L'État et les grandes transitions
Peut-on disqualifier les idées neuves en matière monétaire ? Une réponse à David Cayla
Je remercie David Cayla pour sa critique de mon ouvrage(1) et me réjouis que la revue Le temps des ruptures m’accorde un droit de réponse. Puisque l’auteur m’accuse de « promouvoir de fausses solutions aux naïfs », dont il ne fait évidemment pas partie, je vais à mon tour contester ses affirmations et une certaine propension à avoir une « vision malthusienne » de l’économie qui fait l’impasse sur toutes les réflexions actuelles concernant le rôle de la monnaie dans la transition écologique.
Depuis plusieurs années, je fais en effet partie de ceux (aux côtés d’éminents économistes comme Gaël Giraud, Alain Grandjean, Jean-Michel Servet, Jézabel Couppey-Soubeyran, etc…) qui portent des propositions originales dans le débat public concernant le financement monétaire des dépenses publiques, notamment par l’émission de monnaie libre (c’est-à-dire libre de dettes). Nous faisons également l’analyse en profondeur de notre rapport à la dette et des modalités de financement de la reconstruction écologique. C’est l’objet de mon dernier ouvrage(2). Comme toute idée neuve, il est normal que ces réflexions suscitent des discussions et des critiques, surtout qu’elles heurtent la pratique traditionnelle de la finance, et c’est un plaisir de les expliquer et d’en débattre rationnellement.
David Cayla, nous dit dans son texte : « En économie, on peut raisonner à plusieurs niveaux en étudiant les flux « monétaires », les flux « financiers » ou les flux « réels ». Les flux réels sont constitués des biens et des services que nous produisons et que nous échangeons. C’est ce qu’on appelle la richesse. Quant à la monnaie, elle représente et elle quantifie la richesse, mais elle n’en est pas elle-même. En effet, elle n’a de valeur que dans la mesure où elle peut être convertie en richesses réelles ». Dans cette vision traditionnelle, de l’économie (puisqu’on l’enseignait ainsi au XIXe siècle), la monnaie n’est qu’un voile, elle est « neutre », elle ne sert qu’à échanger des biens et des services.
La réalité est toute autre, en témoignent les écrits de Keynes dans lesquels il considère que sans l’avance monétaire que représente le crédit, la création de « richesses » ne peut pas s’opérer aussi efficacement, encore moins dans les sociétés modernes. Il y a une interaction constante entre les flux monétaires et les flux réels : ils ne sont pas séparés, comme le suggère Cayla, ils sont en interdépendance constante. On le sait depuis longtemps : Rosa Luxemburg disait par exemple que « la reproduction capitaliste jette, dans les conditions d’une accumulation toujours croissante, une masse toujours plus considérable de marchandises sur le marché. Pour mettre en circulation cette masse de marchandises de valeur croissante, une quantité de plus en plus considérable d’argent est nécessaire. Cette quantité croissante d’argent, il s’agit précisément de la créer »(3). Ainsi Cayla explique que « Ni l’économie ni la monnaie ne sont « magiques ». Tout ce qui est vendu et consommé est nécessairement le résultat d’une transformation productive », il oublie tout simplement que la transformation productive repose nécessairement sur l’acte « magique » de création monétaire, c’est-à-dire en fait sur la capacité du secteur bancaire à créer de l’argent ex nihilo, sur le fondement d’écritures comptables. Vouloir séparer flux financiers, monétaires et réels, c’est méconnaitre le fonctionnement de l’économie contemporaine qui les lie étroitement à chaque instant.
