Guerre scolaire ou lutte des classes ?

Guerre scolaire ou lutte des classes ?

Les déclarations de la nouvelle ministre de l’éducation nationale, Mme Oudéa Castera ont relancé la polémique sur le financement public de l’enseignement privé. Les défenseurs de la situation actuelle dénoncent ceux qui veulent relancer la « guerre scolaire ».

Les déclarations de la nouvelle ministre de l’éducation nationale, Mme Oudéa Castera ont relancé la polémique sur le financement public de l’enseignement privé. Les défenseurs de la situation actuelle dénoncent ceux qui veulent relancer la « guerre scolaire ». Au moment où le président de la République n’a que le mot « réarmement » à la bouche, cela pourrait faire sourire. Il est en tout cas indispensable de présenter l’état des forces en présence et de se demander si en réalité une guerre scolaire souterraine ne se développe pas depuis fort longtemps, au cours de laquelle un camp aurait déjà remporté de nombreuses batailles sur l’autre.

Le financement public de l’enseignement privé sous contrat

La cinquième République met en place le financement public de l’enseignement privé

La démocratie chrétienne tenta pendant toute la IVème République de faire contribuer l’État aux dépenses de l’enseignement privé confessionnel, sans y parvenir véritablement. En revanche, la Vème République à peine naissante instaura, par la loi Debré de 1959, le financement par l’État des établissements privés d’enseignement sous contrat. Le principe était que l’État contribuerait par élève du privé à hauteur de ce qu’il accordait à l’enseignement public, dès lors que ces établissements privés passeraient un contrat par lequel ils s’engageaient à respecter les programmes nationaux d’enseignement définis par le ministère de l’éducation nationale, ainsi qu’à accepter un contrôle de l’État sur le respect effectif de cet engagement.

Alors à quoi bon développer des établissements d’enseignement privé pour faire la même chose que dans l’enseignement public ?

Tout simplement parce que si les financements de l’Etat en faveur du privé sont comparables à ceux consentis pour un élève du public, les contraintes pesant sur les établissements privés sous contrat et sur l’école publique ne sont pas les mêmes.

Les directeurs des établissements privés choisissent les professeurs qu’ils emploient, dont le salaire est payé par le budget de l’État ; ce n’est pas le cas des directeurs d’établissements publics. Ils choisissent également les élèves qu’ils inscrivent dans leurs établissements et ne sont nullement tenus, à la différence des établissements publics, d’inscrire tous les enfants de leur secteur géographique qui se présentent à leur porte.

Ils peuvent en toute autonomie définir leur projet d’établissement. Celui de l’école Stanislas qui fait la une de l’actualité en ce moment, comporte par exemple l’obligation pour les élèves de suivre des cours de catéchisme, en violation des règles qui s’imposent normalement aux établissements privés sous contrat. En effet, la loi Debré de 1959 précise que si un établissement scolaire veut être financé par de l’argent public, « tous les enfants sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances » doivent y avoir accès.

L’école Stanislas censure également un certain nombre d’ouvrages littéraires considérés comme heurtant les convictions catholiques et défend une position officielle sur des questions comme l’homosexualité ou l’avortement assez éloignée de ce que disent nos lois. Le directeur de l’établissement, Frédéric Gautier, justifiait cela en août dernier en déclarant au journal « Le Monde »: « l’église catholique est contre l’union homosexuelle et contre l’avortement, que je sache, non ? Une école catholique ne peut dire autre chose ».

Un rapport sur cet établissement réalisé à la demande du ministre de l’éducation nationale Pap Ndiaye vient d’être rendu public par Mediapart et non par le ministère de l’éducation ni par l’école Stanislas.

Nous reviendrons un peu plus loin sur les conséquences de cette liberté laissée aux établissements privés sur leur situation comparée à celle des établissements publics.

Les conséquences de la loi Debré sur les finances publiques 

Il n’est pas facile d’avoir une idée précise des moyens publics consacrés à l’enseignement privé sous contrat. L’information des parlementaires sur le sujet est d’ailleurs considérée comme très insuffisante par la Cour des comptes. En effet, les concours publics à l’enseignement privé ne se limitent pas aux 8 milliards d’euros (en 2022) du « programme 139 – Enseignement privé sous contrat de la mission interministérielle Enseignement scolaire (MIES) », du budget de l’État. Ces crédits financent à la fois la rémunération des enseignants et le forfait d’externat versé aux établissements du second degré, destiné à couvrir leurs charges de personnels de vie scolaire.

Le rapport annuel du ministère de l’éducation nationale, « Repères et Références Statistiques » indique que la subvention de l’état à l’enseignement privé s’élevait en 2020 à 8,7 milliards d’euros. En effet, l’enseignement privé sous contrat bénéficie d’autres concours de l’État que ceux qui sont inscrits dans ce programme 139.

Il faut ajouter aux subventions de l’état celles des collectivités territoriales (régions, départements, communautés de communes…), dédiées aux salaires des personnels non-enseignants des établissements privés et à couvrir une partie des frais de fonctionnement. Elles s’élevaient en 2020, à 2,7 milliards d’euros. En plus de quoi, 665 millions sont distribués au privé par les « autres administrations publiques » pour les dépenses de chauffage ou l’éclairage.

Enfin, des établissements privés bénéficient de subventions « facultatives », versées au bon vouloir des présidents de collectivités locales. La région Ile de France, dirigée par Valérie Pécresse (LR), aurait par exemple voté 11 millions d’euros d’autorisations de subventions en prévision de travaux dans les 215 établissements privés de la région. Une générosité qui tranche avec son prédécesseur socialiste, qui ne versait que les subventions obligatoires.

Au total, l’enseignement privé sous contrat bénéficie chaque année de 12,2 milliards d’euros d’argent public, ce qui représente environ 6 350 euros par élève et 23 % du budget de l’Éducation nationale. À titre de comparaison, le coût de la scolarité d’un élève de l’école publique s’élève en moyenne à 8 480 euros par an.

La Cour des comptes, note dans un rapport sur l’enseignement privé sous contrat de juin 2023 : « De manière globale, le financement apporté par l’État aux établissements privés sous contrat est prépondérant dans leur modèle économique : 55 % pour le 1er degré et 68 % pour le 2nd degré. Cette part de financement est peu différente de celle observée pour les établissements publics, dont l’État assure respectivement 59 % et 74 % du financement. La part revenant aux familles s’élève à 22 % dans le 1er degré et à 23 % dans le 2nd degré…La différence en faveur du public dans la répartition du financement n’est que de 3,6 points pour les écoles maternelles et de 5,9 points pour les collèges et lycées. Les collectivités supportent, quant à elles, les dépenses de fonctionnement des classes sous contrat, qui sont prises en charge dans les mêmes conditions que celles des classes correspondantes de l’enseignement public. »

La principale différence entre le public et le privé s’agissant du financement public résulte de ce qui reste de la loi Falloux de 1850, qui limitait à 10% le subventionnement possible par l’État des investissements réalisés par les établissements privés.

L’UNAPEL, « Union nationale des associations de parents de l’enseignement libre », qui considère l’enseignement privé comme un bastion de liberté face à une école publique sous emprise de l’État, chercha à partir de 1991 à faire abroger la loi Falloux, de sorte que les collectivités territoriales, désormais chargées de l’investissement dans les écoles, les lycées, et les collèges puissent librement subventionner l’investissement des écoles privées et pas seulement leur fonctionnement.

Bien entendu, cela n’avait rien à voir avec une volonté quelconque de ranimer « la guerre scolaire », comme il en est fait reproche à ceux qui osent poser des questions sur la légitimité du financement public à l’enseignement privé et sur ses résultats.

François Mitterrand alors Président de la République résista à ces demandes, mais la cohabitation de 1993 donna l’opportunité à François Bayrou, alors ministre de l’éducation nationale et aujourd’hui l’un des principaux soutiens politiques à Emmanuel Macron, de proposer au Parlement d’abroger la loi Falloux. Il s’ensuivit un combat politique important, des défilés de dizaines de milliers de personnes opposées à cette mesure dans toute la France et finalement une décision du Conseil constitutionnel déclarant inconstitutionnel le projet adopté à l’initiative de François Bayrou en ce qu’il laissait les collectivités territoriales libres de financer ou non les investissements des écoles privées en fonction de leurs préférences religieuses et politiques, ce qui était contraire au principe d’égalité. La loi ainsi censurée qui fut promulguée sans sa disposition principale, ne remettait pas fondamentalement en cause les limitations imposées aux collectivités publiques dans le subventionnement de l’investissement des établissements privés, au grand dam des combattants de l’enseignement dit libre.

Cet argent public est versé à des établissements qui pour certains d’entre eux ont le statut de société anonyme, qui peuvent donc réaliser des bénéfices. C’est le cas par exemple de Stanislas où sont scolarisés les enfants de la ministre de l’éducation, qui a enregistré un bénéfice avant impôts et amortissements de 3 millions d’euros en 2022.

A ces financements publics s’ajoutent, pour les établissements privés, la contribution des familles, plus importante que dans l’enseignement public.   Elle représente en proportion du financement du forfait externat, 23,2 % pour les écoles et 21,9 % pour les collèges et lycées privés , contre respectivement 3,8 % et 2,9 % dans le public (hors dépenses de rémunération des enseignants assurées par l’État).

Selon la Fédération nationale des organismes de gestion de l’enseignement catholique, les frais de scolarité dans le privé s’élèvent en moyenne à 390 euros par an à l’école primaire, 763 euros au collège et 1 176 euros au lycée. Mais les tarifs sont bien plus élevés dans les établissements les plus prestigieux des grandes villes. Pour que leurs enfants puissent fréquenter l’école Stanislas, installée sur trois hectares au cœur de Paris, avec ses sept gymnases et ses deux piscines, les parents payent chaque année 2027€ en primaire, 2238€ au collège et 2561€ au lycée, auxquels il faut ajouter la contribution pour le financement de l’étude (entre 1 300 et 1 600 euros) et de la cantine (10 euros le repas soit 1 354 euros à l’année).

On espère qu’à ce prix-là les enfants sont heureux comme le souhaite Madame Oudéa Castera.

Les enfants des classes dominantes se regroupent dans les établissements privés

Recul de la mixité sociale

Il est devenu habituel dans notre pays de traiter de partisans de la guerre scolaire et d’ennemis de la liberté, tous ceux qui mettent en cause le financement public de l’enseignement privé, qui se définit lui-même comme enseignement libre, sous-entendu libre des contraintes que l’État pourrait exercer sur lui.

En fait, on pourrait transposer à l’école ce que disait Warren Buffett (patrimoine évalué à 65 milliards de dollars) de la lutte des classes : « Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner. »

L’école est aussi un champ de la lutte des classes et celle qui l’a emporté dans l’enseignement privé est, sans conteste, la classe la plus favorisée.

À vrai dire, la soi-disant guerre scolaire est entretenue en permanence par les tenants de l’enseignement privé.

Il suffit de rappeler l’épisodes de l’immense manifestation organisée par la droite en 1984 à Versailles pour faire reculer le gouvernement de l’époque sur son projet de grand service national unifié de l’éducation nationale, ou bien celui de 1993 et la tentative de François Bayrou d’engager encore plus les fonds publics au service de l’enseignement privé, pour constater que les partisans de la guerre scolaire ne sont pas les laïcards archaïques toujours désignés, mais ceux qui défendent l’enseignement privé avec acharnement et souhaite en élargir le champ.

Les propos tenus vendredi dernier par la ministre de l’éducation nationale justifiant la scolarisation de ses enfants dans un établissement privé prestigieux du centre de Paris en disant “Alors on en a marre comme des centaines de milliers de familles du paquet d’heures pas sérieusement remplacéesnous nous assurons que nos enfants soient bien formés avec des exigences dans la maitrise des savoirs fondamentaux et qu’ils sont heureux“, constituaient une attaque en règle contre l’école publique.

La justification du financement public de l’enseignement privé, depuis 1959, serait sa participation au service public d’éducation dont les objectifs sont fixés par l’État. L’égalité des chances au travers de l’école et la transmission des valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité, font partie de ces objectifs.

L’évolution de l’origine sociale des élèves qui fréquentent ces établissements montre que l’enseignement privé tourne le dos à ces objectifs et constitue de plus en plus un ghetto d’enfants des classes favorisées.

Un peu plus de 2 millions d’élèves fréquentent les établissements privés sur les 12,2 millions de jeunes fréquentant les écoles maternelles, primaires, les collèges et les lycées. Dans un contexte de stagnation des effectifs scolaires globaux, les effectifs du privé augmentent faiblement dans l’enseignement primaire, plus rapidement dans le secondaire. L’enseignement supérieur, qui n’obéit pas aux mêmes règles de financement, connaît une explosion de la part du privé fréquenté aujourd’hui par le quart des étudiants.

Selon l’enquête PISA 2022 la part des élèves de 15 ans scolarisés dans des établissements privés est passée de 16,4% en 2018 à 21,6% en 2022. 

Ce qui est plus saisissant, c’est l’évolution de la composition sociologique de la population scolaire de l’enseignement privé.

Dans le rapport de la Cour des comptes déjà cité, du mois de juin dernier, un chapitre est consacré au net recul de la mixité scolaire et de la mixité sociale dans les établissements privés, alors qu’elle reste la règle dans les établissements publics. Elle écrit : « la mixité sociale dans les établissements privés sous contrat est en fort recul depuis une vingtaine d’années. Les élèves des familles très favorisées qui constituaient 26,4% des effectifs de l’enseignement privé sous contrat en 2000, en représentaient 40,2% en 2021 Et les élèves des milieux favorisés ou très favorisés sont désormais majoritaires dans ce secteur (55,4% en 2021) alors qu’ils représentent 32,3% des élèves dans le public. A l’inverse, la part des élèves boursiers s’élevait à 11,8% des effectifs en 2021 dans le privé sous contrat contre 29,1% dans le public. Ces écarts importants sont confirmés par tous les indicateurs notamment les indices de position sociale, indicateurs synthétiques utilisés par le ministère de l’éducation pour étudier et décrire les populations scolaires dans les établissements scolaires. »

L’origine sociale dans la sélection des élèves de l’enseignement privé est d’autant plus importante que la part du caractère proprement religieux dans les motivations des familles pour choisir l’enseignement privé catholique est de plus en plus faible. Les enfants ne sont pas placés dans l’enseignement privé catholique essentiellement pour être catéchisés, mais pour se retrouver avec leurs semblables socialement et culturellement. On notera d’ailleurs que Madame Oudéa Castera ne pensa pas un instant à évoquer ses convictions religieuses pour justifier son choix, mais uniquement la mauvaise qualité qu’elle impute à l’enseignement public et la qualité des relations dont jouiront ses enfants dans un contexte d’entre-soi social est culturel.

La Cour des comptes, encore elle, considère que : « l’enseignement privé sous contrat apparaît ainsi majoritairement comme un enseignement de recours face à un enseignement public perçu par une partie des familles comme moins performant et moins sécurisant ».

La sélection sociale des enfants des couches favorisées dans l’enseignement privé est accélérée par la disparition des structures d’enseignement privé accueillant traditionnellement des couches moins favorisées socialement, comme les maisons familiales rurales par exemple. L’enseignement privé se localise de plus en plus dans les grandes villes et accueille les rejetons des familles aisées de ces agglomérations. Le phénomène a d’abord touché les couches aisées classées à droite et ayant des opinions plutôt conservatrices sur ce qu’il est convenu d’appeler maintenant les questions sociétales. Mais aujourd’hui, ce sont les couches supérieures se définissant elles-mêmes comme progressistes, voire de gauche, toujours prêtes à s’indigner contre les discriminations de toute nature, qui inscrivent leurs enfants dans l’institution privée la plus proche des centres-villes qu’ils occupent, sans y voir cette fois la moindre forme de discrimination vis-à-vis de tous les enfants qui n’ont, eux, pas d’autre choix que de fréquenter les écoles publiques qui restent celles de la République.

En 2022, les établissements privés accueillaient 2 fois plus d’élèves très favorisés et 2 fois moins d’élèves défavorisés que les établissements publics d’enseignement, selon les services statistiques du ministère de l’éducation nationale. L’écart se creuse au fil du temps.

Une étude de 2014 menée au niveau national(1) a mis en évidence qu’il était beaucoup plus difficile d’obtenir une place dans un établissement privé catholique pour une famille dont le nom avait une consonance maghrébine que pour une famille au nom à consonance française. L’écart en défaveur des demandeurs portant un nom maghrébin était de 11% à 13% de chances en moins de voir leur demande acceptée, pour la même demande, au même moment, avec le même profil mais ayant des patronymes différents. Une telle situation contrevient complètement aux obligations fixées par la loi Debré d’accueillir tous les enfants sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyance.

Le ministre de l’éducation Pap Ndiaye s’en était ému et avait déploré le 1er mars 2023 devant les sénateurs qu’en dépit de leur financement majoritairement public, les établissements privés aient des politiques de mixité sociale très limitées. Il indiquait qu’il serait normal d’exiger d’eux qu’ils favorisent la mixité sociale des élèves en s’engageant dans une démarche contractualisée. Ces déclarations ont soulevé un tollé des défenseurs de l’enseignement privé. Le ministre a dû faire machine arrière et il n’a pas été reconduit au remaniement gouvernemental qui a suivi.

L’enseignement privé de meilleures qualité que celui du public ?

C’est ce que prétend la nouvelle ministre de l’éducation nationale qui n’a manifestement pas lu les études réalisées par son propre ministère, lequel n’attribue absolument pas cette supériorité qualitative aux établissements d’enseignement privé.

Les résultats au baccalauréat des lycées privés ne témoignent pas de l’excellence de leur enseignement, mais de la sélectivité de leur recrutement et du regroupement de cohortes d’élèves issus des classes favorisées.

Ce qui est beaucoup plus intéressant et significatif de la qualité de l’enseignement proposé aux élèves, c’est la valeur ajoutée apportée par l’établissement scolaire. Celle-ci est mesurée par les résultats obtenus par l’ensemble des élèves en l’absence de sélection sociale. La sociologie des établissements est étudiée et les résultats aux différents examens sont comparés aux caractéristiques sociales de la population. Mesurée de cette façon, la valeur ajoutée de l’enseignement public est bien souvent supérieure à celle des établissements privés pour lesquels les travaux de recherche actuellement disponibles ne permettent pas d’identifier une plus-value supérieure ou inférieure à celle de l’enseignement public.

On peut d’ailleurs remarquer que la proportion d’enseignants titulaires d’une agrégation rapportée à l’ensemble du corps enseignant d’un établissement est deux fois supérieure dans l’enseignement public à ce qu’elle est dans l’enseignement privé. Et sauf à penser que les enseignants ayant bénéficié de la formation la plus poussée soient les plus mauvais, cela doit bien exercer une influence sur la qualité de l’enseignement dispensé.

Un contrôle inexistant de l’État sur l’enseignement privé

Le constat de la Cour des comptes sur ce point est sans appel : «  le contrôle financier des établissements privés sous contrat qui incombe aux directions départementale et régionale des finances publiques n’est pas mis en œuvre ; le contrôle pédagogique réalisé par les inspecteurs d’académie et les inspecteurs pédagogiques régionaux est minimaliste  ; le contrôle administratif qui relève de l’inspection générale de l’enseignement, du sport et de la recherche et des recteurs n’est mobilisé que ponctuellement lorsqu’un problème est signalé. Par ailleurs, le suivi des contrats se révèle peu rigoureux, certains rectorats ne possédant pas ces documents sur la base desquels des sommes conséquentes sont pourtant versées.

Aujourd’hui, le dialogue de gestion entre l’État et l’enseignement privé sur les problèmes de fond – mixité sociale, équité territoriale dans la répartition des moyens, performances scolaires, politique éducative – est presque inexistant. La gestion des moyens, des ouvertures et des fermetures de classes est principalement déléguée aux réseaux d’enseignement privés en lien avec la direction des affaires financières (DAF) du ministère de l’éducation nationale. »

Il n’est pas nécessaire d’ajouter quoi que ce soit à ce constat accablant.

Financement public de l’enseignement privé catholique et communautarisme

Dire que la République ne peut pas sérieusement prétendre lutter contre le communautarisme en finançant massivement l’une des communautés religieuses du pays, les catholiques, fait généralement sortir de leurs gonds les défenseurs de l’enseignement privé qui considèrent que cela n’a aucun rapport.

Pourtant le lien entre les deux me semble difficile à récuser.

L’existence d’un enseignement privé catholique repose sur l’idée que les familles partageant une croyance religieuse ont le droit d’élever leurs enfants dans le respect de cette croyance, non pas en leur faisant suivre des cours de catéchisme s’ils le souhaitent en dehors de l’école, mais en faisant de la religion la justification de l’existence d’établissements indépendants du réseau scolaire public. Cette justification correspond donc exactement à ce que l’on peut définir comme un communautarisme religieux, c’est à dire l’idée qu’une communauté peut construire ses propres institutions à l’intérieur d’une République laquelle devient de ce fait moins « une et indivisible » comme le proclame sa constitution.

La part des autres religions, islam, judaïsme, dans l’enseignement privé sous contrat reste pour l’instant limitée compte tenu de l’historique de ce sujet et de la part écrasante de l’enseignement privé catholique, mais elle est en forte croissance depuis quelques années, en même temps que celle des écoles dont la vocation est vouée à la défense de langues régionales.

