Pour une politique du sensible

Pour une politique du sensible

Au fond, nos manières de réfléchir nous empêchent de concevoir la sensibilité du monde : les responsables politiques ne parlent pas de la détresse mais des drames ; ils ne parlent pas du soin mais de la santé ; ils ne parlent pas du bonheur, ni du ressentiment, mais du niveau de vie et du déclassement ; ils n’évoquent pas la beauté du monde, mais rappellent qu’il faut protéger le patrimoine ; ils ne s’attardent pas sur l’amitié mais débattent sur la solidarité.

Et si la politique n’était pas qu’affaire de concepts collectifs ? Le corps est sale dans la pensée occidentale ; il doit être séparé à bonne distance de l’âme, d’où naissent les idées, les savoirs, et où siège la raison humaine. L’idée n’est pas nouvelle : elle irrigue toute la pensée cartésienne et, incidemment, nourrit depuis des siècles la rationalité politique.

 

Au fond, nos manières de réfléchir nous empêchent d’envisager des concepts individuels et sensibles : les responsables politiques ne parlent pas de la détresse mais des drames ; ils ne parlent pas du soin mais de la santé ; ils ne parlent pas du bonheur, ni du ressentiment, mais du niveau de vie et du déclassement ; ils n’évoquent pas la beauté du monde, mais rappellent qu’il faut protéger le patrimoine ; ils ne s’attardent pas sur l’amitié mais débattent sur la solidarité.

 

Cette pudeur inconsciente vide les concepts de leur chair et, réciproquement, renforce le désintérêt de la politique pour la chair vivante des Hommes. Or, il faut reconquérir la chair, la réintégrer dans le champ politique. C’est dans la marge sensible qui sépare l’individu de son environnement que se joue la totalité des enjeux politiques. Car les plus grands défis du siècle altèrent précisément le monde sensible.

 

Comment comprendre l’hyperconsommation, si ce n’est par la malbouffe, qui maltraite le corps, l’addiction aux écrans, qui isole l’esprit et abîme la rétine ? Comment comprendre les excès du capitalisme extractiviste autrement que par ses conséquences sur la portion sensible de l’individu ? Pollution de l’air et respiration difficile, pollution sonore et bruits assourdissants, pollution lumineuse et disparition de la voûte céleste : voici de nouvelles clés de lecture pour comprendre les dérives du système économique contemporain, autrement qu’en évoquant l’explosion des inégalités relatives et la destruction des ressources naturelles.

 

C’est donc en partant du constat que l’individu n’existe jamais autrement qu’en agissant dans le monde, par l’intermédiaire d’une fine membrane sensible, qu’il m’est apparu essentiel de développer un concept ad hoc rendant à la fois compte de la brutalisation du monde et des recours contre cette brutalisation.  Cette idée a donné lieu à une série de cinq notes, publiées par la Fondation Jean Jaurès, consacrées pour chacune d’entre elles à l’un de nos cinq sens. Dans « Politisons le sens de la vue », j’ai voulu montrer à quel point vivions dans une société hyperoptique, caractéristique essentielle du capitalisme numérique, réduisant l’Homme sédentaire à une existence unisensorielle.

 

Et pourquoi cette unisensorialité poserait-elle problème ? Parce que la négation de l’expérience des sens a, d’après moi, des conséquences politiques graves. En ce sens, j’ai cherché à exhumer et rappeler la pensée sensualiste de Condillac, un philosophe politique de la fin du XVIIIème siècle quelque peu oublié. D’après Condillac, l’esprit (et avec lui les connaissances, la morale et le jugement) naît toujours de l’expérience sensorielle : c’est en compilant et en retravaillant des milliers d’expériences sensorielles, de la puanteur au laid, du dégoût à l’assourdissement, des caresses à la douleur, que se forgent les émotions, les distinctions entre le bien et le mal, puis, plus loin, les notions plus fines et complexes. Deux siècles après Condillac, les phénoménologistes comme Merleau-Ponty défendront une thèse proche, en montrant que la sensation et la raison devaient être considérés comme les deux extrémités d’un seul et même continuum.

 

En effet, comment mieux comprendre l’aliénation et l’épuisement de l’individu moderne, pris dans les vents brutaux des addictions numérique et du culte de la performance ? C’est bien du sensible dont il est à chaque fois question. Dans « politisons le sens du toucher », je me suis ainsi intéressé à la conséquence nécessaire de l’appauvrissement sensoriel : des pans entiers de l’expérience humaine, à l’image de l’altruisme et de la fraternité générée par les contacts physiques, disparaissent avec la marginalisation du toucher depuis la crise Covid.

 

En ce sens, l’analyse de la notion de « sensible » permet de réinterroger les contours de la dignité humaine. Pourquoi celle-ci devrait-elle se limiter à l’exercice de libertés matérielles, telles que la liberté d’expression ou de mouvement ? A l’ère de la fin du sacré, le sensible peut constituer la première pierre d’un humanisme renouvelé. Pour la première fois, l’Homme ne serait pas l’être érigé en supérieur par la souveraineté de sa « Raison », excluant tout le reste du vivant, mais au contraire l’être immergé au cœur du vivant, en raison des milles fils sensibles qui le relient au reste de son environnement.

 

Cette nouvelle approche de la dignité peut paraître floue de prime abord, mais elle a au moins deux vertus. La première est écologique. La crise environnementale est, en effet, une crise du sensible, autant que de la biodiversité ou du climat : en reconnaissant l’importance de son expérience sensible dans la construction de son rapport au monde, l’individu découvre le bonheur que lui procure le sentiment de la Nature. Il se range parmi le vivant. Baptiste Morizot, principal défenseur de cette vision, parle à juste titre d’une nécessaire « politisation de l’émerveillement »[1].

 

Une nouvelle approche de la dignité humaine fondée sur le sensible peut aussi nous conduire à reconsidérer nos rapports aux autres et à leurs souffrances. Tel est le propos de l’éthique du care, mouvement philosophique américain né à la fin du siècle dernier et repris, plus récemment en France, par Cynthia Fleury. En effet, la substitution, dans les yeux du soignant, de l’intégrité rationnelle de l’individu par une intégrité sensible, emporte une nouvelle approche du soin, fondée sur l’écoute active, les gestes doux, la reconnaissance et le respect du libre-arbitre.

 

Reste, enfin, tous les éléments sensibles qui ne se nomment jamais politiquement : le chant de l’oiseau, le ciel étoilé, le grand air ou encore l’odeur des arbres. Et si, formellement, nous faisions de ces éléments poétiques et insaisissables des composantes reconnues de la dignité humaine, opposables à tous ? Tel est l’un des propos des politiques du sensible : en reconnaissant la valeur de ces choses qui « ne peuvent pas nous être volés »[2], elles osent affirmer l’existence d’un irréductible non-marchandable dans la société du tout-marché. Elles offrent un refuge ultime à l’aliénation, et sacralisent une dignité imprenable. 

