Le temps métrisé

République & Écosocialisme

Le temps métrisé

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans mes carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture… [https://cincivox.fr/]

Je vais vite très vite

J’suis une comète humaine universelle

Je traverse le temps

Je suis une référence

Je suis omniprésent

je deviens omniscient

L’homme pressé, Noir Désir (1997)

Tu es un homme pressé. Très pressé. Obsédé par la performance dans tous les domaines, tu ne perçois le temps que comme une donnée purement quantitative qu’il te faut assujettir, quoi qu’il en coûte. Parce que le temps, ça coûte : c’est de l’argent. Le culte du dieu-pognon, religion partagée par tous, t’impose sa Loi, « TU NE PERDRAS PAS DE TEMPS », avec en note de bas de table, en police taille 2 : « tout temps perdu sera facturé selon le barème défini dans les conditions générales d’utilisation, etc. ».

Tu traques chaque seconde gagnable. L’idée de perdre du temps t’est insupportable. Le temps perdu, c’est celui passé derrière quelqu’un qui ne se range pas à droite sur l’escalator et t’empêche de monter deux par deux les marches pour gagner plus rapidement la sortie ; c’est celui passé dans la salle d’attente du médecin – toujours en retard ceux-là, non mais savent-ils ce que cela coûte à la société dans son ensemble ? – ; c’est celui que tu passes en réunions interminables organisées par les autres (parce que toutes celles que tu organises, toi, sont absolument nécessaires, bien sûr !) ; c’est celui qui te fait trépigner dans la file d’attente du supermarché et aboyer sur la caissière qui ne va jamais assez vite ou contre la caisse automatique qui la remplace mais plante toujours au moment de scanner le code-barre du dentifrice et t’oblige à attendre que l’on vienne relancer cette stupide machine (d’ailleurs, tu ne fais plus tes courses : tu les commandes). Alors, ces temps vides, tu les combles avec tout ce que tu trouves, tu remplis chaque créneau, chaque interstice, aussi fugitif soit-il. Et ton téléphone, ce doudou miraculeux, est ton meilleur allié dans ton combat contre ces temps morts-vivants.

Tu as d’ailleurs téléchargé une application pour optimiser chacune de tes activités. Une appli pour te dire quand et quoi manger, quand dormir et quand te réveiller, où descendre du métro pour être en face des escalators, quand sortir de la salle de ciné pour aller pisser pendant le film… Et ce qu’une appli ne peut faire pour toi, tu le fais faire à d’autres : tu leur délègues toutes les tâches qui appartiennent au temps gris, sans intérêt, dont la seule fonction est d’assurer la continuité du processus vital sans l’enrichir, sans posséder, pas seulement à tes yeux mais à ceux de toute la société, la moindre valeur ajoutée : courses, déplacements, etc. Tu maximalises leur rendement en les confiant à d’autres. Lorsque tu commandes (ce verbe n’a rien d’anodin) ton repas, tes courses ou un chauffeur via l’une de tes nombreuses applis, tu achètes du temps.

Tu l’achètes à d’autres qui n’ont que ça à vendre. Et tu le vis très bien. Même si tu peux parfois t’encanailler à critiquer lyriquement l’avatar contemporain du capitalisme et son idéologie, le néolibéralisme, cela ne t’empêche nullement d’exploiter les nouveaux prolétaires qui ne vendent plus tant leur force de travail qu’ils n’aliènent la nouvelle valeur suprême : leur temps d’existence.

Tu ne fais d’ailleurs, toi-même, pas autre chose au travail où tu oscilles entre burn out et bore out. L’accumulation pathologique d’activité laborieuse dans un temps nécessairement fini, malgré les tentatives de le compresser toujours plus, produit une violence insupportable pour ton organisme ; mais tu vis tout aussi mal l’absence d’activité ou son remplacement par des tâches absurdes et qui te semblent inutiles. Dans les deux cas, tu as le sentiment que ton temps pourrait être bien mieux employé – qu’il t’est dérobé. Rien ne te paraît plus cruel que ce vol caractérisé. Alors tu ruses.

Tu prends des pauses et des poses. Tu haches le temps consacré au travail pour y intercaler du temps « pour toi »… que tu t’empresses de remplir le plus possible. Tu restes tard le soir pour montrer à ton manager à quel point tu es impliqué… alors que jusqu’à 17h tu as cancané à la machine à café (temps très utile à la « sociabilisation » et au « réseautage ») et réservé tes prochaines vacances. Ainsi optimises-tu jusqu’à ta mesquine insubordination.

Tu profites de tout ce temps gagné, ou plutôt économisé, pour… mais pour quoi, au juste ? Très content de toi, tu prétends « dégager du temps qualitatif » (ce qui ne veut strictement rien dire) mais tes loisirs sont l’exacte négation de l’otium antique. Tu les accumules dans une programmation boulimique. En caser le plus possible dans le temps imparti (pour ça aussi, il y a des applis !) est devenu une activité en soi – une sorte de métaloisir. Ton temps de cerveau disponible étant devenu une denrée rare et âprement disputée, tu te laisses séduire, peu farouche, par la drague affichée et les manipulations à peine masquées des nouveaux tycoons de l’économie de l’attention. Tu consommes du divertissement comme le reste : séries, films, jeux vidéos, sorties, alcool… bienvenue dans l’empire du binge – la cuite continue, la consommation frénétique, le gavage ad nauseam.

Tu ne fais plus de sport : tu te regardes en faire, tu te mesures en faire. Oreillettes enfoncées jusqu’aux tympans afin de profiter de ce temps pour écouter podcast ou musique – il faut toujours cumuler plusieurs activités simultanément ! –, bardé de gadgets qui te font ressembler à un échappé d’hôpital qui n’aurait pas eu le temps de se défaire de tous les électrodes et engins qui le maintenaient en vie, tu leur confies le soin de compter pour toi tous tes rythmes transformés en données quantitatives : battements du cœur, respiration, nombre de pas ou de coups de pédales, vitesses instantanée, minimale, moyenne et maximale, durée de l’activité, baisses de performance, records personnels, comparaisons aux statistiques de ton réseau communautaire, etc. etc. Et tu choisis ensuite de consacrer un temps si précieux à l’analyse de tes résultats, à la comparaison avec les objectifs que tu t’es fixés – ou qu’une appli t’a fixés.

Tu n’abordes en effet le monde qu’au prisme de la performance : le plus possible, le mieux possible, dans le moins de temps possible. Même tes relations sociales subissent cette pression. Tu n’appelles plus tes proches avec ton téléphone greffé à la main : tu leur envoies des messages vocaux, c’est plus rapide. Tu ne dragues plus : tu matches sur Tinder (encore une appli bien pratique), c’est plus efficace. Et même, tu ne fais plus l’amour : tu baises, l’œil sur le chronomètre, en enchaînant le plus de positions façon douze travaux d’Hercule – ou d’Astérix –, dans un simulacre de mauvais porno (pléonasme) dont tu t’imagines la star.

Tu es devenu le grand chronométreur de ta propre existence. Tu mesures tout, tu enregistres chaque économie de temps dans ta vie que tu observes ainsi de l’extérieur comme si quelqu’un d’autre la vivait. Tu ne sais penser le temps long, que ce soit dans le passé ou dans le futur. Les photos que tu prends sans cesse avec ton téléphone s’archivent toutes seules et ne servent qu’à gonfler ton nuage (tu as même une appli pour créer, imprimer et t’envoyer automatiquement des albums photo que tu n’ouvriras jamais) – en aucun cas à nourrir une quelconque profondeur de champ. Toxicomaniaque de l’instant présent dans lequel tu t’enfermes volontairement, tes désirs, incapables de supporter la moindre suspension, nécessitent une résolution immédiate.

Tu tentes de rendre le temps fractal : pour en faire toujours plus, tu divises ton agenda en unités de plus en plus petites, tu cales des rendez-vous entre des réunions entre des déjeuners entre des meetings entre des calls entre des points entre des rencards entre des moments de « détente » calibrés à la minute, à la seconde, de plus en plus brefs, de plus en plus resserrés ad absurdum.

Tu jongles sans cesse avec des temporalités différentes, contradictoires. Tu aimes ce rythme effréné, toujours plus rapide. Tu savoures ce sentiment de vitesse et de toute-puissance. Tu n’as que vaguement conscience de ton asservissement que tu préfères appeler liberté. Tu t’y vautres avec délice. Tu crois sincèrement ainsi arraisonner le temps lui-même – ruse puérile avec la mort : en pensant éviter le néant, tu n’y cours que plus vite. La névrose chronométrique n’est que l’envers de la culture de l’avachissement – et, comme elle, un luxe bien vain d’enfant stupide et gâté.

Cincinnatus, 24 avril 2023

Références

(1)Le blog de l’auteur : https://cincivox.fr/

 

Cet article a été publié  originellement ici : https://cincivox.fr/2023/04/24/le-temps-metrise/

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera
Atlantic Bar, Fanny Molins, 2022
Erdogan, le mirifique
« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »
entretien avec Louise EL-YAFI

Travail, emploi et transformation agroécologique : partie 3

République & Écosocialisme

Travail, emploi et transformation agroécologique : partie 3

Une modification profonde du métier d'agriculteur : naissance d'un cultivateur de territoires
La rupture avec les logiques libérales et mondialisées actuelles de l’agriculture nous impose une transformation des systèmes agricoles par les principes de l’agroécologie, ainsi qu’une reterritorialisation des circuits de distribution alimentaires. Ceux-ci seraient alors composés d’un artisanat agro-alimentaire diversifié, complémentaire et dynamique, seul à même de répondre aux enjeux économiques, environnementaux et sociaux de notre époque. Néanmoins, l’organisation du travail agricole ainsi que le métier d’agriculteur en seront profondément modifiés. Ce dernier devra désormais reprendre sa place centrale au sein des systèmes alimentaires pour devenir cultivateur de territoires.
1.    Une transformation des compétences requises

La transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires devrait entraîner une complexification du métier d’agriculteur alors basé sur la compréhension des écosystèmes et l’observation quotidienne de son évolution. En effet, l’agroécologie est multidisciplinaire et rassemble l’agronomie, l’écologie ou encore les sciences sociales (1). Cela implique une augmentation importante de la diversité de savoirs nécessaires à la bonne tenue d’un système agroécologique. L’agriculteur était jusqu’ici un agronome. Avec l’agroécologie, il va aussi falloir qu’il devienne écologue et se coordonne avec les autres acteurs de son territoire afin de constituer des systèmes agricoles et alimentaires cohérents à l’échelle territoriale.

Cela implique donc, entre autres, une formation plus longue et plus poussée que les niveaux de formation passés. La tendance est d’ailleurs, chez les jeunes générations, à l’augmentation du niveau d’éducation, qui plus est dans les exploitations mettant en place de l’agroécologie(2). De plus, l’agroécologie repose sur une création partagée du savoir entre les agriculteurs, les conseillers et les chercheurs. Ainsi, la posture du métier d’agriculteur s’en voit elle aussi modifiée. Il n’est plus receveur de connaissances mais co-créateur. Cela implique un aménagement des dispositifs de recherche et de conseil propice au dialogue et aux innovations ainsi qu’une capacité de l’agriculteur à non seulement observer plus fortement son système mais aussi à comprendre ou apporter des hypothèses d’explications ensuite confirmées, confrontées ou réfutées en collaboration avec la recherche. Les conseillers seraient alors des relais et des animateurs de ces dispositifs de création de savoirs locaux en support aux différentes échelles de concertation et de réflexion. L’observation est primordiale pour la création d’un savoir localisé mais aussi indispensable à la bonne tenue d’un système agroécologique. En effet, par l’observation, l’agriculteur va pouvoir prendre des décisions rapides en vue de s’adapter à un environnement économique, social et environnemental mouvant. Les décisions seront alors de l’ordre de la production ou encore de la gestion économique de l’exploitation.

De plus, les exploitations en agriculture biologique sont plus nombreuses à avoir recours à la commercialisation en circuits courts et à la transformation à la ferme (2). Avec la transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires, cette tendance devrait se confirmer et s’amplifier. Cela créerait ainsi de nouvelles compétences sur les exploitations, des compétences en techniques de transformation ou encore des compétences commerciales. Néanmoins, la transformation et la commercialisation des produits agricoles ne pourraient être redistribuées uniquement au sein des exploitations agricoles sous peine d’un manque d’efficience des circuits alimentaires (3). La renaissance d’un artisanat agro-alimentaire territorial en synergie avec les systèmes agroécologiques et avec la demande alimentaire locale créerait de nouvelles compétences sur les territoires ainsi qu’un dynamisme économique retrouvé.

2.    Une nouvelle organisation du travail tournée vers la mutualisation

La transformation agro-écologique requiert une augmentation très importante du nombre de travailleurs agricoles et d’installation. Aujourd’hui, cela n’est pas permis par la pénibilité du travail d’agriculteur, incluant la faible rémunération et la difficile transmissibilité des exploitations, du fait du niveau de capital trop important pour une reprise hors du cercle familial, entre autres(4). Nous défendons dans cet article l’opportunité unique que nous offre la cessation d’activité du tiers des agriculteurs de plus de 55 ans dans les prochaines années (4) pour changer de modèle de développement agricole, mais aussi de l’organisation du travail agricole. La mutualisation est une solution pour relever le défi de la transformation agroécologique des systèmes agricoles et de la perte des actifs agricoles.

Les exploitations agricoles sont aujourd’hui en moyenne d’une taille de 64 hectares avec des niveaux de capital variés selon les productions (2). En effet, les productions en grandes cultures sont fortement capitalisées alors que celles en maraîchage le sont peu par exemple. Pour en faciliter la reprise, le niveau de capital par UTA participant à ce capital doit être réduite. Il y a donc deux options possibles : le démantèlement des exploitations existantes en exploitations plus petites et adaptées à l’agroécologie ; l’installation collective d’un nombre important d’agriculteurs alors sociétaires sur ces exploitations afin de permettre leur diversification.

La première option peut amener des réticences dans la transmission des exploitations par les cédants, qui ne veulent parfois pas voir le fruit du travail de toute une vie, voire de plusieurs générations, être démantelé. Ainsi, la deuxième option semble être la plus acceptable dans la majorité des cas et en plein essor actuellement en substitution des modèles familiaux(2) . La mise en place de formes sociétaires d’exploitation agricole telles que des GAEC (Groupement Agricole d’Exploitation en Commun ou encore des SCOP (Société Coopérative de Production), permettrait de réduire le capital à apporter par sociétaire ainsi que la diversification des exploitations agricoles aujourd’hui spécialisées. On peut aussi en faire découler une certaine mutualisation des risques et des bénéfices liés à la mise en place de l’agroécologie, notamment dans la jeunesse du système en création. Néanmoins, la mise en place de ces formes sociétaires peut faire face à des difficultés liées à l’entente des sociétaires et aux aspirations de chacun. Ce processus devrait donc être fortement accompagné par les conseillers agricoles des territoires afin de limiter ces risques.

De plus, une augmentation de la diversité des cultures au sein de l’exploitation agricole du fait de l’application des principes de l’agroécologie pourrait entraîner une augmentation du besoin en matériels différents, qui seraient individuellement moins utilisés que dans un système simplifié et rationnalisé. Ainsi, il semble pertinent de mutualiser le matériel agricole. Cela permettrait un amortissement optimal de ces matériels par leurs utilisations complémentaires entre les différents agriculteurs du groupe d’usagers ainsi qu’une répartition du coût que le matériel représente, aussi bien à l’achat que pour sa maintenance. Néanmoins, certaines expériences spontanées ont montré qu’il est parfois difficile pour les agriculteurs de s’endetter mutuellement pour un matériel (5). L’institutionnalisation de cette mutualisation sous la forme d’une CUMA (Coopérative d’Utilisation du Matériel Agricole) par exemple est une solution intéressante pour couvrir collectivement les frais financiers et de maintenance liés aux différents matériels tout en dépersonnifiant l’investissement initial.

