cola, un mégot de cigarette ; un objet qui pris pour lui-même ne vaut rien et qui prend le risque de passer inaperçu aux yeux d’un public profane sans toutes les procédures de plus en plus sophistiquées et la mise en scène à laquelle se livrent certains musées (éclairages agressifs, cartels aux textes autant complexes que vides de sens, etc.)(6).

Le minimalisme et ses formes « pures » qui se propagent dans l’art occidental deviennent si obscures pour le commun des mortels que ses représentations peuvent s’afficher, sans jamais émouvoir, sur le devant des sièges des grandes entreprises multinationales « Aucun rappel gênant en elles de l’homme et de ses humeurs pour déranger la sérénité des opérations. L’œuvre d’art était enfin devenue, face à la rugosité du réel, une chose aussi abstraite que peuvent l’être un titre ou une cotation, comparés à la réalité du travail humain qui en constitue la substance.(7)»

A quelques exceptions près, « l’avant-garde » artistique et culturelle que nous offrent nos sociétés occidentales est parfaitement incarnée par cette artiste dont se moque le personnage de Jep Gambardella (incarné par Toni Servillo dans La Grande Bellezza), parlant d’elle à la troisième personne et exécutant des performances consistant à courir nue et à se projeter la tête la première sur le pilier d’un pont romain. Pour continuer sur le registre cinématographique, cette scission entre d’un côté le snobisme artistique qui caractérise actuellement nombre de responsables de gauche, si heureux de promouvoir artistes, œuvres et autres performances que personnes ne comprend, et les classes populaires, est malicieusement abordé dans le délicieux film de Pierre Salvadori En liberté ! Au détour d’une scène où les cambrioleurs d’une bijouterie sont déguisés en insectes géants, sous le regard ébahi de deux vigiles, l’un d’eux lâche cette phrase burlesque : « C’est sûrement une performance artistique, tu sais depuis que la mairie est passée à gauche… »

Bien sûr il ne s’agit pas ici d’aller crier avec les conservateurs de tous poils que « c’était mieux avant ». Tout art ayant vocation à parler au plus grand nombre n’est pas enfoui. Il est également inutile de désespérer de la pop-culture qui peut parfois être une porte d’entrée vers des questions hautement politiques. Pour preuve les multiples débats engendrés partout dans le monde par la dernière saison de la série Game of Thrones : la fin justifie-t-elle les moyens (comme le laisse à penser la maison Lannister) ; le devoir doit-il guider l’action humaine (comme il guide la maison Starck) ; la filiation est-elle le critère ultime de la légitimité d’un souverain ?

Il s’agit plutôt de comprendre ce qui est arrivé et comment nous sommes passé de productions artistiques qui prétendaient délivrer un message politique (quelqu’il soit) et s’adresser au plus grand nombre à un art qui n’a plus rien à dire et ne communique plus qu’avec un public de pseudo initiés.

Certainement qu’un élément de réponse se trouve dans l’échec qui fut celui des avant-gardes du XXe siècle qui imaginaient pouvoir mettre en scène, en musique, sur papier ou sur toile, les représentations d’une humanité irrémédiablement en marche vers un avenir meilleur.

La promesse non tenue de l’art moderne et des avant-gardes artistiques

A partir de 1905 et la naissance du cubisme (date à nouveau arbitraire qui ne vient que pour fixer les idées), s’ouvre une période communément appelée période de l’art moderne qui ne se refermera qu’à la fin des années 1970 avec le délitement des liens entre productions artistiques et messages politiques. Sur ces soixante-dix années se succèdent sans discontinuer une flopée de mouvements artistiques se vivant comme autant d’avant-gardes. Chacun d’eux se perçoit comme une rupture totale d’avec ce qui l’a précédé et charrie avec lui un programme social et politique ; ou à tout le moins une idée précise de ce qu’est une vie humaine digne et réussie. Chacun également affirme haut et fort détenir le dernier mot sur la nature de l’art et la forme qu’il doit prendre. Dans cette lutte sans arrêt recommencée où certains mouvements vont même jusqu’à se raccrocher corps et âme à un régime politique (le futurisme avec le fascisme mussolinien, le réalisme socialiste de l’U.R.S.S) l’art devient un champ de bataille tout aussi important que l’arène politique.

De ce conflit permanent entre écoles, artistes, mouvements résulte une situation d’inventivité rarement égalée. L’affirmation, sans cette reconduite, de la rupture d’avec l’ordre établi pousse naturellement les artistes à transgresser toutes les conventions (artistiques mais pas que) qui rythment la vie des sociétés occidentales. Jusqu’à ce que la transgression et la nouveauté deviennent une quête en soi. Cette inventivité artistique croît également suivant des facteurs externes au domaine artistique.  L’avènement de la photographie, du cinéma (muet puis parlant), de la radio transforme considérablement la production artistique. Les œuvres d’art moderne diffèrent tellement des précédentes (par leur transgression des critères du beau, par les matériaux utilisés et parfois volontairement éphémères, par leur gigantisme quelquefois…) qu’il leur faut des musées à leur mesure. « Des œuvres cosmopolites et qui n’étaient plus belles tout en étant des chefs d’œuvre rendaient indispensables des musées d’un autre type, des espaces spécifiques, des cimaises adaptées à leur particularité. » (p.74).

Mais l’art moderne connaît, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, une série de bouleversements qui ne le laisseront pas indemne. Certainement que la fin des grands récits (ou tout simplement des régimes politiques dont ils étaient proches) sur lesquels les différentes avant-gardes s’étaient appuyées n’a pas aidé. Bien que les œuvres de Gorky aient survécu à la mort de l’U.R.S.S le réalisme-socialiste s’est définitivement effondré avec elle. Sans parler du futurisme qui, s’il compte parmi ses membres aussi bien des socialistes que des communistes, s’était développé dans l’ombre du fascisme mussolinien et succombe à bien des égards au même moment.

Certainement également que les décolonisations successives et la mondialisation des échanges ont conduit à relativiser considérablement la place de l’art moderne et de ses représentants dans une histoire de l’art désormais globale et non plus européenne. Eux qui auparavant ne considéraient les arts non occidentaux que pour mieux s’en inspirer ou se comparer, doivent maintenant leur faire une place au sein même des musées du Vieux Continent.

Peut-être néanmoins que le coup de grâce a été porté, involontairement, par nul autre que les avant-gardes elles-mêmes. En mettant fin à la distinction entre Grand art et arts mineurs (depuis les papiers collés de Picasso jusqu’au ready-made de Marcel Duchamps) les avant-gardes ont certes repensé totalement la façon dont elles allaient toucher le plus grand nombre. Mais elles ont aussi réduit à peau de chagrin la frontière qui les séparait encore des autres produits de la modernité industrielle : la publicité, le marketing et les grandes industries culturelles qui se développent avec la photographie le cinéma et la radio.(8). L’exportation du mode de vie américain finit de détruire cette frontière déjà si poreuse : « modes de vie (Coca-cola, jeans, T-shirts, fast-foods), formes de la publicité, cinéma hollywoodien, musique (jazz, rock, pop music), danse. Dans les arts visuels, c’est le moment où, selon l’expression de Serge Guilbaut : « New york vole l’idée d’art moderne »(9).  (p.81)

A la fin du XXe siècle (et dès la fin des années 1970) il n’y a plus ni Grand Art ni grandes œuvres. L’art moderne qui, dans sa recherche d’absolu, promettait de trouver la forme définitive de l’art, mais également celle de la vie politique, a fini par se dissoudre dans les industries culturelles et s’évaporer(10). Reste selon Yves Michaud trois attitudes face à la mort de l’art moderne.

La première attitude est la constatation par certains de la mort de l’art avec un grand A dans la mesure où celui-ci ne remplit plus de fonction spécifique et se confond désormais avec le tout venant de l’industrie culturelle. « Modernistes attardés et classiques désabusés se retrouvent paradoxalement dans la même déploration de la crise de l’art contemporain. Il leur faudrait de grandes œuvres qu’ils cherchent en vain »(11).

La deuxième attitude est moins sombre mais plus cynique. Elle est l’apanage de ceux qui considèrent qu’il faut se rendre à l’idée de l’ouverture d’un nouveau régime de l’art et de la culture où ces derniers n’ont plus pour fonction d’éveiller les consciences mais bien de divertir. L’art se rapprochant ainsi du tourisme et du spectacle commercial.

La troisième attitude, plus naïve que les deux autres (bien qu’il s’agisse ici d’un jugement personnel) fait l’apologie de la mondialisation qui touche également les productions artistiques comme possibilité qu’adviennent des sociétés multiculturelles et non une homogénéisation des pratiques artistiques. Plus de centre ni de périphérie entre pays ni même au sein des productions culturelles Comme si tout rapport de force entre productions artistiques et culturelles avait disparu et que l’art passait doucement de champ de bataille absolu en un espace harmonieux de cohabitation de tous.

Chacune de ces attitudes, bien que n’en tirant pas les mêmes conséquences, se rend à l’idée que le Grand Art est mort et que les productions artistiques se confondent désormais avec l’industrie culturelle. Mais quelque chose manque fondamentalement pour comprendre comment nous sommes arrivés à cette situation d’un art pour qui n’importe plus ni la forme ni le fond. Et peut-être que ce quelque chose n’est autre qu’une explication « sociologique ». En d’autres termes, si l’art et plus largement la culture sont indissociablement liés aux évolutions de la société il va sans dire qu’ils ne sont pas non plus imperméables aux conflits et luttes qui peuvent exister entre les différents groupes sociaux qui la constitue. Comme comprendre autrement la naissance d’un art contemporain qui est avant tout un art pour élites occidentales ou occidentalisées ?

Misère de l’art contemporain et élites sans valeur

Disons-le tout de suite. Il y a toujours eu des productions artistiques qui ne s’adressaient qu’à un public d’initiés. « Il y a toujours eu des poètes pour happy few et, selon une expression consacrée, des peintres pour peintres. Un art n’a pas forcément vocation à se diffuser démocratiquement comme un service public »(12). Penser le contraire serait de la pure naïveté. En revanche, ce qui est radicalement nouveau dans le cas de l’art contemporain c’est que ce dernier utilise les mêmes matériaux, les mêmes assemblages, les mêmes procédés, les mêmes objets que la société de consommation avec ses produits marketing, ses publicités, ses clips, ses industries etc… Art d’élite et produits de grande consommation (le fameux exemple du mégot de cigarette ou de la bouteille de coca-colas utilisé plus haut) ne diffèrent en rien. Selon l’aveu même d’Yves Michaud « S’il est un cas où le mécanisme bourdivin […] de la distinction s’opère pleinement, c’est celui de l’art contemporain : des expériences très proches voire indistinguables, sont posées comme différentes pour des raisons de…distinction ». Voilà donc la première caractéristique de cet art contemporain : il est un pur art de la distinction d’avec le reste des membres de la société.

L’art contemporain a pour deuxième caractéristique, disons-le également tout de suite, d’être un produit financier comme les autres. Et pour illustrer ce point, le Bouquet of Tulips de Jeff Koons est un exemple plus que parfait(13). Inauguré le 4 octobre 2019 à Paris, dans les jardins des Champs Elysées à Paris, Bouquet of Tulips qui, comme son nom l’indique, représente une main géante tenant onze tulipes de toutes les couleurs, est un « cadeau » de l’artiste américain Jeff Koons à la France en hommage aux victimes des attentats terroristes de 2015 au Bataclan. Cadeau qui n’en a que le nom. Jeff Koons n’a fait don que du dessin. L’œuvre en elle-même a été réalisée par la fonderie allemande Arnold, spécialisée dans les productions technologiques avancées et a été financée par les impôts des Parisiens et la mobilisation des milieux financiers franco-américains. 

A l’initiative de cette mobilisation financière, on retrouve l’ambassadrice des Etats-Unis en France, Jane D.Hartley qui est une spécialiste de la levée de fonds politique et du lobbyisme ayant travaillé pour le parti Démocrate lors des campagnes respectives de Bill Clinton et de Barack Obama. Son mari, Ralph Schlosstein, est quant à lui un spécialiste de l’ingénierie des achats et fusions d’entreprises et un proche de Larry Fink, le fondateur du premier fonds d’investissement du monde, Blackrock.

Côté français on retrouve l’entreprise Noirmontartproduction, fondée par Jérôme et Emmanuelle de Noirmont, qui accompagne les artistes « bankable » dans la réalisation d’expositions et la mobilisation des fonds nécessaires. On retrouve également la structure de droit privé créée sur demande d’Anne Hidalgo en 2015 « Fonds pour Paris » (liée à Paris Foundation une association américaine miroir). Yves Michaud dresse d’ailleurs la liste de membres du conseil d’administration de la structure à la date du 1er novembre 2019 : cinq élus municipaux et neuf personnalités représentant le monde des affaires, du tourisme et de l’immobilier. On y retrouve notamment : Laurent Dassault, petit-fils de Marcel Dassault, Georges Rech, ancien ministre de la Culture du gouvernement Raffarin en 2002 et conseiller de François Pinault ; Anne Maux, présidente d’Image7 et proche de François Pinault ; Rémi Gaston-Dreyfus qui préside le conseil d’administration du fonds et est le président de la foncière d’investissement GDG spécialisée dans la rénovation et la restructuration d’actifs immobiliers. Gaston-Dreyfus est par ailleurs membre de Christie’s, la société de vente aux enchères de François Pinault. « La composition du groupe parle d’elle-même : il s’agit d’une élite de pouvoir […] d’un réseau de décideurs et d’influenceurs du monde politico-financier tournés vers l’art contemporain, le commerce du tourisme et l’immobilier, une sorte de nomenklatura mondaine parisienne.(14)»

Tout ce petit monde s’est donc réuni afin de lever les fonds nécessaires pour que voit le jour le bouquet de tulipes de Jeff Koons. La liste des donateurs(15) témoigne par ailleurs qu’il ne s’agit pas d’une banale et généreuse opération de bienfaisance mais plutôt d’une affaire de promotion de l’art américain à travers le soutien d’un de ses artistes les plus financièrement attractifs(16). Voilà donc la deuxième caractéristique de l’art contemporain : il s’est étendu un peu partout via « les marchés financiers, que ce soit LBO, ventes à découvert, bons spéculatifs » et couvrant ses opérations artistiques les plus ridicules (à l’image des tulipes) à coup de sentiments convenus (solidarité envers les victimes, joie de vivre face au terrorisme). En somme, un pur produit financier au service d’intérêts, osons dire le mot, de classe.

N’en déplaise aux prophètes des temps malheureux, le capitalisme libéral « est parvenu à créer un art à son image, un art affranchi des injonctions et des illusions modernistes, un art sans modèles, sans valeurs, sans idéaux, sans perspective humaniste, bref, un art « conforme », témoin désabusé, très peu contestataire, véritable sismographe d’un monde agité et déboussolé »(17).

Art gazeux, art identitaire, art écologique

De la même manière que l’époque moderne a eu son art (moderne) qui n’était jamais que son reflet, partageant avec lui ses obsessions (celle de l’avenir et du radicalement nouveau) ; l’époque contemporaine a des produits culturels et artistiques qui lui ressemblent. Dans l’art contemporain comme dans les industries de divertissement, qu’importe les matériaux, qu’importe même la signification d’une œuvre (ou l’absence de signification), il faut du radicalement nouveau qui ne tient compte d’aucune tradition passée, qui s’évanouit tout de suite après (certains artistes prenant d’ailleurs l’habitude de produire des œuvres pour des événements particuliers et les détruisant juste après) mais qui rapporte. Aux artistes certes, mais surtout aux actionnaires. Laissant la mémoire vierge de tout souvenir et les musées avec un dilemme insolvable : comment faire le tri dans le tout-venant industriel de la production contemporaine et conserver ce qui n’a pas vocation à durer ?

Et si l’art est souvent le reflet (traitre ou fidèle) d’une époque, il y a fort à parier qu’il sera secoué demain par les mêmes forces qui sévissent dès aujourd’hui dans les autres domaines de la vie humaine. Sans conteste, et comme elle bouleverse le marché du travail, les loisirs, la recherche scientifique, l’intelligence artificielle fait déjà sentir ses effets sur l’art. L’IA repose avec insistance la question de sa définition (peut-il y avoir des œuvres quand il n’y a pas d’artiste ? Peut-il y avoir du beau quand il n’est produit que par des technologies ?). Et loin de stopper le côté évanescent des productions artistiques et culturelles contemporaines, l’IA risque au contraire de lui donner un nouveau souffle. Dès 2016, Microsoft a lancé The Next Rembrandt. Un logiciel capable de stocker et d’analyser tous les détails des visages et portraits peints par Rembrandt puis de réaliser, à l’aide d’une super-imprimante, de nouveaux portraits que le maître hollandais aurait pu signer de sa main(18). La mélodie du morceau « Hello Shadow » interprété par Stromae et Kiesza a été composée de bout en bout par une intelligence artificielle.  

La tentation d’un art et d’industries culturelles « identitaires » se fait également de plus en plus forte et connaît déjà des manifestations multiples. En 2019 la représentation des Suppliantes d’Eschyle dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne est bloquée par des manifestants car dénoncée de manière saugrenue comme une pièce raciste. Un an auparavant, c’est Ariane Mnouchkine et Robert Lepage qui sont accusés d’appropriation culturelle, pour leur pièce Kanata. Peu à peu, et fortement poussé en ce sens par quelques mouvements et militants de gauche, l’art est gagné par l’idée qu’il n’a pas à réinterroger l’ordre et les identités, si fluctuantes et mouvantes soient-elles. Les différents régionalismes se saisissent de l’art et investissent dans les productions culturelles pour qu’on leur reconnaisse une identité propre en tant que nation (même si cela donne parfois des idées saugrenues comme la succursale du musée Guggenheim, soit la panacée de l’art américain, à Bilbao en pleine terre basque). Les conservateurs n’hésitent plus à produire des films faisant l’apologie des monarchies d’antan. Cet art identitaire est tourné vers un passé de nouveau glorifié à la mémoire de vaincus qui se transforment en victimes éternelles (et dont le statut de victime se transmet de génération en génération) où à celle d’une grandeur disparue (à la manière du film produit par le Puy du fou « Vaincre ou mourir » en hommage au royaliste et chef vendéen Charrette lors des guerres de Vendée pendant la Révolution française).

On peut d’ailleurs difficilement en vouloir à cet « art identitaire » de resurgir. De la même manière que la croissance infinie de la production économique et le flux continue des marchandises touchent aux limites naturelles de la planète, l’art contemporain et les industries culturelles de masse approchent des limites biologiques et cognitives de l’être humain. Le flot permanent des clips musicaux, des films et plateformes vidéos, des jeux-vidéos, des expositions élitistes qui n’émeuvent personne, des affichages publicitaires aussitôt détournés, ne laisse finalement aucune trace. Tout coule, tout passe. Si vite que l’oreille est sourde avant que d’être réellement stimulée, la rétine abreuvée jusqu’à plus soif. Le cerveau quant à lui n’a pas le temps de sélectionner ce qui compte et ne compte pas. Le temps d’attention se réduit considérablement (8 secondes en moyenne, soit moins que le poisson rouge(19)). Le souvenir est enterré avant que d’être. Les sens sont tellement irrités qu’on loue désormais des caissons d’isolation sensorielle pour faire l’expérience de courts instants sans lumière, sans son, sans toucher, sans odeur ni sensation d’apesanteur.