 

Penser le sensible, c’est aussi comprendre d’où nous venons : dans la note que je consacre au sens de l’odorat, je rappelle que l’évolution de ce sens traduit celle de la civilisation. La Renaissance voit naître les premières fragrances exotiques et la mise à distance des mauvaises odeurs, dont la qualification dépend en réalité de considérations sociologiques ; les choix d’urbanisation sous Haussmann, de la même manière, sont indissociables de la volonté de mettre un terme à la puanteur charriée par l’industrialisation. Pour Norbert Elias, notre évolution du rapport à l’alimentation dit la même chose : le point de bascule de la « civilisation des mœurs » est visible à compter du moment où les convives cessent de partager le même plat dans lequel plonger leurs mains, pour utiliser couverts et assiettes.

 

Penser le sensible, enfin, c’est se doter d’un nouveau moyen de compréhension des inégalités. Les considérations économiques seules ne suffisent pas à expliquer les différentiels de trajectoire des individus, les inégalités culturelles non plus : il faut ajouter, dans la loterie de la vie, la propension de chacun à s’émouvoir et rêver. Je suis convaincu que le sensible est au cœur du développement de ses facultés. Un enfant très éduqué et très riche aurait-il les mêmes chances qu’un autre enfant du même milieu, s’il n’a jamais vu la mer ou s’il a grandi sans l’horizon d’un paysage ?

 

Voilà, succinctement présentés, les arguments qui doivent nous conduire à politiser le sensible et sensibiliser la politique. Dans une période politique fragmentée, où les grandes doctrines d’idées peinent à faire le lien entre les questions sociales et sociétales, entre les échelles locales et mondiales, entre les outils publics et privés, les politiques du sensible donnent une clé de lecture unique permettant de traiter des questions touchant toutes les dimensions, de la pénibilité du travail à la protection de l’environnement, de l’éducation des enfants à l’aménagement des villes.

 

Références

[1] https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/08/04/baptiste-morizot-il-faut-politiser-l-emerveillement_6048133_3451060.html

[2] https://www.gallimard.fr/catalogue/ce-qui-ne-peut-etre-vole/9782072997327

 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

L’étranger : une vie sur une file d’attente

L’étranger : une vie sur une file d’attente

Bruno Retailleau a annoncé la promulgation d’une nouvelle loi immigration en 2025, voulant rétablir le délit de séjour irrégulier d’étranger, dispositions censurées par le Conseil constitutionnel dans la dernière loi immigration. Face à cette surenchère en matière de politique migratoire, Frank Clüsener a souhaité rappeler la réalité du traitement des demandes de titre de séjour des étrangers en France.

9h00 du matin : Devant les locaux de la préfecture des Bouches-du-Rhône à Marseille, face à l’entrée réservée à l’accueil des étrangers, de nombreuses personnes sont attroupées. Elles sont toutes dans l’attente. Dans l’attente de pouvoir obtenir un rendez-vous pour déposer une première demande de titre de séjour, dans l’attente de nouvelles de leur demande déposée il y a plusieurs mois qui est restée, jusqu’à ce jour, sans réponse ; en attente de leur statut au sein de la République française.

Ce même tableau désolant est dressé devant les sous-préfectures. A 09h00 du matin, une trentaine de personnes s’attroupent devant les grilles de la sous-préfecture d’Aix-en-Provence, demandant l’état d’avancement de leur dossier ou  la possibilité de prendre un rendez-vous afin de déposer leur demande. Cette administration, faute d’effectifs suffisants, met une pincée de rendez-vous physiques à disposition des demandeurs de titre, une vingtaine par semaine, qui partent en moins d’une minute à partir de leur mise en ligne.

Ces rendez-vous sont tellement prisés, que certaines personnes profitent du système, y voyant un moyen de s’enrichir. A l’aide d’algorithmes, ils réservent des rendez-vous et les revendent aux demandeurs désespérés. Une agente de la sous-préfecture s’indigne lors d’un rendez-vous : « les rendez-vous sont gratuits, vous ne devez pas payer 100 euros pour un rendez-vous ! ».

Même si cette attente physique est remplacée au fur et à mesure par une attente électronique, les services de l’État prévoyant pour la plupart des demandes une procédure dématérialisée via le site de l’administration numérique pour les étrangers en France (ANEF), certaines demandes se font au guichet, par exemple pour les demandes de titre étranger parent d’enfant malade, changement de statut.

Surtout, la procédure dématérialisée de l’ANEF est peu claire pour ceux qui ne maîtrisent pas la langue. Sans parler des blocages rencontrés sur la plateforme, la plupart des préfectures mettant en place des rendez-vous physiques « blocage ANEF » permettant d’obtenir des informations, notamment par rapport à l’avancement du dossier.

Qu’il s’agisse d’une attente physique ou électronique, elle reste un moment de silence pendant lequel les étrangers sont plongés dans le doute, l’inquiétude.

Pourtant, les enjeux à la clé de ce silence sont colossaux. Il en va de la régularité du séjour des demandeurs : suis-je régulier ou irrégulier ? est-ce que j’ai un droit à rester sur le territoire français ?

Prenons l’exemple de Mme X, travaillant dans le secteur tertiaire en région PACA. Elle bénéficie d’un titre de séjour mention « travailleuse » d’une durée de validité d’un an. Au moins deux mois avant l’échéance de son titre, comme l’impose la réglementation, elle doit déposer une demande de renouvellement. Ayant procédé à la demande de renouvellement trois mois avant la fin de validité de son titre, celle-ci n’a toujours pas obtenu de réponse de la sous-préfecture chargée d’effectuer le renouvellement de son titre. Or, son employeur est catégorique : à l’échéance de son titre de séjour, son contrat de travail sera suspendu.

Contrainte par sa situation précaire, Mme X a dû faire appel à un avocat afin d’obtenir un rendez-vous auprès de la sous-préfecture, afin que soit brisé le silence que lui opposait l’administration.

Ce silence peut avoir des conséquences graves dans le cadre de ses demandes. Ce long silence, sorte d’épée de Damoclès, qui au bout d’un certain temps tranche le débat : le refus de titre.

Le droit prévoit comme principe que le silence gardé par l’administration par rapport à une demande vaut acceptation au bout d’un certain délai. Néanmoins, de nombreuses exceptions existent où le silence gardé par l’administration a l’effet inverse, tel est notamment le cas en droit des étrangers, et la demande est alors rejetée. On parle d’une décision implicite de rejet[1]. Par exemple, s’agissant d’un renouvellement, le silence gardé par l’administration pendant quatre mois vaut décision de refus[2].

Un mois de plus, et Mme X aurait vu sa demande de renouvellement rejetée et aurait dû redéposer une première demande de titre de séjour. Sans parler des conséquences sur sa vie professionnelle.

Ces longs silences gardés par l’administration sont principalement dus à un manque d’effectifs, mais reflètent également un durcissement de la politique migratoire en France.