Enfin, une dernière mutualisation semble intéressante dans le contexte de la transformation agroécologique des systèmes agricoles, celle de la main d’œuvre et des compétences. Tout comme pour le matériel, la diversification des productions et la complexification des agrosystèmes nécessitent une diversification des compétences qui ne doivent parfois être mobilisées qu’à certains moments précis du calendrier agricole de chaque exploitation. Ainsi, les pics de travail, tout comme le recours ponctuel à certaines compétences ou encore le remplacement temporaire d’agriculteurs en congés ou en arrêt maladie entraînent la nécessité de mutualiser des emplois au niveau des territoires. Ces emplois seront alors permanents, de qualité et répondront aux demandes temporaires de différentes natures sur les exploitations agricoles. Ils pourront être créés dans des CUMA ou encore au sein de groupements coopératifs d’employeurs agricoles.

Conclusion

Pour conclure, la mutualisation du capital, des risques, des bénéfices, des compétences et de la force de travail semble être tout à fait adaptée à la transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires. Elle doit néanmoins être fortement accompagnée financièrement et techniquement par les instances de l’Etat et de conseils. Cela est indispensable aux agriculteurs pour faire face aux investissements conséquents que nécessitent un changement de système et aux incertitudes liées au caractère innovant de cette transformation dans un contexte de surendettement déjà important. L’accompagnement technique est aussi nécessaire pour faire face à la complexité et à la diversité des systèmes de production à mettre en place. Enfin, cette transformation agroécologique fera des agriculteurs des acteurs majeurs de l’architecture des systèmes alimentaires. Au cœur de la production des savoirs et du design des systèmes alimentaires territorialisés, l’agriculteur de demain sera un cultivateur de territoires.

Références

(1)Thierry Doré, Stephane Bellon. Les mondes de l’agroécologie. QUAE. 2019. ffhal-02264190, https://core.ac.uk/download/pdf/226790057.pdf

(2) Forget V., Depeyrot J.-N., Mahé M., Midler E., Hugonnet M., Beaujeu R., Grandjean A., Hérault B., 2019, Actif’Agri. Transformations des emplois et des activités en agriculture, Centre d’études et de prospective, Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, la Documentation française, Paris, https://agriculture.gouv.fr/actifagri-de-lemploi-lactivite-agricole-determinants-dynamiques-et-trajectoires

(3) ADEME, 2017, Alimentation – Les circuits courts de proximité, https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/avis-ademe-circuits-courts.pdf

(4) Coly B., 2020, Entre transmettre et s’installer, l’avenir de l’agriculture, Avis du CESE, 99p, https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2020/2020_10_avenir_agriculture.pdf

(5)Lutz J., Smetschka B., Grima N., 2017, Farmer Cooperation as a Means for Creating Local Food Systems – Potentials and Challenges, Sustainability, 9, 925, http://dx.doi.org/10.3390/su9060925

Lire aussi...

L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera
Atlantic Bar, Fanny Molins, 2022
Erdogan, le mirifique
« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »
entretien avec Louise EL-YAFI

Travail, emploi et transformation agroécologique : partie 2

République & Écosocialisme

Travail, emploi et transformation agroécologique : partie 2

Combattre une distorsion entre emplois et travail agricoles menaçant notre souveraineté alimentaire
Les logiques libérales de marché ont transformé au fil des décennies les systèmes alimentaires et agricoles, faisant que sur 100€ de consommation finale, seuls 6€ reviennent aux producteurs en 2016, selon les données France Agrimer [1]. De plus, l’agriculture industrielle est responsable de nombreux dommages sanitaires, environnementaux et sociaux. Cela impose une transformation radicale de nos systèmes agricoles et alimentaires. Le scénario Afterres 2050 [2] propose un plan pour cette transformation en France. Il prône notamment une transformation agroécologique de notre production agricole. L’augmentation des surfaces de productions intenses en main d’œuvre telle que le maraîchage ou encore une augmentation des tâches non mécanisables dans les systèmes agroécologiques [3] entraîneront l’augmentation importante du besoin en travail au niveau national. Or, nous observons déjà aujourd’hui une distorsion entre emploi et travail agricole qui n’ira alors qu’en s’aggravant si rien n’est fait.
1.    Les causes d’une distorsion entre emploi et travail agricole

La transformation agroécologique de notre système agricole et alimentaire impose une augmentation importante de nombre de travailleurs. En effet, le besoin important en emploi agricole révèle d’une augmentation importante du besoin en travail que représente cette transformation. Rappelons ainsi la définition du travail et de l’emploi. Dans le Larousse, le travail est défini comme « activité de l’homme appliquée à la production, à la création, à l’entretien de quelque chose » alors que l’emploi est défini comme « un travail rémunéré dans une administration, une entreprise, chez quelqu’un ». En d’autres termes l’emploi ne représente donc qu’une partie d’un travail qui fait l’objet d’un contrat et d’un encadrement juridique, qui induit une rémunération.

Actuellement en agriculture, une partie du travail réalisé n’est pas rémunéré. En effet, en 2019, les exploitants agricoles non-salariés déclarent se verser une indemnité nette mensuelle de 1 457€ (3) contre environ 1 840 € si on applique à la quantité d’heures de travail réalisée en moyenne, la rémunération d’un emploi payé au SMIC horaire (janvier 2021). Ainsi, non seulement l’activité agricole ne permet actuellement pas la rémunération du travail nécessaire mais ce besoin en travail va fortement augmenter.

La première des causes de cette distorsion travail-emploi en agriculture est donc la faible rémunération du travail, à mettre en lien avec l’importante pénibilité du travail de travailleurs agricoles. En outre, les contrats temporaires et saisonniers qui se multiplient dans le domaine agricole, afin de faire face à la forte charge de travail ainsi qu’aux pics de travail occasionnés par la nature saisonnière de l’agriculture et amplifiés par la spécialisation des exploitations agricoles, sont aussi un élément important de cette précarisation.

De plus, en France, de nombreux emplois agricoles et agro-alimentaires sont dépendants des filières mondialisées (3), ce qui les rend dépendants des marchés mondiaux. Les rapports de force au sein des filières agricoles mondialisées sont ainsi fortement en défaveur des producteurs, qui, mis face aux oligopoles de l’agro-fourniture, de l’agro-alimentaire et de la grande distribution, sont victimes d’une guerre des prix qu’ils ne peuvent gagner, et ce, même en spécialisant et industrialisant leurs exploitations agricoles. Or, la rentabilité des fermes va à l’avenir devenir un point de plus en plus critique, du fait de la tendance à la diminution du modèle familial à 2 UTH (Unité de Travail Humain) des exploitations agricoles françaises et au recours de plus en plus important au salariat ou aux formes sociétaires (l’exploitation agricole appartient à plusieurs associés), par les impératifs juridiques et économiques auxquels ils obéissent. En effet, une société agricole qui ne serait pas assez rentable verrait vite ses sociétaires se retirer du jeu et s’écroulerait alors. Il est donc urgent de traiter cette faible rentabilité des exploitations agricoles et ainsi la faible rémunération des travailleurs agricoles.

Autre cause importante de cette distorsion emploi-travail agricole : la pénibilité du travail en agriculture se caractérise en premier lieu par le stress occasionné par l’endettement et les aléas climatiques de plus en plus fréquents et violents dus au dérèglement climatique (3). En deuxième lieu, les risques biologiques engendrés par l’utilisation des produits phytosanitaires et les risques physiques liés aux différents travaux manuels, dangers de mécanisation ou encore port de charges lourdes sont deux autres caractéristiques de la pénibilité du métier d’agriculteur (3). Enfin, il est bon de citer aussi l’isolement que peuvent subir de nombreux agriculteurs, un isolement physique mais aussi et surtout social, du fait d’une distorsion entre l’agriculture en place aujourd’hui et les attentes sociétales ainsi que d’un faible dynamisme économique des zones rurales(3).

2.    Reformer un dynamisme économique des campagnes

Les impératifs de meilleure répartition équitable de la valeur ajoutée dans les filières agroalimentaires et d’une diminution de la pénibilité du travail d’agriculteur semblent mener à l’impératif d’une reterritorialisation des systèmes alimentaires.

La maximisation de l’efficience des systèmes agricoles et de leurs synergies, principes de l’agroécologie, est à élargir aux systèmes alimentaires. Ils doivent alors être pensés comme un ensemble d’acteurs économiques privés, mixtes ou publics, permettant de proposer aux producteurs locaux des débouchés à la diversité augmentée de leurs productions, et aux populations une offre diversifiée et de qualité, leur permettant non seulement de se nourrir mais aussi de jouir des services écosystémiques issus de ces systèmes agroécologiques. La diversification des productions et des paysages ainsi que l’adaptation aux conditions locales, principes mêmes de l’agroécologie, nécessiteront une adaptation de toutes les filières à des productions très diverses et hétérogènes rendant la rationalisation et la standardisation des processus industriels et de la grande distribution obsolètes à grande échelle. La constitution d’un artisanat agro-alimentaire composé d’un tissu de PME résilient, complémentaire et territorialisé est le seul à même de s’adapter à une telle diversité et hétérogénéité de productions et ainsi de répondre aux besoins des populations localement de manière efficiente. Les populations seraient fortement impliquées dans le design de ces systèmes alimentaires du fait, dans un premier temps, de la nécessité pour ces derniers de répondre à la demande locale en priorité, et dans un deuxième temps, de la mobilisation de fonds publics pour engager cette transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires, puis combler les lacunes laissées par le marché dans la construction de ce tissu artisanal agro-alimentaire. Ce processus ramènerait ainsi la fixation des prix agricoles et agroalimentaires au niveau local avec un encadrement nécessaire des marges réalisées tout au long des chaînes de production. Cela permettrait de contrer la précarisation des travailleurs agricoles et de redynamiser l’économie rurale et territoriale par un retour de la valeur ajoutée des filières agroalimentaires auprès des populations et notamment des travailleurs agricoles.

A la base de ces systèmes alimentaires territorialisés, la transformation agroécologique des systèmes agricoles devrait permettre de s’attaquer durablement à la première des caractéristiques de la pénibilité du travail d’agriculteur : le stress. En effet, cette transformation entrainerait une diminution de la taille et donc du capital des exploitations dans leur globalité du fait de la ré-articulation des productions à l’échelle nationale mais aussi de la mutualisation du matériel ou encore des bâtiments (2) (3). De plus, l’augmentation importante de la main d’œuvre dans les fermes, couplée à la diminution globale du capital sur les exploitations, réduirait la part de capital par UTH, donc l’endettement relatif et diminuerait ainsi les frais financiers par UTH. Enfin, l’agroécologie, par la diversification des productions, permettrait une résilience plus importante face aux aléas climatiques et permettrait une stabilité et une visibilité économique favorable à la diminution du stress des agriculteurs. En outre, les risques biologiques seraient fortement réduits du fait de la baisse drastique, voire de l’élimination de l’utilisation de produits phytosanitaires et des engrais de synthèse. En revanche, l’augmentation du recours à des travaux manuels et donc physiques entraînerait une hausse des risques physiques à contrebalancer par une utilisation raisonnée de la mécanisation.

Conclusion

Pour conclure, principalement due à une faible rémunération du travail et à un fort stress lié au surendettement, la distorsion emploi-travail agricole devrait être combattue par une forte intervention des pouvoirs publics dans la construction de conditions favorables au développement de systèmes agricoles et alimentaires agroécologiques et territorialisés. La stimulation et l’accompagnement de la construction d’un tissu agroalimentaire artisanal et territorial, couplés à un soutien financier et technique au développement de systèmes agroécologiques composés de productions d’intérêts agronomique, économique et social sont absolument indispensables. Cela permettrait la création d’une cohérence territoriale à même de maximiser les synergies, combattre la distorsion actuelle emploi-travail et ainsi recouvrir notre souveraineté alimentaire. Ainsi, une activité économique et une population plus importante en zone rurale seraient alors le début d’un cercle vertueux d’un dynamisme économique retrouvé permettant l’installation de commerces, de loisirs ou encore de services publics et ainsi de nombreuses familles jeunes et dynamiques dont certaines comprenant des travailleurs agricoles, alors sujets de nouveaux emplois agricoles diminuant drastiquement l’isolement des agriculteurs.

Références

(1)France AgriMer, 2020, Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires – Rapport au Parlement 2020, 448p, https://www.franceagrimer.fr/content/download/64646/document/Rapport_2020_OfPM.pdf

(2) Association Solagro, Courturier C., Charru M., Doublet S. et Pointereau P., 2016, Afterres 2050, 96p, https://afterres2050.solagro.org/wp-content/uploads/2015/11/Solagro_afterres2050-v2-web.pdf

(3) Forget V., Depeyrot J.-N., Mahé M., Midler E., Hugonnet M., Beaujeu R., Grandjean A., Hérault B., 2019, Actif’Agri. Transformations des emplois et des activités en agriculture, Centre d’études et de prospective, Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, la Documentation française, Paris, https://agriculture.gouv.fr/actifagri-de-lemploi-lactivite-agricole-determinants-dynamiques-et-trajectoires  

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera
Atlantic Bar, Fanny Molins, 2022
Erdogan, le mirifique
« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »
entretien avec Louise EL-YAFI

Travail, emploi et transformation agroécologique : partie 1

République & Écosocialisme

Travail, emploi et transformation agroécologique : partie 1

Garantir le droit à l'alimentation et une juste rémunération des travailleurs agricoles
Les conditions socio-économiques et environnementales déplorables au sein desquelles évolue actuellement l’agriculture nous imposent une transformation radicale de nos systèmes agricoles et alimentaires. Ils devront revenir de leur course vers toujours plus de mondialisation, de libéralisation et de recherche de productivité maximale du travail qui ne se traduit que trop souvent par une détérioration des conditions des travailleurs agricoles.

Les logiques libérales de marché ont transformé, au fil des décennies, les systèmes alimentaires et agricoles. Elles ont créé un goulot d’étranglement par la constitution d’oligopoles au niveau des industries agro-alimentaires et des centrales d’achat des entreprises de la grande distribution. Alors livrées à une concurrence mondiale, seules les entreprises pouvant suivre la course folle à la compétitivité et aux économies d’échelle ont pu survivre. Cette concentration en aval de la production agricole et a précipité l’agriculture dans ce même engrenage, par la spécialisation et la standardisation des exploitations agricoles et des territoires, au gré des « avantages comparatifs ». Par nature, l’agriculture ne peut suivre le rythme de concentration des multinationales de l’agro-alimentaire et de la grande distribution. En effet, entre autres raisons, travailler avec le vivant limite la standardisation et la mécanisation possible des systèmes de production. Cette course à la compétitivité était perdue d’avance, et les rapports de force dans la répartition de la valeur ajoutée au sein des filières agro-alimentaires sont aujourd’hui fortement en défaveur des producteurs. De plus, cette course à la compétitivité, symbolisée par la naissance d’une agriculture industrielle, a permis la naissance de multinationales de l’agro-fourniture, elles aussi constituées en oligopoles pour les mêmes raisons que pour les multi-nationales de l’agro-alimentaire et de la distribution. Ainsi, en 2016, sur 100€ de consommation finale, seuls 6€ reviennent aux producteurs, selon les données France Agrimer(1). De plus, l’agriculture industrielle, née de cette dynamique suicidaire, est responsable de nombreux dommages sanitaires, environnementaux et sociaux.

Ainsi, une rupture avec les logiques libérales et mondialisées actuelles nous est imposée entres autres par les défis sanitaires, climatiques, de maintien de la biodiversité mais aussi de redynamisation des territoires pour recouvrir notre souveraineté alimentaire. Cependant, elle se révèle être aussi une solution. En effet, une transformation des systèmes agricoles par les principes de l’agroécologie, ainsi qu’une reterritorialisation des circuits de distribution alimentaires, alors composés d’un artisanat agro-alimentaire diversifié, complémentaire et dynamique, est la seule à même de répondre aux enjeux économiques, environnementaux et sociaux de notre époque.

Cet article (en 3 parties) se propose donc de donner à voir sur les implications de cette transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires sur le travail en agriculture. Basée sur le scénario Afterres 2050(2), il se veut prospectif et permettra de donner un ordre d’idée de l’effort économique à demander aux acteurs des filières ainsi qu’au consommateur pour une bonne rémunération des travailleurs agricoles, une redynamisation de nos campagnes et la garantie du droit à une alimentation saine pour tous dans des systèmes agricoles et alimentaires alors durables.