Dans ce contexte, quel réflexe plus naturel que celui de se tourner vers ce qui nous semble avoir passé avec succès l’épreuve du temps ; avoir duré plus d’une génération(20). Les pyramides d’Egypte et celles des civilisations précolombiennes, le Parthénon d’Athènes, le Colysée et le mur d’Hadrien, les cathédrales européennes, les temples d’Angkor, le pavillon d’or à Kyoto laissent des souvenirs plus mémorables que ne le fera jamais le Bouquet of Tulips de Jeff Koons(21).

Mais il y a fort à parier que l’art sera également bouleversé par la prise de conscience de la crise écologique et environnementale. Si les manifestants écologistes collant leurs mains à l’aide de Superglue à des tableaux de Monet ou jetant de la soupe sur un Van Gogh laissent une piètre image des relations entre art et écologie, il y a heureusement quelque chose de plus profond qui prend place, doucement. Peu à peu, l’art est gagné par l’idée qu’il a aussi son mot à dire sur les relations désormais exécrables de l’être humain avec son environnement naturel. Avouons tout de suite qu’il y a beaucoup de snobisme là-dedans. L’art contemporain en particulier a érigé les sentiments convenus sur la crise écologique au même niveau que son apologie de l’inclusion de « l’Autre ». Mais une fois balayé d’un revers de main les productions superficielles, un autre paysage apparaît, parsemés d’œuvres aux formes multiples (sculptures, peintures, cinéma, jardins, musiques). Des noms d’artistes se dessinent. S’il ne fallait en citer qu’un ce serait celui de Noémie Goudal dont les photographies, toujours à la lisière entre réalité et fiction, montre une vie humaine fantomatique (incarnée par des monuments froids et délaissés au milieu de paysages vierges) aux prises avec le glissement du monde naturel(22). La programmation culturelle de villes comme Malakoff montre d’ailleurs suffisamment la place que prend désormais l’écologie dans les multiples productions artistiques(23).

Le beau, comme préoccupation artistique mais également politique, est loin d’avoir disparu des considérations citoyennes. Mais il n’est plus dans les multiples vernissages pour artistes « bankable ». Il est dehors : dans la contemplation de la nature ; dans la cohabitation entre édifices humains et vivants. Pour preuve la dernière étude de la fondation Jean Jaurès sur « Les Marseillais et leur ville » : 77% des Marseillais trouvent que leur ville est belle. Et 71% d’entre eux considèrent que les espaces naturels constituent l’un des critères les plus importants pour la beauté d’une cité(24).

Peu à peu également, cet art écologique voit naître ses propres théories, ses propres exercices de pensée. Comme tout courant politique ou artistique, il y a du bon et du moins bon. Voire du fondamentalement mauvais. Mais certains, à l’instar de Guillaume Logé, mérite d’être salués pour le travail formidable qu’ils ont entrepris. L’auteur de Renaissance sauvage : l’art de l’Anthropocène revient sur la Renaissance italienne du XVe siècle, moment de bascule, parfaitement incarné par l’œuvre de Léonard de Vinci ou encore l’invention de la perspective, où les différents domaines de la connaissance (sciences, philosophie, art) se conjuguent et donnent ainsi un souffle nouveau à la création humaine.

Plutôt que de mener une critique caricaturale et monolithique de la modernité comme mépris de la nature et adoration de la technique, Guillaume Logé souligne en son sein la présence de traditions artistiques et politiques « écologistes ». Parmi elles il y a ce qu’il appelle la « Renaissance sauvage ». A travers ce nom énigmatique est désignée une tradition débutant dès la fin du XIXe siècle (et se prolongeant jusqu’à nos jours) et s’incarnant dans différents mouvements artistiques comme le mouvement Arts and Craft. Parsemée de textes comme celui de William Morris Les arts décoratifs, leur relation avec la vie moderne, la Renaissance sauvage est avant tout un appel à une nouvelle collaboration entre les arts, les sciences et la nature.

C’est d’ailleurs tout le génie de Guillaume Logé que d’avoir compris que « l’art écologique » (au même titre qu’une politique écologique par ailleurs) ne pourra jamais être un art du radicalement nouveau. Pour s’imposer il lui faut retrouver le fil de traditions perdues au travers de grandes figures artistiques mais également de pratiques culturelles ancrées dans des traditions populaires. Il n’est d’ailleurs pas le seul à explorer cette voie. Mickaël Löwy et Robert Sayre revisitent le romantisme qui est selon eux bien plus qu’un mouvement littéraire. Il est « une protestation culturelle contre la civilisation capitaliste et une critique radicale des dégâts infligés par celle-ci à la planète qui court de la fin du XVIIIe siècle à aujourd’hui ». Le poète et éditeur William Morris fait, pour eux aussi, office de phare écologique dans la nuit industrielle. Mais d’autres figures tracent une ligne chronologique pour arriver jusqu’à nous : le botaniste-voyageur William Bartram, le peintre Thomas Cole, Walter Benjamin et sa dénonciation du meurtre de la nature, l’essayiste Raymond Williams et finalement Naomie Klein. Un retour donc sur la dimension critique que contient le romantisme vis-à-vis du progrès technologique mais pas une glorification éhontée du passé(25).

Prolongeant sa réflexion dans son Musée monde, Guillaume Logé redonne ses lettres de noblesses à une institution trop longtemps discréditée à gauche comme élitiste. Loin d’être dépassé, le musée (quand il ne ressemble pas à un parc d’attraction) est un refuge autant mental que physique, au même titre que la salle de classe, permettant de se couper du flot incessant des activités humaines pour mieux s’émerveiller et percevoir autrement le monde qui nous entoure. En son sein, peuvent s’imaginer d’autres façon de faire collaborer sciences, arts et nature.

L’art n’a donc jamais cessé d’être un champ de bataille. Mais ce n’est plus désormais le futurisme, le réalisme socialiste ou (en peinture) l’expressionnisme abstrait américain qui occupent ce champ. Tout du moins sur la scène artistique européenne et nord-américaine. Art gazeux (sous les traits de l’art contemporain comme des industries de divertissement), « art identitaire » et « art écologique » ont pris leur place(26).  L’avenir sera certainement marqué par le mélange des genres : l’art identitaire n’ayant aucun mal à produire du divertissement quand il s’agit de convaincre quant aux malheurs subis par l’un de ses héros (comme le le film Vaincre ou Mourir du Puy du Fou). Les multiples productions des industries culturelles, à la manière des films Netflix, continueront encore longtemps d’être utilisées par les élites mondialisatrices, afin de maintenir la température de nos sociétés en dessous du niveau d’ébullition.

L’art écologique devra certainement faire face au défi de sa démocratisation. Il lui faudra éviter le snobisme caractéristique de l’art contemporain et ne pas se transformer en niches pour militants politiques écologistes métropolitains. Mais si les artistes qui le composent y arrivent, il peut être une formidable chance d’éveiller les consciences quant au défi, éminemment politique, de l’urgence climatique et d’imaginer de nouvelles voies de collaboration entre sociétés humaines et nature.

Quant aux artistes, la place qu’ils ont désormais dans nos sociétés contemporaines n’a plus rien à voir avec celle qu’occupaient auparavant les diverses avant-gardes du XXe siècle. Certes, la responsabilité sociale qui est la leur, puisqu’ils sont un groupe indispensable à la remise en cause de la société telle qu’elle va, n’est pas près de s’éteindre. Mais on ne leur demande plus de définir les critères ultimes du beau et encore moins du juste. Fini les artistes prophètes. Et c’est tant mieux.

Une figure se détache à la fin de cet article. C’est celle de Cornélius Castoriadis, que nous avions évoqué plus haut, et des derniers mots qu’il prononça lors de la conférence donnée à Madrid en 1994 : « La philosophie nous montre qu’il serait absurde de croire que nous aurons jamais épuisé le pensable, le faisable, le formable, de même qu’il serait absurde de poser des limites à la puissance de formation qui gît toujours dans l’imagination psychique et l’imaginaire collectif social-historique. Mais elle ne nous empêche pas de constater que l’humanité a traversé des périodes d’affaissement et de léthargie, d’autant plus insidieuses qu’elles ont été accompagnées de ce qu’il est convenu d’appeler un « bien-être matériel ». Dans la mesure, faible ou pas, où cela dépend de ceux qui ont un rapport direct et actif à la culture, si leur travail reste fidèle à la liberté et à la responsabilité, ils pourront contribuer à ce que cette phase de léthargie soit la plus courte possible »(27).

Références

(1)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p.239

(2) Ibid.90

(3) Ibid.75.

(4) Ibid. p.89

(5) Il ne faut d’ailleurs pas confondre art démocratique et art populaire selon Castoriadis. Un art peut être démocratique même s’il ne correspond pas au goût populaire dans la mesure où il est libérateur. Par ce qu’il montre, il remet en cause l’ordre existant, ou l’expose totalement nu et sans défense. « Et il est démocratique alors même que ses représentants peuvent être politiquement réactionnaires, comme l’ont été Chateaubriand, Balzac, Dostoïevski, Degas et tant d’autres. » Ibid.p.245. La comédie humaine de Balzac expose les vices de la bourgeoisie triomphante face à une aristocratie condamnée. Les mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand exprime comme aucune autre œuvre le passage entre deux époques et deux conceptions du temps (l’Ancien Régime tourné vers la glorification du passé et la Révolution qui fait de l’avenir un horizon d’espoir et de progrès). « Je me suis retrouvé entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue ».

(6) Bien sûr, le simple retour, en peinture, à la figuration ne résoudra jamais la fracture qui existe entre classes populaires et monde artistique. Pas plus que la simple exposition d’œuvres d’art prêtées par les musées et exposées dans les usines et les entreprises. Le sort des Constructeurs, le plus connu des tableaux de Fernand Léger – peintre aux origines populaires et au compagnonnage longtemps assumé avec le Parti Communiste – représentant des ouvriers sur des poutrelles métalliques, en est un exemple bien triste. Exposé dans la cantine des usines Renault à Boulogne-Billancourt en 1953, l’œuvre ne fait l’objet que de ricanements. « Je savais qu’il était inutile de faire des expositions, des conférences, ils ne viendraient pas les gars, ça les rebute. Alors, je décidai que la meilleure chose à faire était de les faire vivre avec la peinture, raconte Fernand Léger, en 1954 à la critique Dora Vallier dans Cahiers d’art. A midi, les gars sont arrivés. En mangeant, ils regardaient les toiles. Il y en avait qui ricanaient : “Regarde-les, mais ils ne pourraient jamais travailler ces bonhommes avec des mains comme ça.” En somme, ils faisaient un jugement par comparaison. Mes toiles leur semblaient drôles, ils ne comprenaient rien. Moi, je les écoutais, et j’avalais tristement ma soupe… »

(7)Jean Clair, Considérations sur l’Etat des Beaux-Arts, Critique de la modernité, Gallimard, Folio Essais, 1983, p.81

(8) Ce rapprochement est entrevu très tôt par Walter Benjamin (L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique).

(9) Yves Michaud, L’art à l’état gazeux, Essai sur le triomphe de l’esthétique, Pluriel, 2011, p.81

(10) Selon l’expression d’Yves Michaud qui parle de vaporisation de l’art et d’un art désormais « gazeux ».

(11) Ibid. p.102

(12) Ibid. p.45

(13) Voir Yves Michaud, Ceci n’est pas une tulipe, Art, luxe et enlaidissement des villes, Fayard, 2020.

(14) Ibid. p53

(15) Weber investissements (fonds d’investissement), Kenneth C. Griffin (fonds spéculatif), Accor (groupe hôtelier), Cantor Fitzgerald/Aurel BGC (société de Bourse), Financière Saint James Michaël Benabou (Investissement immobilier), Jane Hartley et Ralph Schlosstein (Evercore), LVMH (luxe), Chaille B. Maddox & Jonathan A.Knee (Evercore), Natixis (banque), Debra & Leon Black (comme l’indique Yves Michaud, ancien financier ayant participé à la création des bons spéculatifs), Free (Xavier Niel), Tishman Speyer (société immobilière), Leonard A. Lauder (Société Estée Lauder et collectionneur), J.P Morgan (banque), The Edward John and Patricia Rosenwald Foundation (fondation philanthropique à partir de fortune bancaire) et Bloomberg (marchés financiers).

(16) L’emplacement de l’œuvre laisse lui aussi place à quelques interrogations. Œuvre prétendument commémorative des attentats du Bataclan, on s’attendrait à ce qu’elle soit placée à proximité des lieux du massacre. Rien de tel. Le choix de Jeff Koons et de ses agents s’est d’abord porté sur la colline de Chaillot, entre le palais de Tokyo et le musée d’Art moderne de la ville de Paris. Puis, après négociation avec la mairie de Paris, il a été décidé d’installer ce Bouquet of Tulips dans les jardins des Champs-Elysées, non loin du Petit Palais.  L’art américain ne s’exporte pas partout (et surtout pas du côté de la Villette, lieu parmi d’autres proposés par la Mairie), il lui faut occuper le centre du monde financier, artistique et politique parisien.

(17) Marc Jimenez, « La fin de la fin de l’art », Le Philosophoire, vol. 36, no. 2, 2011, pp. 93-99.

(18) https://www.forbes.fr/technologie/une-intelligence-artificielle-peut-elle-produire-de-l-art/

(19) https://atlantico.fr/article/decryptage/alerte-a-la-panne-d-intelligence–notre-duree-d-attention-moyenne-est-en-chute-libre-depuis-l-an-2000–que-se-passe-t-il–philippe-vernier

(20) Le succès des patrimoines matériels et immatériels (et ce qu’on appelle désormais la patrimonialisation de l’histoire) est un symbole parfait de l’union du tourisme de masse et de la consommation à outrance d’avec l’image d’un passé glorieux avant que d’être interrogé.

(21) Un monument, selon la définition d’Alois Riegl, citée par Yves Michaud, est « une œuvre érigée avec l’intention précise de maintenir à jamais présents dans la conscience es générations futures des événements ou des faits humains particuliers (ou un ensemble des uns et des autres) ».

(22) Il y a également les réseaux de toiles tissés par des araignées et réalisés par Tomás Saraceno.

(23) https://maisondesarts.malakoff.fr/3/agenda.htm

(24) https://www.jean-jaures.org/publication/les-marseillais-et-leur-ville/

(25) Dans « Leur tradition et la nôtre » paru dans la revue britannique Tribune, le sociologue marxiste Vivek Chibber déconstruit l’idée saugrenue selon laquelle la gauche et le socialisme n’auraient qu’un rapport de pure négation de la tradition. Au contraire, le mouvement ouvrier n’a cessé de s’appuyer sur les traditions locales et les résistances populaires pour résister à la destruction des milieux de vie par le développement du capitalisme industriel puis financier.

(26) Il ne s’agit bien évidemment ici que de grands « idéaux-types ».

(27) Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, La culture dans une société démocratique, op.cit p.248

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Par Stéphane Troussel, Président du Département de la Seine-Saint-Denis / Porte-parole du Parti Socialiste
En opposition au discours écologiste libéral d’E.Macron, Stéphane Troussel défend une vision populaire de l’écologie, dans laquelle les classes populaires n’auraient plus à subir les désordres écologiques causés par les plus riches.

Défendre la création de richesses nécessaires pour innover et décarboner, et faire intervenir l’Etat le moins possible. Voici, en substance, la conception d’une écologie « raisonnable » défendue par Emmanuel Macron lors de sa visite au Salon International de l’Aéronautique et de l’Espace du Bourget le 19 juin dernier.

Si ce discours néolibéral n’est pas nouveau dans la bouche du Président, il en dit long sur le déni d’une réalité pourtant clairement observable partout dans le Monde, au Nord comme Sud : ce sont toujours les plus pauvres et les plus fragiles qui ont le plus à subir les désordres climatiques, alors même qu’ils en sont les moins responsables. Les chiffres sont sans appel. En France, les 1% les plus riches émettent en moyenne quarante fois plus que les 10% les plus pauvres et douze fois plus que la moitié la moins riche de la population.

L’évidence est là : le combat pour l’écologie ne remplace pas le combat contre les inégalités, il le rejoint.

La Seine-Saint-Denis, territoire dense, urbanisé, et populaire, n’échappe pas à la règle. La pauvreté, dont le taux y est deux fois supérieur à la moyenne nationale, renforce la vulnérabilité des enfants et familles des quartiers populaires. A commencer par l’exposition aux pollutions atmosphériques, engendrées par la présence de grands axes routiers qui balafrent le territoire, et laissent penser qu’il s’agirait moins d’un lieu de vie qu’un lieu de passage. Météo France montre souvent la Tour Eiffel sous les particules fines, mais c’est bien au niveau de l’échangeur de Bagnolet, juché au dessus d’une zone urbaine de 70 000 habitants, que la pollution de l’air, doublée d’une pollution visuelle et sonore, est la plus critique d’Île-de-France. Ce sont aussi les catégories populaires qui souffrent plus souvent des maladies liées à la malbouffe, avec des taux d’obésité et de diabète les plus élevés de la région. Sans parler de la précarité énergétique, qui concernerait 40 % de la population en Seine-Saint-Denis, avec les difficultés à payer ses factures d’énergie et à se chauffer que cela entraîne, en raison notamment de la vétusté du bâti. Et pour cause : près de 66 % des logements du département ont été construits avant 1975, soit avant l’adoption des premières normes de réglementation thermique en France. Or, en 2050, il fera en Seine-Saint-Denis aussi chaud qu’à Séville, soit environ 4°C de plus l’été par rapport à maintenant…

On frémit donc devant les conséquences que pourrait avoir le réchauffement climatique si rien n’est entrepris, avec en mémoire un triste précédent : la canicule de 2003 qui, il y a déjà vingt ans, avait fait des ravages en Seine-Saint-Denis, deuxième département le plus touché de France métropolitaine alors même qu’il en est le plus jeune.

« Fin du monde et fin du mois, même combat » : la formule a fait florès et la Seine-Saint-Denis en offre donc une puissante illustration. Mais il faut désormais donner de la consistance et une réalité à cette expression pour embarquer les catégories populaires dans un projet de bifurcation écologique qui peut susciter des craintes, tant sont parfois caricaturées et dénaturées les positions des défenseurs de l’environnement.

C’est une théorie et une pratique de l’écologie, sensible aux besoins de la population et notamment des personnes les plus fragiles, qu’il faut mettre sur pied, à la fois pour gagner les cœurs et pour changer concrètement le quotidien des gens. Et c’est à travers la mise en œuvre d’une écologie populaire que nous y parviendrons.

L’écologie populaire, c’est ouvrir un horizon à la fois désirable, parce qu’il vise à améliorer les conditions de vie de la majorité de la population, et juste, parce que ses objectifs sont débattus démocratiquement et que les efforts pour y parvenir sont partagés selon les capacités de chacun. C’est montrer que la transition écologique peut améliorer l’existence, créer de nouvelles solidarités et ouvrir la voie à « la vie large » pour reprendre le titre du manifeste éco-socialiste de Paul Magnette, en permettant à toutes et tous de mieux se chauffer, de mieux se loger, de mieux se soigner ou encore de mieux se nourrir.

