Le féminisme, nouveau moteur des luttes sociales ?

Le Retour de la question stratégique

Le féminisme, nouveau moteur des luttes sociales ?

entretien avec la sénatrice Laurence Rossignol
Laurence Rossignol est sénatrice PS de l’Oise, elle a été secrétaire d’État chargée de la Famille et des Personnes Âgées en 2014, puis ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes de 2016 à 2017. Infatigable militante féministe, elle a milité pour le droit à l’IVG au sein du MLF et est aujourd’hui la présidente de l’Assemblée des Femmes. Elle a accepté de discuter avec le Temps de Ruptures des liens entre féminisme et anticapitalisme.
LTR : Pour la féministe et sociologue Silvia Federici, le capitalisme s’est construit grâce au patriarcat, en exploitant le travail gratuit des femmes. Que pensez-vous de cette analyse ? Quels sont, selon vous, les liens entre capitalisme et patriarcat ?
Laurence Rossignol :

La structure patriarcale a facilité l’accaparement des richesses, c’est un fait, mais l’imbrication entre capitalisme et patriarcat va bien plus loin. Le capitalisme, c’est l’appropriation sans limite du capital productif pour dégager le maximum de plus-value sur la production.

Pour faire croître la plus-value, on se repose sur des prix trop bas des matières premières et de la force de travail. Or, les femmes sont à la fois productrices de richesse et une richesse elles-mêmes. Pour le capitalisme patriarcal, elles sont comme les ressources naturelles, des matières premières accessibles à moindre coût. Il est donc clair que dans une analyse mécanique du capitalisme, les femmes ont produit une main-d’œuvre bon marché qui permet effectivement de dégager davantage de plus-value sur la force de travail, capitalisme et patriarcat se soutiennent et se renforcent.

Le capitalisme et le patriarcat ont eu des phases tellement diverses, nous avons même bien du mal à les dater précisément. Le premier, que l’on connait depuis la mise en place du système marchand à l’époque médiévale, s’est construit sur le coût du travail le plus faible, par l’exploitation du travail des femmes, l’esclavage, le colonialisme, c’est-à-dire l’ensemble des facteurs qui ont fait le succès – pas partout – des puissances capitalistes. Il s’est toujours confronté à des revendications pour un meilleur partage des richesses. De ce point de vue, le patriarcat est au cœur de cette contradiction, en permanence. Parce qu’à la fois le travail des femmes produit de la richesse pour le capital, mais permet aussi la reproduction de la richesse, par la production et la reproduction de force productive (travail au sein du foyer,  reproduction biologique). Le travail repro-ductif produit et reproduit la force de travail comme l’explique Aurore Koechlin. Alors, le capitalisme est gagnant de l’exploitation du temps des femmes et les hommes bénéficient du travail domestique gratuit.

Mais cette analyse est à mon sens frustrante et insuffisante. On connaît tous la phrase de Flora Tristan qui dit que la femme est la prolétaire du prolétaire, ce qui suppose que l’exploitation capitaliste – que le capital exerce sur le travail – redescend en une autre exploitation capitaliste de l’homme prolétaire sur la femme prolétaire. Les inégalités sociales et les inégalités de sexe s’articulent, elles doivent être comprises de concert. Et, pour Flora Tristan : « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme. Elle le prolétaire du prolétaire même. » « Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat. »

Pour autant la limite de ces analyses, qui sont indispensables pour comprendre les mécanismes de domination des femmes dans l’Histoire, est qu’elles passent à côté d’une question anthropologique. Le patriarcat ne s’explique pas uniquement par des mécanismes d’appropriation du capital, il y a d’autres explications qu’on ne peut pas dissoudre dans les analyses d’exploitation de classe. Ces analyses expliquent ce qui est pour moi la grande interrogation anthropologique : la haine des femmes. Cette haine ne vient pas simplement du capitalisme, elle a d’autres racines. Elle est quasiment universelle : dans presque toutes les civilisations, dans le temps et dans l’espace, les femmes subissent viols, violences, appropriation, domination.

Or, toute cette haine n’est pas indispensable à l’exploitation des économique femmes, il se joue donc autre chose. Mon hypothèse repose sur la rapport à la mort. La conscience de l’inéluctabilité de la mort est insupportable. Elle est le fardeau de la condition humaine. Or, les femmes, car elles enfantent, sont moins définitivement mortel-les que les hommes. De leur corps sort « un morceau » d’elles-mêmes qui va leur survivre. Cette forme d’immortalité que donne l’enfantement est un pouvoir inacceptable que rien ne peut leur retirer.

Et c’est justement parce que les femmes disposent d’un tel pouvoir, celui de défier la mort, qu’il faut leur retirer tous les autres. Il faut les enfermer, les priver de droits. Il devient alors facile de les exploiter et de les maintenir dans une condition qualifiée de « naturellement » inférieure. Cette construction, à partir de l’idée de nature, fait totalement face au fait que c’est la nature qui a fait que les femmes enfantent. Dès lors, la réduction des femmes devient un enjeu corporel, il faut les priver de la liberté de leur corps pour contrôler l’enfantement, ainsi ce n’est plus un pouvoir.

Cette dimension du corps et de l’intime est généralement exclue des analyses économiques du patriarcat. C’est une lourde aporie. Dans la confrontation entre l’ouvrier et le patron, les rapports sont définis et se matérialisent dans un lieu : l’usine. Certes le mariage matérialise une partie de l’appropria-tion des femmes par les hommes, c’est l’analo-gie d’Engels entre la propriété privée et le mariage bourgeois permettant la transmis-sion des biens et des pouvoirs d’une génération à une autre. Mais il faut aller plus loin, alors qu’entre les hommes et les femmes, on rentre dans l’intimité du rapport : les mécanis-mes patriarcaux se propagent jusque dans le corps des femmes. Dès lors, nous ne pouvons plus raisonner uniquement avec une logique de classe sociale, bien que cette grille de lecture soit fondamentale.

Le patriarcat et le capitalisme sont des mécanismes produits et entretenus par des individus, ils ne sont pas au-dessus de nous. Cela va avec la réflexion de Silvia Federici, la reproduction de la main-d’œuvre n’est pas naturelle, elle est produite. Le problème, c’est que même face aux mouvements de contestation et de transformation, capitalisme et patriarcat ont en commun une formidable capacité d’absorption, d’adaptation et de rebond. D’où le fait que le capitalisme absorbe, mais aussi négocie, se réforme, évolue, sous la pression des luttes sociales. Nous avons obtenu des avancées, mais le capitalisme a su faire avec. Je précise que les mouvements féministes ont participé – et continuent de participer – à ces progrès sociaux, historiquement le féminisme est né au sein des luttes sociales, mais il a été toujours été transclasses.

Le patriarcat subit exactement la même chose, au cours du dernier siècle il a dû évoluer face à des mouvements émancipateurs importants. Des mouvements qui ont d’ailleurs remis au centre des débats la reproduction sociale. Le patriarcat a cette fonction d’invisibilisation des femmes, de la gratuité de leur travail, et de leur surexploitation. Cela arrange le capitalisme, car tout ce qui lui épargne des dépenses socialisées est bienvenu. Ce que le patriarcat ajoute en plus, c’est la morale. Or, le capitalisme n’en a pas beaucoup. C’est la morale bourgeoise du XIXème siècle, c’est une morale qui conforte l’appropriation du corps des femmes. La pudibonderie, la pruderie du patriarcat et de la morale bourgeoise assignent les femmes aux tâches familiales (même si les bourgeoises sous-traitent une partie à d’autres femmes), à un rôle d’enfantement et de gardien de la morale familiale. La famille a joué, par l’intermédiaire de cette morale, un rôle utile au capitalisme en formant les individus à une conception hiérarchisée et autoritaire des rapports humains et sociaux. Il y a un écho total entre le capitalisme et le père de famille au XIXème siècle. Ils mettent en place des symboles d’autorité et de hiérarchie qui sont totalement identiques dans les rapports sociaux de classe et intrafamiliaux. Lorsque l’on étudie les grandes dynasties industrielles du XIXème, leur emprise sur les ouvriers s’appuie sur des ressorts patriarcaux et familiaristes. Par exemple, au Creusot, la dynastie Schneider a construit des églises auxquelles elle a donné pour nom de saint les prénoms des fils Schneider ! Les patrons des mines au XIXe finançaient les études des enfants des mineurs, des cliniques, ils mettaient en place des salaires et des indemnités (maladie, retraite, accident) différenciés entre les mineurs célibataires et les mariés.

Cela nous amène à la question du corps. Dans la morale du XIXème, le corps des femmes est un objet soumis à la domination masculine ; il est soit destiné à l’enfantement, soit destiné au plaisir, mais jamais les deux simultanément. Une femme honnête, une bonne mère de famille, n’a pas de plaisir, la sexualité est dissociée de la famille. En ce qui concerne les femmes, la sexualité est non seulement un tabou, mais elle est réservée aux classes laborieuses. Les bourgeoises du XIXème n’ont pas de sexualité. À partir de là vient interférer toute la question de l’interdiction de la sexualité des femmes au profit de la domination masculine. Quand on regarde les descriptions sociologiques des classes laborieuses au XIXème siècle, on constate qu’elles sont dépeintes comme des dépravées, en particulier les femmes hors de la bourgeoisie qui ont une sexualité au profit des hommes de la bourgeoisie, les demi-mondaines. On parle également de promiscuité. Cela vient percuter l’analyse de la sexualité à celle de classe. À l’analyse de la condition sociale des femmes qui se répande à la fin du XIXème (avec Flora Tristan et les courants socialistes, qui identifient une condition sociale spécifique des femmes), se joint la psychanalyse. La rencontre entre la psychanalyse et le socialisme complète le cadre de réflexion en plaçant la sexualité au cœur du débat. Freud n’était pas un grand féministe, mais ce n’est pas grave. En découvrant l’inconscient et le rôle de la sexualité dans l’inconscient, il ouvre un champ qui pose les fondements du féminisme moderne.

LTR : Aujourd’hui, le féminisme est mainstream. Dans ce contexte, le lexique féministe se diffuse, et les phrases emblématiques de la lutte féministe, comme « mon corps, mon choix », peuvent être lues et entendues partout. A tel point que la rhétorique féministe, visant à permettre aux femmes de reprendre le contrôle sur leur corps et leur vie, est utilisée pour vanter des pratiques de marchandisation et d’exploita-tion des corps des femmes. On pense par exemple aux discours défendant le « travail du sexe », qui le présentent comme un moyen pour les femmes de redevenir actrices de leur sexualité. Que pensez-vous de cette évolution ? Doit-on se réapproprier ce lexique ?
Laurence Rossignol :

La pensée féministe est en construction constante, et c’est ce qu’elle a de passionnant. Elle n’est jamais achevée parce qu’elle est en connexion directe avec l’inconscient, et que l’inconscient est fini. Il y a en permanence une complexité dans la pensée féministe car elle lie le social et l’intime.

La question de la prostitution est l’incarnation de cette combinaison entre la question sociale et l’intime. La condition sociale, c’est l’analyse de la condition des personnes prostituées. Dans la question de l’intime, deux choses se rencontrent : d’une part la domination sexuelle par le patriarcat, d’autre part la revendication pour les femmes du droit de disposer de leur corps, la revendication d’un droit à la sexualité. C’est là où la manipulation est formidable. Aujourd’hui, certains ont changé le discours justifiant le système prostitutionnel. Ses nombreux supporters le justifiaient en lui attribuant une fonction régulatrice de la société, et en particulier de la sexualité des hommes jugée irrép ressible, en la présentant comme un « mal nécessaire ». On le justifiait ainsi par une mystification de la prostitution, en disant qu’elle permettait la réduction du risque de viols.

À ces arguments, est venu se greffer récemment un autre discours de revendications de la prostitution, non plus du point de vue de la société ou du client, mais de celui de la personne prostituée. Les courants réglementaristes, ceux qui parlent de « travail du sexe », appuient leur plaidoyer pour la liberté du système prostitutionnel sur la liberté des personnes prostituées. Ils la rattachent au droit de disposer de son corps et à la liberté des femmes. C’est une justification exception-nelle au bénéfice des clients et des proxénètes. Le poids de ces courants a limité le travail collectif sur les violences sexuelles. En fait, le système prostitutionnel est le plafond de verre de la lutte contre les violences sexuelles. On nous propose tout à la fois de dénoncer les mécanismes des violences sexuelles – la tolérance de nos sociétés à l‘égard de la culture du viol, la banalisation des violences sexuelles – et de ne pas identifier l’achat de service sexuel pour ce qu’il est : un viol tarifé. On essaie, en même temps qu’on discute de la notion de consentement, de nous faire admettre que le fait de payer vaut consentement. Quand le consentement s’achète, il est vicié. On nous explique que de l‘échanger contre de l’argent ne l’affecte pas. C’est une énorme régression. Ce que nous a enseigné la psychanalyse, c’est que la sexualité n’est pas une activité comme les autres. Ce n’est pas la même chose de mettre des boîtes de conserve en rayon dans un supermarché que de faire 50 fellations par jour. Dans le premier cas, il n’y aucune effraction de l’intime.

Faire de la sexualité une activité humaine similaire aux autres, c’est le paroxysme de la libéralisation et du libéralisme. Je suis très frappée d’entendre certains tenir des discours anticapitalistes, radicaux sur le plan social, dans le domaine du travail notamment, alors même que la radicalité de leur discours s’arrête sur le système prostitutionnel. C’est la jonction entre les libertaires et les libéraux. L’adage disant « chacun fait ce qu’il veut, tant qu’il est consentant » fait totalement abstraction de tous les mécanismes de domination et d’aliénation. La servitude, même consentie, reste la servitude, c’est l’aliénation.

Toute la pensée féministe, qui est très riche, très construite, très fine, en perpétuelle découverte, bute sur la question du système prostitutionnel. Je pense que tant qu’on pourra acheter, louer ou vendre le corps des femmes, il n’y aura pas d’égalité entre les femmes et les hommes, c’est totalement contradictoire. L’angle mort, chez les féministes pro-prostitution, c’est le client et la force symbolique qu’il incarne. Il représente une sexualité masculine impérieuse, irrépressible, qui justifie le fait qu’il ait besoin de trouver des prostituées pour sa sexualité, mais ce discours peut aussi justifier le viol. Si l’on admet que les hommes ont besoin de prostituées parce que leur sexualité est irrépressible, alors on va être beaucoup plus indulgents sur le viol. Mon sujet n’est pas qu’il y ait des femmes qui se prostituent, les prostituées ne sont pas des délinquantes. Pour moi le sujet, c’est le client. Admettre que la prostitution est une activité comme les autres renvoie à des représentations de la sexualité des femmes sans désir. Personne n’ose dire que c’est le désir qui pousse les personnes à se prostituer. On On est figés dans les représentations du XIXème siècle de la sexualité des hommes et des femmes.

Pour revenir à la phrase « notre corps nous appartient », dans le système prostitutionnel, notre corps ne nous appartient pas. Il appartient à celui qui l’achète, à celui qui le loue, à celui qui le vend. C’est totalement contradictoire. Ce n’est pas « mon choix », mais c’est celui du client, du proxénète, du système.

LTR : Parlons à présent de méthode. On veut lutter contre le capitalisme et renverser le système patriarcal, c’est un beau programme. Mais comment s’y prend-on ? La lutte féministe doit-elle être menée indépendamment des autres, ou doit-elle faire partie d’un ensemble de luttes, contre le capitalisme et le patriarcat ?
Laurence Rossignol :

D’abord la lutte féministe doit être menée par des féministes. Ce qui justifie qu’elle soit un combat en soi et qu’elle ne soit pas continuellement soumise à l’injonction de devoir s’articuler dans les autres luttes. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne doivent pas s’articuler. Ensuite, la lutte féministe est par définition subversive. Il faut donc trouver un chemin pour que le féministe soit un combat en soi et en capacité d’être moteur des luttes sociales dans leur ensemble. En déconstruisant le patriarcat, le féminisme ouvre la porte à la déconstruction de tous les autres rapports de domination, raciaux, sociaux, culturels,… Et c’est ce qu’on observe notamment du côté de la dénonciation des mécanismes de domination propres aux violences sexistes et sexuelles envers les enfants. Il en est de même pour les questions d’égalité salariale : en menant ce combat, les féministes représentent l’ensemble des salariés et s’emparent de la question sociale. Voilà pourquoi on peut dire du féminisme qu’il est une méthode : d’analyse, de lutte et de transformation de la société.

Pour autant, nous rencontrons aujourd’hui un problème d’intégration de l’ensemble des mouvements de dénonciation des multiples dominations dans une pensée collective et motrice, dans une pensée républicaine et émancipatrice.

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Territoires zéro chômeur de longue durée : genèse et avenir d’un projet de garantie à l’emploi

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Territoires zéro chômeur de longue durée : genèse et avenir d’un projet de garantie à l’emploi

Entretien avec Laurent Grandguillaume
Laurent Grandguillaume est président de Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée (TZCLD). Cette expérimentation, lancée en 2016 par plusieurs associations (ATD Quart Monde, le Secours Catholique, Emmaüs France, le Pacte Civique et la Fédération des acteurs de la solidarité) consiste à utiliser les fonds alloués à la privation d’emploi (coûts directs et indirects du chômage pour l’Etat et les collectivités locales) pour financer des emplois locaux qui manquent avec de bonnes conditions de travail. Le Temps des Ruptures a pu échanger avec son président sur les origines du projet, son organisation et ses perspectives.
Le Temps des Ruptures : Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée (TZCLD) déploie une méthode innovante et novatrice, pourriez-vous préciser rapidement quels concepts/quelles théories sous-tendent le dispositif ?
Laurent Grandguillaume :

TZCLD est un projet et non un dispositif. La grande différence entre les deux est que dans un projet, les personnes ne sont pas des bénéficiaires, mais des actrices. L’idée est de construire le projet sur le territoire avec tous les acteurs et de le faire évoluer avec eux, une fois lancé. Au-delà de l’organisation sociale du travail, on peut y poser la question de la démocratie, de la participation et finalement de la dignité, de la place de l’humain.

Ce qui sous-tend TZCLD est le problème du non-recours. C’est un sujet que nous portons, notamment aux côtés d’ATD Quart-Monde. Aujourd’hui, un nombre important de personnes ne connaissent pas leurs droits et ne sollicitent pas les aides qui sont à leur disposition. À cela s’ajoute le sujet de l’illectronisme, qui éloigne davantage certains publics de leurs droits. La question du non-recours est fondamentale, parce qu’elle pose le sujet de l’exhaustivité. Nous la recherchons, car nous voulons nous adresser à toutes les personnes privées durablement d’emploi. On parle actuellement de la question du chômage, qui regarde les choses sous un angle statistique. Dans le projet TZCLD, nous voyons les choses de manière plus globale : nous considérons que toute personne durablement éloignée de l’emploi est en situation de chômage de longue durée, qu’elle soit inscrite ou pas à Pôle Emploi. On s’appuie donc aussi sur le récit des personnes.