1.    Le besoin en travail dans les systèmes agroécologiques
Une modification du système agricole français

Afin de concrétiser et d’illustrer la transformation des systèmes agricoles et alimentaires appelée ces dernières années par une partie toujours croissante de la société, plusieurs scénarios prospectifs sur l’alimentation et l’agriculture de demain ont été proposés. Parmi eux, peuvent être cités, les scénarios Afterres 2050 ou encore TYFA. Le premier scenario prône, entre autres, une diminution drastique de la consommation de protéines animales ainsi qu’une compensation partielle de cette diminution par la consommation de protéines végétales(2). L’augmentation des protéagineux est indispensable à notre souveraineté protéique (soit l’atteinte d’une production de protéines végétales qui permettent de répondre à nos besoins pour l’alimentation animale et humaine aujourd’hui couverts par de massives importations en provenance d’Amérique du Sud) ainsi qu’à la modification de nos habitudes alimentaires en substitution de protéines animales. Ces dernières seraient alors produites par des systèmes en polyculture élevage afin d’en maximiser les synergies(3). De plus, au regard du besoin de recouvrer notre souveraineté alimentaire, dont les fragilités ont été mis à jour lors de la crise sanitaire de la Covid-19, l’augmentation de la production de fruits et de légumes est indispensable en France. En effet, 50% de notre consommation de fruits et légumes est aujourd’hui importée(4). Les conclusions de cette étude sont donc en phase avec les transformations nécessaires au recouvrement de notre souveraineté alimentaire ainsi qu’à une réinsertion des systèmes agricoles au sein des cycles naturels.

Ainsi, notre analyse prospective s’est basée sur le scénario Afterres 2050 (2) dans sa variante généralisation de l’agriculture biologique. En effet, au vu de la concentration des données disponibles relevant de l’agroécologie autour de l’agriculture biologique, il semblait pertinent de se focaliser sur cette variante afin de pouvoir réaliser notre prospective.  Le scénario Afterres 2050 met en avant quatre changements majeurs à l’échelle nationale dans les systèmes agricoles :

  • Une diminution de 300 000ha et de 15 900 milliers de tonnes de blé tendre ;
  • Une augmentation de 1 900 000ha et de 3 300 milliers de tonnes de protéagineux à destination aussi bien de l’alimentation animale comme humaine avec tout de même une large augmentation de la part dédiée à cette dernière ;
  • Une augmentation de 70 000ha et de 200 milliers de tonnes de fruits ainsi que de 270 000ha et 6 100 milliers de tonnes de légumes ;
  • Une diminution de 910 000 têtes de vaches laitières et de 7 180 milliers de tonnes de lait ainsi que de 2 610 000 têtes de vaches allaitantes et de 660 milliers de tonnes poids carcasse.

Au vu des données disponibles et des principaux axes de la transformation du système agricole français, cette prospective se centrera sur les ateliers céréales et oléo-protéagineux (COP), le  maraîchage et l’élevage laitier.

Une augmentation du besoin en travail

Le premier résultat de cette prospective que nous pouvons mettre en avant est l’augmentation du besoin en travail d’environ 380 000 emplois supplémentaires dans les trois filières ciblées par cet article. Cette augmentation du nombre de travailleurs agricoles, aussi bien permanents que temporaires, est nécessaire à la mise en place de systèmes agroécologiques. En effet, ces systèmes impliquent une augmentation des surfaces de productions intenses en main d’œuvre, telle que le maraîchage, ou encore une augmentation des tâches non mécanisables(5).

Donc, du fait de la combinaison de l’augmentation de la main d’œuvre par exploitation agricole pour les productions maraîchères, de grandes cultures et laitières, et de la diminution de la taille des exploitations, la main d’œuvre totale au niveau national devrait augmenter(5).

Ainsi, si l’on reprend les surfaces de production maraîchères et de grandes cultures ainsi que le nombre de têtes de vaches laitières que compterait la France en 2050 selon le scénario Afterres 2050 et qu’on les divise par la surface moyenne, ou nombre de têtes de chacune des productions en agriculture biologique, il est alors possible de dire qu’au niveau national, nous aurions une augmentation de 111%, 809% et de 55% du nombre d’UTH (Unité de Travail Humain) respectivement pour les productions de céréales et oléo-protéagineux, de légumes frais et de lait (graphique ci-dessus). De plus, il convient d’ajouter que le nombre relatif de salariés temporaires et donc précaires serait réduit par rapport à la situation actuelle (5), notamment grâce au lissage de la charge de travail sur l’année, du fait d’une diversification des productions sur les exploitations agricoles(6). Une transformation agroécologique des systèmes agricoles, selon le scénario Afterres 2050, entraînerait donc une forte augmentation de la main d’œuvre agricole ainsi que de la qualité des emplois.

Une productivité du travail fortement impactée

Une augmentation du besoin en main d’œuvre pour une SAU (Surface Agricole Utile) française stable se traduira obligatoirement par une diminution de la productivité du travail en termes d’homme à l’hectare, mais aussi en termes de quantité de travail humain nécessaire pour produire une unité de rendement. En effet, les rendements en agriculture biologique sont 20% plus faibles qu’en agriculture dite conventionnelle(7). Or, cette diminution de la productivité physique n’est en rien préoccupante, au regard du contexte français, caractérisé par un chômage important et une surproduction évidente par rapport aux besoins de sa population, notamment sur certaines productions telle que le blé tendre ou encore le lait.

Il faut néanmoins s’attarder sur le cas de la rentabilité de l’agriculture suite à la transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires. Ainsi, la production de valeur ajoutée au niveau de l’exploitation agricole dépend de plusieurs paramètres :

  • Le prix de vente final au consommateur, qui régit la création totale de valeur ajoutée à l’échelle des filières.
  • Le prix de vente au producteur, qui dépend du prix précédent ainsi que la répartition du montant total de valeur ajoutée au sein des filières, sa fixation étant dominée par des rapports de force défavorables aux producteurs du fait des oligopoles créées en amont et en aval(8).
  • Les charges opérationnelles des exploitations agricoles qui, soustraites au prix précédent, donne à voir sur leur marge brute.

Du fait de cette modification en profondeur de la composition du système agricole français à l’horizon 2050, selon le scénario Afterres 2050 et les hypothèses posées pour cette prospective (cf annexe), les résultats économiques sont fortement modifiés. Ainsi, du fait des données disponibles, nous centrons notre analyse à l’échelle des filières suivantes : le blé tendre panifiable, la lentille, le maraîchage ainsi que la production laitière sans transformation. Cela permet d’avoir une bonne représentativité des principaux changements du système agricole suivant le scénario Afterres 2050 et ainsi d’obtenir une prospective plausible.

Une rentabilité encore majoritairement insuffisante

En 2050, d’après notre prospective, la rentabilité hors subventions (calculée comme la marge brute/UTA) des productions céréales-protéagineux et maraîchères serait augmentée respectivement de 56% et de 99% tandis que celle de la production laitière diminuerait respectivement de 22%. On peut en conclure un trop faible prix du lait ainsi qu’une non viabilité des exploitations spécialisées en élevage. En effet, l’élevage ne pourra entrer dans une transformation agroécologique des systèmes agricoles qu’intégré aux productions végétales et avec une production animale mixte (lait et viande) (3). A noter qu’une forte hausse de la rémunération serait à attendre sur le maraîchage avec une rentabilité qui double en parallèle d’une multiplication par neuf des travailleurs agricoles dans cette filière.

2.    Pour l’engagement d’une transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires
Rémunérer correctement les travailleurs agricoles

Trois options pour combler les écarts de rentabilité observés se présentent alors :

D’après les données issues d’une étude de 2018 de l’Atelier des Etudes Economiques, la part des marges brutes utilisées pour la rémunération des actifs, en agriculture biologique, pour les grandes cultures est de 28% et pour le lait de 40% (10). Le reste est destiné à financer les charges de structure. Une des solutions serait donc d’augmenter la part de marge brute utilisée pour la rémunération des actifs. La transformation agroécologique des systèmes agricoles par une mutualisation du matériel ou encore des bâtiments ainsi que par une diminution du recours à la mécanisation du fait d’une maitrise plus importante encore des itinéraires techniques pourraient permettre une diminution des charges fixes ainsi que des amortissements. Enfin, cette transformation visant une diminution de l’endettement des exploitations par une augmentation de leur autonomie, permettrait une diminution des frais financiers.

Notre prospective nous permet d’avancer que, sans répercussion à la hausse sur le prix au consommateur additionnelle à la généralisation des prix du bio, pour les céréales-protéagineux, 5,1% de la marge de l’aval de la filière pain et/ou 4,3% de la marge de l’aval de la filière lentille redistribuée aux producteurs permettrait aux travailleurs agricoles de cette filière d’obtenir le salaire minimum défini dans cette note. Il en va de même avec une redistribution de 21,9% pour la filière laitière. A noter que la majorité de la marge de l’aval de la filière céréales-protéagineux est captée par les enseignes de la grande distribution alors que pour la filière lait l’industrie agro-alimentaire capte la majorité de la valeur ajoutée. 

Enfin, la dernière solution est bien évidemment d’augmenter la marge brute, non pas par une augmentation du prix au consommateur qui menacerait l’accessibilité alimentaire, mais par une diminution des charges opérationnelles (charges variables liées notamment aux intrants : engrais, semences, produits phytosanitaires, etc) qui pourrait être permise par une meilleure maitrise et un meilleur équilibre des écosystèmes en maximisant ainsi les synergies.

Mais une fois cela dit, il reste un point essentiel à traiter. L’augmentation importante des prix alimentaires au consommateur du fait de la généralisation des prix du bio pourrait détériorer l’accessibilité alimentaire déjà insuffisante actuellement. Comment faire en sorte de conjuguer rémunération correcte des travailleurs agricoles dans des systèmes agricoles agroécologiques et accessibilité alimentaire ?

Garantir le droit à l’alimentation

Afin de traiter cette question, mettons en perspective les données d’augmentation des prix alimentaires liée à la généralisation des prix du bio avec le besoin de redistribution de la marge captée par l’aval des filières pour une bonne rémunération des travailleurs agricoles (selon le revenu minimum défini dans cet article)

Répartition de la valeur ajoutée à l’aval des filières et augmentation de la rémunération nécessaire au producteur

 

 

Pain (€/kg)

Lentille (€/kg)

Légumes (€/kg)

Lait (€/l)

Prix de produits issus de l’agriculture conventionnelle au consommateur

3,471

2,552

2,363

0,764

Prix de produits issus de l’agriculture biologique au consommateur

3,721

52

4,223

0,875

Variation

+7 %

+96 %

+79 %

+15 %

Variation de la VA destinée à la rémunération des producteurs/unité de production pour rémunération minimum

+0,17€

+0,17€

-0,45€

+0,09€

Part de la VA de l’aval des filières à redistribuer au producteur

5,1 %

4,3 %

21,9 %

Augmentation du prix au consommateur des légumes si rémunération au min

59,7 %

 

 

(1) : Moyenne sur 5 ans de 2012 à 2016

: (11)

: (12) Moyenne 2018-2019

: (1) données 2019 lait UHT demi-écrémé

5 : Répercussion seule de la variation du prix au producteur (Hypothèse : marge constante pour le lait biologique et le lait conventionnel) – Données indisponibles  

Or, pour les filières blé tendre panifiable, lentilles, légumes et lait, la part de la valeur ajoutée captée par l’aval des filières est de respectivement 90%, 79%, 45% et 47% du prix final dont respectivement 88%, 99%, 100% et 34% de cette part de la valeur ajoutée finale récupérée par la grande distribution (pour le lait 78% de la valeur ajoutée est captée par l’industrie agro-alimentaire).

Il semble donc tout à fait plausible, au vu des chiffres, qu’un encadrement des marges couplé à une reterritorialisation et à une simplification des circuits de distribution permettent une bonne rémunération des actifs agricoles ainsi qu’un prix au consommateur probablement moins élevé que le prix actuel des produits issus de l’agriculture biologique. En effet, pour les filières blé tendre panifiable, lentilles et lait, une redistribution au producteur de 5,1%, 4,3% et 21,9% de la valeur ajoutée captée par l’aval des filières permettrait une rémunération des actifs agricoles au simple salaire minimum calculé dans cet article.  Pour ce qui est des légumes nous pouvons même affirmer que cette rémunération minimum serait permise même avec une diminution de 45% des prix au consommateur à partir des prix actuels du bio.

En outre, afin de garantir le droit à l’alimentation et ainsi l’accessibilité à une alimentation saine, diversifiée et de qualité à tous les individus, l’État devrait aussi adopter une fiscalité avantageuse pour certains produits, développer des systèmes de protection sociale tels que la Sécurité sociale de l’Alimentation ou encore agir sur la diminution des autres postes de dépenses contraints des ménages tels que l’énergie. En effet, d’après notre prospective, l’effort de redistribution de la valeur ajoutée demandé pour la production de lait serait assez important malgré l’augmentation déjà considérable du prix au consommateur du fait de la généralisation du prix bio. De plus, l’effort de redistribution de la valeur ajoutée pour les lentilles ne serait pas très important mais, du fait de la généralisation du bio, le prix au consommateur aurait déjà presque doublé. Les prix des légumes, par la généralisation des prix du bio, augmenteraient toujours de 59,7%, en comparaison à une augmentation initiale de 79%, si le surplus de rémunération au producteur par rapport.

Ainsi, afin de prendre en compte l’évolution des circuits de distribution vers les circuits courts de proximité, une fiscalité avantageuse devrait s’appliquer à l’échelle du producteur combinée à un encadrement des marges sur toute la filière. Ainsi, dans un objectif de recouvrement de notre souveraineté agricole et alimentaire et de modification de nos habitudes alimentaires, le soutien économique devrait se concentrer principalement sur les fruits et légumes ainsi que sur les protéagineux afin d’en augmenter significativement la production ainsi que l’accessibilité pour les consommateurs tout en permettant une bonne rémunération des travailleurs agricoles. Sur le blé tendre panifiable ainsi que sur le lait, un simple encadrement des marges devrait être effectué, permettant ainsi d’éviter une augmentation additionnelle du prix du pain et de limiter l’augmentation du prix du lait. Cette légère augmentation va dans le sens de la nécessité de réduire notre consommation de produits animaux.

Conclusion

La transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires est absolument nécessaire, au vu des défis climatiques et de santé publique auxquels nous faisons face. C’est aussi une solution pour notre souveraineté alimentaire, ainsi que pour la bonne rémunération des travailleurs de toutes les filières agro-alimentaires. Cet article prospectif a montré que la transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires allait nécessiter une forte augmentation du besoin en travail. Mais l’arrivée de ces nouveaux travailleurs dans le secteur agricole ne se fera pas sans une meilleure rémunération au niveau de la production.

Pour cela, l’augmentation du prix au consommateur serait indispensable, mais elle ne doit pas pour autant mettre en péril l’accessibilité à l’alimentation. Des mesures fiscales et facilitatrices devront donc être prises afin d’encadrer les marges des différents intermédiaires au sein des filières. En effet, cette prospective a montré que l’effort de redistribution de l’aval vers les producteurs n’était globalement pas très important et pourrait donc se faire sans mal. En plus de cela, des mécanismes de subvention au niveau des producteurs mais aussi des distributeurs devront être mis en place pour favoriser les productions et aliments bruts ou peu transformés, permettant à chaque consommateur de composer des repas sains et nutritifs. Il faut noter qu’à terme, une alimentation saine aussi bien du point de vue sanitaire qu’écosystémique permettra une diminution des coûts indirects de santé et de dépollution des eaux qui pourrait ne pas entraîner de perte de pouvoir d’achat des ménages.