Le 26 janvier 2024, la loi pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration a été promulguée. Celle-ci a pour but la lutte contre l’immigration irrégulière, tout en promouvant des garanties de droit d’asile ainsi qu’une amélioration de l’intégration des réfugiés.

Largement censurée par le Conseil constitutionnel, écartant notamment le rétablissement du délit de séjour irrégulier d’étranger, cette loi se veut plus répressive[3].

La politique du nouveau gouvernement formé à la suite de la nomination de M. Michel Barnier, le 05 septembre 2024, ne laisse pas présager des jours meilleurs s’agissant du traitement des demandes de titre de séjour des étrangers.

En effet, le nouveau ministre de l’intérieur, M. Bruno Retailleau, issu des rangs républicains, a annoncé la promulgation d’une nouvelle loi immigration d’ici 2025, voulant rétablir le délit de séjour irrégulier d’étranger, dispositions censurées par le Conseil constitutionnel dans la dernière loi immigration.

Plus encore, il souhaite abolir les anciennes circulaires, notamment la circulaire Valls de 2012[4] ayant pour but la régularisation des étrangers en séjour irrégulier en France.

Le 28 octobre 2024, M. Retailleau a franchi une étape en adressant une circulaire à tous les préfets de départements afin de renforcer le pilotage de la politique migratoire[5]. Il exige la complète mobilisation des services, des résultats concrets, sollicitant notamment que soit mené à terme « l’examen des dossiers qui n’avaient pu aboutir à une décision d’éloignement ou à une mesure d’expulsion ».

Ces demandes de résultats et d’objectifs fixés aux services déconcentrés se heurtent à la réalité du terrain, au manque de moyens mis à disposition des préfectures afin d’accomplir leurs missions.

Ceci vaut également pour le retard de traitement des demandes de titres de séjour dû à un manque crucial de personnel.

Or les statistiques le démontrent : de nombreuses personnes dépendent des services des préfectures. Rien qu’en 2023 il y avait plus de 4 millions de personnes détentrices d’un titre de séjour et les préfectures ont délivré plus de 320 000 premiers titres de séjours[6]. Et combien sont encore en attente d’une réponse.

Tout vient à point à qui sait attendre ? Permettez-moi d’en douter.

Références

[1] Article R. 432-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA).

[2] Article R. 432-2 CESEDA.

[3] Décision n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024 du Conseil constitutionnel.

[4] Circulaire NOR INTK1229185C du 28 novembre 2012 portant sur les            conditions d’examen des demandes d’admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière dans le cadre des dispositions du CESEDA.

[5] Circulaire NOR INTK2428339J du 28 octobre 2024 renforçant la politique migratoire.

[6] https://www.immigration.interieur.gouv.fr

 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Droitisation de la France, mythe ou réalité ? Entretien avec Vincent Tiberj

Droitisation de la France, mythe ou réalité ? Entretien avec Vincent Tiberj

Dans son dernier livre, « La droitisation française, mythe et réalités », le sociologue Vincent Tiberj remet en cause l’hypothèse d’une droitisation des Français, qu’il distingue de la droitisation de l’offre politique. Il nous a accordé un entretien pour en débattre.

LTR : La thèse principale de votre ouvrage consiste à montrer que la droitisation électorale ne se traduit pas par une droitisation politique des Français. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

C’est un paradoxe vieux comme la démocratie. Il revient au hiatus existant entre ce que les citoyens pensent, ce qu’ils sont politiquement, et ce qu’on leur laisse exprimer par des instruments particuliers, en l’occurrence souvent le vote. La démocratie est théoriquement le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. Mais en réalité en démocratie représentative ce sont des élus qui font parler le peuple. On ne sait pas trop comment faire s’exprimer la voix du peuple, fut un temps c’était par les urnes, mais ça ne suffit plus.

Selon la question qu’on pose, la façon dont on la pose, on n’aurait pas les mêmes votes. Imaginez qu’on fasse un référendum par exemple sur la réforme des retraites, les réponses seraient très différentes d’une élection où la voix d’un citoyen se transforme (éventuellement contre son gré) uniquement en soutien pour un candidat ou une liste. Rien que cette transformation-là déforme les voix. Des voix aux votes, il y a beaucoup d’éléments qui ne se perçoivent pas. D’autant plus quand, c’est le cas en 2017 et 2022, on vote non pas pour son candidat favori mais pour des questions tactiques – notamment pour éliminer le pire candidat.

Quand on se contente de regarder les équilibres au sein des institutions nationales, les voix des citoyens ne se reflètent pas nécessairement.


LTR : Dans votre deuxième chapitre, vous revenez sur la droitisation par le haut, notamment du monde médiatique intellectuel et politique. En précisant qu’en réalité ce n’est pas tant une droitisation quantitative qu’un accroissement de la résonnance de ces « intellectuels ». Ne pourrait-on pas vous objecter que cette visibilité grandissante n’est que « justice » face à ce qui a été longtemps une hégémonie intellectuelle de la gauche ?

Dans mon livre, j’ai cherché le moyen méthodologique le moins mauvais possible pour discerner les évolutions idéologiques de la société française et des citoyens. Ce qui me permet de dire que ce qui se passe en haut n’est pas ce qui se passe en bas, c’est parce que j’ai travaillé sur le « en bas ». A travers des indices longitudinaux, qui permettent de compiler des séries de questions sur des mêmes sujets, je peux analyser des tendances sur le temps moyen et long. C’est à cette aune-là que je dis qu’il n’y a pas de droitisation sur les questions d’immigration, les questions culturelles, et même les questions sociales. On est plus ouverts, largement plus ouverts, quant au respect des droits LGTBQUIA+, de la diversité, etc. Pour le socioéconomique c’est plus compliqué, il y a des hauts et des bas, mais les demandes de redistribution remontent.

Alors que les voix de la droitisation, celles qui participent à ce que j’appelle un conservatisme d’atmosphère, qui s’appuie sur le « bon sens de la majorité silencieuse ». Ils seraient « la voix des sans-voix ». Donc ça interroge, d’autant plus que ces intellectuels conservateurs sont moins importants qu’on le pense, ou du moins ils sont circonscrits à certains champs. Ils arrivent toutefois à peser sur l’agenda, sur le cadrage médiatique. Ils parviennent à régulièrement mobiliser sur le grand remplacement, l’ensauvagement, l’islam, le wokisme, les impôts, les services publics etc. Ces cadrages mettent surtout dans l’embarras les journalistes.

Prenons l’exemple de Crépol. C’est un affrontement entre deux bandes de jeunes, et ça aboutit à la mort de Thomas. Mais des affrontements de ce type, on en avait connus dans les précédentes décennies, vous avez même un chanteur comme Renaud qui en parlait. Les journalistes locaux ont par exemple expliqué que l’affaire était plus compliquée qu’une affaire de « lutte des civilisations », mais le cadrage de l’extrême-droite a pris dans les grands médias, dans les médias traditionnels. Ça pose des questions sur le fonctionnement du journalisme aujourd’hui.