Il n’y a bien sûr aucune raison de refuser aux uns ce qui a été accordé très massivement à l’autre. Dès lors, si nous continuons comme cela l’enseignement public continuera à se déliter comme il le fait à une vitesse accélérée depuis quelques années, au profit de la coexistence d’écoles religieuses, d’écoles promouvant un régionalisme linguistique support de revendications politiques d’une plus forte autonomie régionale.

Les discours prononcé avec des trémolos dans la voix sur « l’école creuset de la République qu’il faut renforcer défendre etc. » ne sont que des tartufferies aussi longtemps que le principe d’une école unique de la République, libre de toute influence religieuse ne sera pas réaffirmé. Bien sûr, ceux qui veulent défendre la liberté de mettre leurs enfants dans des écoles confessionnelles doivent conserver ce droit, mais ils devront aussi en supporter la charge financière qu’il n’est pas légitime de faire supporter à l’ensemble des contribuables français. Cela d’autant plus que l’école privée catholique est devenue l’école des riches payée en grande partie par les impôts des pauvres. Cela pose non seulement une question de principe sur les fondements de l’école de la République, mais aussi des questions relatives à la politique fiscale et aux charges indues que l’on fait payer à la grande masse des citoyens pour permettre aux communautarisme des riches de s’organiser comme il souhaite le faire.

L’enseignement public est en crise

Critiquer l’enseignement privé et remettre en cause son mode de financement ne signifie pas que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes de l’enseignement public. L’école publique a été durement secouée par la succession des réformes ministérielles, chaque ministre voulant laisser la marque de son passage au lieu de laisser les enseignants travailler dans la sérénité. L’introduction des méthodes managériales importées du privé dans la gestion d’une institution qui n’a rien à voir avec une entreprise et qui doit d’ailleurs se préserver du mode de gouvernement des entreprises, hautement critiquable, a affaibli l’éducation nationale.

Là comme ailleurs le cancer bureaucratique se développe et le personnel de l’éducation nationale passe plus de temps à élaborer des rapports et des projets pour glaner quelques sous qu’à faire le métier pour lequel il a été recruté.

La paupérisation des enseignants en 30 ans a asséché les concours de recrutement de professeurs certifiés et agrégés. Faute de candidats, les exigences de recrutement sont revues à la baisse. Les professeurs titulaires en nombre insuffisant sont remplacés par des contractuels dont la formation n’est pas toujours à la hauteur de ce que les élèves devraient pouvoir trouver dans les établissements d’enseignement public.

La formation des instituteurs a été déstructurée pour les transformer en professeurs des écoles, seul moyen trouvé alors pour justifier la nécessaire augmentation de leur salaire qui n’avait pourtant pas besoin d’autre justifications que le travail excellent qu’ils faisaient dans l’ensemble depuis longtemps. Ils étaient correctement formés dans les écoles normales pour donner aux élèves de l’enseignement primaire ce dont ils avaient besoin pour disposer des savoirs fondamentaux. Aujourd’hui, ils doivent être titulaires d’un master d’une discipline quelconque sans plus disposer de la formation nécessaire à l’exercice du métier réel qui est le leur. L’évaluation du niveau des élèves en 6e témoigne de façon éloquente du fiasco de cette politique de gribouille.

En ce moment même on fait perdre un temps considérable à des dizaines de milliers d’enseignants pour qu’ils adhèrent à des contrats leur permettant de gagner quelques sous de plus moyennant des charges de travail supplémentaires qui les éloigneront de l’enseignement, tout cela pour ne pas procéder à une réévaluation urgente, nécessaire et importante du salaire des enseignants pour redonner de l’attractivité à ce métier.

Enfin il faudrait limiter l’interventionnisme des familles dans la vie des établissements scolaires, garantir aux enseignants la sérénité dans l’exercice de leur métier qui est d’abord celui de transmettre des connaissance et non d’éduquer au « « savoir-être, voire au « savoir paraître » si cher aux managers en tout genre. La France a besoin de jeunes qui possèdent parfaitement leur langue maternelle, ce qui est loin d’être le cas, qui disposent d’une formation scientifique solide, alors que nous sommes en plein décrochement dans ce domaine essentiel pour l’avenir du pays. Il faut épargner au système scolaire les demandes nouvelles incessantes de formation des élèves dans des domaines les plus divers, de la bienveillance à l’écologie vidée de tout contenu scientifique et réduite à un prêchi-prêcha moralisateur qui suscite plus souvent le rejet des élèves que leur adhésion.

Le résultat mesurable de toutes ces réformes visant soi-disant à démocratiser l’école, c’est que non seulement l’école ne réduit plus les écarts d’origine sociale, ne se contente pas de les reproduire, mais qu’elle les aggrave.

Madame Oudéa-Castera doit quitter le gouvernement

Mme Oudéa – Castera, ministre de l’éducation nationale depuis peu, a menti sur les raisons qui l’avaient conduite à inscrire ses enfants à l’école privée de luxe « Stanislas » plutôt qu’à l’école maternelle publique Littré. Cela est maintenant bien documenté et l’on ne comprend pas l’acharnement du président de la République et du Premier ministre à la maintenir à un poste qu’elle n’est pas digne d’occuper. Enseigner aux enfants à ne pas mentir est le premier devoir des adultes et devrait être particulièrement celui d’une ministre de l’éducation nationale.

La ministre a menti également dans un autre domaine, celui de ses rémunérations passées. Le Monde du 17 janvier indique qu’une enquête préliminaire a été ouverte contre le président de la fédération française de tennis pour avoir menti à la commission parlementaire sur les dérives des fédérations de sport, au sujet de la rémunération perçue par Mme Oudéa lorsqu’elle travaillait pour la FFT (soit 356 440 euros nets perçus en 2021 et un salaire annuel brut de 500 000 euros, prime d’objectifs comprise). Le président de la FFT a expliqué à la commission parlementaire qu’il n’y avait là rien d’exceptionnel et que le prédécesseur de Mme Oudéa gagnait à peu près la même chose. Or, il est apparu que le « pauvre » prédécesseur ne gagnait « que » 20 000€ /mois, une misère en comparaison du salaire de Mme Oudéa. Celle-ci a également menti lors de son audition par la Commission parlementaire, puis envoyé une lettre à ladite commission pour corriger ses déclarations mensongères, ce qui lui épargnera, semble-t-il, d’être elle-même poursuivie pour parjure.

Sa déclaration d’intérêt auprès de la haute autorité pour la transparence de la vie publique ferait état de la possession d’une maison individuelle de 469 m² dans le 6e arrondissement de Paris pour une valeur de 960 000€, soit 2047€ le mètre carré dans l’arrondissement le plus cher de la capitale. Il y a là un art de la négociation immobilière qui mérite d’être partagé car le site seloger.com indique que le prix moyen de vente d’une maison à Paris est de 10 285€ le mètre carré ; encore s’agit-il d’un prix moyen et non d’une maison située dans le 6e arrondissement.

Madame Oudéa-Castera et donc complètement disqualifiée pour occuper une fonction ministérielle et particulièrement la responsabilité du ministère de l’éducation nationale après qu’elle s’est mise dans l’impossibilité d’être une interlocutrice disposant d’un minimum de crédibilité vis-à-vis de ceux qui en constituent l’essence même, les enseignants et leurs représentants travaillant dans l’enseignement public. Il faudrait donc qu’elle parte au plus vite.

 

Jean-François Collin

Le 18 janvier 2024

Références

(1)https://www.cairn.info/publications-de-Pascale-Petit–6745.htm

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

La Chine interdit l’exportation des technologies relatives aux métaux stratégiques

La Chine interdit l’exportation des technologies relatives aux métaux stratégiques

Annoncée au début du mois de janvier 2024, l’interdiction de l’exportation de technologies d’extraction et de séparation des métaux stratégiques représente une nouvelle étape dans la guerre commerciale sino-américaine pour la suprématie économique.

Annoncée au début du mois de janvier 2024, l’interdiction de l’exportation de technologies d’extraction et de séparation des métaux stratégiques représente une nouvelle étape dans la guerre commerciale sino-américaine pour la suprématie économique.

Si l’administration Biden a considérablement durci les conditions d’accès des entreprises chinoises aux technologies américaines avancées, la Chine n’a pas tardé à lui répondre. Après avoir fortement conditionnée l’exportation de deux métaux stratégiques (gallium et germanium) à l’autorisation du pouvoir central, Pékin a franchi un cap supplémentaire dans la guerre commerciale qui l’oppose aux Etats-Unis en stoppant l’exportation de technologies permettant l’extraction et la séparation des terres rares.

Loin d’être anodines, ces deux annonces vont avoir des répercussions importantes sur le marché mondial. Le gallium (dont les ressources sont détenues à 94% par la Chine) est un élément indispensable pour le développement des technologies LED, des panneaux photovoltaïques et des circuits intégrés. Le germanium (dont 83% de la production mondiale est assurée par la Chine), est incontournable pour les fibres optiques et l’infrarouge. Quant aux technologies d’extraction et de séparation des terres rares, l’interdiction de leur exportation vise surtout à retarder le développement des Etats-Unis dans ce secteur.

Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la demande mondiale en technologies à faible émission carbone pourrait être multipliée par 7 d’ici 2040 en raison notamment de la croissance de la production de véhicules électriques et d’éoliennes offshore (soit 2 millions de tonnes par an contre 280 000 tonnes en 2022).

En signe de protestation, l’Union européenne envisage de mener des actions dans le cadre de l’OMC. Mais, selon Sylvain Bersinger du cabinet Astérès cité par la Tribune « l’OMC est une coquille vide car les Etats-Unis et la Chine prennent des décisions en dehors de cette institution depuis plusieurs années ». Les Etats-Unis, plus offensifs, préparent selon le Wall Street Journal la restriction de l’accès au cloud de Microsoft et Amazon aux entreprises chinoises.  

Les métaux stratégiques, nouvel enjeu de souveraineté

La haute intensité technologique de nos sociétés contemporaines (et leur transition vers des économies décarbonées) fait des métaux précieux et terres rares un enjeu de souveraineté à part entière. « Tous les pans les plus stratégiques des économies du futur, toutes les technologies qui décupleront nos capacités de calcul et moderniseront notre façon de consommer de l’énergie, le moindre de nos gestes quotidiens et même nos grands choix collectifs vont se révéler tributaires des métaux rares(1) ».

Deux difficultés apparaissent dans ce secteur : d’une part, la demande mondiale en métaux stratégiques ou critiques connaît une forte augmentation en raison de la croissance démographique et du développement économique des pays émergents (mais également du développement de nouvelles filières industrielles liées à la transition numérique et écologique). D’autre part, le marché, par les hasards de la géographie, est fortement oligopolistique. Afrique du Sud, Australie, Brésil, Canada, Chine, Etats-Unis, Kazakhstan, Russie, Chili et Pérou concentrent la majorité des ressources connues. La République démocratique du Congo dispose quant à elle de 50% des réserves de cobalt, 80% des réserves de coltan.

Mais au-delà des hasards de la géographie, la situation oligopolistique du marché des métaux stratégiques et critiques tient également à la stratégie bien rodée d’un acteur désormais incontournable : la Chine. A travers une diplomatie minière parfaitement structurée sur l’ensemble des continents depuis plus de vingt ans, des géants miniers et un marché intérieur en pleine croissance, l’empire du Milieu est pleinement hégémonique. Il détient 95% des opérations sur les terres rares, 60% pour le cobalt et le lithium, 40% pour le cuivre. « De ce fait, la Chine est en capacité de fixer les prix du marché sur les terres rares et de nombreux métaux : elle représente par exemple 58% de la production mondiale d’acier.(2)»

L’Union européenne et la France : le risque de décrochage technologique

En août 2022, Joe Biden signe le Chips and Science Act permettant le soutien de l’industrie américaine de la tech à hauteur de 280 milliards de dollars (52,7 milliards pour les semi-conducteurs). La réplique américaine à l’ascension chinoise en matière de nouvelles technologies est donc sans appel.

Pour ce qui est de l’Europe et de la France, le retard pris est important : « l’Union européenne investit cinq fois moins que les Etats-Unis dans la R&D privée, elle y consacre 40 milliards d’euros par an, contre 200 milliards outre-Atlantique et 64 milliards dans l’empire du Milieu où ce montant croît de 15% chaque année. Quant aux start-ups du Vieux Continent, elles ont attiré trois fois moins de financements que celles d’Amérique du Nord dans la période post-Covid ». Pas de « techno-puissance » pour l’Europe et un risque important de décrochage technologique qui acterait la dépendance à long terme du Vieux Continent aux deux géants.

Références

(1)Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares. La Face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, janvier 2018.

(2) Pascal Lorot, le choc des souverainetés, Débats publics, 2023

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

La gauche entre régression néolibérale et obsession identitaire

Alors que des forces du NFP cherchent à convaincre le président de la République de nommer un Premier ministre de gauche, David Cayla propose une analyse dure mais lucide de la situation électorale après les législatives 2024. Entre une gauche prête à accompagner le néolibéralisme et l’autre qui ne jure que par les affects, une voie est possible.

Lire la suite »

Lire aussi...

Le Parlement européen s’alarme de la dépendance de l’UE vis-à-vis de la Chine en matière d’infrastructures critiques

Le Parlement européen s’alarme de la dépendance de l’UE vis-à-vis de la Chine en matière d’infrastructures critiques

Le mercredi 17 janvier, les eurodéputés ont voté deux résolutions relatives à l’influence croissante de la Chine sur un certain nombre d’infrastructures critiques au sein de l’Union (transports, ports, réseaux télécoms, métaux rares, câbles sous-marins…)

Le mercredi 17 janvier, les eurodéputés ont voté deux résolutions relatives à l’influence croissante de la Chine sur un certain nombre d’infrastructures critiques au sein de l’Union (transports, ports, réseaux télécoms, métaux rares, câbles sous-marins…)

Le vote du parlement européen concernait notamment une résolution invitant la Commission européenne et les États membres à élaborer une stratégie portuaire. « En développant son influence dans les ports européens, la Chine a la possibilité d’avoir une influence sur nos politiques et d’avoir une influence également sur le commerce des matières rares (1)», indique son rapporteur.

Il concernait également le rapport du groupe Renew Europe déposé le 11 décembre 2023 relatif aux effets en matière de défense et de sécurité de l’influence de la Chine sur les infrastructures critiques des Etats de l’Union. Comme indiqué sur le portail de l’Intelligence économique « L’analyse de ce « rival systémique et concurrent » souligne comment la stratégie de fusion militaro-civile (MCF) mise en place par Pékin cible les technologies de pointe. La Chine cherche ainsi à éliminer les barrières entre la recherche civile et les secteurs commerciaux, industriels et de défense. Parmi les technologies ciblées, on retrouve l’informatique quantique, le big data, les semi-conducteurs, la 5G, les technologies nucléaire et aérospatiale avancées, ou encore l’intelligence artificielle. (2)»

La stratégie chinoise en matière de fusion militaro-civile

Le rapport du groupe Renew Europe souligne la nécessité de comprendre la stratégie chinoise de fusion militaro-civile (c’est-à-dire l’alignement des intérêts commerciaux des entreprises privées chinoises sur les intérêts économiques mais également politico-militaires du Parti communiste chinois) dans un contexte géopolitique plus large.

Cette stratégie est effectivement connectée à d’autres initiatives : les nouvelles routes de la soie bien sûr, mais également la route de la soie numérique (y compris « Made in China 2025 » et « China Standards 2035 »), l’initiative pour la sécurité mondiale et la stratégie de circulation duale.

Ainsi,le dessein final de cette stratégie de fusion militaro-civile est, selon les rapporteurs, de répondre à l’objectif stratégique de long terme du parti-Etat chinois : « faire de la Chine la première puissance mondiale sur les plans de l’influence politique, des capacités économiques, de la suprématie technologique et de la puissance militaire et déstabiliser l’ordre mondial ».

Les agences de renseignement des différents Etats de l’Union ont par ailleurs alerté à de multiples reprises sur les risques de dépendance, d’espionnage et de sabotage inhérents à la présence d’entités chinoises (mais pas uniquement) dans les infrastructures et les secteurs stratégiques de l’UE.

Nombreuses sont les pressions politiques émises par le pouvoir chinois, et subies par les acteurs économiques et politiques européens, pour l’approbation d’investissements dans les infrastructures critiques. La participation de l’entité chinoise COSCO dans le port de Hambourg est à cet égard symptomatique.

Quelles sont les conséquences de la stratégie chinoise de fusion militaro-civile ?

A travers ces investissements dans des infrastructures critiques, la Chine vise à accroître la dépendance économique de l’Union. Les rédacteurs du rapport exhortent par conséquent le Parlement européen et la Commission à renforcer la surveillance réglementaire et à « introduire des vérifications spécifiques des antécédents des personnes physiques et morales ayant des liens directs avec le gouvernement chinois ».

La diversification des sources d’approvisionnement en minéraux bruts critiques et terres rares à travers des partenariats stratégiques avec des pays tiers autre que la Chine représente également une nécessité selon les rapporteurs.

Développer une « boîte à outils » européenne afin de répondre aux préoccupations en matière de sécurité et de défense

L’un des piliers de la stratégie d’autonomisation de l’UE vis-à-vis de la Chine en matière de technologies et infrastructures critiques n’est autre que le réseau d’instituts de recherches et d’installation de R&D. Ces instituts jouent effectivement un rôle de premier plan dans le respect des engagements pris en matière de transition écologique, numérique mais également en matière de défense spatiale.  

Lucides quant à la situation de leadership de la Chine dans un certains nombres de technologies critiques utilisées dans des secteurs comme la 5G, les batteries, les missiles hypersoniques, l’énergie solaire et éolienne, les rapporteurs demandent aux institutions européennes de procéder à un examen systématique des entreprises chinoises « bénéficiant directement ou indirectement de programmes européens d’importance stratégique pour l’UE et, le cas échéant, de mettre fin à leur participation. »

La dépendance de pays de l’UE sur certaines infrastructures est, à bien des égards, alarmante : 100 % du réseau RAN 5G de Chypre est composé d’équipements chinois, le chiffre est de 59 % pour l’Allemagne.

Le rapport souligne également les dangers inhérents à l’application TikTok, qui ne respecte pas le cadre européen de protection de la vie privée, et constitue un instrument redoutable de désinformation à grande échelle.

Si les récentes mesures législatives visant à renforcer l’autonomie d’entités critiques, comme les ports, de l’UE sont saluées, les eurodéputés souhaitent néanmoins que la Commission partage avec le Parlement (avant la fin de la législature) une analyse détaillée de l’ensemble des risques commerciaux liés aux technologies telles que « les semi-conducteurs, l’informatique quantique, les chaînes de blocs, l’espace, l’intelligence artificielle et les biotechnologies. »

Les risques d’ingérences dans les marchés publics relatifs aux équipements de sécurité ne font malheureusement pas l’objet d’un contrôle adéquat. Comme c’est le cas dans le cadre du contrat passé par l’aéroport de Strasbourg avec la filiale européenne de la société chinoise Nuctech (détenue en partie par le gouvernement chinois) pour l’installation de scanners et portiques de sécurité.

Les députés ont émis les demandes suivantes :

– la mise en place d’un mécanisme de réaction rapide de détection du double usage ou de l’usage abusif d’infrastructures dans l’UE « sous propriété, participation ou concession chinoise, qui pourrait être utilisé pour mettre fin aux droits de concession et/ou suspendre la capacité du domaine dans les cas de propriété et de participation »

– La mise en œuvre de nouvelles mesures en matière de sécurisation des chaînes de production et approvisionnement des infrastructures et matériaux critiques

– L’élaboration d’un nouveau cadre législatif visant à réduire les risques de sécurité relatifs aux fournisseurs de systèmes de câble sous-marins

Etendre les mesures européennes aux partenaires et aux voisins de l’UE

Les députés européens invitent enfin la Commission à étendre les mesures prises en faveur de l’autonomie stratégique de l’UE vis-à-vis de la Chine aux pays partenaires de l’UE et faisant partie de sa politique de voisinage.  

Références

(1) https://agenceurope.eu/fr/bulletin/article/13330/13

(2) https://www.portail-ie.fr/univers/influence-lobbying-et-guerre-de-linformation/2024/les-infrastructures-critiques-europeennes-gangrenees-par-la-strategie-de-fusion-militaro-civile-chinoise/

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

La gauche entre régression néolibérale et obsession identitaire

Alors que des forces du NFP cherchent à convaincre le président de la République de nommer un Premier ministre de gauche, David Cayla propose une analyse dure mais lucide de la situation électorale après les législatives 2024. Entre une gauche prête à accompagner le néolibéralisme et l’autre qui ne jure que par les affects, une voie est possible.

Lire la suite »

Lire aussi...

Ce que l’art fait à la démocratie

Ce que l’art fait à la démocratie

Avec la disparition des diverses avant-gardes artistiques qui peuplèrent en nombre le XXe siècle, est remise en cause l’idée que l’art, à travers ses formes multiples, littérature, musique, architecture, a quelque chose à dire de l’état du monde et de la société.

