VIVRE EN BIORÉGIONALISTE POUR SURVIVRE À LA CRISE CLIMATIQUE 2/2

VIVRE EN BIORÉGIONALISTE POUR SURVIVRE À LA CRISE CLIMATIQUE 2/2

Face aux impasses du capitalisme mondialisé, le biorégionalisme propose une alternative radicale : reconstruire nos sociétés à l’échelle des écosystèmes. En réconciliant humains et milieux de vie, ce modèle entend faire primer la nature sur l’économie, la coopération sur la compétition. Une voie exigeante mais cohérente pour habiter durablement la Terre.

Faire de la nature et l’autosuffisance la clef de voute d’une nouvelle société plus raisonnée

Tout part de la Terre et rien ne peut – durablement – se faire contre elle. Voici la maxime que pose la pensée biorégionaliste dans nos existences. Souhaitant que l’humanité respecte à nouveau les limites planétaires, le biorégionalisme propose de restructurer nos vies en fonction des limites biosystémiques de nos écosystèmes. Aujourd’hui, l’humanité dicte sa loi à la nature. Là est bien le problème, là est l’origine de la crise climatique qui nous menace. Très simplement, le biorégionalisme souhaite régler ce problème en amenant la nature à dicter sa loi à l’Homme. Cette primauté des logiques écologiques sur celles humaines entraîne des conséquences innombrables sur notre monde. 

La première d’entre elle consiste en la quasi-total redéfinition de nos logiques spatiales. Au fil des siècles, nous nous sommes organisés selon des frontières et limites purement artificielles. Coupant en deux des espaces écologiques cohérents, l’humanité a peu à peu produit une conception hors sol de l’espace, une conception administrative qui a contribué à nous couper de la nature. Comment expliquer qu’une frontière sépare le Pays basque espagnol et français alors même que ces espaces partagent une forte cohérence écosystémique et culturelle ? Que dire des Alpes françaises et suisses ? De la Côte d’Azur et la Riviera italienne ? Les exemples de ce type sont pléthoriques rien qu’en ce qui concerne les zones frontalières que nous partageons avec nos voisins. C’est l’ensemble de nos logiques administratives et spatiales qu’il nous faut questionner aujourd’hui.

Pour remplacer ces dites logiques, le biorégionalisme se fonde sur un concept spatial clair : la biorégion. Faisant primer la nature sur l’Homme, la biorégion est parfaitement définie par Sale dans son ouvrage. Il dit :

[Une biorégion est] un territoire de vie, un lieu défini par ses formes de vie, ses topographies et son biote plutôt que par des diktats humains ; une région gouvernée par la nature et non par la législation.[1]

Dès le départ, la biorégion se présente comme l’antithèse des logiques spatiales actuelles. Ici, l’idée est de créer des espaces de vies qui font sens d’un point de vue topographique et écosystémique. Ici, l’objectif est de recréer du lien entre les humains et les écosystèmes qui les entourent. Participant à une redéfinition plus vertueuse de notre rapport à l’espace, la biorégion souhaite ainsi avant tout remettre de la cohérence écologique dans nos modes de vie. Or, force est de constater que cette cohérence n’existe pas aujourd’hui. 

Aujourd’hui, les individus sont amenés à se fondre dans un ensemble administratif et spatial bien plus vaste que les écosystèmes dans lesquels ils se situent. Sans toucher à notre organisation spatiale, nous ne pourrons jamais mettre fin à cette dichotomie qui empêche le retour d’une cohérence écologique dans nos vies. Notre organisation spatiale nous pousse à vivre de façon démesurée puisqu’elle nous place dans un espace – géographique comme économique – démesuré. Cela doit cesser. C’est pour cela que le biorégionalisme fait du retour des logiques naturelles dans la structuration humaine l’un de ses principaux chevaux de bataille. Pour permettre le retour de modes de vie plus sain et modéré, Sale énonce :

Il est certes difficile de parler de hiérarchie en ce qui concerne les lois de Gaea. Toutefois, il n’est probablement pas complètement absurde de pense qu’au sujet de l’échelle, la plus importante des règles est celle selon laquelle la surface de la Terre est organisée selon des régions naturelles plutôt qu’artificielles. Ces régions, bien qu’elles puissent largement varier en taille, sont la plupart du temps bien plus limitées que celles définies par les frontières actuelles de nos pays.[2]

Loin de l’actuelle mondialisation, vouloir reconstruire l’activité humaine sur des échelles écosystémiques cohérentes conduit forcément à revenir à du local. Prenant ses distances avec les échelles toujours plus vastes qui régissent actuellement nos activités, la biorégion souhaite que nous reprenions attache avec nos lieux de vie. Evidemment, – comme cela est toujours le cas dans la nature – les biorégions peuvent induire de multiples organisations spatiales et administratives, en allant de la logique fédérative à étatique[3]

Toutefois, dans tous les cas de figure, la biorégion permet de relier les individus à la matérialité de leurs existences, à la potentialité de leurs lieux de vie. Cette idée de nous relier aux logiques de nos environnements proches se répercute également sur la façon même de concevoir le fonctionnement du « monde économique ». En effet, si la nature prime sur tout le reste, l’économie doit avant tout s’adapter auxdites logiques qui déterminent cette dernière sur un espace donné. Autrement dit, le biorégionalisme entend mettre fin aux logiques économiques voraces qui compromettent aujourd’hui la future viabilité de notre planète. Autour de logiques économiques soutenables, le biorégionalisme veut ainsi mettre au pas notre modèle capitaliste, ce dernier étant incapable d’internaliser dans son fonctionnement les impératifs écologiques qui régissent notre monde. 

A ce titre, l’idéal biorégionaliste place l’être humain et son activité économique dans un fonctionnement écodynamique qui cherche à répondre aux besoins humains tout en respectant les limites des écosystèmes qui nous entourent. Cette conciliation de l’activité humaine avec les limites environnementales de son lieu de vie est développée par Sale dans son livre. Ainsi, après avoir présenté dans les grandes lignes le concept de l’écodynamique, il énonce :

Si l’économie biorégionale devait commencer quelque part, ce serait logiquement là : elle devrait en premier lieu chercher à maintenir le monde naturel plutôt qu’à l’utiliser, à s’adapter à l’environnement plutôt qu’à essayer de l’exploiter ou le manipuler, à conserver non seulement les ressources, mais aussi les relations et les systèmes de ce monde naturel. (…) Les fondements de cette économie reposeraient sur un nombre minimal de biens et la quantité minimale de disruptions environnementales, parallèlement à l’utilisation maximale du travail humain et de son inventivité. (…) sur tous les points, dans tous les objectifs du système seraient de réduire l’utilisation de l’énergie et des ressources, de minimiser la production et de favoriser la conservation et le recyclage, de maintenir la population et les stocks de produit à un niveau à peu près constant et équilibré. La durabilité et non la croissance serait son objectif.[4]

Que dire de plus. Ce passage est sublime tant il résume à merveille la révolution économique que souhaite entreprendre le biorégionalisme. On ne se lasse pas de le relire tant il éclaire la conception du monde que porte l’idéal biorégional. Mettre l’économie au service de la préservation de l’environnement, renouer avec une consommation mesurée en adéquation avec les limites de nos écosystèmes, instaurer des logiques cycliques et durables pour limiter notre tendance à détruire l’environnement, reprendre pied et s’adapter à l’espace topographique dans lequel on vit, créer une existence fondée sur plus de plaisirs immatériels que matériels… Toutes ces perspectives sont décrites et visibles dans ce qu’écrit ici Sale. On en reste bouche bée.

Cette conception de l’économie semble d’ailleurs – à bien des égards – plus cohérente avec l’expérience même de la vie humaine. En effet, comme nous avons pu le dire précédemment, « Les gens ne polluent pas ni ne détruisent sciemment les systèmes naturels desquels dépendent leur vie et leurs moyens d’existence ». 

Ainsi, relier nos économies à ces systèmes naturels apparaît comme le meilleur moyen pour transformer durablement nos modes de vie afin qu’ils œuvrent à la préservation de la planète. Cette rationalité économique du biorégionalisme percute pourtant la perception irrationnelle – d’un point de vue écologique à minima – de notre modèle économique actuel. Bien loin de nous permettre d’agir pour l’environnement, le capitalisme nous poussent toujours plus loin dans la destruction de nos écosystèmes, et ce malgré les risques que cela représente pour notre survie. Faisant primer le court terme sur le moyen/long terme, notre modèle économique actuel nous pousse – en connaissance de cause – toujours plus dans le mur climatique. Cette incohérence écologique et scientifique de l’économie moderne est d’ailleurs abordée par Sale. Il souligne :

Si l’économie est la science de la distribution et de l’utilisation des ressources de la Terre, lesquelles proviennent toutes sans exception d’une écosphère finie, pourquoi alors cette science n’a rien inventé d’autres que des systèmes qui épuisent la totalité de ces ressources ? [5]

Le moins que l’on puisse dire c’est que cette question a le mérite d’exister. Elle est en tous cas celle qui conduit le biorégionalisme à entreprendre une transformation radicale de nos modes de production et de consommation. Bien au-delà des seuls points que nous venons de présenter, l’idéal biorégionaliste entend ainsi modifier notre perception même du système économique. 

Là où la concurrence entre les individus et la maximisation des profits sont la règle, le biorégionalisme souhaite au contraire créer une économie où la coopération et la juste répartition des richesses sont la priorité. 

Cette aspiration à un modèle économique plus collectif qu’individualiste s’inspire par ailleurs des logiques symbiotiques et coopératives à l’œuvre dans la nature. En effet, comme l’explique le 2nd grand principe de l’écodynamique[6], la bonne évolution et survie des êtres vivants est généralement plus optimale en cas de coopération entre espèces que dans ceux de compétition inter-espèces. Cette facette de l’évolution – présente dès les premières perceptions darwiniennes de ce concept – permet alors à « la communauté la plus forte »[7] de survivre « grâce à l’entremêlement des coopérations diverses »[8] comme l’explique Sale dans son ouvrage. 

Pour toutes ces raisons, l’économie biorégional entend faire « disparaître le marché de notre économie capitaliste conventionnelle, de même que l’accent mis sur la compétition, l’exploitation et le profit individuel »[9]. A la place, ce même modèle économique souhaite valoriser « le sentiment que la richesse de la nature est la richesse de tous »[10] afin d’assurer la juste préservation de nos environnements via la participation de toutes et tous. Autrement dit, l’objectif est que « les économies biorégionales [soient] conçues pour le partage »[11] pour favoriser l’adoption par un maximum d’entre nous de comportements collectifs et coopératifs, comportements qui nous conduisent à mieux préserver, respecter et considérer l’environnement. 

Ayant une place prépondérante dans l’idéal biorégionaliste, les notions de collectif et de coopération sont ainsi présentées comme indispensables à tout modèle biorégionaliste. Nous reviendrons d’ailleurs plus en détail sur ce point dans une partie dédiée.

Pour entreprendre un tel changement économique, les biorégionalistes souhaitent également remettre en question certains concepts fondamentaux de nos sociétés contemporaines. Sale aborde indirectement cela dans son ouvrage. En effet, dépeignant les valeurs fondatrices d’un futur biorégionaliste, il énonce que :

Les obligations et devoirs ne seraient pas basés en premier lieu sur la protection de la propriété privée ou la fortune personnelle ou les accomplissements individuels – comme dans la morale occidentale -, mais sur la sécurisation de l’équilibre biorégional et environnemental.[12]

Derrière cette phrase choc et percutante, se trouve une conception nouvelle et révolutionnaire de la notion de propriété. Comme nous avons pu le dire, l’idéal biorégionaliste fait de la préservation de l’environnement l’objectif premier de l’humanité. 

A ce titre, le droit doit être également réorienté vers ce but. Aussi, le biorégionalisme souhaite modifier considérablement la portée du droit de propriété privé. S’il n’entend pas supprimer ce droit de propriété privé – l’idée n’est pas de mettre en place un modèle communiste – il aspire à mettre fin aux nombreuses externalités négatives qui en découle. En effet, sous l’égide de cette notion juridique, nombreux sont les individus qui ont adopté des comportements individuels néfastes d’un point de vue collectif, notamment en matière de préservation de l’environnement. 

Dès lors, il apparaît nécessaire de mettre fin aux accomplissements individuels permis par la propriété privée qui impacte négativement l’ensemble de la communauté humaine. Pour se faire, le biorégionalisme propose de sous-tendre le droit de propriété privée à des concepts collectifs vertueux – en premier lieu la préservation de l’environnement. Primant aujourd’hui sur tous les autres droits, le droit de propriété privée devient avec le modèle biorégional un droit important mais pas prépondérant. 

S’il existe toujours et permet à chacun de jouir de ce qui lui appartient, le droit de propriété privé est ici conditionné à des droits et intérêts collectifs. En somme, il s’agit de s’assurer que le droit permette que les intérêts de la planète et des communautés humaines priment sur celui des individus.

Derrière ces évolutions marquantes, l’idéal biorégionaliste œuvre directement pour un même et unique objectif : redonner du pouvoir d’agir aux individus. Outre l’idée de mieux préserver l’environnement en nous reconnectant avec nos environnements, cette redéfinition économique et spatiale de nos modes de vies entend nous placer dans un monde où nous pouvons pleinement définir notre mode de vie. Prenant en considération l’idéal régionaliste, Sale dresse un aperçu clair des objectifs en la matière du biorégionalisme. Citant l’ouvrage théorique American Regionalism[13], l’Art d’Habiter la Terre explique :

Le régionalisme (…) représente la philosophie et la technique de l’auto-assistance et de l’auto-développement, une initiative dans laquelle chaque unité régionale n’est pas seulement aidé, mais s’engage à un développement plus complet de ses propres ressources. Il suppose que la clé de la redistribution de la richesse et de l’égalisation des chances réside dans la capacité de chaque région à créer de la richesse et, grâce à de nouveaux segments de consommation de produits de base, à maintenir cette capacité d’agir et à conserver cette richesse dans des programmes de production et de consommation bio équilibrés.

Le régionalisme est donc essentiellement une économie non pas de pénurie mais d’abondance, afin que toute la population puisse avoir accès à une nourriture, des vêtements, un logement, des outils, des possibilités d’emplois adéquats.[14]

Voilà l’espérance que le biorégionalisme apporte à l’humanité. Nous avons déjà pu le dire mais il est nécessaire d’appuyer à nouveau sur ce point : le biorégionalisme est le modèle rationnel qui entend donner à chacun la capacité de satisfaire l’ensemble de ces besoins tout en préservant l’environnement. En somme, il s’agit du modèle qui permet de réaliser la révolution collective dont l’humanité a besoin pour survivre. 