Sur le plan théorique, TZCLD se base sur le droit à l’emploi, inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946, et le droit au travail. Le projet que nous portons s’inscrit donc dans le cadre d’un doit prévu par la Constitution. Certes, ce n’est pas un droit opposable. Mais nous voulons le rendre effectif par une garantie d’emploi territorialisée.

LTR : Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « personne durablement privée d’emploi » ?
LG :

C’est une personne qui n’est pas en situation d’emploi depuis plus d’un an, ce qui dépasse donc la seule définition statistique. Le gouvernement de Wallonie en Belgique a repris également cette définition large pour lancer l’expérimentation. Certaines de ces personnes ont totalement perdu confiance en elles et ne se sentent pas capables. Il y a donc un travail à faire avec elles afin de les accompagner dans la résolution de leurs doutes, leurs besoins de clarté en termes de projet professionnel. L’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée repose sur le volontariat des personnes privées durablement d’emploi pour participer.

LTR : Le projet TZCLD est récent et il se développe et s’étend petit à petit. Pourriez-vous nous rappeler rapidement son parcours, ainsi que les difficultés que vous avez rencontrées dans sa mise en place ?
LG :

On est toujours le fruit d’une histoire. Nous nous inscrivons dans la longue histoire de tous ceux qui se sont battus pour permettre à tous d’avoir accès à un emploi et de pouvoir en vivre.

Pour revenir sur la genèse du projet, dans les années 2010, Patrick Valentin(1), issu du milieu de l’insertion et du handicap, a rencontré l’association ATD Quart-Monde pour évaluer le coût du chômage en France pour l’État et les collectivités, avec notamment l’économiste Jean Gadrey. Sur le constat issu de cette réflexion, tout le monde s’est dit que ce coût pourrait être utilisé pour financer de nouveaux emplois, faire ce qu’on appelle de l’activation des dépenses passive.

En 2012-2013 – j’étais alors député -, ATD Quart-Monde, avec Patrick Valentin, m’a rencontré pour me présenter l’idée de l’activation de la dépense passive. Après réflexion, j’ai proposé de porter une proposition de loi à l’Assemblée nationale pour expérimenter l’idée, avec le principe de différenciation entre les territoires. J’ai mis en place un groupe de travail rassemblant toutes les sensibilités politiques, afin de faire progresser l’idée et convaincre. Cela n’a pas été simple, des oppositions se sont fait sentir au sein même du groupe socialiste. Il a fallu faire converger les forces, notamment celles du monde associatif.

J’ai déposé une proposition de loi à l’Assemblée nationale issue de ces travaux. J’ai aussi saisi le Conseil d’État (CE) pour avoir son avis. J’ai enfin demandé à Claude Bartolone, alors président de l’Assemblée, qu’il saisisse le Conseil Économique Social et Environnemental (Cese) sur TZCLD. À la rentrée 2015, les deux rapports, du CE et du Cese, posaient les conditions d’expérimentation. Ils sont arrivés au bon moment, puisque la proposition de loi passait en commission des affaires sociales à l’Assemblée. Elle y a été votée à l’unanimité, ainsi qu’au Sénat.

Nous avons ensuite mis en place l’expérimentation dans 10 territoires, créé le fonds d’expérimentation, présidé par Louis Gallois, qui est l’entité qui permet l’activation des dépenses passives. Il était important que ce soit un fonds indépendant de l’Etat même si un commissaire du gouvernement siège dans son conseil d’administration.

Après cela, il y a eu la création des entreprises à but d’emploi (EBE), les premières embauches, le développement des activités, … Ce ne sont que des activités supplémentaires pour créer des emplois supplémentaires, qui ne font pas concurrence aux activités existantes. Le débat dans l’hémicycle portait d’ailleurs beaucoup sur la question de non-concurrence.

Une fois tout cela lancé, nous prévoyions de présenter une deuxième loi au Parlement. La ministre du Travail du moment, Muriel Pénicaud, était contre, alors même que le Président de la République avait inscrit TZCLD dans son plan de lutte contre la pauvreté. Finalement, début 2020, après plusieurs réunions au ministère, pour lesquelles nous avions rédigé au préalable une proposition de loi, un projet de décret et d’arrêté et un projet de cahier des charges, nous avons eu la confirmation que ce texte serait défendu.

En juillet 2020, une deuxième proposition de loi a donc été déposée au Parlement et un débat a eu lieu. La loi a été votée à l’unanimité, avec des tentatives de nous mettre sous tutelle, notamment de la part de la majorité du Sénat, qui voulait faire entrer TZCLD dans le service public de l’emploi, ou le faire dépendre des départements. Mais nous avons réussi à convaincre la majorité au Sénat qui nous a finalement soutenu avec les autres groupes représentés.

Le combat ne s’est pas arrêté là : il a fallu se battre pour que ce ne soient pas les départements mais les élus locaux qui président les comités locaux. Il est important que ce soient les personnes privées d’emploi, les élus, les associations, qui décident dans un dialogue équilibré avec les financeurs (Etat et départements).

Dans ces comités, les partenaires sociaux s’investissent également, bien que ce ne soit pas vrai partout. À partir de cette année, et après le vote de la deuxième loi, j’ai fait un tour de tous les partenaires sociaux. Philippe Martinez et Laurent Berger avaient déjà visité ensemble une EBE, ce qui est rare (nous avons pu bénéficier du soutien d’ATD dans ce cadre), et nous leur avions posé la question du dialogue social dans ces structures. Dès ce moment, nous avons mis en place un groupe de travail commun, avec les deux syndicats et leurs services juridiques, pour définir le cadre de dialogue social idéal dans les EBE. Il est prévu de travailler avec le fonds d’expérimentation. Il y a là un cheminement qui se fait : c’est important qu’il y ait une classification des métiers, une réflexion sur l’évolution des salaires. J’ai également rencontré les représentants de la CPME, de la CFTC, de FO, de l’U2P, du MEDEF. Il est primordial de tous les voir, puisque, pour qu’il y ait une troisième loi à l’avenir nous devons associer tout le monde à la réflexion. Je ne vois pas comment elle pourrait avoir lieu, ni comment instaurer une garantie de l’emploi, sans que les partenaires sociaux soient au cœur de l’action.

LTR : Vous parlez des oppositions au moment du vote de la loi. Quelles étaient-elles ?  
LG :

À gauche comme à droite, certains pensaient que le projet allait faire de la concurrence à l’insertion. Même François Rebsamen, le ministre du Travail de l’époque, était contre. Il était pour une aide financière très limitée sur un petit espace et encadré par l’ANSA(2), mais pas une loi ambitieuse porteuse d’un changement de l’ordre des choses. Il préférait faire monter en puissance l’insertion en opposant les solutions alors qu’elles sont complémentaires. C’est quand le ministre a changé, avec Myriam El Khomri, que le projet a avancé.

Les débats ont eu lieu dans un contexte compliqué, puisque c’était pendant le vote de la loi Travail. Mais nous avons réussi cet exploit du vote à l’unanimité.

Le projet a pu avancer grâce à la convergence d’acteurs divers : parlementaires, élus locaux, associations, État, collectivités, personnes privées durablement d’emploi. C’est ce qui fait la réussite de TZCLD. C’est cette complexité, ce dialogue permanent et le combat porté par de nombreuses personnes différentes.

Les oppositions sont également venues d’économistes, comme Pierre Cahuc, qui avait fait paraître une tribune dans Le Monde attaquant TZCLD(3). Il y a ceux qui veulent éradiquer le chômage de longue durée, et ceux qui veulent éradiquer Territoires zéro chômeur de longue durée, chacun son combat !

LTR : Dans la pratique, observez-vous des différences de résultats entre les territoires ? Y-a-t-il des territoires où le dispositif marche mieux qu’ailleurs ?
LG :

Les différences existent. Elles concernent d’abord la définition du chômage. Ce n’est pas la même chose de construire le projet sur les territoires où le chômage est plus faible, que sur ceux où il y a beaucoup de personnes en situation de handicap au chômage, par exemple.  Sur d’autres territoires peut aussi se poser la question des discriminations. Les différences concernent ensuite les activités développées. Les acteurs vont travailler différemment. Dans tous les cas, notre intuition est confirmée : on ne peut pas régler la question de la privation durable de l’emploi sans les territoires. Penser que l’on va tout résoudre par l’argent ça ne marche pas, il faut poser la question de la démarchandisation, du sens du travail.
Je pense que c’est la raison pour laquelle il y a un attrait pour TZCLD : nous éveillons les consciences sur cette question du sens du travail. Nous posons la question de la démocratie en la liant à l’emploi et à l’évaluation des politiques publiques. Nous avons créé un espace de controverse là où il n’y en avait pas. Aujourd’hui, par exemple, l’association TZCLD, a mis en place des formations non seulement pour les territoires, mais aussi pour les managers, ainsi que des espaces régionaux apprenants entre projets et territoires qui expérimentent. Nous venons également de créer un observatoire de l’expérimentation, en association avec des laboratoires de recherche et en partenariat avec le CNRS. La recherche doit avoir son mot à dire sur le projet et nous voulons travailler avec les chercheurs.

LTR : Pour poursuivre sur la même idée, le labo de l’ESS a produit, il y a maintenant deux ans, une note appelant à renforcer la complémentarité entre le projet TZCLD et l’IAE (4). Est-ce que cela vous semble souhaitable, ou les publics et modes de fonctionnement de ces dispositifs sont trop éloignés pour être pensés conjointement ? TZCLD a-t-il vocation à travailler avec eux ?
LG :

Nous avons un groupe de travail régulier avec tous les acteurs de l’insertion. Dans les comités locaux, il est essentiel d’associer les acteurs de l’insertion pour construire les solutions. TZCLD est complémentaire avec l’insertion. Tout le monde se met autour de la table. Les EBE sont parfois créées sur la base des entreprises d’insertion :  au début, nous avons tout créé ex nihilo, mais maintenant, des acteurs de l’insertion portent l’EBE. La montée en puissance des embauches pourra être plus forte.

Les acteurs de l’insertion seront aussi associés à nos réflexions sur la troisième loi. Nous avons peut-être apporté cette part d’utopie et d’imaginaire qui manquait aussi à l’insertion. Et puis, elle a été opérationnalisée par l’État, elle est aujourd’hui de plus en plus contrainte. Elle doit rendre des comptes, elle est soumise à ce que l’on appelle le new public management. Finalement n’est-on pas une nouvelle bouffée d’oxygène pour l’insertion, en reposant la question de l’exhaustivité, du CDI, des emplois de qualité, … ? Nous sommes peut-être en train de lever des verrous qui ont été mis sur l’insertion.

Nous travaillons également avec d’autres acteurs. Nous avons par exemple cosigné une tribune commune au mois de mars 2022(5), appelant une garantie à l’emploi pour tous. Nous avons, dans ce cadre, organisé un rassemblement le jour de la marche pour le climat place de la Bastille, avec tous les territoires présents, pour demander la garantie à l’emploi. Cela nous a permis de saisir les candidats à la présidentielle. Le même jour, j’ai été invité à prendre la parole à la marche climat, pour qu’il y ait une convergence des luttes entre ceux qui défendent le climat et ceux qui défendent le droit à l’emploi.

LTR : Les personnes concernées, comment sont-elles au courant du projet ? Une fois entrées, quelles sont les perspectives de long terme ? Les EBE ont-elles vocation à rester durablement ?
LG :

On identifie les personnes concernées par le projet avec Pôle Emploi, avec qui nous avons une convention de partenariat. Nous avons également un contact avec les départements, qui nous permettent d’utiliser les fichiers des bénéficiaires du Revenu de Solidarité Active (RSA). Mais nous faisons aussi du porte à porte, nous collons des affichettes, nous faisons du bouche à oreille, des réunions publiques, des médiations culturelles et sociales. Et nous les invitons à participer au comité local.

Une fois que l’EBE est lancée, les activités se développent. Les personnes peuvent rester dans l’EBE, partir en retraite, trouver un emploi ailleurs. Nous nous engageons à les reprendre dans l’EBE si elles échouent dans un nouvel emploi. On a toujours voulu nous évaluer sur un taux de sortie, mais ce n’est pas le plus pertinent.

Dans ce projet, nous avons besoin des acteurs publics. La question est de savoir comment on travaille ensemble. Quand j’étais député, j’ai vu des dizaines de plans, avec des dizaines de mesures, ça n’a jamais changé la vie des gens. J’ai posé la question à beaucoup de personnes : « Avez-vous déjà rêvé d’un dispositif, d’une planification ? » Personne ne m’a répondu oui.

La gauche s’est fourvoyée, elle a oublié le « changer la vie en changeant la donne », en faisant en sorte que les personnes puissent participer, s’exprimer, qu’elles soient prises en compte et que les projets soient démocratiques, que les personnes puissent s’émanciper.

LTR : Quel est le rôle de l’État dans le projet ?
LG :

L’État assure un rôle de financement, tout comme les départements, de manière importante. Mais les territoires sont inégaux par rapport aux équipes projets : c’est plus simple dans une commune d’une métropole que dans une commune rurale.

L’État pourrait aider à une ingénierie. Il pourrait intégrer des personnes formées dans les équipes projets. Il doit aussi veiller au respect des fondamentaux du projet : veiller à la mobilisation des différents acteurs, veiller à l’égalité entre territoires malgré le principe de différenciation. Il pourrait aussi aider à mobiliser des fonds européens pour financer les équipes projet, notamment sur le Fonds Social Européen (FSE). Cela d’autant plus que le commissaire européen à l’inclusion soutient le projet.

LTR : Avez-vous mis en place une méthodologie de travail particulière pour les EBE ?
LG :

Au départ, nous n’avions jamais pensé à un modèle idéal d’EBE ou de comité local. Mais la capitalisation des expériences a permis justement d’évoluer et d’éclaircir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Il n’y a pas d’organisation du travail parfaite à mettre en place. J’ai d’ailleurs lu Souffrances en milieu engagés(6) de Pascale-Dominique Russo. On voit bien que même dans l’économie sociale et solidaire, les milieux militants et associatifs, la question de l’organisation du travail se pose. La méthode pour y répondre : la capitalisation. Nous avons appris. Nous avons mis en place la formation pour les managers d’EBE sur la base de cette capitalisation. Dans 5 ans, nous aurons appris autre chose et la formation ne sera plus la même.

LTR : Vous parliez de la troisième loi et des prochaines étapes, avez-vous déjà les grandes lignes en tête ?
LG :

En 2022, nous parlons de la méthodologie. Il s’agit d’être prêt en 2024, d’avoir l’ensemble des éléments pour envisager le vote d’une loi en 2024-2025.

Pour la suite, on ne parle pas de généralisation de TZCLD. Nous voulons plutôt permettre à tout territoire volontaire de pouvoir monter son comité local. Sans volonté, cela ne marche pas. D’ailleurs, ces deux mots (« généralisation » et « dispositif ») m’ont fait m’opposer à une proposition de loi du groupe socialiste au Sénat, où nous n’avions pas été concertés. Elle généralisait TZCLD et en faisait un dispositif, soit tout le contraire de ce que nous voulons.

Références

(1)Vice-président et fondateur de l’association Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée

(2)L’Agence Nouvelle des Solidarités Actives est une association qui participe à l’articulation et au développement de l’innovation et de l’expérimentation sociale.

(3) « Territoire zéro chômeur : « De profondes erreurs de conception, qui vont bien au-delà des calculs erronés » », Pierre Cahuc, Le Monde, 21/09/2020.

(4) Insertion par l’Activité Économique, désigne les structures d’insertion par l’emploi.

(5) « Ensemble, faisons de l’emploi un droit », tribune, Le Journal du Dimanche, 11/03/2022.

(6)Souffrances en milieu engagé, Pascale-Dominique Russo, Éditions du Faubourg, février 2020.

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« Penser que le marché va permettre de faire la transition écologique est une illusion » entretien avec Guillaume Balas

La Cité

« Penser que le marché va permettre de faire la transition écologique est une illusion » entretien avec Guillaume Balas

Partie 2
Guillaume Balas est délégué général de la fédération Envie. Ce réseau d’entreprises d’insertion remet à neuf des appareils électroménagers et les revend à un prix inférieur à celui du marché du neuf. Pour Le Temps des Ruptures, il présente ce modèle unique qui prend de l’essor en France, alliant préoccupations sociales, économiques et écologiques.
Le Temps des Ruptures : Vous êtes délégué général de la Fédération Envie, un réseau d’entreprises d’insertion. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette fédération, sa place au sein de l’économie circulaire, ses parcours d’insertion ?
Guillaume Balas :

Envie est une initiative née à Strasbourg en 1984, sur l’idée de personnes issues d’Emmaüs et de Darty. Elles voulaient former des jeunes en difficulté à travers la remise en état d’électroménager. Plusieurs unités se sont ensuite créées, dont une à Marseille, puis une structure porteuse, a émergé.

La fédération se compose aujourd’hui de 100 points d’entrée sur le territoire et de 52 entreprises. Nous comptons 3000 salariés dont 2100 en insertion. Ces derniers restent employés chez nous 13 mois en moyenne. Notre un taux de sortie dynamique, autrement dit le fait que l’employé en insertion trouve une formation très qualifiante ou un emploi, est d’environ 70%.

Nous adoptons une approche plurielle : nous nous inscrivons à la fois dans une démarche d’économie sociale et solidaire (ESS), dans une démarche d’insertion et dans une démarche d’économie circulaire avec une dimension très marquée dans l’électroménager.

Envie s’est développé avec une particularité par rapport à Emmaüs, c’est que ce dernier a une très forte notoriété, alors que nous avons une notoriété plus secondaire et ancrée dans les territoires. Pour autant, le développement à bas bruit fait qu’aujourd’hui la fédération est leader sur un certain nombre de segments du marché des DEEE, c’est-à-dire des déchets électroniques et électriques.

LTR : Pourriez-vous nous détailler votre modèle économique ? 
GB :

Il nous arrive une masse de produits électroménagers usagés et de déchets électroniques. Là-dessus s’effectue un tri sur ce qui est rénovable et ce qui ne l’est pas. Ce qui ne peut pas être remis en état entre dans la filière logistique de traitement des déchets, à but de recyclage. Une fois les produits remis à neuf, ils sont revendus dans les magasins, 30 à 60% moins cher que le prix du neuf. Une petite partie des produits que nous recevons viennent des invendus ou des retours clients, ce sont souvent de bons produits qui nécessitent un peu moins d’intervention.

LTR : Comment fonctionne le financement d’Envie et des structures qui la composent ?
GB :

Nous nous différencions de nos partenaires sur ce point important. Nous percevons un faible niveau de subventions, entre 10 et 15% de nos ressources, qui correspondent à la part de l’aide que nous recevons pour l’insertion. Pour tout le reste, nous nous auto-finançons largement. Les autres structures ont d’autres modèles. Les subventions publiques s’y élèvent à hauteur de 50%. Les ressourceries, par exemple, n’ont pas le droit d’aller au-delà de 30% de gains commerciaux.

C’est la très grande richesse d’Envie : il y a une dimension entrepreneuriale qu’il n’y a peut-être pas au même niveau dans d’autres structures.