Avec la disparition des diverses avant-gardes artistiques qui peuplèrent en nombre le XXe siècle, est remise en cause l’idée que l’art, à travers ses formes multiples, littérature, musique, architecture, a quelque chose à dire de l’état du monde et de la société. Et si les nouvelles technologies (et les tentatives de démocratisation de la culture) ont permis une diffusion sans précédent des œuvres d’art et des productions culturelles, l’art contemporain et les grandes industries culturelles semblent n’avoir plus aucun message à délivrer au public qui les contemple. Le premier par élitisme assumé et snobisme. Les secondes ne répondant qu’à une logique de divertissement. Se pose alors la question de la place désormais occupée par l’art dans notre quotidien et de la possibilité qu’il puisse encore être un facteur de transformation de la société, comme les avant-gardes du XXe siècle l’espéraient encore.

La place à part entière de la culture et de l’art dans l’exercice démocratique

Il est un penseur malheureusement trop peu connu malgré ses riches écrits sur les relations entre art, culture et démocratie (bien que ses textes se soient plus rapidement diffusés dans le monde anglo-saxon qu’en France). Ce penseur, Cornélius Castoradis, avance l’idée originale selon laquelle l’art et la culture constituent avant tout une preuve irréfutable de l’existence de moments historiques où des individus ont interrogé la légitimité de leurs institutions et commencé à se voir comme créateurs de leurs propres lois.

S’il est vrai que dans les sociétés non-démocratiques et traditionnelles, les productions artistiques évoluent peu au cours des siècles et sont soumises aux cadres très stricts imposés par le pouvoir politique et ou religieux (« C’est ainsi et pas autrement que l’on peint sous les Tang ou que l’on sculpte ou bâtit sous la XXe dynastie pharaonique, et il faut être un spécialiste pour pouvoir distinguer ces œuvres de celles qui les précèdent ou les suivent de quelques siècles »(1)), il y a, à l’inverse, une formidable créativité artistique qui se déploie dans les sociétés démocratiques mais également un remodelage permanent des grandes œuvres afin de les re-découvrir, les ré-interpréter et ouvrir ainsi les significations qui les peuplent au plaisir de l’imagination.

Il en est ainsi des rapports qu’entretiennent démocratie et tragédie athéniennes. Et, parmi les œuvres qui nous sont parvenues, hormis les Perses d’Eschyle qui prend sa source dans un événement d’actualité, toutes puisent dans les textes mythologiques, remodèlent le cadre qui leur est fourni par la tradition, lui donnent une nouvelle signification. « Entre l’Electre de Sophocle et celle d’Euripide, il n’y a pour ainsi dire rien de commun, sauf le canevas de l’action. Il y a là une fantastique liberté nourrie d’un travail sur la tradition et créant des œuvres dont les rhapsodes récitant les mythes ou même Homère n’auraient pu rêver »(2). Parmi les cadres posés par la tradition, la religion, ou bien même l’autorité charismatique, aucun ne résiste à l’examen conscient que porte le jugement artistique.

Bien sûr il ne s’agit pas d’ignorer les liens ténus qui existent pendant la plus grande partie de l’histoire des sociétés occidentales entre la philosophie, la recherche scientifique, le grand art d’un côté et la religion de l’autre. Souvent ils se conjuguent ou, à tout le moins, coexistent.  L’inverse reviendrait à nier toute qualité artistique à la grande majorité des œuvres qui peuplent pendant des siècles les terres du Vieux continent : les cathédrales romanes puis gothiques, le plafond de la chapelle Sixtine etc… Mais déjà leurs rapports évoluent, se transforment, jusqu’à ce qu’apparaissent des œuvres « profanes » : chez Shakespeare, considéré par Castoriadis comme le plus grand écrivain de l’Europe moderne, aucune trace de religiosité. Chez Laplace et son système monde, aucune mention de l’hypothèse « Dieu », apparue alors comme inutile.

Au-delà des œuvres, ce sont aussi des formes d’art profanes qui s’épanouissent : à l’image du roman, qui pour Castoriadis, en accord avec Milan Kundera, a pour « fonction » de remettre en cause l’ordre établi, de mettre en lumière le quotidien de tout un chacun. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’interrogation qui traverse les œuvres des grands romanciers du début du XXe siècle, Kafka, Proust, Joyce, concerne la possibilité ou non d’accéder effectivement à un sens définitif ; ou s’il faut se contenter d’habiter l’incertitude, si ce n’est l’absurde.

Ce n’est pas non plus par hasard si de 1800 à 1950, alors même que se produisent les grandes révolutions démocratiques, l’Europe entre également dans une période grandiose de création artistique, scientifique, philosophique. Les grandes œuvres se constituent comme autant de miroirs tendus à la face de la société dans laquelle elles s’épanouissent. Avec l’éclatement des cadres traditionnels volent également en éclat les restrictions qui peuplaient auparavant le monde de l’art et des représentations artistiques. Voilà pourquoi, selon Castoriadis, ceux qui proclament, par mode, la « fin de l’art » proclament également, et sans le savoir, la fin de ces sociétés démocratiques et de l’activité politique du peuple, tant leurs épanouissements respectifs sont liés.

La fin de l’art populaire ou l’apathie démocratique

Pourtant une tendance similaire traverse les écrits de Castoriadis. Sans parler de fin de l’art ou de fin de la philosophie, le monde occidental traverse selon lui une crise qui débute vers 1950 (date arbitraire qui ne vient que pour fixer les idées) et qui se matérialise par le fait que l’Occident « cesse de se mettre vraiment en question »(3).

Cette pente critique n’arrive pas sans raison. La première d’entre elles est liée à la perte du lien étroit qui existait auparavant entre art et démocratie, et finalement entre art et couches populaires.  Alors même que, et à l’instar de la tragédie et de la démocratie athénienne, s’étaient développées de grandes œuvres accessibles au plus grand nombre – la tragédie élisabéthaine ou les Chorals de Bach sont des œuvres que le peuple de l’époque allait voir au théâtre du Globe ou chantait dans les églises – une scission s’accomplit au XIXe siècle entre culture populaire (rapidement détruite) et culture dominante (celle de la bourgeoisie).

Pour la première fois dans l’histoire des sociétés occidentales modernes apparaît le phénomène de l’avant-garde et de l’artiste nécessairement « incompris ». S’ensuit une réduction de l’artiste au dilemme suivant « être acheté par les bourgeois et la IIIe République, devenir un artiste officiel et pompier – ou suivre son génie et vendre, s’il y arrive, quelques tableaux pour cinq ou dix francs »(4). L’artiste se sépare peu à peu de l’artisan, désormais considéré comme inférieur. Séparation absurde qui atteindra son paroxysme dans les discours de « l’art pour l’art » et le mouvement du Parnasse qui, tout artistes géniaux qu’ils sont, ont pour paradoxe de rompre avec toute inspiration qui puiserait dans les sujets sociaux et politiques tout en revendiquant la similarité du travail de la langue et de celui de la terre (souvent le parnassien se représente en laboureur).

Bien sûr des mouvements de va et vient s’effectuent tout au long du XXe siècle : de nouvelles formes d’art populaire apparaissent. La révolution russe, pendant ses premières années, est le théâtre d’une formidable production artistique où rivalisent des artistes comme Malevitch, Tatline ou encore Kandinsky, avant que l’art ne devienne un instrument du pouvoir stalinien. Bertolt Brecht produit des œuvres qui s’adressent au plus grand nombre, à l’image de L’Opéra de quat’sous. L’invention du design, et l’avènement d’écoles architecturales et d’arts appliqués comme le Bauhaus, renouent les fils autrefois cassés entre production artistique et utilité sociale ; participent de la lutte pour l’intégration des femmes artistes dans le monde machiste de l’art et de l’architecture. Les photomontages dadaïstes scellent le retour du concret, du matériau face au lyrisme néoromantique. « Dada se bat aux côtés du prolétariat révolutionnaire » annonce, de manière grandiloquente, Wieland Herzfelde dans son introduction au catalogue de la « Grande foire Dada »(5).

Mais ces « artistes révolutionnaires », pour beaucoup, fréquentent peu les classes populaires ou s’en sont éloignés depuis longtemps en raison de la reconnaissance artistique autant que financière que leur vaut l’exposition de leurs œuvres dans les salles les plus réputées des capitales occidentales. Nombre de mouvements – voire de disciplines – perdent le talent qui les caractérisait dans la critique sociale. A l’instar du design, peu à peu gagné par le modèle économique dominant, converti aux lois du marché et de la publicité, et désormais simple instrument de distinction pour élites économiques ne sachant plus quoi faire de l’argent accumulé. 

Au-delà du seul champ artistique et littéraire, l’avant-garde se diffuse jusque dans les milieux politiques, devient même un mantra du marxisme-léninisme, et finit de dissocier les classes populaires, si ce n’est le mouvement ouvrier lui-même, de ses représentants. A l’Est, en 1947, au moment même où il donne naissance au Kominform, Andreï Jdanov, proche collaborateur de Staline et auteur de la doctrine du même nom, publie également son essai Sur la littérature, la philosophie et la musique. Il y définit les dogmes du réalisme socialiste et rejette d’un même geste toute autre forme d’art comme « bourgeoise » ; renvoyant ce qu’il restait d’artistes russes à la clandestinité.

Mais l’art des pays de l’Ouest ne se porte pas mieux. Jean Clair (pseudonyme de Gérard Reigner) donne d’ailleurs une image drôle autant qu’horrible, de la tenue d’une biennale à Venise dans les années 1980, où pavillon soviétique et pavillon américain se retrouvent l’un à côté de l’autre. Côte à côte par conséquent des peintures de la pure tradition du réalisme socialiste, fades, aux traits grossiers, presque caricaturaux – symbole d’une scène artistique censurée depuis trop longtemps – et des œuvres américaines dont la tiédeur fait pâlir le spectateur. Côte à côte et surtout renvoyées dos à dos, puisque ni l’art soviétique ni l’art américain – en tout cas celui présenté lors de cette biennale – ne sont plus capables de produire la moindre émotion chez le spectateur.

Symbole de cette crise, l’absurde saisit nombre « d’artistes » qui croyant faire entrer la vie quotidienne dans les musées, exposent une bouteille de coca-cola, un mégot de cigarette ; un objet qui pris pour lui-même ne vaut rien et qui prend le risque de passer inaperçu aux yeux d’un public profane sans toutes les procédures de plus en plus sophistiquées et la mise en scène à laquelle se livrent certains musées (éclairages agressifs, cartels aux textes autant complexes que vides de sens, etc.)(6).

Le minimalisme et ses formes « pures » qui se propagent dans l’art occidental deviennent si obscures pour le commun des mortels que ses représentations peuvent s’afficher, sans jamais émouvoir, sur le devant des sièges des grandes entreprises multinationales « Aucun rappel gênant en elles de l’homme et de ses humeurs pour déranger la sérénité des opérations. L’œuvre d’art était enfin devenue, face à la rugosité du réel, une chose aussi abstraite que peuvent l’être un titre ou une cotation, comparés à la réalité du travail humain qui en constitue la substance.(7)»

A quelques exceptions près, « l’avant-garde » artistique et culturelle que nous offrent nos sociétés occidentales est parfaitement incarnée par cette artiste dont se moque le personnage de Jep Gambardella (incarné par Toni Servillo dans La Grande Bellezza), parlant d’elle à la troisième personne et exécutant des performances consistant à courir nue et à se projeter la tête la première sur le pilier d’un pont romain. Pour continuer sur le registre cinématographique, cette scission entre d’un côté le snobisme artistique qui caractérise actuellement nombre de responsables de gauche, si heureux de promouvoir artistes, œuvres et autres performances que personnes ne comprend, et les classes populaires, est malicieusement abordé dans le délicieux film de Pierre Salvadori En liberté ! Au détour d’une scène où les cambrioleurs d’une bijouterie sont déguisés en insectes géants, sous le regard ébahi de deux vigiles, l’un d’eux lâche cette phrase burlesque : « C’est sûrement une performance artistique, tu sais depuis que la mairie est passée à gauche… »

Bien sûr il ne s’agit pas ici d’aller crier avec les conservateurs de tous poils que « c’était mieux avant ». Tout art ayant vocation à parler au plus grand nombre n’est pas enfoui. Il est également inutile de désespérer de la pop-culture qui peut parfois être une porte d’entrée vers des questions hautement politiques. Pour preuve les multiples débats engendrés partout dans le monde par la dernière saison de la série Game of Thrones : la fin justifie-t-elle les moyens (comme le laisse à penser la maison Lannister) ; le devoir doit-il guider l’action humaine (comme il guide la maison Starck) ; la filiation est-elle le critère ultime de la légitimité d’un souverain ?

Il s’agit plutôt de comprendre ce qui est arrivé et comment nous sommes passé de productions artistiques qui prétendaient délivrer un message politique (quelqu’il soit) et s’adresser au plus grand nombre à un art qui n’a plus rien à dire et ne communique plus qu’avec un public de pseudo initiés.

Certainement qu’un élément de réponse se trouve dans l’échec qui fut celui des avant-gardes du XXe siècle qui imaginaient pouvoir mettre en scène, en musique, sur papier ou sur toile, les représentations d’une humanité irrémédiablement en marche vers un avenir meilleur.

La promesse non tenue de l’art moderne et des avant-gardes artistiques

A partir de 1905 et la naissance du cubisme (date à nouveau arbitraire qui ne vient que pour fixer les idées), s’ouvre une période communément appelée période de l’art moderne qui ne se refermera qu’à la fin des années 1970 avec le délitement des liens entre productions artistiques et messages politiques. Sur ces soixante-dix années se succèdent sans discontinuer une flopée de mouvements artistiques se vivant comme autant d’avant-gardes. Chacun d’eux se perçoit comme une rupture totale d’avec ce qui l’a précédé et charrie avec lui un programme social et politique ; ou à tout le moins une idée précise de ce qu’est une vie humaine digne et réussie. Chacun également affirme haut et fort détenir le dernier mot sur la nature de l’art et la forme qu’il doit prendre. Dans cette lutte sans arrêt recommencée où certains mouvements vont même jusqu’à se raccrocher corps et âme à un régime politique (le futurisme avec le fascisme mussolinien, le réalisme socialiste de l’U.R.S.S) l’art devient un champ de bataille tout aussi important que l’arène politique.

De ce conflit permanent entre écoles, artistes, mouvements résulte une situation d’inventivité rarement égalée. L’affirmation, sans cette reconduite, de la rupture d’avec l’ordre établi pousse naturellement les artistes à transgresser toutes les conventions (artistiques mais pas que) qui rythment la vie des sociétés occidentales. Jusqu’à ce que la transgression et la nouveauté deviennent une quête en soi. Cette inventivité artistique croît également suivant des facteurs externes au domaine artistique.  L’avènement de la photographie, du cinéma (muet puis parlant), de la radio transforme considérablement la production artistique. Les œuvres d’art moderne diffèrent tellement des précédentes (par leur transgression des critères du beau, par les matériaux utilisés et parfois volontairement éphémères, par leur gigantisme quelquefois…) qu’il leur faut des musées à leur mesure. « Des œuvres cosmopolites et qui n’étaient plus belles tout en étant des chefs d’œuvre rendaient indispensables des musées d’un autre type, des espaces spécifiques, des cimaises adaptées à leur particularité. » (p.74).

Mais l’art moderne connaît, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, une série de bouleversements qui ne le laisseront pas indemne. Certainement que la fin des grands récits (ou tout simplement des régimes politiques dont ils étaient proches) sur lesquels les différentes avant-gardes s’étaient appuyées n’a pas aidé. Bien que les œuvres de Gorky aient survécu à la mort de l’U.R.S.S le réalisme-socialiste s’est définitivement effondré avec elle. Sans parler du futurisme qui, s’il compte parmi ses membres aussi bien des socialistes que des communistes, s’était développé dans l’ombre du fascisme mussolinien et succombe à bien des égards au même moment.

Certainement également que les décolonisations successives et la mondialisation des échanges ont conduit à relativiser considérablement la place de l’art moderne et de ses représentants dans une histoire de l’art désormais globale et non plus européenne. Eux qui auparavant ne considéraient les arts non occidentaux que pour mieux s’en inspirer ou se comparer, doivent maintenant leur faire une place au sein même des musées du Vieux Continent.

Peut-être néanmoins que le coup de grâce a été porté, involontairement, par nul autre que les avant-gardes elles-mêmes. En mettant fin à la distinction entre Grand art et arts mineurs (depuis les papiers collés de Picasso jusqu’au ready-made de Marcel Duchamps) les avant-gardes ont certes repensé totalement la façon dont elles allaient toucher le plus grand nombre. Mais elles ont aussi réduit à peau de chagrin la frontière qui les séparait encore des autres produits de la modernité industrielle : la publicité, le marketing et les grandes industries culturelles qui se développent avec la photographie le cinéma et la radio.(8). L’exportation du mode de vie américain finit de détruire cette frontière déjà si poreuse : « modes de vie (Coca-cola, jeans, T-shirts, fast-foods), formes de la publicité, cinéma hollywoodien, musique (jazz, rock, pop music), danse. Dans les arts visuels, c’est le moment où, selon l’expression de Serge Guilbaut : « New york vole l’idée d’art moderne »(9).  (p.81)

A la fin du XXe siècle (et dès la fin des années 1970) il n’y a plus ni Grand Art ni grandes œuvres. L’art moderne qui, dans sa recherche d’absolu, promettait de trouver la forme définitive de l’art, mais également celle de la vie politique, a fini par se dissoudre dans les industries culturelles et s’évaporer(10). Reste selon Yves Michaud trois attitudes face à la mort de l’art moderne.

La première attitude est la constatation par certains de la mort de l’art avec un grand A dans la mesure où celui-ci ne remplit plus de fonction spécifique et se confond désormais avec le tout venant de l’industrie culturelle. « Modernistes attardés et classiques désabusés se retrouvent paradoxalement dans la même déploration de la crise de l’art contemporain. Il leur faudrait de grandes œuvres qu’ils cherchent en vain »(11).

La deuxième attitude est moins sombre mais plus cynique. Elle est l’apanage de ceux qui considèrent qu’il faut se rendre à l’idée de l’ouverture d’un nouveau régime de l’art et de la culture où ces derniers n’ont plus pour fonction d’éveiller les consciences mais bien de divertir. L’art se rapprochant ainsi du tourisme et du spectacle commercial.

La troisième attitude, plus naïve que les deux autres (bien qu’il s’agisse ici d’un jugement personnel) fait l’apologie de la mondialisation qui touche également les productions artistiques comme possibilité qu’adviennent des sociétés multiculturelles et non une homogénéisation des pratiques artistiques. Plus de centre ni de périphérie entre pays ni même au sein des productions culturelles Comme si tout rapport de force entre productions artistiques et culturelles avait disparu et que l’art passait doucement de champ de bataille absolu en un espace harmonieux de cohabitation de tous.

Chacune de ces attitudes, bien que n’en tirant pas les mêmes conséquences, se rend à l’idée que le Grand Art est mort et que les productions artistiques se confondent désormais avec l’industrie culturelle. Mais quelque chose manque fondamentalement pour comprendre comment nous sommes arrivés à cette situation d’un art pour qui n’importe plus ni la forme ni le fond. Et peut-être que ce quelque chose n’est autre qu’une explication « sociologique ». En d’autres termes, si l’art et plus largement la culture sont indissociablement liés aux évolutions de la société il va sans dire qu’ils ne sont pas non plus imperméables aux conflits et luttes qui peuvent exister entre les différents groupes sociaux qui la constitue. Comme comprendre autrement la naissance d’un art contemporain qui est avant tout un art pour élites occidentales ou occidentalisées ?

Misère de l’art contemporain et élites sans valeur

Disons-le tout de suite. Il y a toujours eu des productions artistiques qui ne s’adressaient qu’à un public d’initiés. « Il y a toujours eu des poètes pour happy few et, selon une expression consacrée, des peintres pour peintres. Un art n’a pas forcément vocation à se diffuser démocratiquement comme un service public »(12). Penser le contraire serait de la pure naïveté. En revanche, ce qui est radicalement nouveau dans le cas de l’art contemporain c’est que ce dernier utilise les mêmes matériaux, les mêmes assemblages, les mêmes procédés, les mêmes objets que la société de consommation avec ses produits marketing, ses publicités, ses clips, ses industries etc… Art d’élite et produits de grande consommation (le fameux exemple du mégot de cigarette ou de la bouteille de coca-colas utilisé plus haut) ne diffèrent en rien. Selon l’aveu même d’Yves Michaud « S’il est un cas où le mécanisme bourdivin […] de la distinction s’opère pleinement, c’est celui de l’art contemporain : des expériences très proches voire indistinguables, sont posées comme différentes pour des raisons de…distinction ». Voilà donc la première caractéristique de cet art contemporain : il est un pur art de la distinction d’avec le reste des membres de la société.

L’art contemporain a pour deuxième caractéristique, disons-le également tout de suite, d’être un produit financier comme les autres. Et pour illustrer ce point, le Bouquet of Tulips de Jeff Koons est un exemple plus que parfait(13). Inauguré le 4 octobre 2019 à Paris, dans les jardins des Champs Elysées à Paris, Bouquet of Tulips qui, comme son nom l’indique, représente une main géante tenant onze tulipes de toutes les couleurs, est un « cadeau » de l’artiste américain Jeff Koons à la France en hommage aux victimes des attentats terroristes de 2015 au Bataclan. Cadeau qui n’en a que le nom. Jeff Koons n’a fait don que du dessin. L’œuvre en elle-même a été réalisée par la fonderie allemande Arnold, spécialisée dans les productions technologiques avancées et a été financée par les impôts des Parisiens et la mobilisation des milieux financiers franco-américains. 