Il s’agit d’une révolution joyeuse et saine, une révolution où les individus retrouvent le contrôle de leurs vies, comprennent le milieu humain et écologique dans lequel il se situe. Chaque désir immatériel y est magnifié, chaque besoin matériel y est assuré selon le potentiel propre à chaque environnement régional. L’abondance, au sens utile et nécessaire du terme, y est la norme puisque les richesses que nous offrent la nature y sont équitablement partagées entre tous les individus. Bien-sûr, toutes et tous pourront mener leurs vies comme ils le souhaitent, permettant ainsi l’émergence d’une diversité d’existence tout autant – si ce n’est plus – importante qu’aujourd’hui. Simplement, l’équilibre humain et écologique y est désormais présenté comme la primauté absolue, l’objectif qui sous-tend tous les autres.

Promouvant la maximisation du bonheur collectif, l’idéal biorégional propose de remettre de la modération dans nos vies. Pour cela, le biorégionalisme veut en finir avec certains des nouveaux besoins – pour beaucoup futiles – du capitalisme mondialisé. Placé l’individu dans un environnement limité, dont les potentialités sont exploitées sans jamais être menacé, voici l’horizon vertueux et heureux que le biorégionalisme propose. 

Toutefois, pour que cette utopie puisse advenir, il est nécessaire de l’organiser. Aussi, au-delà des concepts théoriques amenant le biorégionalisme à placer la nature au centre des existences humaines, l’idéal biorégional propose aussi une nouvelle organisation de la société. C’est cette forme spécifique d’organisation et de régulation politique de la société que nous allons maintenant aborder.

Promouvoir une organisation territoriale et équilibrée de la société

Les utopies cessent d’être utopiques quand elles deviennent plausibles. Pour cela, ces dernières doivent prévoir leurs futures formes d’organisation. Le biorégionalisme ne déroge pas à la règle et propose donc une forme d’organisation de la société en accord avec ses principes. 

Pour éviter toutes méprises, Sale énonce très clairement lesdits grands thèmes du biorégionalisme. En lien avec ce que nous avons pu dire précédemment, il rappelle que le biorégionalisme implique de Connaître la terre sur laquelle nous vivons et ses ressources, d’Apprendre des traditions, de Développer le potentiel de son environnement proche et de Libérer le soi. Sans s’attarder sur ces notions, il faut toutefois préciser que la notion de Libérer le soi doit être entendu au sens de réappropriation du pouvoir d’agir sur nos vies. 

L’idée d’Apprendre des traditions énonce quant à elle que l’humanité doit renouer avec les savoirs, connaissances et croyances qui ont guidé l’humanité avant la révolution industrielle. Nous l’avons vu, cela doit nous conduire à retrouver une existence plus directement liée à la nature, plus respectueuse de l’environnement et plus durable car plus « simple ». Au-delà de ces logiques ancestrales, l’idée de tradition est aussi liée à la notion de régionalisme, c’est-à-dire à l’existence d’une histoire, de savoirs et/ou d’une communauté humaine liée à une zone géographique et topographique déterminée. 

Cette notion de traditions désigne ici tout autant la cohérence écologique qu’humaine d’un territoire donné. Ainsi, avec ces grands thèmes, Sale nous rappelle que le biorégionalisme fonctionne sur deux jambes. D’un côté, celle liée à la cohérence écosystémique de l’environnement dans lequel se situe la biorégion. De l’autre, celle liée à la cohérence culturelle, humaine et historique de l’espace géographique dans lequel la biorégion et les individus qui la composent se placent. Le biorégionalisme n’est donc pas uniquement un projet reconnectant les individus à leur environnement mais aussi un projet qui les reconnectent avec la culture, l’histoire de ce même espace écosystémique. D’où la notion de bio et de régionalisme dans le biorégionalisme.

Une fois ces éléments pris en considération, le biorégionalisme est en mesure de proposer une vision novatrice de notre organisation territoriale. Bien qu’aucune définition figée de l’organisation spatiale du biorégionalisme ne soit proposée par Sale, ce dernier explique toutefois que l’expression géographique et administrative du biorégionalisme se subdivise généralement de la manière suivante :

D’abord, il y a l’écorégion. Cette première échelle du biorégionalisme – en l’occurrence la plus large – émerge selon la concomitance d’un faisceau de caractéristiques naturelles lié à un espace géographique. Prenant avant tout en considération les homogénéités topographiques et écosystémiques de chaque région, les écorégions se placent en général sur des espaces grands de plusieurs dizaine voire centaines de milliers de kilomètres carrés.

Ensuite, les écorégions se subdivisent en plusieurs géo-régions. Faisant généralement une dizaine de milliers de kilomètres carrés, cette seconde échelle du biorégionalisme est caractérisée par des « spécificités physiographiques claires telles que des bassins versants, des vallées, des chaînes de montagnes ainsi que quelques caractéristiques florales et faunesques»[15]. Sous de nombreux aspects, les géo-régions sont ainsi l’échelle qui se calent le plus sur les logiques écosystémiques propres à chaque espace naturel. La cohérence environnementale du lieu prime ici et vient définir les frontières administratives de la géo-région concernée.

Enfin, ces géo-régions se subdivisent en morpho-régions. Représentant la plus petite échelle du modèle biorégional et n’existant pas forcément au sein de chaque géo-région – certaines géo-régions pouvant exister sans forcément avoir une subdivision en morpho-régions –, les morpho-régions sont énoncées comme « de plus petit territoire de quelques milliers de km² que l’on peut identifier grâce aux formes de vie qu’on y trouve – villes et villages, mines et usines, champs et fermes – ainsi qu’aux formes du territoire qui en premier lieux permettent à ces formes particulières de voir le jour »[16]

En somme, les morpho-régions sont donc l’échelle organisant les sociétés humaines en fonction de l’histoire, de la culture et des traditions propres aux groupes d’individus qui la composent. La morpho-région est ainsi l’émanation de la perspective culturelle et historique que souhaite porter le projet biorégional, celle qui permet de prendre en considération le lien immatériel et traditionnel qui unit des individus entre eux sur un même territoire.

Trois échelles distinctes qui elles-mêmes pourraient prendre place dans un cadre étatique et fédéral plus élargi… Tout ceci a de quoi nous rappeler notre actuelle subdivision entre région, département et intercommunalité ! Ainsi, outre l’intérêt théorique émanant de cette division géographique du monde, cette dernière dispose déjà d’un cadre administratif similaire, ce qui doit permettre une acceptation facilitée de l’organisation géographique biorégionale. 

Cette existence préalable ne justifie cependant en rien le modèle ici présenté. En effet, comme nous avons pu le dire, la puissance de cette nouvelle manière d’organiser l’activité sur un territoire n’est en rien dictée par nos actuelles logiques administratives et économiques. Loin de nos logiques capitalistes et mondialisés, l’organisation géographique biorégionale se fonde sur la réalité écologique, historique et culturelle de nos existences pour replacer l’humain au centre du monde qui l’entoure. 

L’idée n’est plus de réfléchir en fonction de principes économiques/géopolitiques ou de veiller à ce que chaque part de la Nation joue son rôle. L’idée est ici de remettre l’humain dans son environnement naturel, c’est-à-dire celui dans lequel il évolue et qui s’impose à lui via diverses dynamiques écologiques et culturelles. C’est parce que le biorégionalisme entend rompre avec la démesure technique qu’il propose une organisation spatiale faite pour que nous nous positionnons dans un espace limité et que nous reprenions le contrôle sur nos propres actions. Cette aspiration à la mesure s’exprime dans l’ensemble de l’idéal politique et organisationnel du biorégionalisme. Ainsi, on lit dans l’Art d’Habiter la Terre que :

Un régime politique biorégional doit chercher à atteindre la diffusion du pouvoir et la décentralisation des institutions. Il doit prendre garde à ce que les actions ne soient pas effectuées à un niveau supérieur à celui nécessaire et à ce que toute autorité s’écoule progressivement de la plus petite unité politique vers la plus grande. Par conséquent, le premier lieu des prises de décisions, de contrôle politique et économique devrait être la communauté (…). C’est dans un tel lieu – où les gens se connaissent entre eux et connaissent l’essentiel de l’environnement qu’ils partagent, où, au minimum, les informations les plus basiques relatives à la résolution de problème sont connues ou facilement disponibles – que la gouvernance devrait prendre racine. Les décisions prises à cette échelle, aussi innombrables qu’elles puissent être, ont de bonnes chances d’être justes et effectués avec compétence.[17]

Diffuser le pouvoir autant que possible, voici une perspective bien différente de notre monarchie présidentielle ! Défenseur de la force collective plutôt que de l’hubris individuel, le biorégionalisme entend implanter le pouvoir au plus proche des individus. L’idéal biorégional se fixe ici un objectif clair : veiller « à ce que les actions ne soient pas effectuées à un niveau supérieur à celui nécessaire et à ce que toute autorité s’écoule progressivement de la plus petite unité politique vers la plus grande »[18]

C’est en partant de ce principe que Sale pense que la communauté est l’échelle humaine la plus adaptée pour la prise de décision. Ainsi, il défend, autant que faire se peut, la nécessité que les décisions soient prises à cette échelle. Cette volonté de faire de la communauté l’échelle préférentielle d’exercice du pouvoir rejoint par ailleurs l’aspiration écologique du biorégionalisme. 

En effet, dans chaque communauté biotique, ce sont les êtres vivants eux-mêmes qui, par leur action locale, déclenchent les logiques écosystémiques qui impactent l’ensemble du vivant. Comme dans la nature, le biorégionalisme souhaite donc que l’être humain agissent selon les dynamiques œuvrant autour de lui. La centralisation du pouvoir à des millions de kilomètres des lieux de vie des individus ne peut être compatible avec l’aspiration biorégionaliste. Pour remettre les individus face à la matérialité de leurs vies, il est indispensable que le modèle politique biorégionaliste rompe avec cette logique. Surtout, ce changement de paradigme porte en lui – comme de nombreux autres éléments s’inspirant des dynamiques écologiques – de nombreuses germes pour un exercice plus vertueux du pouvoir. Sale explique :

Ce type de gouvernance promeut la liberté en diminuant les risques d’actions gouvernementales arbitraires et en proposant davantage d’accessibilité aux citoyens, davantage de points de pression aux minorités concernées. Il améliore l’égalité en assurant plus de participation aux individus et en évitant de concentrer la grande partie du pouvoir dans quelques organismes et bureaux lointains. Il augmente l’efficacité en permettant au gouvernement d’être plus sensible et plus flexible, de reconnaître de nouvelles conditions et de s’y ajuster, ainsi que de répondre plus facilement aux nouvelles demandes des populations qu’il sert. Il assure prospérité parce qu’à une petite échelle, il est en mesure de quantifier les besoins de la population et d’y répondre le plus rapidement possible à bas prix et de la manière la plus pertinente qui soit.[19]

Une fois de plus, les mots manquent pour compléter ceux de Sale. Voici une utopie réaliste tant elle rejoint les logiques politiques qui ont organisé nos sociétés avant l’émergence des Etats-nations. Replacer le pouvoir à une échelle locale est le choix rationnel par excellence pour toute communauté humaine souhaitant prendre ses distances avec le tout technique. Seul une échelle locale permet de renouer avec une bonne compréhension des dynamiques afférentes à nos existences, permet d’agir véritablement sur nos vies. L’idée de relier nos existences au monde qui nous entoure explique également l’idée que « le biorégionalisme n’envisage pas non plus une prise de pouvoir du gouvernement national ou une vaste réorganisation de l’appareil national (…). Non, son esprit est local et il considère que les questions d’envergure nationale sont, du moins pour l’heure, totalement impertinentes. »[20]

Relier les individus entre eux autour de leurs environnements de vies afin qu’ils puissent collectivement retrouver leurs capacités d’agir, voici donc la vision politique du biorégionalisme. Réaliste et cohérente, cette vision politique nécessite toutefois une évolution importante de nos mentalités. 

En effet, formatés par plusieurs siècles d’hégémonie capitaliste, nous avons progressivement intégré l’idée que nos existences se résument à une compétition acharnée entre les individus d’où sort vainqueur le plus brillant ou méritant d’entre nous. Or, s’il se développe dans un cadre individualiste et compétitif, il est certain que l’idéal biorégionaliste n’a aucune chance d’advenir. Aussi, l’un des grands enjeux du biorégionalisme est de faire comprendre aux individus l’intérêt collectif et individuel qu’ils ont à s’entraider, agir ensemble. La concurrence absolue doit laisser place à la pleine coopération de toutes et tous. Comme on peut le lire dans l’Art d’Habiter la Terre :

La tâche, après tout, consiste à construire le pouvoir par le bas et non à l’enlever du sommet ; il s’agit de libérer les énergies, celles longtemps cachées et systématiquement émoussées, celles qui proviennent des gens, de là où ils vivent réellement et des problèmes auxquels ils sont régulièrement confrontés.[21]

 Pour que les énergies enfouies en nous s’expriment enfin, nous devons collectivement permettre à ce que chacune d’elles disposent d’un espace pour advenir. C’est en coopérant et s’entraidant ainsi que nous permettons à chacun et chacune de s’exprimer pleinement. Vouloir battre ou rabaisser l’autre pour s’élever n’aide point à nous sauver de la catastrophe climatique. Remplacer l’idéal concurrentiel par celui coopératif, voici donc l’horizon que nous aborderons dans la prochaine et dernière note de lecture.

 

Référence

[1] Partie 2 – Chapitre 4 – p.77

[2] Partie 2 – Chapitre 5 – p.90

[3] En effet, selon les vus et conceptions que l’on donne à la biorégion, cette dernière peut être vu comme une région s’inscrivant dans une organisation « étatique » plus large qui fédèrent plusieurs biorégions entre elles ou bien comme l’échelle même sur laquelle se fonde une « organisation » étatique elle-même.

[4] Partie 2 – Chapitre 6 – pp.106-107

[5] Partie 2 – Chapitre 6 – p.109

[6] Page 106, Sale définit la seconde loi de l’écodynamique comme le principe selon lesquels « les systèmes naturels tendent à la stabilité, pas de faon entropique ou désordonnée, mais vers un climax ». Usant d’une citation du fondateur des lois écodynamique – créés pour confronter de nouveaux principes scientifiques aux lois thermodynamiques -, le britannique Edward Goldsmith, Sale précise ensuite que : « Toute croissance par-delà le climax ne peut-être considérée comme bénéfique en termes écologiques dès lors qu’elle ne peut être atteinte que par une violation des lois de base de la biosphère – qui ne peut que mener à une désintégration de la biosphère, à savoir un éloignement de l’organisation optimum (…). Le climax doit correspondre à un équilibre écologique. »

[7] Partie 2 – Chapitre 6 – p.121

[8] Ibid

[9] Partie 2 – Chapitre 6 – p.122

[10] Partie 2 – Chapitre 6 – p.124

[11] Ibid

[12] Partie 2 – Chapitre 8 – p.167

[13] Howard Odum, Harry Estill Moore, American Regionalism, Holt, 1938, pp.10-11

[14] Partie 3 – Chapitre 9 – p.195

[15] Partie 2 – Chapitre 5 – p.92

[16] Partie 2 – Chapitre 5 – p.93

[17] Partie 2 – Chapitre 7 – p.137

[18] Partie 2 – Chapitre 7 – p.137

[19] Partie 2 – Chapitre 7 – p.139

[20] Partie 3 – Chapitre 11 – p.222

[21] Partie 3 – Chapitre 11 – pp.222-223

Pas très clair ce passage.