L’avantage, c’est que nous sommes une structure décentralisée et que notre gouvernance est partagée par tous les chefs d’entreprise représentés sur les territoires d’implantation. Nous avons ainsi une capacité d’insertion et d’adaptation par rapport au tissu associatif, économique et politique local très forte.

Mais cela porte des désavantages. La construction de méthodes d’action comme le portage collectif, le plaidoyer commun, est plus difficile. C’est tout mon travail : je dois organiser la démocratie interne et faire en sorte qu’elle soit efficace. Mais ça marche ! Ce fonctionnement est très efficace mais il demande de l’ingéniosité pour trouver un sens commun au niveau national.

LTR : Est-ce la raison pour laquelle vous avez adopté la forme de la fédération ?
GB :

La structure de fédération permet le plaidoyer, la communication, le portage et la sécurisation juridique, ainsi que la formation. Nous avons d’ailleurs une importante action de formation, nous souhaitons développer une école Envie, sur la question du réemploi et son implication en termes techniques et managériaux.

La structure de la fédération permet aussi les débats en interne. Au départ, l’identité d’Envie était majoritairement liée à l’insertion. Elle le reste, mais la dimension économie circulaire et écologique est montée en puissance ces dernières années. Les jeunes qui arrivent chez nous et qui veulent travailler chez Envie de manière pérenne viennent davantage sur la dimension écologique que sur la dimension sociale. Cela peut même créer des conflits au sein de la fédération, car les structures d’ESS, dont les gouvernances sont bénévoles, ont tendance à dénoncer une dérive “managério-technocratico-écolo”. Pour eux, Envie est d’abord là pour insérer des gens.

En réalité, je pense qu’il n’y a aucun problème. Puisque la grande question aujourd’hui c’est de donner une vision positive de la transition écologique et notamment de la lier avec la question sociale, nous montrons que c’est possible, nous le faisons tous les jours. Nous pensons que notre modèle est précurseur. Nous attendons avec grande impatience de comprendre la feuille de route gouvernementale sur la transition écologique. D’autant que nous pensons que tout est conciliable et même nécessaire : transition écologique, territorialisation, retour de l’industrie, insertion par l’activité économique, revalorisation du travail technique. Notre modèle est une des solutions aux contradictions françaises. Mais il faut un volontarisme politique, on ne peut pas tout porter sur nos petites épaules, c’est évident.

LTR : En termes managériaux, est-ce qu’il y a une attention particulière portée dans les entreprises du réseau aux questions de conditions de travail, de santé au travail, de qualité de vie au travail ?
GB :

Il y a plusieurs métiers à Envie. Les activités de traitement et de logistique des déchets, notamment, sont des métiers durs, il ne faut pas s’en cacher. Nous devons avoir une attention permanente sur les conditions de travail en insertion. Ce n’est pas parfait, mais, globalement, nous nous en sortons bien. Mais les structures d’Envie connaissent, comme les autres employeurs, la tension actuelle : les salariés peuvent poser leurs conditions car le manque de main d’œuvre est fort.

LTR : Le Temps des Ruptures a également réalisé un entretien avec Laurent Grandguillaume au sujet de Territoire zéro chômeur de longue durée (TZCLD). Y a-t-il des synergies entre Envie et TZCLD ?
GB :

Il y a des synergies entre Envie et TZCLD. Nous participons à certaines de leurs expérimentations. J’étais aussi intervenu à leur congrès l’année dernière.

Nous avons des approches complémentaires. TZCLD part beaucoup des individus pour parvenir à un parcours global. Nous partons d’une activité à laquelle nous invitons des individus. C’est le problème intéressant qui se pose à nous : nous devons produire à la fois de l’insertion de qualité et des machines de qualité, pour répondre à notre objectif de réemploi. Ce dernier objectif intéresse moinsTZCLD, car ils sont dans une dimension purement sociale.

Nous n’avons pas encore de partenariat national, car nous avons chacun des spécificités très fortes.

LTR : Selon vous, quelle synergie doit-il y avoir entre les acteurs publics de la politique de l’emploi (Pôle emploi, les départements, les missions locales, la direction générale de l’emploi et de la formation professionnelle, etc…) et Envie ?
GB :

Il y a d’immenses synergies entre Envie et les structures de la politique publique de l’emploi, qui sont territorialisées, et c’est très bien comme ça. Les personnes qui arrivent chez nous en insertion viennent de Pôle Emploi. Quand ils partent, ils sont pris en charge par les structures du service public de l’emploi. Nous avons également des liens avec les départements. Sur la question des bénéficiaires du RSA, d’une part, mais aussi sur la destination de nos produits. Nous permettons d’équiper les structures à moindres frais.

LTR : Vous disiez que les personnes en insertion restent 13 mois. Avez-vous une visibilité sur leur parcours une fois parties ?
GB :

C’est un point aveugle que nous avons aujourd’hui. Il nous manque un indice sur le pluriannuel pour voir les parcours de nos salariés sur 3-5 ans. Nous manquons de visibilité. Nous savons néanmoins que 70% des salariés en insertion qui sortent de chez nous trouvent une formation, ou plus généralement un emploi. Nous préférerions que cela dure 5 ans que 6 mois.

Nous avons malgré tout un indice faible qui montre que cela ne se passe pas trop mal : très peu de gens reviennent. Mais il faut préciser que nous recevons un public un peu particulier, car nous sommes des entreprises d’insertion. A la différence des chantiers d’insertion, qui s’adressent à des gens qui sont dans des situations de très grand éloignement par rapport à l’emploi, nous nous adressons à des gens qui ont besoin d’être remis sur les rails.

Ce que nous constatons aujourd’hui, avec la baisse du chômage de catégorie A, c’est que le public que nous recevons change. Des personnes qui avaient besoin de nous il y a quelque temps ne cherchent plus d’aide. Nous accueillons donc des gens qui sont plus éloignés de l’emploi qu’il y a quelque temps. Cela peut se ressentir dans la production, dans la productivité.

LTR : Quels sont vos liens avec Emmaüs ? Ne leur faites-vous pas de la concurrence ?
GB :

Nous avons de très bonnes relations avec Emmaüs. Ils font beaucoup moins d’électroménager que nous. Nous travaillons beaucoup à trouver la manière de lier réemploi et insertion. Nous tenons des réunions très régulières avec les acteurs de l’ESS et du réemploi. Nous aimerions créer une fédération du réemploi solidaire pour porter une autre vision que celle du réemploi lucratif que l’on voit partout et qui pose bien des questions.

LTR : Justement, les sites comme Backmarket vous font-ils une grosse concurrence ?
GB :

Pour l’instant, de la concurrence, je ne sais pas. Car le réemploi est très à la mode. Je ne suis pas sûr qu’il y ait des effets de concurrence qui jouent sur les marchés.

Par ailleurs, les entreprises comme Backmarket ne sont pas des modèles à maturité. Pour la plupart d’entre eux, ils ne font pas d’argent. En effet, c’est très long de s’installer, il faut trouver des gisements, installer des circuits territoriaux. C’est intéressant à regarder du point de vue de la politique économique. Il y a une contradiction entre les impératifs de marché voulus par les textes de l’Union Européenne et les objectifs de long terme de politique industrielle. Que veut dire la concurrence quand des process sont installés dans des territoires, avec des acteurs connus ? Il existe parfois des monopoles de fait, mais pourquoi forcément les rejeter ? Cela pose la question du modèle de transition écologique. On ne peut pas passer par le marché pour la transition écologique. Penser que ce dernier va permettre de la mettre en œuvre est une illusion complète.

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La gauche, le socialisme et le projet, entretien avec Guillaume Balas

La Cité

La gauche, le socialisme et le projet, entretien avec Guillaume Balas

Partie 1
Guillaume Balas est ancien député européen (2014-2019), ancien coordinateur du mouvement Génération.s (2017-2020), il est aujourd’hui délégué général de la fédération Envie (réseau d’entreprises d’insertion). Le Temps des Ruptures a échangé avec lui sur la création de Génération.s, l’état de la gauche et ses perspectives d’avenir. Il revient également sur l’une des idées qui a fait l’ADN de Génération.s : le revenu universel d’existence. Idée également abordée au cours de l’entretien que nous avions mené avec David Cayla (Le revenu universel peut-il nous sortir de l’impasse?). Si le comité de rédaction peut se montrer plus sceptique que Guillaume Balas sur cette mesure, nous avions néanmoins souhaité faire s’exprimer les deux points de vue (partisans et opposants) sur un sujet aussi éruptif que celui du revenu universel.
Le Temps des Ruptures : Vous avez été membre du PS puis avez fondé avec Benoît Hamon le mouvement Génération.s. Qu’est ce qui a motivé votre choix ?
Guillaume Balas :

Plusieurs choses : la première et la plus essentielle, c’est que nous étions convaincus que ce que nous avions appelé le modèle social-démocrate était désormais dépassé. Ce qu’on appelle social-démocratie, c’est l’idée d’un contrat entre le capital et le travail, basé sur l’augmentation de la production et sur une plus juste répartition, avec des modalités démocratisées de cette répartition, qui s’inscrit dans un rapport de force et des négociations.

Pour nous, ce modèle était désormais une relique du passé. D’abord, parce que nous avions vécu 40 ans de néolibéralisme qui l’ont affaibli, y compris dans ses ressorts internationaux. Et surtout parce que le fondement sur lequel il était assis, c’est-à-dire l’augmentation de la production, est désormais largement remis en cause en raison des limites écologiques de la planète.

A partir de là, nous avons considéré que le PS, dans sa manière de ne pas soutenir Benoît Hamon à la présidentielle, avait fait la preuve qu’il ne comprenait pas les transformations fondamentales en cours. C’était vraiment une divergence idéologique. Une grande partie du PS était sur une autre perspective idéologique, sur un raidissement conservateur, pas uniquement néolibéral, considérant que devant la crise du productivisme, l’important, c’était de rétablir l’autorité. C’est Valls, et sa vision autoritaire de la République.

On aurait peut-être pu partir ailleurs. Mais il nous a semblé que personne ne synthétisait ce que nous voulions synthétiser, c’est-à-dire la question sociale, la question écologique et la question européenne. Nous avions un vrai désaccord sur la politique internationale et européenne avec Jean-Luc Mélenchon. À partir de cela, la perspective stratégique était de construire la « poutre » de « la maison commune de la gauche ». C’est ce à quoi nous nous sommes efforcés pendant cinq ans, pour aboutir finalement à sa réussite, mais pas d’abord grâce à nous.

LTR : Justement, Génération.s s’est engagé en 2021 dans le Pôle écologiste, pourquoi ce choix ? A-t-il été utile pour l’union de la gauche ?
GB :

Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’après 2017, les partis politiques de gauche et écologistes sont aveugles face au macronisme. Aux européennes, qui est la moins bonne élection pour dresser une liste commune, Génération.s se rapproche des écologistes, qui ne veulent pas d’union pour des raisons sectaires. A la sortie des européennes, Génération.s propose à nouveau une perspective globale à tous les partis, et arrive le désastre des régionales. Les socialistes veulent se venger, Jean-Luc Mélenchon n’existe pas dans la séquence et personne ne veut le faire exister, en anéantissant bien des occasions de liste commune avec lui. Les écologistes, de leur côté, ont l’idée bizarre de penser que c’est le moment pour eux de doubler leur score, après leurs résultats aux municipales. Le bilan, finalement, est que le rassemblement de la gauche n’est pas faisable. Dans la perspective de la présidentielle, nous choisissons de prendre un bout du spectre politique, et de commencer une dynamique d’unité par là. Il nous semble que l’écologie politique, c’est le plus naturel. C’est pour ça que Génération.s rentre dans la construction du Pôle écologiste. Mais l’histoire n’est pas finie : il y a eu la présidentielle, le score de Mélenchon, le mauvais score de Jadot, et la Nupes. On peut être à la fois très satisfait de la Nupes, et en même temps penser que c’est une condition nécessaire mais pas suffisante.

LTR : La question qui se pose maintenant, c’est : que fait-on ? Ce qui peut préoccuper dans la Nupes, c’est le risque que la France Insoumise (FI) essaie d’étouffer les autres partis et qu’il n’en résulte qu’une gauche boiteuse.
GB :

Il y a une tension entre rassemblement et hégémonie de la part de la FI, y compris en son sein. Ils analysent les choses en se disant que c’est bien la preuve qu’il fallait que ce soit la gauche radicale qui mène le bateau. En même temps, ils ont une trouille bleue de la reconstitution d’une social-démocratie forte ou d’une écologie politique forte. Mais il y aura forcément un rééquilibrage. L’alternative la plus crédible pour l’avenir de la Nupes est la suivante : soit, ils entrent en conflit les uns avec les autres pour savoir qui aura le leadership ; soit la gauche arrive à construire des éléments communs pour transcender cette difficulté. Le Parlement de la Nupes existe, même s’il ne fonctionne pas encore très bien, mais il pourrait être travaillé. Je le vois autour de moi, nombreux sont ceux qui aimeraient pouvoir adhérer directement à la Nupes.

 

En 2022, la gauche a fait 25%, c’est-à-dire le score du PS d’avant en basses eaux, cela veut dire que la FI, EELV, le PS et le PC ne sont que des courants d’un grand ensemble. Ils ne peuvent plus penser qu’à eux seuls ils sont en capacité de remplir le champ politique, c’est totalement impossible. Les faits parlent d’eux-mêmes.

Une grande difficulté va quand même se poser, ce sont les élections européennes. Je ne vois pas comment il ne peut pas y avoir plusieurs listes, pour des raisons profondes, liées aussi à la structuration du Parlement Européen en groupes.

LTR : Vous êtes toujours adhérent de Génération.s. Ce qui peut être surprenant dans votre discours, c’est que vous parlez de l’augmentation de la production pour les structures d’Envie, alors que Génération.s prend plutôt position contre.
GB : 

Chez Envie, nous visons une augmentation de la production sur le réemploi, mais il y a une limite à ce que je dis. Là où il faut être vigilant, c’est que pour faire plus de réemploi, nous avons besoin du neuf. Si jamais le neuf baisse, cela atteint le réemploi : le gisement est de moins bonne qualité. Il faut faire attention, il ne faut pas oublier que le réemploi alimente le besoin en neuf. C’est la question de la durée d’usage qui est posée. C’est une petite révolution. On ne peut pas tout faire en même temps. Nous avons besoin de répondre à un marché en pleine évolution et qui est sain, le réemploi, mais le stade d’après, c’est la question de la durabilité. Nous commençons le troisième temps peu à peu, mais il ne faut pas aller trop vite.

LTR : Pendant la campagne de 2017, le grand thème de Benoît Hamon était le revenu universel. Quel était votre point de vue sur cette mesure en 2017 et avez-vous évolué aujourd’hui par rapport à cela ?
GB :

J’ai toujours été un partisan modéré du revenu universel, les deux termes étant importants. Je pense que c’est un débat intéressant, en même temps je n’ai pas fait partie, au sein de Génération.s, de ceux qui pensaient que c’était la mesure prioritaire pour organiser l’ensemble du projet.

Ce débat m’intéresse parce qu’il pose la question de la relation au travail. Je fais partie de ceux qui pensent que le nombre d’heures de travail réel par rapport aux besoins de la production capitaliste classique est en train de baisser très fortement, et que c’est le cas depuis longtemps. C’est notamment ce paramètre qui pose aujourd’hui la crise du sous-emploi. Nos sociétés ont répondu à cette crise par le chômage de masse, notamment dans les pays à la démographie jeune, comme la France, mais également par la dévalorisation des conditions salariales et de travail dans d’autres pays.

Comme dirait Jean-Marc Jancovici, la décroissance réelle a commencé. Si on décorrèle la production matérielle des masques croissantistes liés à la question de la finance, il y a effectivement une décroissance relative dans beaucoup de secteurs de l’économie réelle.

La question qui se pose est : comment répondre à cette crise ? Je dois prendre une précaution avant d’avancer. Conjoncturellement, on est dans une période de la crise que l’on peut voir comme contradictoire : le covid, la guerre en Ukraine et l’accélération du changement climatique produisent une tension inverse de manque de main d’œuvre. Je pense que c’est conjoncturel. La tendance lourde va être à la limite de la production, et c’est l’inflation qui la reflète le mieux. Évidemment, la spéculation explique 80% de l’inflation. Mais il faut regarder à quoi sont dus les 20% restants. Si on raisonne là-dessus,  l’augmentation des prix réels de l’énergie, de l’alimentation, …  est due à la crise écologique. 

Il faut désormais penser dans un monde où la fête est finie. C’est là que le revenu universel arrive par la fenêtre. Toutes les mauvaises nouvelles arrivent en même temps : les milliardaires s’engraissent, les inégalités explosent, les 0,01% des plus riches voient leur patrimoine s’accroître. Nous disons qu’il faut taxer les superprofits et redonner du sens. Je partage l’idée avec Territoire zéro chômeur que le travail reste une valeur.

Mais est-ce qu’on pense que le travail est la valeur cardinale autour de laquelle organiser la société ? S’il y a une crise autour du travail, c’est bien qu’il y a un problème, c’est que le travail comme valeur cardinale est une idée qui ne tient plus la route.

L’outil faiblit : le travail comme vecteur principal d’émancipation de l’individu est un peu plus compliqué à penser qu’il y a 40 ans, où il suffisait d’augmenter les salaires pour faire que ce soit moins pénible. Je pense qu’il y a un défaut d’analyse.

Il faut d’ailleurs se rappeler que la valorisation du travail issue de la culture communiste et socialiste ne survient que lors d’une deuxième phase de l’histoire du socialisme. C’est quand la gauche socialiste a fondamentalement admis les présupposés du capitalisme et notamment productivistes, qu’elle a considéré que l’héroïsation de la classe ouvrière passait par le travail. Les premiers socialistes ne raisonnaient pas de cette manière. Ils ne voyaient pas tous le travail comme une sphère possible d’émancipation. 

La question qui se pose, c’est le rééquilibrage entre travail, protection sociale et émancipation. C’est là que le sujet des formes de revenus universels arrive. Quand Emmanuel Macron étatise le travail pendant plusieurs mois au début du covid, quand on cherche des solutions pour pouvoir subventionner les gens qui ne travaillent pas ou peu, quand on crée des structures d’insertion qui sont des sas entre le monde du travail et le monde du non-travail, c’est que, d’une certaine manière, le revenu universel est déjà en route. D’une certaine façon, on décorrèle le revenu des gens du fait qu’ils travaillent ou pas.

Je ne nie pas qu’il y ait une réalité : quand on gagne autant sans travailler qu’en travaillant, cela pose un problème. Mais il est évident qu’il faut réfléchir et assumer le fait qu’il y ait une part universelle qui revient à chaque individu. Quelque chose nous le dit : dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen est inscrit le droit à l’existence. Or, il n’a jamais été concrétisé : la société doit une part à chaque individu sur les moyens minimaux d’exister. Selon moi, le revenu universel peut y répondre. 

