Bruits de bottes en Ukraine : éternel retour du XXe siècle ou nouvelle donne ?

Édito

Bruits de bottes en Ukraine : éternel retour du XXe siècle ou nouvelle donne ?

Édito de la rédaction
Alors que le Conseil de sécurité s’est réuni hier à la demande des Etats-Unis pour évoquer la situation en Ukraine, on aurait tort de ne voir dans cette première grande crise géopolitique de l’année rien d’autre que la manifestation d’un expansionnisme russe désuet et la réaction pavlovienne d’un bloc occidental soudé autour de l’OTAN. Si la menace d’une intervention militaire en Europe de l’Est semble raviver le souvenir – et la rhétorique – de la Guerre froide, elle permet surtout de mesurer le chemin parcouru depuis la chute de l’URSS.

Les acteurs ont tous revêtu leur ancien costume, bien que certains l’aient fait à contre-cœur et de guerre lasse, mais ce qui ressemble à la représentation de trop d’une pièce surjouée au XXe siècle révèle en réalité toutes les métamorphoses du monde en quelques trente années.

La Russie d’abord, écroulée sous son propre poids en 1991, s’est relevée et a renoué depuis avec le langage de la puissance. Si ses dirigeants ont conscience d’être à la tête d’une puissance économique moyenne à la population vieillissante, ils valorisent avec succès les quatre avantages de fait dont la Russie dispose : sa position géographique, qui en fait une puissance pivot entre l’Europe et la Chine ; sa profondeur stratégique, qui la rend invulnérable ; ses ressources naturelles, qui lui permettent de constituer de considérables réserves de changes pour absorber l’effet des sanctions économiques ; et, last but not least, son indéniable puissance militaire grâce à laquelle elle se projette désormais avec une redoutable efficacité sur différents théâtres d’opération (Géorgie, Crimée, Syrie).

Obsédée par sa sécurité face à l’expansion de l’OTAN comme de l’UE et la reconstitution d’une sphère d’influence historiquement russophone à défaut d’être russophile, la Russie est devenue, dixit Emmanuel Macron, « une puissance de déséquilibre » de l’ordre international et un trouble-fête d’envergure dans la nouvelle Guerre froide que se livrent les États-Unis et la Chine.

La ligne rouge a été franchie avec le projet d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, pays écartelé entre deux aires géographiques dont l’une cède aux sirènes du nationalisme Grand-russe quand l’autre regarde l’Union Européenne avec les yeux de Chimène. »

Pour Vladimir Poutine, les graines de la discorde ont été plantées par les occidentaux qui ont, par conviction autant que par opportunisme, allègrement soutenu les révolutions de couleur dans les pays de l’ex-bloc soviétique et intégré les anciens « régimes frères » à l’OTAN. La ligne rouge a été franchie avec le projet d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, pays écartelé entre deux aires géographiques dont l’une cède aux sirènes du nationalisme Grand-russe quand l’autre regarde l’Union Européenne avec les yeux de Chimène.

Gérer la puissance russe est donc un défi, certes, mais un défi pour qui ? C’est là que le bât blesse… Les occidentaux ont, en trente ans, perdu les réflexes qui prévalaient dans l’ancien monde et l’Amérique a perdu son assurance – certains diraient sa morgue – de vainqueur.

L’Union Européenne livrée à elle-même depuis 1992, donne le spectacle de la désunion entre des États baltes tétanisés par l’ambition russe, une France attentiste, soucieuse de ménager la chèvre et le chou, et surtout une Allemagne manifestement peu encline à sacrifier ses intérêts économiques – balance commerciale et gazoduc Nordstream 2 – pour sauver une Ukraine déjà virtuellement perdue. Il faut dire que l’Allemagne, singulièrement lorsqu’elle est dirigée par des coalitions menées par le SPD, adopte traditionnellement une attitude ambivalente vis-à-vis de la Russie, entre réticence au conflit ouvert, dépendance énergétique, préoccupations commerciales et culpabilité historique.