 

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Crédits photo : Francesca Mantovani – Éditions Gallimard 

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La nomination à Matignon de François Bayrou peu après sa publication a donné à ce texte une actualité nouvelle : la proportionnelle est au cœur de son combat politique depuis plusieurs décennies. L’évocation de la question lors de son discours de politique générale laisse à penser que, si son gouvernement arrive à s’inscrire dans la durée, un projet de loi sur la question pourrait être débattu ce printemps.

LTR : A quoi est dû selon vous l’attrait pour le scrutin proportionnel aujourd’hui, alors que les trois expériences passées en France au XXème siècle lui ont pourtant fait, comme vous l’expliquez dans votre livre, plutôt mauvaise presse ? Est-ce, comme l’indique Ferdinand Buisson que vous citez, « une popularité faite surtout de l’impopularité du régime électoral en place » ?

Certains puristes vous diraient que l’on n’a jamais connu d’élection véritablement proportionnelle en France. Toutes les élections à tonalité proportionnelle ont été organisées, en effet, à l’échelle départementale – qui tend à tempérer la portée proportionnelle d’un scrutin, en particulier dans les départements qui élisent peu de députés. À chaque fois, pourtant, on a bien entendu mettre en place une forme de « représentation proportionnelle » – vieille ambition défendue notamment pendant les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Cette expérience historique nous éclaire donc sur les avantages et les défauts de ce mode de scrutin dans la culture politique française.

Pourquoi la question connaît-elle aujourd’hui un regain d’intérêt dans plusieurs partis politiques ? À gauche, l’idée séduit ceux qui n’aiment pas beaucoup la Cinquième République et ce qu’ils perçoivent comme une trop grande concentration des pouvoirs entre les mains du président de la République. Le raisonnement est simple : si un mode de scrutin proportionnel permet d’affaiblir la tendance du président à gouverner efficacement en bénéficiant d’une majorité claire et stable à l’Assemblée nationale, alors il n’est pas mauvais à prendre. Au centre, on espère bénéficier d’un phénomène observé sous la IVe République : le renforcement des partis du centre au détriment des partis situés aux marges du spectre politique. Quant à l’extrême-droite, on y défend aujourd’hui un mode de scrutin qui n’aurait de « proportionnel » que le nom, où un fort bonus de sièges serait attribué au parti arrivé en tête au terme de l’élection : ainsi le Rassemblement national espère-t-il obtenir une majorité absolue à l’Assemblée nationale.

Ainsi convient-il de se méfier de l’idée, que l’on entend beaucoup ces derniers jours, selon laquelle une quasi-unanimité existerait entre les partis politiques en faveur de la proportionnelle. D’une part, à une échelle fine, au sein de chaque groupe, les parlementaires ont bien souvent des idées très différentes sur la question. D’autre part, la proportionnelle souhaitée à gauche, au centre et à l’extrême-droite ne sont pas du tout les mêmes. Il n’est pas dit, dès lors, que les partis se mettent d’accord sur un système acceptable par tous. Derrière « la proportionnelle », en effet, il y a une diversité de systèmes possibles. Les variables en la matière, sont très nombreuses : amplitude des circonscriptions, seuil de voix permettant d’obtenir un premier élu, prime en sièges attribuée aux listes arrivées en tête, notamment. Des parlementaires apparemment d’accord sur le principe d’un scrutin proportionnel pourrait bien se déchirer au moment de dessiner ses contours dans le détail.

LTR : L’argument des partis de gauche selon lequel la proportionnelle affaiblirait la toute-puissance du président de la République, argument que vous venez d’évoquer, ne comporte-il pas une part de vrai ?

Le président de la République ne pourrait plus compter sur une majorité absolue de députés pour son seul parti, effectivement. Est-ce propre à limiter le pouvoir du président ? Je n’en suis pas certain. Le pouvoir d’Emmanuel Macron est-il moindre depuis juillet 2024 ? Peut-être. Mais, à l’inverse, on peut considérer que l’Assemblée nationale est également affaiblie et décrédibilisée. Ce n’est pas nécessairement un jeu de vases communicants : il ne suffit pas d’affaiblir la présidence de la République pour renforcer le Parlement.

Certes, on ne peut pas exclure qu’à très long terme, l’habitude du scrutin proportionnel oblige les partis politiques à découvrir la culture du compromis. Le risque est grand que les défauts de ce mode de scrutin conduise – comme cela a toujours été le cas par le passé en France – à revenir en arrière après un ou deux scrutins. Or un changement du mode de scrutin ne se décrète pas. Le fonctionnement actuel de l’Assemblée nationale, qui aurait pu être produite à la proportionnelle, ne rend pas optimiste à cet égard.

LTR : Des défenseurs de la proportionnelle pourraient vous rétorquer qu’une culture politique peut évoluer. Jusqu’à 1962, on n’élisait pas de président de la République au suffrage universel direct. Ce « fait nouveau », insolite dans le républicanisme parlementariste, est pourtant rapidement devenu incontournable dans notre culture politique.

L’idée d’élire directement le président de la République est certes relativement nouvelle – quoiqu’il ne faille pas oublier l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte en 1848. Le culte du chef ne se limite cependant pas, dans notre culture politique, à ce mode de scrutin. Bon nombre de rois, d’empereurs et d’hommes politiques flamboyants de la IIIe République ont provoqué des sentiments comparables, quoiqu’ils n’aient pas été élus dans ces conditions.

La rupture concrétisée par la nouvelle Constitution de 1958 et par la réforme de 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel direct est indubitable. Ce mode d’élection de nos présidents est devenu un élément central des équilibres institutionnels. À l’aune de l’attachement des Français à ce qu’ils perçoivent comme le principal moment où il leur revient de peser sur le cours des affaires politiques, il est peu probable que cela change à moyen terme. Ainsi se prolonge notre accoutumance collective à l’élection présidentielle, quoiqu’elle présente des effets pervers bien connus.

LTR : Pour revenir sur le fond du débat relatif à la proportionnelle, il existe en statistique l’indice de Gallagher qui est utilisé pour mesurer la disproportionnalité des résultats d’une élection. Il est fondé sur la différence entre les pourcentages de votes reçus et les pourcentages de sièges concédés à un parti à la suite d’une élection. En France jusqu’en 2022 nous avions le pire indice de Gallagher des pays de l’UE. Si la donne a changé en 2022 et en 2024, il semble qu’il existe toujours une disproportionnalité entre résultats électoraux et nombre de sièges. Une étude du Grand Continent a par exemple montré que dans la plupart des autres systèmes électoraux européens, le RN aurait été grand gagnant. Le scrutin majoritaire ne pose-t-il donc pas un problème de représentativité des résultats nationaux ?

C’est la différence majeure entre les scrutins majoritaires et les scrutins proportionnels : les premiers sont un peu moins justes , mais plus efficaces ; les seconds sont un peu plus justes, mais moins efficaces.

À l’égard du Rassemblement national, deux postures peuvent être envisagées. La première consisterait à considérer qu’il faut traiter ce parti comme les autres, et que, partant, serait injuste tout mode de scrutin qui conduirait à favoriser tendanciellement les partis les moins extrêmes en rendant possible un effet du barrage au second tour – ce qui continue jusqu’alors à désavantager marginalement ce parti. La seconde consiste à considérer que, dès lors que ce parti ne joue pas avec les mêmes règles et que l’arrivée au pouvoir de partis illibéraux, dans différents pays, a souvent provoqué une modification des institutions mêmes perçues par leurs responsables comme d’insupportables contre-pouvoirs, ce léger déséquilibre se justifie. C’est là une question de choix politique.

LTR : Ne pourrait-on pas considérer, à l’inverse, d’un point de vue purement tactique, que la proportionnelle permettrait aujourd’hui d’empêcher le RN d’avoir la majorité absolue.

Bon nombre de scrutins proportionnels ont pour effet de rendre presque impossible le fait pour un parti seul d’obtenir une majorité absolue des sièges dans une assemblée parlementaire. Tout dépend néanmoins des propriétés attachées au mode de scrutin : un scrutin présenté comme proportionnel, mais où une forte prime en sièges est donnée à la force politique arrivée en tête – comme cela existe en Grèce, comme aimerait l’imposer Georgia Meloni en Italie ou Marine Le Pen en France – présente deux caractéristiques : d’une part, ce mode de scrutin n’a plus grand-chose de proportionnel ; d’autre part, il favoriserait aujourd’hui probablement les forces politiques d’extrême-droite en France, comme dans de nombreux pays européens.

Il est toujours risqué de privilégier un mode de scrutin pour des visées tactiques de court terme. Ce fut le choix de François Mitterrand en 1986 : le succès des deux grands partis de droite n’a été tempéré qu’au prix de l’arrivée inédite de trente-cinq députés du Front national à l’Assemblée nationale, ce qui a consolidé la présence médiatique de Jean-Marie Le Pen. Quelques mois après les élections législatives de 1986, la décision de revenir au scrutin majoritaire fut globalement consensuelle.

LTR : Une des critiques majeures que vous adressez au scrutin proportionnel est la double distance qu’il crée entre élus et citoyens. D’un côté, il déracine les parlementaires qui n’ont plus à rendre des comptes à leurs électeurs, de l’autre il éloigne les électeurs de leurs députés, qu’ils ne connaissent plus. Mais ne pourrait-on pas vous objecter que, justement, ce déracinement pourrait avoir des effets bénéfiques en permettant au député de se concentrer sur son travail législatif et plus sur l’objectif de se faire réélire à tout prix par ses électeurs ?

C’est un argument ancien : le scrutin majoritaire favoriserait le clientélisme des députés. Les députés ne cherchant qu’à se faire réélire, ils passeraient la majorité de leur temps dans leur circonscription à rendre des services, dans l’espoir  d’« acheter » ainsi de futures votes. Le constat de députés structurellement poussés à négliger ainsi leurs travaux parlementaires a poussé certains professeurs de droit – à l’instar de Guy Carcassonne – à défendre la suppression du cumul des mandats.

Un tel argument mérite certainement d’être tempéré à l’aune de la capacité du scrutin majoritaire à pérenniser un lien entre les députés et les Français. Bon nombre de scrutins proportionnels présentent le défaut inverse. Pour être réélus, les députés sont incités à être surtout bien vus dans les états-majors de leurs partis. Quant aux électeurs confrontés à des listes bloquées – comme c’est aujourd’hui le cas pour les élections européennes –, ils sont encore moins incités qu’au scrutin majoritaire à connaître leurs députés.

S’y ajoute le constat opéré depuis la réforme du « non-cumul » mise en place en 2017 : la moindre présence des députés dans leurs circonscriptions n’a amélioré de façon déterminante ni la qualité des lois, ni le contrôle parlementaire de l’action de l’exécutif.

LTR : L’engouement pour la proportionnelle vient certainement du « blocage » politique de la France depuis juillet 2024. L’idée de changer le mode de scrutin ne permettrait-elle pas un nouveau souffle démocratique ?

Nous connaissons parfois – c’est bien naturel – une forme de « bougeotte » institutionnelle. Le changement nous apparaît comme vertueux en lui-même, indépendamment de ce qu’il s’agit de modifier. Le philosophe et homme politique Ferdinand Buisson le notait en 1910 : la « popularité » de la représentation proportionnelle lui semblait déjà « faite surtout de l’impopularité du régime électoral » en place. Méfions-nous de cette tendance : en instaurant, dans l’espoir d’améliorer nos institutions, un mode de scrutin proportionnel pour l’élection des députés, nous risquons bien d’aggraver les choses.

LTR : Le scrutin proportionnel pourrait-il permettre de favoriser les compromis au sein des forces partisanes ? Aujourd’hui, les électeurs votent pour qu’un programme soit appliqué. Si demain scrutin proportionnel il y avait, les électeurs sauraient par avance que les programmes des partis politiques seraient destinés à être amendés pour s’accorder avec ceux d’autres partis politiques.

C’est l’un des enjeux décisifs en la matière. Le scrutin majoritaire, auquel nous sommes habitués, incite les partis politiques à abattre leurs cartes avant le scrutin : certains forment des « cartels électoraux », à l’image de la « gauche plurielle » en 1997 ou du « nouveau front populaire » en 2024. Un tel système contraint certes les partis qui ne réussissent pas vraiment à tirer leur épingle du jeu lors des négociations pré-électorales – à l’instar du parti socialiste en 2024. Il présente cependant une vertu cardinale : la clarté. Les électeurs savent ce pour quoi ils votent.

À l’inverse, à la proportionnelle, les partis sont incités à garder le silence en critiquant leurs voisins idéologiques immédiats, dans l’espoir de gagner des parts de marché électoral. Tout dépend ensuite d’accords organisés par les députés après l’élection, sur lesquels les électeurs n’ont plus la main. Prenez les élections législatives de 1951, sous la IVe République, organisées selon un mode de scrutin à forte tonalité proportionnelle : les Français ont connu des présidents du Conseil de droite – Antoine Pinay –, du centre – Edgar Faure – ou de gauche – Pierre Mendès France –, sans avoir jamais été conduits, entre temps, à se prononcer. Tout aussi inattendus ont été des accords plus récents, en Italie, entre le mouvement « cinq étoiles » et la Ligue, puis entre ce mouvement et le parti démocrate, toujours menés dans le dos des électeurs, après l’élection.

L’urgence est-elle aujourd’hui de conduire les Français à donner un blanc-seing aux députés, afin que ces derniers s’allient comme ils l’entendent après les élections législatives, de manière imprévisible ? Le temps passant, on oublie à quel point les Français ont pu juger détestables ces pratiques sous la IVe République. Gardons-nous, sur ce point, d’une naïveté amnésique.

En matière électorale, la clarté et la simplicité du mode de scrutin sont des vertus cardinales. Il nous faut garantir une « traçabilité » entre la volonté exprimée dans les urnes et les résultat gouvernemental produit en bout de course. À cet égard, les modes de scrutin proportionnels aujourd’hui envisagés marqueraient un retour en arrière.