Annexe : Les hypothèses de cette étude prospective
  • La comparaison entre les résultats économiques actuels et ceux probables en 2050 en suivant le scénario Afterres 2050 porte sur la comparaison des différents prix au producteur, au consommateur et des charges opérationnelles entre agriculture dite conventionnelle et agriculture biologique.
  • Les résultats économiques finaux sont basés sur la généralisation des prix actuels des produits issus de l’agriculture biologique du fait d’une impossibilité à prévoir avec précision l’évolution des prix de l’agriculture biologique dans le cas de sa généralisation à l’échelle nationale.
  • Le revenu minimum d’un travailleur agricole à temps plein a été calculé selon la charge hebdomadaire de travail d’en moyenne 54,4h [9] multipliée par le SMIC horaire brut qui est de 10,15 € au mois de janvier 2021.
  • L’analyse économique des céréales est centrée sur les résultats économiques du blé tendre qui représente majoritairement les céréales produites en France.
  • L’analyse économique des protéagineux s’est centrée sur les résultats économiques de la culture de lentille qui est un protéagineux aujourd’hui principalement utilisé dans l’alimentation humaine. Par cette hypothèse, nous tâchons de prendre en compte une probable augmentation du prix moyen des protéagineux du fait d’une part croissante dédiée à l’alimentation humaine.
  • Les résultats économiques pris en compte dans l’analyse pour les exploitations en COP en agriculture biologique sont ceux des associations céréales-protéagineux dont nous faisons l’hypothèse qu’elles seront majoritaires à l’issue d’une transformation agroécologique des systèmes agricoles.
  • L’analyse économique de la filière laitière est centrée sur une production laitière sans transformation dans son analyse des prix au consommateur (prix au litre de lait UHT demi-écrémé).

Références

(1)France AgriMer, 2020, Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires – Rapport au Parlement 2020, 448p, https://www.franceagrimer.fr/content/download/64646/document/Rapport_2020_OfPM.pdf

(2)Association Solagro, Courturier C., Charru M., Doublet S. et Pointereau P., 2016, Afterres 2050, 96p, https://afterres2050.solagro.org/wp-content/uploads/2015/11/Solagro_afterres2050-v2-web.pdf

(3) Collin P., Levard L., 2020, L’élevage au cœur des transformations agricoles et alimentaires, Laboratoire d’idées UTAA, 20p

(4) Duplomb L., 2019, La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps encore ?, Rapport d’information au Sénat n° 528, 31p, https://www.senat.fr/rap/r18-528/r18-5281.pdf

(5) Forget V., Depeyrot J.-N., Mahé M., Midler E., Hugonnet M., Beaujeu R., Grandjean A., Hérault B., 2019, Actif’Agri. Transformations des emplois et des activités en agriculture, Centre d’études et de prospective, Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, la Documentation française, Paris, https://agriculture.gouv.fr/actifagri-de-lemploi-lactivite-agricole-determinants-dynamiques-et-trajectoires

(6) Pimentel D., Hepperly P., Hanson J., Douds D. et Seidel R., 2005, Environmental, Energetic, and Economic Comparisons of Organic and Conventional Farming Systems, BioScience, 55, 7, 573-582, https://academic.oup.com/bioscience/article/55/7/573/306755

(7) de Ponti T., Rijk B. Van Ittersum MK., 2012, The crop yield gap between organic and conventional agriculture, Agricultural Systems, 108, 1-9, https://doi.org/10.1016/j.agsy.2011.12.004

(8) Ritzenthaler A., 2016, Les circuits de distribution des produits alimentaires, Avis du CESE, 186p, https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2016/2016_03_circuit_produits_alimentaires.pdf

(9) Chambre d’Agriculture, 2018, Repères socio-économiques sur l’agriculture française – Evolutions sur longue période, 19p, https://chambres-agriculture.fr/fileadmin/user_upload/National/FAL_commun/publications/National/memento-agriculture-VD-version-web.pdf

(10) L’atelier des Etudes Economiques, 2019, Références économiques en Agriculture Biologique – Normandie et Pays de la Loire, 52p, Étude_bio_2018_gl_20191118.pdf (agriculteurs-85.fr)

(11) Denhartigh C. et Metayer N., 2015, Diagnostic des filières légumineuses à destination de l’alimentation humaine en France – Intérêt environnemental et perspectives de développement, 53p, https://solagro.org/images/imagesCK/files/publications/f12_diagnosticlegumineusesalim.pdf

(12) Familles rurales, 2019, Observatoire des prix des fruits et légumes 2019 – Dossier de Presse, 12p, https://www.famillesrurales.org/sites/multisite.famillesrurales.org._www/files/ckeditor/actualites/fichiers/DP%20Observatoire%20des%20Prix%20FL%20%202019_0.pdf

Lire aussi...

L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera
Atlantic Bar, Fanny Molins, 2022
Erdogan, le mirifique
« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »
entretien avec Louise EL-YAFI

Que reste-t-il du lien social en France ?

République & Écosocialisme

Que reste-t-il du lien social en France ?

Lors des polémiques, survenues fin 2022, qui ont vu s’opposer deux conceptions différentes de la place du travail dans la société (le travail comme pur domaine d’aliénation ou le travail comme source d’épanouissement), Fabien Roussel a su mettre en avant un enjeu essentiel : le travail, loin de se limiter à la simple production économique, occupe une place essentielle dans l’intégration des individus au sein de la société. Si le secrétaire national du PCF a eu raison de souligner ce fait majeur, ces polémiques posent une question qui nous semble plus fondamentale encore : qu’est ce qui lie les individus entre eux dans la France du XXIe siècle ?
Le travail salarié au fondement du lien social en Occident

Dans un article paru en 2006, La face cachée de l’individu hypermoderne : l’individu par défaut, le sociologue Robert Castel émet l’idée que nous avancerions de plus en plus vers ce qui serait une « société des individus ». Son diagnostic, qui a désormais 17 ans, s’impose avec d’autant plus de force que de nombreuses dynamiques d’individualisation traversent aujourd’hui l’ensemble du corps social et affectent les différents domaines de l’expérience humaine : le travail, la famille, les institutions, rien n’y échappe. Dans une société où les individus refusent toute identité stable, le lien social, qui correspond à l’ensemble des liens culturels, sociaux, économiques et politiques qui relient les individus dans leur vie quotidienne, n’a plus rien d’une évidence.

Le même Robert Castel démontre comment, dès le XIVe siècle, la société salariale se substitue peu à peu aux rapports sociaux patrimoniaux, faisant du travail, et plus encore du salariat, le fondement de l’ordre social et l’activité à partir de laquelle les individus « existent » aux yeux de la société. Loin d’être une simple modalité de la production économique, le salariat se constitue à travers les siècles comme une condition matérielle étroitement associée à des droits et participent de la formation d’un État social devant assurer la protection des individus et leur intégration au sein de la société. Evidemment, la relation entre lien social d’un côté et travail et salariat de l’autre est plus complexe qu’il n’y paraît : le lien entre les travailleurs se crée à partir de mais aussi contre le travail. Cette ambiguïté traverse d’ailleurs l’histoire de la littérature. Simone Weil, dans son Journal d’usine, s’attache à saisir les rares moments où les ouvriers lui font entrevoir une autre forme de travail, faite d’entraide, de réalisation de gestes où se mélangent art et technicité, du sentiment d’avoir fait du « bon boulot », à côté d’une organisation du travail fordiste qu’elle juge aliénante.

Tout aussi évident, le travail et l’emploi salariés font actuellement l’objet de nombreux bouleversements qui amenuisent leur capacité à assurer la permanence du lien social (précarisation des emplois, chômage de masse, etc…). Autant de bouleversements qui montrent l’incapacité des sociétés contemporaines à assurer leur promesse d’intégration. Mais au-delà de la remise en cause du travail salarié, le lien social est bouleversé par quelque chose de plus profond : la permanence du mythe de l’individu autosuffisant.

Au-delà du travail, le mythe de l’individu autosuffisant : fossoyeur du lien social

Dès L’archipel français, Jérôme Fourquet présentait l’Hexagone comme un ensemble de petites îles sans rapports les unes avec les autres. La France ferait désormais selon lui l’expérience d’un individualisme forcené et de la remise en cause de ses deux principaux piliers culturels : la matrice catholique et « l’Eglise rouge » que constitue le PCF. L’une et l’autre ont en effet joué un rôle significatif durant des décennies, voire des siècles pour la première, dans la construction sociale des individus et le sentiment d’appartenance à la société française. Elles connaissent pourtant un déclin déjà largement amorcé sans qu’aucune nouvelle matrice idéologique et culturelle ne vienne réassurer le développement du lien social et une nouvelle conception de l’être humain.

Cette disparition des matrices culturelles liant l’individu à la société est entrevue dans le champ de l’imagination dès L’homme précaire et la littérature de Malraux. Le ministre de la Culture du Général de Gaulle met en lumière l’échec de l’imaginaire audio-visuel (le cinéma et après lui la télévision) à représenter une vision unifiée du monde et de l’être humain, comme avait pu le faire avant lui l’imaginaire de fiction (le roman), l’imaginaire de l’illusion (le théâtre) et l’imaginaire de vérité du christianisme. La mutation qu’il voit à l’œuvre, espère, selon lui, « aussi peu fonder le monde sur l’homme, que fonder l’homme sur le monde ». De sorte que face à cette désarticulation entre l’être humain et la société ne subsiste plus qu’un individu étriqué, précaire, aléatoire et qui, pourtant, a pour ambition d’être à lui-même son propre mythe.

Mais, loin d’être un processus nouveau, le mythe de l’individu autosuffisant est au fondement de la modernité occidentale et de la société de marché. Ce que souligne trop peu Jérôme Fourquet. L’être humain se déploie dans la pensée des philosophes du XVIIIe siècle, Hobbes notamment, à travers un processus de déterritorialisation, de non-appartenance radicale. Il n’appartient pas à un peuple, à une nation, ou à une culture, pas plus qu’à une famille ou à une relation affective quelconque. Il se perçoit comme sujet séparé radicalement de toutes appartenances possibles.

Néanmoins, à ce processus moderne de remise en cause des appartenances (religieuses, géographiques, etc) des individus, l’histoire républicaine fait succéder un processus « d’intégration sociale » qui place le citoyen au centre de la communauté politique. Processus qui s’incarne dans des manifestations concrètes (suffrage universel masculin en 1848, lois Ferry du 16 juin 1881 et du 28 mars 1882 rendant l’école gratuite, l’enseignement laïque et l’instruction primaire obligatoire, etc…) et des personnages emblématiques de notre histoire nationale (les Hussards noirs de la République, préfets, maires, etc…)

Reste que la destruction méthodique, depuis maintenant quarante ans, de tout ce qui se constituait auparavant comme un « patrimoine national » et commun à l’ensemble des Français (sacralité du vote, école républicaine, laïcité, sécurité sociale et services publics, etc…) nous laisse le dilemme d’un lien social désormais plus mythique que réel car n’ayant plus les fondements culturels et politiques nécessaires à son épanouissement.

La place de l’Etat dans l’intégration sociale des individus

Face à ces nouvelles fractures sociales, difficile pour l’État de ne pas essayer de redonner du sens à l’activité qui reste le facteur principal de lien social dans nos sociétés : le travail. Malgré ses transformations, le travail salarié continue d’occuper une place centrale dans la structure sociale française. Et bien que cela paraisse paradoxal : d’une part, les formes nouvelles d’emplois (travailleurs des plateformes, intérimaires) qui se développent demandent une mobilisation plus grande des travailleurs que le rapport salarial classique. D’autre part, la centralité du travail se trouve renforcée par le développement du chômage de masse. Les chômeurs, transformés en « demandeurs d’emploi », (ce basculement sémantique le démontre suffisamment) voient leurs vies tourner principalement autour de l’acte de recherche d’emploi. Ce qui légitime d’autant l’intervention de l’Etat sur le marché du travail.

Alain Supiot, professeur émérite au Collège de France et spécialiste du droit du travail, entrevoit par ailleurs dans Le travail n’est pas une marchandise une reconstruction du lien social à travers la transformation de notre rapport au travail. Loin de puiser dans ce qui serait un répertoire utopique, il montre que cette relation existe déjà en fait et en droit dans le statut juridique des professions libérales (la qualité de leurs services requiert le respect de règles de l’art propres à chacune d’elles et leurs honoraires reposent sur la nature du travail accompli) ; et dans celui de la fonction publique (son statut se fonde non pas sur les règles du marché mais sur l’accomplissement d’une mission d’intérêt général). Il s’agit selon lui de retrouver l’esprit des lois Auroux de 1982, qui instaurent de nouveaux droits pour les travailleurs en France, de prolonger ce qui a été fait (certes mal fait) à travers la reconnaissance de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) lors de la loi PACTE de 2019, et ainsi de faire de la conception et de l’organisation du travail un objet de négociation collective dans les entreprises.

Bien sûr, les politiques de cohésion sociale ne peuvent se limiter à la simple sphère productive. Chaque sujet humain, pour se construire en tant qu’individu, est fondamentalement dépendant de sa reconnaissance par ses pairs. Le problème étant justement que nos sociétés occidentales modernes subissent une crise des processus de reconnaissance dans l’ensemble des domaines : éclatement du modèle familial, ségrégation urbaine, inégalité des chances scolaires, prégnance des discriminations. Et cette disparition des relations de reconnaissance débouche sur des expériences de mépris et d’humiliation qui ne sont pas sans conséquences sur la capacité d’une société à assurer l’intégration sociale de ses membres. Voilà pourquoi, à la place du lien social tel qu’il pouvait se constituer auparavant, nous assistons désormais dans nos sociétés contemporaines à un « déchirement du social » qui appelle une intervention forte des pouvoirs publics.

Encore faut-il que cette intervention soit à la mesure de l’enjeu. Ce qui est loin d’être le cas, par exemple, en matière de politiques d’aménagement urbain, domaine pourtant essentiel dans l’intégration des individus. Développant, il y a déjà longtemps, à ce propos la comparaison entre l’architecture et les villes d’un côté et l’écriture et les livres de l’autre, Françoise Choay(1) montre que chaque ville ancienne, aidée en cela de sa physionomie et de ses formes propres, possédait son écriture singulière, son langage fermé, son style. Seulement l’ancien mode d’aménagement des villes est devenu une langue morte en raison d’une série d’événements sociaux importants (croissance démographique, transformation des techniques de production, développement des loisirs) sans pour autant qu’un nouveau langage apparaisse. Les nouvelles structures urbaines n’arrivent plus à s’inscrire dans un modèle d’urbanisme cohérent et tendent de ce fait à accentuer les dynamiques de ségrégation urbaine sans que les pouvoirs publics prennent toute la mesure d’une telle transformation.

Outre le débat sur le travail, les récentes polémiques posent en soubassement deux questions plus fondamentales encore (la première étant rappelée plus haut) : qu’est-ce qui lient actuellement les Français entre eux et quel est le rôle de l’Etat dans l’intégration sociale des individus.

L’idéal républicain, réponse toujours actuelle face au mythe de l’individu tout puissant

Retrouver « au royaume morcelé du moi-je, le sens et la force du nous(2)» nécessite au-delà enfin de s’appuyer sur un pilier idéologique qui contrebalance celui de l’individu autosuffisant. Parent pauvre de la devise de la République française, la fraternité n’en reste pas moins un idéal puissant et d’ores et déjà au cœur des matrices culturelles du XXe siècle : l’Église catholique et l’Église rouge. Si ce sont bien les Jacobins, qui demandent à associer la fraternité à la devise républicaine, l’idéal a le soutien complet de l’Église en raison même de ses racines chrétiennes. Sans l’Église, pas de retour en grâce de la fraternité en 1848 après un demi-siècle d’anéantissement par la contre-révolution nobiliaire. C’est effectivement la remontée d’un romantisme chrétien (avec les socialistes utopiques Cabet, Buchez, Leroux, Saint-Simon) qui permet à la fraternité de s’inscrire définitivement dans le répertoire républicain. Mais le mythe est au cœur également de la matrice culturelle communiste, comme le montre suffisamment le concept de Fraternité-Terreur, chez Jean-Paul Sartre (marxiste certes peu orthodoxe) selon lequel les individus se lient entre eux par l’action révolutionnaire puis nouent définitivement ces liens autour du serment proclamé dans la salle du Jeu de paume. De sorte que sous la disparition relative des deux Églises, nous retrouvons un mythe qui les contient toutes les deux : celui de la fraternité. Mais elle a désormais, ou de nouveau, la forme républicaine.