Ce qui permet aussi de relativiser, c’est la part d’audience de cette extrême-droite. CNews, pour parler de l’éléphant dans la pièce, n’est qu’à 3,2% de part d’audience en septembre 2024. Très loin de TF1, France 2, en matière de part d’audience Cnews ce n’est guère plus qu’Arte (2,8%). Mais ce qui est frappant, c’est l’écho que parviennent à avoir les thématiques et cadrages abordés dans les émissions de la chaîne de Bolloré. Il y a eu le travail de Frédérique Matonti, Comment sommes-nous devenus réac’ ?, qui interrogeait la centralité de nombreux acteurs intellectuels, qui d’ailleurs souvent se disent de gauche, d’une gauche déçue. Mais en fait la prétendue trahison intellectuelle de la gauche dont ils parlent, c’est déjà présent dans les années 1990. Cette figure de la trahison de la gauche, on la retrouve aussi parmi des jeunes, je pense notamment à Paul Melun. Il a 30 ans, et il vient nous expliquer que la gauche a trahi, que ce n’est plus sa gauche, mais il n’a rien connu d’autre ! C’est quelque chose que montrent très bien Étienne Ollion et Michaël Foessel dans Une étrange victoire, l’extrême droite contre la politique. Ces intellectuels-là sont d’abord dans une logique de dénonciation de la gauche, ils ne proposent rien de concret. Ils donnent beaucoup d’importance à des enjeux ou des sujets minoritaires à gauche, comme la transidentité ou le véganisme. Quand ils rentrent en panique morale sur l’enseignement à la sexualité au collège, c’est paradoxal parce que selon eux la gauche est à la fois complaisante vis-à-vis des islamistes, mais en même temps promotrice d’un agenda LGBTQUIA+. Il faut savoir ! La cohérence n’est pas leur problème.

Souvent ils parlent de la note de Terra Nova, la fameuse note de 2011 (dans laquelle mon travail est mobilisé d’ailleurs). Lucas Blériot dans son mémoire de master montre le retour régulier de cette note dans le débat public. Ces intellectuels de droite considèrent que la gauche a abandonné la question sociale. Mais c’est beaucoup plus compliqué, certes le Parti socialiste de Hollande l’a délaissée, mais les intellectuels de gauche, les syndicats et le reste de la gauche partisane qui aujourd’hui est plus important que le PS, eux ne l’ont absolument pas abandonnée. Vous remarquerez que cette droite dénonce l’abandon de la question sociale par la gauche, mais elle ne parle quant à elle jamais de la lutte des classes.

La droitisation par en haut n’est pas si hégémonique. La gauche n’a pas l’équivalent de CNews. C’est faux à cet égard de penser que France Inter serait le pendant de CNews. Oui on peut comparer au niveau des publics celui d’Inter est autant à gauche que celui de CNews est à droite, mais ça ne l’est pas en matière d’exercice du métier, en matière de déontologie, de force de la rédaction. De là à penser que Nicolas Demorand est le double inversé de Pascal Praud… Mais la droite joue sur l’idée qu’il y aurait une hégémonie intellectuelle de la gauche, et que c’est simplement un retour de balancier. Mais c’était quand l’hégémonie intellectuelle de la gauche ? Libération n’a jamais eu les ventes du Parisien, France Inter était derrière Europe 1, et avant vous aviez l’ORTF !

En revanche ce qui est différent aujourd’hui c’est la capacité de ces intellectuels de droite à peser sur l’agenda d’élus qui ne sont pas du Rassemblement national. Là ça doit nous interroger et ça renvoie probablement à la perte d’enracinement, notamment à droite, au centre et dans une partie du Parti socialiste. Les déracinés, ce ne sont pas les sociologues mais bien les politiques qui pensent que CNews est représentatif de la France.


LTR : Sur l’indice longitudinal des questions économiques, il y a une demande de redistribution mais par ailleurs vous pointez une idéologie anti-assistanat qui semble être devenue dominante. Par ailleurs, sur les questions culturelles, le RN ne se revendique plus tant que ça conservateur. Sur l’évolution électorale, pourrait-on parler de lepénisation électorale ? Le programme du RN ne serait-il pas le programme idéal de l’électeur moyen ?

Non, le RN n’a réussi à engranger qu’un tiers des voix. C’est beaucoup, mais c’est loin d’être suffisant pour gouverner avec une majorité des citoyens (mais est-ce le but ?). Le front républicain, bien que fragile chez nombre d’électeurs du centre et encore plus à droite, a tenu. Comme vous dites, sur les questions sociétales, le RN épouse la composante majoritaire de l’électorat français. On ne sait pas si c’est de l’adhésion ou de la stratégie, il y a évidemment des ultra-conservateurs au RN qui promeuvent un conservatisme culturel, mais les figures comme Marion Maréchal Le Pen ont quitté le navire, participant ainsi à la dédiabolisation sur les enjeux sociétaux. Et malgré tout cela, ils sont vent debout contre le « péril woke ». Reprenez le discours de Marine Le Pen le 1er mai l’année dernière, elle part dans une diatribe sur le wokisme comme danger. De la même façon, le RN a plusieurs fois essayé de mettre en place des systèmes de contrôle de « l’islamo-gauchisme », l’écriture inclusive ou autre.

Je reviens sur la question de l’assistanat, vous mettez le doigt sur un élément trop peu souligné. Il y a clairement une demande de redistribution, notamment chez les ouvriers et les employés. Mais en même temps cette idée de conscience triangulaire qu’évoquait Olivier Schwartz est très clairement dans les imaginaires, notamment dans la classe de ceux qui ont un emploi mais ne s’en sortent pas très bien. Il y a cette idée des « petits moyens », qu’on a vue émerger dans les années 2000/2010. Ils se sentent d’abord moyens alors qu’ils sont plus proches économiquement des petits, et donc en matière d’imaginaire ils ne sentent pas solidaires avec les plus pauvres. Cela permet de faire comme s’il n’y avait pas d’inégalités de classe. Les inégalités sont individualisées, chacun voit ses problèmes et l’injustice qu’’il subit sans faire le lien avec les autres. Ça s’est vu avec le « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy, avec Wauquiez qui voulait incarner la « droite sociale » contre « l’assistanat ». En plus, le RN racialise cette question sociale, en attestent les travaux de Félicien Faury. L’identité subjective de classe est donc essentielle. Auparavant, vous aviez plus de gens qui se sentaient appartenir à la classe ouvrière que de personnes qui étaient vraiment des ouvrières et des ouvriers ! Il y avait une logique du « nous », d’un « nous » capable de faire changer les choses. Désormais, les gens ont moins conscience d’appartenir à une classe sociale, et quand c’est le cas c’est souvent la classe moyenne. Cela crée un changement d’imaginaire majeur.