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Pour une politique du sensible

Pour une politique du sensible

Au fond, nos manières de réfléchir nous empêchent de concevoir la sensibilité du monde : les responsables politiques ne parlent pas de la détresse mais des drames ; ils ne parlent pas du soin mais de la santé ; ils ne parlent pas du bonheur, ni du ressentiment, mais du niveau de vie et du déclassement ; ils n’évoquent pas la beauté du monde, mais rappellent qu’il faut protéger le patrimoine ; ils ne s’attardent pas sur l’amitié mais débattent sur la solidarité.

Et si la politique n’était pas qu’affaire de concepts collectifs ? Le corps est sale dans la pensée occidentale ; il doit être séparé à bonne distance de l’âme, d’où naissent les idées, les savoirs, et où siège la raison humaine. L’idée n’est pas nouvelle : elle irrigue toute la pensée cartésienne et, incidemment, nourrit depuis des siècles la rationalité politique.

 

Au fond, nos manières de réfléchir nous empêchent d’envisager des concepts individuels et sensibles : les responsables politiques ne parlent pas de la détresse mais des drames ; ils ne parlent pas du soin mais de la santé ; ils ne parlent pas du bonheur, ni du ressentiment, mais du niveau de vie et du déclassement ; ils n’évoquent pas la beauté du monde, mais rappellent qu’il faut protéger le patrimoine ; ils ne s’attardent pas sur l’amitié mais débattent sur la solidarité.

 

Cette pudeur inconsciente vide les concepts de leur chair et, réciproquement, renforce le désintérêt de la politique pour la chair vivante des Hommes. Or, il faut reconquérir la chair, la réintégrer dans le champ politique. C’est dans la marge sensible qui sépare l’individu de son environnement que se joue la totalité des enjeux politiques. Car les plus grands défis du siècle altèrent précisément le monde sensible.

 

Comment comprendre l’hyperconsommation, si ce n’est par la malbouffe, qui maltraite le corps, l’addiction aux écrans, qui isole l’esprit et abîme la rétine ? Comment comprendre les excès du capitalisme extractiviste autrement que par ses conséquences sur la portion sensible de l’individu ? Pollution de l’air et respiration difficile, pollution sonore et bruits assourdissants, pollution lumineuse et disparition de la voûte céleste : voici de nouvelles clés de lecture pour comprendre les dérives du système économique contemporain, autrement qu’en évoquant l’explosion des inégalités relatives et la destruction des ressources naturelles.

 

C’est donc en partant du constat que l’individu n’existe jamais autrement qu’en agissant dans le monde, par l’intermédiaire d’une fine membrane sensible, qu’il m’est apparu essentiel de développer un concept ad hoc rendant à la fois compte de la brutalisation du monde et des recours contre cette brutalisation.  Cette idée a donné lieu à une série de cinq notes, publiées par la Fondation Jean Jaurès, consacrées pour chacune d’entre elles à l’un de nos cinq sens. Dans « Politisons le sens de la vue », j’ai voulu montrer à quel point vivions dans une société hyperoptique, caractéristique essentielle du capitalisme numérique, réduisant l’Homme sédentaire à une existence unisensorielle.

 

Et pourquoi cette unisensorialité poserait-elle problème ? Parce que la négation de l’expérience des sens a, d’après moi, des conséquences politiques graves. En ce sens, j’ai cherché à exhumer et rappeler la pensée sensualiste de Condillac, un philosophe politique de la fin du XVIIIème siècle quelque peu oublié. D’après Condillac, l’esprit (et avec lui les connaissances, la morale et le jugement) naît toujours de l’expérience sensorielle : c’est en compilant et en retravaillant des milliers d’expériences sensorielles, de la puanteur au laid, du dégoût à l’assourdissement, des caresses à la douleur, que se forgent les émotions, les distinctions entre le bien et le mal, puis, plus loin, les notions plus fines et complexes. Deux siècles après Condillac, les phénoménologistes comme Merleau-Ponty défendront une thèse proche, en montrant que la sensation et la raison devaient être considérés comme les deux extrémités d’un seul et même continuum.

 

En effet, comment mieux comprendre l’aliénation et l’épuisement de l’individu moderne, pris dans les vents brutaux des addictions numérique et du culte de la performance ? C’est bien du sensible dont il est à chaque fois question. Dans « politisons le sens du toucher », je me suis ainsi intéressé à la conséquence nécessaire de l’appauvrissement sensoriel : des pans entiers de l’expérience humaine, à l’image de l’altruisme et de la fraternité générée par les contacts physiques, disparaissent avec la marginalisation du toucher depuis la crise Covid.

 

En ce sens, l’analyse de la notion de « sensible » permet de réinterroger les contours de la dignité humaine. Pourquoi celle-ci devrait-elle se limiter à l’exercice de libertés matérielles, telles que la liberté d’expression ou de mouvement ? A l’ère de la fin du sacré, le sensible peut constituer la première pierre d’un humanisme renouvelé. Pour la première fois, l’Homme ne serait pas l’être érigé en supérieur par la souveraineté de sa « Raison », excluant tout le reste du vivant, mais au contraire l’être immergé au cœur du vivant, en raison des milles fils sensibles qui le relient au reste de son environnement.

 

Cette nouvelle approche de la dignité peut paraître floue de prime abord, mais elle a au moins deux vertus. La première est écologique. La crise environnementale est, en effet, une crise du sensible, autant que de la biodiversité ou du climat : en reconnaissant l’importance de son expérience sensible dans la construction de son rapport au monde, l’individu découvre le bonheur que lui procure le sentiment de la Nature. Il se range parmi le vivant. Baptiste Morizot, principal défenseur de cette vision, parle à juste titre d’une nécessaire « politisation de l’émerveillement »[1].

 

Une nouvelle approche de la dignité humaine fondée sur le sensible peut aussi nous conduire à reconsidérer nos rapports aux autres et à leurs souffrances. Tel est le propos de l’éthique du care, mouvement philosophique américain né à la fin du siècle dernier et repris, plus récemment en France, par Cynthia Fleury. En effet, la substitution, dans les yeux du soignant, de l’intégrité rationnelle de l’individu par une intégrité sensible, emporte une nouvelle approche du soin, fondée sur l’écoute active, les gestes doux, la reconnaissance et le respect du libre-arbitre.

 

Reste, enfin, tous les éléments sensibles qui ne se nomment jamais politiquement : le chant de l’oiseau, le ciel étoilé, le grand air ou encore l’odeur des arbres. Et si, formellement, nous faisions de ces éléments poétiques et insaisissables des composantes reconnues de la dignité humaine, opposables à tous ? Tel est l’un des propos des politiques du sensible : en reconnaissant la valeur de ces choses qui « ne peuvent pas nous être volés »[2], elles osent affirmer l’existence d’un irréductible non-marchandable dans la société du tout-marché. Elles offrent un refuge ultime à l’aliénation, et sacralisent une dignité imprenable. 

 

Penser le sensible, c’est aussi comprendre d’où nous venons : dans la note que je consacre au sens de l’odorat, je rappelle que l’évolution de ce sens traduit celle de la civilisation. La Renaissance voit naître les premières fragrances exotiques et la mise à distance des mauvaises odeurs, dont la qualification dépend en réalité de considérations sociologiques ; les choix d’urbanisation sous Haussmann, de la même manière, sont indissociables de la volonté de mettre un terme à la puanteur charriée par l’industrialisation. Pour Norbert Elias, notre évolution du rapport à l’alimentation dit la même chose : le point de bascule de la « civilisation des mœurs » est visible à compter du moment où les convives cessent de partager le même plat dans lequel plonger leurs mains, pour utiliser couverts et assiettes.

 

Penser le sensible, enfin, c’est se doter d’un nouveau moyen de compréhension des inégalités. Les considérations économiques seules ne suffisent pas à expliquer les différentiels de trajectoire des individus, les inégalités culturelles non plus : il faut ajouter, dans la loterie de la vie, la propension de chacun à s’émouvoir et rêver. Je suis convaincu que le sensible est au cœur du développement de ses facultés. Un enfant très éduqué et très riche aurait-il les mêmes chances qu’un autre enfant du même milieu, s’il n’a jamais vu la mer ou s’il a grandi sans l’horizon d’un paysage ?

 

Voilà, succinctement présentés, les arguments qui doivent nous conduire à politiser le sensible et sensibiliser la politique. Dans une période politique fragmentée, où les grandes doctrines d’idées peinent à faire le lien entre les questions sociales et sociétales, entre les échelles locales et mondiales, entre les outils publics et privés, les politiques du sensible donnent une clé de lecture unique permettant de traiter des questions touchant toutes les dimensions, de la pénibilité du travail à la protection de l’environnement, de l’éducation des enfants à l’aménagement des villes.

 

Références

[1] https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/08/04/baptiste-morizot-il-faut-politiser-l-emerveillement_6048133_3451060.html

[2] https://www.gallimard.fr/catalogue/ce-qui-ne-peut-etre-vole/9782072997327

 

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L’étranger : une vie sur une file d’attente

L’étranger : une vie sur une file d’attente

Bruno Retailleau a annoncé la promulgation d’une nouvelle loi immigration en 2025, voulant rétablir le délit de séjour irrégulier d’étranger, dispositions censurées par le Conseil constitutionnel dans la dernière loi immigration. Face à cette surenchère en matière de politique migratoire, Frank Clüsener a souhaité rappeler la réalité du traitement des demandes de titre de séjour des étrangers en France.

9h00 du matin : Devant les locaux de la préfecture des Bouches-du-Rhône à Marseille, face à l’entrée réservée à l’accueil des étrangers, de nombreuses personnes sont attroupées. Elles sont toutes dans l’attente. Dans l’attente de pouvoir obtenir un rendez-vous pour déposer une première demande de titre de séjour, dans l’attente de nouvelles de leur demande déposée il y a plusieurs mois qui est restée, jusqu’à ce jour, sans réponse ; en attente de leur statut au sein de la République française.

Ce même tableau désolant est dressé devant les sous-préfectures. A 09h00 du matin, une trentaine de personnes s’attroupent devant les grilles de la sous-préfecture d’Aix-en-Provence, demandant l’état d’avancement de leur dossier ou  la possibilité de prendre un rendez-vous afin de déposer leur demande. Cette administration, faute d’effectifs suffisants, met une pincée de rendez-vous physiques à disposition des demandeurs de titre, une vingtaine par semaine, qui partent en moins d’une minute à partir de leur mise en ligne.

Ces rendez-vous sont tellement prisés, que certaines personnes profitent du système, y voyant un moyen de s’enrichir. A l’aide d’algorithmes, ils réservent des rendez-vous et les revendent aux demandeurs désespérés. Une agente de la sous-préfecture s’indigne lors d’un rendez-vous : « les rendez-vous sont gratuits, vous ne devez pas payer 100 euros pour un rendez-vous ! ».

Même si cette attente physique est remplacée au fur et à mesure par une attente électronique, les services de l’État prévoyant pour la plupart des demandes une procédure dématérialisée via le site de l’administration numérique pour les étrangers en France (ANEF), certaines demandes se font au guichet, par exemple pour les demandes de titre étranger parent d’enfant malade, changement de statut.

Surtout, la procédure dématérialisée de l’ANEF est peu claire pour ceux qui ne maîtrisent pas la langue. Sans parler des blocages rencontrés sur la plateforme, la plupart des préfectures mettant en place des rendez-vous physiques « blocage ANEF » permettant d’obtenir des informations, notamment par rapport à l’avancement du dossier.

Qu’il s’agisse d’une attente physique ou électronique, elle reste un moment de silence pendant lequel les étrangers sont plongés dans le doute, l’inquiétude.

Pourtant, les enjeux à la clé de ce silence sont colossaux. Il en va de la régularité du séjour des demandeurs : suis-je régulier ou irrégulier ? est-ce que j’ai un droit à rester sur le territoire français ?

Prenons l’exemple de Mme X, travaillant dans le secteur tertiaire en région PACA. Elle bénéficie d’un titre de séjour mention « travailleuse » d’une durée de validité d’un an. Au moins deux mois avant l’échéance de son titre, comme l’impose la réglementation, elle doit déposer une demande de renouvellement. Ayant procédé à la demande de renouvellement trois mois avant la fin de validité de son titre, celle-ci n’a toujours pas obtenu de réponse de la sous-préfecture chargée d’effectuer le renouvellement de son titre. Or, son employeur est catégorique : à l’échéance de son titre de séjour, son contrat de travail sera suspendu.

Contrainte par sa situation précaire, Mme X a dû faire appel à un avocat afin d’obtenir un rendez-vous auprès de la sous-préfecture, afin que soit brisé le silence que lui opposait l’administration.

Ce silence peut avoir des conséquences graves dans le cadre de ses demandes. Ce long silence, sorte d’épée de Damoclès, qui au bout d’un certain temps tranche le débat : le refus de titre.

Le droit prévoit comme principe que le silence gardé par l’administration par rapport à une demande vaut acceptation au bout d’un certain délai. Néanmoins, de nombreuses exceptions existent où le silence gardé par l’administration a l’effet inverse, tel est notamment le cas en droit des étrangers, et la demande est alors rejetée. On parle d’une décision implicite de rejet[1]. Par exemple, s’agissant d’un renouvellement, le silence gardé par l’administration pendant quatre mois vaut décision de refus[2].

Un mois de plus, et Mme X aurait vu sa demande de renouvellement rejetée et aurait dû redéposer une première demande de titre de séjour. Sans parler des conséquences sur sa vie professionnelle.

Ces longs silences gardés par l’administration sont principalement dus à un manque d’effectifs, mais reflètent également un durcissement de la politique migratoire en France.

Le 26 janvier 2024, la loi pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration a été promulguée. Celle-ci a pour but la lutte contre l’immigration irrégulière, tout en promouvant des garanties de droit d’asile ainsi qu’une amélioration de l’intégration des réfugiés.

Largement censurée par le Conseil constitutionnel, écartant notamment le rétablissement du délit de séjour irrégulier d’étranger, cette loi se veut plus répressive[3].

La politique du nouveau gouvernement formé à la suite de la nomination de M. Michel Barnier, le 05 septembre 2024, ne laisse pas présager des jours meilleurs s’agissant du traitement des demandes de titre de séjour des étrangers.

En effet, le nouveau ministre de l’intérieur, M. Bruno Retailleau, issu des rangs républicains, a annoncé la promulgation d’une nouvelle loi immigration d’ici 2025, voulant rétablir le délit de séjour irrégulier d’étranger, dispositions censurées par le Conseil constitutionnel dans la dernière loi immigration.

Plus encore, il souhaite abolir les anciennes circulaires, notamment la circulaire Valls de 2012[4] ayant pour but la régularisation des étrangers en séjour irrégulier en France.