La bataille est d’abord culturelle. Il nous faut la mener en luttant contre l’idée que l’écologie est un « nouvel ascétisme » ou une somme de contraintes qui devraient toujours peser sur les mêmes, à savoir les plus modestes. Oui, les injonctions au « chaque geste compte » et à la sobriété individuelle sonnent creux aux oreilles des catégories populaires qui pratiquent déjà dans leur vie de tous les jours et de façon contrainte une forme de sobriété. Il nous faut également sortir d’une vision catastrophiste de l’écologie qui, en faisant le « portrait des cercles de l’enfer où nous plongera le réchauffement climatique »(1), frappe certes les consciences mais semble encore trop abstraite ou coupée des réalités du quotidien des catégories populaires – quand bien même la multiplication des catastrophes naturelles donne une image de plus en plus tangible des effets du dérèglement climatique. En faisant cela, nous posons un acte essentiel et préalable à tout autre : celui d’en finir avec l’idée que les milieux populaires sont indifférents ou hostiles à la question environnementale, pour voir au contraire que leur intérêt est bien réel, parce que vital, et qu’il réside avant tout dans l’expérience du quotidien, comme le cadre de vie ou la santé(2).

La bataille politique doit donc porter en priorité sur ces aspirations du quotidien, qui sont au cœur de ce qu’est l’écologie populaire.

Je pense en premier lieu à la question de l’alimentation, particulièrement prégnante dans le contexte actuel de crise sociale et d’inflation galopante.

Nous avons tous vu ces insupportables files d’attente pour accéder à l’aide alimentaire pendant la crise sanitaire. La réalité, dénoncée par les associations, est que ces files ne cessent de grossir, avec des nouveaux publics. Aux personnes pauvres s’ajoutent désormais des étudiants mais aussi la petite classe moyenne, qui après avoir payé le loyer et les charges ne parvient plus à s’alimenter correctement. Aujourd’hui, la moitié des bénéficiaires de l’aide alimentaire y a recours depuis moins de deux ans !

Tout cela n’est en rien un simple souci de « bobo ». Chaque élu local constate d’ailleurs à quel point la question de la qualité des repas dans les cantines devient un enjeu majeur pour tous les parents, quels que soient leurs revenus.

C’est pourquoi j’ai récemment défendu dans le débat public l’idée d’une Sécurité sociale de l’alimentation, lancée par un collectif de chercheurs agronomes, d’agriculteurs et d’associations, et qui vise à créer une sixième branche de la sécurité sociale. C’est certes une mesure de rupture, qui implique une profonde transformation politique, institutionnelle et économique, et dont les modalités sont largement à construire, mais cela pose à mon sens les bons enjeux.

Cette aide individuelle et universelle pour les achats alimentaires, disponible chaque mois sur la Carte Vitale, permet la plus grande accessibilité tout en sortant de l’aspect stigmatisant que peut avoir la distribution de colis alimentaires. C’est aussi une organisation démocratique, avec une caisse commune gérée démocratiquement et alimentée par des cotisations, dans un souci de justice fiscale. C’est, enfin, la possibilité de repenser l’ensemble de la chaîne alimentaire, avec un conventionnement des agriculteurs qui permet de définir les produits que nous souhaitons consommer dans un but durable, et d’assurer un revenu décent aux producteurs.

Nous avons là une piste intéressante pour repenser notre système alimentaire à bout de souffle, et c’est pourquoi nous allons expérimenter en Seine-Saint-Denis la mise en place d’un « chèque alimentation durable », qui se veut être une première esquisse, à l’échelle locale, de cette Sécurité sociale de l’alimentation. Nous commencerons d’ici le premier semestre 2024, auprès des publics les plus fragiles, J’y vois une première pierre posée dans le champ des politiques publiques pour démontrer qu’il est possible d’agir sans attendre plus longtemps, et de faire de la Seine-Saint-Denis un « territoire aiguillon » en matière d’écologie populaire.

La question du logement est également centrale. Elle est devenue une véritable bombe à retardement sociale mais aussi écologique, tant les enjeux sont imbriqués. Nous avons besoin, en urgence absolue, d’un immense plan de rénovation thermique des logements. Une politique écologique et populaire, qui réconcilierait de nombreux enjeux : économiques, en créant des emplois dans le bâtiment, sociaux, en baissant la facture des ménages, et environnementaux, en diminuant les émissions de carbone. Malheureusement, nous sommes encore loin du compte, comme le révèle le récent rapport de Jean Pisani-Ferry : alors que la rénovation des passoires thermiques nécessiterait 15 milliards d’euros d’investissement par an, le budget du dispositif gouvernemental « MaPrimeRenov’ » n’est que de 2,5 milliards d’euros.

15 milliards d’euros, c’est aussi le montant des ponctions réalisées lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron sur le logement social, affaiblissant comme jamais auparavant ce secteur pourtant essentiel. Cela nous rappelle que la bonne volonté et l’inventivité des collectivités et des associations ne suffisent pas, et qu’il est indispensable, pour changer la donne et opérer de véritables transformations, que lEtat prenne ses responsabilités avec sa capacité de planification, d’investissement et de régulation.

Je n’oublie pas enfin la question des transports en commun, indispensables pour l’accès à l’emploi, aux études, aux loisirs et à la culture, et pour lesquels nous nous sommes déjà tant battu en Seine-Saint-Denis après des décennies de sous-investissement chronique de la part de l’Etat. Je mesure à quel point l’arrivée du Grand Paris Express, dont notre territoire accueillera un tiers des futures gares, va changer la vie de centaines de milliers d’habitants, y compris en matière de santé environnementale.

C’est aussi pour cela que nous ne lâchons rien sur l’objectif de rendre cyclables les plus de 350 kilomètres de notre voirie départementale, quand bien même je sais pertinemment que le vélo ne peut remplacer l’usage de la voiture face aux réalités d’aujourd’hui. C’est d’ailleurs ce pragmatisme qui m’encourage à lutter contre la mise en place à marche forcée des Zones à Faibles Emissions, lorsqu’elles ne sont pas accompagnées de véritables mesures d’accompagnement pour les ménages les plus modestes. Parce que je ne me peux me résoudre à des mesures qui contaminent l’idée d’écologie aux yeux des catégories populaires, en les visant au premier chef.

Ayons, à ce titre, la lucidité d’admettre aussi qu’il y a du « carbone utile » socialement, comme quand nous faisons par exemple le choix de climatiser une crèche pour protéger les enfants, plutôt que de fermer l’équipement en les confinant, de fait, dans des appartements inadaptés aux vagues de chaleur. Ou encore de construire des logements sociaux dans des zones géographiques qui en manquent cruellement aujourd’hui. Mais posons-nous à chaque fois cette question fondamentale : que produire (ou que faut-il arrêter de produire), et comment produire pour satisfaire les besoins primordiaux de chacun, tout en respectant les limites qu’impose la préservation de notre environnement ?

Reconnaissons enfin que construire une écologie populaire, cest aussi intégrer limportance des solidarités et des liens entre les citoyennes et citoyens pour faire face aux crises. La proximité et la confiance entre les habitants d’un même quartier ou d’une même commune permet de mieux absorber un choc. C’est ce qu’a établi Eric Klinenberg, dans son ouvrage Autopsie sociale dune catastrophe, montrant que, lors de la canicule de 1995 à Chicago, de plus faibles taux de mortalité ont été observés dans les quartiers comportant davantage de lieux et d’organisations où des solidarités de proximité pouvaient se développer.

L’écologie populaire est donc aussi une écologie de mise en capacité des habitants. Ce sont par exemple les initiatives d’agriculture urbaine, qui permettent une petite production locale tout en créant du lien et des nouvelles formes de solidarités entre les habitants d’un même quartier. Cette dimension du lien, facteur de confiance et de solidarités, ne doit pas être la grande absente des débats sur l’écologie.

Cela interroge évidemment le rôle des services publics de proximité pour stimuler les liens sociaux et favoriser l’émergence de contextes favorables à cette entraide. Malheureusement, la tendance actuelle est au retrait continuel de ces services publics dans les territoires sous l’effet d’un rouleau-compresseur néo-libéral conduisant notamment à la dématérialisation et la suppression des points d’accueil physique. Aucun doute, c’est aussi contre cela que nous devons lutter de toutes nos forces.

Le chantier est donc vaste et nécessite ladhésion la plus large possible. Pour emporter la conviction du plus grand nombre, l’écologie doit montrer de manière sensible et concrète quelle est tout autant un combat pour la préservation de notre planète qu’une solution aux problèmes de la vie quotidienne. Voilà, je crois, le moteur de l’écologie populaire !

Références

(1)Paul Magnette, La vie large, La Découverte, 2022

(2) COMBY Jean-Baptiste, MALIER Hadrien, « Les classes populaires et l’enjeu écologique. Un rapport réaliste travaillé par des dynamiques statutaires diverses », Sociétés contemporaines, 2021/4 (N° 124), p. 37-66. DOI : 10.3917/soco.124.0037. URL : https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2021-4-page-37.htm

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Sans mixité sociale à l’école, la promesse républicaine ne peut pas être tenue

Les collèges et les lycées privés concentrent en leur sein les élèves les plus favorisés : une ségrégation s’opère sous nos yeux, mettant à mal le contrat social républicain. Pierre Ouzoulias, sénateur communiste des Hauts-de-Seine déplore l’insuffisance des actions, purement « cosmétiques » du ministère de l’Education nationale.

Un fiasco. Telle est, en substance, la façon dont nous pouvons résumer les annonces formulées par Pap Ndiaye en matière de mixité sociale dans les écoles privées.

Prévu depuis plusieurs mois, reporté à plusieurs reprises au grand dam des journalistes qui n’en finissaient plus de jongler avec leurs agendas, ce plan de lutte contre le séparatisme scolaire était attendu par tous ceux qui avaient pris au sérieux les intentions affichées par le ministre de l’Éducation nationale. Il faut dire que le locataire de la rue de Grenelle s’était fortement exprimé, arguant lors d’une séance au Sénat que ce sujet constituait « une priorité de son ministère (…). Les élèves défavorisés représentant 42 % des élèves dans le public, contre 18 % dans le privé. ».  

Si ce phénomène n’est pas nouveau, celui-ci a toujours été rendu opaque par des personnes qui avaient intérêt à poursuivre l’écriture de la fable selon laquelle notre système éducatif demeure parfaitement égalitaire. Et comme les conséquences d’une illusion ne sont pas illusoires, certains se sont réfugiés dans le confort de récits individuels pour mieux se détourner du mouvement de fond qui se jouait au profit des établissements scolaires privés.

La réalité a fini par s’imposer à tous avec la publication des indices de position sociale (IPS) en octobre 2022. Calculé selon une méthodologie établie par les services statistiques de l’éducation nationale en fonction des catégories socioprofessionnelles des deux parents, de leurs diplômes, des conditions de vie, du capital, des pratiques culturelles et de l’implication des parents dans la scolarité de leur enfant, l’IPS est un outil pertinent pour appréhender la composition sociologique de nos écoles. Or, depuis que ces données ont été rendues publiques, nous savons que dans la France entière, hexagonale et ultra-marine, les collèges et les lycées privés concentrent en leur sein les élèves les plus favorisés, et ce dans des proportions parfois très importantes. La fracture est encore plus nette s’agissant de l’écart entre les lycées d’enseignement général et les lycées professionnels.

Dans mon département, les Hauts-de-Seine, cette dualité s’exprime de manière paroxystique. Les 15 collèges à l’IPS le plus faible sont des établissements publics, tandis que les 15 collèges à l’IPS le plus élevé sont des établissements privés. Les proportions sont quasiment équivalentes pour les lycées, puisque, dans les 20 établissements à l’IPS le plus élevé, on dénombre 16 établissements privés, ainsi qu’un établissement public basé à Neuilly sur Seine, soit dans une ville qui cultive une endogamie sociale peu propice à la mixité. À l’inverse, il faut déplorer que parmi les 20 lycées à l’IPS le plus faible, 19 soient des établissements publics.

Plus que des chiffres, ces statistiques traduisent une réalité politique terrifiante : une ségrégation scolaire se déroule sous nos yeux, laquelle met gravement en cause notre contrat social républicain. Au fond, nous courrons le risque de voir deux jeunesses grandir sans jamais se rencontrer, séparées parce que l’une est mieux née que l’autre. Je ne résiste pas à l’envie de citer les propos de Pierre Waldeck-Rousseau lorsque celui-ci luttait contre les congrégations en sa qualité de président du Conseil. Prononcé en 1900, ce discours semblera d’une grande acuité à l’esprit de celles et ceux qui ont pris la mesure de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui :

« (…) deux jeunesses moins séparées encore par leur condition sociale que par l’éducation qu’elles reçoivent, grandissent sans se connaître, jusqu’au jour où elles se rencontrent si dissemblables qu’elles risquent de ne plus se comprendre. Peu à peu se préparent ainsi deux sociétés différentes — l’une, de plus en plus démocratique, emportée par le large courant de la Révolution, et l’autre, de plus en plus imbue de doctrines qu’on pouvait croire ne pas avoir survécu au grand mouvement du XVIIIe siècle — et destinées à se heurter».

Sommes-nous revenus au début du XX siècle ? Comparaison n’est pas raison et je ne me risquerais pas à un anachronisme, aussi séduisant soit-il. Pour autant, est-ce que le gouvernement a décidé de lutter efficacement contre le séparatisme scolaire qui est le nôtre aujourd’hui ? Hélas, non.

En effet, force est d’admettre que le protocole signé entre Pap Ndiaye et le secrétariat général de l’enseignement catholique (SGEC) apparait, au mieux, comme de la très mauvaise cosmétique. Tout juste est-il demandé aux établissements privés de jouer le jeu de la mixité sociale sans qu’aucun objectif contraignant ne leur soit assigné, alors même que ces établissements sont financés à hauteur de 73 % par la puissance publique. Pouvait-il en être autrement ? Je ne l’ai jamais cru, étant donné que le SGEC se savait soutenu par Emmanuel Macron lui-même. N’oublions pas que le macronisme repose sur une anthropologie profondément darwinienne. La société doit appartenir aux vainqueurs de la compétition inhérente au néolibéralisme. À ce titre, les institutions républicaines sont perçues comme des obstacles à la privatisation du monde. Rien de surprenant donc à ce que le Président de la République s’oppose avec véhémence à tout ce qui pourrait contrecarrer un système qu’il chérit tant.

Il faut cependant savoir gré au ministre Pap Ndiaye d’avoir porté sur la place publique un débat que son prédécesseur avait soigneusement évité. Défendre l’école républicaine c’est d’abord dénoncer la ségrégation scolaire qui ruine son projet. C’est pour cette raison qu’en avril dernier, j’ai déposé une proposition de loi visant à conditionner les subventions accordées aux établissements privés sous contrat à des critères de mixité sociale. En d’autres termes, si une école privée ne joue pas le jeu de la mixité sociale, alors les subventions publiques qui lui sont attribuées seront réduites et reversées à l’école publique. A contrario, il n’est pas question d’augmenter les subsides des écoles privées qui s’en sortiraient un peu mieux en la matière. L’idée n’est pas de récompenser les plus vertueux, mais bel et bien de châtier ceux qui concourent à l’expression du séparatisme scolaire.

Ce texte, travaillé de concert avec le Comité National d’Action Laïque (CNAL), a connu une résonance médiatique inespérée. Sans doute parce que depuis de très nombreuses années, la gauche est restée bien silencieuse à ce propos. D’un côté, certains ont peur de relancer la guerre scolaire déclenchée par la réforme Savary, quand d’autres craignent de se retrouver face à leurs propres contradictions. J’entends aussi quelques camarades profondément hostiles à l’école privée refuser de légiférer contre cette dernière au motif que cela reviendrait à conforter son existence.

À ceux-là, je réponds que je suis un enfant de la Révolution française, de 1848, de la Commune de Paris, de Jaurès et du Front populaire. À ceux-là, je réponds que je suis un farouche partisan de la République laïque et sociale et donc, par conséquent, un opposant au dualisme scolaire tel qu’il se pratique dans notre pays. L’école publique est la seule chère à mon cœur. Je peux admettre l’existence de l’école privée, mais certainement pas si celle-ci se trouve financée par la République.

Très attaché à cet idéal, je n’en demeure pas moins lucide sur le rapport de force préexistant à la bataille culturelle et politique que nous devons mener sur ce sujet. Avouons-le : l’école privée et ses thuriféraires sont déjà très bien installés. Ils mènent une guerre scolaire que nous sommes en train de perdre. Nous pouvons chanter toute la journée qu’il faudrait abroger les lois Debré et Carle que cela ne changerait rien à l’affaire. Notre stratégie a échoué. La masse est silencieuse, voire indifférente ou hostile, tandis que de notre côté, nous ne parvenons plus à mobiliser nos troupes, poussant ainsi certains d’entre nous à renoncer à ce noble combat de la famille laïque. Jean-Luc Mélenchon, républicain convaincu et premier candidat de la gauche lors des dernières élections présidentielles, n’a-t-il pas affirmé lui-même dans un entretien publié dans La Croix au mois de mars 2022 qu’« abroger la loi Debré n’est pas d’actualité. Ce serait créer le chaos dans tout le pays, car la relève publique n’existe pas. Et je ne veux pas d’une guerre scolaire (…) La bataille rangée entre cléricaux et républicains est dépassée. »

Voilà où nous en étions avant le lancement du débat sur la mixité sociale au sein de l’école privée. Mais depuis le dépôt de ma proposition de loi, les lignes bougent à nouveau. Des forces laïques se mettent en mouvement. Je pense bien entendu au CNAL, mais aussi à l’Union des familles laïques (UFAL) qui vient d’apporter un soutien officiel à mon texte. Des femmes et des hommes politiques de tous les horizons nous rejoignent. La presse et les médias s’intéressent à la cause. Et, à force de maïeutique, chacun se retrouve à rediscuter de la pertinence du dualisme scolaire tel qu’il s’exerce en France. De manière assez inattendue, nous avons également été soutenus de façon indirecte par la Cour des comptes. En effet, dans un rapport remis la semaine dernière, les magistrats de la rue Cambon, qui n’ont pas été tendres avec l’école privée, préconisent de prendre en considération la composition sociale et le niveau scolaire des élèves accueillis pour déterminer la participation financière de l’État. C’est dire !

Notre stratégie fonctionne. Ce qui a été perdu hier peut être regagné demain, à condition que nous nous en donnions les moyens. L’école publique doit redevenir le nouvel horizon d’attente de l’utopie républicaine.

Pierre Ouzoulias

Sénateur communiste des Hauts-de-Seine

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Le temps métrisé

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans mes carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture… [https://cincivox.fr/]

Je vais vite très vite

J’suis une comète humaine universelle

Je traverse le temps

Je suis une référence

Je suis omniprésent

je deviens omniscient

L’homme pressé, Noir Désir (1997)

Tu es un homme pressé. Très pressé. Obsédé par la performance dans tous les domaines, tu ne perçois le temps que comme une donnée purement quantitative qu’il te faut assujettir, quoi qu’il en coûte. Parce que le temps, ça coûte : c’est de l’argent. Le culte du dieu-pognon, religion partagée par tous, t’impose sa Loi, « TU NE PERDRAS PAS DE TEMPS », avec en note de bas de table, en police taille 2 : « tout temps perdu sera facturé selon le barème défini dans les conditions générales d’utilisation, etc. ».