Cayla nous dit ensuite « Dans une économie, la richesse réelle a différents usages. Elle peut être consommée ou investie ». On se perd un peu puisque l’auteur vient justement de nous expliquer que la richesse réelle était représentée par les marchandises et les services. Or, si l’on peut consommer une marchandise, on ne peut pas l’investir. On investit les revenus qui sont procurés éventuellement par cette marchandise, pour en acquérir d’autres ou pour obtenir des services. Vendre des biens et des services est en effet un moyen d’acquérir de la monnaie qu’on peut réinvestir dans d’autres biens et services, ou épargner. Mais il existe un autre usage : emprunter. C’est le rôle de la création monétaire que Cayla oublie dans son raisonnement. Cela le conduit à commettre un contresens quand il écrit : « À moins de penser que les ressources naturelles et le temps de travail soient illimités, ce qui est absurde, on ne peut pas à la fois augmenter l’investissement et la consommation. De fait, augmenter la masse monétaire ne changera pas les données de cette équation ». Bien au contraire : augmenter la masse monétaire permet justement d’activer des ressources inemployées (des chômeurs par exemple ou de nouvelles activités) qu’on ne finançait pas auparavant. Sans révolution du crédit, il n’y aurait tout simplement pas eu de révolution industrielle. C’est la base de la théorie keynésienne dont on ne sait plus très bien si Cayla se revendique encore.
Ce qui est plus grave, de mon point de vue, c’est que cela le conduit à une vision malthusienne de l’économie, notamment quand il parle de la transition écologique : « le problème est que toutes les ressources qui seront consacrées à produire davantage de biens d’investissements ne pourront être utilisées pour produire des biens de consommation ». Or, si l’on ne peut que souhaiter une réduction de notre consommation ostensible et inutile, dire que l’on ne peut faire de l’investissement qu’au détriment de la consommation est un non-sens absolu. Toute l’histoire économique du XXème siècle a été celle d’un développement simultané de la consommation et de l’investissement, sans quoi nous n’aurions pas ce grave problème d’empreinte humaine sur la planète aujourd’hui. Si l’on ne pouvait financer l’investissement que par une baisse de consommation, et vice-versa, notre économie serait en état stationnaire, ce qui fait que le problème pour l’environnement serait certainement bien moindre.
L’économie, contrairement à ce que semble penser David Cayla, n’est pas un gâteau de taille fixe que l’on se partage entre investissement et consommation (sauf dans la théorie classique du XIXe siècle). La création monétaire permet d’augmenter simultanément les deux en introduisant une avance monétaire sur la base de biens ou de services qui n’existent pas encore. À l’inverse, la raréfaction du crédit conduit à un effondrement de la capacité à créer des biens et des services. Aussi quand Cayla affirme que « À moins de penser que les ressources naturelles et le temps de travail soient illimités, ce qui est absurde, on ne peut pas à la fois augmenter l’investissement et la consommation », il semble ne pas considérer que c’est exactement ce que l’on fait en pratique depuis plus d’un siècle. Néanmoins, cela ne signifie pas pour autant, bien évidemment, qu’une extension illimitée et irresponsable de la consommation est souhaitable.
Cette vision malthusienne conduit notre analyste à une autre affirmation que je crois dangereuse. Cayla nous explique en effet que puisque la croissance est atone, et puisqu’il faut nécessairement, choisir entre l’investissement et la consommation, alors « pour s’assurer que les investissements soient réalisés le plus rapidement possible, il faudra réorienter des ressources productives de la consommation vers l’investissement. Cela se traduira, sur le plan monétaire, par une baisse des revenus et du pouvoir d’achat des ménages ». Autrement dit, la transition écologique ne pourra se faire que dans la souffrance, par la baisse des revenus et du pouvoir d’achat des ménages, pour privilégier l’investissement. Une telle affirmation est non seulement fausse mais dangereuse au regard de ce qu’elle implique comme vision économique et sociale, qui est une vision sacrificielle. Elle est fausse car, contrairement à ce que semble croire Cayla, une consommation faible signifie un faible investissement (Keynes encore et toujours). Elle est dangereuse car, bien au contraire, des ménages aux revenus en berne, avec un pouvoir d’achat amputé, ne pourront pas acheter de véhicules électriques, rénover leur logement, manger plus sainement (du bio) ou acquérir des produits plus responsables. Ils continueront d’acheter les produits les moins écologiques, les moins chers et les plus polluants. C’est l’exact inverse qu’il faut prôner : il faut aider à l’investissement des entreprises dans la transformation de leur appareil de production, y compris par le biais de subventions directes, tout en aidant les ménages, par des aides ciblées et par une augmentation de leurs revenus, à rénover leur logement, à acquérir des véhicules propres et à manger mieux. Et à côté de cela, il faut édicter les réglementations nécessaires pour que disparaisse la propension au moins-disant social et écologique.