Le 28 octobre 2024, M. Retailleau a franchi une étape en adressant une circulaire à tous les préfets de départements afin de renforcer le pilotage de la politique migratoire[5]. Il exige la complète mobilisation des services, des résultats concrets, sollicitant notamment que soit mené à terme « l’examen des dossiers qui n’avaient pu aboutir à une décision d’éloignement ou à une mesure d’expulsion ».

Ces demandes de résultats et d’objectifs fixés aux services déconcentrés se heurtent à la réalité du terrain, au manque de moyens mis à disposition des préfectures afin d’accomplir leurs missions.

Ceci vaut également pour le retard de traitement des demandes de titres de séjour dû à un manque crucial de personnel.

Or les statistiques le démontrent : de nombreuses personnes dépendent des services des préfectures. Rien qu’en 2023 il y avait plus de 4 millions de personnes détentrices d’un titre de séjour et les préfectures ont délivré plus de 320 000 premiers titres de séjours[6]. Et combien sont encore en attente d’une réponse.

Tout vient à point à qui sait attendre ? Permettez-moi d’en douter.

Références

[1] Article R. 432-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA).

[2] Article R. 432-2 CESEDA.

[3] Décision n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024 du Conseil constitutionnel.

[4] Circulaire NOR INTK1229185C du 28 novembre 2012 portant sur les            conditions d’examen des demandes d’admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière dans le cadre des dispositions du CESEDA.

[5] Circulaire NOR INTK2428339J du 28 octobre 2024 renforçant la politique migratoire.

[6] https://www.immigration.interieur.gouv.fr

 

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Droitisation de la France, mythe ou réalité ? Entretien avec Vincent Tiberj

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Dans son dernier livre, « La droitisation française, mythe et réalités », le sociologue Vincent Tiberj remet en cause l’hypothèse d’une droitisation des Français, qu’il distingue de la droitisation de l’offre politique. Il nous a accordé un entretien pour en débattre.

LTR : La thèse principale de votre ouvrage consiste à montrer que la droitisation électorale ne se traduit pas par une droitisation politique des Français. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

C’est un paradoxe vieux comme la démocratie. Il revient au hiatus existant entre ce que les citoyens pensent, ce qu’ils sont politiquement, et ce qu’on leur laisse exprimer par des instruments particuliers, en l’occurrence souvent le vote. La démocratie est théoriquement le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. Mais en réalité en démocratie représentative ce sont des élus qui font parler le peuple. On ne sait pas trop comment faire s’exprimer la voix du peuple, fut un temps c’était par les urnes, mais ça ne suffit plus.

Selon la question qu’on pose, la façon dont on la pose, on n’aurait pas les mêmes votes. Imaginez qu’on fasse un référendum par exemple sur la réforme des retraites, les réponses seraient très différentes d’une élection où la voix d’un citoyen se transforme (éventuellement contre son gré) uniquement en soutien pour un candidat ou une liste. Rien que cette transformation-là déforme les voix. Des voix aux votes, il y a beaucoup d’éléments qui ne se perçoivent pas. D’autant plus quand, c’est le cas en 2017 et 2022, on vote non pas pour son candidat favori mais pour des questions tactiques – notamment pour éliminer le pire candidat.

Quand on se contente de regarder les équilibres au sein des institutions nationales, les voix des citoyens ne se reflètent pas nécessairement.


LTR : Dans votre deuxième chapitre, vous revenez sur la droitisation par le haut, notamment du monde médiatique intellectuel et politique. En précisant qu’en réalité ce n’est pas tant une droitisation quantitative qu’un accroissement de la résonnance de ces « intellectuels ». Ne pourrait-on pas vous objecter que cette visibilité grandissante n’est que « justice » face à ce qui a été longtemps une hégémonie intellectuelle de la gauche ?

Dans mon livre, j’ai cherché le moyen méthodologique le moins mauvais possible pour discerner les évolutions idéologiques de la société française et des citoyens. Ce qui me permet de dire que ce qui se passe en haut n’est pas ce qui se passe en bas, c’est parce que j’ai travaillé sur le « en bas ». A travers des indices longitudinaux, qui permettent de compiler des séries de questions sur des mêmes sujets, je peux analyser des tendances sur le temps moyen et long. C’est à cette aune-là que je dis qu’il n’y a pas de droitisation sur les questions d’immigration, les questions culturelles, et même les questions sociales. On est plus ouverts, largement plus ouverts, quant au respect des droits LGTBQUIA+, de la diversité, etc. Pour le socioéconomique c’est plus compliqué, il y a des hauts et des bas, mais les demandes de redistribution remontent.

Alors que les voix de la droitisation, celles qui participent à ce que j’appelle un conservatisme d’atmosphère, qui s’appuie sur le « bon sens de la majorité silencieuse ». Ils seraient « la voix des sans-voix ». Donc ça interroge, d’autant plus que ces intellectuels conservateurs sont moins importants qu’on le pense, ou du moins ils sont circonscrits à certains champs. Ils arrivent toutefois à peser sur l’agenda, sur le cadrage médiatique. Ils parviennent à régulièrement mobiliser sur le grand remplacement, l’ensauvagement, l’islam, le wokisme, les impôts, les services publics etc. Ces cadrages mettent surtout dans l’embarras les journalistes.

Prenons l’exemple de Crépol. C’est un affrontement entre deux bandes de jeunes, et ça aboutit à la mort de Thomas. Mais des affrontements de ce type, on en avait connus dans les précédentes décennies, vous avez même un chanteur comme Renaud qui en parlait. Les journalistes locaux ont par exemple expliqué que l’affaire était plus compliquée qu’une affaire de « lutte des civilisations », mais le cadrage de l’extrême-droite a pris dans les grands médias, dans les médias traditionnels. Ça pose des questions sur le fonctionnement du journalisme aujourd’hui.

Ce qui permet aussi de relativiser, c’est la part d’audience de cette extrême-droite. CNews, pour parler de l’éléphant dans la pièce, n’est qu’à 3,2% de part d’audience en septembre 2024. Très loin de TF1, France 2, en matière de part d’audience Cnews ce n’est guère plus qu’Arte (2,8%). Mais ce qui est frappant, c’est l’écho que parviennent à avoir les thématiques et cadrages abordés dans les émissions de la chaîne de Bolloré. Il y a eu le travail de Frédérique Matonti, Comment sommes-nous devenus réac’ ?, qui interrogeait la centralité de nombreux acteurs intellectuels, qui d’ailleurs souvent se disent de gauche, d’une gauche déçue. Mais en fait la prétendue trahison intellectuelle de la gauche dont ils parlent, c’est déjà présent dans les années 1990. Cette figure de la trahison de la gauche, on la retrouve aussi parmi des jeunes, je pense notamment à Paul Melun. Il a 30 ans, et il vient nous expliquer que la gauche a trahi, que ce n’est plus sa gauche, mais il n’a rien connu d’autre ! C’est quelque chose que montrent très bien Étienne Ollion et Michaël Foessel dans Une étrange victoire, l’extrême droite contre la politique. Ces intellectuels-là sont d’abord dans une logique de dénonciation de la gauche, ils ne proposent rien de concret. Ils donnent beaucoup d’importance à des enjeux ou des sujets minoritaires à gauche, comme la transidentité ou le véganisme. Quand ils rentrent en panique morale sur l’enseignement à la sexualité au collège, c’est paradoxal parce que selon eux la gauche est à la fois complaisante vis-à-vis des islamistes, mais en même temps promotrice d’un agenda LGBTQUIA+. Il faut savoir ! La cohérence n’est pas leur problème.

Souvent ils parlent de la note de Terra Nova, la fameuse note de 2011 (dans laquelle mon travail est mobilisé d’ailleurs). Lucas Blériot dans son mémoire de master montre le retour régulier de cette note dans le débat public. Ces intellectuels de droite considèrent que la gauche a abandonné la question sociale. Mais c’est beaucoup plus compliqué, certes le Parti socialiste de Hollande l’a délaissée, mais les intellectuels de gauche, les syndicats et le reste de la gauche partisane qui aujourd’hui est plus important que le PS, eux ne l’ont absolument pas abandonnée. Vous remarquerez que cette droite dénonce l’abandon de la question sociale par la gauche, mais elle ne parle quant à elle jamais de la lutte des classes.

La droitisation par en haut n’est pas si hégémonique. La gauche n’a pas l’équivalent de CNews. C’est faux à cet égard de penser que France Inter serait le pendant de CNews. Oui on peut comparer au niveau des publics celui d’Inter est autant à gauche que celui de CNews est à droite, mais ça ne l’est pas en matière d’exercice du métier, en matière de déontologie, de force de la rédaction. De là à penser que Nicolas Demorand est le double inversé de Pascal Praud… Mais la droite joue sur l’idée qu’il y aurait une hégémonie intellectuelle de la gauche, et que c’est simplement un retour de balancier. Mais c’était quand l’hégémonie intellectuelle de la gauche ? Libération n’a jamais eu les ventes du Parisien, France Inter était derrière Europe 1, et avant vous aviez l’ORTF !

En revanche ce qui est différent aujourd’hui c’est la capacité de ces intellectuels de droite à peser sur l’agenda d’élus qui ne sont pas du Rassemblement national. Là ça doit nous interroger et ça renvoie probablement à la perte d’enracinement, notamment à droite, au centre et dans une partie du Parti socialiste. Les déracinés, ce ne sont pas les sociologues mais bien les politiques qui pensent que CNews est représentatif de la France.


LTR : Sur l’indice longitudinal des questions économiques, il y a une demande de redistribution mais par ailleurs vous pointez une idéologie anti-assistanat qui semble être devenue dominante. Par ailleurs, sur les questions culturelles, le RN ne se revendique plus tant que ça conservateur. Sur l’évolution électorale, pourrait-on parler de lepénisation électorale ? Le programme du RN ne serait-il pas le programme idéal de l’électeur moyen ?

Non, le RN n’a réussi à engranger qu’un tiers des voix. C’est beaucoup, mais c’est loin d’être suffisant pour gouverner avec une majorité des citoyens (mais est-ce le but ?). Le front républicain, bien que fragile chez nombre d’électeurs du centre et encore plus à droite, a tenu. Comme vous dites, sur les questions sociétales, le RN épouse la composante majoritaire de l’électorat français. On ne sait pas si c’est de l’adhésion ou de la stratégie, il y a évidemment des ultra-conservateurs au RN qui promeuvent un conservatisme culturel, mais les figures comme Marion Maréchal Le Pen ont quitté le navire, participant ainsi à la dédiabolisation sur les enjeux sociétaux. Et malgré tout cela, ils sont vent debout contre le « péril woke ». Reprenez le discours de Marine Le Pen le 1er mai l’année dernière, elle part dans une diatribe sur le wokisme comme danger. De la même façon, le RN a plusieurs fois essayé de mettre en place des systèmes de contrôle de « l’islamo-gauchisme », l’écriture inclusive ou autre.

Je reviens sur la question de l’assistanat, vous mettez le doigt sur un élément trop peu souligné. Il y a clairement une demande de redistribution, notamment chez les ouvriers et les employés. Mais en même temps cette idée de conscience triangulaire qu’évoquait Olivier Schwartz est très clairement dans les imaginaires, notamment dans la classe de ceux qui ont un emploi mais ne s’en sortent pas très bien. Il y a cette idée des « petits moyens », qu’on a vue émerger dans les années 2000/2010. Ils se sentent d’abord moyens alors qu’ils sont plus proches économiquement des petits, et donc en matière d’imaginaire ils ne sentent pas solidaires avec les plus pauvres. Cela permet de faire comme s’il n’y avait pas d’inégalités de classe. Les inégalités sont individualisées, chacun voit ses problèmes et l’injustice qu’’il subit sans faire le lien avec les autres. Ça s’est vu avec le « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy, avec Wauquiez qui voulait incarner la « droite sociale » contre « l’assistanat ». En plus, le RN racialise cette question sociale, en attestent les travaux de Félicien Faury. L’identité subjective de classe est donc essentielle. Auparavant, vous aviez plus de gens qui se sentaient appartenir à la classe ouvrière que de personnes qui étaient vraiment des ouvrières et des ouvriers ! Il y avait une logique du « nous », d’un « nous » capable de faire changer les choses. Désormais, les gens ont moins conscience d’appartenir à une classe sociale, et quand c’est le cas c’est souvent la classe moyenne. Cela crée un changement d’imaginaire majeur.


LTR : Selon vous, un des facteurs de réussite du RN est sa capacité à jouer sur des « cordes normatives », en l’occurrence bien davantage sur les enjeux culturels (identité, immigration) que socioéconomiques, sachant que sur ces derniers il est moins bon que la gauche par exemple. Vous ajoutez que la gauche a aussi joué sur ses cordes pour s’attirer de nouveaux électeurs, ce que vous appelez les « libéraux-libertaires ». Cela appelle deux questions. D’une part, lorsqu’un sujet de gauche est mis à l’agenda médiatique, avec en plus un cadrage plutôt favorable – je pense notamment à la mobilisation contre la réforme des retraites – force est de constater que la gauche ne monte pas dans les sondages. D’autre part, votre analyse ne prête-elle pas le flanc à ceux qui pensent que « la gauche » aurait abandonné la question socio-économique pour des questions plus culturelles et sociétales ?

Il faut bien avoir en tête que Jean-Marie Le Pen a politisé les enjeux culturels depuis longtemps, mais en réalité la gauche avait commencé aussi à le faire. En 1981 avec la dépénalisation de l’homosexualité ou la peine de mort, Mitterrand cherchait à faire jouer des cordes normatives plutôt libérales qui pouvaient plaire à des femmes et hommes pas forcément intéressés par les questions sociales. Hollande, en 2012, récupère une partie des socio-autoritaires parce que Sarkozy était trop libéral, mais il récupère aussi des libéraux-libertaires qui votaient plutôt Bayrou parce qu’il était crédible sur cette question. En gros, « mon ennemi c’est la finance » et le mariage pour tous c’était un combo gagnant.

Le deuxième axe, l’axe culturel, est autant mobilisé à gauche qu’à droite. En revanche se pose à gauche la question de la crédibilité sur le socio-économique, notamment au Parti socialiste qui a été le parti dominant et qui a fortement déçu une partie de l’électorat de la gauche. LFI, je ne pense pas qu’ils aient ce problème. Les Verts, il faut aussi qu’ils s’y mettent. Le vrai souci aujourd’hui, c’est la question de la doctrine économique du PS. On sait que ça a commencé à travailler le PS depuis un certain moment. D’accord, il y a le tournant de la rigueur de 1983. Mais quand vous y réfléchissez, le mandat de Jospin Premier ministre de 1997 à 2002 ça fonctionne bien ! Le PS marchait sur ses jeux jambes : jambe sociale (35h, CMU) et jambe culturelle (PACS, loi sur la parité, régularisation). A ce titre, l’analyse de la défaite de Jospin en 2002 est à mon avis mauvaise. 50% des proches du PS n’ont pas voté Jospin parce qu’ils trouvaient son programme pas assez à gauche… Ce n’est pas l’enjeu de la sécurité qui explique sa défaite.