Le Royaume-Uni désormais parfaitement aligné sur le grand-frère américain depuis le Brexit, et peu enclin à dialoguer avec la Russie de Vladimir Poutine, rejoue le cirque de 2003 et alimente par ses déclarations sur l’imminence de l’invasion un climat déjà étouffant.

Après la débâcle afghane, nul doute que Xi Jinping saura tirer tous les enseignements de l’attitude américaine vis-à-vis de son allié ukrainien lorsque sera venu le temps de la crise taiwanaise. »

Les États-Unis, enfin, ont conscience que cette crise est une conséquence indirecte de la faiblesse qu’ils ont montré sur le front afghan, et se passeraient bien du dossier Ukrainien pour mieux se concentrer sur la mer de Chine, mais aussi panser les plaies béantes laissées par le mandat de Donald Trump dont l’ombre plane toujours sur Washington. D’une façon tristement performative, l’âge avancé de Joe Biden renvoie l’image d’une Amérique déboussolée et fatiguée, qui rechigne à l’usage de la force. Malheureusement, rien n’indique que les sanctions économiques soient une arme suffisamment dissuasive face à une Russie revigorée par la hausse du prix des énergies fossiles et qui bénéficie toujours de l’arme des gazoducs contre l’Europe qui traverse une crise énergétique aiguë. Après la débâcle afghane, nul doute que Xi Jinping saura tirer tous les enseignements de l’attitude américaine vis-à-vis de son allié ukrainien lorsque sera venu le temps de la crise taïwanaise.

De sommets virtuels en déclarations officielles, les discours sur l’unité du camp occidental relèvent donc, comme disent les anglo-saxons, du wishful thinking. A tel point que le premier effet de la crise ukrainienne est, de l’avis unanime des observateurs, d’avoir ressuscité une OTAN jusqu’alors impotente et hagarde, qui retrouve sa vigueur des grandes années de guerre fraîche sous l’ère Reagan. Mais l’OTAN, dont l’essence même est de contenir, pour ne pas dire affaiblir, la Russie, ne pourra pas être éternellement le cache-misère d’un camp occidental, et singulièrement d’une Europe incapable d’aligner ses intérêts et d’adopter une position commune, fusse-t-elle intransigeante ou bien de compromis, sur le dossier russe.

L’Union Européenne doit prendre conscience qu’influence n’est pas puissance. Le projet d’une Europe du soft power est un mythe à dépasser de toute urgence pour ne pas disparaître dans une reconfiguration internationale qui signe le retour de l’usage de la force brute, du hard power militaire. La France semble en avoir pris conscience depuis plusieurs années déjà, qu’en est-il désormais de l’Union et, surtout, de l’Allemagne ? Les nations européennes feraient bien de se rappeler que la faiblesse ne pardonne pas.

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DEBOUT LES FEMMES !

Édito

DEBOUT LES FEMMES !

Édito de la rédaction
Au cours des derniers mois, de nouvelles affaires de violences à l’égard des femmes ont émergé. Du lancement du #metoopolitique à l’affaire ppda, du #metoothéâtre à la création du collectif double peine et à l’appel du boycott des boîtes de nuit en angleterre et en belgique, il est de plus en plus évident qu’aucun milieu ne sera épargné. Et ce n’est pas surprenant, puisque les violences faites aux femmes sont érigées en système et que la prise de conscience collective est très progressive.

La lutte contre ces violences n’est cependant pas née avec la récente mise au jour dont elle a bénéficié ces dernières années. Les militantes féministes luttent depuis des décennies contre les violences conjugales, les agressions sexuelles, les vexations et les humiliations. Dès 1922, les féministes soviétiques parviennent à criminaliser le viol conjugal. Les pionnières du MLF se battaient déjà pour faire comprendre que la violence contre les femmes n’est pas une fatalité, mais un drame social qui peut, doit être éradiqué.