LTR : Selon vous, un des facteurs de réussite du RN est sa capacité à jouer sur des « cordes normatives », en l’occurrence bien davantage sur les enjeux culturels (identité, immigration) que socioéconomiques, sachant que sur ces derniers il est moins bon que la gauche par exemple. Vous ajoutez que la gauche a aussi joué sur ses cordes pour s’attirer de nouveaux électeurs, ce que vous appelez les « libéraux-libertaires ». Cela appelle deux questions. D’une part, lorsqu’un sujet de gauche est mis à l’agenda médiatique, avec en plus un cadrage plutôt favorable – je pense notamment à la mobilisation contre la réforme des retraites – force est de constater que la gauche ne monte pas dans les sondages. D’autre part, votre analyse ne prête-elle pas le flanc à ceux qui pensent que « la gauche » aurait abandonné la question socio-économique pour des questions plus culturelles et sociétales ?

Il faut bien avoir en tête que Jean-Marie Le Pen a politisé les enjeux culturels depuis longtemps, mais en réalité la gauche avait commencé aussi à le faire. En 1981 avec la dépénalisation de l’homosexualité ou la peine de mort, Mitterrand cherchait à faire jouer des cordes normatives plutôt libérales qui pouvaient plaire à des femmes et hommes pas forcément intéressés par les questions sociales. Hollande, en 2012, récupère une partie des socio-autoritaires parce que Sarkozy était trop libéral, mais il récupère aussi des libéraux-libertaires qui votaient plutôt Bayrou parce qu’il était crédible sur cette question. En gros, « mon ennemi c’est la finance » et le mariage pour tous c’était un combo gagnant.

Le deuxième axe, l’axe culturel, est autant mobilisé à gauche qu’à droite. En revanche se pose à gauche la question de la crédibilité sur le socio-économique, notamment au Parti socialiste qui a été le parti dominant et qui a fortement déçu une partie de l’électorat de la gauche. LFI, je ne pense pas qu’ils aient ce problème. Les Verts, il faut aussi qu’ils s’y mettent. Le vrai souci aujourd’hui, c’est la question de la doctrine économique du PS. On sait que ça a commencé à travailler le PS depuis un certain moment. D’accord, il y a le tournant de la rigueur de 1983. Mais quand vous y réfléchissez, le mandat de Jospin Premier ministre de 1997 à 2002 ça fonctionne bien ! Le PS marchait sur ses jeux jambes : jambe sociale (35h, CMU) et jambe culturelle (PACS, loi sur la parité, régularisation). A ce titre, l’analyse de la défaite de Jospin en 2002 est à mon avis mauvaise. 50% des proches du PS n’ont pas voté Jospin parce qu’ils trouvaient son programme pas assez à gauche… Ce n’est pas l’enjeu de la sécurité qui explique sa défaite.

On peut se demander si le PS, notamment Hollande, n’a pas utilisé les questions socio-économiques comme un marqueur identitaire, un marqueur obligé d’un programme de gauche, sans pour autant adhérer à un véritable « socialisme ». Ceux qui tenaient le PS étaient plus favorables à la troisième voie de Blair et Schröder, une sorte de « there is no alternative » de gauche. Le PS ne se sentait plus d’investir sur ces questions-là. Surtout cela a cassé dans l’électorat : entre 2012 et2014 la gauche recule chez les employés, les ouvriers, les jeunes, ; sans que cela ne profite à la droite et cela n’est toujours pas résorbé.

Mais pour revenir à votre question sur la mobilisation contre la réforme des retraites, on touche à une théorie que je défends dans mon livre, celle de la « Grande démission ». Les citoyens n’avaient pas forcèment les idées très claires sur la réforme Borne, mais après 3 mois de débat, ils savaient. Donc indubitablement il y avait une forte opposition à la réforme chez les Français. Mais ça n’a rien fait bouger en matière de positionnement politique, parce que les partis politiques qui incarnent la gauche, chacun présente des lacunes qui déplaisent à une partie de l’électorat. Un nombre conséquent d’électeurs de gauche ont voté pour Mélenchon en 2022 mais ne l’apprécient pas. De la même manière, beaucoup d’électeurs de gauche ont toujours une forte défiance vis-à-vis du Parti socialiste. En revanche quand il y a une alliance, comme avec la NUPES ou le NFP, ça fonctionne quand même mieux. Pendant ce temps-là, le RN a affirmé être contre la réforme, mais ça s’arrête là. La crédibilité de leur programme économique n’est pas un problème pour leur électorat.

A l’inverse, la mise à l’agenda des thématiques migratoires et le cadrage de ces questions ont largement favorisé le RN. L’extrême-droite n’a même pas besoin de lutter pour que ses thématiques soient sur le devant de la scène, la droite et les macronistes le font déjà très bien. Or on préférera toujours l’original à la copie, et dès lors que le centre et la droite parlent comme le RN, alors au fond le vote RN n’apparaît plus comme fondamentalement dérangeant ou marginal. Il n’y a pas de droitisation générale mais il y a une extrême-droitisation des électeurs de droite. Cette bascule est d’autant plus dangereuse que les générations les plus xénophobes et conservatrices, notamment celle des boomers, étaient celles qui résistaient malgré tout au vote RN. Désormais, c’est fini, le RN parvient à activer chez ces vieux électeurs (qui votent beaucoup) des cordes normatives très à droite. Vraisemblablement, les faire revenir en arrière maintenant qu’elles ont franchi le pas, ça va être très compliqué. Nous sommes donc dans une situation où le RN est favori. Il a un électorat constant, un électorat solide.


LTR : Dans votre indice longitudinal sur les questions de tolérance, vous évoquez l’immigration et la diversité. Vous n’incluez donc pas la sécurité, alors que cet enjeu est généralement parmi les plus plébiscités par les Français lorsqu’on leur demande ce qui les préoccupe. Comment vous appréhendez ce facteur dans l’hypothèse d’une éventuelle droitisation ?

C’est une bonne question. On n’a pas suffisamment de données pour en faire un facteur à part entière. Les quelques données que j’ai sont inscrites dans l’indice longitudinal culturel, mais de ce fait elles sont noyées dans d’autres éléments comme le genre ou la sexualité. Les questions qu’on retrouve alors sont celles de la peine de mort ou du laxisme de la justice. Et même sur cela, ça a quand même pas mal bougé. Contrairement à ce que beaucoup avancent, les Français sont bien plus opposés à la peine de mort qu’il y a quelques décennies.

Mais de fait, il n’y a plus de contestation du cadre imposé par Chirac, Sarkozy, Darmanin et les autres. L’insécurité, on en parle sur des faits divers, on part du principe qu’il faut des peines de plus en plus dures. Les questions de prévention, des services publics, des services sociaux, sont totalement mises de côté. Seule la répression est plébiscitée. Toutefois lorsqu’on teste des citoyens sur la proposition de police de proximité, ça fonctionne bien ! Sa mise en place par la gauche avait fait ses preuves, avant que Sarkozy ne la supprime. Faire exister des cadrages alternatifs sur les questions sécuritaires, c’est presque devenu impossible.