Tout l’intérêt, et le caractère prolifique, de cette résurgence tient au fait qu’elle ne se constitue pas comme une déconstruction du mythe de l’individu mais bien comme son approfondissement. Dans l’histoire politique et intellectuelle du XIXe siècle, le républicanisme a longtemps marché, sur le continent européen, aux côtés du libéralisme, et a participé à la consolidation des régimes constitutionnels. Mais, à l’inverse du libéralisme, le républicanisme conçoit l’individu comme un être fondamentalement enraciné, appartenant à une patrie, à une histoire commune, et trouvant dans la participation à la vie de la cité une source d’épanouissement. Loin de l’image d’un individu autosuffisant, l’idéal républicain est avant tout l’idéal de l’individu citoyen qui fait de la fraternité un labeur de chaque jour.

Références

(1)François Choay, Urbanisme, utopie et réalité, une anthologie, Essais, Points 2014

(2)Régis Debray, Le moment fraternité, Gallimard, 2009

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera
Atlantic Bar, Fanny Molins, 2022
Erdogan, le mirifique
« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »
entretien avec Louise EL-YAFI

L’école privée, berceau des inégalités

République & Écosocialisme

L’école privée, berceau des inégalités

École publique, écoles privées sous contrat subventionnées par l’État et écoles hors contrat, la situation de l’école en France, loin d’être idéale, présente de nombreux défauts. Système à deux vitesses, inégalités qui se creusent et s’auto-entretiennent, il est important de dresser un état des lieux de la situation actuelle, en gardant un œil sur les combats passés. Plus que jamais, il est indispensable de proposer un nouveau projet pour l’école de la République, afin qu’elle remplisse sa promesse d’émancipation et d’égalité.

L’alinéa 13 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 déclare que « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés est un devoir de l’État ».

Pourtant, aujourd’hui, l’école publique est en souffrance et notre système scolaire dualiste ne fait qu’encourager la reproduction des inégalités sociales. Les chiffres sont flagrants. Selon le sociologue spécialiste des politiques éducatives Pierre Merle(1), le recrutement social entre les écoles privées et publiques est fortement divergent. En prenant l’exemple des collèges nantais, il dresse un tableau édifiant, rappelant que les élèves d’origines défavorisées sont environ 15,1% dans le privé en 2010 contre 33,4% dans les collèges publics. À Paris, la même année, l’écart est encore plus grand : les collèges privés n’accueillent que 4,2% d’élèves d’origines défavorisées contre 23,8% dans les collèges publics.

Ce constat accablant n’est pas acceptable, car pour que la République sociale remplisse sa promesse d’émancipation, l’école doit pouvoir jouer son rôle. Alors que faire pour lutter contre ces inégalités scolaires ? Comment mettre fin au processus d’évitement des familles les plus favorisées afin de promouvoir la mixité sociale ? Comment réformer notre modèle éducatif afin de renforcer l’égalité, la laïcité et le respect de l’ensemble des valeurs républicaines ?

Un rappel historique :  la loi Savary et le « mouvement de l’École Libre »

Arrivé au pouvoir le 21 mai 1981, François Mitterrand a axé sa victoire sur un programme en 110 propositions clés pour la France. L’école est concernée, notamment par la promesse n°90 prévoyant la création d’un « grand service public unifié et laïc de l’Éducation nationale ».

L’objectif est de revenir sur la loi Debré de 1959 contractualisant les rapports entre l’État et les établissements privés, afin d’assurer une certaine liberté d’enseignement et mettre ainsi un terme à la guerre scolaire opposant public et privé. Celle-ci a secoué la France au début du XXe siècle et a pris la forme de débats politiques sur la place de la religion au sein de l’enseignement. Le projet initial de la loi est donc de rapprocher les écoles publiques et privées au sein d’un même service public.

La philosophie réformatrice du gouvernement socialiste est avant tout de convaincre et non de contraindre. Alain Savary, fin négociateur et Premier Secrétaire du Parti Socialiste avant le Congrès d’Épinay est chargé de la réalisation de cette promesse.

L’élaboration et les négociations, qui durent trois ans, s’articulent en trois phases. Selon Marie-Thérèse Frank et Pierre Mignaval(2), une première phase d’approche technique laisse place en 1983 à une phase politique qui se transforme petit à petit en une affaire d’État, faisant remonter des tensions idéologiques profondes.

En réalité, la période de concertation autour du projet ne débute qu’à partir de janvier 1982. Savary est conscient de la difficulté de la tâche, qui doit s’ancrer dans d’autres reformes socialistes telles que la décentralisation administrative. Ses propositions sont portées à partir de décembre 1982 et refusées par les représentants de l’école privée.

Depuis les années 1970 et l’émergence du CNEC (Comité national de l’enseignement catholique), les positions de l’école privée se sont renforcées en France. Ces derniers souhaitent conserver les acquis de la loi de 1959 mais finissent par accepter le dialogue avec le ministère socialiste. Leur souhait le plus profond est de conserver le financement public des écoles privées. En effet, la loi Debré de 1959 instaure un système de contrats entre l’État et les écoles privées volontaires. Cela se traduit par des aides publiques en échange d’une formation de programmes éducatifs communs entre les écoles publiques et les écoles privées sous contrat.

Les positions restent donc figées entre les représentants laïcs, le cabinet ministériel et les représentants du CNEC qui refusent les différentes propositions de Savary en janvier 1983.

Souhaitant faire un geste afin de détendre les positions des deux camps, le gouvernement autorise la création de 15 000 postes de maîtres titulaires dans les écoles privées en 1984. Cela renforce en réalité la défiance des laïcs envers le cabinet Savary. La confiance commence à se rompre entre les différentes parties et la crise politique s’amorce.

Néanmoins, les catholiques souhaitent reprendre le dialogue en 1983 et acceptent la soumission à la carte scolaire afin de garantir une certaine mixité sociale. En contrepartie, ces derniers exigent la liberté de nomination des chefs d’établissements, de la constitution de leurs équipes pédagogiques et des projets éducatifs.

Après ces nouvelles négociations, Alain Savary met sur la table de nouvelles propositions à la fin de l’année 1983, que les rédacteurs Jean Gasol et Bernard Toulemonde décrivent comme un « château de carte » dans lequel « tout est en nuance ».

Le projet se trouve finalement amendé, son paradigme est modifié. Il est finalement voté et adopté à l’Assemblée Nationale le 24 mai 1984. Pourtant, les associations de parents de « l’école libre » se mobilisent et manifestent à Paris le 24 juin 1984 en rassemblant presque 850 000 personnes. Face à la pression populaire, Mitterrand annonce le 12 juillet 1984 le retrait de la loi afin de sortir de la crise politique embryonnaire qui scinde la France en deux. Le gouvernement Mauroy est emporté par le retrait de la loi ainsi que la confiance d’une partie des enseignants envers le Parti Socialiste.

Alain Savary démissionne, déçu, après avoir été broyé par les rapports de forces puissants entre les différentes positions antagonistes.

Cet évènement historique illustre bien les tensions idéologiques et conservatrices qui continuent de traverser la France. Pour autant, les temps changent, le contexte évolue et la rivalité entre école publique et privée a toujours son actualité.

L’école privée, berceau des inégalités

La dualité du système scolaire participe activement à la ségrégation de la société française et au processus d’homogamie. Ce concept sociologique met en avant le cloisonnement de classes entre elles et va ainsi à l’opposé de la mixité sociale. De ce fait, notre système éducatif permet une aggravation des inégalités. Plusieurs études empiriques, à l’instar de celle de Pierre Merle, illustrent cette situation.

Il est important de rappeler que notre société possède un des plus forts taux de scolarisation dans le privé en Europe, avec près de 20% des élèves scolarisés en 2004(3). Il est indéniable que les frais des écoles privées ont un effet dissuasif sur les couches plus populaires, allant ainsi à l’encontre de la mixité sociale et du concept d’égalité des chances, encourageant une forme d’homogamie.

D’autre part, chaque année paraissent les classements des meilleurs collèges ou lycées. Bien souvent, les établissements privés se retrouvent en tête. Il faut néanmoins nuancer le propos. En réalité, cela ne signifie pas une plus grande efficacité de ces établissements. Tout dépend de l’outil statistique utilisé. En effet, pour réaliser ces classements, les statisticiens utilisent généralement l’efficacité brute, à savoir les résultats des établissements aux examens nationaux. C’est un outil biaisé car il ne prend pas en compte le fait que les meilleurs élèves se trouvent généralement dans les couches les plus élevées de la société, qui ont plus souvent recours à l’enseignement privé.

Il est aisé de remarquer que lorsque l’on utilise l’efficacité nette, qui résulte d’une révision de l’efficacité brute en fonction des parcours sociaux des élèves et des politiques de recrutement des établissements, cela tend à montrer une efficacité semblable. En effet, toutes choses égales par ailleurs, les établissements privés ne font pas progresser plus efficacement leurs élèves que les établissements publics.

Ce premier argument met ainsi en garde envers les outils statistiques utilisés dans les différents classements nationaux.

Afin de comprendre en quoi les établissements privés recrutent davantage d’étudiants venant des classes les plus favorisées, il est important de considérer la répartition territoriale. En effet, les établissements recrutent conformément à la carte scolaire française. Il est intéressant de noter que la plupart des établissements privés se trouvent dans les quartiers les plus aisés ou les régions les plus religieuses, c’est-à-dire les endroits dans lesquelles la demande est forte (Grand Ouest par exemple). C’est aussi ce qu’on appelle un « effet de richesse ». En effet, les frais de scolarité des établissements privés sont davantage susceptibles d’être payés par les familles les plus aisées que par les familles issues de milieux plus populaires. Les coûts des établissements privés sont très variables et comportent souvent plusieurs options telle que la section internationale, qui coûte plus cher. Si l’on suit l’exemple de Pierre Merle, le lycée Stanislas à Paris en 2011 demandait une inscription annuelle à hauteur de 1 826€, s’y ajoutant des « études dirigées » à 1 350€.

Ce phénomène de filtrage par les capacités financières est notamment un des facteurs explicatifs de la ségrégation sociale et de la participation de l’école privée à la reproduction des inégalités sociales.

La politique de recrutement, facteur de ségrégation

La différence de recrutement entre les établissements publics dans les différentes régions de France est frappante. À Marseille, les établissements publics accueillaient près de 48,7% de collégiens d’origines défavorisées contre seulement 18,7% dans les établissements privés en 2010. La même année, à Nice, les collèges publics en accueillaient 35% contre 9,9% dans les établissements privés.

Ces chiffres sont édifiants concernant le manque de diversité et de mixité sociale dans les établissements privés. D’ailleurs, selon Pierre Merle, ce phénomène tend à s’aggraver. Il conceptualise ainsi la « ghettoïsation par le haut » des collèges privés : cette tendance se renforce, aussi bien dans les établissements ayant un recrutement au sein des classes favorisées que dans les établissements accueillant des classes défavorisées. Ainsi, on assiste à un écartement continu des établissements privés et publics, les uns s’embourgeoisent et les autres accueillent dans une proportion toujours plus grande des classes populaires.

Ce constat montre bien que la mixité sociale ne semble plus être au cœur des priorités de notre système scolaire. Alors, que faire pour lutter contre cette dualité nocive pour notre société de plus en plus ségréguée ?

Pour un grand service public unifié

Plusieurs options sont défendues et s’offrent à nous. Il est tout d’abord important de revenir sur un point étonnant concernant le financement de bourses publiques, qui permettent d’accéder à certains établissements privés. Une grande majorité de personnalités politiques libérales accusent souvent la gauche de « jeter l’argent par les fenêtres » en n’oubliant pas de rappeler « qu’il n’y a pas d’argent magique ». Alors comment expliquer le gaspillage financier que constituent les bourses scolaires permettant d’accéder à l’enseignement privé, alors même qu’un service public gratuit et laïc est à la disposition de tous les élèves en France ?

Sur le point purement financier, il faut également rappeler que le financement public global des établissements privés s’élève en moyenne à 12 milliards d’euros par an, un argent au service d’un creusement des inégalités sociales.

La réouverture de la guerre scolaire peut être une solution pour sortir de cette situation délétère. Il est essentiel de rappeler le fondement de nos valeurs républicaines et l’importance qu’a l’éducation publique dans la transmission de celles-ci. Paul Vannier propose ainsi de stopper le financement public des établissements privés afin de conserver le libre choix d’enseignement. L’objectif serait ainsi de former un grand service public unifié dans lequel les établissements privés rejoindraient les établissements publics.

Une autre proposition pour la mixité sociale et la réduction des inégalités est une révision de la carte scolaire. Il faut que celle-ci s’applique de manière égale aux établissements publics et privés. De ce fait, les établissements privés ne pourraient plus choisir leurs élèves à l’entrée, mettant ainsi fin au filtrage économique. Repenser l’éducation prioritaire et la philosophie de sectorisation des étudiants doit être une priorité afin de lutter contre la ségrégation sociale. C’est notamment ce que propose un éventuel grand plan d’éducation, prévoyant une revalorisation des salaires des professeurs afin de renforcer l’attractivité du secteur, un meilleur accompagnement des élèves ou encore une garantie des financements à hauteur des besoins, humains, notamment dans les quartiers populaires.

Il est également important de modifier les pratiques en place dans certains établissements privés élitistes. La mixité doit être au cœur de la réforme du système scolaire. Ainsi, il est inacceptable de procéder à des classes de niveau ayant pour effet de tirer les meilleurs vers le haut et les plus défavorisés en termes de capital économique et culturel vers le bas. Ces procédés sont extrêmement nocifs en matière de reproduction des inégalités et de déterminisme social.

La comparaison incessante entre les écoles privées et publiques, biaisée par les outils statistiques utilisés, et la grande participation de cette dualité à l’accroissement des inégalités, doivent nous faire prendre conscience de l’urgence de faire évoluer notre modèle scolaire. Le respect des valeurs républicaines, de la laïcité, de l’égalité et un ancrage profond dans la mixité doivent être une priorité afin d’éviter un système scolaire à deux vitesses. Il est peut-être encore temps de s’inspirer du Plan Langevin-Wallon de 1946 défendant l’éducation comme un vecteur de justice et d’émancipation.

Ainsi, n’oublions pas qu’il n’y a pas de grandes réalisations qui n’aient d’abord été utopie.

Références

(1)Pierre Merle, La ségrégation scolaire, Chapitre 5, « L’école privée, une source de ségrégation scolaire », 2012

(2) Marie-Thérèse Frank, Pierre Mignaval, Alain Savary : Politique et Honneur, Chapitre 11, « La loi Savary le regard des acteurs », 2002.

(3)Isabelle Maetz, Public et privé : flux, parcours scolaires et caractéristiques des élèves, 2004

Lire aussi...

L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera
Atlantic Bar, Fanny Molins, 2022
Erdogan, le mirifique
« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »
entretien avec Louise EL-YAFI

Splendeurs et misères de l’antiracisme, entretien avec Florian Gulli

République & Écosocialisme

Splendeurs et misères de l’antiracisme, entretien avec Florian Gulli

Florian Gulli est agrégé de philosophie et enseigne à Besançon. Il évoque ici son dernier livre, « l’Antiracisme trahi » (2022) publié aux PUF : il revient sur les 3 antiracismes (libéral / politique / socialiste), la notion de privilège blanc et sur le discours que la gauche doit porter à ce sujet.
Le Temps des Ruptures : Si le titre de votre livre parle d’antiracisme au singulier, vous prenez le temps de théoriquement et politiquement définir trois antiracismes distincts : l’antiracisme libéral, l’antiracisme politique et l’antiracisme socialiste. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette classification, et comment elle se transpose dans le champ politique, social et médiatique de nos jours ?
Florian GULLI :

Avant tout, je veux rappeler le contexte de ce livre. La montée de l’extrême-droite en France et ailleurs ; mais aussi le sentiment que les discours antiracistes institutionnels et une partie des discours antiracistes militants (pas tous) peuvent jouer un rôle contre-productif pour enrayer cette montée.