Je ne pense pas que ce soit le combat essentiel autour duquel tout doit s’organiser. Il faut aussi saisir l’état de compréhension idéologique et psychologique des gens. La société n’est pas encore prête pour s’engager résolument vers cette voie. Je pense que c’est un sujet intéressant, mais qu’il faut manier avec précaution.

LTR : En termes idéologiques, dire que le revenu universel répond au droit à l’existence, cela revient à monnayer l’existence même des individus. N’est-ce pas dans l’essence de la logique capitaliste ?
GB :

Vous avez raison, à moins qu’on puisse considérer les choses autrement : que ce principe de droit à l’existence puisse revêtir plusieurs dimensions. Une dimension qui pourrait être, par exemple, celle des services publics et une dimension qui pourrait être monnayable. Mais est-ce que la monnaie est intrinsèquement liée au capitalisme ? En tout cas, cela pourrait être autrement, on pourrait imaginer que cela prendrait la forme d’une part irréfragable en termes d’alimentation, de droit aux services, … Là où il y a un biais dans le revenu universel que je reconnais, c’est qu’il y a un rapport ultra-individualiste. Mais quand on regarde les fondements de la gauche libérale d’un côté, et de la gauche socialiste de l’autre – il faut relire Jaurès – : le but du socialisme, c’est l’émancipation individuelle, le collectif n’est qu’un moyen de l’émancipation individuelle, c’est peut-être même une critique que l’on peut adresser au socialisme pour certains : il partage l’individualisme du libéralisme

LTR : Nous serons moins d’accord avec vous sur cette analyse de la pensée de Jaurès.  Par ailleurs, dans notre société actuelle où la tendance est à l’hyper individualisme, les réponses à apporter ne sont pas les mêmes que celles de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.
GB :

C’est autre chose, nous parlions purement théoriquement. D’un point de vue pragmatique, au vu de l’état de la société, je vous rejoins, je pense qu’il faut faire attention. Cela a été le drame de la candidature de Benoît Hamon. Le revenu universel est un fantastique débat de primaire, pas de présidentielle. Si on me demande aujourd’hui quelles sont les priorités, les trois questions qui viennent sont la transition écologique, les services publics et parmi eux, la santé et l’école. Il y a une urgence sur ces sujets, qui sont des sujets politiques.

Mais cela n’invalide pas qu’il faut réfléchir sur cette question de la réalisation de la transition écologique. Quand cette transition aura eu lieu, quand on se sera engagé dans la voie de la sobriété maximale, qu’on produira moins, comment va-t-on payer les gens ? Il y a un lien intrinsèque entre l’écologie, la répartition des richesses et les formes de revenu qui ne sont pas liées à la production. Autrement il n’y a pas de transition écologique. Mais pour cela, il faut travailler sérieusement. Il faut aller s’adresser aux superprofits et aux grands milliardaires et taxer 70% de leur richesse à chacun, sinon ce n’est pas possible.

LTR : Quand Génération.s a été lancé, la forme qui a été choisie était celle du mouvement. Pensez-vous qu’aujourd’hui la forme partisane est encore pertinente ?
GB :

Ma réflexion là-dessus a connu trois temps dialectiques.

Voici le premier. Les fondateurs de Génération.s, dont je fais partie, étaient issus du Parti Socialiste croupissant, il y avait donc une envie d’envoyer valdinguer tout cela. Nous nous sommes alors lancés un peu vite et sans réflexion dans « tout ce qui est nouveau est beau ». En parallèle, nous voyions la FI et nous trouvions qu’elle était assez attractive dans sa forme « mouvementiste », non-partidaire.

Il y a eu un deuxième temps dialectique qui a duré jusqu’à il y a peu de temps chez moi. Je me disais que, vu l’état de la gauche, il fallait reconstruire des cadres sérieux et pérennes, avec de la formation politique et de la démocratie délégataire.

Maintenant, je ne sais pas. Je suis sûr que le modèle Génération.s/M1717 ne peut pas fonctionner de manière pérenne, c’est d’ailleurs pour ça que la FI ne peut pas fonctionner passée l’élection présidentielle.

La question, c’est comment on fait ? Je n’ai pas de réponse là-dessus pour le moment. Je crois à l’idée qu’on reconstruise des secteurs unifiants, c’est pour cela que j’aime l’idée d’une école de formation. Il faut aborder les choses sans refaire un gros parti. Génération.s s’est un peu perdu dans les discussions sur les statuts. L’échec de Génération.s, par rapport à son projet initial, se détermine par rapport à l’électoralisme de la vie politique française, vous n’avez pas le temps de construire sur du long terme quand vous faites quelque chose de nouveau et que les échéances se succèdent.

LTR : Enfin, la grande question qui se pose à gauche est celle de savoir comment reconquérir les classes populaires. Quel est votre avis à ce sujet ?
GB :

La gauche est minoritaire dans le pays aujourd’hui, et ce qui lui fait le plus de mal, ce sont les discours de déclin.

Les attentats de 2015-2016 et Samuel Paty ont été un grand moment de minorisation de la gauche. J’ai vu la gauche mainstream perdre la raison, je fais notamment référence à la déchéance de nationalité. J’ai compris que cela allait être très long. Elle a vu ses enfants, réels ou symboliques, être touchés. La priorité n’était plus la justice sociale et l’écologie, mais la sécurité et la lutte contre le djihadisme.

Sur la question des classes populaires, et plus particulièrement des cités, je me souviens que Taha Bouhafs, pendant la campagne des législatives, a proposé d’organiser une soirée de rupture du jeûne du Ramadan à Lyon pour discuter. Je suis totalement contre, sur le principe, car il prend argument du religieux pour une campagne politique. En revanche, dire qu’aujourd’hui il faut aller discuter dans les cités et trouver le moyen d’organiser le dialogue, c’est indispensable. Et aucun réseau social ne répondra à cela. Il faut sûrement imaginer des solutions intermédiaires et segmenter par rapport au désir des militants : en envoyer certains en porte à porte, d’autres sur les réseaux. Mais le plus grand ennemi du militantisme, c’est Netflix. On préfère se détendre devant une bonne série plutôt que d’aller faire du porte-à-porte !

Mais l’essentiel n’est évidemment pas là : le début de reconquête de l’électorat populaire par Jean-Luc Mélenchon est une excellente nouvelle ! Elle doit être poursuivie et notamment dans celle qui compose que l’on nomme mal la « périphérie », le monde rural et semi-rural, les territoires industriels ou post-industriels. Ruffin a raison de le dire : si la gauche abandonne la reconquête de ces sociologies, elle se nie elle-même. Pour autant, n’opposons pas les catégories populaires entre elles, au contraire, trouvons les convergences, à travers la question sociale, la question démocratique et progressons sur la question écologique. L’écologie, c’est d’abord défendre ceux qui ont le moins !

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Contre le néolibéralisme, l’économie républicaine

La Cité

Contre le néolibéralisme, l’économie républicaine

Entretien avec Christophe Ramaux
Christophe Ramaux est économiste, membre des Economistes Atterrés, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et auteur de Pour une économie républicaine. Une alternative au néolibéralisme qui vient de paraître chez De Boeck. Pour le Temps des Ruptures, il revient sur la définition du néolibéralisme, sa cohérence et ses destructions, et lui oppose une alternative : l’économie républicaine.
LTR : Pour certains à gauche, le terme de néolibéralisme est devenu très populaire et passe pour l’ennemi commun. Comment le définiriez-vous ? Où prend-il racine, à quoi s’oppose-t-il, quel est son projet ?
Christophe Ramaux :

Le libéralisme économique à l’ancienne, défendu notamment par les auteurs classiques comme Adam Smith et David Ricardo, était vu comme quelque chose de naturel que la société se devait de respecter en limitant l’intervention publique.

 

Le néolibéralisme émerge dans les années 1930, avec l’idée que l’ordre concurrentiel n’est pas un ordre naturel, mais qu’il faut l’imposer. Il y a là une dimension constructiviste, voire autoritaire : il ne faut pas hésiter à utiliser la puissance publique pour imposer des normes favorables à la concurrence et au capital. L’intervention publique est, en ce sens précis, requise. C’est le cas, par exemple, avec les aides à l’emploi dont la France, réputée irréformable, est la championne du monde. Avec elles, les néolibéraux ont réussi à imposer l’idée qu’il convient en permanence d’abaisser le coût du travail. Et comme il est difficile de faire accepter des baisses de salaires nets, c’est l’Etat qui prend en charge une partie du coût du travail. Depuis 1992, on n’a pas cessé d’étendre ces aides. Avec la transformation du CICE en allègement pérenne de cotisations sociales, on est aujourd’hui à environ 70 milliards par an d’exonérations, soit l’un des principaux volets de la politique économique. Autres illustrations du néolibéralisme : la T2A à l’hôpital, la RGPP et la modernisation de l’action publique, …

La construction européenne a poussé très loin cette logique : elle a inscrit dans les traités – cela a failli l’être dans une constitution – que les néolibéraux ont raison contre les keynésiens, avec un souci du détail qui confine à l’obsession. Ainsi du libre-échange et de la libre circulation des capitaux à respecter dans l’Union mais aussi vis-à-vis du reste du monde, de l’ouverture à la concurrence des services dits d’intérêt économique général, de l’austérité budgétaire.

Le néolibéralisme est le nom du nouveau régime qui s’est instauré aux tournant des années 70 et 80. Cela étant posé, il y a je pense une certaine facilité dans l’utilisation de ce terme. A suivre certains, le néolibéralisme aurait tout emporté, l’Etat social n’existerait quasiment plus, il aurait laissé la place à un Etat entièrement néolibéral. Je ne partage pas ce constat.

LTR : Que s’est-il passé ?
CR :

Pendant longtemps, ceux qui luttaient contre l’ordre établi et ses inégalités avaient un soleil : le socialisme ou le communisme, peu importe les termes utilisés à ce niveau. Avec la chute du mur de Berlin, ce soleil s’est effondré. Certains continuent de s’en revendiquer, mais on ne sait plus ce qu’il recouvre. A défaut d’un horizon d’émancipation, tout se passe comme s’il ne restait que le cri, expression d’un désarroi intellectuel. Une certaine pensée critique se cantonne ainsi à la déploration. C’est problématique : on ne se donne par les moyens de reconstruire une alternative et on ne tire pas les leçons de l’échec du socialisme. Pire : on scie la branche sur laquelle on peut prendre appui pour la contre-offensive. En présentant l’Etat comme uniquement composé de matraques et d’aides au capital, on laisse entendre que l’Etat social (services publics, protection sociale, droit du travail…) a peu ou prou disparu.

Or, dans nos sociétés, il y a encore des pans entiers qui échappent au capital. La démocratie tout d’abord : le suffrage universel (une personne, une voix) a une dimension proprement anticapitaliste (une action, une voix). Le capital l’a bien compris : il essaie, c’est tout le sens de la mondialisation, de la contourner en contournant le cadre dans lequel elle s’exerce, celui des Etats-nations. Et il y a l’Etat social, étroitement lié d’ailleurs à la démocratie.

LTR : Une certaine pensée à gauche est donc opposée à l’idée de l’Etat social ?
CR :

Pour la pensée marxiste, l’Etat social ne « colle pas ». Selon elle, l’Etat est en « dernier ressort » un outil au service de la domination de la classe dominante. Au cœur de l’idéal socialiste, il y avait l’idée de reconstruire la société à partir des travailleurs associés au sein des entreprises, l’horizon promis étant celui du dépérissement de l’Etat. Difficile dans ce cadre de saisir la portée révolution-naire, proprement anticapitaliste, de la démocratie et de l’Etat social. Pour certains, le néolibéralisme a si l’on peut dire du bon : il leur permet de revenir à un discours simpliste selon lequel l’État n’est que domination, un État bourgeois au fond.

L’Etat social est une véritable révolution qui se déploie dès la fin du XIXe siècle. Il doit être entendu au sens large, autour de ses quatre piliers : la protection sociale, à laquelle on le réduit trop souvent (on en fait ainsi uniquement un « domaine »), mais aussi les services publics, le droit du travail et les politiques économiques (monétaire, budgétaire, des revenus, industrielle, commerciale…) de soutien à l’activité et à l’emploi.

Le projet du néolibéralisme est de remettre en question ces quatre piliers, et de fait chacun d’eux a été déstabilisé ces quarante dernières années. Mais le néolibéralisme n’est pas parvenu à réaliser entièrement son projet. Il a changé radicalement la donne, en particulier sur cinq volets qui mettent en jeu la politique économique : la finance libéralisée, le libre-échange, l’austérité salariale, la contre-révolution fiscale et la privatisation des entreprises publiques. Cela n’est pas rien, nous avons effectivement changé de régime économique.

Mais, pour le reste, l’Etat social fait de la résistance, même s’il y a évidemment eu des réformes de la protection sociale (retraites, mise à la diète de l’hôpital public…), du droit du travail et des services publics non marchands.

LTR : Le néolibéralisme est-il insatiable ou bien s’arrêtera-t-il avant d’avoir tout englouti, en trouvant un certain équilibre de compromis avec l’Etat social ?
CR :

Il est insatiable, et c’est pourquoi il importe de le remettre en cause. Son bilan affligeant est un argument de poids pour y parvenir : la finance libéralisée, outre ses bulles spéculatives, joue contre les entreprises comme espace de production collective (le récent film Un autre monde l’exprime très bien), le libre-échange désindustrialise, l’austérité salariale comprime la demande et partant l’activité même des entreprises, …

Le néolibéralisme est un système cohérent, ses cinq volets se tiennent entre eux, de sorte qu’il n’est pas concevable de toucher à l’un sans toucher aux autres. La remise en cause des cadeaux fiscaux aux plus riches suppose ainsi qu’ils ne puissent pas déplacer à leur guise leur revenu et leur patrimoine, etc.

Au-delà, le principal défi pour le combattre est celui de l’alternative qui fait défaut aujourd’hui. C’est tout le sens de l’économie républicaine : construire une telle alternative.

LTR : Le constat est clair et sans appel, la gauche se désespère trop d’avoir perdu la bataille contre le néolibéralisme et jette le bébé État social avec l’eau du bain. Mais quel est plus précisément le modèle alternatif ?
CR :

La racine de notre désenchantement est l’absence d’un horizon d’émancipation. Précisons le propos : il existe au fond un socle d’accord très profond dans nos sociétés pour dire que la démocratie doit prévaloir. Plus personne ne remet en cause le suffrage universel (l’extrême-gauche a abandonné la dictature du prolétariat et l’extrême-droite ne se revendique plus explicitement du fascisme).

La principale source de désarroi provient du sentiment qu’il y a une sphère d’importance, celle de l’économie, qui échappe au politique, avec une couche très mince de privilégiés dont l’accumulation aberrante de patrimoine et de revenus nous fait revenir à l’Ancien Régime.

Preuve de cette dichotomie, le terme même d’économie républicaine n’est jusqu’alors quasiment pas utilisé, si ce n’est par des historiens se penchant sur l’économie sous la Révolution française ou la IIIe République. Comment penser l’économie républicaine ? En partant du politique : la démocratie. Comme le souligne Marcel Gauchet, elle a deux pôles : un pôle libéral, avec la liberté de penser, de se réunir, de contracter, mais aussi un pôle non libéral, proprement républicain, celui du suffrage universel, des représentants élus sur cette base, lesquels votent des lois qui s’appliquent à tous. Ce pôle est celui de l’Etat et son fondement renvoie à l’idée que l’intérêt général n’est pas réductible au jeu des intérêts particuliers. L’économie républicaine invite à repenser l’économie sur la même base, avec un pôle privé, précieux comme le montre l’expérience tragique du XXe siècle, mais aussi un pôle public, celui de l’Etat social qu’il importe enfin d’assumer pleinement.

L’économie républicaine n’est pas une utopie, elle est déjà là, mais nous appréhendons mal toute sa portée : un cinquième du PIB est produit par les services publics ; la moitié du revenu des ménages est socialisé ; de même que la moitié de la demande globale, soutenue directement (consommation de services publics) et plus encore indirectement (le versement des retraites ) par la dépense publique. Nos économies sont profondément mixtes, mais nous ne l’assumons pas comme tel, d’où notre désappointement.

L’économie républicaine, c’est reconnaître que l’initiative privée – qui peut prendre la forme de l’économie sociale et solidaire – a du bon. Mais c’est aussi souligner que des pans entiers de l’économie demandent à être pris en charge par le public, sous réserve bien sûr que celui-ci – il y a là un défi toujours à relever  – fonctionne bien. Le plein emploi, afin d’en finir avec cette aberration qui voit des sans-emploi coexister avec d’immenses besoins insatisfaits ; la protection sociale et les services publics ; les besoins écologiques qui supposent des investissements massifs : tout cela suppose de l’intervention publique. Il en va de même pour la réduction des inégalités.

Lorsque l’on met en rapport tous les prélèvements et tout ce que distribue l’Etat social, on s’aperçoit que 70 % des français y gagnent et que cette réduction des inégalités passe d’abord par la dépense publique et en particulier la consommation de services publics.

LTR : Vous nous avez présenté votre concept d’économie républicaine, mais comment faire pour qu’il soit majoritaire et soit mis en place, A un moment où le néolibéralisme n’est pas du tout en bout de course ?
CR :

Nous vivons dans des « sociétés d’individus » mais dans cette qualification la société pèse de tout son poids. C’est vrai au niveau politique, comme au niveau économique. Les néolibéraux comme Hayek considèrent que la démocratie doit être réduite au maximum : c’est la « démarchie », avec le primat accordé au marché.

On peut leur opposer que la démocratie, tout comme l’économie, a deux volets, deux pôles, dont le pôle républicain, si du moins on admet que l’intérêt général n’est pas réductible au jeu des intérêts particuliers.

Partant de là il y a lieu de reprendre une série de questions que j’évoque dans mon livre : celui du fonction-nement des grandes entreprises, à remettre à plat afin de redonner leur fierté aux travailleurs ; celui de l’écologie qui exige de cesser de faire l’autruche notamment sur le nucléaire, alors même que la France dispose avec lui d’un atout majeur pour à la fois réduire ses émissions de gaz à effet de serre et relocaliser des productions (en exigeant que les voitures électriques cessent d’être produites ailleurs avec de l’énergie carbonée, par exemple) ; les services publics à refonder et réhabiliter ; les Etats sociaux nationaux eux aussi à réhabiliter en mettant l’Europe à leur service et non au service de leur démantèlement.

L’économie républicaine invite à sortir d’une posture purement contestataire. En étendant à l’économie le projet républicain qui fait l’objet d’un profond consensus, elle vise à reconstruire un projet de transformation à vocation majoritaire.

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Le Tigre et le président, récit d’un perdant magnifique

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Le Tigre et le président, récit d’un perdant magnifique

Le Tigre et le président est un film de Jean-Marc Peyrefitte en salles le 7 septembre 2022 retraçant le court mandat de Paul Deschanel, président de la République française de janvier à septembre 1920. Alternant les points de vue, celui de Deschanel et celui de Clemenceau, il réhabilite un homme qu’on a oublié ou qu’on se remémore avec amusement. Le Temps des Ruptures a aimé, Mathilde Nutarelli vous en parle.