Et c’est justement à tout cela que la création monétaire libre et ciblée que je recommande peut aider. Car réussir la transition suppose des investissements privés et publics gigantesques. En France, la première estimation complète et précise de ces investissements supplémentaires, avant le rapport Pisani-Ferry, a justement été produite, en 2022, par l’Institut Rousseau que je dirige(4). Nous avions montré qu’il fallait investir pas loin de 2 % du PIB en plus chaque année, dont 57 % environ devait reposer sur de l’investissement public, seul à même de compenser les failles de marché. Or, pour que cet investissement ne se traduise pas par une pression accrue sur la dette (déjà importante, plus encore pour la dette privée que pour la dette publique), ou par une politique d’austérité, une monnaie libre de dettes, créée par la banque centrale, selon des voies et dans des volumes définis démocratiquement, serait parfaitement adaptée.
Mais Cayla s’en offusque : « Puisque la création monétaire est susceptible de financer tout ce dont nous avons besoin, et puisqu’on peut créer de la monnaie sans limite et autant qu’on le juge nécessaire, alors laissons le Parlement financer tout ce dont rêve la gauche ». Notons déjà que Cayla ne semble pas choqué par le fait que le Parlement ait perdu tout pouvoir monétaire et que les banques centrales soient indépendantes du pouvoir politique mais dépendantes des marchés financiers. Ce n’est pas mon cas : je pense que la monnaie est un bien commun et que la démocratie ne peut pas en être exclue. L’indépendance des banques centrales a conduit à les figer dans une posture d’immobilisme, entièrement tournée vers la lutte contre l’inflation, qui devient un obstacle tant dans le financement des dépenses publiques que dans celui de la transition écologique, puisqu’il est devenu manifeste que les opérations de la banque centrale, en vertu du principe de « neutralité monétaire » ont participé à financer massivement des actifs fossiles plutôt que des actifs verts. Dans un précédent ouvrage écrit avec Alain Grandjean « Une monnaie écologique », nous avions ainsi formulé une quinzaine de propositions concrètes et opérationnelles pour mettre la politique monétaire au service de la transition écologique.
Quant à la création monétaire, le bilan de la BCE a augmenté de plus de 6000 milliards d’euros en moins de dix ans. Or, d’où vient donc cet argent ? A-t-il été levé par l’impôt ? Evidemment non. A-t-il été emprunté ? non plus. Il a bien été créé ex nihilo par la banque centrale. Plus encore : quand la banque centrale du Japon achète des ETF (c’est-à-dire des actions) sur les marchés, il n’y a pas de dette en échange, c’est de la création monétaire pure. Idem quand la BCE a créé plus de 143 milliards d’euros en 2023 pour rémunérer les réserves excédentaires des banques. Cet argent n’est ni plus ni moins qu’une subvention financée par création monétaire « libre » comme de nombreux économistes l’ont fait remarquer(5). Au lieu de subventionner les banques grâce au pouvoir de création monétaire de la BCE à hauteur de 143 milliards d’euros, n’aurait-il pas mieux valu utiliser ce pouvoir pour financer la transition écologique ?
David Cayla ne semble pas comprendre que la question n’est pas de savoir si l’on peut faire de la création monétaire libre de dettes car on en fait déjà, au profit des marchés financiers. La question est de savoir à qui doit profiter ce pouvoir ? Pour ma part, je prône depuis longtemps qu’il doit profiter à la transition écologique, aux activités non rentables, plutôt que d’être dirigé vers le « trou noir monétaire » des marchés financiers.
David Cayla m’accuse ensuite d’avoir trouvé le Graal, une solution simpliste à laquelle personne n’avait pensé : « Le plus étrange dans cette affaire est que ce soit un non-économiste qui révèle le pot-au-rose. La conjuration des économistes aurait-elle empêché l’humanité de se libérer de la dette de manière définitive alors que la solution était évidente ? Émettre de la « monnaie sans dette », de la « monnaie libre » ». Vouloir disqualifier les propos de quelqu’un sur sa qualité professionnelle n’est pas très fairplay, surtout quand la personne en question a travaillé plus de dix ans à la commission des finances de l’Assemblée nationale, et travaille depuis plus de quinze ans sur les questions monétaires.