LTR : Ce que montre Faury, c’est aussi que la question de la sécurité est racialisée. Elle se fonde certes sur un vécu, mais sur un vécu qui par la suite est généralisé et essentialisé. Et ça semble être un élément de droitisation.

Vous avez raison. De la même façon, pourquoi des gens croient que le grand remplacement existe ? Ce n’est pas forcément parce qu’ils se font abrutir par CNews. Ces gens vivent dans le périurbain, et dès qu’ils se déplacent dans les grands centres urbains, ils sont frappés par la diversité ethnique, et craignent que leur lieu de vie devienne identique. Alors que pour les habitants des grands centres urbains, la diversité c’est leur quotidien depuis des décennies donc ils n’y voient aucun problème. La droitisation fonctionne parce que les acteurs qui la souhaitent mettent l’accent que sur certaines dimensions, naturellement celles qui leur sont favorables.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Octobre rose : le dépistage du cancer du sein est un combat de chaque instant

Octobre rose : le dépistage du cancer du sein est un combat de chaque instant

Si la saison des fleurs n’est plus, c’est pourtant à l’automne que sont arborés dans les médias et le monde politiques des rubans roses. Mais derrière cette douce couleur se cache une réalité tragique : chaque année, 60 000 nouveaux cas de cancers du sein sont détectés en France et 12 000 femmes en meurent.

Image : infographie du média Le Monde

Le cancer du sein est en effet le cancer le plus répandu chez les femmes. On estime que près d’une femme sur huit sera un jour ou l’autre concernée au cours de sa vie. Diagnostiqué vite, il est guérissable dans 9 cas sur 10. Généralisé, le dépistage permettrait de sauver des milliers de vies chaque année. Si le ruban rose fleurit aujourd’hui davantage qu’hier, beaucoup de travail reste encore à faire.

 

Notre mission est donc de garantir, à notre échelle, que toutes les femmes, quel que soit leur lieu de vie ou leur situation sociale, aient accès à un dépistage de qualité et à des soins adaptés. C’est ici que le rose devient rouge : celui de la colère face aux inégalités persistantes.

 

Car, malgré les efforts, moins de la moitié des femmes concernées participe au programme national. Derrière ce chiffre se cachent des contrastes sociaux : les femmes les plus vulnérables, vivant dans des zones rurales ou des quartiers populaires, sont les premières laissées pour compte. Pour nous, femmes et hommes de gauche, cette réalité est insupportable. La santé ne doit pas être un luxe, mais un droit universel à la portée de toutes et tous.

 

Si le ruban rose est un symbole important, il doit impérativement se traduire par un accroissement des dépistages. Souvent, par méconnaissance de l’enjeu mais aussi par crainte de voir tomber le couperet, des femmes ne se font pas dépister. C’est particulièrement le cas pour les femmes les plus précaires. La sensibilisation est donc primordiale, et ce chez deux publics particuliers.

 

D’une part les femmes de plus de cinquante ans. Elles ont beaucoup plus de risques de développer cette maladie : près de 50% des cancers du sein sont diagnostiqués entre 50 et 69 ans. Paradoxalement, par manque d’informations, le taux de participation au dépistage reste insuffisant chez cette tranche d’âge. Il est donc essentiel de renforcer la communication et la sensibilisation, en insistant sur l’importance de passer des mammographies régulières. Les spots de publicité du gouvernement sont à cet égard exemplaires, mais chaque collectivité territoriale doit les décliner localement.

 

D’autre part, les plus jeunes. Si elles ne sont pas les premières concernées, reste que les informer à un âge précoce a un double intérêt : mieux prévenir à long terme le cancer du sein, mais également permettre un relai vers l’entourage de ces jeunes femmes, notamment leur famille. Il est aisé d’atteindre les jeunes, via des campagnes de sensibilisation scolaire notamment. En somme, en touchant cette génération, on assure une meilleure prévention pour les années à venir.

 

Par-delà le dépistage, d’autres objectifs doivent être visés pour accompagner la lutte contre le cancer. Le soutien à la recherche est à ce titre essentiel, et l’on ne peut que craindre que la situation financière du pays incite le gouvernement à confirmer les coupes budgétaires à son endroit.

 

Octobre rose est bien plus qu’un simple slogan qui se limite à son incarnation, le ruban rose. C’est l’étendard d’une solidarité collective, un appel à protéger chaque vie face à la violence du cancer. En tant qu’élus, il est de notre devoir, que ce soit dans nos hémicycles nationaux ou territoriaux, ou auprès de nos électeurs, de promouvoir son dépistage.

 

 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Martinique, une colère qui vient de loin

Martinique, une colère qui vient de loin

Le 16 octobre dernier, les services de l’Etat et les acteurs économiques ont signé un accord de lutte contre la vie chère en Martinique. Pourtant, loin d’être un soulagement pour la population, cet accord laisse un goût amer pour de nombreux habitants, notamment les plus pauvres.

Un accord entre l’Etat et les entreprises qui laisse un goût amer

Le 16 octobre dernier, à l’issue de sept tables rondes réunissant représentants de la collectivité territoriale de Martinique, services de l’État, parlementaires, acteurs économiques et associations locales, un « protocole d’objectifs et de moyens de lutte contre la vie chère » a été signé.

Ce protocole vise « une réduction de 20 % en moyenne des prix de vente actuellement pratiqués sur une liste de cinquante-quatre familles de produits correspondant aux produits alimentaires les plus consommés »[1]. Une baisse des prix qui devrait donc concerner entre 6 000 et 7 000 produits.

Pourtant, loin d’être un soulagement pour la population, cet accord laisse un goût amer pour de nombreux habitants, notamment les plus pauvres. La revendication principale du collectif à l’origine du mouvement de contestation, le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC), qui demandait l’alignement systématique des prix avec ceux pratiqués dans l’Hexagone sur l’ensemble de l’alimentaire, et non pas uniquement sur les produits de base, n’a donc pas été satisfaite.

En conséquence, l’accord est resté amputé d’une signature, celle du RPPRAC, et ses militants ont annoncé la poursuite de la mobilisation jusqu’à ce que le mouvement « obtienne gain de cause ».  

Des luttes contre la vie chère qui viennent de loin

Plusieurs facteurs sont régulièrement cités afin d’expliquer cette « vie chère » : géographie (insularité ou éloignement vis-à-vis de l’Hexagone), dispositifs spécifiques (à l’image du complément de rémunération appliqués aux fonctionnaires exerçant outre-mer et communément désigné comme une « sur-rémunération »), mais également octroi de mer (une taxe spécifique aux territoires ultramarins). Ces éléments servent néanmoins de cache-sexe à des causes plus profondes.

La première d’entre elles tient à la structure des échanges avec l’Hexagone (qui se font généralement au détriment du commerce local) et à la présence d’oligopoles sur le marché alimentaire favorisant des prix élevés.