Très peu connaissent Paul Deschanel, et ceux pour qui c’est le cas s’en rappellent sûrement pour une sotte histoire de train. Pourtant, Paul Deschanel a été Président de la République et est aujourd’hui le héros du film réalisé par Jean-Marc Peyrefitte, avec rien de moins que Jacques Gamblin pour l’interpréter.

Deschanel est président de la République française de janvier à septembre 1920. Prenant tout le monde par surprise, il bat Clemenceau, le tigre, le « Père de la Victoire » de la Première Guerre mondiale. De son court mandat, l’opinion se rappelle uniquement un fait divers pour le moins saugrenu : une nuit du mois de mai 1920, alors qu’il se trouve dans un train, en déplacement présidentiel, Deschanel tombe par la fenêtre et se retrouve en pyjama sur les rails. Cette anecdote singulière a fait couler beaucoup d’encre depuis, et entrer Paul Deschanel dans l’Histoire. C’est d’ailleurs comme cela que démarre le film de Jean-Marc Peyrefitte.

En alternant les points de vue, Le Tigre et le président revient sur le mandat présidentiel hors du commun de Paul Deschanel. Entouré d’André Dussollier dans le rôle de Clemenceau, Jacques Gamblin interprète à la perfection le rôle d’un président de la République idéaliste, épris de démocratie et d’idées progressistes, qui se laisse complètement submerger par la rédaction d’un discours, qu’il veut historique. Peyrefitte signe ici un film au rythme agréable, à la bande-son soigneusement composée et à l’ambiance maîtrisée. L’incarnation du Clemenceau bougon par Dussollier est un régal et le maladroit magnifique de Gamblin est irrésistible.

Si un reproche peut être fait au film, il concerne l’exactitude historique. Deschanel y est présenté comme un idéaliste un peu béat, qui patauge dans sa nouvelle fonction présidentielle. Or, Deschanel avait déjà été deux fois président de la Chambre des députés avant de devenir président, c’était un homme politique bien institué et expérimenté. Mais il est vrai qu’un biopic strictement factuel sur ces quelques mois de mandat aurait été bien plus rébarbatif.

Ce film, qui dépeint des faits produits il y a plus de cent ans, parvient à faire écho à nos débats actuels. Paul Deschanel y est présenté en fervent défenseur de l’abolition de la peine de mort, en faveur du droit de vote des femmes. Il cherche, tout au long du film, à aller au contact des Français qu’il gouverne et rivalise de modernité pour les connaître et se faire connaître d’eux. A travers le Deschanel de 1920, s’expriment les débats actuels concernant la proximité entre le président et le reste des Français, le fossé entre les ors de l’Elysée et le quotidien des gardes-barrière de province.

Si Le Tigre et le président n’est pas un compte-rendu historique des quelques mois de la présidence de Deschanel, il permet à Jacques Gamblin d’incarner un perdant magnifique avec brio, et de nous faire découvrir un homme oublié, tombé en disgrâce, pour lui rendre un peu de sa superbe.

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Non le travail n’est pas mort

La Cité

Non le travail n’est pas mort

Entretien avec Juan Sebastian Carbonell
Juan Sebastian Carbonell est sociologue du travail. Spécialisé dans le secteur automobile, il publie Le Futur du Travail (2022, Editions Amsterdam), où il décrit les mutations actuelles que connaît le monde du travail et expose des pistes pour le transformer. Il en parle pour Le Temps des Ruptures.
LTR : A la lecture de votre livre, il apparaît que certaines idées qui circulent sur l’état du marché du travail aujourd’hui (que le salariat serait remplacé par le « précariat » et que les travailleurs seraient remplacés par des machines) sont exagérées ou erronées. Si c’est le cas, comment expliquez-vous qu’elles aient la vie aussi dure ?
Juan Sebastian Carbonell :

Sur ce sujet, j’ai deux hypothèses. La première est que ces idées sont véhiculées et entretenues par des experts autoproclamés, des futurologues, qui font leur fonds de commerce et qui ne se basent sur aucune démarche empirique et qui entretiennent cela en faisant de la pure science-fiction. Ma deuxième hypothèse est que beaucoup de patrons du numérique alimentent ce discours à bon escient, pour se poser comme les représentants du futur du travail, ils essaient de faire venir au monde une réalité qui correspond à leurs intérêts. Or, ce n’est pas le cas : quand j’interroge des hauts cadres de l’industrie, ils ne me disent pas que le futur du travail est la robotisation. Il y a donc un secteur qui entretient volontairement le mythe de la fin du travail.

Par ailleurs, il faut noter aussi que les organisations des salariés comprennent mal le changement technologique et ce qu’il fait au travail. A titre d’exemple, lors de l’introduction des caisses automatiques au début des années 2000, la CFDT a fait campagne contre leur déploiement. Mais il faut garder en tête ce que dit Marx dans le Capital : il ne faut pas prendre l’outil de travail comme ennemi principal, c’est la manière dont les employeurs les utilisent qui peut se retourner contre le travailleur. Les salariés ont peur pour leurs conditions de travail et leur emploi, et le sous-emploi chronique et l’installation d’une couche durable de travailleurs précaires dans les entreprises favorise cette méfiance envers la machine. Je vais ici citer Melvin Kranzberg : la technique n’est ni bonne ni mauvaise, mais elle n’est pas neutre. Comme le reste, elle est déterminée par des rapports sociaux de classe.

LTR : Dans votre livre, vous expliquez que les prévisions de la disparition du travail occultent les changements qui ont lieu dans le monde du salariat. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ces derniers ?
JSC :

Ce que j’explique dans mon livre, c’est que s’il n’y a pas de transformation radicale du travail grâce aux nouvelles technologies, le salariat lui-même subit de grandes transformations. D’abord, il subit le développement du temps de travail flexible et des horaires atypiques (soir, nuit, week-end). Ensuite, il subit de plus en plus une injonction à une plus grande disponibilité temporelle de la part des salariés : certains d’entre eux ne savent pas quel sera leur emploi du temps d’une semaine à l’autre, parfois le jour même. Dans le secteur automobile, que je connais bien, depuis 2013, des accords collectifs ont introduit une modification des conditions de travail en échange du maintien de l’emploi : un allongement des horaires est possible si la production journalière n’est pas atteinte. Chez Toyota et Renault, les salariés sont prévenus au moins la veille. Mais chez PSA, cette décision peut être prise le jour même.

Un deuxième grand changement vient percuter le salariat. Les rémunérations sont de plus en plus variables, le salaire est indexé à la performance. C’est ce que Sophie Bernard désigne par l’expression « faire son salaire(1) ». Cela organise une compétition entre les salariés, au niveau de l’entreprise ou de l’activité.

LTR : Ces accords ont-ils été obtenus par un chantage au chômage ou à la délocalisation par les patrons ?
JSC :

C’est en effet le principal argument qu’utilisent les patrons pour négocier ces accords. Un de leurs principaux instruments est la menace de la délocalisation, et non pas le remplacement par des machines, surtout dans le secteur de l’automobile. Il est intéressant de rappeler l’histoire de ces accords. Ils ont été introduits au cours du quinquennat de François Hollande en 2013 pour négocier le maintien de l’emploi, on les appelait d’ailleurs accords de « maintien de l’emploi ». Mais ils se sont peu à peu affranchis de toute garantie d’emploi. Aujourd’hui, ces accords s’appellent de « performance collective » et n’impliquent plus de contreparties de la part de l’employeur.

LTR :  C’est une idée communément admise : les ouvriers sont en voie d’extinction. Etes-vous d’accord avec cette affirmation ? La catégorie des ouvriers est-elle toujours pertinente aujourd’hui ?
JSC :

Oui elle l’est, et pour deux raisons. D’abord, le discours qui consiste à annoncer la fin des ouvriers est très eurocentré. Si on regarde les chiffres de la main-d’œuvre industrielle au niveau mondial, elle ne décroît pas, voire augmente. Par exemple, la main-d’œuvre du secteur automobile a augmenté de 35% entre 2007 et 2017. En Chine, le nombre de travailleurs du secteur automobile est passé de 3 à 5 millions sur la même période, alors que la France en a perdu beaucoup.

Ensuite, de nouveaux travailleurs dans d’autres secteurs, qui ne sont pas catégorisés comme des ouvriers, ont un travail manuel et pénible. Je veux parler des travailleurs du secteur de la logistique. C’est un secteur en expansion, comparé à la main-d’œuvre automobile, c’est un secteur qui croît. On compte aujourd’hui en France 190 000 travailleurs dans l’automobile, en incluant tous les métiers (ingénieur, cadres, ouvriers, …), alors que ce sont 800 000 personnes qui travaillent, et cela rien que dans les entrepôts logistiques.

LTR : Dans votre livre, vous rapprochez le revenu universel de la garantie à l’emploi, pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
JSC :

Ce sont deux mesures qui ont pris de la place dans le débat public. Le revenu universel dès 2017 puis pendant le covid, la garantie à l’emploi au début de la campagne présidentielle de 2022.

Ils obéissent tous les deux à la même logique qui consiste à démarchandiser le travail, selon l’expression de Dominique Méda, Isabelle Ferreras et Julie Battilana(2). Le revenu universel décorrèle le revenu de la participation à l’emploi, alors que la garantie d’emploi propose de fournir un emploi à tout un chacun.

Dans mon livre, j’ai rapproché ces deux outils de manière critique, car ils ne résolvent pas les problèmes du marché du travail. La garantie à l’emploi ne répond pas vraiment à la question qui se pose sur l’avenir du travail. Le revenu universel, si : il postule que le travail tend à disparaître.

Ce qui est intéressant avec le revenu universel, c’est qu’il a plusieurs conceptions, qui vont de la gauche voire l’extrême gauche aux théories les plus libérales. Pour Van Parijs, par exemple, le revenu universel est une “voie capitaliste au communisme”. Passer par le revenu universel permettra d’atteindre une société sans classes. Pour les auteurs post marxistes, comme Srnicek et Williams, il faut accélérer l’automatisation et instaurer un revenu universel pour installer un rapport de force favorable au salarié. Dans sa version libérale, Milton Friedman a défendu l’idée de supprimer toutes les allocations et de verser une somme à chaque individu. Il existe même une version d’extrême-droite dans laquelle le revenu universel est versé selon des critères ethno-nationaux.

LTR : Dans votre livre, vous prônez une vie libérée du travail. Quel serait le rôle des syndicats pour faire advenir cela ?
JSC :

Malgré le discours très convenu sur le syndicalisme, les salariés attendent toujours énormément des syndicats. Dans certaines entreprises, le taux de participation aux élections professionnelles est égal au taux de participation à l’élection présidentielle. Par ailleurs, les élections professionnelles sont un moyen plus direct de participation que les élections politiques.

Sur la question de la libération de la vie du travail, les syndicats doivent s’emparer du sujet du temps de travail. Elle est revenue dans le débat présidentiel avec un semblant de débat autour des 32h, bien qu’éclipsée par les questions liées à l’immigration. Le temps de travail a toujours été une revendication historique des syndicats, c’est un combat qui mérite d’être repris. Mais il faut faire un bilan des 35h, car il est très mitigé. Elles ont été utilisées par certains employeurs pour intensifier le travail et flexibiliser le temps de travail.

Il faut ensuite débattre sur les moyens de les mettre en place. La France Insoumise veut une conférence nationale, la CGT veut une négociation branche par branche ou entreprise par entreprise, or le rapport de forces est très dégradé dans les entreprises. Les syndicats doivent penser de manière plus stratégique sur ce sujet-là.

LTR : En mai ont eu lieu les premières élections professionnelles des travailleurs de plateformes (livreurs et VTC). De nombreux problèmes se sont posés (très faible participation, appel au boycott, bugs informatiques, …). Est-ce le signe que la syndicalisation n’est pas une bonne solution aux problèmes posés par le travail des plateformes ?
JSC :

Cela dépend de ce que l’on comprend par syndicalisation. La France est un pays où le taux de syndicalisation est historiquement bas. Son syndicalisme est caractérisé de « pluralisme polarisé » : il y a une multitude d’organisations syndicales polarisées autour de positions politiques. C’est très politique et militant, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose !

Mais cela ne m’étonne pas qu’il y ait eu du mal à ce que les travailleurs des plateformes aient du mal à se saisir des élections professionnelles. Ce qui est intéressant, c’est que des syndicats de travailleurs de plateformes se forment. Ils sont minoritaires tout en étant représentatifs, car les salariés s’y reconnaissent.

LTR : Comment concilier transition écologique et modification du travail ?
JSC :

Dans mon livre, la réponse à cette question est entre les lignes. On peut y répondre en instaurant une véritable démocratie au travail et ce qu’on appelle le « contrôle ouvrier ». C’est un contrôle démocratique sur le processus de travail : il est décidé collectivement et démocratiquement de ce qui est produit et comment. David Montgomery désigne cela par l’expression « réorganisation du travail par en bas ». Elle permet une décision collective de normes et règles du travail indépendamment des employeurs. Cela peut être la manière d’allier prise en compte des enjeux économique et libération du travail. 

Références

(1)Sophie Bernard, Le nouvel esprit du salariat. Rémunérations, autonomie, inégalités, PUF, 2020.

(2)Dominique Méda, Isabelle Ferreras, Julie Battilana, Manifeste du travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer, Seuil, 2020.

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Il n’y a pas de grand remplacement

La Cité

Il n’y a pas de grand remplacement

Entretien avec Hervé Le Bras
Hervé Le Bras est un historien et un démographe reconnu. Il publie en 2022 Il n’y a pas de grand remplacement (Éd. Grasset), où il démonte point par point la folle théorie du grand remplacement. Pour Le Temps des Ruptures, il revient sur les fondements de cette théorie et ce qui fait qu’elle trouve un écho particulier aujourd’hui.
LTR : Le 15 mai 2022, un homme a tué 10 personnes dans un quartier majoritairement afro-américain de la ville de Buffalo. Il s’avère qu’il a été influencé notamment par la théorie du grand remplacement. Comment expliquer que cette idéologie, venue de France, influence ce genre de terroristes jusqu’aux États-Unis ?
HLB :

Ce n’est pas l’idéologie qui est venue de France, c’est le terme. En fait, l’idée du grand remplacement existait déjà mais sans être exprimée. Dès 2012, le New York Times titrait en Une « Les naissances blanches sont maintenant minoritaires aux États-Unis », on était tout à fait dans ce type d’idéologie. Dans mon livre, je montre, à partir des données du recensement américain, la vision très clivée de la réalité américaine à ce sujet. Pour rentrer dans le détail, en regardant les statistiques du Bureau of Census, l’Insee américain, on voit que les Américains classent leurs habitants selon l’ethnie et la race.  Dans les statistiques publiées, la catégorie « white only non hispanic » est utilisée. Pour la construire, on demande d’abord aux répondants s’ils sont « hispanic » puis de s’identifier à une « race ». Or, les hispaniques répondent à 95% qu’ils sont blancs, mais comme ils ont répondu oui à la question « hispanic », ils ne sont pas considérés comme blancs.

Que veut dire le « only » ? Dans la question concernant la « race », il y a cinq choix : « white », « black », « asian », « native indian », et « autres ». Le répondant peut cocher autant de case qu’il veut. « White only » veut dire qu’on compte comme blanc seulement ceux qui ont coché la case « white ».

Ainsi, en fonction des critères retenus pour définir la catégorie « white », les chiffres varient fortement : si l’on décide que la personne est considérée comme blanche parce qu’elle a coché au moins une case « white », 80% des naissances étasuniennes sont blanches. Si l’on décide qu’une personne n’est pas blanche parce qu’elle a coché la case « non hispanic » ou plusieurs cases de la question sur la race (la théorie du « one drop of blood »), on est un peu au-dessous de 50%. Les deux chiffres se valent, c’est une question de point de vue, mais systématiquement, les Américains adoptent le point de vue du « one drop of blood ».

Mais attention, ce n’est pas typiquement américain, nous faisons la même chose en France. Si l’on prend les statistiques sur les immigrés, on pense qu’ils sont étrangers. Large erreur : 37% des immigrés sont français. Concernant les enfants d’immigrés, les enquêtes de l’Insee considèrent comme descendants d’immigrés ceux dont au moins un parent est immigré. Pour autant, l’Insee dans ses enquêtes, n’omet pas de préciser que 50% des descendants d’immigrés sont issus de couples mixtes. Mais ils sont ensuite ignorés dans les tableaux statistiques, au fond, comme aux États-Unis, et les chiffres de l’immigration gonflent.

La théorie du grand remplacement postule qu’on est soit d’un côté, soit de l’autre, soit du peuple des remplaçants, soit du peuple des remplacés. Or, ce qui progresse en France et dans le monde, c’est la mixité, la diversité des origines. Les Américains le gomment avec le « white only non hispanic », mais les Français le gomment aussi, de manière plus détournée. On retrouve la même situation avec la question des prénoms. Dans les statistiques publiées par l’Ined, ceux qui avaient un seul grand-parent immigré ont été groupés avec ceux qui en avaient deux, trois et quatre, dans la catégorie de descendants d’immigré.  

Pour le grand remplacement, il fallait mettre au point cette expression. J’ai recherché les étapes de cette opération en référence à la manière dont Jean-Pierre Faye a étudié comment l’expression « national-socialisme » était apparue sous la République de Weimar, à travers quels groupes et quelles discussions.  Il a montré qu’il s’est produit ainsi un rapprochement entre l’extrême droite et  l’extrême gauche, ce qu’il a nommé le « fer à cheval ».

De la même façon, je cherche à voir comment le slogan de grand remplacement est apparu. Dans les prémices de ce mot, on peut citer une étude des Nations Unies en 2001 qui s’intitule « Migration replacement ». C’était un rapport  technique, qui calculait la quantité d’immigration nécessaire pour que la population ne diminue pas, donc une question théorique. Mais le mot « replacement » était là dans un cadre de migration. Et puis, progressivement, Renaud Camus peu connu malgré une petite renommée littéraire, s’est lancé dans l’anti musulman, l’anti noir, l’anti migrant. Personne n’y prêtait attention. Il publiait alors ses livres à compte d’auteur. Son ouvrage sur le grand remplacement date de 2012. Arrive en 2014-2015, la crise des réfugiés. D’un seul coup, les Français le découvrent. Je n’ai pas fait le même travail sur la partie anglo-saxonne, mais pour la France, l’expression a réalisé une synthèse. C’est un slogan, Renaud Camus dit d’ailleurs que le grand remplacement ne se définit pas, qu’il est une évidence. Or, un slogan non plus ne se définit pas. Ce slogan a coagulé un ensemble diffus de craintes et de préjugés.