A l’initiative de cette mobilisation financière, on retrouve l’ambassadrice des Etats-Unis en France, Jane D.Hartley qui est une spécialiste de la levée de fonds politique et du lobbyisme ayant travaillé pour le parti Démocrate lors des campagnes respectives de Bill Clinton et de Barack Obama. Son mari, Ralph Schlosstein, est quant à lui un spécialiste de l’ingénierie des achats et fusions d’entreprises et un proche de Larry Fink, le fondateur du premier fonds d’investissement du monde, Blackrock.

Côté français on retrouve l’entreprise Noirmontartproduction, fondée par Jérôme et Emmanuelle de Noirmont, qui accompagne les artistes « bankable » dans la réalisation d’expositions et la mobilisation des fonds nécessaires. On retrouve également la structure de droit privé créée sur demande d’Anne Hidalgo en 2015 « Fonds pour Paris » (liée à Paris Foundation une association américaine miroir). Yves Michaud dresse d’ailleurs la liste de membres du conseil d’administration de la structure à la date du 1er novembre 2019 : cinq élus municipaux et neuf personnalités représentant le monde des affaires, du tourisme et de l’immobilier. On y retrouve notamment : Laurent Dassault, petit-fils de Marcel Dassault, Georges Rech, ancien ministre de la Culture du gouvernement Raffarin en 2002 et conseiller de François Pinault ; Anne Maux, présidente d’Image7 et proche de François Pinault ; Rémi Gaston-Dreyfus qui préside le conseil d’administration du fonds et est le président de la foncière d’investissement GDG spécialisée dans la rénovation et la restructuration d’actifs immobiliers. Gaston-Dreyfus est par ailleurs membre de Christie’s, la société de vente aux enchères de François Pinault. « La composition du groupe parle d’elle-même : il s’agit d’une élite de pouvoir […] d’un réseau de décideurs et d’influenceurs du monde politico-financier tournés vers l’art contemporain, le commerce du tourisme et l’immobilier, une sorte de nomenklatura mondaine parisienne.(14)»

Tout ce petit monde s’est donc réuni afin de lever les fonds nécessaires pour que voit le jour le bouquet de tulipes de Jeff Koons. La liste des donateurs(15) témoigne par ailleurs qu’il ne s’agit pas d’une banale et généreuse opération de bienfaisance mais plutôt d’une affaire de promotion de l’art américain à travers le soutien d’un de ses artistes les plus financièrement attractifs(16). Voilà donc la deuxième caractéristique de l’art contemporain : il s’est étendu un peu partout via « les marchés financiers, que ce soit LBO, ventes à découvert, bons spéculatifs » et couvrant ses opérations artistiques les plus ridicules (à l’image des tulipes) à coup de sentiments convenus (solidarité envers les victimes, joie de vivre face au terrorisme). En somme, un pur produit financier au service d’intérêts, osons dire le mot, de classe.

N’en déplaise aux prophètes des temps malheureux, le capitalisme libéral « est parvenu à créer un art à son image, un art affranchi des injonctions et des illusions modernistes, un art sans modèles, sans valeurs, sans idéaux, sans perspective humaniste, bref, un art « conforme », témoin désabusé, très peu contestataire, véritable sismographe d’un monde agité et déboussolé »(17).

Art gazeux, art identitaire, art écologique

De la même manière que l’époque moderne a eu son art (moderne) qui n’était jamais que son reflet, partageant avec lui ses obsessions (celle de l’avenir et du radicalement nouveau) ; l’époque contemporaine a des produits culturels et artistiques qui lui ressemblent. Dans l’art contemporain comme dans les industries de divertissement, qu’importe les matériaux, qu’importe même la signification d’une œuvre (ou l’absence de signification), il faut du radicalement nouveau qui ne tient compte d’aucune tradition passée, qui s’évanouit tout de suite après (certains artistes prenant d’ailleurs l’habitude de produire des œuvres pour des événements particuliers et les détruisant juste après) mais qui rapporte. Aux artistes certes, mais surtout aux actionnaires. Laissant la mémoire vierge de tout souvenir et les musées avec un dilemme insolvable : comment faire le tri dans le tout-venant industriel de la production contemporaine et conserver ce qui n’a pas vocation à durer ?

Et si l’art est souvent le reflet (traitre ou fidèle) d’une époque, il y a fort à parier qu’il sera secoué demain par les mêmes forces qui sévissent dès aujourd’hui dans les autres domaines de la vie humaine. Sans conteste, et comme elle bouleverse le marché du travail, les loisirs, la recherche scientifique, l’intelligence artificielle fait déjà sentir ses effets sur l’art. L’IA repose avec insistance la question de sa définition (peut-il y avoir des œuvres quand il n’y a pas d’artiste ? Peut-il y avoir du beau quand il n’est produit que par des technologies ?). Et loin de stopper le côté évanescent des productions artistiques et culturelles contemporaines, l’IA risque au contraire de lui donner un nouveau souffle. Dès 2016, Microsoft a lancé The Next Rembrandt. Un logiciel capable de stocker et d’analyser tous les détails des visages et portraits peints par Rembrandt puis de réaliser, à l’aide d’une super-imprimante, de nouveaux portraits que le maître hollandais aurait pu signer de sa main(18). La mélodie du morceau « Hello Shadow » interprété par Stromae et Kiesza a été composée de bout en bout par une intelligence artificielle.  

La tentation d’un art et d’industries culturelles « identitaires » se fait également de plus en plus forte et connaît déjà des manifestations multiples. En 2019 la représentation des Suppliantes d’Eschyle dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne est bloquée par des manifestants car dénoncée de manière saugrenue comme une pièce raciste. Un an auparavant, c’est Ariane Mnouchkine et Robert Lepage qui sont accusés d’appropriation culturelle, pour leur pièce Kanata. Peu à peu, et fortement poussé en ce sens par quelques mouvements et militants de gauche, l’art est gagné par l’idée qu’il n’a pas à réinterroger l’ordre et les identités, si fluctuantes et mouvantes soient-elles. Les différents régionalismes se saisissent de l’art et investissent dans les productions culturelles pour qu’on leur reconnaisse une identité propre en tant que nation (même si cela donne parfois des idées saugrenues comme la succursale du musée Guggenheim, soit la panacée de l’art américain, à Bilbao en pleine terre basque). Les conservateurs n’hésitent plus à produire des films faisant l’apologie des monarchies d’antan. Cet art identitaire est tourné vers un passé de nouveau glorifié à la mémoire de vaincus qui se transforment en victimes éternelles (et dont le statut de victime se transmet de génération en génération) où à celle d’une grandeur disparue (à la manière du film produit par le Puy du fou « Vaincre ou mourir » en hommage au royaliste et chef vendéen Charrette lors des guerres de Vendée pendant la Révolution française).

On peut d’ailleurs difficilement en vouloir à cet « art identitaire » de resurgir. De la même manière que la croissance infinie de la production économique et le flux continue des marchandises touchent aux limites naturelles de la planète, l’art contemporain et les industries culturelles de masse approchent des limites biologiques et cognitives de l’être humain. Le flot permanent des clips musicaux, des films et plateformes vidéos, des jeux-vidéos, des expositions élitistes qui n’émeuvent personne, des affichages publicitaires aussitôt détournés, ne laisse finalement aucune trace. Tout coule, tout passe. Si vite que l’oreille est sourde avant que d’être réellement stimulée, la rétine abreuvée jusqu’à plus soif. Le cerveau quant à lui n’a pas le temps de sélectionner ce qui compte et ne compte pas. Le temps d’attention se réduit considérablement (8 secondes en moyenne, soit moins que le poisson rouge(19)). Le souvenir est enterré avant que d’être. Les sens sont tellement irrités qu’on loue désormais des caissons d’isolation sensorielle pour faire l’expérience de courts instants sans lumière, sans son, sans toucher, sans odeur ni sensation d’apesanteur.

Dans ce contexte, quel réflexe plus naturel que celui de se tourner vers ce qui nous semble avoir passé avec succès l’épreuve du temps ; avoir duré plus d’une génération(20). Les pyramides d’Egypte et celles des civilisations précolombiennes, le Parthénon d’Athènes, le Colysée et le mur d’Hadrien, les cathédrales européennes, les temples d’Angkor, le pavillon d’or à Kyoto laissent des souvenirs plus mémorables que ne le fera jamais le Bouquet of Tulips de Jeff Koons(21).

Mais il y a fort à parier que l’art sera également bouleversé par la prise de conscience de la crise écologique et environnementale. Si les manifestants écologistes collant leurs mains à l’aide de Superglue à des tableaux de Monet ou jetant de la soupe sur un Van Gogh laissent une piètre image des relations entre art et écologie, il y a heureusement quelque chose de plus profond qui prend place, doucement. Peu à peu, l’art est gagné par l’idée qu’il a aussi son mot à dire sur les relations désormais exécrables de l’être humain avec son environnement naturel. Avouons tout de suite qu’il y a beaucoup de snobisme là-dedans. L’art contemporain en particulier a érigé les sentiments convenus sur la crise écologique au même niveau que son apologie de l’inclusion de « l’Autre ». Mais une fois balayé d’un revers de main les productions superficielles, un autre paysage apparaît, parsemés d’œuvres aux formes multiples (sculptures, peintures, cinéma, jardins, musiques). Des noms d’artistes se dessinent. S’il ne fallait en citer qu’un ce serait celui de Noémie Goudal dont les photographies, toujours à la lisière entre réalité et fiction, montre une vie humaine fantomatique (incarnée par des monuments froids et délaissés au milieu de paysages vierges) aux prises avec le glissement du monde naturel(22). La programmation culturelle de villes comme Malakoff montre d’ailleurs suffisamment la place que prend désormais l’écologie dans les multiples productions artistiques(23).

Le beau, comme préoccupation artistique mais également politique, est loin d’avoir disparu des considérations citoyennes. Mais il n’est plus dans les multiples vernissages pour artistes « bankable ». Il est dehors : dans la contemplation de la nature ; dans la cohabitation entre édifices humains et vivants. Pour preuve la dernière étude de la fondation Jean Jaurès sur « Les Marseillais et leur ville » : 77% des Marseillais trouvent que leur ville est belle. Et 71% d’entre eux considèrent que les espaces naturels constituent l’un des critères les plus importants pour la beauté d’une cité(24).

Peu à peu également, cet art écologique voit naître ses propres théories, ses propres exercices de pensée. Comme tout courant politique ou artistique, il y a du bon et du moins bon. Voire du fondamentalement mauvais. Mais certains, à l’instar de Guillaume Logé, mérite d’être salués pour le travail formidable qu’ils ont entrepris. L’auteur de Renaissance sauvage : l’art de l’Anthropocène revient sur la Renaissance italienne du XVe siècle, moment de bascule, parfaitement incarné par l’œuvre de Léonard de Vinci ou encore l’invention de la perspective, où les différents domaines de la connaissance (sciences, philosophie, art) se conjuguent et donnent ainsi un souffle nouveau à la création humaine.

Plutôt que de mener une critique caricaturale et monolithique de la modernité comme mépris de la nature et adoration de la technique, Guillaume Logé souligne en son sein la présence de traditions artistiques et politiques « écologistes ». Parmi elles il y a ce qu’il appelle la « Renaissance sauvage ». A travers ce nom énigmatique est désignée une tradition débutant dès la fin du XIXe siècle (et se prolongeant jusqu’à nos jours) et s’incarnant dans différents mouvements artistiques comme le mouvement Arts and Craft. Parsemée de textes comme celui de William Morris Les arts décoratifs, leur relation avec la vie moderne, la Renaissance sauvage est avant tout un appel à une nouvelle collaboration entre les arts, les sciences et la nature.

C’est d’ailleurs tout le génie de Guillaume Logé que d’avoir compris que « l’art écologique » (au même titre qu’une politique écologique par ailleurs) ne pourra jamais être un art du radicalement nouveau. Pour s’imposer il lui faut retrouver le fil de traditions perdues au travers de grandes figures artistiques mais également de pratiques culturelles ancrées dans des traditions populaires. Il n’est d’ailleurs pas le seul à explorer cette voie. Mickaël Löwy et Robert Sayre revisitent le romantisme qui est selon eux bien plus qu’un mouvement littéraire. Il est « une protestation culturelle contre la civilisation capitaliste et une critique radicale des dégâts infligés par celle-ci à la planète qui court de la fin du XVIIIe siècle à aujourd’hui ». Le poète et éditeur William Morris fait, pour eux aussi, office de phare écologique dans la nuit industrielle. Mais d’autres figures tracent une ligne chronologique pour arriver jusqu’à nous : le botaniste-voyageur William Bartram, le peintre Thomas Cole, Walter Benjamin et sa dénonciation du meurtre de la nature, l’essayiste Raymond Williams et finalement Naomie Klein. Un retour donc sur la dimension critique que contient le romantisme vis-à-vis du progrès technologique mais pas une glorification éhontée du passé(25).

Prolongeant sa réflexion dans son Musée monde, Guillaume Logé redonne ses lettres de noblesses à une institution trop longtemps discréditée à gauche comme élitiste. Loin d’être dépassé, le musée (quand il ne ressemble pas à un parc d’attraction) est un refuge autant mental que physique, au même titre que la salle de classe, permettant de se couper du flot incessant des activités humaines pour mieux s’émerveiller et percevoir autrement le monde qui nous entoure. En son sein, peuvent s’imaginer d’autres façon de faire collaborer sciences, arts et nature.

L’art n’a donc jamais cessé d’être un champ de bataille. Mais ce n’est plus désormais le futurisme, le réalisme socialiste ou (en peinture) l’expressionnisme abstrait américain qui occupent ce champ. Tout du moins sur la scène artistique européenne et nord-américaine. Art gazeux (sous les traits de l’art contemporain comme des industries de divertissement), « art identitaire » et « art écologique » ont pris leur place(26).  L’avenir sera certainement marqué par le mélange des genres : l’art identitaire n’ayant aucun mal à produire du divertissement quand il s’agit de convaincre quant aux malheurs subis par l’un de ses héros (comme le le film Vaincre ou Mourir du Puy du Fou). Les multiples productions des industries culturelles, à la manière des films Netflix, continueront encore longtemps d’être utilisées par les élites mondialisatrices, afin de maintenir la température de nos sociétés en dessous du niveau d’ébullition.

L’art écologique devra certainement faire face au défi de sa démocratisation. Il lui faudra éviter le snobisme caractéristique de l’art contemporain et ne pas se transformer en niches pour militants politiques écologistes métropolitains. Mais si les artistes qui le composent y arrivent, il peut être une formidable chance d’éveiller les consciences quant au défi, éminemment politique, de l’urgence climatique et d’imaginer de nouvelles voies de collaboration entre sociétés humaines et nature.

Quant aux artistes, la place qu’ils ont désormais dans nos sociétés contemporaines n’a plus rien à voir avec celle qu’occupaient auparavant les diverses avant-gardes du XXe siècle. Certes, la responsabilité sociale qui est la leur, puisqu’ils sont un groupe indispensable à la remise en cause de la société telle qu’elle va, n’est pas près de s’éteindre. Mais on ne leur demande plus de définir les critères ultimes du beau et encore moins du juste. Fini les artistes prophètes. Et c’est tant mieux.

Une figure se détache à la fin de cet article. C’est celle de Cornélius Castoriadis, que nous avions évoqué plus haut, et des derniers mots qu’il prononça lors de la conférence donnée à Madrid en 1994 : « La philosophie nous montre qu’il serait absurde de croire que nous aurons jamais épuisé le pensable, le faisable, le formable, de même qu’il serait absurde de poser des limites à la puissance de formation qui gît toujours dans l’imagination psychique et l’imaginaire collectif social-historique. Mais elle ne nous empêche pas de constater que l’humanité a traversé des périodes d’affaissement et de léthargie, d’autant plus insidieuses qu’elles ont été accompagnées de ce qu’il est convenu d’appeler un « bien-être matériel ». Dans la mesure, faible ou pas, où cela dépend de ceux qui ont un rapport direct et actif à la culture, si leur travail reste fidèle à la liberté et à la responsabilité, ils pourront contribuer à ce que cette phase de léthargie soit la plus courte possible »(27).

Références

(1)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p.239

(2) Ibid.90

(3) Ibid.75.

(4) Ibid. p.89

(5) Il ne faut d’ailleurs pas confondre art démocratique et art populaire selon Castoriadis. Un art peut être démocratique même s’il ne correspond pas au goût populaire dans la mesure où il est libérateur. Par ce qu’il montre, il remet en cause l’ordre existant, ou l’expose totalement nu et sans défense. « Et il est démocratique alors même que ses représentants peuvent être politiquement réactionnaires, comme l’ont été Chateaubriand, Balzac, Dostoïevski, Degas et tant d’autres. » Ibid.p.245. La comédie humaine de Balzac expose les vices de la bourgeoisie triomphante face à une aristocratie condamnée. Les mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand exprime comme aucune autre œuvre le passage entre deux époques et deux conceptions du temps (l’Ancien Régime tourné vers la glorification du passé et la Révolution qui fait de l’avenir un horizon d’espoir et de progrès). « Je me suis retrouvé entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue ».

(6) Bien sûr, le simple retour, en peinture, à la figuration ne résoudra jamais la fracture qui existe entre classes populaires et monde artistique. Pas plus que la simple exposition d’œuvres d’art prêtées par les musées et exposées dans les usines et les entreprises. Le sort des Constructeurs, le plus connu des tableaux de Fernand Léger – peintre aux origines populaires et au compagnonnage longtemps assumé avec le Parti Communiste – représentant des ouvriers sur des poutrelles métalliques, en est un exemple bien triste. Exposé dans la cantine des usines Renault à Boulogne-Billancourt en 1953, l’œuvre ne fait l’objet que de ricanements. « Je savais qu’il était inutile de faire des expositions, des conférences, ils ne viendraient pas les gars, ça les rebute. Alors, je décidai que la meilleure chose à faire était de les faire vivre avec la peinture, raconte Fernand Léger, en 1954 à la critique Dora Vallier dans Cahiers d’art. A midi, les gars sont arrivés. En mangeant, ils regardaient les toiles. Il y en avait qui ricanaient : “Regarde-les, mais ils ne pourraient jamais travailler ces bonhommes avec des mains comme ça.” En somme, ils faisaient un jugement par comparaison. Mes toiles leur semblaient drôles, ils ne comprenaient rien. Moi, je les écoutais, et j’avalais tristement ma soupe… »

(7)Jean Clair, Considérations sur l’Etat des Beaux-Arts, Critique de la modernité, Gallimard, Folio Essais, 1983, p.81

(8) Ce rapprochement est entrevu très tôt par Walter Benjamin (L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique).

(9) Yves Michaud, L’art à l’état gazeux, Essai sur le triomphe de l’esthétique, Pluriel, 2011, p.81

(10) Selon l’expression d’Yves Michaud qui parle de vaporisation de l’art et d’un art désormais « gazeux ».

(11) Ibid. p.102

(12) Ibid. p.45

(13) Voir Yves Michaud, Ceci n’est pas une tulipe, Art, luxe et enlaidissement des villes, Fayard, 2020.

(14) Ibid. p53

(15) Weber investissements (fonds d’investissement), Kenneth C. Griffin (fonds spéculatif), Accor (groupe hôtelier), Cantor Fitzgerald/Aurel BGC (société de Bourse), Financière Saint James Michaël Benabou (Investissement immobilier), Jane Hartley et Ralph Schlosstein (Evercore), LVMH (luxe), Chaille B. Maddox & Jonathan A.Knee (Evercore), Natixis (banque), Debra & Leon Black (comme l’indique Yves Michaud, ancien financier ayant participé à la création des bons spéculatifs), Free (Xavier Niel), Tishman Speyer (société immobilière), Leonard A. Lauder (Société Estée Lauder et collectionneur), J.P Morgan (banque), The Edward John and Patricia Rosenwald Foundation (fondation philanthropique à partir de fortune bancaire) et Bloomberg (marchés financiers).

(16) L’emplacement de l’œuvre laisse lui aussi place à quelques interrogations. Œuvre prétendument commémorative des attentats du Bataclan, on s’attendrait à ce qu’elle soit placée à proximité des lieux du massacre. Rien de tel. Le choix de Jeff Koons et de ses agents s’est d’abord porté sur la colline de Chaillot, entre le palais de Tokyo et le musée d’Art moderne de la ville de Paris. Puis, après négociation avec la mairie de Paris, il a été décidé d’installer ce Bouquet of Tulips dans les jardins des Champs-Elysées, non loin du Petit Palais.  L’art américain ne s’exporte pas partout (et surtout pas du côté de la Villette, lieu parmi d’autres proposés par la Mairie), il lui faut occuper le centre du monde financier, artistique et politique parisien.

(17) Marc Jimenez, « La fin de la fin de l’art », Le Philosophoire, vol. 36, no. 2, 2011, pp. 93-99.