La deuxième tient à un passé colonial qui ne passe pas. Comment expliquer qu’aux Antilles, les « békés », la population blanche descendant des premiers colons esclavagistes, alors même qu’ils représentent moins de 1 % de la population, possèdent la moitié des terres agricoles et dominent le secteur de l’import-distribution et des industries agroalimentaires ?[2]

Leur présence à la table des négociations, notamment au travers de la figure de Stéphane Hayot, directeur général du groupe d’import-export Bernard Hayot, a été vécu comme un affront supplémentaire.

De l’exploitation financière qui est faite de ces territoires – si peu justifiable que les distributeurs ont jusqu’ici préféré la sanction à la publicité comptable de leurs marges (qui est pourtant une obligation légale du code des sociétés) – découle une forme d’ethnicisation des questions sociales, que le Rassemblement National tente d’exploiter à son profit.

Une instrumentalisation par l’extrême-droite des luttes contre la vie chère

Les territoires ultramarins disposent d’une fiscalité spécifique : outre une TVA réduite, y est également appliqué l’octroi de mer, une taxe applicable aux importations et aux livraisons de biens dans les régions d’Outre-mer. Si la fonction de cette taxe est a priori de lutter contre la vie chère, son efficacité est remise en cause depuis de nombreuses années.

Une fois n’est pas coutume, l’extrême droite s’est emparée de ce sujet de manière démagogique. Dans le cadre du débat budgétaire actuel, elle a proposé, par la voix de ses représentants, de supprimer cet octroi de mer sur tous les produits venant de France hexagonale et de l’Union européenne, à l’exception des produits qui pourraient concurrencer la production locale. Loin d’être efficace, cette suppression lèserait en premier lieu les collectivités territoriales ultramarines, l’octroi de mer leur garantissant une autonomie fiscale.

Afin de compenser à l’euro près cette perte de recettes pour les collectivités, le Rassemblement national a également proposé que soit appliqué une majoration de la dotation globale de fonctionnement (qui serait elle-même assise sur une nouvelle taxe, on ne peut plus floue, sur les transactions financières). Des propositions budgétaires que le RN propose d’autant plus volontairement qu’il sait qu’elles ne seront jamais appliquées.

Une stratégie, dans les territoires ultramarins comme dans l’Hexagone, déjà adoptée depuis de nombreuses années par le parti de Marine le Pen. Redoublant d’inventivités dans leurs slogans contre l’inflation, la vie chère, la fiscalité punitive touchant les classes populaires, les députés du Rassemblement national ont pourtant refusé, en commissions des finances de l’Assemblée nationale, de voter la première partie sur les recettes d’un budget largement remanié et empreint de plus de justice sociale.

Exit l’augmentation du SMIC, la taxation des superprofits, ou encore la taxation légitime des armateurs, ceux-là même qui fixent discrétionnairement le prix des conteneurs et remettent en cause l’autonomie alimentaire des territoires ultramarins.

Références

[1] https://www.martinique.gouv.fr/Actualites/Signature-du-protocole-d-objectifs-et-de-moyens-de-lutte-contre-la-vie-chere

[2] GAY Jean-Christophe.  Les multiples facettes des outre-mer. Cahiers français, 2023/3 n°433, p.16-23.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Les sociétés à mission, avatar du capitalisme ou outil de transformation de la société ?

Les sociétés à mission, avatar du capitalisme ou outil de transformation de la société ?

Alors que des modèles alternatifs existent depuis le XIXe siècle, en réaction aux dégâts engendrés par le capitalisme et la révolution industrielle, qu’est ce qui a donné naissance aux “sociétés à mission” ? Est-ce un modèle transitoire vers un fonctionnement plus vertueux, écologique et social ?

La création des “sociétés à mission” par la Loi PACTE (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) de 2019 a renforcé la “confusion des genres”[1] entre les entreprises capitalistes et les structures de l’économie sociale et solidaire. Plus loin que la RSE (responsabilité sociétale des entreprises), les sociétés à mission ont pour objet de “redéfinir la raison d’être des entreprises”, avec une entreprise qui ne serait plus guidée par ses intérêts économiques mais perçue comme un lieu de création et de partage de sa valeur.

Alors que des modèles alternatifs existent depuis le XIXe siècle, en réaction aux dégâts engendrés par le capitalisme et la révolution industrielle, qu’est ce qui a donné naissance aux “sociétés à mission” ? Est-ce un modèle transitoire vers un fonctionnement plus vertueux, écologique et social ?

Les sociétés à mission, héritières du social business

Face aux défaillances engendrées par l’économie de marché, le capitalisme, acculé d’être sa propre perte, a dû se reformuler afin de repousser le risque d’intervention étatique.

Ainsi, la perspective du « capitalisme à but social » est née pour répondre d’une certaine manière au darwinisme de marché, marché qui n’a ni conscience, ni miséricorde. Herbert Spencer (1820-1903), précurseur de la doctrine sociopolitique du darwinisme social au XIXe siècle estime que la sélection naturelle pensée par Darwin serait applicable au corps social. D’après le Darwinisme social, l’exploitation humaine (colonisation, capitalisme, ..) serait légitime car considérée comme « naturelle » et par voie de conséquence, ce qui est naturel est acceptable. Cette idéologie contemporaine de Darwin est au fondement de l’ultralibéralisme qui lutte contre toute forme d’Etat-Providence et pour la réduction des services de l’Etat qui ne peuvent-être privatisés qu’au strict minimum (santé, éducation).

Le néo-libéralisme et l’ultralibéralisme créent donc des inégalités importantes en raison de la concentration des richesses et des moyens de production qu’ils opèrent, et cela ne pose pas de problème fondamental puisque cette accumulation est légitimée au nom du mérite. Pourtant, des auteurs, tel que John Rawls, élaborent une philosophie de justice sociale découlant d’une pensée libérale. En effet, selon Rawls, l’égalité parfaite ne peut exister mais il ne peut être toléré que certains soient toujours dans la pauvreté. Il reste à distinguer les inégalités inacceptables qui doivent être corrigées par l’Etat, des inégalités acceptables qui sont le fruit du mérite des individus.

D’autres sensibilités émergent pour tenter de corriger les défaillances du marché. La sensibilité sociale libérale développée par la gauche modérée va s’approprier l’idée que régulation sociale et libéralisme, que liberté et redistribution sont compatibles tandis que la gauche révolutionnaire considère que les exigences d’égalité et de justice sociale sont au sommet des priorités et ne peuvent faire l’objet d’une concurrence avec le marché.

C’est ainsi qu’est développée l’idée du social business par Muhammad Yunus[2], dans une approche découlant à la fois du néo-libéralisme et de la recherche d’une justice sociale.

Mais la notion reste ancrée dans une philosophie utilitariste et individualiste du monde social. Le bonheur individuel prime sur les exigences collectives, dans l’idée que la société accomplie est le résultat de l’agrégat des bonheurs individuels. Hayek développe ainsi « un homme ne peut se soucier que d’une fraction infinitésimale des besoins de l’humanité. La philosophie individualiste ne part pas du principe que l’homme est égoïste ou devrait l’être. Elle part simplement du fait incontestable que les limites de notre pouvoir d’imagination ne permettent pas d’inclure dans notre échelle de valeurs plus d’un secteur des besoins de la société tout entière ».