LTR : Cela pose aussi la question de l’imaginaire intellectuel qui se crée autour du grand remplacement. Quand Renaud Camus cite des gens comme Raspail, certains peuvent se dire qu’il a des références littéraires, donc on peut le créditer.
HLB :

Comme pour Éric Zemmour, quand vous lisez Renaud Camus, c’est médiocre. Il écrit comme une personne des années 1930 cherchant à passer pour un romancier. Les idées sont sommaires, les raisonnements sont réduits, il n’y a pas de théorie. Comme chez Marine Le Pen, on ne perçoit pas d’enchainement logique, seulement une suite d’affirmations. Cela s’inscrit dans ce qu’on peut appeler la pensée Twitter. On doit exprimer une idée en 280 caractères, mais on ne peut pas bâtir un raisonnement en si peu de caractères. Toute causalité un peu élaborée reste hors d’atteinte.

LTR : Si le concept du français “de souche” est factuellement inexact et est un pur fantasme, comment expliquer sa longévité ? 
HLB :

Je vais vous raconter l’histoire de ce mot, que j’ai suivie de près. En 1992-1993, l’Ined et l’Insee mènent une enquête sur l’intégration, appelée MGIS. C’est la première enquête avec des statistiques ethniques. Il était demandé aux répondants leur origine ethnique et leur appartenance ethnique. L’enquête définissait l’ethnicité par la langue parlée dans la petite enfance. Cet exercice est compliqué pour deux raisons. La première est que, quand il s’agissait d’identifier les différentes ethnies en Afrique du Nord, et en Afrique subsaharienne, la tâche a été très ardue. En Turquie, les Turcs étaient distingués des Kurdes, en Algérie, les Berbères des Arabes. En Afrique subsaharienne où il existe des centaines de langues, il a fallu procéder à des regroupements hasardeux.

La seconde difficulté résidait dans les couples mixtes. Dans les notes en fin d’enquête, les auteurs indiquent que dans le cas de deux langues parlées dans la petite enfance, la moins fréquente des deux est retenue. C’est le même mécanisme que celui du « one drop of blood » qui est à l’œuvre. Ainsi le descendant d’un couple mixte dont le père parlait le bambara et la mère le français, sera catalogué bambara.

À la fin de l’enquête, un des auteurs se demande comment nommer ceux qui, finalement, n’ont pas d’origine ethnique. Il se décide pour « français de souche ». Deux mois plus tard, le Front National avait repris l’expression.

Bien sûr, on a découvert que sous Pétain, ce terme était déjà utilisé, mais là son retour est lié à un mécanisme intéressant : à partir du moment où l’on nomme les autres, il faut se nommer soi-même. De la même manière, l’Insee, dans ses tableaux, utilise le terme de « non-immigrés » pour qualifier ceux qui ne sont pas « immigrés ».

LTR : Aujourd’hui, ces théories qui rappellent les idéologies de la collaboration, par exemple, ont eu deux candidats au moins pour les porter à la présidentielle. Comment expliquer cela ?
HLB :

Le terme de grand remplacement a été repris non seulement par Marine Le Pen et Éric Zemmour, mais aussi par les cinq candidats à la primaire de la droite. C’est dramatique. Je commence d’ailleurs mon livre par citer une enquête publiée dans Challenges(1), hebdomadaire qui s’adresse plutôt à la bourgeoisie de centre gauche, celle des affaires avec un peu de considérations éthiques et sociales. Selon cette enquête, 61% des interrogés craignent d’être remplacés(2). À titre de défense, il faut préciser que, lorsque cette question est posée, la majorité des gens n’y a jamais vraiment pensé, mais la question est rédigée de façon tellement terrible qu’ils répondent « oui j’ai peur ». Une fois qu’on a répondu positivement, on a monté la première marche d’un escalier qui vous mène à  croire de plus en plus à ce prétendu grand remplacement. C’est dangereux.

LTR : Pensez-vous qu’il y a des facteurs (sociaux, économiques, …) aujourd’hui plus qu’hier qui expliquent que cette théorie prend à ce moment de l’Histoire ?
HLB :

Je suis méfiant à ce propos. Il y a des facteurs bien sûr. Mais je pense que les principaux mécanismes sont plus complexes. Lorsqu’on qualifie Renaud Camus de complotiste, on arrête la réflexion, on a classé le bonhomme. Mon problème est d’éviter ces catégories fourre-tout et morales qui n’aident guère. Bien sûr que Camus est complotiste, mais au moment où vous le dites, vous vous donnez bonne conscience et vous freinez votre démarche de compréhension. Il faut aller plus loin et comprendre le danger de ce slogan du grand remplacement. Il y a quelque chose qui a pris, c’est ce que j’ai cherché à saisir. Très souvent, en sciences sociales, la recherche s’arrête avec des mots (raciste, complotiste). Dit autrement, ce sont des jeux de langage. Quand on utilise « complotiste », … on entre dans ces jeux de langage et il est difficile ensuite d’en sortir.

LTR : Vous le faites dans votre livre, mais pourriez-vous nous expliquer pourquoi l’aspect d’un remplacement démographique est si anxiogène pour les adeptes de ces théories ? Est-ce le fait qu’on présente la menace d’une masse brute de personnes ?
HLB :

Je pense que vous avez raison. La phrase de Renaud Camus « un peuple en remplace un autre », part du principe qu’il y a un peuple, constitué par les immigrés et leurs descendants, et un autre peuple, constitué des non-immigrés et de leurs enfants. Ce raisonnement est typique de la pensée d’extrême droite : chez eux, la notion de peuple concerne un ensemble homogène, aucune tête ne doit dépasser. Or, l’immigration est extraordinairement variée en France, tout comme le peuple français. Et c’est sans compter la mixité entre ces deux diversités. Il y a là une tentative de simplification extrême, particulièrement à travers la notion de peuple.

Dans mon livre Le Grand enfumage. Populisme et immigration dans sept pays européens(3), je me suis demandé pourquoi, plus il y a d’immigrés localement, moins on vote pour l’extrême-droite. Pour cela, j’ai étudié le cas de 6 pays en plus de la France. En Allemagne, par exemple, les immigrés sont installés majoritairement dans ce qui correspondait à l’Allemagne de l’Ouest, alors que l’Afd fait ses plus gros scores à l’Est, à l’opposé. En France, c’est plus compliqué : on observe davantage une opposition campagnes/villes. Il faut chercher à l’expliquer. Ce qui joue le plus grand rôle, je pense, est l’absence de contact. Les gens perçoivent l’immigration comme un bloc parce qu’ils ne l’expérimentent pas concrètement dans leur vie. En Seine-Saint-Denis, par exemple, l’ « immigré » ça ne veut rien dire, c’est extrêmement divers. C’est un concept qui n’a pas de sens, une catégorie non pertinente. Mais dans la campagne de la Haute Marne, les gens n’en ont pratiquement pas vu, et l’idée peut germer que la catégorie « immigré » existe, et qu’elle est très différente de vous, noir et musulman de préférence.

D’autres facteurs font exister la théorie du grand remplacement : une partie de la population issue de l’immigration est hélas elle-même anti-immigrés. En effet, les vagues de migrations sont différentes et le rejet des immigrés change au fil des années et des territoires, comme on dit aux États-Unis, « le dernier entré ferme la porte ».

LTR : Finalement, si l’on comprend bien, pour ceux-là il existerait l’idée du bon et du mauvais immigré ?                                                
HLB :

Il y a un peu de cela, mais il demeure aussi l’idée indéfectible que ceux qui arrivent maintenant, ce sont les mauvais immigrés et qu’ils ne passent pas par le même chemin que les anciens. Dans les années trente, il y avait une coupure entre immigrés car l’antisémitisme était beaucoup plus fort. Il y avait donc deux catégories : le travailleurs migrants et les « parasites », les « cosmopolites », ceux qui s’intégraient trop rapidement,  les levantins dans les termes de l’époque. Les levantins étaient les juifs, grecs et libanais, ceux qui étaient appelés « ennemis de l’intérieur » et que Bertillon, un propagandiste du natalisme, en 1911 appelait « les faux nez » français.

LTR : Dans cette notion d’« ennemi de l’intérieur », y avait-il aussi une peur du grand remplacement?
HLB :

Oui, cela est clair. Renaud Camus arrive à la même conclusion d’une perte de valeurs et d’une prise de pouvoir par les nouveaux venus.

LTR : Pensez-vous que le fait que la notion de grand remplacement trouve autant de place dans le débat public aujourd’hui traduit une mauvaise connaissance globale des chiffres, des outils statistiques, de la rigueur scientifique ?
HLB :

Renaud Camus est de toute façon contre les statistiques, il utilise toujours la même formule : « il suffit d’ouvrir les yeux » ce qui est assez cohérent avec le fait qu’il rejette la science. Il se fonde par exemple sur le témoignage, aperçu à la télé, de Richard Millet qui se serait retrouvé seul blanc à six heures du soir à la station Châtelet. Cela parait invraisemblable mais pas nécessairement faux. Surtout, ce n’est pas généralisable à d’autres heures, d’autres stations, d’autres métros, d’autres villes et régions. Le péché le plus grave et le procédé le plus employé par l’extrême-droite dont Camus et Zemmour, est la généralisation abusive.

Si la notion de grand remplacement gagne du terrain, c’est aussi à cause d’intermédiaires complaisants. On peut penser à Alain Finkielkraut qui a fait un éloge dithyrambique de Renaud Camus dans son émission Répliques à laquelle j’étais convié.

Je n’arrive pas à comprendre que certaines personnes nient la statistique et pensent connaitre la situation en France  simplement en se promenant dans la rue.

LTR : Un débat a émergé au lendemain du second tour de la présidentielle : faut-il continuer à dire que les électeurs de Marine Le Pen et du Rassemblement National sont racistes ? Beaucoup d’analyses politiques ayant pour but d’expliquer le vote RN aujourd’hui mettent en avant des questions de pouvoir d’achat, de remise en question du “système”, ce qui occulte le côté raciste et xénophobe de ce parti et de son programme, et par conséquent, de ce vote. Qu’en est-il selon vous ?
HLB :

Je pense qu’il faut surtout stigmatiser les hommes politiques français et pas seulement au sein du Rassemblement National. Que cinq candidats de la droite affirment qu’ils craignent le grand remplacement, est stupéfiant. En novembre, lors des législatives en Allemagne, alors qu’il existe un parti qui flirte avec les 10 % des suffrages, l’Ald dont la direction est néonazie maintenant, il n’a pratiquement pas été question d’immigration. Il est donc possible de mettre ce sujet à sa juste place, mais il est poussé en France par des personnalités politiques que les médias s’empressent de relayer.

Dans mon ouvrage L’âge des migrations(4), il y a un chapitre plutôt critique sur le livre d’un journaliste anglo-saxon, Stephen Smith, La ruée vers l’Europe(5). Il met en avant le fait qu’il y a aujourd’hui un milliard d’africains, et que L’ONU en prévoit un milliard supplémentaire en 2050. Le journaliste en a déduit que les Africains pauvres allaient se ruer vers l’Europe. Dans un chapitre, j’ai donc étudié pays par pays dans le continent africain comment la migration s’était produite au cours des vingt dernières années et si cela avait un rapport avec la croissance démographique. La réponse est négative. Par exemple au Niger, pays qui a la plus forte croissance démographique et troisième pays le plus pauvre au monde, seuls 110 migrants ont rejoint la France en 2017 et moins de mille depuis dix ans alors que sa population a augmenté de dix millions de personnes sur la même période.  La grande majorité des migrations africaines se limite à l’Afrique. Il s’agit de flux traditionnels par exemple du Sahel vers le golfe de Guinée ou de réfugiés, par exemple un demi-million de Somaliens au Kenya ou le même nombre d’originaires du Dar Four à l’est du Tchad. En conclusion, j’ai rappelé le deuxième précepte du Discours de la méthode : « Diviser chaque difficulté que j’examinerai en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour mieux les résoudre ». Ici, cela revenait à considérer la situation dans chaque pays d’Afrique au lieu de l’Afrique globalement.

LTR : Nous avons longuement démontré que le grand remplacement n’était qu’une vaste fumisterie. Donc, s’il n’y en a pas, quelles sont les tendances démographiques de demain ?
HLB :

La question est complexe, mais si l’on cite les Nations Unies et leurs prévisions, il n’y aura pas d’augmentation des migrations internationales. Seule certitude, les prévisions démographiques changent assez rapidement. Il y a dix ans, les Nations Unies pensaient que les migrations s’équilibreraient. Disons que certaines tendances migratoires donnent raison cette fois-ci à Stephen Smith quand il écrit que « plus on est diplômé, plus on migre ». C’est par les réseaux de relations, avec une ouverture sur le monde, de l’argent et une bonne formation que la migration se développera. S’y ajoutera de plus en plus l’influence des crises politiques dont on voit l’impact aujourd’hui avec plus de cinq millions d’Ukrainiens ayant fui leur pays et il y a peu avec la Syrie. 6 millions de Syriens sont déplacés à l’intérieur de leur pays, 3,5 millions se sont réfugiés en Turquie voisine. Au Liban, ils sont 1 million et en Jordanie 500 000. En Europe, ils sont à peu près 1 million à être arrivés et une enquête allemande a montré que ces derniers étaient en majorité diplômés. La migration est de plus en plus sélective en particulier à cause des obstacles que lui opposent les pays dits d’accueil. Les Rohingyas en fournissent un exemple a contrario. Ces paysans pauvres ayant fui les atrocités de l’armée birmane, sont confinés à l’Est du Bangladesh, ils ne peuvent ni gagner le reste du Bangladesh, encore moins franchir la frontière indienne barbelée. Les évènements politiques, les persécutions de minorités risquent d’augmenter au cours des prochaines années et d’alimenter des migrations de réfugiés entre pays voisins, mais non à longue distance. Dans la liste des pays qui s’accroissent le plus vite au monde en Asie et en Afrique, dominent d’ailleurs ceux qui souffrent de guerres civiles. En Asie, c’est dans l’ordre du niveau de fécondité,  l’Afghanistan, le Yémen, l’Irak, la Palestine et le Pakistan. En Afrique, c’est le Niger, la Somalie, la République démocratique du Congo, le Mali. Par un cercle vicieux, cela alimente la croissance car les femmes y sont maltraitées et les moyens de contraception indisponibles, ce qui maintient la fécondité à un très haut niveau (7 enfants par femme au Niger).

LTR : Ce qu’on observe par ailleurs avec les réfugiés ukrainiens, ce sont les retours dans la capitale Ukrainienne.
HLB :

La Bosnie et le Kosovo peuvent servir de référence. A vrai dire, en Autriche et en Suisse, les autorités ont poussé les réfugiés à regagner leur pays, une fois les hostilités à peu près terminées. Il est difficile de savoir quel sera le destin des réfugiés ukrainiens tant que la guerre se poursuit. Ils peuvent être tentés de rester dans des pays européens dont la population diminue, telle la Bulgarie dont on prévoit qu’elle perdrait un quart de sa population d’ici à 2050. C’est par ce moyen que l’Allemagne a maintenu sa population malgré une faible fécondité. Elle a accueilli à la fin des années 1990, 4 millions d’Allemands « ethniques venus des pays de l’Est et de l’ancienne URSS et plus récemment un million de réfugiés syriens. A l’opposé, des pays dont la population commence à diminuer, comme le Japon et la Corée, refusent les réfugiés.

Références

(1)« 61% des Français s’inquiètent d’un « grand remplacement » », Pierre-Henri de Menthon, Challenges, 21/10/2021.

(2)Enquête Challenges-Harris Interactive d’octobre 2021.

(3)Éditions de l’Aube, 2022.

(4) Éditions Autrement, 2017.

(5)Éditions Grasset, 2018.

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Le socialisme de Blum peut-il nous sauver en 2022 ?

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Le socialisme de Blum peut-il nous sauver en 2022 ?

Entretien avec Milo Lévy-Bruhl
Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS et travaille sur le socialisme et le judaïsme français. Il est également l’auteur de la préface à la réédition d’A l’échelle humaine, éloquent essai que Léon Blum rédigea pendant sa captivité et qui fut publié en 1945. Pour Le Temps des Ruptures, il revient en détails sur le socialisme porté par Blum et sur la manière dont la pensée de cette grande figure de la gauche doit nous guider aujourd’hui pour refonder ce camp politique.
Le Temps Des Ruptures : En rééditant À l’échelle humaine de Léon Blum et en lui consacrant une très longue préface, vous nous avez replongés dans la pensée et dans les problèmes qu’affrontèrent les socialistes français durant la première moitié du XXe siècle. À travers, quelques questions nous aimerions prolonger votre réflexion pour voir dans quelle mesure l’écho de cette période est susceptible de nous aider face aux défis que cherche à relever le socialisme en ce début de XXIe siècle. L’exercice nous paraît d’autant plus intéressant que nombreux sont ceux qui font aujourd’hui le parallèle entre la situation actuelle et celle des années 30 ou de la reconstruction d’après-guerre.
Milo Lévy-Bruhl :

Je vous remercie de cette proposition dont je ne peux que partager la finalité puisqu’elle est à l’origine de ma propre démarche : méditer le passé pour agir dans le présent. Spontanément, j’aurais cependant tendance à résister aux parallèles historiques que vous indiquez. De telles comparaisons me semblent toujours trop faciles. En isolant un ou quelques éléments du présent et en forçant l’analogie, untel, pessimiste, nous replonge dans les années 30, un autre, optimiste, dans l’épopée réformatrice des dernières années du XIXe siècle, untel phantasme le retour de la guerre civile et tel autre la reconstruction de l’après Libération. Je ne veux pas nier ce que les comparaisons peuvent avoir d’heuristiques mais encore faut-il caractériser précisément ce qu’on compare. Or, c’est souvent l’inverse. La comparaison devient un réflexe qui permet précisément de faire l’économie de l’analyse du présent en le rabattant sur un passé supposément mieux connu. Le seul mérite du procédé est alors de nous apprendre quelque chose sur la disposition d’esprit de celui qui compare.

Cela étant dit, s’il faut discuter le principe même du parallèle historique du point de vue socialiste, je crois qu’une telle discussion aurait le mérite de nous adresser une question, à nous intellectuels et militants d’aujourd’hui. Celle de nous confronter à nos schèmes d’interprétation des dynamiques historiques des sociétés modernes. Lorsque le marxisme était dominant au sein du socialisme, il n’avait pas de difficultés à comparer des périodes historiques distinctes parce que la société moderne dans son ensemble lui apparaissait gouvernée par des cycles capitalistiques qui pouvaient effectivement se répéter. Par exemple, l’enjeu pour les socialistes dans les années 30 en France a été de savoir si la crise économique de 1929 était une crise de croissance du capitalisme comme une autre ou si elle était la crise finale. Ici, la bonne comparaison revêtait une importance primordiale puisqu’elle conditionnait les modalités de l’action. Blum se prête lui aussi à des comparaisons. Selon lui, la Révolution française, par la proclamation des droits de l’Homme et du Citoyen, a symboliquement ouvert une époque nouvelle de l’histoire de l’humanité : celle de l’émancipation, du développement de l’individu. Or, ce choc originel n’a pas encore été totalement digéré et donne lieu à des crises fréquentes qui voient s’affronter héritiers des révolutionnaires et héritiers de la contre-révolution. À la veille du Front Populaire, il compare donc certaines de ces crises – Affaire Dreyfus, après-guerre, etc. – et se demande si celle que connait alors la France est une énième forme de cette lutte, ou si elle signale l’entrée dans une nouvelle phase de la modernité. S’il tient tant à écrire

À l’échelle humaine, c’est d’ailleurs parce que sur le moment il est persuadé que la grande crise, celle qui ne signale plus seulement un énième à-coup de la Révolution de 89 mais les prémices de la révolution socialiste, a commencé en 1940. De ce point de vue, c’est l’absence de tels supports théoriques qui s’accuse aujourd’hui dans la faiblesse de nos comparaisons. La réactivation de nos traditions analytiques me semble donc un préalable à la discussion des ressemblances et des dissemblances entre les crises du capitalisme de l’entre-deux-guerres et celles d’aujourd’hui, entre les pathologies de l’autonomie moderne dont rend compte le fascisme d’entre-deux-guerres et celles d’aujourd’hui.                    