(18) https://www.forbes.fr/technologie/une-intelligence-artificielle-peut-elle-produire-de-l-art/

(19) https://atlantico.fr/article/decryptage/alerte-a-la-panne-d-intelligence–notre-duree-d-attention-moyenne-est-en-chute-libre-depuis-l-an-2000–que-se-passe-t-il–philippe-vernier

(20) Le succès des patrimoines matériels et immatériels (et ce qu’on appelle désormais la patrimonialisation de l’histoire) est un symbole parfait de l’union du tourisme de masse et de la consommation à outrance d’avec l’image d’un passé glorieux avant que d’être interrogé.

(21) Un monument, selon la définition d’Alois Riegl, citée par Yves Michaud, est « une œuvre érigée avec l’intention précise de maintenir à jamais présents dans la conscience es générations futures des événements ou des faits humains particuliers (ou un ensemble des uns et des autres) ».

(22) Il y a également les réseaux de toiles tissés par des araignées et réalisés par Tomás Saraceno.

(23) https://maisondesarts.malakoff.fr/3/agenda.htm

(24) https://www.jean-jaures.org/publication/les-marseillais-et-leur-ville/

(25) Dans « Leur tradition et la nôtre » paru dans la revue britannique Tribune, le sociologue marxiste Vivek Chibber déconstruit l’idée saugrenue selon laquelle la gauche et le socialisme n’auraient qu’un rapport de pure négation de la tradition. Au contraire, le mouvement ouvrier n’a cessé de s’appuyer sur les traditions locales et les résistances populaires pour résister à la destruction des milieux de vie par le développement du capitalisme industriel puis financier.

(26) Il ne s’agit bien évidemment ici que de grands « idéaux-types ».

(27) Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, La culture dans une société démocratique, op.cit p.248

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

La gauche entre régression néolibérale et obsession identitaire

Alors que des forces du NFP cherchent à convaincre le président de la République de nommer un Premier ministre de gauche, David Cayla propose une analyse dure mais lucide de la situation électorale après les législatives 2024. Entre une gauche prête à accompagner le néolibéralisme et l’autre qui ne jure que par les affects, une voie est possible.

Lire la suite »

Lire aussi...

Le choc des souverainetés, nouvel horizon du XXIe siècle ?

Le choc des souverainetés, nouvel horizon du XXIe siècle ?

Ce n’est pas au choc des civilisations de Samuel Huntington auquel nous devrions nous attendre au cours du XXIe siècle mais bien à un choc des souverainetés. C’est en tout cas la thèse défendue par Pascal Lorot, le président de l’institut Choiseul, dans son ouvrage « Le choc des souverainetés (1)» .

Pas de démondialisation en vue mais bien une nouvelle étape de la mondialisation. La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine confirment des tendances à l’œuvre depuis longtemps mais que nous ne pouvions auparavant observer qu’à partir de signaux faibles. « Depuis plusieurs années, en effet, la mondialisation, à la fois comme école de pensée et phénomène économique, a cessé d’être dominante. Relocalisations d’usine, recherche de production industrielle, circuits courts, localisme économique sont en vogue »(2).

Nous assistons peu à peu, et selon Pascal Lorot, à un réveil des souverainetés qui se manifeste sur l’ensemble de la planète. Aux Etats-Unis d’abord, où la croyance en leur « Destinée manifeste » n’a rien perdu de sa superbe et qui, face aux appétits chinois, traitent désormais leurs alliés européens et asiatiques en vassaux. En Chine, qui dernièrement a interdit l’exportation de technologies d’extraction et de séparation des terres rares (et se montre de plus en plus agressive vis-à-vis de ses voisins). En Russie avec bien évidemment l’agression de l’Ukraine. Mais les trois grands ne sont pas les seuls concernés.

L’Arabie saoudite se conçoit de plus en plus comme la marraine d’un monde arabe émancipé de la tutelle américaine. La Turquie néo-ottomane d’Erdogan assoit peu à peu son emprise sur la Méditerranée orientale, la Transcaucasie et le Proche-Orient. L’Iran, par l’intermédiaire de son stratège le général Soleimani mort en 2020, a étendu son influence en Irak, en Syrie, au Liban et s’affirme comme une puissance régionale sur laquelle il faut désormais compter.

L’Europe n’échappe pas à la règle. Le Brexit d’abord et le projet « Global Britain » imaginé par l’ancien premier ministre Boris Johnson ouvre la voie. L’Allemagne ensuite, dont le chancelier Olaf Scholz proclame l’avènement d’un « changement d’époque », jette désormais son dévolue sur l’Est de l’Europe et souhaite devenir le centre névralgique d’une Union européenne élargie à une trentaine de membres. La Pologne et la Hongrie rompent quant à elles avec le progressisme et les valeurs européennes pour célébrer leurs spécificités nationales et la défense de la civilisation occidentale face au « déferlement de hordes de barbares ».

L’abandon de la souveraineté des Etats européens

Plus que pour toute autre partie du monde, le choc des souverainetés qui se profile représente un défi pour l’Union européenne. Ayant parfaitement intégré les logiques qui prévalaient lors de la dernière phase de la mondialisation (entamée dès les années 1970 et dont les maîtres mots étaient libération des capitaux, financiarisation de l’économie, dérégulation du commerce international et désindustrialisation) rares sont les outils qui lui restent pour appréhender les défis qui se posent désormais à elle. Certes l’agression de l’Ukraine a réveillé quelques esprits européens mais l’atmosphère idéologique qui prévaut dans les institutions de l’union ne fait guère la part belle au concept de souveraineté.

Ce désamour est avant tout le fruit d’une histoire. Celle d’élites occidentales biberonnées au nomadisme et au sans-frontiérisme promus par les héritiers revendiqués de Deleuze et Foucault. Et Pascal Lorot de citer Christopher Lash « Les nouvelles élites sociales ne se sentent chez elles qu’en transit, sur le chemin d’une conférence de haut niveau, de l’inauguration d’un gala d’un nouveau magasin franchisé, de l’ouverture d’un festival international de cinéma, ou d’une station touristique encore vierge. Leur vision du monde est essentiellement celle d’un touriste – perspective qui a peu de chances d’encourager un amour passionné pour la démocratie(3) ».

Mais c’est également le fruit d’une stratégie bien rodée d’américanisation des classes dirigeantes européennes et de leur conversion à l’American way of life. Nombreux sont les think tanks américains encore présents sur le continent et assurant la formation idéologique des futurs décideurs économiques, politiques, associatifs, etc. Le plus emblématique d’entre eux est sans doute la French-American Foundation (FAF) qui envoie chaque année sur le territoire américain une promotion de jeunes européens prometteurs pour les former au mode de pensée et aux intérêts de l’Oncle Sam. Une fois de retour sur leur terre natale, ces « young leaders » constituent de formidables relais des positions américaines comme ce fut le cas lors du rachat de la division d’Alstom par General Electric en 2014(4).

Ainsi ouvert aux quatre vents par ses propres dirigeants, l’Europe est selon Pascal Lorot le seul ensemble régional dépendant de tous les autres : de la Chine pour les biens et marchandises, de l’Inde pour les techniciens et les informaticiens, des Etats-Unis pour les nouvelles technologies et jusqu’il y a peu de la Russie pour l’énergie.

Parmi les exemples étudiés dans son ouvrage, l’auteur s’attarde sur un problème franco-français mais symptomatique d’une situation qui tient de l’auto-sabordage : le parc nucléaire hexagonal. Sous le poids conjoint de stratégies d’influence étrangères (allemandes notamment) et d’écologistes inconséquents, le parc nucléaire français a vu ses capacités réduites, ses investissements diminués, ses compétences et savoir-faire délaissés. Si bien que la relance de la production nucléaire annoncée par le gouvernement en 2022 va nécessiter l’embauche de 10 000 à 15 000 personnes chaque année jusqu’en 2030. Dans un monde cherchant à s’émanciper du pétrole et du gaz, et où les programmes de nucléaires civils se multiplient sur l’ensemble des continents, ce désarmement industriel tient du paradoxe le plus total.

Un paradoxe qui s’épanouit dans beaucoup d’autres domaines (agriculture avec la signature d’un ensemble de traités de libre-échange, automobiles avec des constructeurs européens dépassés par l’arrivée sur le marché de véhicules électriques américains et chinois, etc…). Ce qui fait douter l’auteur de l’ouvrage quant à notre « aptitude à affronter les bouleversements à venir. En l’absence d’une volonté réelle de défendre et promouvoir les attributs de leur souveraineté, la France et l’Europe ne pourront s’adapter aux événements chaotiques qui se profilent à l’horizon ».

Le chaos qui vient

Si la pandémie de Covid-19 est sans conteste une crise sanitaire elle est tout autant une crise géostratégique et la manifestation la plus concrète d’une réalité qui s’impose désormais à nous : la mondialisation n’est plus l’occidentalisation du monde.

La précédente étape de la mondialisation, incarnée économiquement par la liberté totale de circulation des capitaux et politiquement par l’imposition de gré ou de force des valeurs occidentales, a été rendue obsolète par la guerre douanière et commerciale que se livrent désormais les Etats-Unis et la Chine pour l’hégémonie mondiale. La vieille lune néo-libérale d’un monde pacifié par les vertus d’un capitalisme débridé a vécu.

Se font désormais face deux nations-empires : l’empire millénaire chinois (après la parenthèse qu’ont représenté les deux derniers siècles d’humiliation occidentale débutée avec les guerres de l’Opium) et l’empire américain. Leur compétition étendue à l’ensemble des domaines de la vie humaine (économique, culturel, politique, diplomatique, etc…) fait craindre leur chute dans le « piège de Thucydide » : « la survenue d’un affrontement difficilement évitable entre une puissance dominante et sa rivale émergente »(5).  

Les motifs d’affrontement ne manquent pas. Taïwan est certainement le plus visible de tous. Principal producteur mondial de semi-conducteurs et démocratie libérale, son indépendance est à la fois un affront aux yeux du pouvoir chinois et une nécessité pour les Etats-Unis. Engagés dès 1979 avec le Taiwan Relations Act dans la défense de l’île, l’oncle Sam serait tenu d’intervenir si la Chine envahissait Taïwan.

L’Union européenne et la France ont vu leurs marges de manœuvre diplomatique se réduire à peau de chagrin avec le conflit russo-ukrainien. L’Hexagone, comme l’indique Pascal Lorot, a proposé en 2006 un projet de sécurité croisé de l’Ukraine par l’intermédiaire de l’OTAN et de la Russie assurant la neutralité et l’indépendance du pays. Si l’idée est accueillie favorablement par Moscou, Washington la rejette catégoriquement et œuvre à l’intégration de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN. Plus encore, la maison blanche favorise la constitution d’un front panturc (par l’intégration des républiques turcophones d’Asie centrale au territoire d’Ankara) et à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne afin d’affaiblir tout autant l’Europe que la Russie.

Confiante dans sa suprématie diplomatico-militaire, elle refonde désormais sa suprématie économique par le subventionnement massif des produits « made in USA », l’extraterritorialité de son droit et l’imposition d’un nouvel ordre international protectionniste. Et Pascal Lorot de citer le ministre français de l’Economie Bruno Le Maire : « Le véritable risque européen, c’est le décrochage technologique, industriel et économique, qui laisserait le champ libre aux Etats-Unis et à la Chine ».

On regrette néanmoins que l’auteur ne s’attarde que trop peu sur la crise climatique qui représente sans l’ombre d’un doute un vecteur de chaos international et un défi immense pour l’Humanité..

Les nouvelles frontières de la souveraineté

En août 2022, Joe Biden signe le Chips and Science Act permettant le soutien de l’industrie américaine de la tech à hauteur de 280 milliards de dollars (52,7 milliards pour les semi-conducteurs). La réplique américaine à l’ascension chinoise en matière de nouvelles technologies est donc sans appel.

Pour ce qui est de l’Europe et de la France, Pascal Lorot montre combien le retard est grand : « l’Union européenne investit cinq fois moins que les Etats-Unis dans la R&D privée, elle y consacre 40 milliards d’euros par an, contre 200 milliards outre-Atlantique et 64 milliards dans l’empire du Milieu où ce montant croît de 15% chaque année. Quant aux start-ups du Vieux Continent, elles ont attiré trois fois moins de financements que celles d’Amérique du Nord dans la période post-Covid ». Pas de « techno-puissance » pour l’Europe.

Des pistes visant à combler ce retard sont néanmoins avancées. D’abord l’impératif de garantir la sécurité des infrastructures et services de stockages de données sensibles (à l’image du cloud souverain Numspot(6)).

Ensuite l’adoption d’alternatives européennes aux solutions américaines et chinoises. Et là-dessus le législateur a une place importante : par la promotion de normes plus rigoureuses en matière de réversibilité, d’interopérabilité et de portabilité des données, les acteurs européens se retrouveraient de facto mieux positionnés sur un marché hautement concurrentiel mais peu soucieux de la protection des utilisateurs(7).

Enfin, à travers une meilleure coordination entre la recherche et les investissements, la stratégie européenne et française gagnerait à se concentrer sur les technologies essentielles à la souveraineté et pour lesquelles un leadership est encore possible.

Le législateur peut effectivement favoriser l’émergence d’un écosystème technologique souverain : à l’échelle française par exemple en faisant de la commande publique un levier pour les technologies européennes. A l’échelle européenne en élargissant le traitement différencié d’opérateurs de pays tiers (déjà mis en œuvre pour les services publics, les postes, les transports et la défense) aux infrastructures numériques et aux technologies critiques (IA, semi-conducteurs, technologies quantiques et nucléaires, etc…).

Bien que devant être radicalement questionnée, la haute intensité technologique de nos sociétés contemporaines (et leur transition vers des économies décarbonées) fait des métaux précieux et terres rares un enjeu de souveraineté à part entière. Pascal Lorot cite avec raison les mots de Guillaume Pitron, récompensé par le prix du meilleur livre d’économie en 2018 « Tous les pans les plus stratégiques des économies du futur, toutes les technologies qui décupleront nos capacités de calcul et moderniseront notre façon de consommer de l’énergie, le moindre de nos gestes quotidiens et même nos grands choix collectifs vont se révéler tributaires des métaux rares(8) ».

Deux difficultés apparaissent dans ce secteur : d’une part, la demande mondiale en métaux stratégiques ou critiques connaît une forte augmentation en raison de la croissance démographique et du développement économique des pays émergents (mais également du développement de nouvelles filières industrielles liées à la transition numérique et écologique). D’autre part, le marché, par les hasards de la géographie, est fortement oligopolistique. Afrique du Sud, Australie, Brésil, Canada, Chine, Etats-Unis, Kazakhstan, Russie, Chili et Pérou concentrent la majorité des ressources connues. La République démocratique du Congo dispose quant à elle de 50% des réserves de cobalt, 80% des réserves de coltan.

Mais au-delà des hasards de la géographie, la situation oligopolistique du marché des métaux stratégiques et critiques tient également à la stratégie bien rodée d’un acteur désormais incontournable : la Chine. A travers une diplomatie minière parfaitement structurée sur l’ensemble des continents depuis plus de vingt ans, des géants miniers et un marché intérieur en pleine croissance, l’empire du Milieu est pleinement hégémonique. Il détient 95% des opérations sur les terres rares, 60% pour le cobalt et le lithium, 40% pour le cuivre. « De ce fait, la Chine est en capacité de fixer les prix du marché sur les terres rares et de nombreux métaux : elle représente par exemple 58% de la production mondiale d’acier ».Au-delà d’une stratégie minière hexagonale à renouveler selon l’auteur (qui appelle à inventer la mine du XXIe siècle en France, pays européen disposant d’un potentiel minier important pour le lithium dans le Massif central, pour le tungstène dans les Pyrénées, pour le nickel dont 20% des réserves mondiales sont en Nouvelle-Calédonie) l’enjeu est celui de la sécurisation de nos approvisionnements en reconstituant nos stocks stratégiques et en déployant une véritable diplomatie des métaux.

L’augmentation drastique des capacités de recyclage des métaux stratégiques et critiques constitue également un volet indispensable d’une stratégie souveraine. De bons exemples existent déjà, à l’image de l’entreprise Aubert&Duval à l’origine d’EcoTitanium (filière de recyclage de titane intégrée de qualité aéronautique européenne).

On regrette néanmoins que peu de mots soient consacrés à l’émergence de technologies alternatives. La coopération efficace entre le CNRS et l’entreprise Tiamat est par exemple à l’origine de la batterie au sodium (dont les qualités sont remarquables : temps de recharge dix fois plus rapide que les batteries au lithium et durée de vie d’une dizaine d’année contre 3 à 4 pour celles au lithium). Ces nouvelles batteries pourront alimenter les véhicules électriques pour des trajets urbains (de 0 à 200km) mais également jouer un rôle clé pour le stockage des énergies éolienne et solaire. Par ailleurs, le sodium étant beaucoup plus abondant et présent un peu partout sur la planète (et son extraction étant plus écologique que le lithium) son utilisation réduit les risques de tension géopolitique(9).

Les mers, loin d’être un espace secondaire, constituent l’un des domaines où ce choc des souverainetés est déjà à l’œuvre. 90% du commerce mondial transite par bateau et 99% des flux de données passent par des câbles sous-marins. Les sols et sous-sols marins sont, quant à eux, potentiellement riches en métaux (pour le territoire français : sulfures polymétalliques et encroûtements cobaltifères du côté de la Polynésie française et nodules polymétalliques dans les eaux de l’atoll de Clipperton)(10).

La France occupe par ailleurs une place spécifique dans cette lutte maritime. Disposant de 11 millions de km2 de mer territoriale, de zone économique exclusive (ZEE) et de plateau continental, l’Hexagone est à la tête du deuxième domaine maritime mondial (derrière les Etats-Unis). Reste que le manque de moyens navals et aériens limite considérablement la capacité de la France à faire respecter sa pleine souveraineté sur ces espaces maritimes et protéger les ressources halieutiques et les minerais des capacités prédatrices de certains Etats comme la Chine.

Quant à l’espace et à sa privatisation grandissante sous le poids d’acteurs privés comme SpaceX, l’Europe comble peu à peu son retard vis-à-vis de la Chine et des Etats-Unis. 2024 voit le lancement d’Iris 2, constellation de connectivité souveraine visant à « assurer la continuité de l’accès à l’internet haut débit en cas d’effondrement ou de saturation des réseaux terrestres. Apporter de la résilience en cas de cyberattaques. Doter les armées et les Etats d’un outil souverain de communication sécurisée en cas de crise »(11). Sur la période 2023-2027, l’Union européenne compte mobiliser 2,4 milliards d’euros (750 millions d’euros supplémentaires sont apportés par l’Agence spatiale européenne).

Enfin, Pascal Lorot revient sur l’importance d’anticiper les futures ruptures technologiques. Avec l’annonce d’un Plan Quantique doté de 1,8 milliards d’euros et concernant l’ensemble des technologies quantiques (capteurs, simulateurs, ordinateurs, communications), un tissu de start-up dynamiques et une recherche publique de pointe, la France a de réels atouts à faire valoir. Il serait en revanche malheureux de nous endormir sur nos lauriers. Les dépenses intérieures de recherche et développement de l’Etat sont désormais inférieures à la moyenne de l’OCDE et nous sommes passés de la sixième à la neuvième place depuis 2005 en matière de publications scientifiques dans le domaine médical.

Refonder une stratégie gagnante

La question que l’on se pose nécessairement à la lecture de cet ouvrage est celle de savoir si la France est toujours une nation souveraine. Après l’analyse des défis qui l’attendent et des moyens à sa disposition, on peut effectivement en douter. La désindustrialisation et la dégradation du parc nucléaire hexagonal, toutes deux fruits de choix politiques plus que critiquables, le déficit chronique de la balance commerciale, le chômage de masse, les investissements trop faibles dans la recherche & développement sont à l’origine d’un déclassement national qu’il est difficile de nier.

L’heure est donc selon Pascal Lorot à l’identification de priorités : si la souveraineté s’étend désormais à des domaines de plus en plus larges, trois piliers conditionnent l’existence d’une nation et fonde sa souveraineté : l’industrie, l’agriculture, la défense. Pour chacun de ces piliers, l’auteur trace les contours d’une souveraineté retrouvée.