On peut se demander si le PS, notamment Hollande, n’a pas utilisé les questions socio-économiques comme un marqueur identitaire, un marqueur obligé d’un programme de gauche, sans pour autant adhérer à un véritable « socialisme ». Ceux qui tenaient le PS étaient plus favorables à la troisième voie de Blair et Schröder, une sorte de « there is no alternative » de gauche. Le PS ne se sentait plus d’investir sur ces questions-là. Surtout cela a cassé dans l’électorat : entre 2012 et2014 la gauche recule chez les employés, les ouvriers, les jeunes, ; sans que cela ne profite à la droite et cela n’est toujours pas résorbé.

Mais pour revenir à votre question sur la mobilisation contre la réforme des retraites, on touche à une théorie que je défends dans mon livre, celle de la « Grande démission ». Les citoyens n’avaient pas forcèment les idées très claires sur la réforme Borne, mais après 3 mois de débat, ils savaient. Donc indubitablement il y avait une forte opposition à la réforme chez les Français. Mais ça n’a rien fait bouger en matière de positionnement politique, parce que les partis politiques qui incarnent la gauche, chacun présente des lacunes qui déplaisent à une partie de l’électorat. Un nombre conséquent d’électeurs de gauche ont voté pour Mélenchon en 2022 mais ne l’apprécient pas. De la même manière, beaucoup d’électeurs de gauche ont toujours une forte défiance vis-à-vis du Parti socialiste. En revanche quand il y a une alliance, comme avec la NUPES ou le NFP, ça fonctionne quand même mieux. Pendant ce temps-là, le RN a affirmé être contre la réforme, mais ça s’arrête là. La crédibilité de leur programme économique n’est pas un problème pour leur électorat.

A l’inverse, la mise à l’agenda des thématiques migratoires et le cadrage de ces questions ont largement favorisé le RN. L’extrême-droite n’a même pas besoin de lutter pour que ses thématiques soient sur le devant de la scène, la droite et les macronistes le font déjà très bien. Or on préférera toujours l’original à la copie, et dès lors que le centre et la droite parlent comme le RN, alors au fond le vote RN n’apparaît plus comme fondamentalement dérangeant ou marginal. Il n’y a pas de droitisation générale mais il y a une extrême-droitisation des électeurs de droite. Cette bascule est d’autant plus dangereuse que les générations les plus xénophobes et conservatrices, notamment celle des boomers, étaient celles qui résistaient malgré tout au vote RN. Désormais, c’est fini, le RN parvient à activer chez ces vieux électeurs (qui votent beaucoup) des cordes normatives très à droite. Vraisemblablement, les faire revenir en arrière maintenant qu’elles ont franchi le pas, ça va être très compliqué. Nous sommes donc dans une situation où le RN est favori. Il a un électorat constant, un électorat solide.


LTR : Dans votre indice longitudinal sur les questions de tolérance, vous évoquez l’immigration et la diversité. Vous n’incluez donc pas la sécurité, alors que cet enjeu est généralement parmi les plus plébiscités par les Français lorsqu’on leur demande ce qui les préoccupe. Comment vous appréhendez ce facteur dans l’hypothèse d’une éventuelle droitisation ?

C’est une bonne question. On n’a pas suffisamment de données pour en faire un facteur à part entière. Les quelques données que j’ai sont inscrites dans l’indice longitudinal culturel, mais de ce fait elles sont noyées dans d’autres éléments comme le genre ou la sexualité. Les questions qu’on retrouve alors sont celles de la peine de mort ou du laxisme de la justice. Et même sur cela, ça a quand même pas mal bougé. Contrairement à ce que beaucoup avancent, les Français sont bien plus opposés à la peine de mort qu’il y a quelques décennies.

Mais de fait, il n’y a plus de contestation du cadre imposé par Chirac, Sarkozy, Darmanin et les autres. L’insécurité, on en parle sur des faits divers, on part du principe qu’il faut des peines de plus en plus dures. Les questions de prévention, des services publics, des services sociaux, sont totalement mises de côté. Seule la répression est plébiscitée. Toutefois lorsqu’on teste des citoyens sur la proposition de police de proximité, ça fonctionne bien ! Sa mise en place par la gauche avait fait ses preuves, avant que Sarkozy ne la supprime. Faire exister des cadrages alternatifs sur les questions sécuritaires, c’est presque devenu impossible.


LTR : Ce que montre Faury, c’est aussi que la question de la sécurité est racialisée. Elle se fonde certes sur un vécu, mais sur un vécu qui par la suite est généralisé et essentialisé. Et ça semble être un élément de droitisation.

Vous avez raison. De la même façon, pourquoi des gens croient que le grand remplacement existe ? Ce n’est pas forcément parce qu’ils se font abrutir par CNews. Ces gens vivent dans le périurbain, et dès qu’ils se déplacent dans les grands centres urbains, ils sont frappés par la diversité ethnique, et craignent que leur lieu de vie devienne identique. Alors que pour les habitants des grands centres urbains, la diversité c’est leur quotidien depuis des décennies donc ils n’y voient aucun problème. La droitisation fonctionne parce que les acteurs qui la souhaitent mettent l’accent que sur certaines dimensions, naturellement celles qui leur sont favorables.

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Octobre rose : le dépistage du cancer du sein est un combat de chaque instant

Si la saison des fleurs n’est plus, c’est pourtant à l’automne que sont arborés dans les médias et le monde politiques des rubans roses. Mais derrière cette douce couleur se cache une réalité tragique : chaque année, 60 000 nouveaux cas de cancers du sein sont détectés en France et 12 000 femmes en meurent.

Image : infographie du média Le Monde

Le cancer du sein est en effet le cancer le plus répandu chez les femmes. On estime que près d’une femme sur huit sera un jour ou l’autre concernée au cours de sa vie. Diagnostiqué vite, il est guérissable dans 9 cas sur 10. Généralisé, le dépistage permettrait de sauver des milliers de vies chaque année. Si le ruban rose fleurit aujourd’hui davantage qu’hier, beaucoup de travail reste encore à faire.

 

Notre mission est donc de garantir, à notre échelle, que toutes les femmes, quel que soit leur lieu de vie ou leur situation sociale, aient accès à un dépistage de qualité et à des soins adaptés. C’est ici que le rose devient rouge : celui de la colère face aux inégalités persistantes.

 

Car, malgré les efforts, moins de la moitié des femmes concernées participe au programme national. Derrière ce chiffre se cachent des contrastes sociaux : les femmes les plus vulnérables, vivant dans des zones rurales ou des quartiers populaires, sont les premières laissées pour compte. Pour nous, femmes et hommes de gauche, cette réalité est insupportable. La santé ne doit pas être un luxe, mais un droit universel à la portée de toutes et tous.

 

Si le ruban rose est un symbole important, il doit impérativement se traduire par un accroissement des dépistages. Souvent, par méconnaissance de l’enjeu mais aussi par crainte de voir tomber le couperet, des femmes ne se font pas dépister. C’est particulièrement le cas pour les femmes les plus précaires. La sensibilisation est donc primordiale, et ce chez deux publics particuliers.

 

D’une part les femmes de plus de cinquante ans. Elles ont beaucoup plus de risques de développer cette maladie : près de 50% des cancers du sein sont diagnostiqués entre 50 et 69 ans. Paradoxalement, par manque d’informations, le taux de participation au dépistage reste insuffisant chez cette tranche d’âge. Il est donc essentiel de renforcer la communication et la sensibilisation, en insistant sur l’importance de passer des mammographies régulières. Les spots de publicité du gouvernement sont à cet égard exemplaires, mais chaque collectivité territoriale doit les décliner localement.

 

D’autre part, les plus jeunes. Si elles ne sont pas les premières concernées, reste que les informer à un âge précoce a un double intérêt : mieux prévenir à long terme le cancer du sein, mais également permettre un relai vers l’entourage de ces jeunes femmes, notamment leur famille. Il est aisé d’atteindre les jeunes, via des campagnes de sensibilisation scolaire notamment. En somme, en touchant cette génération, on assure une meilleure prévention pour les années à venir.

 

Par-delà le dépistage, d’autres objectifs doivent être visés pour accompagner la lutte contre le cancer. Le soutien à la recherche est à ce titre essentiel, et l’on ne peut que craindre que la situation financière du pays incite le gouvernement à confirmer les coupes budgétaires à son endroit.

 

Octobre rose est bien plus qu’un simple slogan qui se limite à son incarnation, le ruban rose. C’est l’étendard d’une solidarité collective, un appel à protéger chaque vie face à la violence du cancer. En tant qu’élus, il est de notre devoir, que ce soit dans nos hémicycles nationaux ou territoriaux, ou auprès de nos électeurs, de promouvoir son dépistage.

 

 

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Martinique, une colère qui vient de loin

Martinique, une colère qui vient de loin

Le 16 octobre dernier, les services de l’Etat et les acteurs économiques ont signé un accord de lutte contre la vie chère en Martinique. Pourtant, loin d’être un soulagement pour la population, cet accord laisse un goût amer pour de nombreux habitants, notamment les plus pauvres.

Un accord entre l’Etat et les entreprises qui laisse un goût amer

Le 16 octobre dernier, à l’issue de sept tables rondes réunissant représentants de la collectivité territoriale de Martinique, services de l’État, parlementaires, acteurs économiques et associations locales, un « protocole d’objectifs et de moyens de lutte contre la vie chère » a été signé.

Ce protocole vise « une réduction de 20 % en moyenne des prix de vente actuellement pratiqués sur une liste de cinquante-quatre familles de produits correspondant aux produits alimentaires les plus consommés »[1]. Une baisse des prix qui devrait donc concerner entre 6 000 et 7 000 produits.

Pourtant, loin d’être un soulagement pour la population, cet accord laisse un goût amer pour de nombreux habitants, notamment les plus pauvres. La revendication principale du collectif à l’origine du mouvement de contestation, le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC), qui demandait l’alignement systématique des prix avec ceux pratiqués dans l’Hexagone sur l’ensemble de l’alimentaire, et non pas uniquement sur les produits de base, n’a donc pas été satisfaite.

En conséquence, l’accord est resté amputé d’une signature, celle du RPPRAC, et ses militants ont annoncé la poursuite de la mobilisation jusqu’à ce que le mouvement « obtienne gain de cause ».  

Des luttes contre la vie chère qui viennent de loin

Plusieurs facteurs sont régulièrement cités afin d’expliquer cette « vie chère » : géographie (insularité ou éloignement vis-à-vis de l’Hexagone), dispositifs spécifiques (à l’image du complément de rémunération appliqués aux fonctionnaires exerçant outre-mer et communément désigné comme une « sur-rémunération »), mais également octroi de mer (une taxe spécifique aux territoires ultramarins). Ces éléments servent néanmoins de cache-sexe à des causes plus profondes.

La première d’entre elles tient à la structure des échanges avec l’Hexagone (qui se font généralement au détriment du commerce local) et à la présence d’oligopoles sur le marché alimentaire favorisant des prix élevés.

La deuxième tient à un passé colonial qui ne passe pas. Comment expliquer qu’aux Antilles, les « békés », la population blanche descendant des premiers colons esclavagistes, alors même qu’ils représentent moins de 1 % de la population, possèdent la moitié des terres agricoles et dominent le secteur de l’import-distribution et des industries agroalimentaires ?[2]

Leur présence à la table des négociations, notamment au travers de la figure de Stéphane Hayot, directeur général du groupe d’import-export Bernard Hayot, a été vécu comme un affront supplémentaire.

De l’exploitation financière qui est faite de ces territoires – si peu justifiable que les distributeurs ont jusqu’ici préféré la sanction à la publicité comptable de leurs marges (qui est pourtant une obligation légale du code des sociétés) – découle une forme d’ethnicisation des questions sociales, que le Rassemblement National tente d’exploiter à son profit.

Une instrumentalisation par l’extrême-droite des luttes contre la vie chère

Les territoires ultramarins disposent d’une fiscalité spécifique : outre une TVA réduite, y est également appliqué l’octroi de mer, une taxe applicable aux importations et aux livraisons de biens dans les régions d’Outre-mer. Si la fonction de cette taxe est a priori de lutter contre la vie chère, son efficacité est remise en cause depuis de nombreuses années.

Une fois n’est pas coutume, l’extrême droite s’est emparée de ce sujet de manière démagogique. Dans le cadre du débat budgétaire actuel, elle a proposé, par la voix de ses représentants, de supprimer cet octroi de mer sur tous les produits venant de France hexagonale et de l’Union européenne, à l’exception des produits qui pourraient concurrencer la production locale. Loin d’être efficace, cette suppression lèserait en premier lieu les collectivités territoriales ultramarines, l’octroi de mer leur garantissant une autonomie fiscale.

Afin de compenser à l’euro près cette perte de recettes pour les collectivités, le Rassemblement national a également proposé que soit appliqué une majoration de la dotation globale de fonctionnement (qui serait elle-même assise sur une nouvelle taxe, on ne peut plus floue, sur les transactions financières). Des propositions budgétaires que le RN propose d’autant plus volontairement qu’il sait qu’elles ne seront jamais appliquées.

Une stratégie, dans les territoires ultramarins comme dans l’Hexagone, déjà adoptée depuis de nombreuses années par le parti de Marine le Pen. Redoublant d’inventivités dans leurs slogans contre l’inflation, la vie chère, la fiscalité punitive touchant les classes populaires, les députés du Rassemblement national ont pourtant refusé, en commissions des finances de l’Assemblée nationale, de voter la première partie sur les recettes d’un budget largement remanié et empreint de plus de justice sociale.

Exit l’augmentation du SMIC, la taxation des superprofits, ou encore la taxation légitime des armateurs, ceux-là même qui fixent discrétionnairement le prix des conteneurs et remettent en cause l’autonomie alimentaire des territoires ultramarins.

Références

[1] https://www.martinique.gouv.fr/Actualites/Signature-du-protocole-d-objectifs-et-de-moyens-de-lutte-contre-la-vie-chere

[2] GAY Jean-Christophe.  Les multiples facettes des outre-mer. Cahiers français, 2023/3 n°433, p.16-23.

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Les sociétés à mission, avatar du capitalisme ou outil de transformation de la société ?

Les sociétés à mission, avatar du capitalisme ou outil de transformation de la société ?