Mais surtout David Cayla semble réellement mal informé concernant la littérature monétaire. Ainsi, en 1960, les économistes américains John G. Gurley et Eduard S. Shaw avaient nommée outside money(6) ce que je nomme monnaie libre, pour la distinguer de l’inside money, celle qui est émise en contrepartie d’une dette et qui est donc endogène (au sens où elle est conditionnelle à la demande de crédit). Milton Friedman invoqua la possibilité d’une « monnaie hélicoptère » dans les années 60, c’est-à-dire une distribution gratuite d’argent à tous les citoyens financée par la banque centrale (je précise n’y être pas favorable car cela ne modifie pas les formes de l’activité économique contrairement à la monnaie libre et ciblée que je propose et désigne sous le nom de « monnaie émancipatrice »). Si l’on remonte aux années 30, l’école de Chicago poussait aussi la banque centrale à piloter la masse monétaire sans dette, et plus récemment avec le débat sur la « monnaie pleine » en Suisse (voir les travaux de Jean-Michel Servet), qui conduirait à donner à la banque centrale le soin de piloter la masse monétaire. Quand on ne connaît pas la genèse d’une idée, il vaut mieux la railler avec prudence.
David Cayla explique ensuite que j’aurais une vision tronquée, imaginant que la création monétaire permettrait seule de résoudre tous les problèmes, voire de « se passer de travail puisque l’argent, qu’on peut créer de manière illimitée, travaillerait pour nous ». C’est n’avoir rien compris à ce que je propose. Émettre de la monnaie sans dette, c’est justement libérer le potentiel de travail de l’humanité. Cela revient à financer des emplois et des activités non rentables qui aujourd’hui ne le sont pas par le marché. Prenons un exemple : la protection des forêts et des milieux humides ne rapporte quasiment rien, en revanche leur exploitation et leur dégradation (notamment de la forêt) peut rapporter beaucoup, car cela est rémunéré par le marché. Par conséquent, émettre de la monnaie sans dette c’est pouvoir payer les personnes et les investissements nécessaires pour protéger ces milieux. En outre, il ne s’agit pas de créer de la monnaie pour tout, sans distinction, mais de le faire de manière ciblée, là où c’est utile et nécessaire.
On notera au passage que la pression sur le remboursement des dettes conduit à une pression constante sur l’exploitation des ressources naturelles. Ce mécanisme joue d’ailleurs à plein dans les pays en développement surendettés, qui tendent à exploiter au maximum les ressources naturelles qu’ils ont, quitte à les dégrader sévèrement, sous la pression des créanciers internationaux.
C’est d’ailleurs pour cela qu’on voit apparaître des propositions d’annulation de dettes (c’est-à-dire de monnaie libre par conséquent) en échange de la sauvegarde d’écosystèmes (debt for nature swaps) ou à imaginer une rémunération en DTS (qui est par nature une monnaie sans dette) pour les pays qui sauvegarderaient leur environnement (comme nous l’avions d’ailleurs proposé avec Alain Grandjean dans Une monnaie écologique). Mais Cayla nous expliquera sûrement que tout ceci relève également de « fausses solutions pour naïfs ». Personnellement, je crois sincèrement, et nous sommes de plus en plus nombreux à y croire, qu’on viendra tôt ou tard à la « monnaie émancipatrice » que je défends dans mon livre, quand on aura compris que le seul mode de création monétaire par la dette est un cercle sans fin qui travaille contre lui-même.
Références
(1)https://letempsdesruptures.fr/index.php/2023/11/17/peut-on-financer-la-transition-ecologique-par-lemission-de-monnaie-sans-dette/
(2)Nicolas Dufrêne, La dette au XXIe siècle, comment s’en libérer ?, Odile Jacob, octobre 2023.
(3)Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital, Maspero, 1972, tome I, p. 138-139
(4) https://institut-rousseau.fr/2-pour-2c-resume-executif/
(5)https://cepr.org/voxeu/columns/monetary-policies-do-not-subsidise-banks
(6)Money in a Theory of Finance (avec un appendice mathématique d’Alain Enthoven), Washington DC, Brookings Institute, 1960.
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