Tu traques chaque seconde gagnable. L’idée de perdre du temps t’est insupportable. Le temps perdu, c’est celui passé derrière quelqu’un qui ne se range pas à droite sur l’escalator et t’empêche de monter deux par deux les marches pour gagner plus rapidement la sortie ; c’est celui passé dans la salle d’attente du médecin – toujours en retard ceux-là, non mais savent-ils ce que cela coûte à la société dans son ensemble ? – ; c’est celui que tu passes en réunions interminables organisées par les autres (parce que toutes celles que tu organises, toi, sont absolument nécessaires, bien sûr !) ; c’est celui qui te fait trépigner dans la file d’attente du supermarché et aboyer sur la caissière qui ne va jamais assez vite ou contre la caisse automatique qui la remplace mais plante toujours au moment de scanner le code-barre du dentifrice et t’oblige à attendre que l’on vienne relancer cette stupide machine (d’ailleurs, tu ne fais plus tes courses : tu les commandes). Alors, ces temps vides, tu les combles avec tout ce que tu trouves, tu remplis chaque créneau, chaque interstice, aussi fugitif soit-il. Et ton téléphone, ce doudou miraculeux, est ton meilleur allié dans ton combat contre ces temps morts-vivants.

Tu as d’ailleurs téléchargé une application pour optimiser chacune de tes activités. Une appli pour te dire quand et quoi manger, quand dormir et quand te réveiller, où descendre du métro pour être en face des escalators, quand sortir de la salle de ciné pour aller pisser pendant le film… Et ce qu’une appli ne peut faire pour toi, tu le fais faire à d’autres : tu leur délègues toutes les tâches qui appartiennent au temps gris, sans intérêt, dont la seule fonction est d’assurer la continuité du processus vital sans l’enrichir, sans posséder, pas seulement à tes yeux mais à ceux de toute la société, la moindre valeur ajoutée : courses, déplacements, etc. Tu maximalises leur rendement en les confiant à d’autres. Lorsque tu commandes (ce verbe n’a rien d’anodin) ton repas, tes courses ou un chauffeur via l’une de tes nombreuses applis, tu achètes du temps.

Tu l’achètes à d’autres qui n’ont que ça à vendre. Et tu le vis très bien. Même si tu peux parfois t’encanailler à critiquer lyriquement l’avatar contemporain du capitalisme et son idéologie, le néolibéralisme, cela ne t’empêche nullement d’exploiter les nouveaux prolétaires qui ne vendent plus tant leur force de travail qu’ils n’aliènent la nouvelle valeur suprême : leur temps d’existence.

Tu ne fais d’ailleurs, toi-même, pas autre chose au travail où tu oscilles entre burn out et bore out. L’accumulation pathologique d’activité laborieuse dans un temps nécessairement fini, malgré les tentatives de le compresser toujours plus, produit une violence insupportable pour ton organisme ; mais tu vis tout aussi mal l’absence d’activité ou son remplacement par des tâches absurdes et qui te semblent inutiles. Dans les deux cas, tu as le sentiment que ton temps pourrait être bien mieux employé – qu’il t’est dérobé. Rien ne te paraît plus cruel que ce vol caractérisé. Alors tu ruses.

Tu prends des pauses et des poses. Tu haches le temps consacré au travail pour y intercaler du temps « pour toi »… que tu t’empresses de remplir le plus possible. Tu restes tard le soir pour montrer à ton manager à quel point tu es impliqué… alors que jusqu’à 17h tu as cancané à la machine à café (temps très utile à la « sociabilisation » et au « réseautage ») et réservé tes prochaines vacances. Ainsi optimises-tu jusqu’à ta mesquine insubordination.

Tu profites de tout ce temps gagné, ou plutôt économisé, pour… mais pour quoi, au juste ? Très content de toi, tu prétends « dégager du temps qualitatif » (ce qui ne veut strictement rien dire) mais tes loisirs sont l’exacte négation de l’otium antique. Tu les accumules dans une programmation boulimique. En caser le plus possible dans le temps imparti (pour ça aussi, il y a des applis !) est devenu une activité en soi – une sorte de métaloisir. Ton temps de cerveau disponible étant devenu une denrée rare et âprement disputée, tu te laisses séduire, peu farouche, par la drague affichée et les manipulations à peine masquées des nouveaux tycoons de l’économie de l’attention. Tu consommes du divertissement comme le reste : séries, films, jeux vidéos, sorties, alcool… bienvenue dans l’empire du binge – la cuite continue, la consommation frénétique, le gavage ad nauseam.

Tu ne fais plus de sport : tu te regardes en faire, tu te mesures en faire. Oreillettes enfoncées jusqu’aux tympans afin de profiter de ce temps pour écouter podcast ou musique – il faut toujours cumuler plusieurs activités simultanément ! –, bardé de gadgets qui te font ressembler à un échappé d’hôpital qui n’aurait pas eu le temps de se défaire de tous les électrodes et engins qui le maintenaient en vie, tu leur confies le soin de compter pour toi tous tes rythmes transformés en données quantitatives : battements du cœur, respiration, nombre de pas ou de coups de pédales, vitesses instantanée, minimale, moyenne et maximale, durée de l’activité, baisses de performance, records personnels, comparaisons aux statistiques de ton réseau communautaire, etc. etc. Et tu choisis ensuite de consacrer un temps si précieux à l’analyse de tes résultats, à la comparaison avec les objectifs que tu t’es fixés – ou qu’une appli t’a fixés.

Tu n’abordes en effet le monde qu’au prisme de la performance : le plus possible, le mieux possible, dans le moins de temps possible. Même tes relations sociales subissent cette pression. Tu n’appelles plus tes proches avec ton téléphone greffé à la main : tu leur envoies des messages vocaux, c’est plus rapide. Tu ne dragues plus : tu matches sur Tinder (encore une appli bien pratique), c’est plus efficace. Et même, tu ne fais plus l’amour : tu baises, l’œil sur le chronomètre, en enchaînant le plus de positions façon douze travaux d’Hercule – ou d’Astérix –, dans un simulacre de mauvais porno (pléonasme) dont tu t’imagines la star.

Tu es devenu le grand chronométreur de ta propre existence. Tu mesures tout, tu enregistres chaque économie de temps dans ta vie que tu observes ainsi de l’extérieur comme si quelqu’un d’autre la vivait. Tu ne sais penser le temps long, que ce soit dans le passé ou dans le futur. Les photos que tu prends sans cesse avec ton téléphone s’archivent toutes seules et ne servent qu’à gonfler ton nuage (tu as même une appli pour créer, imprimer et t’envoyer automatiquement des albums photo que tu n’ouvriras jamais) – en aucun cas à nourrir une quelconque profondeur de champ. Toxicomaniaque de l’instant présent dans lequel tu t’enfermes volontairement, tes désirs, incapables de supporter la moindre suspension, nécessitent une résolution immédiate.

Tu tentes de rendre le temps fractal : pour en faire toujours plus, tu divises ton agenda en unités de plus en plus petites, tu cales des rendez-vous entre des réunions entre des déjeuners entre des meetings entre des calls entre des points entre des rencards entre des moments de « détente » calibrés à la minute, à la seconde, de plus en plus brefs, de plus en plus resserrés ad absurdum.

Tu jongles sans cesse avec des temporalités différentes, contradictoires. Tu aimes ce rythme effréné, toujours plus rapide. Tu savoures ce sentiment de vitesse et de toute-puissance. Tu n’as que vaguement conscience de ton asservissement que tu préfères appeler liberté. Tu t’y vautres avec délice. Tu crois sincèrement ainsi arraisonner le temps lui-même – ruse puérile avec la mort : en pensant éviter le néant, tu n’y cours que plus vite. La névrose chronométrique n’est que l’envers de la culture de l’avachissement – et, comme elle, un luxe bien vain d’enfant stupide et gâté.

Cincinnatus, 24 avril 2023

Références

(1)Le blog de l’auteur : https://cincivox.fr/

 

Cet article a été publié  originellement ici : https://cincivox.fr/2023/04/24/le-temps-metrise/

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Travail, emploi et transformation agroécologique : partie 3

La Cité

Travail, emploi et transformation agroécologique : partie 3

Une modification profonde du métier d'agriculteur : naissance d'un cultivateur de territoires
La rupture avec les logiques libérales et mondialisées actuelles de l’agriculture nous impose une transformation des systèmes agricoles par les principes de l’agroécologie, ainsi qu’une reterritorialisation des circuits de distribution alimentaires.
1.    Une transformation des compétences requises

La transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires devrait entraîner une complexification du métier d’agriculteur alors basé sur la compréhension des écosystèmes et l’observation quotidienne de son évolution. En effet, l’agroécologie est multidisciplinaire et rassemble l’agronomie, l’écologie ou encore les sciences sociales (1). Cela implique une augmentation importante de la diversité de savoirs nécessaires à la bonne tenue d’un système agroécologique. L’agriculteur était jusqu’ici un agronome. Avec l’agroécologie, il va aussi falloir qu’il devienne écologue et se coordonne avec les autres acteurs de son territoire afin de constituer des systèmes agricoles et alimentaires cohérents à l’échelle territoriale.

Cela implique donc, entre autres, une formation plus longue et plus poussée que les niveaux de formation passés. La tendance est d’ailleurs, chez les jeunes générations, à l’augmentation du niveau d’éducation, qui plus est dans les exploitations mettant en place de l’agroécologie(2). De plus, l’agroécologie repose sur une création partagée du savoir entre les agriculteurs, les conseillers et les chercheurs. Ainsi, la posture du métier d’agriculteur s’en voit elle aussi modifiée. Il n’est plus receveur de connaissances mais co-créateur. Cela implique un aménagement des dispositifs de recherche et de conseil propice au dialogue et aux innovations ainsi qu’une capacité de l’agriculteur à non seulement observer plus fortement son système mais aussi à comprendre ou apporter des hypothèses d’explications ensuite confirmées, confrontées ou réfutées en collaboration avec la recherche. Les conseillers seraient alors des relais et des animateurs de ces dispositifs de création de savoirs locaux en support aux différentes échelles de concertation et de réflexion. L’observation est primordiale pour la création d’un savoir localisé mais aussi indispensable à la bonne tenue d’un système agroécologique. En effet, par l’observation, l’agriculteur va pouvoir prendre des décisions rapides en vue de s’adapter à un environnement économique, social et environnemental mouvant. Les décisions seront alors de l’ordre de la production ou encore de la gestion économique de l’exploitation.

De plus, les exploitations en agriculture biologique sont plus nombreuses à avoir recours à la commercialisation en circuits courts et à la transformation à la ferme (2). Avec la transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires, cette tendance devrait se confirmer et s’amplifier. Cela créerait ainsi de nouvelles compétences sur les exploitations, des compétences en techniques de transformation ou encore des compétences commerciales. Néanmoins, la transformation et la commercialisation des produits agricoles ne pourraient être redistribuées uniquement au sein des exploitations agricoles sous peine d’un manque d’efficience des circuits alimentaires (3). La renaissance d’un artisanat agro-alimentaire territorial en synergie avec les systèmes agroécologiques et avec la demande alimentaire locale créerait de nouvelles compétences sur les territoires ainsi qu’un dynamisme économique retrouvé.

2.    Une nouvelle organisation du travail tournée vers la mutualisation

La transformation agro-écologique requiert une augmentation très importante du nombre de travailleurs agricoles et d’installation. Aujourd’hui, cela n’est pas permis par la pénibilité du travail d’agriculteur, incluant la faible rémunération et la difficile transmissibilité des exploitations, du fait du niveau de capital trop important pour une reprise hors du cercle familial, entre autres(4). Nous défendons dans cet article l’opportunité unique que nous offre la cessation d’activité du tiers des agriculteurs de plus de 55 ans dans les prochaines années (4) pour changer de modèle de développement agricole, mais aussi de l’organisation du travail agricole. La mutualisation est une solution pour relever le défi de la transformation agroécologique des systèmes agricoles et de la perte des actifs agricoles.

Les exploitations agricoles sont aujourd’hui en moyenne d’une taille de 64 hectares avec des niveaux de capital variés selon les productions (2). En effet, les productions en grandes cultures sont fortement capitalisées alors que celles en maraîchage le sont peu par exemple. Pour en faciliter la reprise, le niveau de capital par UTA participant à ce capital doit être réduite. Il y a donc deux options possibles : le démantèlement des exploitations existantes en exploitations plus petites et adaptées à l’agroécologie ; l’installation collective d’un nombre important d’agriculteurs alors sociétaires sur ces exploitations afin de permettre leur diversification.

La première option peut amener des réticences dans la transmission des exploitations par les cédants, qui ne veulent parfois pas voir le fruit du travail de toute une vie, voire de plusieurs générations, être démantelé. Ainsi, la deuxième option semble être la plus acceptable dans la majorité des cas et en plein essor actuellement en substitution des modèles familiaux(2) . La mise en place de formes sociétaires d’exploitation agricole telles que des GAEC (Groupement Agricole d’Exploitation en Commun ou encore des SCOP (Société Coopérative de Production), permettrait de réduire le capital à apporter par sociétaire ainsi que la diversification des exploitations agricoles aujourd’hui spécialisées. On peut aussi en faire découler une certaine mutualisation des risques et des bénéfices liés à la mise en place de l’agroécologie, notamment dans la jeunesse du système en création. Néanmoins, la mise en place de ces formes sociétaires peut faire face à des difficultés liées à l’entente des sociétaires et aux aspirations de chacun. Ce processus devrait donc être fortement accompagné par les conseillers agricoles des territoires afin de limiter ces risques.

De plus, une augmentation de la diversité des cultures au sein de l’exploitation agricole du fait de l’application des principes de l’agroécologie pourrait entraîner une augmentation du besoin en matériels différents, qui seraient individuellement moins utilisés que dans un système simplifié et rationnalisé. Ainsi, il semble pertinent de mutualiser le matériel agricole. Cela permettrait un amortissement optimal de ces matériels par leurs utilisations complémentaires entre les différents agriculteurs du groupe d’usagers ainsi qu’une répartition du coût que le matériel représente, aussi bien à l’achat que pour sa maintenance. Néanmoins, certaines expériences spontanées ont montré qu’il est parfois difficile pour les agriculteurs de s’endetter mutuellement pour un matériel (5). L’institutionnalisation de cette mutualisation sous la forme d’une CUMA (Coopérative d’Utilisation du Matériel Agricole) par exemple est une solution intéressante pour couvrir collectivement les frais financiers et de maintenance liés aux différents matériels tout en dépersonnifiant l’investissement initial.

Enfin, une dernière mutualisation semble intéressante dans le contexte de la transformation agroécologique des systèmes agricoles, celle de la main d’œuvre et des compétences. Tout comme pour le matériel, la diversification des productions et la complexification des agrosystèmes nécessitent une diversification des compétences qui ne doivent parfois être mobilisées qu’à certains moments précis du calendrier agricole de chaque exploitation. Ainsi, les pics de travail, tout comme le recours ponctuel à certaines compétences ou encore le remplacement temporaire d’agriculteurs en congés ou en arrêt maladie entraînent la nécessité de mutualiser des emplois au niveau des territoires. Ces emplois seront alors permanents, de qualité et répondront aux demandes temporaires de différentes natures sur les exploitations agricoles. Ils pourront être créés dans des CUMA ou encore au sein de groupements coopératifs d’employeurs agricoles.

Conclusion

Pour conclure, la mutualisation du capital, des risques, des bénéfices, des compétences et de la force de travail semble être tout à fait adaptée à la transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires. Elle doit néanmoins être fortement accompagnée financièrement et techniquement par les instances de l’Etat et de conseils. Cela est indispensable aux agriculteurs pour faire face aux investissements conséquents que nécessitent un changement de système et aux incertitudes liées au caractère innovant de cette transformation dans un contexte de surendettement déjà important. L’accompagnement technique est aussi nécessaire pour faire face à la complexité et à la diversité des systèmes de production à mettre en place. Enfin, cette transformation agroécologique fera des agriculteurs des acteurs majeurs de l’architecture des systèmes alimentaires. Au cœur de la production des savoirs et du design des systèmes alimentaires territorialisés, l’agriculteur de demain sera un cultivateur de territoires.

Références

(1)Thierry Doré, Stephane Bellon. Les mondes de l’agroécologie. QUAE. 2019. ffhal-02264190, https://core.ac.uk/download/pdf/226790057.pdf

(2) Forget V., Depeyrot J.-N., Mahé M., Midler E., Hugonnet M., Beaujeu R., Grandjean A., Hérault B., 2019, Actif’Agri. Transformations des emplois et des activités en agriculture, Centre d’études et de prospective, Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, la Documentation française, Paris, https://agriculture.gouv.fr/actifagri-de-lemploi-lactivite-agricole-determinants-dynamiques-et-trajectoires

(3) ADEME, 2017, Alimentation – Les circuits courts de proximité, https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/avis-ademe-circuits-courts.pdf

(4) Coly B., 2020, Entre transmettre et s’installer, l’avenir de l’agriculture, Avis du CESE, 99p, https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2020/2020_10_avenir_agriculture.pdf

(5)Lutz J., Smetschka B., Grima N., 2017, Farmer Cooperation as a Means for Creating Local Food Systems – Potentials and Challenges, Sustainability, 9, 925, http://dx.doi.org/10.3390/su9060925

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Travail, emploi et transformation agroécologique : partie 2

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Travail, emploi et transformation agroécologique : partie 2

Combattre une distorsion entre emplois et travail agricoles menaçant notre souveraineté alimentaire
Les logiques libérales de marché ont transformé au fil des décennies les systèmes alimentaires et agricoles, faisant que sur 100€ de consommation finale, seuls 6€ reviennent aux producteurs en 2016, selon les données France Agrimer [1]. De plus, l’agriculture industrielle est responsable de nombreux dommages sanitaires, environnementaux et sociaux. Cela impose une transformation radicale de nos systèmes agricoles et alimentaires. Le scénario Afterres 2050 [2] propose un plan pour cette transformation en France. Il prône notamment une transformation agroécologique de notre production agricole. L’augmentation des surfaces de productions intenses en main d’œuvre telle que le maraîchage ou encore une augmentation des tâches non mécanisables dans les systèmes agroécologiques [3] entraîneront l’augmentation importante du besoin en travail au niveau national. Or, nous observons déjà aujourd’hui une distorsion entre emploi et travail agricole qui n’ira alors qu’en s’aggravant si rien n’est fait.
1.    Les causes d’une distorsion entre emploi et travail agricole

La transformation agroécologique de notre système agricole et alimentaire impose une augmentation importante de nombre de travailleurs. En effet, le besoin important en emploi agricole révèle d’une augmentation importante du besoin en travail que représente cette transformation. Rappelons ainsi la définition du travail et de l’emploi. Dans le Larousse, le travail est défini comme « activité de l’homme appliquée à la production, à la création, à l’entretien de quelque chose » alors que l’emploi est défini comme « un travail rémunéré dans une administration, une entreprise, chez quelqu’un ». En d’autres termes l’emploi ne représente donc qu’une partie d’un travail qui fait l’objet d’un contrat et d’un encadrement juridique, qui induit une rémunération.