Alors que des modèles alternatifs existent depuis le XIXe siècle, en réaction aux dégâts engendrés par le capitalisme et la révolution industrielle, qu’est ce qui a donné naissance aux “sociétés à mission” ? Est-ce un modèle transitoire vers un fonctionnement plus vertueux, écologique et social ?

La création des “sociétés à mission” par la Loi PACTE (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) de 2019 a renforcé la “confusion des genres”[1] entre les entreprises capitalistes et les structures de l’économie sociale et solidaire. Plus loin que la RSE (responsabilité sociétale des entreprises), les sociétés à mission ont pour objet de “redéfinir la raison d’être des entreprises”, avec une entreprise qui ne serait plus guidée par ses intérêts économiques mais perçue comme un lieu de création et de partage de sa valeur.

Alors que des modèles alternatifs existent depuis le XIXe siècle, en réaction aux dégâts engendrés par le capitalisme et la révolution industrielle, qu’est ce qui a donné naissance aux “sociétés à mission” ? Est-ce un modèle transitoire vers un fonctionnement plus vertueux, écologique et social ?

Les sociétés à mission, héritières du social business

Face aux défaillances engendrées par l’économie de marché, le capitalisme, acculé d’être sa propre perte, a dû se reformuler afin de repousser le risque d’intervention étatique.

Ainsi, la perspective du « capitalisme à but social » est née pour répondre d’une certaine manière au darwinisme de marché, marché qui n’a ni conscience, ni miséricorde. Herbert Spencer (1820-1903), précurseur de la doctrine sociopolitique du darwinisme social au XIXe siècle estime que la sélection naturelle pensée par Darwin serait applicable au corps social. D’après le Darwinisme social, l’exploitation humaine (colonisation, capitalisme, ..) serait légitime car considérée comme « naturelle » et par voie de conséquence, ce qui est naturel est acceptable. Cette idéologie contemporaine de Darwin est au fondement de l’ultralibéralisme qui lutte contre toute forme d’Etat-Providence et pour la réduction des services de l’Etat qui ne peuvent-être privatisés qu’au strict minimum (santé, éducation).

Le néo-libéralisme et l’ultralibéralisme créent donc des inégalités importantes en raison de la concentration des richesses et des moyens de production qu’ils opèrent, et cela ne pose pas de problème fondamental puisque cette accumulation est légitimée au nom du mérite. Pourtant, des auteurs, tel que John Rawls, élaborent une philosophie de justice sociale découlant d’une pensée libérale. En effet, selon Rawls, l’égalité parfaite ne peut exister mais il ne peut être toléré que certains soient toujours dans la pauvreté. Il reste à distinguer les inégalités inacceptables qui doivent être corrigées par l’Etat, des inégalités acceptables qui sont le fruit du mérite des individus.

D’autres sensibilités émergent pour tenter de corriger les défaillances du marché. La sensibilité sociale libérale développée par la gauche modérée va s’approprier l’idée que régulation sociale et libéralisme, que liberté et redistribution sont compatibles tandis que la gauche révolutionnaire considère que les exigences d’égalité et de justice sociale sont au sommet des priorités et ne peuvent faire l’objet d’une concurrence avec le marché.

C’est ainsi qu’est développée l’idée du social business par Muhammad Yunus[2], dans une approche découlant à la fois du néo-libéralisme et de la recherche d’une justice sociale.

Mais la notion reste ancrée dans une philosophie utilitariste et individualiste du monde social. Le bonheur individuel prime sur les exigences collectives, dans l’idée que la société accomplie est le résultat de l’agrégat des bonheurs individuels. Hayek développe ainsi « un homme ne peut se soucier que d’une fraction infinitésimale des besoins de l’humanité. La philosophie individualiste ne part pas du principe que l’homme est égoïste ou devrait l’être. Elle part simplement du fait incontestable que les limites de notre pouvoir d’imagination ne permettent pas d’inclure dans notre échelle de valeurs plus d’un secteur des besoins de la société tout entière ».

Social et greenwashing ?

La crise des subprimes en 2008 fait ressortir le concept de social-business comme une réponse aux défauts du capitalisme. Il est désormais urgent de répondre aux problématiques sociales. En France, la crise financière a fait plonger plus de 1 million de personnes dans la pauvreté. Partout les inégalités ne cessent de se creuser[3], renforcées dans ces dernières années par la crise du COVID-19. Dès lors, les aspirations à l’ascension sociale deviennent de l’ordre du rêve. Les pauvres restent pauvres tandis que les riches continuent d’accumuler des richesses.

En ce sens, le développement de la RSE dans les années 2000 a été une première étape pour faire reconnaître la conciliation d’une utilité sociale avec la recherche d’un intérêt économique. Mais cette RSE est loin d’être normative, et vise davantage à la mise en avant de quelques actions bénéfiques qu’à un réel bilan global des externalités de l’entreprise et à son rôle dans la société.

La RSE qui couvre les matières sociales et environnementales n’est pas séparée de la stratégie et des opérations commerciales : il s’agit d’intégrer ces préoccupations sociales et environnementales dans les stratégies, mais nombreuses sont celles qui tombent dans le socialwashing ou le greenwashing.

Par exemple, Carrefour pour qui la RSE détaille dans sa politique « Act for people » une « rémunération et des salaires décents pour nos collaborateurs », précisant « respecter les législations et des réglementations locales ou régionales en matière de rémunération dans l’ensemble des pays Carrefour et franchisés ». Finalement, il ne s’agit ici que de respecter le minimum légal imposé par la loi et la réglementation en vigueur ; et omet de préciser les centaines de licenciements qu’elle a opérées alors que le bénéfice de l’entreprise était en hausse.

Cela se rapproche de stratégies de social-washing que des sociétés comme Adidas pratiquent. Pendant que la firme participe au travail forcé des Ouïghours en Chine, elle indiquait sur son site « Bien que l’ensemble des droits humains et des libertés fondamentales doivent être respectées et doivent se maintenir, une attention particulière est donnée aux groupes les plus vulnérables, minorités ou ceux qui dans d’autres circonstances sont exploitées ou dont les droits sont abusés. C’est la raison pour laquelle nous avons développé un programme spécifique et des initiatives qui traitent du travail des enfants, du travail des migrants, du trafic ou du travail forcé, et des droits des femmes ».

Les sociétés à mission ne sont soumises à aucune contrainte juridique. La loi n’impose que des obligations de moyens et non de résultats. La RSE, au même titre que les “sociétés à mission”, sont pour beaucoup un pur outil de communication et de marketing, notamment à l’heure où 71% des consommateurs affirment être davantage fidèles aux marques dont ils épousent les valeurs, telles la solidarité, l’ouverture d’esprit ou la protection de l’environnement[4].

De nouveaux modes de management pour le bien-être des travailleurs ?

Dans l’ouvrage collectif, Entreprises à mission et raison d’être, les auteurs montrent que la recomposition des pratiques visant à faire participer les salariés ou les parties prenantes sont nées de la faillite managériale[5]. Or, ainsi que l’exprime Gary Hamel[6], la condition à l’innovation d’une entreprise est la conséquence de son innovation managériale propre.

Pour innover, il faut se réinventer, et cela passe par de nouvelles pratiques managériales, dont la “marque employeur” en est d’ailleurs le symptôme.. La participation et la collaboration ne sont alors que des modalités d’innovations dans l’entreprise, alors qu’elles sont des conditions essentielles dans les structures de l’ESS. « L’essor des start-ups a montré de nouvelles organisations plus transversales et agiles davantage propices à l’innovation et aux aspirations sociétales des jeunes générations »[7]. En ce sens, 3 niveaux de transformations sont élaborés : les ateliers collaboratifs qui permettent de faire participer les parties prenantes à un sujet, les techniques participatives notamment issues de l’éducation populaire (design thinking, hackaton, réseau apprenant, co-développement, ..) et enfin, le dernier niveau et le plus abouti, une modification des formes organisationnelles.

L’innovation managériale concurrence la démocratie en usant de ses outils participatifs. Les
moyens à l’usage pour les entreprises, sont les finalités dans l’ESS. Donc, les sociétés à missions restent des sociétés dont la gestion ne vise pas la répartition du pouvoir mais l’innovation.

Et le changement du modèle de gouvernance ?

Les sociétés à mission décident pour la plupart, selon l’Observatoire des Sociétés à Mission, de se doter d’un Comité de mission avec un nouvel équilibre des parties prenantes pour ne plus prendre en compte uniquement les désirs des actionnaires dans les politiques de l’entreprise. La question de la gouvernance est primordiale, tout comme celle de la propriété, car elle induit des stratégies qui répondent à des intérêts. L’entreprise appartient-elle à ses salariés ou à ses consommateurs ? L’entreprise appartient-elle à des actionnaires ? Selon la réponse, la poursuite des intérêts recherchés diffère, et les stratégies de développement également.

C’est parce que les structures de l’économie sociale et solidaire ont pour fondement deux règles inhérentes, qu’elles sont considérées comme profitables à la société : gouvernance partagée et répartition des richesses. Selon Jean-Louis Laville, “[les] statuts légaux [des mutuelles, associations et coopératives] se traduisent par une forme particulière de capitalisation qui n’offre d’avantage individuel ni sur le plan des décisions, ni sur celui de la redistribution des surplus »[8]. Les statuts sont donc le garde-fou des décisions des structures qui ne peuvent être guidées par des intérêts individuels.

C’est pourquoi, le statut de la société à mission ne fonctionnera que si elle amène à remettre en cause un modèle de fonctionnement capitaliste et libéral pour encourager les entreprises à changer leur modèle de gouvernance et de répartition des richesses. La sincérité de la démarche n’est rien si elle ne débouche pas sur une transformation profonde du modèle de l’entreprise et de la sphère capitaliste.

Références

[1] Jérôme Saddier, Président d’ESS France, Appel à tous ceux qui font l’Economie Sociale et Solidaire : “pour que les jours d’après soient les jours heureux”, 4 mai 2020.

[2] Muhammad Yunus, Pour une économie plus humaine. Construire le social–business, 2011.

[3] Article Alternatives Economiques “Entre riches et pauvres français, l’écart s’est crausé en vingt ans”, juin 2020.

[4] Enquête OpinionWay

[5] François Dupuy, La faillite de la pensée managériale, Seuil, 2015.

[6] Hamel Gary, The future of Management, Haward Business Press, 2007.

[7] David Autissier, Entreprises à mission et raison d’être, Dunod, 2020

[8] Jean-Louis Laville, L’économie sociale et solidaire. Pratiques, théories et débats, Seuil, page 286.

 

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Kracauer, penseur oublié de la propagande de masse

Kracauer, penseur oublié de la propagande de masse

Proche de Walter Benjamin, à distance raisonnable de l’Ecole de Francfort, Siegfried Kracauer est essentiellement connu pour ses écrits sur le cinéma. Ses réflexions ne s’arrêtent pourtant pas là. Dès les années 1930-1940, l’auteur de L’Ornement de la masse offre une théorie des médias et de la propagande particulièrement subtile et moins systématique que celle de ses contemporains Adorno et Horkeimer.

Kracauer, critique du quotidien moderne

Dans un article brillant[1] sur l’œuvre de Kracauer, Thomas Schmidt-Lux et Barbara Thériault demandent au lecteur de se prêter à un exercice original : entrer dans une librairie, qu’importe que celle-ci se trouve à Montréal, Berlin ou Paris, et demander où se trouvent les ouvrages de Siegfried Kracauer. Quasi-systématiquement c’est vers les rayons de la section cinéma qu’on le dirigera. Parmi les centaines d’articles rédigés par ce philosophe juif allemand quelque peu oublié ce sont bien ses analyses de ce médium qui ont le plus retenu l’attention.

Un lecteur à la curiosité plus aiguisée, ou à l’entêtement plus caractérisé, pourra en revanche découvrir avec plaisir des ouvrages trop longtemps passés sous silence tel que Les Employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle ou encore L’Ornement de la masse, Essai sur la modernité weimarienne.  Dans l’un et l’autre essais, quoique selon des styles et des sujets différents, Kracauer développe une critique acerbe de la modernité et de l’un de ses symboles : la grande ville industrielle.

Le feuilleton des Employés, découpé en 12 parties et d’abord publié sous forme d’articles en 1929, est l’occasion pour Kracauer de fournir une analyse du quotidien d’anonymes dans le Berlin de l’entre-deux guerres. Adepte d’une grande proximité avec les sujets de son étude, le sociologue suit les femmes et les hommes qu’il rencontre dans les bureaux d’entreprises, les grandes magasins, les halles et les accompagne jusque dans leurs échanges avec leurs supérieurs et leurs familles.

Loin de ramener ces employés à leurs catégories socio-professionnelles, ou plus prosaïquement à leurs classes, Kracauer les définit avant tout par le souci existentiel qui les anime : « un désir d’ascension sociale combiné avec la peur de sombrer dans le prolétariat qu’ils méprisent »[2]. Un souci que le sociologue conçoit comme une conséquence logique de l’appauvrissement spirituel de la vie moderne. « Dans la société moderne, les individus tentent de combler ce vide en formant des groupes dont l’unité est purement mécanique, motivée par la recherche du bien-être individuel et la consommation matérielle. »

C’est en tout cas l’un des sujets qui revient également dans le second feuilleton, celui de L’Ornement de la masse (publié tout au long des années 1920-1930). Etudiant les revues populaires des Tillers girls, Kracauer croit y déceler une analogie du monde moderne, des employés qui le peuplent et de l’anonymisation qui y règne. « Bras, cuisses et autres sections de corps » n’apparaissent que pour former une grande figure ornementale, à la manière des mains des ouvriers lors du travail à la chaîne ou, plus tard, des bras levés des soldats dans le film de propagande nazi Le triomphe de la volonté.

C’est ici que se fait la jonction avec les écrits que Kracauer consacre à la propagande publicitaire d’abord, politique ensuite. Son analyse de la communication de masse est fondamentalement reliée à ses réflexions sur la culture du divertissement.

 

Les écrits sur la propagande : la période française

Si les écrits de Siegfried Kracauer sur la propagande ont été passés sous silence c’est aussi en raison de leur manque d’accessibilité. Avant 2012, date de publication du volume 2 de ses œuvres complètes, la majeure partie de ces textes n’existait que sous forme manuscrite ou tapuscrite dans les archives de Marbach. Son traité sur la propagande nazie de 1937-1938 est d’ailleurs considéré comme perdu (dans sa version dactylographiée). Seul un manuscrit peu lisible subsiste.

Loin de marquer une rupture, les écrits sur la propagande forment un trait d’union entre les feuilletons des années 1920 et les écrits américains plus résolument tournés vers le cinéma : From Caligari to Hitler (1947), Theory of film (1960), History the last things before the last (1969). Si l’on suit les analyses d’Olivier Agard, deux moments existent néanmoins dans la réflexion de Kracauer : la période française (avant 1941) et la période américaine (après 1941).  