Mon point de départ est un discours aujourd’hui très présent, notamment chez les jeunes militants, affirmant qu’il y aurait deux antiracismes. Un antiracisme qui aurait failli, celui de SOS Racisme, et un nouvel antiracisme qui aurait pris la relève, antiracisme porteur de la radicalité nécessaire pour faire reculer le racisme (il se désigne parfois en France au moyen de l’étiquette « antiracisme politique »). Ce nouvel antiracisme (issu des années 1960 états-uniennes) fait table rase du passé. L’antiracisme qui le précède est abusivement réduit aux années 1980 et à SOS Racisme ; les organisations historiques comme le MRAP, la LICRA et la LDH par exemple semblent n’avoir jamais existé. Cet antiracisme aurait repris l’idée de « race » à l’adversaire raciste pour la transformer en concept émancipateur. Il faudrait appréhender nos sociétés comme des hiérarchies raciales, avec des oppresseurs et des privilégiés (les « Blancs ») et des opprimés (les « Non-Blancs »). L’émancipation passerait par l’organisation autonome des « racisés » et la critique radicale de la « modernité blanche ».

La critique de l’instrumentalisation du combat antiraciste par la gauche socialiste est bien sûr légitime. Mais elle s’est transformée en critique monolithique de toute la gauche politique et syndicale considérée comme « blanche » alors même que milite en son sein quantité de personnes visées par la rhétorique raciste. La volonté de rompre avec le paternalisme et la condescendance, dont le slogan « touche pas à mon pote » a pu être le symbole, était là encore parfaitement nécessaire. Mais cette volonté de voir les victimes du racisme prendre une place plus grande dans le combat et dans les directions des organisations menant ce combat s’est transformée en autre chose : le projet de construire des organisations autonomes, c’est-à-dire non-mixte d’un point de vue « racial ». Il était nécessaire enfin d’en finir avec le discours consensuel, les appels à la fraternité des hommes en général. Il était nécessaire de retrouver un discours offensif, en phase avec la conflictualité et la violence du monde social. Mais la radicalité des discours s’est structurée autour de la division « blanc / non-blanc », obscurcissant des dynamiques politiques nationales et internationales autrement plus complexes et n’aidant jamais à faire descendre les tensions entre fractions des classes populaires.

Enfin, cette cartographie des antiracismes a le désavantage d’occulter complètement une tradition, celle du mouvement ouvrier, à laquelle on peut adresser des reproches mais qui ne mérite en aucun cas le refoulement dont elle est l’objet depuis des décennies. C’est cette tradition que la dernière partie de l’ouvrage essaie de réactiver. Non pas parce qu’elle aurait tout dit, mais parce qu’elle manque cruellement au débat.

LTR : Vous émettez une critique vive des deux premiers (libéral et politique), dont vous pointez d’ailleurs de très intéressantes convergences, bien qu’ils se renvoient dos à dos.
F.G : 

L’antiracisme libéral et l’antiracisme dit « politique », malgré leur opposition tonitruante, se rejoignent en effet bien souvent.

Les questions de classes sont minorées quand elles ne sont pas purement et simplement absentes des discours et des argumentaires, alors que les populations visées par le racisme sont pourtant surreprésentées dans les classes populaires : on parle de « diversité », d’ « identité », de « race », de « racisés », mais les considérations relatives aux rapports de classes peinent à surgir. Ce travers n’est pas nouveau ; il accompagne comme son ombre l’histoire des luttes pour l’émancipation. Aux États-Unis, cette tendance à ce qu’Adolph Reed Jr nomme « réductionnisme racial » a toujours été accompagnée de vives critiques. Martin Luther King considérait que l’une des « faiblesses du Black Power » avait été de « donner une priorité au problème racial au moment précis où l’avènement de l’automation et d’autres progrès techniques mettent au premier plan les problèmes économiques ». L’auteur de Racism and the Class Struggle (1970), James Boggs, afro-américain, ouvrier automobile et dirigeant syndical, regrettait lui aussi cette focalisation sur la question de la « race » (Boggs, 2010, p. 367). Ce reproche ne visait en aucun cas à négliger la question du racisme, seulement à empêcher de dissoudre intégralement la vie des Afro-américains dans cette question.

Autre point réunissant les deux antiracismes : leur allergie à la majorité. Côté libéralisme, c’est le vieux thème de la tyrannie de la majorité, mais adapté pour le XXIème siècle. Les masses ne sont plus à craindre parce qu’elles se voudraient piller la richesse de l’élite. Elles seraient à craindre, désormais, parce qu’elles menaceraient la démocratie et la civilisation, leurs instincts racistes, misogynes et homophobes, les rendant aisément manipulables par les démagogues d’extrême-droite. Dans le second antiracisme, la majorité (blanche) ne s’en sort guère mieux ; elle est raciste par définition. Produit par un « système raciste », dit-on, l’individu ne saurait être que raciste. Son inconscient (colonial) organiserait et animerait toute sa vie psychique. Ses pratiques les plus ordinaires, le repas a-t-on soutenu récemment, seraient des expressions de sa « blanchité ».

Il serait utile que les intellectuels soutenant ce genre de propos interrogent leur propre relation à la majorité et au populaire. En effet, il ne faut pas perdre de vue que cette majorité « blanche », dont ils parlent, est majoritairement populaire et que par voie de conséquence le jugement qu’ils portent sur elle est biaisé par des considérations de classe inavouée. Il faut relire sur ce point l’article lumineux de Pierre Bourdieu écrit en 1978 : « Le racisme de l’intelligence ». Les intellectuels antiracistes ne sont pas toujours les plus prompts à traquer en eux le racisme de l’intelligence, ce « racisme propre à des « élites » qui ont partie liée avec l’élection scolaire », qui les conduit à tenir des propos méprisants et caricaturaux sur les classes populaires. Comme tout racisme, ce racisme-là infériorise un groupe stigmatisé, ici la majorité, et légitime le groupe du « stigmatiseur », c’est-à-dire celui des purs produits de l’élection scolaire.

Il ne s’agit pas d’opposer à cette représentation négative de la majorité une vision naïvement optimiste. Il s’agit de rompre avec les représentations unilatérales et de se donner pour horizon stratégique la conquête de cette majorité. Ce qui suppose de ne pas la considérer a priori comme fautive et d’écouter ce qu’elle a à dire.

LTR : Dans votre ouvrage, vous consacrez un passage à la notion de privilège blanc, et au danger de son usage, par une double erreur conceptuelle et politique. Pouvez-vous nous en dire plus ?         
F.G :

Le concept de « privilège blanc » confond « privilège » et « droit ». Le fait qu’il y ait des discriminations n’implique absolument pas qu’il y ait des privilèges. Le fait de n’être pas contrôlé par la police en raison de son faciès n’est pas un privilège mais un droit. La lutte contre les discriminations est une lutte pour l’application du droit et en aucun cas une lutte pour abolir un privilège. Ce qui reviendrait dans le cas évoqué précédemment à accroître l’arbitraire policier. Ce que personne ne désire, je présume. Même Peggy McIntosh, qui popularise le concept en 1988 dans un texte intitulé White Privilege and Male Privilege (on remarquera l’absence significative de toute référence à la  classe sociale), reconnaît que le mot « privilège » est inapproprié, même si elle le conserve.

Par ailleurs, l’expression pourrait conduire à se donner une représentation complètement  fantaisiste de la hiérarchie sociale. Le cariste « blanc » de Lens ou l’ASH « blanche » de Sochaux sont-ils privilégiés par comparaison avec l’universitaire ou le journaliste « racisé » (sic) parisien ? De quel côté se situent le capital économique, le capital culturel et le capital social ? Les avantages ou désavantages doivent être pensés « toutes choses égales par ailleurs ». Et il faut bien avouer qu’il est rare de lire cette précision.

Mais il faut aller au-delà des confusions théoriques et penser ce concept en tant qu’outil politique. Quels effets attendre de l’usage d’une telle expression ? Sans doute, pourra-t-elle susciter la culpabilité de quelques uns. Le concept trouvera peut être un écho auprès de ceux qui vivent très confortablement (c’est le cas de Peggy McIntosh). Ils préféreront sans doute que leur privilège social soit décrit en terme de « race », plutôt qu’en terme de classe. Mais surtout, cette invitation à reconnaître publiquement son privilège sera une manière pour eux de se donner bonne conscience à peu de frais. En dénonçant leur privilège, ils percevront un « salaire psychologique », ils feront la démonstration de leur appartenance à une élite blanche très distinguée, consciente et toute dévouée à la justice.

En revanche, il y a fort à parier que dans les classes populaires, où l’on ne part pas en vacances, où l’on a du mal à se chauffer, la rhétorique du « privilège blanc » risque de n’avoir aucun effet positif. Elle va au contraire attiser la haine et le ressentiment, accroître les tensions entre fractions des classes populaires. L’incapacité à entrevoir ces conséquences tout à fait prévisibles en dit long sur la distance que les partisans du concept de « privilège blanc » entretiennent avec le populaire et sur leur irresponsabilité sociale.

LTR : Il y a quelques années en arrière, la notion de race était fortement prohibé, car son usage validait en creux l’idée d’une division de l’humanité en groupes hermétiques. Or, comme vous le montrez, son utilisation dans le champ politique est revenue en force, et avec une légitimité nouvelle. Quel regard portez-vous sur ce nouveau racialisme ?
F.G :

Bien sûr, il ne faut pas s’imaginer naïvement que le refus d’employer la catégorie de « race » mettra fin au racisme. Mais n’ayons pas la naïveté symétrique consistant à croire que son emploi permettra de faire reculer le racisme. Si l’utilisation de la catégorie de « race » avait une quelconque vertu antiraciste, alors le racisme aurait dû disparaître depuis longtemps aux États-Unis, tant le discours public y est saturé de référence à la « race » (on y vend même des médicaments « Black only ») .

La catégorie de « race » ne semble en réalité guère utile. Nous disposons d’autres mots pour penser le réel : « racisme » et « racialisation » en particulier. Qu’apporte la catégorie de « race » ? Rien. Ou alors de la confusion. « On lui a refusé un emploi par racisme » est une formule absolument claire, la formule « On lui a refusé un emploi en raison de sa race » ne l’est pas. On reprendra ici l’analyse de Barbara J. Fields et Karen E. Fields dans Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis. Le passage de la première formule à la seconde correspond à ce qu’elles qualifient de « manœuvre race-racisme » : « déguisé en race, le racisme devient quelque chose que les Afro-américains sont, plutôt que quelque chose que les racistes font. Cette imposture, cela fait longtemps que les racistes et les apologistes du racisme ont su en tirer parti » (2021, p. 141). Par ailleurs, aucune précaution savante, ni les guillemets autour du mot « race », ni l’ajout de la formule « construction sociale », n’empêchera que ce terme soit entendu en un sens biologisant ou lourdement déterministe, hors des cercles académiques.

Mais le problème essentiel est politique : la promotion de la catégorie de « race » va souvent avec la promotion de la division « blancs / non-blancs » comme principe de division du monde social que devrait adopter la lutte contre le racisme. Envisager le racisme de la sorte, c’est se mettre en bien mauvaise posture. En effet, cette ligne de division du social est déjà mobilisée par d’autres forces politiques.

C’est d’abord évidemment la division mise en avant par le RN et avant lui le FN. L’extrême-droite nationaliste pose que le monde social est divisé en « français et arabes », voire en « français et musulmans ». Sur cette division, le RN a un double avantage : il en parle depuis 50 ans et il peut se prévaloir de la majorité. Un antiracisme dénonçant la majorité blanche a perdu d’avance. Adopter cette division, c’est donc incontestablement se situer sur le terrain le plus favorable à l’adversaire.

Ce principe de division est aussi celui de l’extrême-droite musulmane, qui oppose l’Occident matérialiste à la spiritualité de la communauté religieuse. Le discours antiraciste peut alors aisément servir de paravent à des menées théologico-politiques. En témoigne le média qatari en ligne AJ+ (Al Jazeera) qui fait le procès permanent des pays occidentaux en adoptant le discours des militants antiracistes, intersectionnels et féministes (alors même qu’au Qatar, l’homosexualité est illégale et punie de mort, que les travailleurs migrants sont traités comme des esclaves et que les femmes demeurent sous l’autorité d’un tuteur masculin pour les décisions essentielles de leur vie). Mais surtout, un tel discours antiraciste se condamne à une position acritique à l’égard de cette extrême-droite musulmane puisque critiquer ces Non-blancs serait tirer contre son camp. L’antiracisme prête alors le flan à une accusation facile : il pratiquerait un « deux poids, deux mesures », critiquant l’extrême-droite seulement lorsqu’elle est nationaliste et s’abstenant de toute critique dès lors qu’elle est musulmane.

LTR : Le marxiste que vous êtes revient souvent à la mise en concurrence conceptuelle de la « classe » vis-à-vis de la « race ». Pourquoi cette lecture est-elle importante ?
F. G :

C’est une question difficile et pleine de malentendus. La tradition marxiste a beaucoup été critiquée pour avoir avancé « la primauté de la question des classes ».

Il y a une manière irrecevable d’interpréter cette affirmation (et il est certain que des organisations se réclamant du marxisme et du socialisme ont pu avoir une telle lecture). Celle consistant à faire des mots « race » et « classe » le nom de groupes sociaux distincts, le mot « race » désignerait un groupe social (les Noirs, les Non-Blancs, etc.), tandis que le mot « classe » en désignerait un autre (les travailleurs blancs). S’il fallait entendre les mots en ce sens-là, la thèse de la primauté de la classe ne serait rien d’autre qu’un racisme déguisée.

L’idée de primauté a plusieurs sens. Elle peut vouloir dire que l’idéologie raciale, aux États-Unis par exemple, est née dans le contexte d’un rapport de classe. C’est ce que rappelle Barbara et Karen Fields, et avant elles, Theodore W. Allen ou Eric Williams. L’idéologie raciste n’apparaît que bien après les débuts de l’esclavage. Il faut des décennies pour que l’idéologie raciste se constitue. Pour Théodore W. Allen, l’invention de la « race » eut des motivations politiques : prévenir l’alliance des travailleurs  blancs et noirs qui avaient menacé le pouvoir des planteurs lors de la révolte de Bacon en 1676 en Virginie. Il faut donc bien partir du contexte de classe pour comprendre l’idéologie raciste, en ajoutant bien sûr que l’idéologie peut ensuite rétroagir sur le contexte.

C.L.R. James, dans les Jacobins noirs, avance lui aussi l’idée de la primauté de classe pour expliquer que les solidarités entre groupes sociaux lors de la révolution de Saint-Domingue ont, d’abord et avant tout, été des solidarités de classe, et marginalement des solidarités raciales. Pour James, « race » et classe ne renvoient donc pas à des groupes sociaux, mais aux motivations qui poussent des groupes à agir. Ainsi, les hommes de couleur propriétaires d’esclaves, en s’opposant à l’abolition de l’esclavage, ont agi en tant que propriétaires, donc en suivant leur intérêt de classe, et non en tant qu’hommes de couleur, suivant leur « affinité raciale » avec les esclaves.

Si l’on se fixe pour horizon le socialisme, ce que fait James, alors il faut agir en tant que classe. Et de cette primauté de la classe bien comprise découle une conséquence nécessaire : la lutte contre le racisme est centrale puisque le racisme divise la classe et empêche une fraction des travailleurs d’agir en tant que travailleur.

LTR : Que peut proposer de nos jours l’antiracisme socialiste que vous appelez de vos vœux, et qui dispose déjà d’une forte tradition historique ?
F.G :

La tradition du mouvement ouvrier semble offrir des perspectives intéressantes. A condition, bien sûr, qu’elle fasse l’objet d’une réflexion autocritique pour se débarrasser de certaines tendances. Par exemple, la tendance à surestimer l’homogénéité de la classe des travailleurs, à sous-estimer ses luttes internes. La tendance parfois, aussi, à se donner une image idéalisée des travailleurs qui seraient imperméable au racisme.

Ce que cette tradition propose d’abord, c’est un cadre d’analyse matérialiste du racisme. Le racisme est pensé à partir des inégalités mondiales et des rapports centre / périphérie à l’échelle mondiale ou régionale. On peut dégager deux contextes du racisme. Contexte 1 : lorsque le centre investit les périphéries (colonialisme, dépendance, néocolonialisme, etc.). Contexte 2 : lorsque les périphéries migrent vers le centre (migrations postcoloniales, mais pas seulement). Dans ce deuxième cas, les populations concernées par la migration s’intègrent souvent d’abord aux échelons les plus bas de la structure de classe nationale si bien que leur destin devient indissociablement, dans des proportions variables, une affaire de classe et une affaire de racisme.