Actuellement en agriculture, une partie du travail réalisé n’est pas rémunéré. En effet, en 2019, les exploitants agricoles non-salariés déclarent se verser une indemnité nette mensuelle de 1 457€ (3) contre environ 1 840 € si on applique à la quantité d’heures de travail réalisée en moyenne, la rémunération d’un emploi payé au SMIC horaire (janvier 2021). Ainsi, non seulement l’activité agricole ne permet actuellement pas la rémunération du travail nécessaire mais ce besoin en travail va fortement augmenter.

La première des causes de cette distorsion travail-emploi en agriculture est donc la faible rémunération du travail, à mettre en lien avec l’importante pénibilité du travail de travailleurs agricoles. En outre, les contrats temporaires et saisonniers qui se multiplient dans le domaine agricole, afin de faire face à la forte charge de travail ainsi qu’aux pics de travail occasionnés par la nature saisonnière de l’agriculture et amplifiés par la spécialisation des exploitations agricoles, sont aussi un élément important de cette précarisation.

De plus, en France, de nombreux emplois agricoles et agro-alimentaires sont dépendants des filières mondialisées (3), ce qui les rend dépendants des marchés mondiaux. Les rapports de force au sein des filières agricoles mondialisées sont ainsi fortement en défaveur des producteurs, qui, mis face aux oligopoles de l’agro-fourniture, de l’agro-alimentaire et de la grande distribution, sont victimes d’une guerre des prix qu’ils ne peuvent gagner, et ce, même en spécialisant et industrialisant leurs exploitations agricoles. Or, la rentabilité des fermes va à l’avenir devenir un point de plus en plus critique, du fait de la tendance à la diminution du modèle familial à 2 UTH (Unité de Travail Humain) des exploitations agricoles françaises et au recours de plus en plus important au salariat ou aux formes sociétaires (l’exploitation agricole appartient à plusieurs associés), par les impératifs juridiques et économiques auxquels ils obéissent. En effet, une société agricole qui ne serait pas assez rentable verrait vite ses sociétaires se retirer du jeu et s’écroulerait alors. Il est donc urgent de traiter cette faible rentabilité des exploitations agricoles et ainsi la faible rémunération des travailleurs agricoles.

Autre cause importante de cette distorsion emploi-travail agricole : la pénibilité du travail en agriculture se caractérise en premier lieu par le stress occasionné par l’endettement et les aléas climatiques de plus en plus fréquents et violents dus au dérèglement climatique (3). En deuxième lieu, les risques biologiques engendrés par l’utilisation des produits phytosanitaires et les risques physiques liés aux différents travaux manuels, dangers de mécanisation ou encore port de charges lourdes sont deux autres caractéristiques de la pénibilité du métier d’agriculteur (3). Enfin, il est bon de citer aussi l’isolement que peuvent subir de nombreux agriculteurs, un isolement physique mais aussi et surtout social, du fait d’une distorsion entre l’agriculture en place aujourd’hui et les attentes sociétales ainsi que d’un faible dynamisme économique des zones rurales(3).

2.    Reformer un dynamisme économique des campagnes

Les impératifs de meilleure répartition équitable de la valeur ajoutée dans les filières agroalimentaires et d’une diminution de la pénibilité du travail d’agriculteur semblent mener à l’impératif d’une reterritorialisation des systèmes alimentaires.

La maximisation de l’efficience des systèmes agricoles et de leurs synergies, principes de l’agroécologie, est à élargir aux systèmes alimentaires. Ils doivent alors être pensés comme un ensemble d’acteurs économiques privés, mixtes ou publics, permettant de proposer aux producteurs locaux des débouchés à la diversité augmentée de leurs productions, et aux populations une offre diversifiée et de qualité, leur permettant non seulement de se nourrir mais aussi de jouir des services écosystémiques issus de ces systèmes agroécologiques. La diversification des productions et des paysages ainsi que l’adaptation aux conditions locales, principes mêmes de l’agroécologie, nécessiteront une adaptation de toutes les filières à des productions très diverses et hétérogènes rendant la rationalisation et la standardisation des processus industriels et de la grande distribution obsolètes à grande échelle. La constitution d’un artisanat agro-alimentaire composé d’un tissu de PME résilient, complémentaire et territorialisé est le seul à même de s’adapter à une telle diversité et hétérogénéité de productions et ainsi de répondre aux besoins des populations localement de manière efficiente. Les populations seraient fortement impliquées dans le design de ces systèmes alimentaires du fait, dans un premier temps, de la nécessité pour ces derniers de répondre à la demande locale en priorité, et dans un deuxième temps, de la mobilisation de fonds publics pour engager cette transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires, puis combler les lacunes laissées par le marché dans la construction de ce tissu artisanal agro-alimentaire. Ce processus ramènerait ainsi la fixation des prix agricoles et agroalimentaires au niveau local avec un encadrement nécessaire des marges réalisées tout au long des chaînes de production. Cela permettrait de contrer la précarisation des travailleurs agricoles et de redynamiser l’économie rurale et territoriale par un retour de la valeur ajoutée des filières agroalimentaires auprès des populations et notamment des travailleurs agricoles.

A la base de ces systèmes alimentaires territorialisés, la transformation agroécologique des systèmes agricoles devrait permettre de s’attaquer durablement à la première des caractéristiques de la pénibilité du travail d’agriculteur : le stress. En effet, cette transformation entrainerait une diminution de la taille et donc du capital des exploitations dans leur globalité du fait de la ré-articulation des productions à l’échelle nationale mais aussi de la mutualisation du matériel ou encore des bâtiments (2) (3). De plus, l’augmentation importante de la main d’œuvre dans les fermes, couplée à la diminution globale du capital sur les exploitations, réduirait la part de capital par UTH, donc l’endettement relatif et diminuerait ainsi les frais financiers par UTH. Enfin, l’agroécologie, par la diversification des productions, permettrait une résilience plus importante face aux aléas climatiques et permettrait une stabilité et une visibilité économique favorable à la diminution du stress des agriculteurs. En outre, les risques biologiques seraient fortement réduits du fait de la baisse drastique, voire de l’élimination de l’utilisation de produits phytosanitaires et des engrais de synthèse. En revanche, l’augmentation du recours à des travaux manuels et donc physiques entraînerait une hausse des risques physiques à contrebalancer par une utilisation raisonnée de la mécanisation.

Conclusion

Pour conclure, principalement due à une faible rémunération du travail et à un fort stress lié au surendettement, la distorsion emploi-travail agricole devrait être combattue par une forte intervention des pouvoirs publics dans la construction de conditions favorables au développement de systèmes agricoles et alimentaires agroécologiques et territorialisés. La stimulation et l’accompagnement de la construction d’un tissu agroalimentaire artisanal et territorial, couplés à un soutien financier et technique au développement de systèmes agroécologiques composés de productions d’intérêts agronomique, économique et social sont absolument indispensables. Cela permettrait la création d’une cohérence territoriale à même de maximiser les synergies, combattre la distorsion actuelle emploi-travail et ainsi recouvrir notre souveraineté alimentaire. Ainsi, une activité économique et une population plus importante en zone rurale seraient alors le début d’un cercle vertueux d’un dynamisme économique retrouvé permettant l’installation de commerces, de loisirs ou encore de services publics et ainsi de nombreuses familles jeunes et dynamiques dont certaines comprenant des travailleurs agricoles, alors sujets de nouveaux emplois agricoles diminuant drastiquement l’isolement des agriculteurs.

Références

(1)France AgriMer, 2020, Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires – Rapport au Parlement 2020, 448p, https://www.franceagrimer.fr/content/download/64646/document/Rapport_2020_OfPM.pdf

(2) Association Solagro, Courturier C., Charru M., Doublet S. et Pointereau P., 2016, Afterres 2050, 96p, https://afterres2050.solagro.org/wp-content/uploads/2015/11/Solagro_afterres2050-v2-web.pdf

(3) Forget V., Depeyrot J.-N., Mahé M., Midler E., Hugonnet M., Beaujeu R., Grandjean A., Hérault B., 2019, Actif’Agri. Transformations des emplois et des activités en agriculture, Centre d’études et de prospective, Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, la Documentation française, Paris, https://agriculture.gouv.fr/actifagri-de-lemploi-lactivite-agricole-determinants-dynamiques-et-trajectoires  

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Garantir le droit à l'alimentation et une juste rémunération des travailleurs agricoles
Les conditions socio-économiques et environnementales déplorables au sein desquelles évolue actuellement l’agriculture nous imposent une transformation radicale de nos systèmes agricoles et alimentaires. Ils devront revenir de leur course vers toujours plus de mondialisation, de libéralisation et de recherche de productivité maximale du travail qui ne se traduit que trop souvent par une détérioration des conditions des travailleurs agricoles.

Les logiques libérales de marché ont transformé, au fil des décennies, les systèmes alimentaires et agricoles. Elles ont créé un goulot d’étranglement par la constitution d’oligopoles au niveau des industries agro-alimentaires et des centrales d’achat des entreprises de la grande distribution. Alors livrées à une concurrence mondiale, seules les entreprises pouvant suivre la course folle à la compétitivité et aux économies d’échelle ont pu survivre. Cette concentration en aval de la production agricole et a précipité l’agriculture dans ce même engrenage, par la spécialisation et la standardisation des exploitations agricoles et des territoires, au gré des « avantages comparatifs ». Par nature, l’agriculture ne peut suivre le rythme de concentration des multinationales de l’agro-alimentaire et de la grande distribution. En effet, entre autres raisons, travailler avec le vivant limite la standardisation et la mécanisation possible des systèmes de production. Cette course à la compétitivité était perdue d’avance, et les rapports de force dans la répartition de la valeur ajoutée au sein des filières agro-alimentaires sont aujourd’hui fortement en défaveur des producteurs. De plus, cette course à la compétitivité, symbolisée par la naissance d’une agriculture industrielle, a permis la naissance de multinationales de l’agro-fourniture, elles aussi constituées en oligopoles pour les mêmes raisons que pour les multi-nationales de l’agro-alimentaire et de la distribution. Ainsi, en 2016, sur 100€ de consommation finale, seuls 6€ reviennent aux producteurs, selon les données France Agrimer(1). De plus, l’agriculture industrielle, née de cette dynamique suicidaire, est responsable de nombreux dommages sanitaires, environnementaux et sociaux.

Ainsi, une rupture avec les logiques libérales et mondialisées actuelles nous est imposée entres autres par les défis sanitaires, climatiques, de maintien de la biodiversité mais aussi de redynamisation des territoires pour recouvrir notre souveraineté alimentaire. Cependant, elle se révèle être aussi une solution. En effet, une transformation des systèmes agricoles par les principes de l’agroécologie, ainsi qu’une reterritorialisation des circuits de distribution alimentaires, alors composés d’un artisanat agro-alimentaire diversifié, complémentaire et dynamique, est la seule à même de répondre aux enjeux économiques, environnementaux et sociaux de notre époque.

Cet article (en 3 parties) se propose donc de donner à voir sur les implications de cette transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires sur le travail en agriculture. Basée sur le scénario Afterres 2050(2), il se veut prospectif et permettra de donner un ordre d’idée de l’effort économique à demander aux acteurs des filières ainsi qu’au consommateur pour une bonne rémunération des travailleurs agricoles, une redynamisation de nos campagnes et la garantie du droit à une alimentation saine pour tous dans des systèmes agricoles et alimentaires alors durables.

1.    Le besoin en travail dans les systèmes agroécologiques
Une modification du système agricole français

Afin de concrétiser et d’illustrer la transformation des systèmes agricoles et alimentaires appelée ces dernières années par une partie toujours croissante de la société, plusieurs scénarios prospectifs sur l’alimentation et l’agriculture de demain ont été proposés. Parmi eux, peuvent être cités, les scénarios Afterres 2050 ou encore TYFA. Le premier scenario prône, entre autres, une diminution drastique de la consommation de protéines animales ainsi qu’une compensation partielle de cette diminution par la consommation de protéines végétales(2). L’augmentation des protéagineux est indispensable à notre souveraineté protéique (soit l’atteinte d’une production de protéines végétales qui permettent de répondre à nos besoins pour l’alimentation animale et humaine aujourd’hui couverts par de massives importations en provenance d’Amérique du Sud) ainsi qu’à la modification de nos habitudes alimentaires en substitution de protéines animales. Ces dernières seraient alors produites par des systèmes en polyculture élevage afin d’en maximiser les synergies(3). De plus, au regard du besoin de recouvrer notre souveraineté alimentaire, dont les fragilités ont été mis à jour lors de la crise sanitaire de la Covid-19, l’augmentation de la production de fruits et de légumes est indispensable en France. En effet, 50% de notre consommation de fruits et légumes est aujourd’hui importée(4). Les conclusions de cette étude sont donc en phase avec les transformations nécessaires au recouvrement de notre souveraineté alimentaire ainsi qu’à une réinsertion des systèmes agricoles au sein des cycles naturels.

Ainsi, notre analyse prospective s’est basée sur le scénario Afterres 2050 (2) dans sa variante généralisation de l’agriculture biologique. En effet, au vu de la concentration des données disponibles relevant de l’agroécologie autour de l’agriculture biologique, il semblait pertinent de se focaliser sur cette variante afin de pouvoir réaliser notre prospective.  Le scénario Afterres 2050 met en avant quatre changements majeurs à l’échelle nationale dans les systèmes agricoles :

  • Une diminution de 300 000ha et de 15 900 milliers de tonnes de blé tendre ;
  • Une augmentation de 1 900 000ha et de 3 300 milliers de tonnes de protéagineux à destination aussi bien de l’alimentation animale comme humaine avec tout de même une large augmentation de la part dédiée à cette dernière ;
  • Une augmentation de 70 000ha et de 200 milliers de tonnes de fruits ainsi que de 270 000ha et 6 100 milliers de tonnes de légumes ;
  • Une diminution de 910 000 têtes de vaches laitières et de 7 180 milliers de tonnes de lait ainsi que de 2 610 000 têtes de vaches allaitantes et de 660 milliers de tonnes poids carcasse.

Au vu des données disponibles et des principaux axes de la transformation du système agricole français, cette prospective se centrera sur les ateliers céréales et oléo-protéagineux (COP), le  maraîchage et l’élevage laitier.

Une augmentation du besoin en travail

Le premier résultat de cette prospective que nous pouvons mettre en avant est l’augmentation du besoin en travail d’environ 380 000 emplois supplémentaires dans les trois filières ciblées par cet article. Cette augmentation du nombre de travailleurs agricoles, aussi bien permanents que temporaires, est nécessaire à la mise en place de systèmes agroécologiques. En effet, ces systèmes impliquent une augmentation des surfaces de productions intenses en main d’œuvre, telle que le maraîchage, ou encore une augmentation des tâches non mécanisables(5).

Donc, du fait de la combinaison de l’augmentation de la main d’œuvre par exploitation agricole pour les productions maraîchères, de grandes cultures et laitières, et de la diminution de la taille des exploitations, la main d’œuvre totale au niveau national devrait augmenter(5).

Ainsi, si l’on reprend les surfaces de production maraîchères et de grandes cultures ainsi que le nombre de têtes de vaches laitières que compterait la France en 2050 selon le scénario Afterres 2050 et qu’on les divise par la surface moyenne, ou nombre de têtes de chacune des productions en agriculture biologique, il est alors possible de dire qu’au niveau national, nous aurions une augmentation de 111%, 809% et de 55% du nombre d’UTH (Unité de Travail Humain) respectivement pour les productions de céréales et oléo-protéagineux, de légumes frais et de lait (graphique ci-dessus). De plus, il convient d’ajouter que le nombre relatif de salariés temporaires et donc précaires serait réduit par rapport à la situation actuelle (5), notamment grâce au lissage de la charge de travail sur l’année, du fait d’une diversification des productions sur les exploitations agricoles(6). Une transformation agroécologique des systèmes agricoles, selon le scénario Afterres 2050, entraînerait donc une forte augmentation de la main d’œuvre agricole ainsi que de la qualité des emplois.

Une productivité du travail fortement impactée

Une augmentation du besoin en main d’œuvre pour une SAU (Surface Agricole Utile) française stable se traduira obligatoirement par une diminution de la productivité du travail en termes d’homme à l’hectare, mais aussi en termes de quantité de travail humain nécessaire pour produire une unité de rendement. En effet, les rendements en agriculture biologique sont 20% plus faibles qu’en agriculture dite conventionnelle(7). Or, cette diminution de la productivité physique n’est en rien préoccupante, au regard du contexte français, caractérisé par un chômage important et une surproduction évidente par rapport aux besoins de sa population, notamment sur certaines productions telle que le blé tendre ou encore le lait.

Il faut néanmoins s’attarder sur le cas de la rentabilité de l’agriculture suite à la transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires. Ainsi, la production de valeur ajoutée au niveau de l’exploitation agricole dépend de plusieurs paramètres :

  • Le prix de vente final au consommateur, qui régit la création totale de valeur ajoutée à l’échelle des filières.
  • Le prix de vente au producteur, qui dépend du prix précédent ainsi que la répartition du montant total de valeur ajoutée au sein des filières, sa fixation étant dominée par des rapports de force défavorables aux producteurs du fait des oligopoles créées en amont et en aval(8).
  • Les charges opérationnelles des exploitations agricoles qui, soustraites au prix précédent, donne à voir sur leur marge brute.

Du fait de cette modification en profondeur de la composition du système agricole français à l’horizon 2050, selon le scénario Afterres 2050 et les hypothèses posées pour cette prospective (cf annexe), les résultats économiques sont fortement modifiés. Ainsi, du fait des données disponibles, nous centrons notre analyse à l’échelle des filières suivantes : le blé tendre panifiable, la lentille, le maraîchage ainsi que la production laitière sans transformation. Cela permet d’avoir une bonne représentativité des principaux changements du système agricole suivant le scénario Afterres 2050 et ainsi d’obtenir une prospective plausible.

Une rentabilité encore majoritairement insuffisante

En 2050, d’après notre prospective, la rentabilité hors subventions (calculée comme la marge brute/UTA) des productions céréales-protéagineux et maraîchères serait augmentée respectivement de 56% et de 99% tandis que celle de la production laitière diminuerait respectivement de 22%. On peut en conclure un trop faible prix du lait ainsi qu’une non viabilité des exploitations spécialisées en élevage. En effet, l’élevage ne pourra entrer dans une transformation agroécologique des systèmes agricoles qu’intégré aux productions végétales et avec une production animale mixte (lait et viande) (3). A noter qu’une forte hausse de la rémunération serait à attendre sur le maraîchage avec une rentabilité qui double en parallèle d’une multiplication par neuf des travailleurs agricoles dans cette filière.

2.    Pour l’engagement d’une transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires
Rémunérer correctement les travailleurs agricoles

Trois options pour combler les écarts de rentabilité observés se présentent alors :

D’après les données issues d’une étude de 2018 de l’Atelier des Etudes Economiques, la part des marges brutes utilisées pour la rémunération des actifs, en agriculture biologique, pour les grandes cultures est de 28% et pour le lait de 40% (10). Le reste est destiné à financer les charges de structure. Une des solutions serait donc d’augmenter la part de marge brute utilisée pour la rémunération des actifs. La transformation agroécologique des systèmes agricoles par une mutualisation du matériel ou encore des bâtiments ainsi que par une diminution du recours à la mécanisation du fait d’une maitrise plus importante encore des itinéraires techniques pourraient permettre une diminution des charges fixes ainsi que des amortissements. Enfin, cette transformation visant une diminution de l’endettement des exploitations par une augmentation de leur autonomie, permettrait une diminution des frais financiers.