LTR : Dans la préface que vous avez rédigée, vous montrez que la période de la guerre est avant tout pour Blum une épreuve intellectuelle et qu’il en sort avec des conceptions différentes de celles qu’il avait en y entrant, ce qui tendrait à minorer la force de ces traditions analytiques. Pour le dire plus clairement, vous montrez que le marxisme qui est le sien dans l’entre-deux-guerres ne sort pas indemne des évènements.
MLB :

Je ne crois pas qu’il change de conceptions. Disons que les représentations marxistes et celle du « jauréssisme » ont toujours cohabité à l’intérieur de la SFIO, et Blum lui-même essaie, comme tant d’autres, de les harmoniser. Sa vie militante est faite d’une alternance entre majoration marxiste et minoration jauréssienne et inversement. L’enjeu intellectuel de tenir les deux bouts rejoignant un enjeu très politique d’unité de la SFIO dont il s’estime le garant. Mais de ce point de vue, en effet, la SFIO dont Blum est le leader parlementaire dans l’entre-deux-guerres est fortement dominée par le marxisme de tradition guesdiste que représente son Secrétaire Général, Paul Faure. Marxisme qui pèse sur un Blum qui, jusqu’en 1920 s’était montré bien plus jauressien. De ce point de vue, À l’échelle humaine représente le dernier épisode du « moment marxiste » de Léon Blum, un marxisme bien hétérodoxe néanmoins. Mais ce marxisme de la SFIO avait déjà été éprouvé avant-guerre. À l’échelle humaine est comme le chant du cygne du marxisme-guesdiste à la française et il masque une inflexion fondamentale qui se produit dans le socialisme français entre 1930 et 1950. Pour la comprendre, il faut renoncer à penser la période de la guerre comme une période de rupture, ce qui est contraire à notre disposition spontanée, pour apercevoir au contraire les effets de continuité entre les années 30 et l’après-guerre. Il faut considérer les années 30 et l’expérience du Front Populaire comme un lieu d’incubation des politiques mises en place à la Libération. De fait, il y a une continuité historique entre les deux périodes et, à l’arrière-plan de cette continuité, il y a en réalité un problème inédit qui se pose au socialisme français et qui ne fait que s’accentuer des années 30 à l’après-guerre.

Pour saisir cette continuité, il faut repartir du milieu des années 30 et comprendre ce que visait le Front Populaire. Pour les socialistes, la crise de 1929 est considérée comme la crise finale du capitalisme. Autrement dit, la révolution est en approche. Dans ce contexte, hors de question pour eux d’exercer le pouvoir dans les structures bourgeoises de la démocratie parlementaire : le parti entre dans une phase d’attentisme révolutionnaire. Son secrétaire général, Paul Faure, l’explique très clairement en 1934 dans Au seuil d’une Révolution. Pour cette même raison les néo-socialistes, qui eux sont favorables à une collaboration de classe dans le cadre de la République bourgeoisie, sont expulsés du parti. Pourtant, deux ans plus tard, la SFIO a totalement changé d’état d’esprit et amorce un rassemblement populaire qui vise l’accès au pouvoir. Comment expliquer ce revirement ? Avec février 1934, avec l’avancée du fascisme en Allemagne, la SFIO s’est rendue compte qu’il n’y avait pas de passage automatique de la crise du capitalisme au renforcement du prolétariat. C’est le fascisme, point de fuite de sa théorie, et non pas le socialisme qui s’est trouvé renforcé par la paupérisation à laquelle mènent les contradictions du capitalisme. Le Front Populaire vise alors à pallier cette conséquence inattendue. Pour autant, le Front Populaire n’est pas considéré par ses acteurs comme un moment socialiste. Son programme n’est pas présenté comme un programme socialiste, c’est un programme « anti-crise ». Il veut éviter que les ouvriers et les paysans aillent grossir les rangs fascistes. C’est un pis-aller, une politique qui ne peut être et ne doit être que provisoire. L’objectif est seulement de temporiser en attendant la révolution qui vient.  

LTR : Et en 1940, lorsqu’il se met à écrire À l’échelle humaine, Blum pense que la révolution est à l’ordre du jour…
MLB :

Oui, en 1940, malgré le choc que constitue l’invasion de la France, le scénario reste le même. Pour Blum, la classe bourgeoise s’est bel et bien effondrée comme l’anticipaient les socialistes depuis le début des années 30. Ne reste que cette verrue née des dernières phases de radicalisation du capitalisme : le fascisme, sous ses différentes formes. Autrement dit, une fois le fascisme vaincu, ce qui est le but de la guerre, la classe ouvrière organisée se saisira tranquillement de la souveraineté laissée vacante par l’effondrement de la classe bourgeoise. C’est tout à la fois ce qu’explique et ce qu’annonce À l’échelle humaine. Mais les choses ne se passent pas comme attendu. Le fascisme est battu et pourtant la révolution n’a pas lieu. Blum qui analysait si sereinement les évènements de 1940 et annonçait la révolution pour 1945 se trouve, au lendemain de la Libération, franchement démuni. Il ne comprend pas que la révolution n’ait pas eu lieu. Ce à quoi il se confronte, c’est à l’immaturité révolutionnaire de la classe ouvrière organisée et de son parti. Tout d’un coup, un trou se crée entre l’effondrement bourgeois et l’avènement prolétarien que la logique révolutionnaire marxiste-guesdiste n’avait pas anticipé et c’est ce trou qu’il lui faut combler. C’est dans ce contexte inédit que la politique du Front Populaire va changer de fonction. En 1936, elle était provisoire, elle ne visait qu’à entraver la dynamique fasciste en attendant la fin de l’effondrement bourgeois. En 1945, cette même politique peut être reprise et poussée plus loin parce qu’elle n’a plus vocation à être provisoire, mais transitoire. La Sécurité sociale, les nationalisations, les planifications ne visent pas seulement à temporiser en attendant la révolution, mais à préparer la révolution. Dans l’effondrement du marxisme-guesdisme, Blum retrouve la conception de « l’évolution-révolutionnaire » de Jaurès.

LTR : Le sujet des nationalisations est revenu sur le devant de la scène politique ces derniers mois, peut-être qu’en détaillant le changement que vous indiquez dans la conception de leur rôle, on pourrait mieux comprendre l’enjeu de telles politiques pour le socialisme aujourd’hui.
MLB :

Dans le schéma marxiste-guesdiste qui est celui des socialistes au moment du Front Populaire, on ne peut pas prôner les nationalisations autrement que comme des pis-aller provisoires. Pour Guesde, nationaliser c’est « doubler l’État-Gendarme de l’État-Patron ». Une politique socialiste conséquente ne parle donc pas de nationalisations mais de socialisation des moyens de production et d’échange qui ne reviennent pas à l’État mais aux institutions du travail. Au moment du Front Populaire, on insiste donc sur le caractère non socialiste des nationalisations. Dans l’après-guerre, ces scrupules tombent et tout d’un coup, alors que c’est toute la conception de l’État qui est engagée dans le débat, nationalisations et planification intègrent l’éventail des mesures socialistes. Pourquoi ? Dès lors que l’effondrement bourgeois n’a pas suffi, que la Révolution n’est pas advenue et ne semble pas à l’horizon, il faut se remettre au travail, la préparer mais autrement. Les réformes sociales et économiques du Front Populaire sont alors réévaluées et prennent une importance nouvelle. Désormais, elles ne vont plus jouer le rôle de temporisateur mais celui de préparateur de la Révolution. Elles vont libérer du temps pour le prolétariat, elles vont lui offrir des conditions de vie améliorées qui vont lui permettre de se consacrer progressivement à sa tâche, etc. Et à mesure que ces améliorations lui permettront de mieux s’organiser, de développer ses propres institutions, les propriétés et les prérogatives de gestion économique qui avaient été confiées à l’État à la Libération vont lui revenir.

Si je voulais forcer la comparaison, je dirais qu’en 1945 le socialisme français se trouve dans la position du bolchévisme en 1917. La classe antagoniste a été grandement dépossédée, la maîtrise de l’État est quasiment assurée mais les institutions de la société socialiste n’existent pas encore. En Russie, c’est le parti qui va, très mal, remplir le rôle d’agent d’une transition qui n’adviendra jamais. En France, c’est l’État. D’ailleurs, sans qu’il lui soit nécessaire de se le formuler, le Parti Communiste Français reconnait très bien la situation et s’y adapte avec une aisance extraordinaire. Il n’y a pas plus étatistes que les communistes à la Libération. Tant que Maurice Thorez peut s’imaginer transformer les technocrates en agents au service du parti via l’ENA ou les écoles de cadre, il est partant. Pour Blum non plus, le changement de conception n’est pas trop coûteux puisqu’il correspond au schéma socialiste de sa jeunesse, celui de l’évolution-révolutionnaire de Jaurès exposée au Congrès de Toulouse de 1908. À une condition néanmoins, une condition fondamentale : le parti doit toujours garder en tête que cette nouvelle situation ne doit être que transitoire et que les moyens nouveaux dont dispose désormais l’État doivent absolument être au service de la démocratisation de l’économie, de la formation et de la responsabilisation de la classe ouvrière organisée, du développement des institutions socialistes qui viendront progressivement remplacer celle de l’État. Ce n’est pas pour rien que les membres fondateurs du PSA (Parti Socialiste Autonome), puis les dirigeants du premier PSU (Parti Socialiste Unifié), des gens comme Édouard Depreux, qui se revendiquent de Blum, vont passer leur temps dès le début des années 50 à rappeler que le socialisme technocratique ne doit être que transitoire, puis à attaquer la technocratie. Leur grande crainte, c’est que la situation historique transitoire se pérennise, que l’État et la technocratie oublient leur rôle historique. Or, c’est bien ce qui va arriver.

LTR : Comment expliquer l’oubli de ce caractère transitoire de la politique de nationalisation/planification ?
MLB :

Parmi les acteurs socialisants de l’après-guerre – le Parti Communiste Français, la tendance blumiste de la SFIO et la tendance molletiste de la SFIO – il n’y a que pour ces derniers, héritiers du marxisme-guesdiste, que le revirement vis-à-vis de la conception de la révolution et du rapport à l’État est incompréhensible, qu’il est subi et qu’il s’impose sans pouvoir être idéologiquement digéré. Malheureusement, c’est cette tendance qui devient majoritaire dans le Parti dès septembre 1946 et qui le restera longtemps. C’est cette tendance qui redouble de profession de foi marxiste orthodoxe à mesure qu’elle s’en éloigne dans son exercice du pouvoir. Et c’est sa cécité sur l’écart entre son discours et sa pratique qui a profondément désorienté le socialisme français. Sur ce point précis des nationalisations, elle a été révolutionnaire dans le discours et réformiste dans la pratique. Résultat, les nationalisations n’ont été ni provisoires, ni transitoires. Elles se sont installées non pas comme la première phase de la socialisation mais comme une étatisation. Or, quand on gère des étatisations, on ne s’occupe pas de l’organisation de la classe ouvrière, on devient un parti de technocrates. On défend l’étatisation, non plus comme une étape vers la socialisation mais pour des raisons d’efficacité économique, d’outil de régulation des marchés, etc. Et alors, au premier souffle de vent idéologique, à la première déconvenue économique, on perd ses arguments et on commence à regarder les privatisations d’un œil bienveillant. Je pense qu’on ne peut pas comprendre l’histoire du socialisme depuis le Congrès d’Épinay si on n’a pas en tête la position intenable dans laquelle s’était retrouvée la SFIO molletiste depuis la fin de la IVe République. Le Mitterrand qui proclame la rupture avec la société capitaliste est dans le verbiage rhétorique de l’époque et le tournant de 1983 était inscrit dans la trajectoire du socialisme français depuis bien longtemps.

Intuitivement, je pense que beaucoup de gens à gauche sentent cela aujourd’hui puisque la référence qu’ils mobilisent spontanément survole toute cette double séquence – mollettiste et mitterandienne – du socialisme français : c’est le programme du CNR. Or, le programme du CNR c’est le dernier acquis du socialisme à la Blum, et si on en est aujourd’hui à le défendre – ce qui est hautement nécessaire – c’est précisément parce qu’il n’a pas été mené au bout, que les étatisations ne sont pas devenues les socialisations qu’elles auraient dû être. Aujourd’hui, à gauche, le centre de gravité idéologique se trouve entre les gens qui veulent nationaliser et ceux qui ne veulent pas. Les discussions portent sur l’ampleur des nationalisations, c’est-à-dire des étatisations. Et la pandémie, comme la crise climatique, sont venues donner des arguments aux nationalisateurs, mais des arguments centrés sur l’efficacité de l’État comme acteur économique non obnubilé par des enjeux de profitabilité de court terme. Ce qui n’est pas encore la position socialiste d’un Jaurès ou d’un Blum mais cet héritage bâtard des apories du marxisme-guesdisme. Pour un socialiste, la nationalisation au sens d’étatisation ne vaut que comme étape de la socialisation, c’est-à-dire dans la perspective d’une démocratisation générale de l’économie. Donc je dis aux défenseurs actuels de la nationalisation et de la planification : « Messieurs et Mesdames, les radicaux – leur position aujourd’hui est celle des courants de gauche du radicalisme de la IIIème République, encore un effort pour être socialistes ! ».

LTR : Cet oubli du socialisme que vous signalez semble avoir été compensé aujourd’hui par l’avènement d’une autre idéologie : le populisme de gauche. Est-ce que vous y voyez un prolongement du socialisme ou au contraire un signe supplémentaire de son effacement ?
MLB :

Le populisme est une doctrine complexe et il y a un monde entre les premiers textes d’Ernesto Laclau et les derniers de Chantal Mouffe. Laclau, dans ses premiers textes, se confrontait à la question ô combien importante aujourd’hui de savoir qui est l’acteur révolutionnaire du socialisme si le prolétariat ne l’est plus ; soit qu’il ne soit plus révolutionnaire, soit qu’il ne soit plus un acteur politique. Mais tel qu’il a été importé en France entre 2012 et 2017, le populisme de gauche s’inspire plutôt des derniers textes de Mouffe et se présente davantage comme une stratégie électorale, comme une méthode d’accès au pouvoir, que comme une théorie sociale. Avec La France Insoumise, qui s’en revendique explicitement, le populisme de gauche repose sur deux préceptes (je schématise un peu). Le premier est un constat : une oligarchie dirige le pays et utilise l’État pour servir ses intérêts, tout en organisant le maintien de son pouvoir contre le peuple. Le fameux « We are the 99% ». Le deuxième est un objectif : réunir 51% des votants. Pour ma part, je pense évidemment que le constat est faux et surtout que l’objectif, en l’état, est coupable. Mais je vais d’abord essayer d’indiquer les effets de ces préceptes. Si 99% des gens ne sont pas représentés mais que vous ne parvenez pas à réunir 51% des votants, il vous faut une théorie de l’aliénation pour expliquer pourquoi tant de gens ne se rendent pas compte de leur assujettissement. Mais alors si vous postulez une aliénation, vous ne pouvez pas prendre pour argent comptant tous les slogans ou toutes les revendications qui s’expriment dans les 99%. Or, puisque, parallèlement, vous n’arrivez pas réunir à 51% des votants, vous avez fortement intérêt politiquement à soutenir tout ce qui se formule comme revendication politique, avec l’espoir d’élargir votre électorat. C’est le cercle vicieux de la France Insoumise depuis 2012. Je précise ma critique.

Mon premier problème est lié au constat. D’abord, il est empiriquement faux. Ce n’est pas une oligarchie qui gouverne en France. Le macronisme soutient effectivement une dynamique de néo-libéralisation mais les institutions résistent et ces institutions – scolaires, sociales, économiques, etc. – ne sont pas faites pour les 1%. Ensuite, l’idée que le macronisme ne serait que l’instrument d’une oligarchie est en tant que telle une idée fausse. Je sais bien les copinages, les arrangements qui peuvent exister dans certaines sphères mais ce sont des phénomènes secondaires. Le macronisme résulte d’abord d’une vision sociale du monde avant de servir des intérêts. Une vision sociale du monde qui entretient la concurrence plutôt que l’émulation, qui privatise plutôt qu’elle met en commun. Mais une vision du monde qui pour beaucoup de gens, qui n’y ont même souvent aucun intérêt, représente une forme d’émancipation. Même dans sa forme la plus pathologique, par exemple quand Emmanuel Macron dit qu’il faut plus de jeunes français qui aient envie de devenir milliardaires, le macronisme capte une aspiration présente dans les sociétés modernes poussées par des dynamiques d’individualisation. Évidemment, ce qui est glorifié ici c’est une forme pathologique de l’émancipation, c’est-à-dire une aspiration émancipatrice totalement aveugle aux conditions sociales de sa propre possibilité. Mais c’est une aspiration réelle et c’est ce que comprenait le socialisme d’un Blum ou d’un Jaurès. C’est une autre conception, une conception sociale de la liberté et de l’émancipation que ces derniers lui opposaient. À l’idéal d’émancipation individuelle, ils opposaient un idéal d’émancipation collective qui emportait une réalisation plus poussée de l’émancipation individuelle. C’était ça la mission historique du prolétariat : « l’effort immense pour élever, par une forme nouvelle de la propriété, tous les hommes à un niveau supérieur de culture, (…) y compris les grands bourgeois, car nous ne les dépouillerons de leurs privilèges misérables d’aujourd’hui que pour les investir de la justice sociale de demain » disait Jaurès.  