La voie de la réindustrialisation :
  1. Une fiscalité attractive pour l’industrie (suppression de la contribution sociale de solidarité des sociétés, fusion de la CFE et de la taxe foncière, etc…)
  2. Le développement du nombre d’ETI (entreprises de taille intermédiaire) en France. L’Hexagone compte 5000 ETI (40% d’entre elles concernent le secteur industriel) contre 13 000 en Allemagne. Malgré leur faible nombre, elles représentent 39% du PIB national et constituent des entreprises fortement créatrices de richesses et d’emplois dans les territoires sur lesquels elles s’implantent.
  3. La modernisation du parc industriel avec le lancement d’un programme « Industrie du futur II » afin de combler le retard des PMI (petites et moyennes entreprises) en matière de robotisation des procédés, de numérisation des équipements, d’intégration des solutions de décarbonation.
  4. La décarbonation des activités industrielles en prolongeant le Plan de relance à la décarbonation des procédés industriels mais également en amplifiant les politiques de soutien à la chaleur décarbonée et au recyclage.
  5. La montée en compétences de l’industrie (continuer la montée en puissance de l’apprentissage, créer des passerelles efficaces au sein des écoles de la deuxième chance vers la formation professionnelle en alternance, etc…). On remarque néanmoins que la formation continue des salariés est un point aveugle de l’ouvrage.
  6. La dynamisation de la R&D (sanctuarisation du Crédit d’impôts recherche et dynamisation du Crédit d’impôt innovation, développement des partenariats entre les structures de recherche publique et les entreprises industrielles).
  7. La transition énergétique et écologique du secteur logistique (verdissement des véhicules, construction d’entrepôts neutres en carbone, développement du multimodal…).
Sur le chemin de l’agro-écologie française et européenne :
  1. La diversification et la sécurisation des approvisionnements (mettre fin notamment à la dépendance aux fertilisants extra-européens).
  2. Une stratégie européenne « Farm to Fork » repensée (la limitation des dépendances stratégiques en matière agricole nécessitera selon Pascal Lorot d’augmenter la production agricole européenne et non de la diminuer).
  3. Des conséquences du réchauffement climatique anticipées (mettre en œuvre une stratégie d’adaptation et de transformation des cultures d’ici 2050 en identifiant les cultures viables en fonction des zones géographiques et des modifications climatiques attendues).
  4. Un cadre règlementaire juste et adapté (renforcement des contrôles et de la traçabilité des produits alimentaires importés de pays tiers, 8 à 12% ne respectent pas les normes européennes de production).

Pour une analyse complète des enjeux de l’indépendance agricole, voir la note de David Cayla :  https://letempsdesruptures.fr/index.php/2022/11/01/proposition-pour-un-nouveau-modele-agricole/ 

La défense, troisième pilier de la souveraineté nationale

La base industrielle et technologique de défense (BITD) dispose d’un écosystème particulièrement dynamique (une dizaine de grands groupes, 4000 PME dont 450 PME stratégiques, 20 milliards de chiffre d’affaires et 200 000 emplois, 10% de l’emploi industrielles dans des régions comme la Bretagne, le Centre-Val-de-Loire ou la Nouvelle Aquitaine) et d’investissements budgétaires importants notamment dans le cadre de la loi de programmation militaire 2019-2025. Néanmoins, en raison de l’augmentation des tensions géopolitiques et du retour de conflits symétriques (entre Etats) la BITD doit être en mesure de répondre très rapidement aux besoins à court terme de l’armée française. Dans ce contexte, deux défis se posent à elle :

  1. La pénurie de main d’œuvre. L’industrie de défense est une industrie « de main-d’oeuvre (soudeur, électrotechnicien, etc.) et de haute technologie (data scientist, ingénieur, etc.)(12)». Nombre de métiers et compétences qui la composent sont en tension. Pascal Lorot plaide par conséquent pour la relance de filières de formation sur des compétences critiques (soudage, chaudronnerie) et la mise en place d’une réserve militaire opérationnelle de l’industrie de défense (comme c’est le cas chez notre voisin britannique). Cette dernière permettrait une mise à disposition dans les deux sens des compétences industrielles et militaires.
  2. Le financement de la BITD (avec la réallocation d’une partie de l’épargne de long terme des particuliers vers des sociétés de la BITD. Néanmoins, le Conseil constitutionnel vient de retoquer le gouvernement qui souhaitait flécher une partie du livret A dans ce sens).

Les limites posées à la souveraineté

L’une des limites identifiées par l’auteur est d’ordre idéologique : le mythe du couple franco-allemand est un frein au retour de la souveraineté économique dans de nombreux secteurs. La France n’est en aucun cas un partenaire privilégié par l’Allemagne dans ses relations avec les Etats de l’Union. Et si des projets communs existent, des désaccords stratégiques se font régulièrement jour. Sur le marché européen de l’énergie (et la préférence française pour le nucléaire), sur la politique étrangère et les relations avec l’OTAN, etc…

Première puissance économique de l’Union, l’Allemagne redevient un acteur géopolitique : « 100 milliards d’euros sur la table destinés à bâtir la première armée conventionnelle du continent, à prendre la tête du pilier européen de l’OTAN  […] et à déployer une stratégie qui fait basculer le centre de gravité de l’Europe vers l’est. Sur le plan économique comme sur le plan militaire, l’Allemagne met tout en œuvre pour créer une zone d’influence pangermanique qui marginalise, voire exclut, la péninsule européenne (France, Espagne, Portugal, Italie du Sud »(13).

Au-delà de l’Allemagne, l’allié américain joue souvent contre l’unité de l’Union avec la complicité régulière des pays de l’Est. Pour preuve la Pologne qui décide dès 2012 de faire appel au groupe américain Westinghouse pour construire sa première centrale nucléaire. Ou encore l’Initiative des trois mers (ITM) prise par la Pologne et la Croatie regroupant 12 Etats d’Europe de l’Est et réaffirmant l’alignement sur les positions américaines.

Il y a également, et Pascal Lorot a raison de le souligner, une divergence culturelle qui se creuse entre l’Ouest et l’Est de l’Union : les pays anciennement dans le giron de l’URSS reprochent désormais à l’UE d’avoir rompu avec ses racines chrétiennes.

Alors peut-on parler de souveraineté européenne ? Nous ne pouvons qu’être d’accord avec l’auteur quand il affirme que sur le plan théorique cette idée est un non-sens. Il n’existe pas de nation européenne ni de peuple européen qui se reconnaissent comme tels. Et à l’heure où les identités nationales (voire régionales) au cœur de l’Union se réaffirment (comme partout ailleurs) il serait bien candide de le croire.

Mais cela ne veut pas dire que nous devions renoncer à toute ambition européenne. Nombreux sont les sujets sur lesquels la France ne peut prétendre à une action unilatérale. Identifier quels sont ces sujets est le premier pas d’une construction européenne plus pragmatique. Ainsi Pascal Lorot, cite tour à tour l’industrie de défense, l’industrie du futur et le numérique, l’intelligence artificielle, les énergies renouvelables, etc.

L’Union a su d’ailleurs mettre en place divers instruments permettant de soutenir des secteurs critiques de l’économie européenne. A l’instar du secteur des semi-conducteurs. Des instruments européens tels que les Projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) et des engagements financiers (Horizon Europe, Next Generation EU, Fonds européen de souveraineté) démontrent selon l’auteur que les prémisses d’une politique industrielle se font jour.

La structuration du marché commun par une approche ambitieuse des normes (avec notamment la nouvelle stratégie de normalisation de l’UE) constitue également un levier essentiel du renouveau industriel européen. 

Enfin, la dédollarisation du monde qui s’annonce avec la montée en puissance de la Chine et de nouvelles puissances régionales (Inde, Brésil, Afrique du Sud, Iran, Arabie Saoudite, Turquie, Russie, etc…) pourrait permettre à l’UE et à la France de retrouver des marges de manœuvre importantes dans les échanges internationaux.

Pas de poursuite donc pour Pascal Lorot, d’une souveraineté européenne chimérique mais la possibilité d’une autonomie stratégique grâce au recentrement de l’UE sur des enjeux vitaux pour son avenir.

Le sursaut souverain et l’ère de la géoéconomie

Loin d’être une idée dépassée, la souveraineté est au cœur de l’histoire politique et constitutionnelle de la France. A juste titre est rappelé le préambule de la Constitution de 1958 : « Le Peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789 ; confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu’aux droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004 ».

Mais ses contours ont changé. Limitée d’abord aux impératifs de défense, le choc pétrolier de 1973 élargit son cadre pour lui faire englober les enjeux énergétiques (et la constitution d’un programme nucléaire civil ambitieux). L’émergence d’un monde où la conflictualité ne concerne plus uniquement l’Etat mais bien l’ensemble des acteurs économiques transforme également les frontières de la souveraineté : désormais les entreprises connaissent des besoins croissants de sécurisation des chaînes d’approvisionnement et logistiques et sont parties prenantes de la conflictualité entre Etats. La montée de l’insécurité dans le détroit de Bab-el-Manded suite au conflit israélo-palestinien le démontre suffisamment : les porte-conteneurs des compagnies maritimes comme CMA-CGM refusent désormais de remonter le canal de Suez et reprennent la route du Cap de Bonne Espérance.

Ce glissement d’une souveraineté purement étatique et limitée aux enjeux de défense à une souveraineté économique impliquant l’ensemble des acteurs économiques signe selon Pascal Lorot « l’ouverture d’une ère nouvelle, celle de la géoéconomie, qui est la toile de fond des rapports entre acteurs au XXIe siècle ».

L’auteur définit la géoéconomie comme étant « l’analyse des stratégies d’ordre économique et commercial, décidées par les Etats dans le cadre de politiques visant à protéger leur économie nationale ou certains pans bien identifiées de celle-ci, à acquérir la maîtrise de technologies clés et/ou à conquérir certains segments du marché mondial relatifs à la production ou la commercialisation d’un produit ou d’une gamme de produits sensibles, en ce que leur possession ou leur contrôle confère à son détenteur – Etat ou entreprise « nationale » – un élément de puissance et de rayonnement international et concourt au renforcement de son potentiel économique et social ».

Désormais, et bien qu’il existe toujours des conflits traditionnels à l’image de la guerre en Ukraine, les conflictualités économiques se multiplient et les Etats s’opposent pour l’obtention de parts de marché, de ruptures technologiques, d’obtention de brevets etc.

Nous divergeons en revanche avec l’auteur sur un point. Loin d’être un phénomène nouveau, la géoéconomie n’est à notre sens que la nouvelle forme d’une guerre économique qui n’a jamais cessée et est aussi vieille que l’histoire de l’Humanité.

Salvateurs sont à ce titre les travaux menés par l’Ecole de Guerre Economique et son centre de recherche le CR451. Son directeur adjoint, Arnaud de Morgny, définit la guerre économique comme « la confrontation entre parties pour capter, contrôler des ressources, accaparer des richesses, accroître sa puissance par l’économie. Elle plonge ses racines dans l’histoire de l’Humanité. La construction des empires par le recours à l’esclavage et la violence qui en découle est une des matrices majeures de l’Histoire humaine.(14) »

Sa réalité n’a été recouverte qu’à partir des révolutions industrielles et l’avènement de pensées économiques libérales qui ont cru voir dans le marché et le doux commerce un levier de pacification des sociétés. Ces penseurs ont volontairement oublié la dimension violente de toute conflictualité économique.

Ainsi la guerre économique (qu’Arnaud de Morgny définit également par ses moyens y compris illégaux : manipulation, chantage, pressions juridiques, etc…) n’est pas une spécificité des temps de guerre (blocus, destruction d’infrastructures économiques…) mais bien une permanence des relations commerciales. Le terme de guerre est utilisé car les Etats interviennent directement dans le conflit via la fourniture d’informations sur les concurrents, la situation du marché ou la pression exercée sur certains acteurs ; ou indirectement en communiquant par exemple sur la qualité des produits du pays.  Ainsi « La guerre économique est une réalité devenue permanente, la guerre cinétique ou militaire un pic d’affrontement »(15).

L’Ecole de Guerre Economique et Pascal Lorot s’accordent néanmoins sur deux points :  le rapport Martre en 1994 a permis une première prise de conscience des enjeux de la conflictualité économique. Les entreprises sont par ailleurs amenées à jouer un rôle de plus en plus grand dans la guerre économique en étant plus attentives aux enjeux géopolitiques (conflits régionaux, sécurisation des approvisionnements et flux logistiques, etc…), et en élargissant le spectre de leurs modalités d’action (influence, diplomatie économique, contre-espionnage, etc…) y compris à leur corps défendant.

Ne pas assumer ce rôle c’est risquer de perdre des parts de marché, des brevets, des technologies critiques au bénéfice des entreprises américaines, chinoises, turques, russes, sud-coréennes qui ont déjà intégré la profonde pénétration des enjeux de souverainetés politiques et économiques et collaborent étroitement avec leurs gouvernements respectifs.

Le développement de cette nouvelle forme de « diplomatie d’entreprise » en soutien des grandes orientations de l’Etat ne peut en revanche se justifier que sous une condition spécifique : la soumission de ces grandes orientations politico-économiques à la souveraineté populaire.

Apparaissant en filigrane dans la fin de l’ouvrage de Pascal Lorot, mais jamais véritablement mentionnée, la souveraineté populaire n’est que l’autre nom de la décision démocratique quant aux choix, également économiques, de la nation.

Sans souveraineté populaire, la défense de la souveraineté nationale en matière économique n’est plus que la nostalgie des anciennes formes de capitalisme national et de paternalisme économique. Elle n’est que l’autre nom de la « renationalisation » des élites économiques.

Ce simple changement d’élites, au-delà d’être injustifiable, est de toute façon inconcevable au vu du degré de méfiance vis-à-vis d’elles qui touchent désormais l’ensemble des démocraties occidentales et au premier titre la France(16).  

Reste à savoir comment peut se manifester cette souveraineté populaire. Il y a bien évidemment son volet politique.

Répondre à la crise démocratique qui touche les sociétés occidentales est une condition sine qua non pour engager les grandes transitions (notamment énergétique et écologique) nécessaires pour relever les défis du XXIe siècle (et au premier titre la crise climatique). La crise des gilets jaunes, et avant elle des bonnets rouges, a suffisamment démontré l’importance d’associer les citoyens aux grandes orientations politiques du pays.

Mais il y a également son volet économique. Les bouleversements économiques majeurs entraînés par la double révolution numérique et écologique(17) et la recherche d’une autonomie stratégique retrouvée transforment tout à la fois le sens, le contenu et l’organisation du travail. Ils posent, comme jamais auparavant, les questions du « que faut-il produire ? » et « comment faut-il produire ? ». Deux questions qui ne peuvent pas trouver de réponses par simple décret ministériel ou par la projection de graphiques dans les salles de direction des entreprises.

Les travaux d’Alain Supiot, professeur émérite au collège de France, sont à cet égard particulièrement enrichissants. Loin de devoir son rang de première puissance économique aux diverses réformes libérales du marché du travail, l’Allemagne doit selon lui une grande partie de son efficacité économique au modèle social qu’elle a peu à peu instauré au cours du XXe siècle et dont l’un des piliers n’est autre que la codétermination dans les entreprises.

Selon ce modèle de démocratie économique, théorisé notamment par Hugo Sinzheimer (père du droit du travail moderne), et mis en place à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les dirigeants « exercent leurs fonctions sous le double contrôle des représentants des travailleurs et des actionnaires, réunis au sein d’un conseil de surveillance (Aufsichrat). Les actionnaires y ont le droit du dernier mot, mais les travailleurs ont quant à eux leur propre assemblée représentative, le conseil d’établissement (Betriebsrat), qui est présidé par l’un des leurs (et non par l’employeur comme en France) et qui dispose d’un droit de veto sur certaines décisions »(18).

Cette codétermination s’est révélée particulièrement efficace pour endiguer les effets de la phase néolibérale de la mondialisation sur le tissu économique allemand. Moins financiarisées, moins soumises à la pression de la rentabilité à court-terme, les entreprises d’outre-Rhin ont mieux résisté à la dérégulation du commerce international. Dans une époque où autonomie stratégique et souveraineté économique reprennent des couleurs, cet exemple est sans aucun doute à méditer.    

Dans un registre plus éclectique, et volontiers provocateur, Otto Bauer, l’un des grands théoriciens de l’austromarxisme et homme politique autrichien de l’entre-deux guerres, peut également nous donner matière à penser(19). Otto Bauer est, au sortir de la Première Guerre Mondiale, Secrétaire d’Etat des Affaires Etrangères et Président de la Commission de socialisation à l’Assemblée nationale d’un pays confronté à de lourds enjeux d’autodétermination nationale, de conflictualité sociale et de modernisation économique.

Pour chaque grand secteur économique du pays, Otto Bauer se livre à une analyse non dogmatique des moyens de transformation du tissu productif, de démocratie économique et d’autonomie stratégique. Bien sûr son analyse est datée et applicable uniquement à l’Autriche de 1919, mais par-delà ses aspects directement opérationnels elle démontre que la participation des citoyens aux grandes orientations économiques du pays est l’une des conditions essentielles de la souveraineté nationale.

A l’heure de refermer l’ouvrage de Pascal Lorot, et si on regrette que l’analyse s’attarde trop peu sur les évolutions en matière d’organisation des entreprises qu’implique le retour de la souveraineté économique, reste à l’esprit la grande finesse argumentative de l’auteur. Dessinant tour à tour chacune des particularités de ce choc des souverainetés qui prend forme sous nos yeux, Pascal Lorot réussit le tour de force de rendre un peu plus compréhensible un monde contemporain où règnent complexité, ambiguïté et incertitude.

Références

(1)L’auteur définit le choc des souverainetés comme une « locution qui décrit une situation où la légitime poursuite par les Etats de leurs intérêts propres crée les conditions d’une entrée mutuelle en conflit ».

(2)Guillaume Vuillemey, Le Temps de la démondialisation, Seuil, octobre 2022

(3) Christopher Lash, La Révolte des élites et la trahision de la démocratie, Flammarion, janvier 2010

(4) Jean-Michel Quatrepoint, « Des missionnaires aux mercenaires », monde-diplomatique.fr, novembre 2016

(5) Graham Allison, Vers la guerre. L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?, Odile Jacob, février 2019. Cité par Pascal Lorot.

(6)Initiative lancée en 2022 par Docaposte, Dassault Systèmes, Bouygues Telecom et la Banque des Territoires

(7) La réversibilité correspond à la capacité à restituer à leur propriétaire les documents conservés ainsi que les données nécessaires pour garantir l’intégrité et l’authenticité des documents de façon sécurisée. La portabilité des données concerne notamment la possibilité et la capacité à exporter des données à caractère personnel recueillies et stockées numériquement. L’interopérabilité des données est la capacité d’un système d’information à communiquer avec d’autres systèmes d’information existants ou futurs. Elle permet de créer une certaine synchronisation entre les différents systèmes informatiques.

(8) Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares. La Face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, janvier 2018.

(9) Cet exemple précis n’aurait en revanche pas pu être avancé par l’auteur, la commercialisation par l’entreprise Tiamat débute en octobre 2023 et l’ouvrage de Pascal Lorot a été publié au cours de l’été de la même année.

(10) La connaissance de la constitution des sols et sous-sols marins restent encore très parcellaire et une exploitation de ces ressources, au-delà des considérations écologiques, représente un coût financier et un enjeu technique trop importants pour être réalisable à court-terme.

(11) Véronique Guillemard, « L’Europe lance Iris 2, sa constellation de connectivité souveraine », lefigaro.fr, 17 novembre 2022.

(12) Pascal Lorot, Le choc des souverainetés, Débats publics, 2023, p.143

(13) Ibid., p.155

(14)https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/ne-pas-connaitre-lexistence-de-la-guerre economique-est-le-meilleur-moyen-de-la-perdre

(15) Idem

(16) Pascal Lorot en est d’ailleurs bien conscient et cite l’analyste de la CIA Martin Gurri « Les élites françaises […] se tiennent difficilement au sommet de la pyramide. Elles avaient autrefois l’autorité suprême dans un système national qui donnait aux puissants un pouvoir supérieur à celui que la plupart des démocraties tolèrent. A présent, elles sont assiégées par les manifestants et ne savent pas ce qui les attend. Les élites françaises ont, au sens propre, créé le public français, l’ont provoqué par leur aveuglement total et l’ont conduit à son état de malheur actuel. Elles n’ont jamais su que de telles personnes existaient, car celles-ci étaient invisibles du haut de la pyramide ». La révolte du public : entretien exclusif avec Martin Gurri, l’analyste de la CIA, qui annonçait la crise des Gilets jaunes dès 2014, Atlantico, mars 2019.  

(17) Selon Jean-Marc Vittori, réaliser la transition écologique et énergétique de notre économie nécessite des bouleversements d’une telle ampleur qu’ils auront un effet sur l’appareil productif comparable à la mise en place d’une économie de guerre. Jean-Marc Vittori, Pourquoi la transition énergétique sera une vraie guerre, Les Echos, 29 novembre 2023.

(18) https://esprit.presse.fr/article/alain-supiot/de-la-citoyennete-economique-41384#_ftnref1

(19) Voir à ce sujet Otto Bauer, la marche au socialisme, Librairie du Parti Socialiste et de l’Humanité, 1919.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

La gauche entre régression néolibérale et obsession identitaire

Alors que des forces du NFP cherchent à convaincre le président de la République de nommer un Premier ministre de gauche, David Cayla propose une analyse dure mais lucide de la situation électorale après les législatives 2024. Entre une gauche prête à accompagner le néolibéralisme et l’autre qui ne jure que par les affects, une voie est possible.

Lire la suite »

Lire aussi...

Les fausses bonnes idées en politique

Édito

Les fausses bonnes idées en politique

Il apparaît qu’en politique, comme sur un fleuve, il soit vain d’aller à contre-courant. Notre camp, celui de la gauche, celui du progrès, celui du mouvement, s’est longtemps attaché à l’Histoire, puisqu’elle était amenée, pensait-on, à prévoir les mondes nouveaux – matérialisme historique oblige. Aussi, certains combats paraissaient aller dans le sens de l’Histoire, et l’on opinait à leur bon sens sans vraiment réfléchir à leurs implications. Et voilà que, des années plus tard, ces fausses bonnes idées se révèlent avoir produit de bien fâcheuses conséquences.