Notre prospective nous permet d’avancer que, sans répercussion à la hausse sur le prix au consommateur additionnelle à la généralisation des prix du bio, pour les céréales-protéagineux, 5,1% de la marge de l’aval de la filière pain et/ou 4,3% de la marge de l’aval de la filière lentille redistribuée aux producteurs permettrait aux travailleurs agricoles de cette filière d’obtenir le salaire minimum défini dans cette note. Il en va de même avec une redistribution de 21,9% pour la filière laitière. A noter que la majorité de la marge de l’aval de la filière céréales-protéagineux est captée par les enseignes de la grande distribution alors que pour la filière lait l’industrie agro-alimentaire capte la majorité de la valeur ajoutée. 

Enfin, la dernière solution est bien évidemment d’augmenter la marge brute, non pas par une augmentation du prix au consommateur qui menacerait l’accessibilité alimentaire, mais par une diminution des charges opérationnelles (charges variables liées notamment aux intrants : engrais, semences, produits phytosanitaires, etc) qui pourrait être permise par une meilleure maitrise et un meilleur équilibre des écosystèmes en maximisant ainsi les synergies.

Mais une fois cela dit, il reste un point essentiel à traiter. L’augmentation importante des prix alimentaires au consommateur du fait de la généralisation des prix du bio pourrait détériorer l’accessibilité alimentaire déjà insuffisante actuellement. Comment faire en sorte de conjuguer rémunération correcte des travailleurs agricoles dans des systèmes agricoles agroécologiques et accessibilité alimentaire ?

Garantir le droit à l’alimentation

Afin de traiter cette question, mettons en perspective les données d’augmentation des prix alimentaires liée à la généralisation des prix du bio avec le besoin de redistribution de la marge captée par l’aval des filières pour une bonne rémunération des travailleurs agricoles (selon le revenu minimum défini dans cet article)

Répartition de la valeur ajoutée à l’aval des filières et augmentation de la rémunération nécessaire au producteur

 

 

Pain (€/kg)

Lentille (€/kg)

Légumes (€/kg)

Lait (€/l)

Prix de produits issus de l’agriculture conventionnelle au consommateur

3,471

2,552

2,363

0,764

Prix de produits issus de l’agriculture biologique au consommateur

3,721

52

4,223

0,875

Variation

+7 %

+96 %

+79 %

+15 %

Variation de la VA destinée à la rémunération des producteurs/unité de production pour rémunération minimum

+0,17€

+0,17€

-0,45€

+0,09€

Part de la VA de l’aval des filières à redistribuer au producteur

5,1 %

4,3 %

21,9 %

Augmentation du prix au consommateur des légumes si rémunération au min

59,7 %

 

 

(1) : Moyenne sur 5 ans de 2012 à 2016

: (11)

: (12) Moyenne 2018-2019

: (1) données 2019 lait UHT demi-écrémé

5 : Répercussion seule de la variation du prix au producteur (Hypothèse : marge constante pour le lait biologique et le lait conventionnel) – Données indisponibles  

Or, pour les filières blé tendre panifiable, lentilles, légumes et lait, la part de la valeur ajoutée captée par l’aval des filières est de respectivement 90%, 79%, 45% et 47% du prix final dont respectivement 88%, 99%, 100% et 34% de cette part de la valeur ajoutée finale récupérée par la grande distribution (pour le lait 78% de la valeur ajoutée est captée par l’industrie agro-alimentaire).

Il semble donc tout à fait plausible, au vu des chiffres, qu’un encadrement des marges couplé à une reterritorialisation et à une simplification des circuits de distribution permettent une bonne rémunération des actifs agricoles ainsi qu’un prix au consommateur probablement moins élevé que le prix actuel des produits issus de l’agriculture biologique. En effet, pour les filières blé tendre panifiable, lentilles et lait, une redistribution au producteur de 5,1%, 4,3% et 21,9% de la valeur ajoutée captée par l’aval des filières permettrait une rémunération des actifs agricoles au simple salaire minimum calculé dans cet article.  Pour ce qui est des légumes nous pouvons même affirmer que cette rémunération minimum serait permise même avec une diminution de 45% des prix au consommateur à partir des prix actuels du bio.

En outre, afin de garantir le droit à l’alimentation et ainsi l’accessibilité à une alimentation saine, diversifiée et de qualité à tous les individus, l’État devrait aussi adopter une fiscalité avantageuse pour certains produits, développer des systèmes de protection sociale tels que la Sécurité sociale de l’Alimentation ou encore agir sur la diminution des autres postes de dépenses contraints des ménages tels que l’énergie. En effet, d’après notre prospective, l’effort de redistribution de la valeur ajoutée demandé pour la production de lait serait assez important malgré l’augmentation déjà considérable du prix au consommateur du fait de la généralisation du prix bio. De plus, l’effort de redistribution de la valeur ajoutée pour les lentilles ne serait pas très important mais, du fait de la généralisation du bio, le prix au consommateur aurait déjà presque doublé. Les prix des légumes, par la généralisation des prix du bio, augmenteraient toujours de 59,7%, en comparaison à une augmentation initiale de 79%, si le surplus de rémunération au producteur par rapport.

Ainsi, afin de prendre en compte l’évolution des circuits de distribution vers les circuits courts de proximité, une fiscalité avantageuse devrait s’appliquer à l’échelle du producteur combinée à un encadrement des marges sur toute la filière. Ainsi, dans un objectif de recouvrement de notre souveraineté agricole et alimentaire et de modification de nos habitudes alimentaires, le soutien économique devrait se concentrer principalement sur les fruits et légumes ainsi que sur les protéagineux afin d’en augmenter significativement la production ainsi que l’accessibilité pour les consommateurs tout en permettant une bonne rémunération des travailleurs agricoles. Sur le blé tendre panifiable ainsi que sur le lait, un simple encadrement des marges devrait être effectué, permettant ainsi d’éviter une augmentation additionnelle du prix du pain et de limiter l’augmentation du prix du lait. Cette légère augmentation va dans le sens de la nécessité de réduire notre consommation de produits animaux.

Conclusion

La transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires est absolument nécessaire, au vu des défis climatiques et de santé publique auxquels nous faisons face. C’est aussi une solution pour notre souveraineté alimentaire, ainsi que pour la bonne rémunération des travailleurs de toutes les filières agro-alimentaires. Cet article prospectif a montré que la transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires allait nécessiter une forte augmentation du besoin en travail. Mais l’arrivée de ces nouveaux travailleurs dans le secteur agricole ne se fera pas sans une meilleure rémunération au niveau de la production.

Pour cela, l’augmentation du prix au consommateur serait indispensable, mais elle ne doit pas pour autant mettre en péril l’accessibilité à l’alimentation. Des mesures fiscales et facilitatrices devront donc être prises afin d’encadrer les marges des différents intermédiaires au sein des filières. En effet, cette prospective a montré que l’effort de redistribution de l’aval vers les producteurs n’était globalement pas très important et pourrait donc se faire sans mal. En plus de cela, des mécanismes de subvention au niveau des producteurs mais aussi des distributeurs devront être mis en place pour favoriser les productions et aliments bruts ou peu transformés, permettant à chaque consommateur de composer des repas sains et nutritifs. Il faut noter qu’à terme, une alimentation saine aussi bien du point de vue sanitaire qu’écosystémique permettra une diminution des coûts indirects de santé et de dépollution des eaux qui pourrait ne pas entraîner de perte de pouvoir d’achat des ménages.

Annexe : Les hypothèses de cette étude prospective
  • La comparaison entre les résultats économiques actuels et ceux probables en 2050 en suivant le scénario Afterres 2050 porte sur la comparaison des différents prix au producteur, au consommateur et des charges opérationnelles entre agriculture dite conventionnelle et agriculture biologique.
  • Les résultats économiques finaux sont basés sur la généralisation des prix actuels des produits issus de l’agriculture biologique du fait d’une impossibilité à prévoir avec précision l’évolution des prix de l’agriculture biologique dans le cas de sa généralisation à l’échelle nationale.
  • Le revenu minimum d’un travailleur agricole à temps plein a été calculé selon la charge hebdomadaire de travail d’en moyenne 54,4h [9] multipliée par le SMIC horaire brut qui est de 10,15 € au mois de janvier 2021.
  • L’analyse économique des céréales est centrée sur les résultats économiques du blé tendre qui représente majoritairement les céréales produites en France.
  • L’analyse économique des protéagineux s’est centrée sur les résultats économiques de la culture de lentille qui est un protéagineux aujourd’hui principalement utilisé dans l’alimentation humaine. Par cette hypothèse, nous tâchons de prendre en compte une probable augmentation du prix moyen des protéagineux du fait d’une part croissante dédiée à l’alimentation humaine.
  • Les résultats économiques pris en compte dans l’analyse pour les exploitations en COP en agriculture biologique sont ceux des associations céréales-protéagineux dont nous faisons l’hypothèse qu’elles seront majoritaires à l’issue d’une transformation agroécologique des systèmes agricoles.
  • L’analyse économique de la filière laitière est centrée sur une production laitière sans transformation dans son analyse des prix au consommateur (prix au litre de lait UHT demi-écrémé).

Références

(1)France AgriMer, 2020, Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires – Rapport au Parlement 2020, 448p, https://www.franceagrimer.fr/content/download/64646/document/Rapport_2020_OfPM.pdf

(2)Association Solagro, Courturier C., Charru M., Doublet S. et Pointereau P., 2016, Afterres 2050, 96p, https://afterres2050.solagro.org/wp-content/uploads/2015/11/Solagro_afterres2050-v2-web.pdf

(3) Collin P., Levard L., 2020, L’élevage au cœur des transformations agricoles et alimentaires, Laboratoire d’idées UTAA, 20p

(4) Duplomb L., 2019, La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps encore ?, Rapport d’information au Sénat n° 528, 31p, https://www.senat.fr/rap/r18-528/r18-5281.pdf

(5) Forget V., Depeyrot J.-N., Mahé M., Midler E., Hugonnet M., Beaujeu R., Grandjean A., Hérault B., 2019, Actif’Agri. Transformations des emplois et des activités en agriculture, Centre d’études et de prospective, Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, la Documentation française, Paris, https://agriculture.gouv.fr/actifagri-de-lemploi-lactivite-agricole-determinants-dynamiques-et-trajectoires

(6) Pimentel D., Hepperly P., Hanson J., Douds D. et Seidel R., 2005, Environmental, Energetic, and Economic Comparisons of Organic and Conventional Farming Systems, BioScience, 55, 7, 573-582, https://academic.oup.com/bioscience/article/55/7/573/306755

(7) de Ponti T., Rijk B. Van Ittersum MK., 2012, The crop yield gap between organic and conventional agriculture, Agricultural Systems, 108, 1-9, https://doi.org/10.1016/j.agsy.2011.12.004

(8) Ritzenthaler A., 2016, Les circuits de distribution des produits alimentaires, Avis du CESE, 186p, https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2016/2016_03_circuit_produits_alimentaires.pdf

(9) Chambre d’Agriculture, 2018, Repères socio-économiques sur l’agriculture française – Evolutions sur longue période, 19p, https://chambres-agriculture.fr/fileadmin/user_upload/National/FAL_commun/publications/National/memento-agriculture-VD-version-web.pdf

(10) L’atelier des Etudes Economiques, 2019, Références économiques en Agriculture Biologique – Normandie et Pays de la Loire, 52p, Étude_bio_2018_gl_20191118.pdf (agriculteurs-85.fr)

(11) Denhartigh C. et Metayer N., 2015, Diagnostic des filières légumineuses à destination de l’alimentation humaine en France – Intérêt environnemental et perspectives de développement, 53p, https://solagro.org/images/imagesCK/files/publications/f12_diagnosticlegumineusesalim.pdf

(12) Familles rurales, 2019, Observatoire des prix des fruits et légumes 2019 – Dossier de Presse, 12p, https://www.famillesrurales.org/sites/multisite.famillesrurales.org._www/files/ckeditor/actualites/fichiers/DP%20Observatoire%20des%20Prix%20FL%20%202019_0.pdf

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Dans un article paru en 2006, La face cachée de l’individu hypermoderne : l’individu par défaut, le sociologue Robert Castel émet l’idée que nous avancerions de plus en plus vers ce qui serait une « société des individus ». Son diagnostic, qui a désormais 17 ans, s’impose avec d’autant plus de force que de nombreuses dynamiques d’individualisation traversent aujourd’hui l’ensemble du corps social et affectent les différents domaines de l’expérience humaine : le travail, la famille, les institutions, rien n’y échappe. Dans une société où les individus refusent toute identité stable, le lien social, qui correspond à l’ensemble des liens culturels, sociaux, économiques et politiques qui relient les individus dans leur vie quotidienne, n’a plus rien d’une évidence.

Le même Robert Castel démontre comment, dès le XIVe siècle, la société salariale se substitue peu à peu aux rapports sociaux patrimoniaux, faisant du travail, et plus encore du salariat, le fondement de l’ordre social et l’activité à partir de laquelle les individus « existent » aux yeux de la société. Loin d’être une simple modalité de la production économique, le salariat se constitue à travers les siècles comme une condition matérielle étroitement associée à des droits et participent de la formation d’un État social devant assurer la protection des individus et leur intégration au sein de la société. Evidemment, la relation entre lien social d’un côté et travail et salariat de l’autre est plus complexe qu’il n’y paraît : le lien entre les travailleurs se crée à partir de mais aussi contre le travail. Cette ambiguïté traverse d’ailleurs l’histoire de la littérature. Simone Weil, dans son Journal d’usine, s’attache à saisir les rares moments où les ouvriers lui font entrevoir une autre forme de travail, faite d’entraide, de réalisation de gestes où se mélangent art et technicité, du sentiment d’avoir fait du « bon boulot », à côté d’une organisation du travail fordiste qu’elle juge aliénante.

Tout aussi évident, le travail et l’emploi salariés font actuellement l’objet de nombreux bouleversements qui amenuisent leur capacité à assurer la permanence du lien social (précarisation des emplois, chômage de masse, etc…). Autant de bouleversements qui montrent l’incapacité des sociétés contemporaines à assurer leur promesse d’intégration. Mais au-delà de la remise en cause du travail salarié, le lien social est bouleversé par quelque chose de plus profond : la permanence du mythe de l’individu autosuffisant.

Au-delà du travail, le mythe de l’individu autosuffisant : fossoyeur du lien social

Dès L’archipel français, Jérôme Fourquet présentait l’Hexagone comme un ensemble de petites îles sans rapports les unes avec les autres. La France ferait désormais selon lui l’expérience d’un individualisme forcené et de la remise en cause de ses deux principaux piliers culturels : la matrice catholique et « l’Eglise rouge » que constitue le PCF. L’une et l’autre ont en effet joué un rôle significatif durant des décennies, voire des siècles pour la première, dans la construction sociale des individus et le sentiment d’appartenance à la société française. Elles connaissent pourtant un déclin déjà largement amorcé sans qu’aucune nouvelle matrice idéologique et culturelle ne vienne réassurer le développement du lien social et une nouvelle conception de l’être humain.

Cette disparition des matrices culturelles liant l’individu à la société est entrevue dans le champ de l’imagination dès L’homme précaire et la littérature de Malraux. Le ministre de la Culture du Général de Gaulle met en lumière l’échec de l’imaginaire audio-visuel (le cinéma et après lui la télévision) à représenter une vision unifiée du monde et de l’être humain, comme avait pu le faire avant lui l’imaginaire de fiction (le roman), l’imaginaire de l’illusion (le théâtre) et l’imaginaire de vérité du christianisme. La mutation qu’il voit à l’œuvre, espère, selon lui, « aussi peu fonder le monde sur l’homme, que fonder l’homme sur le monde ». De sorte que face à cette désarticulation entre l’être humain et la société ne subsiste plus qu’un individu étriqué, précaire, aléatoire et qui, pourtant, a pour ambition d’être à lui-même son propre mythe.

Mais, loin d’être un processus nouveau, le mythe de l’individu autosuffisant est au fondement de la modernité occidentale et de la société de marché. Ce que souligne trop peu Jérôme Fourquet. L’être humain se déploie dans la pensée des philosophes du XVIIIe siècle, Hobbes notamment, à travers un processus de déterritorialisation, de non-appartenance radicale. Il n’appartient pas à un peuple, à une nation, ou à une culture, pas plus qu’à une famille ou à une relation affective quelconque. Il se perçoit comme sujet séparé radicalement de toutes appartenances possibles.

Néanmoins, à ce processus moderne de remise en cause des appartenances (religieuses, géographiques, etc) des individus, l’histoire républicaine fait succéder un processus « d’intégration sociale » qui place le citoyen au centre de la communauté politique. Processus qui s’incarne dans des manifestations concrètes (suffrage universel masculin en 1848, lois Ferry du 16 juin 1881 et du 28 mars 1882 rendant l’école gratuite, l’enseignement laïque et l’instruction primaire obligatoire, etc…) et des personnages emblématiques de notre histoire nationale (les Hussards noirs de la République, préfets, maires, etc…)

Reste que la destruction méthodique, depuis maintenant quarante ans, de tout ce qui se constituait auparavant comme un « patrimoine national » et commun à l’ensemble des Français (sacralité du vote, école républicaine, laïcité, sécurité sociale et services publics, etc…) nous laisse le dilemme d’un lien social désormais plus mythique que réel car n’ayant plus les fondements culturels et politiques nécessaires à son épanouissement.

La place de l’Etat dans l’intégration sociale des individus

Face à ces nouvelles fractures sociales, difficile pour l’État de ne pas essayer de redonner du sens à l’activité qui reste le facteur principal de lien social dans nos sociétés : le travail. Malgré ses transformations, le travail salarié continue d’occuper une place centrale dans la structure sociale française. Et bien que cela paraisse paradoxal : d’une part, les formes nouvelles d’emplois (travailleurs des plateformes, intérimaires) qui se développent demandent une mobilisation plus grande des travailleurs que le rapport salarial classique. D’autre part, la centralité du travail se trouve renforcée par le développement du chômage de masse. Les chômeurs, transformés en « demandeurs d’emploi », (ce basculement sémantique le démontre suffisamment) voient leurs vies tourner principalement autour de l’acte de recherche d’emploi. Ce qui légitime d’autant l’intervention de l’Etat sur le marché du travail.

Alain Supiot, professeur émérite au Collège de France et spécialiste du droit du travail, entrevoit par ailleurs dans Le travail n’est pas une marchandise une reconstruction du lien social à travers la transformation de notre rapport au travail. Loin de puiser dans ce qui serait un répertoire utopique, il montre que cette relation existe déjà en fait et en droit dans le statut juridique des professions libérales (la qualité de leurs services requiert le respect de règles de l’art propres à chacune d’elles et leurs honoraires reposent sur la nature du travail accompli) ; et dans celui de la fonction publique (son statut se fonde non pas sur les règles du marché mais sur l’accomplissement d’une mission d’intérêt général). Il s’agit selon lui de retrouver l’esprit des lois Auroux de 1982, qui instaurent de nouveaux droits pour les travailleurs en France, de prolonger ce qui a été fait (certes mal fait) à travers la reconnaissance de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) lors de la loi PACTE de 2019, et ainsi de faire de la conception et de l’organisation du travail un objet de négociation collective dans les entreprises.