À l’heure où l’extrême droite cherche à récupérer le combat féministe et se sert de la lutte contre les violences faites aux femmes pour défendre son agenda identitaire et xénophobe, il ne faut pas se tromper. Nous devons réaffirmer sans crainte que le féminisme est à l’opposé de tout essentialisme, qu’il soit envers les femmes, les hommes, les étrangers ou les musulmans : un sexe, une nationalité ou une religion ne sauraient définir complètement l’individu et ses actes. Il faut rappeler haut et fort que le féminisme, comme l’universalisme, a pour but l’émancipation collective. Plutôt que de laisser la voix aux identitaires qui ont perturbé la marche féministe du 20 novembre, il faut donc saluer l’espoir qu’elle représente. Car ce cortège jeune, joyeux, mélangeant les générations et les genres est le signe que le féminisme a de beaux jours devant lui et que la lutte est loin d’être enterrée.

À l’heure où l’extrême droite cherche à récupérer le combat féministe et se sert de la lutte contre les violences faites aux femmes pour défendre son agenda identitaire et xénophobe, il ne faut pas se tromper. Nous devons réaffirmer sans crainte que le féminisme est à l’opposé de tout essentialisme, qu’il soit envers les femmes, les hommes, les étrangers ou les musulmans : un sexe, une nationalité ou une religion ne sauraient définir complètement l’individu et ses actes. Il faut rappeler haut et fort que le féminisme, comme l’universalisme, a pour but l’émancipation collective. Plutôt que de laisser la voix aux identitaires qui ont perturbé la marche féministe du 20 novembre, il faut donc saluer l’espoir qu’elle représente. Car ce cortège jeune, joyeux, mélangeant les générations et les genres est le signe que le féminisme a de beaux jours devant lui et que la lutte est loin d’être enterrée.

Ce cortège, et les autres avant lui, sont aussi le signe que la société peut être en avance sur ses lois et ses responsables politiques. Que la rue qui parle est entendue, même si ce n’est pas au sommet de l’Etat. Que la solidarité et l’entraide qui naissent entre celles qui ont été agressées sont capables de faire tomber des murs de silence. Aujourd’hui, il est difficile de croire à une marche de l’Histoire vers le mieux, et pourtant. L’élan qui s’est manifesté samedi et qui continue à se manifester, qui rassemble au-delà des âges, des genres, des quartiers, ne peut pas être arrêté.

En cette journée internationale de lutte pour l’éradication des violences à l’égard des femmes, il est donc plus que jamais nécessaire de rappeler notre soutien à ce mouvement. Le fait de naître femme ne doit plus être un danger. Nous devons être intransigeants, refuser la complaisance envers les agresseurs, dans tous les milieux. Alors debout les femmes, et tous les autres !

Vous pouvez signer la pétition pour demander une réelle lutte contre les violences sexistes et sexuelles en politique ici.

Dans le prochain numéro du Temps des Ruptures, un article sera consacré au sujet des féminicides et de la lutte contre les violences faites aux femmes.

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Mourir pour des idées, 1972 Brassens

Culture

Mourir pour des idées, 1972 Brassens

Par Mathias Delsol Réputé pour la légèreté de ses chansons, Georges Brassens est aussi un artiste qui insuffle dans ses écrits des messages à portée politique. Plus encore, il est une figure revendiquée de l’anarchisme, cause pour laquelle il écrivait dans sa jeunesse : ses fameux copains sont partiellement issus des milieux « anars ».