La période française de l’auteur de L’Ornement de la masse affiche un moindre souci du détails et du contenu de la propagande. Comme beaucoup de juifs allemands des années 1930, Kracauer dans sa condition d’exilé à Paris puis Marseille est fortement dépendant des commandes d’articles qu’on lui passe. N’ayant pas accès aux matériaux bruts de la propagande nazie, sa connaissance des différentes productions culturelles reste parcellaire. Reste que ces écrits « malgré leurs lacunes évidentes, contiennent des intuitions qui restent stimulantes »[3].

Fruit d’une rencontre entre Adorno et Kracauer en octobre 1936, La Propagande totalitaire est un ouvrage qui ne trouve pourtant pas grâce aux yeux du premier : certaines des thèses les plus structurantes de l’école de Francfort y sont, à demi-mots, remises en cause. A l’instar de la continuité évidente qui existerait entre capitalisme et fascisme, comme le pensent Horkheimer et Marcuse. L’arrivée au pouvoir d’Hitler ne relève, selon Kracauer, d’aucune fatalité mais bien d’alliances de circonstances entre la bourgeoisie allemande et le NSDAP afin de maintenir un statu quo et endiguer la menace communiste.

Délaissant, peut-être un peu trop, le contenu de l’idéologie national-socialiste (l’historien Johann Chapoutot démontrera plus tard que le nazisme est certes une esthétique mais également une éthique, et qu’à ce titre il dispose d’une idéologie qui lui est propre) Kracauer interprète le NSDAP uniquement comme une volonté de pouvoir débridée ne disposant d’aucune consistance. La force du parti, comme de l’ensemble des forces fascisantes de l’époque, tient à son talent indéniable pour produire, à travers une multitude de discours, films, rassemblements, émissions radiophoniques, une « pseudo-réalité » : celle d’une communauté du peuple (Volksgemeinschaft) dépassant les antagonismes sociaux.

Il y n’y aurait par conséquent aucune rupture nette entre la culture du divertissement propre au marketing, à la publicité et films promotionnels et la propagande nazie. L’une et l’autre tentent par tous les moyens de dissimuler les antagonismes sociaux et de combattre l’ennui, résultat du vide moderne dont nous parlions plus haut. Seul le contexte change, la grande crise économique de 1929, et l’immense paupérisation qui en découle, réduisent à néant l’effet anesthésiant de cette culture du divertissement. Laissant le champ libre à une propagande national-socialiste plus dangereuse et transformant « les nouvelles masses [celles-là même que les productions publicitaires formaient peu à peu] en masse totalitaire[4].

L’analyse faite de la « pseudo-intégration des masses artistiquement préparées par la propagande » au sein d’une communauté du peuple fictive est à cet égard particulièrement proche des écrits de Walter Benjamin sur l’esthétisation de la politique et sera par la suite confirmée par les historiens spécialistes du totalitarisme que sont Peter Reichel (La fascination du nazisme) et Didier Musiedlak (L’Espace totalitaire d’Adolf Hitler)

Pas de rupture nette donc entre la culture du divertissement qui s’épanouit sous Weimar et la culture national-socialiste mais deux différences qui restent fondamentales pour Kracauer. Certes, la première cherche elle-aussi à mettre sous le tapis les antagonismes sociaux, à créer une pseudo-réalité, mais elle n’y arrive jamais totalement. « Les démocraties de masse ont recours à la propagande mais cette propagande ne leur est pas consubstantielle : leur existence ne dépend pas de la production de cette apparence.[5] » Par ailleurs, le divertissement et les technologies modernes de l’image (photographie, cinéma…) sont fondamentalement ambivalentes et peuvent se retourner contre le bonne morale bourgeoise, devenir des instruments de la critique.

Un brin plus optimiste que Walter Benjamin, résolument plus qu’Adorno et Horkheimer, Kracauer considère que les productions culturelles qui accompagnent la modernité permettent une « expérience subjective réelle au monde ». Loin de lui l’idée de rejeter les formes modernes de la musique comme le font Adorno et Horkheimer à propos du jazz.

Son rejet des constructions théoriques fondamentalement rigides d’Adorno est explicite : « Chez toi le fascisme apparaît comme une chose achevée, qu’on peut à 100% ranger dans des catégories »[6].

C’est en revanche dans sa période américaine que ses réflexions, notamment sur la place du cinéma dans l’appareil de propagande ou dans ses fonctions « libératrices », prennent toute leur ampleur.

 

Les écrits sur la propagande : la période américaine

Comme de nombreux émigrés allemands aux Etats-Unis, Kracauer participe dès son arrivée en 1941 aux divers projets de recherches financés par la fondation Rockefeller et la New School for Social Research. L’objectif de ces travaux est de décrypter les mécanismes de la propagande nazie et d’établir les fondements de ce que serait une communication démocratique de masse.

Ces projets de recherche marquent d’ailleurs un tournant dans l’étude de la propagande : face aux théories relativement abstraites d’un Gustave Le Bon (Le viol des foules) ou d’un Ortega y Gasset est affirmé le primat d’une approche empirique reposant sur l’analyse des matériaux de la propagande. Un homme joue un rôle fondamental dans l’avènement de cette nouvelle ère de la communication et de son étude : Harold Lasswell. A tel point que David Colon (Propagande, La manipulation dans le monde contemporain[7]) verra en lui l’un des trois pionniers de la communication de masse[8].

Un pionner dont on enseigne encore les travaux partout dans le monde et qui, avec Edouard Bernays et Walter Lippman, théorise l’idée que la communication vise avant tout à lutter contre l’ignorance et la superstition des masses au nom des intérêts des élites technocratiques. « La tâche de maintenir l’ascendant d’une élite donnée exige l’utilisation coordonnée des symboles, des biens et de la violence. La propagande peut être consacrée à étendre et défendre l’idéologie qui préserve les méthodes existantes pour gagner la richesse et la distinction »[9].

C’est donc sous le signe de cette ambiguïté idéologique que Kracauer, critique du marxisme orthodoxe certes mais critique du capitalisme tout de même, commence ses travaux pour Harold Lasswell. C’est sur une commande de ce dernier qu’il rédige notamment The Conquest of Europe on the screen. The Nazi Newsreel 1939-1940.

Disposant désormais d’un accès direct aux matériaux de la propagande nazie, Kracauer se plonge dans l’analyse des films hitlériens tout en conservant les idées forces qu’il avait déjà énoncées lors de sa période française : la communication, qu’elle soit totalitaire ou démocratique, repose toujours selon lui sur la construction d’une « pseudo-réalité » à travers son esthétisation.

Une esthétisation qui, dans les actualités cinématographiques, se manifeste par le sentiment de maîtrise du temps et de l’espace que créent la mobilité de la caméra et la succession de plans panoramiques. Et si, contrairement à de nombreux théoriciens du 7e art, il ne considère pas le montage comme l’élément principiel de la production cinématographique, il conçoit en revanche tout le potentiel de manipulation qu’abrite cette technique.

Comme l’énonce Olivier Agard : « Chez les nazis, le montage est mis au service de l’ellipse qui contribue à l’effacement de la réalité »[10]. L’annonce d’opérations militaires sur le grand écran est aussitôt suivie d’images victorieuses, effaçant toute trace de la résistance face au nazisme.

Bien que conscient de l’instrumentalisation réelle du cinéma à des fins de manipulation, Kracauer n’en démord pas : le cinéma est aussi un médium qui permet un accès plus direct à la réalité.

Aussi soigné que puisse être un montage, l’image ou le film de propagande n’est jamais parfait. « Il y a toujours quelque chose qui échappe au contrôle et à l’intention esthétique »[11]. Kracauer prend l’exemple des images de la visite d’Hitler à Paris le 23 juin 1940. Le dictateur évolue dans une ville dont le vide absolu est censé représenté le contrôle total du Führer sur la capitale française. Pourtant c’est la mort et le néant qui accompagnent l’idéologie nazie qui frappent le spectateur : « La vision touchante de cette cité fantôme désertée qui autrefois vibrait de vie fiévreuse reflète le vide du propre noyau du système nazi. La propagande nazie avait construit une pseudo-réalité rayonnante de mille couleurs, mais en même temps, elle vidait Paris, sanctuaire de la civilisation »[12].

D’autre part, en « émoussant » la conscience du spectateur un film peut également le rendre plus perméable à des expériences de pensée[13]. La photographie comme le cinéma deviennent alors des outils pertinents pour le sociologue ou l’historien en rendant visible ce qui auparavant ne l’était pas.

Chez un historien comme Jacques Revel, les techniques et procédés narratifs du cinéma (cadrage, gros plan, etc…) favorisent les jeux d’échelle, la multiplicité des points de vue. Dans sa préface de Jeux d’échelle. La Micro-analyse à l’expérience, Revel prend l’exemple du film Blow up de Mickelangelo Antonioni où c’est bien l’attention à des détails auparavant invisibles qui participe à la découverte d’histoires inattendues. Le cinéma rend alors toute sa complexité au réel.

Loin des analyses parfois monolithiques des membres de l’école de Francfort, les écrits de Kracauer, tant sur le quotidien sous Weimar que sur la propagande et le cinéma, méritent toute notre attention. Sans sombrer dans des parallèles grossiers, peut-être éclaireraient-ils également d’un jour nouveau les débats actuels, et parfois un peu trop simplistes, sur la société de la désinformation et l’ère des Fake news.

 

Références

[1] Schmidt-Lux, Thomas et Barbara Thériault. « Siegfried Kracauer, sociologue de la culture. » Sociologie et sociétés, volume 49, numéro 1, printemps 2017, p. 275–281.

[2] Ibid.

[3] Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande, Éditions de l’Éclat, Paris, 2019

[4] Baumann, Stephanie. « Des nouvelles masses à l’ornement totalitaire ». Théorie critique de la propagande, édité par Pierre-François Noppen et Gérard Raulet, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2020

[5] Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande Éditions de l’Éclat, Paris, 2019

[6] Siegfried Kracauer, Lettre à Adorno du 20.8.1938.

[7] David Colon, Propagande, La manipulation de masse dans le monde contemporain, Champs histoire, Flamarion, 2019

[8] Les deux autres étant Edouard Bernays et Walter Lippman.

[9] H.D Lasswell, « The Study and Practice of Propaganda” in H.D. Lasswell, Ralph D. Casey, Bruce Lannes Smith, Propaganda and Promotional Activities. An annoted Bibliography, University of Minnesota Press, 1935, p.1628

[10] Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande, p.48

[11] Ibid, p.55

[12] Siegfried Kracauer, La propagande et le film de guerre nazi, p.351-352

[13] Pour reprendre l’expression de Nathalie Zemon Davis, Slave on Scree. Film and Historical Vision. Cambridge, Harvard University Press, 2000, p.14.

 

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Le curieux renoncement économique de Manuel Bompard

Le curieux renoncement économique de Manuel Bompard

Au lieu de ne parler que de redistribution comme l’a fait Manuel Bompard dans l’émission Questions politiques on est en droit de se demander si la gauche ne devrait pas avoir pour ambition prioritaire d’agir sur les structures de l’économie, en particulier dans la production des biens essentiels ou stratégiques.

Questionné dimanche dernier dans l’émission Questions politiques sur l’image qu’il retenait de la semaine passée, Manuel Bompard a choisi de montrer une file d’étudiants faisant la queue pour bénéficier d’une aide alimentaire. L’image décrit bien la précarité que vivent beaucoup d’étudiants, en particulier dans les grandes villes où le coût du logement a explosé. En la montrant, le coordinateur de la France insoumise entendait rappeler les mesures du programme du NFP : la généralisation du repas étudiant à 1 euro et une garantie d’autonomie pour la jeunesse.

On doit évidemment s’inquiéter de la situation difficile que vivent les étudiants. Mais était-ce la question à mettre en avant dans une émission de grande écoute, au moment où les déficits publics dérapent ? Dépenser plus, et dépenser en allocations sociales, est-ce l’essence d’un programme de gauche ? C’est ce que semble penser les dirigeants de la France insoumise. À les écouter, la radicalité serait d’accroitre la redistribution, de taxer davantage les riches pour redistribuer davantage aux pauvres. Mais augmenter l’aide sociale de l’État relève-t-il d’une rupture ou est-ce une manière de rendre plus acceptable le système actuel ?

Quelques jours avant cette émission, on apprenait que Sanofi s’apprête à vendre la marque Doliprane à des fonds d’investissements étrangers. Alors que la crise Covid a montré que la France a perdu une partie de sa souveraineté pharmaceutique et que, depuis plusieurs années, elle est confrontée à des pénuries de médicaments, il est étrange que Manuel Bompard n’ait pas jugé bon de rebondir sur cette actualité. La raison de ce silence est que, sur cette question, le programme du NFP est étrangement léger. Tout au plus prévoit-il de créer un pôle public du médicament et de renforcer les obligations de stocks. Pourtant, l’échec de la stratégie industrielle de Sanofi, ses délocalisations multiples et la vente de certains de ses fleurons devraient au minimum nous questionner. Et que dire de Servier, condamné pour tromperie aggravée dans l’affaire du Mediator ? L’état catastrophique de notre industrie pharmaceutique ne démontre-t-il pas l’échec de la politique industrielle dans ce domaine ? Ne milite-t-il pas pour engager une rupture plus ambitieuse, quitte à nationaliser ces entreprises incapables de fournir les médicaments dont la population a besoin ?

Finalement, on doit se demander si la gauche ne devrait pas avoir pour ambition prioritaire d’agir sur les structures de l’économie, en particulier dans la production des biens essentiels ou stratégiques. Car il est clair qu’on ne remet pas en cause le capitalisme néolibéral en laissant les riches faire fortune et en se contentant de les taxer en chemin. L’abandon, dans le programme du NFP, de tout projet de nationalisation donne une étrange impression de renoncement. La gauche, qui se disait encore il y a peu « socialiste », et qui entendait reprendre le contrôle du système productif donne l’impression avoir abandonné l’idée de combattre le néolibéralisme en renonçant à créer de nouveaux systèmes de production et d’échange. Il semble donc qu’entre le projet économique de Bernard Cazeneuve et celui Jean-Luc Mélenchon il y ait davantage une différence de degré que de nature ; tous deux ont fini par adhérer à l’idée que la gauche doit redistribuer socialement sans agir économiquement.

David Cayla a récemment publié son dernier ouvrage « La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme » aux éditions du Bord de l’eau, dans la collection Le Temps des Ruptures : https://www.editionsbdl.com/produit/la-gauche-peut-elle-combattre-le-neoliberalisme/

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