Bien sûr, les politiques de cohésion sociale ne peuvent se limiter à la simple sphère productive. Chaque sujet humain, pour se construire en tant qu’individu, est fondamentalement dépendant de sa reconnaissance par ses pairs. Le problème étant justement que nos sociétés occidentales modernes subissent une crise des processus de reconnaissance dans l’ensemble des domaines : éclatement du modèle familial, ségrégation urbaine, inégalité des chances scolaires, prégnance des discriminations. Et cette disparition des relations de reconnaissance débouche sur des expériences de mépris et d’humiliation qui ne sont pas sans conséquences sur la capacité d’une société à assurer l’intégration sociale de ses membres. Voilà pourquoi, à la place du lien social tel qu’il pouvait se constituer auparavant, nous assistons désormais dans nos sociétés contemporaines à un « déchirement du social » qui appelle une intervention forte des pouvoirs publics.

Encore faut-il que cette intervention soit à la mesure de l’enjeu. Ce qui est loin d’être le cas, par exemple, en matière de politiques d’aménagement urbain, domaine pourtant essentiel dans l’intégration des individus. Développant, il y a déjà longtemps, à ce propos la comparaison entre l’architecture et les villes d’un côté et l’écriture et les livres de l’autre, Françoise Choay(1) montre que chaque ville ancienne, aidée en cela de sa physionomie et de ses formes propres, possédait son écriture singulière, son langage fermé, son style. Seulement l’ancien mode d’aménagement des villes est devenu une langue morte en raison d’une série d’événements sociaux importants (croissance démographique, transformation des techniques de production, développement des loisirs) sans pour autant qu’un nouveau langage apparaisse. Les nouvelles structures urbaines n’arrivent plus à s’inscrire dans un modèle d’urbanisme cohérent et tendent de ce fait à accentuer les dynamiques de ségrégation urbaine sans que les pouvoirs publics prennent toute la mesure d’une telle transformation.

Outre le débat sur le travail, les récentes polémiques posent en soubassement deux questions plus fondamentales encore (la première étant rappelée plus haut) : qu’est-ce qui lient actuellement les Français entre eux et quel est le rôle de l’Etat dans l’intégration sociale des individus.

L’idéal républicain, réponse toujours actuelle face au mythe de l’individu tout puissant

Retrouver « au royaume morcelé du moi-je, le sens et la force du nous(2)» nécessite au-delà enfin de s’appuyer sur un pilier idéologique qui contrebalance celui de l’individu autosuffisant. Parent pauvre de la devise de la République française, la fraternité n’en reste pas moins un idéal puissant et d’ores et déjà au cœur des matrices culturelles du XXe siècle : l’Église catholique et l’Église rouge. Si ce sont bien les Jacobins, qui demandent à associer la fraternité à la devise républicaine, l’idéal a le soutien complet de l’Église en raison même de ses racines chrétiennes. Sans l’Église, pas de retour en grâce de la fraternité en 1848 après un demi-siècle d’anéantissement par la contre-révolution nobiliaire. C’est effectivement la remontée d’un romantisme chrétien (avec les socialistes utopiques Cabet, Buchez, Leroux, Saint-Simon) qui permet à la fraternité de s’inscrire définitivement dans le répertoire républicain. Mais le mythe est au cœur également de la matrice culturelle communiste, comme le montre suffisamment le concept de Fraternité-Terreur, chez Jean-Paul Sartre (marxiste certes peu orthodoxe) selon lequel les individus se lient entre eux par l’action révolutionnaire puis nouent définitivement ces liens autour du serment proclamé dans la salle du Jeu de paume. De sorte que sous la disparition relative des deux Églises, nous retrouvons un mythe qui les contient toutes les deux : celui de la fraternité. Mais elle a désormais, ou de nouveau, la forme républicaine.

Tout l’intérêt, et le caractère prolifique, de cette résurgence tient au fait qu’elle ne se constitue pas comme une déconstruction du mythe de l’individu mais bien comme son approfondissement. Dans l’histoire politique et intellectuelle du XIXe siècle, le républicanisme a longtemps marché, sur le continent européen, aux côtés du libéralisme, et a participé à la consolidation des régimes constitutionnels. Mais, à l’inverse du libéralisme, le républicanisme conçoit l’individu comme un être fondamentalement enraciné, appartenant à une patrie, à une histoire commune, et trouvant dans la participation à la vie de la cité une source d’épanouissement. Loin de l’image d’un individu autosuffisant, l’idéal républicain est avant tout l’idéal de l’individu citoyen qui fait de la fraternité un labeur de chaque jour.

Références

(1)François Choay, Urbanisme, utopie et réalité, une anthologie, Essais, Points 2014

(2)Régis Debray, Le moment fraternité, Gallimard, 2009

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L’école privée, berceau des inégalités

La Cité

L’école privée, berceau des inégalités

École publique, écoles privées sous contrat subventionnées par l’État et écoles hors contrat, la situation de l’école en France, loin d’être idéale, présente de nombreux défauts. Système à deux vitesses, inégalités qui se creusent et s’auto-entretiennent, il est important de dresser un état des lieux de la situation actuelle, en gardant un œil sur les combats passés. Plus que jamais, il est indispensable de proposer un nouveau projet pour l’école de la République, afin qu’elle remplisse sa promesse d’émancipation et d’égalité.

L’alinéa 13 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 déclare que « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés est un devoir de l’État ».

Pourtant, aujourd’hui, l’école publique est en souffrance et notre système scolaire dualiste ne fait qu’encourager la reproduction des inégalités sociales. Les chiffres sont flagrants. Selon le sociologue spécialiste des politiques éducatives Pierre Merle(1), le recrutement social entre les écoles privées et publiques est fortement divergent. En prenant l’exemple des collèges nantais, il dresse un tableau édifiant, rappelant que les élèves d’origines défavorisées sont environ 15,1% dans le privé en 2010 contre 33,4% dans les collèges publics. À Paris, la même année, l’écart est encore plus grand : les collèges privés n’accueillent que 4,2% d’élèves d’origines défavorisées contre 23,8% dans les collèges publics.

Ce constat accablant n’est pas acceptable, car pour que la République sociale remplisse sa promesse d’émancipation, l’école doit pouvoir jouer son rôle. Alors que faire pour lutter contre ces inégalités scolaires ? Comment mettre fin au processus d’évitement des familles les plus favorisées afin de promouvoir la mixité sociale ? Comment réformer notre modèle éducatif afin de renforcer l’égalité, la laïcité et le respect de l’ensemble des valeurs républicaines ?

Un rappel historique :  la loi Savary et le « mouvement de l’École Libre »

Arrivé au pouvoir le 21 mai 1981, François Mitterrand a axé sa victoire sur un programme en 110 propositions clés pour la France. L’école est concernée, notamment par la promesse n°90 prévoyant la création d’un « grand service public unifié et laïc de l’Éducation nationale ».

L’objectif est de revenir sur la loi Debré de 1959 contractualisant les rapports entre l’État et les établissements privés, afin d’assurer une certaine liberté d’enseignement et mettre ainsi un terme à la guerre scolaire opposant public et privé. Celle-ci a secoué la France au début du XXe siècle et a pris la forme de débats politiques sur la place de la religion au sein de l’enseignement. Le projet initial de la loi est donc de rapprocher les écoles publiques et privées au sein d’un même service public.

La philosophie réformatrice du gouvernement socialiste est avant tout de convaincre et non de contraindre. Alain Savary, fin négociateur et Premier Secrétaire du Parti Socialiste avant le Congrès d’Épinay est chargé de la réalisation de cette promesse.

L’élaboration et les négociations, qui durent trois ans, s’articulent en trois phases. Selon Marie-Thérèse Frank et Pierre Mignaval(2), une première phase d’approche technique laisse place en 1983 à une phase politique qui se transforme petit à petit en une affaire d’État, faisant remonter des tensions idéologiques profondes.

En réalité, la période de concertation autour du projet ne débute qu’à partir de janvier 1982. Savary est conscient de la difficulté de la tâche, qui doit s’ancrer dans d’autres reformes socialistes telles que la décentralisation administrative. Ses propositions sont portées à partir de décembre 1982 et refusées par les représentants de l’école privée.

Depuis les années 1970 et l’émergence du CNEC (Comité national de l’enseignement catholique), les positions de l’école privée se sont renforcées en France. Ces derniers souhaitent conserver les acquis de la loi de 1959 mais finissent par accepter le dialogue avec le ministère socialiste. Leur souhait le plus profond est de conserver le financement public des écoles privées. En effet, la loi Debré de 1959 instaure un système de contrats entre l’État et les écoles privées volontaires. Cela se traduit par des aides publiques en échange d’une formation de programmes éducatifs communs entre les écoles publiques et les écoles privées sous contrat.

Les positions restent donc figées entre les représentants laïcs, le cabinet ministériel et les représentants du CNEC qui refusent les différentes propositions de Savary en janvier 1983.

Souhaitant faire un geste afin de détendre les positions des deux camps, le gouvernement autorise la création de 15 000 postes de maîtres titulaires dans les écoles privées en 1984. Cela renforce en réalité la défiance des laïcs envers le cabinet Savary. La confiance commence à se rompre entre les différentes parties et la crise politique s’amorce.

Néanmoins, les catholiques souhaitent reprendre le dialogue en 1983 et acceptent la soumission à la carte scolaire afin de garantir une certaine mixité sociale. En contrepartie, ces derniers exigent la liberté de nomination des chefs d’établissements, de la constitution de leurs équipes pédagogiques et des projets éducatifs.

Après ces nouvelles négociations, Alain Savary met sur la table de nouvelles propositions à la fin de l’année 1983, que les rédacteurs Jean Gasol et Bernard Toulemonde décrivent comme un « château de carte » dans lequel « tout est en nuance ».

Le projet se trouve finalement amendé, son paradigme est modifié. Il est finalement voté et adopté à l’Assemblée Nationale le 24 mai 1984. Pourtant, les associations de parents de « l’école libre » se mobilisent et manifestent à Paris le 24 juin 1984 en rassemblant presque 850 000 personnes. Face à la pression populaire, Mitterrand annonce le 12 juillet 1984 le retrait de la loi afin de sortir de la crise politique embryonnaire qui scinde la France en deux. Le gouvernement Mauroy est emporté par le retrait de la loi ainsi que la confiance d’une partie des enseignants envers le Parti Socialiste.

Alain Savary démissionne, déçu, après avoir été broyé par les rapports de forces puissants entre les différentes positions antagonistes.

Cet évènement historique illustre bien les tensions idéologiques et conservatrices qui continuent de traverser la France. Pour autant, les temps changent, le contexte évolue et la rivalité entre école publique et privée a toujours son actualité.

L’école privée, berceau des inégalités

La dualité du système scolaire participe activement à la ségrégation de la société française et au processus d’homogamie. Ce concept sociologique met en avant le cloisonnement de classes entre elles et va ainsi à l’opposé de la mixité sociale. De ce fait, notre système éducatif permet une aggravation des inégalités. Plusieurs études empiriques, à l’instar de celle de Pierre Merle, illustrent cette situation.

Il est important de rappeler que notre société possède un des plus forts taux de scolarisation dans le privé en Europe, avec près de 20% des élèves scolarisés en 2004(3). Il est indéniable que les frais des écoles privées ont un effet dissuasif sur les couches plus populaires, allant ainsi à l’encontre de la mixité sociale et du concept d’égalité des chances, encourageant une forme d’homogamie.

D’autre part, chaque année paraissent les classements des meilleurs collèges ou lycées. Bien souvent, les établissements privés se retrouvent en tête. Il faut néanmoins nuancer le propos. En réalité, cela ne signifie pas une plus grande efficacité de ces établissements. Tout dépend de l’outil statistique utilisé. En effet, pour réaliser ces classements, les statisticiens utilisent généralement l’efficacité brute, à savoir les résultats des établissements aux examens nationaux. C’est un outil biaisé car il ne prend pas en compte le fait que les meilleurs élèves se trouvent généralement dans les couches les plus élevées de la société, qui ont plus souvent recours à l’enseignement privé.

Il est aisé de remarquer que lorsque l’on utilise l’efficacité nette, qui résulte d’une révision de l’efficacité brute en fonction des parcours sociaux des élèves et des politiques de recrutement des établissements, cela tend à montrer une efficacité semblable. En effet, toutes choses égales par ailleurs, les établissements privés ne font pas progresser plus efficacement leurs élèves que les établissements publics.

Ce premier argument met ainsi en garde envers les outils statistiques utilisés dans les différents classements nationaux.

Afin de comprendre en quoi les établissements privés recrutent davantage d’étudiants venant des classes les plus favorisées, il est important de considérer la répartition territoriale. En effet, les établissements recrutent conformément à la carte scolaire française. Il est intéressant de noter que la plupart des établissements privés se trouvent dans les quartiers les plus aisés ou les régions les plus religieuses, c’est-à-dire les endroits dans lesquelles la demande est forte (Grand Ouest par exemple). C’est aussi ce qu’on appelle un « effet de richesse ». En effet, les frais de scolarité des établissements privés sont davantage susceptibles d’être payés par les familles les plus aisées que par les familles issues de milieux plus populaires. Les coûts des établissements privés sont très variables et comportent souvent plusieurs options telle que la section internationale, qui coûte plus cher. Si l’on suit l’exemple de Pierre Merle, le lycée Stanislas à Paris en 2011 demandait une inscription annuelle à hauteur de 1 826€, s’y ajoutant des « études dirigées » à 1 350€.

Ce phénomène de filtrage par les capacités financières est notamment un des facteurs explicatifs de la ségrégation sociale et de la participation de l’école privée à la reproduction des inégalités sociales.

La politique de recrutement, facteur de ségrégation

La différence de recrutement entre les établissements publics dans les différentes régions de France est frappante. À Marseille, les établissements publics accueillaient près de 48,7% de collégiens d’origines défavorisées contre seulement 18,7% dans les établissements privés en 2010. La même année, à Nice, les collèges publics en accueillaient 35% contre 9,9% dans les établissements privés.

Ces chiffres sont édifiants concernant le manque de diversité et de mixité sociale dans les établissements privés. D’ailleurs, selon Pierre Merle, ce phénomène tend à s’aggraver. Il conceptualise ainsi la « ghettoïsation par le haut » des collèges privés : cette tendance se renforce, aussi bien dans les établissements ayant un recrutement au sein des classes favorisées que dans les établissements accueillant des classes défavorisées. Ainsi, on assiste à un écartement continu des établissements privés et publics, les uns s’embourgeoisent et les autres accueillent dans une proportion toujours plus grande des classes populaires.

Ce constat montre bien que la mixité sociale ne semble plus être au cœur des priorités de notre système scolaire. Alors, que faire pour lutter contre cette dualité nocive pour notre société de plus en plus ségréguée ?

Pour un grand service public unifié

Plusieurs options sont défendues et s’offrent à nous. Il est tout d’abord important de revenir sur un point étonnant concernant le financement de bourses publiques, qui permettent d’accéder à certains établissements privés. Une grande majorité de personnalités politiques libérales accusent souvent la gauche de « jeter l’argent par les fenêtres » en n’oubliant pas de rappeler « qu’il n’y a pas d’argent magique ». Alors comment expliquer le gaspillage financier que constituent les bourses scolaires permettant d’accéder à l’enseignement privé, alors même qu’un service public gratuit et laïc est à la disposition de tous les élèves en France ?

Sur le point purement financier, il faut également rappeler que le financement public global des établissements privés s’élève en moyenne à 12 milliards d’euros par an, un argent au service d’un creusement des inégalités sociales.

La réouverture de la guerre scolaire peut être une solution pour sortir de cette situation délétère. Il est essentiel de rappeler le fondement de nos valeurs républicaines et l’importance qu’a l’éducation publique dans la transmission de celles-ci. Paul Vannier propose ainsi de stopper le financement public des établissements privés afin de conserver le libre choix d’enseignement. L’objectif serait ainsi de former un grand service public unifié dans lequel les établissements privés rejoindraient les établissements publics.

Une autre proposition pour la mixité sociale et la réduction des inégalités est une révision de la carte scolaire. Il faut que celle-ci s’applique de manière égale aux établissements publics et privés. De ce fait, les établissements privés ne pourraient plus choisir leurs élèves à l’entrée, mettant ainsi fin au filtrage économique. Repenser l’éducation prioritaire et la philosophie de sectorisation des étudiants doit être une priorité afin de lutter contre la ségrégation sociale. C’est notamment ce que propose un éventuel grand plan d’éducation, prévoyant une revalorisation des salaires des professeurs afin de renforcer l’attractivité du secteur, un meilleur accompagnement des élèves ou encore une garantie des financements à hauteur des besoins, humains, notamment dans les quartiers populaires.

Il est également important de modifier les pratiques en place dans certains établissements privés élitistes. La mixité doit être au cœur de la réforme du système scolaire. Ainsi, il est inacceptable de procéder à des classes de niveau ayant pour effet de tirer les meilleurs vers le haut et les plus défavorisés en termes de capital économique et culturel vers le bas. Ces procédés sont extrêmement nocifs en matière de reproduction des inégalités et de déterminisme social.

La comparaison incessante entre les écoles privées et publiques, biaisée par les outils statistiques utilisés, et la grande participation de cette dualité à l’accroissement des inégalités, doivent nous faire prendre conscience de l’urgence de faire évoluer notre modèle scolaire. Le respect des valeurs républicaines, de la laïcité, de l’égalité et un ancrage profond dans la mixité doivent être une priorité afin d’éviter un système scolaire à deux vitesses. Il est peut-être encore temps de s’inspirer du Plan Langevin-Wallon de 1946 défendant l’éducation comme un vecteur de justice et d’émancipation.

Ainsi, n’oublions pas qu’il n’y a pas de grandes réalisations qui n’aient d’abord été utopie.

Références

(1)Pierre Merle, La ségrégation scolaire, Chapitre 5, « L’école privée, une source de ségrégation scolaire », 2012

(2) Marie-Thérèse Frank, Pierre Mignaval, Alain Savary : Politique et Honneur, Chapitre 11, « La loi Savary le regard des acteurs », 2002.

(3)Isabelle Maetz, Public et privé : flux, parcours scolaires et caractéristiques des élèves, 2004

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Splendeurs et misères de l’antiracisme, entretien avec Florian Gulli

La Cité

Splendeurs et misères de l’antiracisme, entretien avec Florian Gulli

Florian Gulli est agrégé de philosophie et enseigne à Besançon. Il évoque ici son dernier livre, « l’Antiracisme trahi » (2022) publié aux PUF : il revient sur les 3 antiracismes (libéral / politique / socialiste), la notion de privilège blanc et sur le discours que la gauche doit porter à ce sujet.
Le Temps des Ruptures : Si le titre de votre livre parle d’antiracisme au singulier, vous prenez le temps de théoriquement et politiquement définir trois antiracismes distincts : l’antiracisme libéral, l’antiracisme politique et l’antiracisme socialiste. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette classification, et comment elle se transpose dans le champ politique, social et médiatique de nos jours ?
Florian GULLI :

Avant tout, je veux rappeler le contexte de ce livre. La montée de l’extrême-droite en France et ailleurs ; mais aussi le sentiment que les discours antiracistes institutionnels et une partie des discours antiracistes militants (pas tous) peuvent jouer un rôle contre-productif pour enrayer cette montée.