Il apparaît qu’en politique, comme sur un fleuve, il soit vain d’aller à contre-courant. Notre camp, celui de la gauche, celui du progrès, celui du mouvement, s’est longtemps attaché à l’Histoire, puisqu’elle était amenée, pensait-on, à prévoir les mondes nouveaux – matérialisme historique oblige. Aussi, certains combats paraissaient aller dans le sens de l’Histoire, et l’on opinait à leur bon sens sans vraiment réfléchir à leurs implications. Et voilà que, des années plus tard, ces fausses bonnes idées se révèlent avoir produit de bien fâcheuses conséquences.

Ce n’est pas de ce qu’on appelle communément les « questions de mœurs » ou les « questions sociétales » qu’il s’agit ici. En l’espèce, il y a un progrès indéniable sur ces enjeux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et on ne peut que s’en féliciter. La chape de plomb morale qui subsistait sur les têtes de nos concitoyens est progressivement mais sûrement écartée au profit de libertés émancipatrices.

Non, ce dont il s’agit véritablement, ce sont des idées qui semblent, en raison d’un contexte donné, aller de soi. Je souhaiterais donner deux exemples précis, qui à dire vrai n’ont aucun rapport entre eux, mais illustrent chacun à leur manière l’égarement d’une partie – sinon de la totalité – de la classe politique.

Le premier concerne la désindustrialisation. Cette notion, désormais honnie de la gauche radicale au RN en passant par la Macronie, fut il y a encore peu de temps l’alpha et l’oméga de la politique économique française. A la fin des années 90, la mondialisation « heureuse » permettait enfin aux nations occidentales de se décharger du lourd fardeau de la production industrielle. La tertiairisation offrait l’occasion de délocaliser les usines dans les pays en développement, notamment la Chine, et de supprimer la classe ouvrière au profit de salariés-individus éclatés. Rares étaient ceux qui, à l’époque, contestaient le mouvement en marche. Et le PDG d’Alcatel d’ajouter que la marque française devait « devenir une entreprise sans usines ». Du reste, la réflexion était cohérente, et il est évidemment plus simple de railler a posteriori un fourvoiement collectif aussi grave. Pourtant, aujourd’hui, il n’est pas un responsable politique qui ne se réclame de la relocalisation industrielle. La désindustrialisation ? Fausse bonne idée historique que plus personne ne défend aujourd’hui.

Autre objet de forfaiture républicaine, la fâcheuse tendance qu’ont eue gauche et droite confondues de croire la laïcité dépassée. En 1989, lors de la fameuse « affaire de Creil », des responsables politiques considéraient que la guerre des deux France (entre laïques et catholiques) étant terminée, la laïcité mérite assouplissement et accommodements raisonnables. Cela allait aussi dans le sens de l’histoire, avec la phraséologie différentialiste qui allait avec. Pour bon nombre de politiques de gauche, le progrès devait balayer les obscurantismes religieux et donc n’apparaissait plus la nécessité de lutter fermement contre ceux-ci. D’où le non-choix de Jospin, alors Premier ministre, qui aboutit à une politique d’atermoiement – « il est urgent de ne pas se presser » – laquelle ne se résoudra qu’en 2004 avec l’adoption de la loi prohibant le port de signes religieux ostensibles. Son vote est d’ailleurs quasiment unanime, à gauche comme à droite, montrant là que quinze années ont été perdues, quinze années durant lesquelles la laïcité a reculé. Assouplir la laïcité ? Fausse bonne idée historique que peu de gens défendent aujourd’hui.

En cette nouvelle année 2024 qui commence, de nouveaux combats politiques vont être menés, et des enjeux inédits apparaîtront dans le débat médiatique. Je pense par exemple à l’autonomie de la Corse, sur laquelle les partis semble-t-il ne parviennent pas à se prononcer. Qu’ils y soient opposés ou favorables, c’est un tout autre débat. Mais espérons, pour le bien de notre démocratie, et surtout pour ne pas le regretter dans vingt ans, qu’ils réfléchiront avant de suivre aveuglément le sens du vent. L’appartenance au camp du mouvement ne doit pas nous empêcher, parfois, d’orienter le gouvernail pour ne pas se laisser emporter.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

Nos autres éditos...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

Hiroshima, mon amour, Marguerite Duras

Chronique

Hiroshima, mon amour, Marguerite Duras

Si « Hiroshima, mon amour » est avant tout connu pour être un film d’Alain Resnais sorti en 1959, le scénario est quant à lui issu de l’imagination de Marguerite Duras. Gallimard, ne s’y trompant pas, publie dès l’année suivante les dialogues tirés du long-métrage. S’y retracent les amours entre une actrice française qui a subi les affres de l’épuration et un architecte japonais dont la famille s’est retrouvée balayée par la bombe atomique.

Mon camarade de la chronique cinéma voudra bien me pardonner, mais je souhaiterais moins ici présenter le film d’Alain Resnais que le scénario de Marguerite Duras. C’est à travers la transcription des dialogues, compilés dans un Folio poche très accessible, que j’ai découvert cette merveille pleine de poésie. Le réalisateur n’en pensait pas moins, lui qui disait à la future Prix Goncourt « Faites de la littérature. Oubliez la caméra ».

Car bien qu’André Malraux, alors ministre de la Culture, ait qualifié « Hiroshima, mon amour » de « plus beau film que j’ai jamais vu », il peut paraître à bien des égards un brin monotone, ou à tout le moins contemplatif. Se concentrer uniquement sur les dialogues, ce qu’offre le livre, permet de faire un pas de côté sur la mise en scène. Ils mettent en lumière le fond du film, le fond de divers problèmes abordés par nos deux protagonistes.

Le premier, un architecte japonais dont toute la famille a été tuée par la bombe nucléaire, rencontre une actrice française venue tourner un film sur Hiroshima. A première vue, rien ne les rapproche, et pourtant, les confessions de la seconde créent au fil de l’eau une convergence de vues. Son adolescence, qu’elle vécut à Nevers, est marquée par un bombardement allié dans sa ville qui provoqua la mort de 163 personnes. Parmi elles, un Allemand, son Allemand, son premier amour qu’elle aimait éperdument. Dans la chambre d’hôtel, le Japonais et son Allemand se confondent, lorsqu’elle voit la main du premier, c’est celle du second, ensanglanté par le bombardement américain, qui ressurgit à sa mémoire. A la Libération, celle qui s’était épris de l’ennemi héréditaire est tondue, marque de la honte dans tout son village. Alors lorsqu’elle apprend, quatorze ans plus tard, qu’à Hiroshima les cheveux des femmes tombaient par poignées, elle comprend.

Elle comprend que, de Nevers à Hiroshima, c’est la même histoire. Les amours déchirées par la guerre, quel que soit le camp. Et l’autrice de confirmer : « Nous avons voulu faire un film sur l’amour. Nous avons voulu peindre les pires conditions de l’amour, les conditions les plus communément blâmées, les plus répréhensibles, les plus inadmissibles. Un même aveuglement règne du fait de la guerre sur Nevers et sur Hiroshima ». Pourtant, entre victimes de la barbarie, victimes de la mort de l’être ou des êtres aimés, un fossé mémoriel reste à combler. L’architecte japonais fait comprendre à l’actrice française, et ce à de multiples reprises, qu’elle ne comprendra jamais.

ELLE

— J’ai vu les actualités. Le deuxième jour, dit l’Histoire, je ne l’ai pas inventé, dès le deuxième jour, des espèces animales précises ont ressurgi des profondeurs de la terre et des cendres. Des chiens ont été photographiés. Pour toujours. Je les ai vus. J’ai vu les actualités. Je les ai vues. Du premier jour. Du deuxième jour. Du troisième jour.

LUI (il lui coupe la parole).

— Tu n’as rien vu. Rien. Chien amputé. Gens, enfants. Plaies. Enfants brulés hurlant.

 

 

ELLE (bas)

— Ecoute… Je sais… Je sais tout. Ça a continué.

LUI

— Rien. Tu ne sais rien

 

Elle ne sait rien parce qu’elle n’y était pas. L’indicible tient lieu de tentative de parole, tentative mélodramatique qui systématiquement échoue. Il est impossible de témoigner, impossible de parler, et quand elle s’y essaye, son amant japonais lui fait comprendre que, non, elle ne le peut. L’on retrouve cette même mémoire traumatique, mutique surtout, chez les survivants de la Shoah. Les survivants sont, finalement, condamnés à témoigner de l’impossibilité de témoigner.

Chaque protagoniste, en s’essayant à sa propre narration, accouche de sa propre histoire. Ou plutôt, de sa propre mémoire, car les images ne reviennent pas dans un ordre chronologique, historique, mais selon ce qui se déroule, pour chacun des protagonistes, au présent. Ici mémoire et histoire se croisent sans s’embrasser. La mémoire fait figure de troisième protagoniste. Sans l’oubli, elle serait bien trop lourde à porter. Mais avec l’oubli, le drame peut recommencer.

Lire aussi...

« Nous agaçons le Gouvernement » : Anticor privée de son agrément, un coup dur pour la justice en France

L'État et les grandes transitions

« Nous agaçons le Gouvernement » : Anticor privée de son agrément, un coup dur pour la justice en France

Anticor, l’association française engagée dans la lutte contre la corruption, fait face à un nouveau moment critique. Le gouvernement a décidé de ne pas renouveler son agrément alors qu’il avait jusqu’au 26 décembre pour le faire. Un sésame crucial qui lui permet pourtant d’intervenir comme partie civile dans les affaires judiciaires de corruption.

Cet agrément, qui confère à l’association un statut juridique particulier, est indispensable pour son action directe contre les abus de pouvoir et la corruption en France. Sans lui, l’efficacité d’Anticor dans le système judiciaire est significativement réduite, impactant ainsi sa capacité à promouvoir la transparence et l’intégrité au sein des institutions.

Depuis sa fondation en 2002, Anticor s’est affirmée comme une force majeure dans la révélation d’affaires de corruption en France. Ses actions ont permis de mettre en lumière des affaires importantes, contribuant ainsi à lutter contre l’impunité : les sondages de l’Élysée, les concessions autoroutières, et plus récemment l’affaire Dupond-Moretti. Sa capacité à agir comme partie civile dans les procès pour corruption repose sur son agrément. Ce statut lui permet de jouer un rôle crucial dans la lutte contre la corruption, en portant devant la justice des cas où les pouvoirs publics peuvent être réticents ou lents à agir. L’agrément d’Anticor est donc un outil essentiel pour assurer la transparence et la responsabilité dans la gouvernance publique.

La décision du gouvernement de ne pas renouveler l’agrément d’Anticor a suscité une réaction forte de la part de sa présidente, Élise Van Beneden, et de son avocat, Vincent Brengarth. Madame Van Beneden a exprimé sa déception face à cette décision, la considérant comme un signe de l’agacement du gouvernement envers les actions d’Anticor. Brengarth a qualifié cette décision de « pied de nez fait à la lutte contre la corruption » et de « cadeau de Noël aux corrupteurs ». Ils interprètent ce refus comme un obstacle majeur à leur mission cruciale de surveillance et de combat de la corruption en France.

Anticor ne se laisse pas décourager pour autant et envisage de contester cette décision. L’association cherche à prouver qu’elle remplit tous les critères nécessaires pour obtenir cet agrément. Cette démarche vise à défendre son droit à intervenir efficacement dans les affaires judiciaires de corruption, un rôle qu’elle considère comme fondamental dans la lutte contre la corruption en France.

Ce refus de renouvellement soulève également des questions cruciales sur la transparence et l’intégrité de la gouvernance dans le pays. Cette décision met en lumière les obstacles rencontrés par les organisations indépendantes dans leur mission de lutte contre la corruption. Elle souligne également l’importance de la vigilance et de l’engagement continu dans la protection de l’éthique et de la probité au sein des institutions publiques, un enjeu majeur pour le maintien d’une démocratie saine et responsable.

Lire aussi...

Démocratiser la réussite scolaire : un enjeu et un défi pour l’Ecole de la République

L'État et les grandes transitions

Démocratiser la réussite scolaire : un enjeu et un défi pour l’Ecole de la République

Dans une période où la politique éducative néo-libérale Macron/Attal s’engouffre dans une spirale d’une école de l’entre-soi, de l’individualisme et de la compétition, nous devons examiner les leviers qui doivent permettre à l’École de la République de lutter efficacement contre les inégalités pour mieux garantir une démocratisation de la réussite scolaire aujourd’hui encore réservée à quelques-uns.

Dans une période où la politique éducative néo-libérale Macron/Attal s’engouffre dans une spirale d’une école de l’entre-soi, de l’individualisme et de la compétition, nous devons examiner les leviers qui doivent permettre à l’École de la République de lutter efficacement contre les inégalités pour mieux garantir une démocratisation de la réussite scolaire aujourd’hui encore réservée à quelques-uns.

Trois thématiques apparaissent comme essentiels et nécessitent à la fois un véritable changement de paradigme ajouté à un courage politique jusqu’alors trop timide : la mixité sociale et scolaire, l’éducation prioritaire et la reconnaissance des personnels d’éducation.

L’indispensable mixité sociale et scolaire

Si l’objectif de mixité sociale et scolaire est bien inscrit dans l’article 1 de la loi de Refondation de l’Ecole de 2013, seules quelques expérimentations ont été financées conjointement par l’État et les collectivités territoriales.

Or le constat est éloquent : 12% des élèves fréquentent un établissement qui accueille 2/3 d’élèves issus de milieux socialement très défavorisés. En classe de 3ème au collège, 45% des établissements pratiquent une ségrégation active et 25% des formes de séparatisme social. L’enseignement privé -qui perçoit des subventions publiques pour la majorité d’entre eux- scolarise 36,7% d’élèves d’origine sociale favorisée contre 20,6% dans le public.

Alors que l’importance de la mixité sociale et scolaire pour tous les élèves n’est plus à démontrer, la persistance d’une ségrégation sociale et scolaire entre établissements, entre les classes d’un même établissement et entre public et privé -du fait même de l’État- alimente quotidiennement un entre soi qui reproduit les inégalités et entrave toute démocratisation de la réussite.

 Plus que jamais les expérimentations destinées à améliorer la mixité sociale et scolaire -comme celle de Toulouse- doivent être développées et soutenues, les questions de carte scolaire doivent être revisitées pour un meilleur équilibre en intégrant notamment les établissements privés financés à 73% sur des fonds publics sans être à ce jour soumis aux mêmes obligations d’accueil que l’enseignement public.

Le protocole d’accord signé le 17 mai dernier entre le Ministre Pap N’Diaye -prédécesseur de Gabriel Attal- et Philippe Delorme pour l’enseignement catholique reste de portée très symbolique et peu contraignante alors que des mesures auraient pu être proposées comme vient de le confirmer un récent rapport de la Cour des Comptes sur l’enseignement privé sous contrat : renforcement du contrôle administratif, financier et pédagogique, instauration de critères pour moduler les moyens financés accordés, mise en place de contrats d’objectifs et de moyens entre les établissements privés, l’Etat et les collectivités…

En renonçant à traiter au fond cette question de la mixité sociale et scolaire, le Ministre Gabriel Attal et le Président Macron –qui ne s’exprime jamais sur le sujet-entretiennent de fait une rupture d’égalité entre les élèves, rupture contraire aux principes élémentaires d’une école qui veut se dire toujours républicaine.

L’éducation prioritaire doit être…une priorité

Au risque de déplaire aux contempteurs du « donner plus à ceux qui ont moins », rappelons ici que sans les dispositifs d’éducation prioritaire installés depuis 1981, la situation des inégalités scolaires et de réussite des élèves dans les quartiers concernés seraient bien plus grave qu’elle ne l’est aujourd’hui, dans un environnement socio-économique qui s’est dégradé sur de nombreux territoires.

Pour autant, ces inégalités ne vont pas en diminuant et les écarts se creusent entre ceux qui réussissent et ceux qui sont en grandes difficultés, faute d’un investissement massif -plutôt qu’un saupoudrage inefficace- dans trois domaines au moins qui impactent durablement les apprentissages et la réussite des élèves.

  • La santé :

Comment réussir sa scolarité en REP -Réseau d’Education Prioritaire- quand les enfants de 6 ans qui y vivent ont deux fois plus de problèmes dentaires, d’audition et d’obésité que dans les écoles hors-REP ? Comment réussir sa scolarité quand les enfants de ces quartiers ont en moyenne 30% de problèmes de vue en plus que la moyenne hors éducation prioritaire ?

Comment prétendre à une école « inclusive » dans ces quartiers prioritaires quand le ministre Blanquer prédécesseur de Gabriel Attal a refusé le versement de la prime REP/REP+ aux personnels les moins rémunérés que sont les Accompagnants des Elèves en Situation de Handicap –AESH- ?

La médecine scolaire -médecins, infirmières- doit être omniprésente dans ces établissements afin de permettre dès l’école maternelle une prévention médicale de tous les instants, un véritable travail en lien avec les équipes éducatives, les familles et les structures de soins dans les quartiers.

  • Des financements à la hauteur des enjeux :

Cessons de rabâcher l’antienne éculée selon laquelle « l’éducation prioritaire, ça coûte cher ». Et rappelons que par exemple, à effectifs identiques, un collège en éducation prioritaire peut avoir une masse salariale inférieure à celle d’un centre-ville du fait du nombre important de jeunes enseignants en début de carrière dans les établissements en REP ou REP+.

De la même manière peut-on continuer à accepter que l’État finance en moyenne 18,80 euros par élève en éducation prioritaire pour l’accompagnement éducatif et dans le même temps 45 fois plus pour un élève qui prépare les concours en classe préparatoire ? –rapport de la Cour des Comptes de 2016- .Il est grand temps que les responsables politiques tournent le dos à une politique de saupoudrage  en mettent en place une véritable politique de financement massif  et pérenne sur ces secteurs les plus en difficultés.

  • La scolarisation des enfants de 2 ans :

Véritable lieu d’éducation, de socialisation, de construction de la citoyenneté fondée sur les valeurs de solidarité, de coopération et de responsabilité, l’école maternelle dès l’âge de 2 ans permet à chaque enfant de développer ses potentialités, de construire ses connaissances et compétences, face à des inégalités comme celle de l’acquisition du langage : à 4 ans, un enfant défavorisé a entendu 30 millions de mots de moins qu’un enfant de famille aisée.

Le quinquennat Macron-Blanquer rue de Grenelle a drastiquement réduit la scolarisation des enfants de moins de trois ans, la faisant passer de 11,6% en 2017 à 9,4 % en 2020. Plus grave encore : la mise en place de l’instruction obligatoire à 3 ans va définitivement éradiquer la scolarisation des enfants de 2 ans, faute de postes budgétaires et de moyens des collectivités qui, dorénavant, vont devoir financer la maternelle privée pour les 3 ans.

Dans ce contexte, il nous faut réaffirmer plus que jamais que le temps passé à l’école maternelle a une incidence positive sur la scolarité ultérieure des enfants, ce que démontrent bon nombre d’études.

En remettant en cause la scolarisation des enfants de moins de trois ans, l’actuel gouvernement s’en prend également à un principe éducatif majeur : celui de l’universalité d’accès à l’éducation. À l’école maternelle, la prise en charge des enfants est gratuite pour toutes les familles, installant ainsi un principe d’universalité d’accès encore reconnu aujourd’hui. L’école maternelle accueille tous les enfants, quels qu’ils soient, où qu’ils soient, sans condition de revenu ou d’insertion professionnelle des parents.

En même temps qu’elle marque la reconnaissance pleine et entière de l’école maternelle au sein de notre service public d’enseignement, le maintien et le renforcement de la scolarisation des enfants de deux ans constitueraient une mesure essentielle et un levier majeur dans la lutte contre les inégalités, pour la réussite de tous les élèves.

Reconnaître les enseignants, piliers de notre République

Sans eux, rien ne sera possible : reconnaître les enseignants à leur juste place au cœur de notre projet de société, c’est à la fois les former, revaloriser leur fonction et c’est aussi leur faire confiance en tant que pédagogue.

  • Une formation initiale et continue digne de ce nom :

Tant qu’on ne comprendra pas qu’enseigner, plus qu’une vocation, est un métier qui nécessite des professionnels de très haut niveau, nous ne parviendrons pas à faire de l’école un levier dans la lutte contre les inégalités.

N’oublions jamais, comme le soulignent régulièrement les études de l’OCDE, que les systèmes éducatifs performants sont ceux dont les enseignants ont bénéficié de longs stages pratiques de formation initiale et qui, par la suite, ont pu bénéficier d’une formation continue importante basée sur les besoins des équipes pédagogiques.

Plutôt que de stigmatiser injustement et à mots couverts la responsabilité des enseignants face à la perte d’heures d’enseignements liées à leur formation pour mieux justifier de l’organiser hors temps scolaire, le ministre gagnerait à s’interroger sur le manque de moyens de remplacements pour une grande part liée au niveau de salaire, aux conditions de travail et …. à l’absence de formation.

Inadéquation entre les outils disponibles et les attentes des enseignants, manque d’attractivité des missions des formateurs, apport insuffisant de la recherche en éducation, nécessité de mise en œuvre de formations locales en déléguant des moyens sur le terrain aux équipes pédagogiques … Autant d’urgences qui, en n’étant pas traitées, participent d’une nouvelle atteinte au statut même des enseignants.