Mon deuxième problème porte sur l’objectif du populisme. Puisqu’il n’est pas au pouvoir alors qu’il se présente comme le représentant des intérêts du peuple, l’oligarchie exceptée, il faut bien que le populisme dénonce une aliénation. Il le fait actuellement sous une forme faible qui surfe parfois avec le complotisme dans le genre critique des modalités de financement et de direction des médias. Pourquoi pas. Mais pourquoi ? En fait, il faut que l’aliénation dénoncée soit faible. Un citoyen qui regarde un peu trop CNews ou C8 peut tout de même plus facilement se désaliéner –  Raquel Garrido aidant – que quelqu’un qui s’est laissé envouter par le fétichisme de la marchandise. À l’inverse, si l’aliénation est trop forte, les mouvements critiques qui s’expriment ne peuvent pas être récupérés parce qu’il faudrait d’abord reconnaître que même lorsque des revendications s’expriment sur un mode critique, les individus aliénés les expriment à travers les catégories du libéralisme, ou dans les catégories du conservatisme, qui est la réaction la plus spontanée au libéralisme. Voilà le fait qui embarrasse le populisme : l’aliénation est très forte, les dispositifs libéraux sont présents dans nos catégories de pensées, dans notre langage, et c’est donc normal que dans un premier temps les critiques qui émergent ne trouvent pas d’autre langage que le langage libéral ou conservateur pour s’articuler. C’est quelque chose que le socialisme français a compris à la fin du XIXe siècle quand il a affronté le « socialisme des imbéciles » qui émergeait en son sein, c’est-à-dire le socialisme qui se branchait sur des critiques conservatrices, sous la forme antisémite notamment, du libéralisme. C’est ce moment-là que le populisme a oublié ou plutôt qu’il doit oublier parce qu’il impliquerait d’accepter que la désaliénation prenne du temps, qu’elle demande des efforts d’éducation, de délibération, que la fameuse « lutte pour l’hégémonie culturelle », même au sens de Gramsci considère les idéologies dans leurs liens avec l’infrastructure socio-économique des sociétés et pas seulement depuis la subjectivité des acteurs. Bref, tout ce qu’il est difficile de reconnaître lorsque l’on vise essentiellement la majorité à la prochaine échéance électorale.

LTR : Est-ce que vous ne réduisez pas ici le populisme à sa stratégie électorale ? La « Révolution citoyenne » que propose la France Insoumise ne s’inscrit-elle pas dans l’héritage révolutionnaire du socialisme de Jaurès et Blum ?
MLB :

L’« évolution-révolutionnaire » de Jaurès n’est pas focalisée sur la conquête électorale et la maîtrise de l’appareil l’État, elle est focalisée sur le développement des institutions socialistes. Ce qu’il faut c’est que les ouvriers organisés développent les institutions du travail qui vont venir remplacer, progressivement, les institutions capitalistes : droits sociaux, syndicats, mutuelles, coopératives, etc. À cette fin, l’État peut-être un moyen. Il peut l’être de deux façons. D’une part, par la loi qui doit mettre les ouvriers en situation légale de pouvoir toujours mieux s’organiser, d’où la réduction du temps de travail journalier et hebdomadaire, d’où les congés payés, les assurances sociales, etc. D’autre part, en soustrayant à la logique de marché certaines entreprises, les plus importantes, et en en confiant la propriété et la gestion aux institutions du travail, c’est le processus de nationalisation-socialisation dont on a parlé précédemment. De ces deux manières, l’État participe de ce qu’on appelle le socialisme par le haut, mouvement qui rencontre le socialisme par le bas des institutions du travail.

A ce titre, l’obsession pour l’élection présidentielle du populisme retombe dans un dualisme ancien que Jaurès avait su dépasser. En France, la gauche traditionnelle oscillait avant Jaurès entre d’une part une conception de la révolution violente, du coup de force, et, d’autre part, une conception de la révolution-légale. Dans un cas, on tente de prendre le pouvoir par les armes à la mode blanquiste, dans l’autre, après avoir obtenu la majorité. Cette deuxième acceptation de la révolution est très présente à gauche et dans une certaine historiographie de la Révolution française qui déshistoricise cette dernière et peine souvent à la comprendre comme le prolongement des dynamiques sociales et politiques de l’Ancien-Régime et des dynamiques intellectuelles du XVIIIe. La France Insoumise réactualise cette conception de la révolution-légale et du grand soir : élection, constituante, etc. Ce faisant, elle prolonge une vision stato-centrée et individualiste. Car l’acteur de cette révolution, c’est le citoyen considéré comme un individu doté d’une partie de la souveraineté. La révolution qui se réalise ici, c’est la somme passagère des souverainetés individuelles et non pas la traduction juridique de dynamiques sociales solidaires préexistantes. Ni le coup de force, ni l’élection et le grand soir, ne correspondent à la conception qu’a Jaurès de la Révolution. Je le cite : « L’esprit révolutionnaire n’est que vanité, déclamation et impuissance, s’il ne tend pas à organiser et à entraîner tout le prolétariat, et si, négligeant la formation de la masse, il se borne à quelques sursauts de minorités aventureuses, de même (…) croire qu’il suffirait d’une surprise électorale et d’un coup de majorité parlementaire pour faire surgir soudainement de la société d’aujourd’hui une société nouvelle, sans que l’idéal collectiviste et communiste ait été au préalable enfoncé dans les esprits, et sans que la pensée socialiste ait commencé à se traduire et à prendre corps dans des institutions gérées par le prolétariat, serait prodigieusement enfantin. »

Derrière cette mécompréhension par le populisme de ce qu’est la Révolution, ce qui se signale c’est une négligence de la sociologie au profit d’une observation du monde social à travers les lunettes de la science politique et des théories contractualistes de la philosophie politique moderne. Mais là-dessus, je me permets de renvoyer à l’entretien sur ce thème que j’ai réalisé avec le philosophe Francesco Callegaro dans Le vent se lève il y a deux ans(1). Mais quand même, je pense que les Insoumis devraient se rendre compte qu’une Constituante dans un pays où la réaction d’extrême-droite est politiquement et idéologiquement quasiment majoritaire – même si elle n’est pas encore hégémonique – n’est pas une perspective très réjouissante pour un socialiste.

LTR : Le populisme français entend aussi mobiliser et politiser des affects pour sortir d’une léthargie libérale. Est-ce que cette méthode n’est pas un remède à la disparition du socialisme que vous regrettez ?
MLB :

Cette notion d’affect est intéressante en ce qu’elle renvoie à des dispositions présentes dans la société qui s’expriment en amont de la normalisation qu’opèrent les institutions politiques. Exiger que toutes les revendications politiques s’expriment dans les termes fixés par les normes policées de la démocratie représentative peut en effet se lire comme une manière de réguler ou d’entraver des formes de politisation. Néanmoins, dans le cas du populisme de gauche, la forme particulière d’emploi des affects pose problème.

Qu’est-ce que l’Insoumission ? C’est une réaction à ce qui est vu comme une radicalisation du libéralisme, ce qu’on appelle souvent « l’offensive néolibérale ». Autrement dit, c’est un affect réactif, ou de résistance, soyons généreux, mais pas un affect organique. En appelant à l’Insoumission vous dites à « l’offensive néolibérale » que vous ne la laisserez pas faire, mais vous ne dites pas ce que vous ferez. Vous vous opposez aux dynamiques sociales qu’accompagne le néolibéralisme mais sans vous mettre dans la disposition de réorienter ces dynamiques vers plus d’émancipation, de justice, de solidarité. En forçant le trait, je dirais qu’il y a quelque chose dans l’Insoumission qui l’apparente à la disposition des luddistes. Or, le socialisme s’est précisément formulé comme un double dépassement du libéralisme d’une part et des simples réactions que le libéralisme suscitait, en ne proposant pas seulement d’entraver le libéralisme mais une organisation sociale différente. À son corps défendant, l’Insoumission est dépendante du néolibéralisme, elle pense qu’elle s’y oppose sans voir qu’elle est son revers.

La proximité peut même être poussée plus loin lorsqu’on observe l’organisation de la sphère de l’Insoumission : direction extrêmement réduite et centralisée, frontière faible entre son dedans et son dehors, management autoritaire révélé par certains épisodes (au moment des européennes ou au Média), etc. on retrouve beaucoup des traits des entreprises néolibérales. Ce n’est à mon avis pas un hasard si le mouvement, comme nouvelle forme d’organisation politique, émerge précisément depuis les années 2010, dans la roue de la radicalisation néo-libérale. Le rapport au chef surtout est pathologique, et ce n’est pas un point de détail. C’est plutôt la clef de voûte de l’Insoumission. Traditionnellement, le parti socialiste faisait un travail de retraduction. Il voyait dans les revendications sociales des symptômes de pathologies et, notamment grâce au travail des intellectuels, au travail des chercheurs en sciences sociales, il objectivait les causes de ces revendications. Il organisait le passage d’une réaction d’individus ou d’un groupe au capitalisme à une régulation de la société en s’appuyant sur ce que le travail intellectuel permettait de clarification de la plainte exprimée dans le mouvement social : des ouvriers manifestent localement pour une augmentation des salaires ; le parti, fort de la maîtrise d’une connaissance intellectuelle des dynamiques de paupérisation capitalistique, va remettre en cause la répartition de la propriété. Dans le passage de la plainte au combat politique, le travail intellectuel produisait un décalage important. Dans la logique populiste, le parti est réductible au chef et le chef n’a pas pour fonction de retraduire mais seulement d’incarner et d’articuler les différentes plaintes qui émanent de la société. Quand Mélenchon dit, dans cette phrase qui a tant fait parler, que le problème ce ne sont pas les musulmans, c’est le financier on a le symptôme du populisme. D’une part, une juxtaposition de deux mouvements sociaux – le combat social classique et le combat antiraciste –  artificiellement, rhétoriquement, réunis, et de l’autre une critique qui s’adresse au financier, une personne, parce qu’elle a fait l’économie d’une montée en théorie qui du financier serait remontée à la finance, de la finance aux mutations du capitalisme, du capitalisme financier aux logiques de pouvoir international, aux évolutions des formes de la propriété, à l’approfondissement du processus d’individualisation moderne, ou que sais-je. Le plus triste dans tout ça, étant surtout l’effet que produit cette structuration de l’Insoumission sur les militants. Il y a une tradition socialiste du rapport au chef qui n’est pas, comme dit Blum, « suppression de la personne, mais subordination et don volontaire ». À titre personnel quand je vois certains cadres de la France Insoumise qui ont compté pour moi et dont, comme dit encore Blum « les supériorités de talent, de culture ou de caractère » me rendaient fier d’être militant, quand je les vois rester silencieux sur les sorties de route de leur chef ou prendre sa défense envers et contre tout, je ne peux pas m’empêcher de me demander : pour un Insoumis, combien de soumissions ? Il ne peut intrinsèquement pas y avoir de socialisme dans un mouvement qui conditionne sa promesse d’émancipation à une aliénation à son chef. Donc je sais bien que la France Insoumise a un programme, qu’il est constructif. Mais la politique de la France Insoumise ne se limite pas au programme qu’elle propose, quoi qu’elle en dise. La socialisation des militants que génère l’Insoumission, les affects qu’elle stimule : tout ça c’est de la politique, et d’une politique qui n’est pas socialiste.  

LTR : Blum a une conception du chef socialiste qui s’articule avec une certaine morale socialiste que devrait incarner et défendre chaque militant socialiste. Pensez-vous que cette vision soit réaliste ?
MLB :

C’est un point difficile à entendre aujourd’hui tant le socialisme moral renvoie désormais aux leçons de morale. Pour Blum, il s’agit évidemment de quelque chose de très différent. La morale que vise Blum se forge dans les groupes d’appartenances lorsqu’ils sont, de par leur place dans l’appareil productif ou leur position au sein de la nation, en position de percevoir à la fois la solidarité entre ses membres inhérente à toute société moderne fondée sur la différenciation et, d’autre part, les injustices qui persistent dans ces mêmes sociétés. C’est l’origine du rôle éminent du prolétariat. Sa place dans le processus de production lui permet de comprendre la solidarité à l’œuvre empiriquement dans les conditions matérielles de développement des sociétés modernes en même temps qu’elle le confronte aux injustices liées à la structure de la propriété. Le prolétariat subit, plus que tout autre, la tension entre solidarité immanente et injustice réelle. C’est ce qui fait de lui l’acteur révolutionnaire, c’est-à-dire l’acteur dont la prise de pouvoir politique est à même de résorber la tension, l’acteur socialiste par excellence. Mais, il n’a pas le monopole de cette double position.

D’une autre manière, chez Blum, même si c’est exprimé plus subtilement, la minorité juive à laquelle il revendique d’appartenir possède elle aussi un point de vue sur le tout. Sa position minoritaire et surtout son rythme différencié d’intégration à la société nationale, lui permet d’entrevoir les solidarités à l’œuvre dans les sociétés modernes, puisqu’elle en fait l’apprentissage en s’y intégrant, mais en même temps l’antisémitisme qu’elle subit lui donne une bonne idée des injustices que génèrent ces mêmes sociétés. La morale socialiste dont parle Blum surgit donc là où la tension entre différenciation et solidarité entre les groupes est trop forte, là où l’écart entre la précarité à laquelle peut mener l’individualisation et l’idéal de justice lié à la sacralisation de ce même individu est trop criant.              

C’est donc une morale diffuse, qui se développe à même l’expérience sociale, toujours en lien avec des positions sociales spécifiques ou des trajectoires de groupe ou d’individus particulières. Une morale que le socialisme a vocation à concentrer, à incarner et à transformer en puissance d’agir politique. Faire en sorte que la solidarité inhérente aux sociétés modernes s’institutionnalise pour permettre la plus grande émancipation individuelle, voilà son but. Ces institutions ce sont évidemment, au premier chef, l’école. Institution dont le rôle est précisément la diffusion d’une réflexivité sur la forme de solidarité propre aux sociétés modernes. Mais ce sont aussi toutes les institutions socio-économiques qui vont permettre d’accompagner les individus dans une émancipation non pathologique, c’est-à-dire qui n’oublie pas qu’elle est permise par une plus grande solidarité. Si les socialistes doivent faire la preuve d’une morale supérieure, c’est par leur volonté d’aller toujours plus loin dans la mise en place des supports collectifs de l’émancipation individuelle.

C’est peut-être sur ce point, celui de l’idéal porté par le socialisme, que l’Insoumission prônée par le populisme s’est le plus décalée. En opposant l’insoumission à une hypothétique soumission, le populisme masque ce qui a été la principale disposition encouragée par les socialistes de Jaurès à Blum : le service. L’idée du service, qu’on retrouve dans le service public, ce n’est pas du tout l’insoumission et pourtant c’est également l’inverse de la soumission. Le service, c’est le dévouement librement consenti à un idéal. C’est cet idéal qui a porté beaucoup de militants socialistes, Blum au premier chef. C’est cet idéal qui a animé beaucoup de serviteurs de l’État ou de la cause : faire preuve d’abnégation, se compter à sa juste mesure, se mettre au service d’un idéal qui implique précisément – c’est le fond de la conscience sociale de soi – qu’une large partie de son action serve la société et en son sein ceux qui, plus que les autres, sont victimes des injustices qui y perdurent.

LTR : Pour conclure, nous souhaiterions revenir sur la vision de Blum concernant la jeunesse : il n’occupe plus de mandat après la Libération pour laisser la place aux plus jeunes, tout en gardant la direction du Populaire. Son plan est-il de former une nouvelle génération de dirigeants socialistes, capables d’amener la France vers l’idéal ? Est-ce une stratégie qui peut porter ses fruits aujourd’hui ?
MLB :

Blum considère au lendemain de la guerre que sa génération a échoué et surtout que les réflexes intellectuels et pratiques qui sont ceux de sa génération ne sont plus adaptés à la situation présente. Il pense que les jeunes militants qui se sont investis dans les réflexions autour du programme du Front Populaire, dans ses aspects les plus novateurs, et qui ont ensuite combattu dans la Résistance, possèdent des qualités intellectuelles et morales qui manquent aux plus anciens et qui permettront de conduire le socialisme dans la nouvelle phase historique qui s’ouvre après la guerre. Il a en tête des hommes comme Daniel Mayer, Jules Moch, Georges Boris, etc. Mais vous comprenez bien qu’il ne s’agit pas ici d’une position de principe en faveur de la jeunesse. Blum a longtemps considéré par exemple que sa génération à lui n’avait pas été préparée par les évènements, que ses propres maîtres – Francis de Pressensé, Marcel Sembat et bien sûr Jaurès – étaient morts trop tôt. À l’échelle humaine est très critique envers les socialistes, lui compris, qui ont mené aux destinées du Parti dans l’entre-deux-guerres. Autrement dit, ce ne sont pas toutes les jeunes générations qui sont prometteuses. Il s’agit toujours d’une analyse historique et d’une adéquation entre les qualités requises à un certain moment de l’histoire du socialisme et les compétences développées par une certaine génération du fait des évènements et dynamiques historiques qu’elle a dû affronter elle-même. De ce point de vue, je pense qu’aujourd’hui aussi une place particulière pourrait revenir à une certaine jeunesse, en ce que les conditions de son développement politique sont différentes de celles de ses aînés.

La génération qui n’en finit plus de disparaître depuis vingt ans est le résultat empirique de la disparition du socialisme. C’est celle qui naît à la politique avec le Congrès d’Épinay. Le Parti Socialiste de l’après Épinay c’est tout de même un leader, François Mitterrand, venu de l’extérieur du socialisme et installé à la tête du parti par une alliance de circonstance entre le courant le plus à droite, représenté par Defferre, et le courant le plus à gauche, représenté par le CERES. Autant dire que le ver est déjà dans le fruit. Malgré les slogans, le socialisme d’un Jaurès ou d’un Blum qui possède une consistance doctrinale véritable n’a que très peu irrigué le Parti Socialiste qui s’est refondé à Épinay. Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, le parti d’Épinay et ses succédanés ont donné deux partis qui revendiquent le socialisme : un libéralisme que représente le quinquennat 2012-2017 et un populisme que représente la France Insoumise. Bien que les deux s’en revendiquent, ni l’un, ni l’autre, n’a à voir avec le socialisme pré-mitterrandien qu’il faudrait raviver aujourd’hui. Le libéralisme du dernier quinquennat a quasiment disparu de la gauche en 2017, ses derniers soutiens ayant trouvé dans le macronisme une voie de reconversion naturelle. Le populisme insoumis est toujours là, mais l’aporie entre son programme d’une part et l’insoumission de l’autre n’en finit plus de se rendre manifeste et le conduirait, même avec une victoire électorale, à l’échec du point de vue du socialisme. L’espoir est donc qu’une nouvelle génération entre en scène après avoir, je l’espère, médité l’échec de ses pères. Elle viendra évidemment des rangs socialistes, insoumis, écologistes mais aussi d’ailleurs, loin des partis. Et vous-mêmes, vous êtes, à votre manière, une partie de cette nouvelle génération et votre revue une incarnation modeste mais symboliquement importante de ce renouveau. Comme disait Blum : « Jaurès aurait aimé votre œuvre ».

 

Entretien réalisé avant l’élection présidentielle 2022

 

Références

(1)Il y a quelques années nous avons essayé, Francesco Callegaro et moi, de pointer les failles du populisme français tout en indiquant la variation de ses formes notamment entre la France et l’Argentine : https://lvsl.fr/le-populisme-est-un-radicalisme-du-centre-entretien-avec-francesco-callegaro/ & https://lvsl.fr/la-relance-de-la-sociologie-est-une-partie-essentielle-dune-nouvelle-strategie-pour-le-socialisme-entretien-avec-francesco-callegaro/ 

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