Mon point de départ est un discours aujourd’hui très présent, notamment chez les jeunes militants, affirmant qu’il y aurait deux antiracismes. Un antiracisme qui aurait failli, celui de SOS Racisme, et un nouvel antiracisme qui aurait pris la relève, antiracisme porteur de la radicalité nécessaire pour faire reculer le racisme (il se désigne parfois en France au moyen de l’étiquette « antiracisme politique »). Ce nouvel antiracisme (issu des années 1960 états-uniennes) fait table rase du passé. L’antiracisme qui le précède est abusivement réduit aux années 1980 et à SOS Racisme ; les organisations historiques comme le MRAP, la LICRA et la LDH par exemple semblent n’avoir jamais existé. Cet antiracisme aurait repris l’idée de « race » à l’adversaire raciste pour la transformer en concept émancipateur. Il faudrait appréhender nos sociétés comme des hiérarchies raciales, avec des oppresseurs et des privilégiés (les « Blancs ») et des opprimés (les « Non-Blancs »). L’émancipation passerait par l’organisation autonome des « racisés » et la critique radicale de la « modernité blanche ».

La critique de l’instrumentalisation du combat antiraciste par la gauche socialiste est bien sûr légitime. Mais elle s’est transformée en critique monolithique de toute la gauche politique et syndicale considérée comme « blanche » alors même que milite en son sein quantité de personnes visées par la rhétorique raciste. La volonté de rompre avec le paternalisme et la condescendance, dont le slogan « touche pas à mon pote » a pu être le symbole, était là encore parfaitement nécessaire. Mais cette volonté de voir les victimes du racisme prendre une place plus grande dans le combat et dans les directions des organisations menant ce combat s’est transformée en autre chose : le projet de construire des organisations autonomes, c’est-à-dire non-mixte d’un point de vue « racial ». Il était nécessaire enfin d’en finir avec le discours consensuel, les appels à la fraternité des hommes en général. Il était nécessaire de retrouver un discours offensif, en phase avec la conflictualité et la violence du monde social. Mais la radicalité des discours s’est structurée autour de la division « blanc / non-blanc », obscurcissant des dynamiques politiques nationales et internationales autrement plus complexes et n’aidant jamais à faire descendre les tensions entre fractions des classes populaires.

Enfin, cette cartographie des antiracismes a le désavantage d’occulter complètement une tradition, celle du mouvement ouvrier, à laquelle on peut adresser des reproches mais qui ne mérite en aucun cas le refoulement dont elle est l’objet depuis des décennies. C’est cette tradition que la dernière partie de l’ouvrage essaie de réactiver. Non pas parce qu’elle aurait tout dit, mais parce qu’elle manque cruellement au débat.

LTR : Vous émettez une critique vive des deux premiers (libéral et politique), dont vous pointez d’ailleurs de très intéressantes convergences, bien qu’ils se renvoient dos à dos.
F.G : 

L’antiracisme libéral et l’antiracisme dit « politique », malgré leur opposition tonitruante, se rejoignent en effet bien souvent.

Les questions de classes sont minorées quand elles ne sont pas purement et simplement absentes des discours et des argumentaires, alors que les populations visées par le racisme sont pourtant surreprésentées dans les classes populaires : on parle de « diversité », d’ « identité », de « race », de « racisés », mais les considérations relatives aux rapports de classes peinent à surgir. Ce travers n’est pas nouveau ; il accompagne comme son ombre l’histoire des luttes pour l’émancipation. Aux États-Unis, cette tendance à ce qu’Adolph Reed Jr nomme « réductionnisme racial » a toujours été accompagnée de vives critiques. Martin Luther King considérait que l’une des « faiblesses du Black Power » avait été de « donner une priorité au problème racial au moment précis où l’avènement de l’automation et d’autres progrès techniques mettent au premier plan les problèmes économiques ». L’auteur de Racism and the Class Struggle (1970), James Boggs, afro-américain, ouvrier automobile et dirigeant syndical, regrettait lui aussi cette focalisation sur la question de la « race » (Boggs, 2010, p. 367). Ce reproche ne visait en aucun cas à négliger la question du racisme, seulement à empêcher de dissoudre intégralement la vie des Afro-américains dans cette question.

Autre point réunissant les deux antiracismes : leur allergie à la majorité. Côté libéralisme, c’est le vieux thème de la tyrannie de la majorité, mais adapté pour le XXIème siècle. Les masses ne sont plus à craindre parce qu’elles se voudraient piller la richesse de l’élite. Elles seraient à craindre, désormais, parce qu’elles menaceraient la démocratie et la civilisation, leurs instincts racistes, misogynes et homophobes, les rendant aisément manipulables par les démagogues d’extrême-droite. Dans le second antiracisme, la majorité (blanche) ne s’en sort guère mieux ; elle est raciste par définition. Produit par un « système raciste », dit-on, l’individu ne saurait être que raciste. Son inconscient (colonial) organiserait et animerait toute sa vie psychique. Ses pratiques les plus ordinaires, le repas a-t-on soutenu récemment, seraient des expressions de sa « blanchité ».

Il serait utile que les intellectuels soutenant ce genre de propos interrogent leur propre relation à la majorité et au populaire. En effet, il ne faut pas perdre de vue que cette majorité « blanche », dont ils parlent, est majoritairement populaire et que par voie de conséquence le jugement qu’ils portent sur elle est biaisé par des considérations de classe inavouée. Il faut relire sur ce point l’article lumineux de Pierre Bourdieu écrit en 1978 : « Le racisme de l’intelligence ». Les intellectuels antiracistes ne sont pas toujours les plus prompts à traquer en eux le racisme de l’intelligence, ce « racisme propre à des « élites » qui ont partie liée avec l’élection scolaire », qui les conduit à tenir des propos méprisants et caricaturaux sur les classes populaires. Comme tout racisme, ce racisme-là infériorise un groupe stigmatisé, ici la majorité, et légitime le groupe du « stigmatiseur », c’est-à-dire celui des purs produits de l’élection scolaire.

Il ne s’agit pas d’opposer à cette représentation négative de la majorité une vision naïvement optimiste. Il s’agit de rompre avec les représentations unilatérales et de se donner pour horizon stratégique la conquête de cette majorité. Ce qui suppose de ne pas la considérer a priori comme fautive et d’écouter ce qu’elle a à dire.

LTR : Dans votre ouvrage, vous consacrez un passage à la notion de privilège blanc, et au danger de son usage, par une double erreur conceptuelle et politique. Pouvez-vous nous en dire plus ?         
F.G :

Le concept de « privilège blanc » confond « privilège » et « droit ». Le fait qu’il y ait des discriminations n’implique absolument pas qu’il y ait des privilèges. Le fait de n’être pas contrôlé par la police en raison de son faciès n’est pas un privilège mais un droit. La lutte contre les discriminations est une lutte pour l’application du droit et en aucun cas une lutte pour abolir un privilège. Ce qui reviendrait dans le cas évoqué précédemment à accroître l’arbitraire policier. Ce que personne ne désire, je présume. Même Peggy McIntosh, qui popularise le concept en 1988 dans un texte intitulé White Privilege and Male Privilege (on remarquera l’absence significative de toute référence à la  classe sociale), reconnaît que le mot « privilège » est inapproprié, même si elle le conserve.

Par ailleurs, l’expression pourrait conduire à se donner une représentation complètement  fantaisiste de la hiérarchie sociale. Le cariste « blanc » de Lens ou l’ASH « blanche » de Sochaux sont-ils privilégiés par comparaison avec l’universitaire ou le journaliste « racisé » (sic) parisien ? De quel côté se situent le capital économique, le capital culturel et le capital social ? Les avantages ou désavantages doivent être pensés « toutes choses égales par ailleurs ». Et il faut bien avouer qu’il est rare de lire cette précision.

Mais il faut aller au-delà des confusions théoriques et penser ce concept en tant qu’outil politique. Quels effets attendre de l’usage d’une telle expression ? Sans doute, pourra-t-elle susciter la culpabilité de quelques uns. Le concept trouvera peut être un écho auprès de ceux qui vivent très confortablement (c’est le cas de Peggy McIntosh). Ils préféreront sans doute que leur privilège social soit décrit en terme de « race », plutôt qu’en terme de classe. Mais surtout, cette invitation à reconnaître publiquement son privilège sera une manière pour eux de se donner bonne conscience à peu de frais. En dénonçant leur privilège, ils percevront un « salaire psychologique », ils feront la démonstration de leur appartenance à une élite blanche très distinguée, consciente et toute dévouée à la justice.

En revanche, il y a fort à parier que dans les classes populaires, où l’on ne part pas en vacances, où l’on a du mal à se chauffer, la rhétorique du « privilège blanc » risque de n’avoir aucun effet positif. Elle va au contraire attiser la haine et le ressentiment, accroître les tensions entre fractions des classes populaires. L’incapacité à entrevoir ces conséquences tout à fait prévisibles en dit long sur la distance que les partisans du concept de « privilège blanc » entretiennent avec le populaire et sur leur irresponsabilité sociale.

LTR : Il y a quelques années en arrière, la notion de race était fortement prohibé, car son usage validait en creux l’idée d’une division de l’humanité en groupes hermétiques. Or, comme vous le montrez, son utilisation dans le champ politique est revenue en force, et avec une légitimité nouvelle. Quel regard portez-vous sur ce nouveau racialisme ?
F.G :

Bien sûr, il ne faut pas s’imaginer naïvement que le refus d’employer la catégorie de « race » mettra fin au racisme. Mais n’ayons pas la naïveté symétrique consistant à croire que son emploi permettra de faire reculer le racisme. Si l’utilisation de la catégorie de « race » avait une quelconque vertu antiraciste, alors le racisme aurait dû disparaître depuis longtemps aux États-Unis, tant le discours public y est saturé de référence à la « race » (on y vend même des médicaments « Black only ») .

La catégorie de « race » ne semble en réalité guère utile. Nous disposons d’autres mots pour penser le réel : « racisme » et « racialisation » en particulier. Qu’apporte la catégorie de « race » ? Rien. Ou alors de la confusion. « On lui a refusé un emploi par racisme » est une formule absolument claire, la formule « On lui a refusé un emploi en raison de sa race » ne l’est pas. On reprendra ici l’analyse de Barbara J. Fields et Karen E. Fields dans Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis. Le passage de la première formule à la seconde correspond à ce qu’elles qualifient de « manœuvre race-racisme » : « déguisé en race, le racisme devient quelque chose que les Afro-américains sont, plutôt que quelque chose que les racistes font. Cette imposture, cela fait longtemps que les racistes et les apologistes du racisme ont su en tirer parti » (2021, p. 141). Par ailleurs, aucune précaution savante, ni les guillemets autour du mot « race », ni l’ajout de la formule « construction sociale », n’empêchera que ce terme soit entendu en un sens biologisant ou lourdement déterministe, hors des cercles académiques.

Mais le problème essentiel est politique : la promotion de la catégorie de « race » va souvent avec la promotion de la division « blancs / non-blancs » comme principe de division du monde social que devrait adopter la lutte contre le racisme. Envisager le racisme de la sorte, c’est se mettre en bien mauvaise posture. En effet, cette ligne de division du social est déjà mobilisée par d’autres forces politiques.

C’est d’abord évidemment la division mise en avant par le RN et avant lui le FN. L’extrême-droite nationaliste pose que le monde social est divisé en « français et arabes », voire en « français et musulmans ». Sur cette division, le RN a un double avantage : il en parle depuis 50 ans et il peut se prévaloir de la majorité. Un antiracisme dénonçant la majorité blanche a perdu d’avance. Adopter cette division, c’est donc incontestablement se situer sur le terrain le plus favorable à l’adversaire.

Ce principe de division est aussi celui de l’extrême-droite musulmane, qui oppose l’Occident matérialiste à la spiritualité de la communauté religieuse. Le discours antiraciste peut alors aisément servir de paravent à des menées théologico-politiques. En témoigne le média qatari en ligne AJ+ (Al Jazeera) qui fait le procès permanent des pays occidentaux en adoptant le discours des militants antiracistes, intersectionnels et féministes (alors même qu’au Qatar, l’homosexualité est illégale et punie de mort, que les travailleurs migrants sont traités comme des esclaves et que les femmes demeurent sous l’autorité d’un tuteur masculin pour les décisions essentielles de leur vie). Mais surtout, un tel discours antiraciste se condamne à une position acritique à l’égard de cette extrême-droite musulmane puisque critiquer ces Non-blancs serait tirer contre son camp. L’antiracisme prête alors le flan à une accusation facile : il pratiquerait un « deux poids, deux mesures », critiquant l’extrême-droite seulement lorsqu’elle est nationaliste et s’abstenant de toute critique dès lors qu’elle est musulmane.

LTR : Le marxiste que vous êtes revient souvent à la mise en concurrence conceptuelle de la « classe » vis-à-vis de la « race ». Pourquoi cette lecture est-elle importante ?
F. G :

C’est une question difficile et pleine de malentendus. La tradition marxiste a beaucoup été critiquée pour avoir avancé « la primauté de la question des classes ».

Il y a une manière irrecevable d’interpréter cette affirmation (et il est certain que des organisations se réclamant du marxisme et du socialisme ont pu avoir une telle lecture). Celle consistant à faire des mots « race » et « classe » le nom de groupes sociaux distincts, le mot « race » désignerait un groupe social (les Noirs, les Non-Blancs, etc.), tandis que le mot « classe » en désignerait un autre (les travailleurs blancs). S’il fallait entendre les mots en ce sens-là, la thèse de la primauté de la classe ne serait rien d’autre qu’un racisme déguisée.

L’idée de primauté a plusieurs sens. Elle peut vouloir dire que l’idéologie raciale, aux États-Unis par exemple, est née dans le contexte d’un rapport de classe. C’est ce que rappelle Barbara et Karen Fields, et avant elles, Theodore W. Allen ou Eric Williams. L’idéologie raciste n’apparaît que bien après les débuts de l’esclavage. Il faut des décennies pour que l’idéologie raciste se constitue. Pour Théodore W. Allen, l’invention de la « race » eut des motivations politiques : prévenir l’alliance des travailleurs  blancs et noirs qui avaient menacé le pouvoir des planteurs lors de la révolte de Bacon en 1676 en Virginie. Il faut donc bien partir du contexte de classe pour comprendre l’idéologie raciste, en ajoutant bien sûr que l’idéologie peut ensuite rétroagir sur le contexte.

C.L.R. James, dans les Jacobins noirs, avance lui aussi l’idée de la primauté de classe pour expliquer que les solidarités entre groupes sociaux lors de la révolution de Saint-Domingue ont, d’abord et avant tout, été des solidarités de classe, et marginalement des solidarités raciales. Pour James, « race » et classe ne renvoient donc pas à des groupes sociaux, mais aux motivations qui poussent des groupes à agir. Ainsi, les hommes de couleur propriétaires d’esclaves, en s’opposant à l’abolition de l’esclavage, ont agi en tant que propriétaires, donc en suivant leur intérêt de classe, et non en tant qu’hommes de couleur, suivant leur « affinité raciale » avec les esclaves.

Si l’on se fixe pour horizon le socialisme, ce que fait James, alors il faut agir en tant que classe. Et de cette primauté de la classe bien comprise découle une conséquence nécessaire : la lutte contre le racisme est centrale puisque le racisme divise la classe et empêche une fraction des travailleurs d’agir en tant que travailleur.

LTR : Que peut proposer de nos jours l’antiracisme socialiste que vous appelez de vos vœux, et qui dispose déjà d’une forte tradition historique ?
F.G :

La tradition du mouvement ouvrier semble offrir des perspectives intéressantes. A condition, bien sûr, qu’elle fasse l’objet d’une réflexion autocritique pour se débarrasser de certaines tendances. Par exemple, la tendance à surestimer l’homogénéité de la classe des travailleurs, à sous-estimer ses luttes internes. La tendance parfois, aussi, à se donner une image idéalisée des travailleurs qui seraient imperméable au racisme.

Ce que cette tradition propose d’abord, c’est un cadre d’analyse matérialiste du racisme. Le racisme est pensé à partir des inégalités mondiales et des rapports centre / périphérie à l’échelle mondiale ou régionale. On peut dégager deux contextes du racisme. Contexte 1 : lorsque le centre investit les périphéries (colonialisme, dépendance, néocolonialisme, etc.). Contexte 2 : lorsque les périphéries migrent vers le centre (migrations postcoloniales, mais pas seulement). Dans ce deuxième cas, les populations concernées par la migration s’intègrent souvent d’abord aux échelons les plus bas de la structure de classe nationale si bien que leur destin devient indissociablement, dans des proportions variables, une affaire de classe et une affaire de racisme.

Point important : la relation entre le contexte 1 et le contexte 2 n’est pas mécanique, le racisme 2, s’il peut entretenir un certain rapport avec le racisme 1, ne s’en déduit pas. Il se nourrit d’autres causes. Celles qui conduisent au racisme dans le contexte 1 ne sont pas les mêmes que celles qui agissent dans le contexte 2.

L’intellectuel marxiste Alex Callinicos le disait en ces termes : « Le racisme est […] la créature de l’esclavage et du colonialisme. […] Mais le racisme d’aujourd’hui ? Arrêter l’analyse à ce stade signifierait considérer le racisme contemporain comme une sorte de vestige du passé, qui aurait réussi à survivre à l’abolition de l’esclavage et à l’effondrement des empires coloniaux » (« Racisme et lutte de classes »). Le racisme présent se nourrit des divisions liées aux migrations de forces de travail et aux ségrégations urbaines imposées à cette fraction de la classe des travailleurs.

Bref, cette analyse est matérialiste jusqu’au bout. Quand d’autres le sont seulement pour expliquer l’avènement du racisme, avant de postuler de façon idéaliste sa reproduction automatique tout au long de l’histoire, sans qu’aucune cause nouvelle ne vienne nourrir l’idéologie.

LTR : Dans une époque morcelée entre un fascisme de moins en moins discret, et un racialisme fragmentaire, que doit faire la gauche pour recréer un bloc populaire unifié, et porter à la fois un discours antiraciste crédible, et des promesses sociales universelles ?
F.G :

La tâche est difficile. Il faut proposer un discours antiraciste qui prenne ses distances résolument avec la division « blancs / non-blancs ». Il faut faire en sorte que les mots et les concepts de l’antiracisme n’avivent pas les tensions entre fraction des classes populaires. Sans cependant mettre sous le tapis ces mêmes tensions. C’est là où les concepts de classe et de fractions de classe peuvent être utiles. Ils permettent de dire ce qui est commun sans nier les différences.

Il faut aussi tenter de retirer à l’extrême droite son pouvoir d’attraction dans les classes populaires. Non pas en diabolisant, en criant au fascisme, mais en prenant connaissance des discours de ceux qui votent pour l’extrême-droite ou ceux qui se sentiraient prêts à le faire. Un seul exemple la question de l’insécurité. C’est une question posée par les classes populaire, y compris dans les quartiers populaires. Qui peut imaginer sérieusement que des parents ne soient pas inquiets pour eux mêmes ou pour leurs enfants lorsqu’il y a du trafic dans le quartier ou à proximité de l’école ? Plutôt que de contester l’interprétation raciste, la gauche a trop souvent préféré nier ou minimiser le problème, allant jusqu’à considérer que ce thème était un thème de droite.

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