Social et greenwashing ?

La crise des subprimes en 2008 fait ressortir le concept de social-business comme une réponse aux défauts du capitalisme. Il est désormais urgent de répondre aux problématiques sociales. En France, la crise financière a fait plonger plus de 1 million de personnes dans la pauvreté. Partout les inégalités ne cessent de se creuser[3], renforcées dans ces dernières années par la crise du COVID-19. Dès lors, les aspirations à l’ascension sociale deviennent de l’ordre du rêve. Les pauvres restent pauvres tandis que les riches continuent d’accumuler des richesses.

En ce sens, le développement de la RSE dans les années 2000 a été une première étape pour faire reconnaître la conciliation d’une utilité sociale avec la recherche d’un intérêt économique. Mais cette RSE est loin d’être normative, et vise davantage à la mise en avant de quelques actions bénéfiques qu’à un réel bilan global des externalités de l’entreprise et à son rôle dans la société.

La RSE qui couvre les matières sociales et environnementales n’est pas séparée de la stratégie et des opérations commerciales : il s’agit d’intégrer ces préoccupations sociales et environnementales dans les stratégies, mais nombreuses sont celles qui tombent dans le socialwashing ou le greenwashing.

Par exemple, Carrefour pour qui la RSE détaille dans sa politique « Act for people » une « rémunération et des salaires décents pour nos collaborateurs », précisant « respecter les législations et des réglementations locales ou régionales en matière de rémunération dans l’ensemble des pays Carrefour et franchisés ». Finalement, il ne s’agit ici que de respecter le minimum légal imposé par la loi et la réglementation en vigueur ; et omet de préciser les centaines de licenciements qu’elle a opérées alors que le bénéfice de l’entreprise était en hausse.

Cela se rapproche de stratégies de social-washing que des sociétés comme Adidas pratiquent. Pendant que la firme participe au travail forcé des Ouïghours en Chine, elle indiquait sur son site « Bien que l’ensemble des droits humains et des libertés fondamentales doivent être respectées et doivent se maintenir, une attention particulière est donnée aux groupes les plus vulnérables, minorités ou ceux qui dans d’autres circonstances sont exploitées ou dont les droits sont abusés. C’est la raison pour laquelle nous avons développé un programme spécifique et des initiatives qui traitent du travail des enfants, du travail des migrants, du trafic ou du travail forcé, et des droits des femmes ».

Les sociétés à mission ne sont soumises à aucune contrainte juridique. La loi n’impose que des obligations de moyens et non de résultats. La RSE, au même titre que les “sociétés à mission”, sont pour beaucoup un pur outil de communication et de marketing, notamment à l’heure où 71% des consommateurs affirment être davantage fidèles aux marques dont ils épousent les valeurs, telles la solidarité, l’ouverture d’esprit ou la protection de l’environnement[4].

De nouveaux modes de management pour le bien-être des travailleurs ?

Dans l’ouvrage collectif, Entreprises à mission et raison d’être, les auteurs montrent que la recomposition des pratiques visant à faire participer les salariés ou les parties prenantes sont nées de la faillite managériale[5]. Or, ainsi que l’exprime Gary Hamel[6], la condition à l’innovation d’une entreprise est la conséquence de son innovation managériale propre.

Pour innover, il faut se réinventer, et cela passe par de nouvelles pratiques managériales, dont la “marque employeur” en est d’ailleurs le symptôme.. La participation et la collaboration ne sont alors que des modalités d’innovations dans l’entreprise, alors qu’elles sont des conditions essentielles dans les structures de l’ESS. « L’essor des start-ups a montré de nouvelles organisations plus transversales et agiles davantage propices à l’innovation et aux aspirations sociétales des jeunes générations »[7]. En ce sens, 3 niveaux de transformations sont élaborés : les ateliers collaboratifs qui permettent de faire participer les parties prenantes à un sujet, les techniques participatives notamment issues de l’éducation populaire (design thinking, hackaton, réseau apprenant, co-développement, ..) et enfin, le dernier niveau et le plus abouti, une modification des formes organisationnelles.

L’innovation managériale concurrence la démocratie en usant de ses outils participatifs. Les
moyens à l’usage pour les entreprises, sont les finalités dans l’ESS. Donc, les sociétés à missions restent des sociétés dont la gestion ne vise pas la répartition du pouvoir mais l’innovation.

Et le changement du modèle de gouvernance ?

Les sociétés à mission décident pour la plupart, selon l’Observatoire des Sociétés à Mission, de se doter d’un Comité de mission avec un nouvel équilibre des parties prenantes pour ne plus prendre en compte uniquement les désirs des actionnaires dans les politiques de l’entreprise. La question de la gouvernance est primordiale, tout comme celle de la propriété, car elle induit des stratégies qui répondent à des intérêts. L’entreprise appartient-elle à ses salariés ou à ses consommateurs ? L’entreprise appartient-elle à des actionnaires ? Selon la réponse, la poursuite des intérêts recherchés diffère, et les stratégies de développement également.

C’est parce que les structures de l’économie sociale et solidaire ont pour fondement deux règles inhérentes, qu’elles sont considérées comme profitables à la société : gouvernance partagée et répartition des richesses. Selon Jean-Louis Laville, “[les] statuts légaux [des mutuelles, associations et coopératives] se traduisent par une forme particulière de capitalisation qui n’offre d’avantage individuel ni sur le plan des décisions, ni sur celui de la redistribution des surplus »[8]. Les statuts sont donc le garde-fou des décisions des structures qui ne peuvent être guidées par des intérêts individuels.

C’est pourquoi, le statut de la société à mission ne fonctionnera que si elle amène à remettre en cause un modèle de fonctionnement capitaliste et libéral pour encourager les entreprises à changer leur modèle de gouvernance et de répartition des richesses. La sincérité de la démarche n’est rien si elle ne débouche pas sur une transformation profonde du modèle de l’entreprise et de la sphère capitaliste.

Références

[1] Jérôme Saddier, Président d’ESS France, Appel à tous ceux qui font l’Economie Sociale et Solidaire : “pour que les jours d’après soient les jours heureux”, 4 mai 2020.

[2] Muhammad Yunus, Pour une économie plus humaine. Construire le social–business, 2011.

[3] Article Alternatives Economiques “Entre riches et pauvres français, l’écart s’est crausé en vingt ans”, juin 2020.

[4] Enquête OpinionWay

[5] François Dupuy, La faillite de la pensée managériale, Seuil, 2015.

[6] Hamel Gary, The future of Management, Haward Business Press, 2007.

[7] David Autissier, Entreprises à mission et raison d’être, Dunod, 2020

[8] Jean-Louis Laville, L’économie sociale et solidaire. Pratiques, théories et débats, Seuil, page 286.

 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Kracauer, penseur oublié de la propagande de masse