  • Des salaires décents et attractifs :

Le constat est aujourd’hui connu : après 15 ans de carrière, les enseignants français du premier degré sont payés 14% de moins que les autres de l’OCDE et ceux du second degré 20% de moins. Autre constat : 70 % des professeurs des écoles et 50 % des certifiés gagnent moins de 2 500 euros nets, primes et heures supplémentaires comprises.

L’instabilité des équipes éducatives, souvent liée aux difficultés d’exercice, au manque d’attractivité des postes, impacte fortement la réussite des élèves avec des absences d’enseignants plus nombreuses et moins bien remplacées, de nombreux contractuels et de jeunes enseignants moins expérimentés nommés sur des postes non pourvus.

Il y a donc urgence à permettre une rémunération digne dès le début de carrière et à augmenter fortement la rémunération des enseignants mais aussi de tous les personnels au contact d’élèves (professeurs, Conseillers Principaux d’Education, personnels médico-sociaux…). Redonner confiance et permettre aux métiers de l’enseignement et de l’éducation de redevenir attractifs quand le nombre de démissions a triplé en dix ans, c’est aussi placer la question de la revalorisation des personnels au cœur des enjeux éducatifs.

En ce sens le fameux « Pacte » du gouvernement Macron-Attal annoncé à grands renforts de communication constitue un formidable renoncement.

Délaissés, dévalorisés, déconsidérés, nos enseignants attendaient à juste titre une revalorisation conséquente, sur la base d’une promesse présidentielle d’augmentation immédiate de 10% pour tous les enseignants et sans missions supplémentaires.

Après s’être transformée en hausse « moyenne » de 10% par rapport à 2020, incluant de surcroît d’anciennes primes mais également le gel du point d’indice, l’augmentation finale appelée « socle » sera de 5.5% en septembre 2023 quand 70% des enseignants auront une augmentation limitée à 95 euros, soit une hausse inférieure à 4% qui ne compensera pas les pertes de pouvoir d’achat subies depuis le début de l’année 2023.

A ce « socle » vient s’ajouter le fameux « pacte », ensemble de nouvelles missions qui, sous forme de « briques », aggravent les charges de travail, les inégalités femmes/hommes, le clivage premier /second degré, ignorant par ailleurs la prise en compte de tâches supplémentaires que font les enseignants -professeurs principaux, accueil des enfants en situation de handicap… – , laissant ainsi sous – entendre que les enseignants disposeraient de suffisamment de temps libre pour s’adonner au « travailler plus pour gagner plus » du quinquennat Sarkozyste.

Comment ne pas faire le lien entre ce nouvel affront fait aux enseignants et la faillite du « choc » d’attractivité » qui voit cette année encore le nombre de candidats aux concours de recrutements chuter de 30% pour le premier degré et de 18% pour le second degré par rapport à 2021 ? Comment s’étonner que faute de candidat.es les inscriptions épreuves aux concours de recrutements 2024 aient été reculées ?

Re-légitimer nos enseignants, c’est aussi les rémunérer à la hauteur de l’importance de leurs missions.

  • Les enseignants sont des pédagogues :

La mainmise du ministre Blanquer sur la liberté pédagogique des enseignants via la diffusion de guides (« petits livres orange »), les réformes descendantes du ministre sans concertation ni consultation ont été relayées par Gabriel Attal qui dans le même esprit, suite aux récents résultats PISA 2022, vient de décider d’appliquer dans les écoles la « méthode de Singapour » en mathématiques.

Valoriser et mutualiser les projets pédagogiques innovants, donner du temps de concertation pour le travail en équipe, permettre les expérimentations, co-construire les réformes avec les personnels et leur donner du temps pour se les approprier au bénéfice des élèves : autant de pistes qui redonneront aux enseignants une légitimité pédagogique sans laquelle l’Ecole ne pourra sérieusement lutter contre les inégalités.

Mais au-delà de la question salariale, de la formation et de la pédagogie, nous assistons bel et bien à une véritable perte de sens du métier et de la place des enseignants au cœur de notre société. 

Quelle vision de l’École pour aujourd’hui et pour demain ? Quel sens donner à la « réussite scolaire » quand, par exemple, la réforme du lycée professionnel consiste d’abord et avant tout à diminuer les enseignements fondamentaux pour amener les jeunes à pourvoir le plus tôt possible des emplois dont le patronat a besoin mais sans les préparer à évoluer dans un monde du travail en pleine mutation ?

Comment redonner à nos enseignants la légitimité, la dignité et la reconnaissance nécessaires au cœur de notre société ? Comment les aider à construire leurs carrières (mobilité, VAE…) ? Comment améliorer leurs conditions de travail ? Comment leur permettre de faire réussir tous les élèves partout sur le territoire de la République ? Quels outils mettre en place pour leur permettre de lutter au mieux contre la difficulté scolaire qui dans certains quartiers infuse de la maternelle jusqu’au collège ?

Les réponses existent, elles sont connues, seule aujourd’hui fait défaut la volonté politique de promouvoir une école de tous pour tous.

Au final, la promotion de l’excellence pour quelques-uns au détriment de l’objectif de démocratisation de la réussite ne peut constituer l’alpha et l’oméga d’une politique éducative comme celle menée par l’actuel gouvernement Macron-Attal.

Parce qu’une société sans éducation est une société sans avenir, l’égalité des élèves face à la réussite scolaire exige que l’École exprime une même ambition pour tous en termes d’appropriation des savoirs et de culture commune, partout sur le territoire de notre République et pour tous ses enfants.

Réaffirmons avec force que pour que certains réussissent, il n’est pas nécessaire que d’autres échouent et que les inégalités ne sont pas une fatalité.

Une Ecole juste pour tous, exigeante pour chacun, une Ecole qui ne laisse personne au bord du chemin, une Ecole de l’altérité, de la coopération et de l’émancipation : telle doit être notre ambition collective.

 

Yannick TRIGANCE

Conseiller régional Ile-de-France

Secrétaire national PS Ecole, collège, lycée.

Lire aussi...

L’intelligence artificielle, une stimulation bienvenue

JOEL SAGET AFP
L'État et les grandes transitions
JOEL SAGET AFP

L’intelligence artificielle, une stimulation bienvenue

Entretien avec Cédric Villani
D’un abord mystérieux, voire décourageant pour le profane, l’intelligence artificielle n’en demeure pas moins porteuse de promesses et d’enjeux immenses, que l’on parle en termes éthiques, économiques ou sociaux. Fondamentalement, elle constitue une question de société qui se pose – en réalité s’impose – à chacune et à chacun de nous. Cédric Villani, auteur d’un rapport phare sur l’IA publié en 2018, en est un expert et obersvateur privilégiés. Dans cet entretien, le mathématicien et ancien député nous invite à garder l’IA à sa place, dans un esprit positif et critique.

Photo : (c) Fabien Rouire

Le Temps des Ruptures : Votre intérêt pour l’intelligence artificielle ne date pas d’hier. Adolescent, elle vous passionnait déjà. Depuis lors, sous votre double casquette d’homme scientifique et politique, vous êtes devenu une référence en la matière. Quel regard portez-vous sur cet itinéraire et comment envisagez-vous la suite ?
Cédric Villani : 

Un itinéraire inattendu, sur un sujet inattendu, dans un contexte inattendu. Certes, je me passionnais, adolescent, pour les développements de l’IA sous la plume du grand vulgarisateur Douglas Hofstadter, mais mes choix de recherche, en physique mathématique statistique, semblaient m’en éloigner complètement, et je considérais le sujet de l’IA comme encalminé. Et puis, le domaine a changé de forme, mon activité s’est élargie, c’est avec surprise que j’ai vu l’IA se ré-inviter dans ma sphère théorique — mon périmètre de recherche intersecte celui de l’IA dans le domaine dit des réseaux adversariaux[1] — puis dans mes activités de vulgarisateur, et enfin politiques. La mission que m’ont confiée le Président de la République et le Premier ministre, en 2017, a été l’occasion de me plonger au cœur du débat et depuis j’y ai occupé une posture d’observateur privilégié, pas naïf en matière de sciences et technologies, mais pas non plus directement impliqué dans la programmation ou le développement de l’IA. C’est une posture qui me va bien, en permanence en train d’écouter et de prendre la parole. L’arrivée de ChatGPT a fait passer le débat public à un nouveau niveau d’intensité, je l’ai senti arriver ! Aujourd’hui ce sujet concerne presque la moitié de mon activité publique — débats, formations, conférences, ici et là en France et ailleurs, et l’occasion d’interagir avec des milliers de personnes intéressées.

Le Temps des Ruptures : En 2018, en tant que député, vous avez rédigé un rapport phare sur l’intelligence artificielle qui vous a confronté à la difficulté de définir la notion de façon satisfaisante. À défaut d’une telle définition, quelles vous semble être aujourd’hui ses applications les plus bénéfiques et prometteuses pour nos sociétés ?
Cédric Villani : 

Des applications bénéfiques, vous avez l’embarras du choix : le logiciel qui vous indique comment aller de tel café à telle salle de séminaire en moins d’une demi-heure, par les transports en commun dans une ville où vous n’aviez jamais mis les pieds. Ou comment trouver avec votre moteur de recherche Internet, une information utile pour votre conférence. Ou comment comprendre ce qui se dit dans une langue que vous n’avez jamais apprise, grâce la fonction de traduction automatique sur les réseaux sociaux… Ce sont des applications considérables ! Vous me direz… mais ce n’est pas de l’IA ! Je vous répondrais bien sûr que si, ce sont des tâches autrefois réservées aux humains (qui connaissaient les plans, la littérature ou les langues) et désormais à disposition, certes avec moins de précision que les meilleurs experts humains parfois. Mais aujourd’hui ce qui est sous le feu du débat public, et qui vaut qu’on parle d’IA matin et soir dans les médias, ce ne sont pas ces applications, ce sont les succès des IA basées sur l’apprentissage statistique par réseaux de neurones, et maintenant, plus spécifiquement encore, des IA génératrices de textes ou d’images, basées notamment sur le concept de transformeur. On voit bien ici à quel point le terme est flou. En tout cas, les IA génératives, celles qui vous écrivent sans effort une lettre de candidature pour une élection, un plan pour lutter contre l’isolement ou une synthèse de la presse internationale du matin, elles changeront la donne dans tout ce qui relève du traitement de l’information et de l’écriture de document. C’est très spécifique ! Ne comptez pas sur elle pour résoudre le problème des déchets, des pesticides, de l’alimentation — des choses qui relèvent de la physique, de la biologie, se heurtent sur le mur de la réalité matérielle. Mais c’est beaucoup, à une époque où tant de choses dépendent de la parole, depuis votre carrière professionnelle jusqu’aux déclarations de guerre. L’IA peut aider à convaincre, à présenter une situation, à récolter des crédits, à remplir des formulaires de demande de subvention, à programmer une application etc. Les travaux de Naomi Oreskes ou David Chavalarias ont largement démontré l’abondance, l’audace et l’influence de l’action des groupes de pression, laboratoires d’idées, agences de communication, représentant d’intérêts et autres, pour peser dans les décisions publiques sur des sujets aussi variés que le tabac, les pluies acides, l’armement ou la transition écologique : si ces outils peuvent avoir tant d’impact négatif, ils peuvent aussi, entre les bonnes mains, avoir un impact positif. Aujourd’hui il est plus souvent négatif que positif, mais c’est bien une question de volonté ! Et ce qui est certain, c’est que, dans un monde où les rapports de puissance et de domination ont été bien souvent obtenus au détriment de l’écologie, les acteurs dominants utiliseront la technologie en priorité pour défendre leurs intérêts.

Le Temps des Ruptures : Dans votre rapport de 2018, vous avez formulé une série de recommandations aussi précises que variées. Quel bilan faites-vous de leur mise en œuvre ?
Cédric Villani : 

Je suis fier de ce rapport dont la réussite a reposé sur plusieurs ingrédients clé : une équipe pluridisciplinaire travaillant en grande confiance, des auditions extrêmement vastes menées en contradictoire, une mise en scène du rapport lui-même à travers colloques et conférences, et enfin une adhésion du gouvernement dès le démarrage. Pourtant le bilan est contrasté. Le gouvernement a fait des efforts pour la mise en œuvre, réussissant certains sujets et d’autres pas du tout. Prenons les dix recommandations que nous avions choisies pour résumer l’ensemble. Je peux dire que certaines ont été bien mises en œuvre : mise en place d’un comité d’éthique, des instituts interdisciplinaires d’intelligence artificielle (3IA), de capacités de calcul (je pense aux calculateurs Jean Zay et Adastra). D’autres, à moitié : une politique de données ouverte et protectrice, une insistance sur quatre secteurs industriels stratégiques, améliorer l’efficacité de l’État grâce à l’IA. Pour le reste — efficacité de l’État grâce à l’IA, bacs à sable d’innovation, laboratoire de l’évolution du travail, réduction de l’empreinte écologique de l’IA, résorption de l’inégalité entre hommes et femmes en IA — on n’a quasiment aucun résultat visible. Et sur la cruciale question européenne, cela piétine ! Certains objectifs ont été atteints, d’autres pas du tout — comme le doublement des promotions d’ingénieurs IA, lointain objectif. Si le gouvernement n’est pas parvenu à boucler la feuille de route, ce n’est pas par mauvaise volonté — parfois c’était de la viscosité administrative, parfois un manque de prise, parfois une reculade face à des problèmes politiques. En matière d’IA, les problèmes sont bien plus du côté humain que du côté technique !

Le Temps des Ruptures : On sait qu’en matière d’intelligence artificielle la France et l’Europe sont à la traîne par rapport aux concurrents américains et chinois. À cet égard, que vous inspire les récentes annonces d’investissements de Xavier Niel qui entend faire émerger « un champion européen de l’IA » ?
Cédric Villani : 

Les déclarations de Xavier Niel vont résolument dans le bon sens quand il insiste sur la mobilisation européenne — seule adéquate sur ce sujet pour des questions de taille de marché, de quantité de ressources disponibles, également susceptible d’incarner un grand projet de société motivant pour le monde de la recherche —, sur l’investissement dans les salaires, et sur la collaboration avec le monde du logiciel libre. Sur ce dernier point il est en phase avec le chercheur français vedette Yann Le Cun. Je suis toujours de très près les positions de Yann, à la fois l’un des plus grands chercheurs en matière d’IA, mais aussi l’un des rares qui a su garder son sang-froid et son discernement face à la pression et le chaos qui ont envahi le domaine en même temps que les milliards et les annonces de rêves.

Le Temps des Ruptures : Le développement de l’intelligence artificielle s’est accéléré ces dernières années, poussant les autorités publiques – nationales, européennes et internationales – à penser sa réglementation. Quelle est l’échelle pertinente pour ce faire et qu’attendez-vous des divers législateurs ?
Cédric Villani : 

Cette accélération est surtout visible, grâce au succès surprenant d’une technologie particulière — les grands modèles de langage — qui n’a que cinq ans. Mais elle ne doit pas occulter les réalisations spectaculaires de l’IA qui ont précédé — applications de recherche d’information, de repérage et guidage, de traduction, de lecture, etc. Si ChatGPT est si marquant c’est qu’il s’invite dans notre quotidien et que l’on peut l’expérimenter sur des tâches qui nous sont très familières ; mais pour les spécialistes, le remue-ménage n’est pas forcément plus grand que le choc subi il y a une dizaine d’années quand les réseaux de neurones se sont imposés. Je vous rappelle aussi que l’on ne voit toujours pas précisément quel est le modèle économique qui sera bâti autour de ces grands modèles. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut garder la tête froide en même temps qu’arrive cette nouvelle évolution très marquante. Dans un sujet aussi pragmatique et expérimental, il faut accepter que la réglementation soit aussi changeante et pragmatique. Certains domaines sont déjà sur-régulés — c’est le cas des données de santé, ce qui a des conséquences néfastes en matière de développement de projet et cause bien plus d’effets négatifs que positifs. Toutes les échelles sont pertinentes, et pas seulement au niveau législatif. Je participe d’ailleurs, en tant qu’expert invité, à un exercice remarquable, la Convention citoyenne sur l’Intelligence artificielle voulue par la métropole de Montpellier, pour proposer des lignes de conduite, bonnes pratiques et gardes-fous en la matière à l’échelle métropolitaine. Je souhaite enfin insister, lourdement, sur le fait que l’Europe est déjà très régulée par rapport aux autres continents, que des comités éthiques et des chartes pertinentes se sont multipliées à toutes les échelles ces dernières années, et que le facteur limitant bien plus urgent maintenant, c’est de progresser sur les moyens de mise en œuvre, aussi bien le développement de l’IA que les moyens de son contrôle — des ressources humaines, des ingénieurs qualifiés, des personnes en charge du contrôle, de l’audit, de la recherche, etc.

Le Temps des Ruptures : En juin dernier, le Parlement européen a adopté en l’amendant la législation sur l’intelligence artificielle proposée par la Commission européenne en 2021. Les eurodéputés ont élargi la liste des pratiques interdites, ajoutant notamment les systèmes d’identification biométriques « en temps réel » dans l’espace public. Dans le même temps, la loi relative aux Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024, adoptée par l’Assemblée nationale en mai 2023, autorise la vidéosurveillance dite « augmentée » laquelle est basée sur un système d’intelligence artificielle. Cette mesure vous parait-elle légitime ? Ne faut-il pas s’inquiéter de la prolifération des technologies de surveillance ?
Cédric Villani : 

La prolifération des technologies de surveillance est un fait majeur de notre société, mais elle n’a pas attendu l’IA. Voilà bien des années que les révélations de Snowden, publiées par Assange, ont démontré que la NSA et le FBI pratiquent l’espionnage international à une échelle industrielle, aussi pour les affaires économiques. Sur ce sujet, ce qui m’inquiète le plus n’est pas tant la technologie utilisée, que son usage et la personne qui la pratique. Pour le dire crûment : cela me rend plus nerveux d’être espionné avec des technologies classiques, par quelqu’un qui n’est pas mon ami, sans mandat ni contrôle démocratique, que de savoir qu’une personne en qui j’ai confiance utilise une technologie perfectionnée, dans un cadre bien défini, pour me contrôler. Et donc, si le prestataire pour les JO est un prestataire en qui j’ai par ailleurs des raisons d’avoir confiance, au plan technique et éthique pourquoi pas. Maintenant, il est de plus en plus clair que ces JO ont été préparés au mépris de toute ambition écologique, malgré les bonnes paroles, et que c’est un événement qui fera plus de mal que de bien à la planète et à l’humanité… mais c’est un autre débat.

Le Temps des Ruptures : Toujours sur le règlement européen, celui-ci autorise désormais l’usage de systèmes d’intelligences artificielles pour la mise en œuvre des politiques migratoires de l’Union. Quelles pourraient être les dérives d’un tel usage ? Comment parvenir, plus généralement, à une règlementation de l’intelligence artificielle qui protège et promeuve les droits humains ?
Cédric Villani : 

Franchement, ne croyez pas que c’est la technologie qui va protéger et promouvoir les droits humains. Le plus souvent la technologie renforce les jeux et rapports de pouvoir. La seule chose qui peut protéger les droits humains, c’est notre volonté politique de le faire. Et quand on observe les débats politiques aujourd’hui à travers le monde, il y a de quoi être inquiet. D’une part, le numérique et l’IA se sont avérés extraordinairement efficaces pour renforcer la domination des régimes autoritaires sur leur population. Voyez la Chine ! D’autre part, même dans les démocraties occidentales, la technologie numérique a proposé une tentation de dérive quant au contrôle de la population. Voyez les États-Unis. Le remède est à chercher du côté politique, bien plus que technologique. Et dans la bonne conception des outils, plus que dans la réglementation (design is politics).

Le Temps des Ruptures : Au stade actuel enfin, avons-nous suffisamment de recul et de contrôle pour faire un usage aussi extensif de l’intelligence artificielle que les politiques publiques le prévoient ? Êtes-vous optimiste ?
Cédric Villani : 

Comment voulez-vous avoir suffisamment de recul, dans un domaine où les avancées viennent comme des chocs, non seulement pour les politiques, mais aussi pour les experts eux-mêmes ? Il faut accepter qu’on est dans l’expérimentation. Et l’IA m’empêche moins de dormir que d’autres sujets terribles du moment. Le dérèglement climatique, la 6e extinction de masse, les sécheresses qui se profilent, la pénurie de compétences, l’épidémie de solitude, le réarmement mondial, la guerre ici et là, les coups d’État, l’élection de Javier Milei… Franchement, les sujets horribles semblent se donner la main pour faire une ronde autour de nous ! Alors il est important de garder l’IA à sa place : un sujet passionnant qui mérite un investissement conséquent, mais qui ne doit pas obscurcir, ni en termes de débat public, ni en matière d’investissement, les problèmes bien plus graves et aigus du moment. Et l’IA, malgré les risques et inquiétudes légitimes, est aussi un sujet passionnant, l’occasion de regarder en face certains de nos biais et d’apprendre sur notre humanité, de progresser sur la structure même du savoir, de défricher certains nouveaux horizons scientifiques, c’est une stimulation bienvenue.

Références :

[1] Type d’algorithme utilisé dans l’intelligence artificielle

Lire aussi...

Un tout petit effort pour ne rien rater …

Inscrivez-vous à notre newsletter