Point important : la relation entre le contexte 1 et le contexte 2 n’est pas mécanique, le racisme 2, s’il peut entretenir un certain rapport avec le racisme 1, ne s’en déduit pas. Il se nourrit d’autres causes. Celles qui conduisent au racisme dans le contexte 1 ne sont pas les mêmes que celles qui agissent dans le contexte 2.

L’intellectuel marxiste Alex Callinicos le disait en ces termes : « Le racisme est […] la créature de l’esclavage et du colonialisme. […] Mais le racisme d’aujourd’hui ? Arrêter l’analyse à ce stade signifierait considérer le racisme contemporain comme une sorte de vestige du passé, qui aurait réussi à survivre à l’abolition de l’esclavage et à l’effondrement des empires coloniaux » (« Racisme et lutte de classes »). Le racisme présent se nourrit des divisions liées aux migrations de forces de travail et aux ségrégations urbaines imposées à cette fraction de la classe des travailleurs.

Bref, cette analyse est matérialiste jusqu’au bout. Quand d’autres le sont seulement pour expliquer l’avènement du racisme, avant de postuler de façon idéaliste sa reproduction automatique tout au long de l’histoire, sans qu’aucune cause nouvelle ne vienne nourrir l’idéologie.

LTR : Dans une époque morcelée entre un fascisme de moins en moins discret, et un racialisme fragmentaire, que doit faire la gauche pour recréer un bloc populaire unifié, et porter à la fois un discours antiraciste crédible, et des promesses sociales universelles ?
F.G :

La tâche est difficile. Il faut proposer un discours antiraciste qui prenne ses distances résolument avec la division « blancs / non-blancs ». Il faut faire en sorte que les mots et les concepts de l’antiracisme n’avivent pas les tensions entre fraction des classes populaires. Sans cependant mettre sous le tapis ces mêmes tensions. C’est là où les concepts de classe et de fractions de classe peuvent être utiles. Ils permettent de dire ce qui est commun sans nier les différences.

Il faut aussi tenter de retirer à l’extrême droite son pouvoir d’attraction dans les classes populaires. Non pas en diabolisant, en criant au fascisme, mais en prenant connaissance des discours de ceux qui votent pour l’extrême-droite ou ceux qui se sentiraient prêts à le faire. Un seul exemple la question de l’insécurité. C’est une question posée par les classes populaire, y compris dans les quartiers populaires. Qui peut imaginer sérieusement que des parents ne soient pas inquiets pour eux mêmes ou pour leurs enfants lorsqu’il y a du trafic dans le quartier ou à proximité de l’école ? Plutôt que de contester l’interprétation raciste, la gauche a trop souvent préféré nier ou minimiser le problème, allant jusqu’à considérer que ce thème était un thème de droite.

Lire aussi...

L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera
Atlantic Bar, Fanny Molins, 2022
Erdogan, le mirifique
« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »
entretien avec Louise EL-YAFI

« Penser que le marché va permettre de faire la transition écologique est une illusion » entretien avec Guillaume Balas

République & Écosocialisme

« Penser que le marché va permettre de faire la transition écologique est une illusion » entretien avec Guillaume Balas

Partie 2
Guillaume Balas est délégué général de la fédération Envie. Ce réseau d’entreprises d’insertion remet à neuf des appareils électroménagers et les revend à un prix inférieur à celui du marché du neuf. Pour Le Temps des Ruptures, il présente ce modèle unique qui prend de l’essor en France, alliant préoccupations sociales, économiques et écologiques.
Le Temps des Ruptures : Vous êtes délégué général de la Fédération Envie, un réseau d’entreprises d’insertion. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette fédération, sa place au sein de l’économie circulaire, ses parcours d’insertion ?
Guillaume Balas :

Envie est une initiative née à Strasbourg en 1984, sur l’idée de personnes issues d’Emmaüs et de Darty. Elles voulaient former des jeunes en difficulté à travers la remise en état d’électroménager. Plusieurs unités se sont ensuite créées, dont une à Marseille, puis une structure porteuse, a émergé.

La fédération se compose aujourd’hui de 100 points d’entrée sur le territoire et de 52 entreprises. Nous comptons 3000 salariés dont 2100 en insertion. Ces derniers restent employés chez nous 13 mois en moyenne. Notre un taux de sortie dynamique, autrement dit le fait que l’employé en insertion trouve une formation très qualifiante ou un emploi, est d’environ 70%.

Nous adoptons une approche plurielle : nous nous inscrivons à la fois dans une démarche d’économie sociale et solidaire (ESS), dans une démarche d’insertion et dans une démarche d’économie circulaire avec une dimension très marquée dans l’électroménager.

Envie s’est développé avec une particularité par rapport à Emmaüs, c’est que ce dernier a une très forte notoriété, alors que nous avons une notoriété plus secondaire et ancrée dans les territoires. Pour autant, le développement à bas bruit fait qu’aujourd’hui la fédération est leader sur un certain nombre de segments du marché des DEEE, c’est-à-dire des déchets électroniques et électriques.

LTR : Pourriez-vous nous détailler votre modèle économique ? 
GB :

Il nous arrive une masse de produits électroménagers usagés et de déchets électroniques. Là-dessus s’effectue un tri sur ce qui est rénovable et ce qui ne l’est pas. Ce qui ne peut pas être remis en état entre dans la filière logistique de traitement des déchets, à but de recyclage. Une fois les produits remis à neuf, ils sont revendus dans les magasins, 30 à 60% moins cher que le prix du neuf. Une petite partie des produits que nous recevons viennent des invendus ou des retours clients, ce sont souvent de bons produits qui nécessitent un peu moins d’intervention.

LTR : Comment fonctionne le financement d’Envie et des structures qui la composent ?
GB :

Nous nous différencions de nos partenaires sur ce point important. Nous percevons un faible niveau de subventions, entre 10 et 15% de nos ressources, qui correspondent à la part de l’aide que nous recevons pour l’insertion. Pour tout le reste, nous nous auto-finançons largement. Les autres structures ont d’autres modèles. Les subventions publiques s’y élèvent à hauteur de 50%. Les ressourceries, par exemple, n’ont pas le droit d’aller au-delà de 30% de gains commerciaux.

C’est la très grande richesse d’Envie : il y a une dimension entrepreneuriale qu’il n’y a peut-être pas au même niveau dans d’autres structures.

L’avantage, c’est que nous sommes une structure décentralisée et que notre gouvernance est partagée par tous les chefs d’entreprise représentés sur les territoires d’implantation. Nous avons ainsi une capacité d’insertion et d’adaptation par rapport au tissu associatif, économique et politique local très forte.

Mais cela porte des désavantages. La construction de méthodes d’action comme le portage collectif, le plaidoyer commun, est plus difficile. C’est tout mon travail : je dois organiser la démocratie interne et faire en sorte qu’elle soit efficace. Mais ça marche ! Ce fonctionnement est très efficace mais il demande de l’ingéniosité pour trouver un sens commun au niveau national.

LTR : Est-ce la raison pour laquelle vous avez adopté la forme de la fédération ?
GB :

La structure de fédération permet le plaidoyer, la communication, le portage et la sécurisation juridique, ainsi que la formation. Nous avons d’ailleurs une importante action de formation, nous souhaitons développer une école Envie, sur la question du réemploi et son implication en termes techniques et managériaux.

La structure de la fédération permet aussi les débats en interne. Au départ, l’identité d’Envie était majoritairement liée à l’insertion. Elle le reste, mais la dimension économie circulaire et écologique est montée en puissance ces dernières années. Les jeunes qui arrivent chez nous et qui veulent travailler chez Envie de manière pérenne viennent davantage sur la dimension écologique que sur la dimension sociale. Cela peut même créer des conflits au sein de la fédération, car les structures d’ESS, dont les gouvernances sont bénévoles, ont tendance à dénoncer une dérive “managério-technocratico-écolo”. Pour eux, Envie est d’abord là pour insérer des gens.

En réalité, je pense qu’il n’y a aucun problème. Puisque la grande question aujourd’hui c’est de donner une vision positive de la transition écologique et notamment de la lier avec la question sociale, nous montrons que c’est possible, nous le faisons tous les jours. Nous pensons que notre modèle est précurseur. Nous attendons avec grande impatience de comprendre la feuille de route gouvernementale sur la transition écologique. D’autant que nous pensons que tout est conciliable et même nécessaire : transition écologique, territorialisation, retour de l’industrie, insertion par l’activité économique, revalorisation du travail technique. Notre modèle est une des solutions aux contradictions françaises. Mais il faut un volontarisme politique, on ne peut pas tout porter sur nos petites épaules, c’est évident.

LTR : En termes managériaux, est-ce qu’il y a une attention particulière portée dans les entreprises du réseau aux questions de conditions de travail, de santé au travail, de qualité de vie au travail ?
GB :

Il y a plusieurs métiers à Envie. Les activités de traitement et de logistique des déchets, notamment, sont des métiers durs, il ne faut pas s’en cacher. Nous devons avoir une attention permanente sur les conditions de travail en insertion. Ce n’est pas parfait, mais, globalement, nous nous en sortons bien. Mais les structures d’Envie connaissent, comme les autres employeurs, la tension actuelle : les salariés peuvent poser leurs conditions car le manque de main d’œuvre est fort.

LTR : Le Temps des Ruptures a également réalisé un entretien avec Laurent Grandguillaume au sujet de Territoire zéro chômeur de longue durée (TZCLD). Y a-t-il des synergies entre Envie et TZCLD ?
GB :

Il y a des synergies entre Envie et TZCLD. Nous participons à certaines de leurs expérimentations. J’étais aussi intervenu à leur congrès l’année dernière.

Nous avons des approches complémentaires. TZCLD part beaucoup des individus pour parvenir à un parcours global. Nous partons d’une activité à laquelle nous invitons des individus. C’est le problème intéressant qui se pose à nous : nous devons produire à la fois de l’insertion de qualité et des machines de qualité, pour répondre à notre objectif de réemploi. Ce dernier objectif intéresse moinsTZCLD, car ils sont dans une dimension purement sociale.

Nous n’avons pas encore de partenariat national, car nous avons chacun des spécificités très fortes.

LTR : Selon vous, quelle synergie doit-il y avoir entre les acteurs publics de la politique de l’emploi (Pôle emploi, les départements, les missions locales, la direction générale de l’emploi et de la formation professionnelle, etc…) et Envie ?
GB :

Il y a d’immenses synergies entre Envie et les structures de la politique publique de l’emploi, qui sont territorialisées, et c’est très bien comme ça. Les personnes qui arrivent chez nous en insertion viennent de Pôle Emploi. Quand ils partent, ils sont pris en charge par les structures du service public de l’emploi. Nous avons également des liens avec les départements. Sur la question des bénéficiaires du RSA, d’une part, mais aussi sur la destination de nos produits. Nous permettons d’équiper les structures à moindres frais.

LTR : Vous disiez que les personnes en insertion restent 13 mois. Avez-vous une visibilité sur leur parcours une fois parties ?
GB :

C’est un point aveugle que nous avons aujourd’hui. Il nous manque un indice sur le pluriannuel pour voir les parcours de nos salariés sur 3-5 ans. Nous manquons de visibilité. Nous savons néanmoins que 70% des salariés en insertion qui sortent de chez nous trouvent une formation, ou plus généralement un emploi. Nous préférerions que cela dure 5 ans que 6 mois.

Nous avons malgré tout un indice faible qui montre que cela ne se passe pas trop mal : très peu de gens reviennent. Mais il faut préciser que nous recevons un public un peu particulier, car nous sommes des entreprises d’insertion. A la différence des chantiers d’insertion, qui s’adressent à des gens qui sont dans des situations de très grand éloignement par rapport à l’emploi, nous nous adressons à des gens qui ont besoin d’être remis sur les rails.

Ce que nous constatons aujourd’hui, avec la baisse du chômage de catégorie A, c’est que le public que nous recevons change. Des personnes qui avaient besoin de nous il y a quelque temps ne cherchent plus d’aide. Nous accueillons donc des gens qui sont plus éloignés de l’emploi qu’il y a quelque temps. Cela peut se ressentir dans la production, dans la productivité.

LTR : Quels sont vos liens avec Emmaüs ? Ne leur faites-vous pas de la concurrence ?
GB :

Nous avons de très bonnes relations avec Emmaüs. Ils font beaucoup moins d’électroménager que nous. Nous travaillons beaucoup à trouver la manière de lier réemploi et insertion. Nous tenons des réunions très régulières avec les acteurs de l’ESS et du réemploi. Nous aimerions créer une fédération du réemploi solidaire pour porter une autre vision que celle du réemploi lucratif que l’on voit partout et qui pose bien des questions.

LTR : Justement, les sites comme Backmarket vous font-ils une grosse concurrence ?
GB :

Pour l’instant, de la concurrence, je ne sais pas. Car le réemploi est très à la mode. Je ne suis pas sûr qu’il y ait des effets de concurrence qui jouent sur les marchés.

Par ailleurs, les entreprises comme Backmarket ne sont pas des modèles à maturité. Pour la plupart d’entre eux, ils ne font pas d’argent. En effet, c’est très long de s’installer, il faut trouver des gisements, installer des circuits territoriaux. C’est intéressant à regarder du point de vue de la politique économique. Il y a une contradiction entre les impératifs de marché voulus par les textes de l’Union Européenne et les objectifs de long terme de politique industrielle. Que veut dire la concurrence quand des process sont installés dans des territoires, avec des acteurs connus ? Il existe parfois des monopoles de fait, mais pourquoi forcément les rejeter ? Cela pose la question du modèle de transition écologique. On ne peut pas passer par le marché pour la transition écologique. Penser que ce dernier va permettre de la mettre en œuvre est une illusion complète.

Lire aussi...

L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera
Atlantic Bar, Fanny Molins, 2022
Erdogan, le mirifique
« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »
entretien avec Louise EL-YAFI

La gauche, le socialisme et le projet, entretien avec Guillaume Balas

République & Écosocialisme

La gauche, le socialisme et le projet, entretien avec Guillaume Balas

Partie 1
Guillaume Balas est ancien député européen (2014-2019), ancien coordinateur du mouvement Génération.s (2017-2020), il est aujourd’hui délégué général de la fédération Envie (réseau d’entreprises d’insertion). Le Temps des Ruptures a échangé avec lui sur la création de Génération.s, l’état de la gauche et ses perspectives d’avenir. Il revient également sur l’une des idées qui a fait l’ADN de Génération.s : le revenu universel d’existence. Idée également abordée au cours de l’entretien que nous avions mené avec David Cayla (Le revenu universel peut-il nous sortir de l’impasse?). Si le comité de rédaction peut se montrer plus sceptique que Guillaume Balas sur cette mesure, nous avions néanmoins souhaité faire s’exprimer les deux points de vue (partisans et opposants) sur un sujet aussi éruptif que celui du revenu universel.
Le Temps des Ruptures : Vous avez été membre du PS puis avez fondé avec Benoît Hamon le mouvement Génération.s. Qu’est ce qui a motivé votre choix ?
Guillaume Balas :

Plusieurs choses : la première et la plus essentielle, c’est que nous étions convaincus que ce que nous avions appelé le modèle social-démocrate était désormais dépassé. Ce qu’on appelle social-démocratie, c’est l’idée d’un contrat entre le capital et le travail, basé sur l’augmentation de la production et sur une plus juste répartition, avec des modalités démocratisées de cette répartition, qui s’inscrit dans un rapport de force et des négociations.

Pour nous, ce modèle était désormais une relique du passé. D’abord, parce que nous avions vécu 40 ans de néolibéralisme qui l’ont affaibli, y compris dans ses ressorts internationaux. Et surtout parce que le fondement sur lequel il était assis, c’est-à-dire l’augmentation de la production, est désormais largement remis en cause en raison des limites écologiques de la planète.

A partir de là, nous avons considéré que le PS, dans sa manière de ne pas soutenir Benoît Hamon à la présidentielle, avait fait la preuve qu’il ne comprenait pas les transformations fondamentales en cours. C’était vraiment une divergence idéologique. Une grande partie du PS était sur une autre perspective idéologique, sur un raidissement conservateur, pas uniquement néolibéral, considérant que devant la crise du productivisme, l’important, c’était de rétablir l’autorité. C’est Valls, et sa vision autoritaire de la République.

On aurait peut-être pu partir ailleurs. Mais il nous a semblé que personne ne synthétisait ce que nous voulions synthétiser, c’est-à-dire la question sociale, la question écologique et la question européenne. Nous avions un vrai désaccord sur la politique internationale et européenne avec Jean-Luc Mélenchon. À partir de cela, la perspective stratégique était de construire la « poutre » de « la maison commune de la gauche ». C’est ce à quoi nous nous sommes efforcés pendant cinq ans, pour aboutir finalement à sa réussite, mais pas d’abord grâce à nous.

LTR : Justement, Génération.s s’est engagé en 2021 dans le Pôle écologiste, pourquoi ce choix ? A-t-il été utile pour l’union de la gauche ?
GB :

Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’après 2017, les partis politiques de gauche et écologistes sont aveugles face au macronisme. Aux européennes, qui est la moins bonne élection pour dresser une liste commune, Génération.s se rapproche des écologistes, qui ne veulent pas d’union pour des raisons sectaires. A la sortie des européennes, Génération.s propose à nouveau une perspective globale à tous les partis, et arrive le désastre des régionales. Les socialistes veulent se venger, Jean-Luc Mélenchon n’existe pas dans la séquence et personne ne veut le faire exister, en anéantissant bien des occasions de liste commune avec lui. Les écologistes, de leur côté, ont l’idée bizarre de penser que c’est le moment pour eux de doubler leur score, après leurs résultats aux municipales. Le bilan, finalement, est que le rassemblement de la gauche n’est pas faisable. Dans la perspective de la présidentielle, nous choisissons de prendre un bout du spectre politique, et de commencer une dynamique d’unité par là. Il nous semble que l’écologie politique, c’est le plus naturel. C’est pour ça que Génération.s rentre dans la construction du Pôle écologiste. Mais l’histoire n’est pas finie : il y a eu la présidentielle, le score de Mélenchon, le mauvais score de Jadot, et la Nupes. On peut être à la fois très satisfait de la Nupes, et en même temps penser que c’est une condition nécessaire mais pas suffisante.

LTR : La question qui se pose maintenant, c’est : que fait-on ? Ce qui peut préoccuper dans la Nupes, c’est le risque que la France Insoumise (FI) essaie d’étouffer les autres partis et qu’il n’en résulte qu’une gauche boiteuse.
GB :

Il y a une tension entre rassemblement et hégémonie de la part de la FI, y compris en son sein. Ils analysent les choses en se disant que c’est bien la preuve qu’il fallait que ce soit la gauche radicale qui mène le bateau. En même temps, ils ont une trouille bleue de la reconstitution d’une social-démocratie forte ou d’une écologie politique forte. Mais il y aura forcément un rééquilibrage. L’alternative la plus crédible pour l’avenir de la Nupes est la suivante : soit, ils entrent en conflit les uns avec les autres pour savoir qui aura le leadership ; soit la gauche arrive à construire des éléments communs pour transcender cette difficulté. Le Parlement de la Nupes existe, même s’il ne fonctionne pas encore très bien, mais il pourrait être travaillé. Je le vois autour de moi, nombreux sont ceux qui aimeraient pouvoir adhérer directement à la Nupes.

 

En 2022, la gauche a fait 25%, c’est-à-dire le score du PS d’avant en basses eaux, cela veut dire que la FI, EELV, le PS et le PC ne sont que des courants d’un grand ensemble. Ils ne peuvent plus penser qu’à eux seuls ils sont en capacité de remplir le champ politique, c’est totalement impossible. Les faits parlent d’eux-mêmes.

Une grande difficulté va quand même se poser, ce sont les élections européennes. Je ne vois pas comment il ne peut pas y avoir plusieurs listes, pour des raisons profondes, liées aussi à la structuration du Parlement Européen en groupes.

LTR : Vous êtes toujours adhérent de Génération.s. Ce qui peut être surprenant dans votre discours, c’est que vous parlez de l’augmentation de la production pour les structures d’Envie, alors que Génération.s prend plutôt position contre.
GB : 

Chez Envie, nous visons une augmentation de la production sur le réemploi, mais il y a une limite à ce que je dis. Là où il faut être vigilant, c’est que pour faire plus de réemploi, nous avons besoin du neuf. Si jamais le neuf baisse, cela atteint le réemploi : le gisement est de moins bonne qualité. Il faut faire attention, il ne faut pas oublier que le réemploi alimente le besoin en neuf. C’est la question de la durée d’usage qui est posée. C’est une petite révolution. On ne peut pas tout faire en même temps. Nous avons besoin de répondre à un marché en pleine évolution et qui est sain, le réemploi, mais le stade d’après, c’est la question de la durabilité. Nous commençons le troisième temps peu à peu, mais il ne faut pas aller trop vite.

LTR : Pendant la campagne de 2017, le grand thème de Benoît Hamon était le revenu universel. Quel était votre point de vue sur cette mesure en 2017 et avez-vous évolué aujourd’hui par rapport à cela ?
GB :

J’ai toujours été un partisan modéré du revenu universel, les deux termes étant importants. Je pense que c’est un débat intéressant, en même temps je n’ai pas fait partie, au sein de Génération.s, de ceux qui pensaient que c’était la mesure prioritaire pour organiser l’ensemble du projet.

Ce débat m’intéresse parce qu’il pose la question de la relation au travail. Je fais partie de ceux qui pensent que le nombre d’heures de travail réel par rapport aux besoins de la production capitaliste classique est en train de baisser très fortement, et que c’est le cas depuis longtemps. C’est notamment ce paramètre qui pose aujourd’hui la crise du sous-emploi. Nos sociétés ont répondu à cette crise par le chômage de masse, notamment dans les pays à la démographie jeune, comme la France, mais également par la dévalorisation des conditions salariales et de travail dans d’autres pays.

Comme dirait Jean-Marc Jancovici, la décroissance réelle a commencé. Si on décorrèle la production matérielle des masques croissantistes liés à la question de la finance, il y a effectivement une décroissance relative dans beaucoup de secteurs de l’économie réelle.

La question qui se pose est : comment répondre à cette crise ? Je dois prendre une précaution avant d’avancer. Conjoncturellement, on est dans une période de la crise que l’on peut voir comme contradictoire : le covid, la guerre en Ukraine et l’accélération du changement climatique produisent une tension inverse de manque de main d’œuvre. Je pense que c’est conjoncturel. La tendance lourde va être à la limite de la production, et c’est l’inflation qui la reflète le mieux. Évidemment, la spéculation explique 80% de l’inflation. Mais il faut regarder à quoi sont dus les 20% restants. Si on raisonne là-dessus,  l’augmentation des prix réels de l’énergie, de l’alimentation, …  est due à la crise écologique. 

Il faut désormais penser dans un monde où la fête est finie. C’est là que le revenu universel arrive par la fenêtre. Toutes les mauvaises nouvelles arrivent en même temps : les milliardaires s’engraissent, les inégalités explosent, les 0,01% des plus riches voient leur patrimoine s’accroître. Nous disons qu’il faut taxer les superprofits et redonner du sens. Je partage l’idée avec Territoire zéro chômeur que le travail reste une valeur.

Mais est-ce qu’on pense que le travail est la valeur cardinale autour de laquelle organiser la société ? S’il y a une crise autour du travail, c’est bien qu’il y a un problème, c’est que le travail comme valeur cardinale est une idée qui ne tient plus la route.

L’outil faiblit : le travail comme vecteur principal d’émancipation de l’individu est un peu plus compliqué à penser qu’il y a 40 ans, où il suffisait d’augmenter les salaires pour faire que ce soit moins pénible. Je pense qu’il y a un défaut d’analyse.

Il faut d’ailleurs se rappeler que la valorisation du travail issue de la culture communiste et socialiste ne survient que lors d’une deuxième phase de l’histoire du socialisme. C’est quand la gauche socialiste a fondamentalement admis les présupposés du capitalisme et notamment productivistes, qu’elle a considéré que l’héroïsation de la classe ouvrière passait par le travail. Les premiers socialistes ne raisonnaient pas de cette manière. Ils ne voyaient pas tous le travail comme une sphère possible d’émancipation. 

La question qui se pose, c’est le rééquilibrage entre travail, protection sociale et émancipation. C’est là que le sujet des formes de revenus universels arrive. Quand Emmanuel Macron étatise le travail pendant plusieurs mois au début du covid, quand on cherche des solutions pour pouvoir subventionner les gens qui ne travaillent pas ou peu, quand on crée des structures d’insertion qui sont des sas entre le monde du travail et le monde du non-travail, c’est que, d’une certaine manière, le revenu universel est déjà en route. D’une certaine façon, on décorrèle le revenu des gens du fait qu’ils travaillent ou pas.

Je ne nie pas qu’il y ait une réalité : quand on gagne autant sans travailler qu’en travaillant, cela pose un problème. Mais il est évident qu’il faut réfléchir et assumer le fait qu’il y ait une part universelle qui revient à chaque individu. Quelque chose nous le dit : dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen est inscrit le droit à l’existence. Or, il n’a jamais été concrétisé : la société doit une part à chaque individu sur les moyens minimaux d’exister. Selon moi, le revenu universel peut y répondre. 

Je ne pense pas que ce soit le combat essentiel autour duquel tout doit s’organiser. Il faut aussi saisir l’état de compréhension idéologique et psychologique des gens. La société n’est pas encore prête pour s’engager résolument vers cette voie. Je pense que c’est un sujet intéressant, mais qu’il faut manier avec précaution.

LTR : En termes idéologiques, dire que le revenu universel répond au droit à l’existence, cela revient à monnayer l’existence même des individus. N’est-ce pas dans l’essence de la logique capitaliste ?
GB :

Vous avez raison, à moins qu’on puisse considérer les choses autrement : que ce principe de droit à l’existence puisse revêtir plusieurs dimensions. Une dimension qui pourrait être, par exemple, celle des services publics et une dimension qui pourrait être monnayable. Mais est-ce que la monnaie est intrinsèquement liée au capitalisme ? En tout cas, cela pourrait être autrement, on pourrait imaginer que cela prendrait la forme d’une part irréfragable en termes d’alimentation, de droit aux services, … Là où il y a un biais dans le revenu universel que je reconnais, c’est qu’il y a un rapport ultra-individualiste. Mais quand on regarde les fondements de la gauche libérale d’un côté, et de la gauche socialiste de l’autre – il faut relire Jaurès – : le but du socialisme, c’est l’émancipation individuelle, le collectif n’est qu’un moyen de l’émancipation individuelle, c’est peut-être même une critique que l’on peut adresser au socialisme pour certains : il partage l’individualisme du libéralisme

LTR : Nous serons moins d’accord avec vous sur cette analyse de la pensée de Jaurès.  Par ailleurs, dans notre société actuelle où la tendance est à l’hyper individualisme, les réponses à apporter ne sont pas les mêmes que celles de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.
GB :

C’est autre chose, nous parlions purement théoriquement. D’un point de vue pragmatique, au vu de l’état de la société, je vous rejoins, je pense qu’il faut faire attention. Cela a été le drame de la candidature de Benoît Hamon. Le revenu universel est un fantastique débat de primaire, pas de présidentielle. Si on me demande aujourd’hui quelles sont les priorités, les trois questions qui viennent sont la transition écologique, les services publics et parmi eux, la santé et l’école. Il y a une urgence sur ces sujets, qui sont des sujets politiques.

Mais cela n’invalide pas qu’il faut réfléchir sur cette question de la réalisation de la transition écologique. Quand cette transition aura eu lieu, quand on se sera engagé dans la voie de la sobriété maximale, qu’on produira moins, comment va-t-on payer les gens ? Il y a un lien intrinsèque entre l’écologie, la répartition des richesses et les formes de revenu qui ne sont pas liées à la production. Autrement il n’y a pas de transition écologique. Mais pour cela, il faut travailler sérieusement. Il faut aller s’adresser aux superprofits et aux grands milliardaires et taxer 70% de leur richesse à chacun, sinon ce n’est pas possible.

LTR : Quand Génération.s a été lancé, la forme qui a été choisie était celle du mouvement. Pensez-vous qu’aujourd’hui la forme partisane est encore pertinente ?
GB :

Ma réflexion là-dessus a connu trois temps dialectiques.

Voici le premier. Les fondateurs de Génération.s, dont je fais partie, étaient issus du Parti Socialiste croupissant, il y avait donc une envie d’envoyer valdinguer tout cela. Nous nous sommes alors lancés un peu vite et sans réflexion dans « tout ce qui est nouveau est beau ». En parallèle, nous voyions la FI et nous trouvions qu’elle était assez attractive dans sa forme « mouvementiste », non-partidaire.

Il y a eu un deuxième temps dialectique qui a duré jusqu’à il y a peu de temps chez moi. Je me disais que, vu l’état de la gauche, il fallait reconstruire des cadres sérieux et pérennes, avec de la formation politique et de la démocratie délégataire.

Maintenant, je ne sais pas. Je suis sûr que le modèle Génération.s/M1717 ne peut pas fonctionner de manière pérenne, c’est d’ailleurs pour ça que la FI ne peut pas fonctionner passée l’élection présidentielle.

La question, c’est comment on fait ? Je n’ai pas de réponse là-dessus pour le moment. Je crois à l’idée qu’on reconstruise des secteurs unifiants, c’est pour cela que j’aime l’idée d’une école de formation. Il faut aborder les choses sans refaire un gros parti. Génération.s s’est un peu perdu dans les discussions sur les statuts. L’échec de Génération.s, par rapport à son projet initial, se détermine par rapport à l’électoralisme de la vie politique française, vous n’avez pas le temps de construire sur du long terme quand vous faites quelque chose de nouveau et que les échéances se succèdent.

LTR : Enfin, la grande question qui se pose à gauche est celle de savoir comment reconquérir les classes populaires. Quel est votre avis à ce sujet ?
GB :

La gauche est minoritaire dans le pays aujourd’hui, et ce qui lui fait le plus de mal, ce sont les discours de déclin.

Les attentats de 2015-2016 et Samuel Paty ont été un grand moment de minorisation de la gauche. J’ai vu la gauche mainstream perdre la raison, je fais notamment référence à la déchéance de nationalité. J’ai compris que cela allait être très long. Elle a vu ses enfants, réels ou symboliques, être touchés. La priorité n’était plus la justice sociale et l’écologie, mais la sécurité et la lutte contre le djihadisme.

Sur la question des classes populaires, et plus particulièrement des cités, je me souviens que Taha Bouhafs, pendant la campagne des législatives, a proposé d’organiser une soirée de rupture du jeûne du Ramadan à Lyon pour discuter. Je suis totalement contre, sur le principe, car il prend argument du religieux pour une campagne politique. En revanche, dire qu’aujourd’hui il faut aller discuter dans les cités et trouver le moyen d’organiser le dialogue, c’est indispensable. Et aucun réseau social ne répondra à cela. Il faut sûrement imaginer des solutions intermédiaires et segmenter par rapport au désir des militants : en envoyer certains en porte à porte, d’autres sur les réseaux. Mais le plus grand ennemi du militantisme, c’est Netflix. On préfère se détendre devant une bonne série plutôt que d’aller faire du porte-à-porte !

Mais l’essentiel n’est évidemment pas là : le début de reconquête de l’électorat populaire par Jean-Luc Mélenchon est une excellente nouvelle ! Elle doit être poursuivie et notamment dans celle qui compose que l’on nomme mal la « périphérie », le monde rural et semi-rural, les territoires industriels ou post-industriels. Ruffin a raison de le dire : si la gauche abandonne la reconquête de ces sociologies, elle se nie elle-même. Pour autant, n’opposons pas les catégories populaires entre elles, au contraire, trouvons les convergences, à travers la question sociale, la question démocratique et progressons sur la question écologique. L’écologie, c’est d’abord défendre ceux qui ont le moins !

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera
Atlantic Bar, Fanny Molins, 2022
Erdogan, le mirifique
« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »
entretien avec Louise EL-YAFI

Contre le néolibéralisme, l’économie républicaine

République & Écosocialisme