Le sètois accusait déjà d’un pacifisme désinvolte par bien des titres – dans ce registre, La Guerre de 14-18 ou Les Deux Oncles – mais Mourir pour des idées, issue de l’album Fernande (1972), demeure sa chanson la plus solennelle en la matière. Une nuance toutefois : le sujet, le ton et la mélodie sont graves, mais Brassens dénote parfois avec ce sarcasme qui lui sied si bien. L’œuvre de Brassens est transcendée d’un idéal libertaire en lequel la vie, l’amour et la tranquillité sont absolues. Mourir pour des idées est une chanson qui s’affaire du fond, dans laquelle le poète étaye sa position en chargeant le point de vue adverse. Il s’adresse tout particulièrement à toute idée qui inciterait à l’ultime sacrifice, pour des raisons qu’il explicite par le chant.

« Mourrons pour des idées d’accord, mais de mort lente »

Étant lui-même épris d’un certain nombre d’entre elles, Brassens consent un point : le propos n’est pas l’abandon de toutes les convictions mais davantage la primauté de la vie sur ces dernières. L’opinion n’est pas exprimée sans une pointe d’ironie : la mort étant de rigueur pour nous autres, la lenteur de la venue de celle-ci nous dispenserait en réalité de mourir pour des idées, nous laissant ainsi succomber en raison de causes naturelles. « À forcer l’allure, il arrive qu’on meure pour des idées n’ayant plus cours le lendemain ». Le « zèle imbécile » (Supplique pour être enterré à la plage de Sète, 1966) que connaissent les fervents partisans qui ont miroité le triomphe dans la postérité peut s’avérer vain : soit par défaite – l’on pensera ici à la Commune de Paris, dont Brassens se réclame – soit par désintérêt – à ce sujet, Brassens évoque la guerre de Cent Ans dans Les Deux Oncles. Il déplore un tel gâchis du trésor qu’est la simple vie, puisqu’avec recul, la Camarde en les emportant, ne laissa guère de mé­moire intemporelle de ces hommes.

« S’il est une chose amère, désolante, en rendant l’âme à Dieu c’est bien de constater, qu’on a fait fausse route, qu’on s’est trompé d’idée ». Le bien unique qu’est la vie se doit a minima d’être utilisé pour la juste cause, mais l’enjeu est d’une ampleur telle qu’il est épineux de trancher. Face au Purgatoire, remarquer avoir donné sa vie pour de vils desseins est une observation fatale. Par conséquent, « le sage tourne autour du tombeau », il traîne à choisir la cause qui le condamnera.

« Mourir pour des idées, c’est le cas de le dire, c’est leur raison de vivre, ils ne s’en privent pas » Aux Saint-Jean bouche d’or, responsables de ces massacres, Brassens cède le pas. Le constat est fréquent, ces autorités « supplantent bientôt Mathusalem dans la longévité », ce sont les premiers à s’abstenir de l’offrande suprême : ils la prescrivent pourtant.

Georges Brassens, toujours avec aménité, s’en prend résolument à toute idée prétentieuse qui ne percevrait la vie que par son prisme et la consumerait à ses fins. Cet éloge de la vie tranquille est autobiogra- phique, l’auteur étant celui ayant vécu dix années d’extrême indigence dans l’impasse Flaurimont du 14ème arrondissement de Paris. Il le confessera toutefois : ces dix années de vie simple, marquées par l’amour et la chanson, l’humour et l‘amitié, furent les meilleures de sa vie.

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Construire les nouveaux clivages : l’exemple des Gilets Jaunes

Le Retour de la question stratégique

Construire les nouveaux clivages : l’exemple des Gilets Jaunes

Par Sacha Mokritzky Dans une société traversée par de multiples clivages, le camp républicain doit mener une barque universaliste prise parfois dans des vents contraires. Pour rétablir une République qui protège, il faut identifier correctement les clivages qui structurent la société. 

Manifestation de gilets jaunes sur les Champs Elysées, le 16 février 2019, à Paris afp.com/Eric FEFERBERG
Notre société est traversée de multiples clivages. Si la République, par essence, organise la vie commune des citoyens en refusant de promouvoir ou de subventionner une organisation communautariste à l’anglo-saxonne, l’idéal jacobin d’une France une et indivisible paraît amèrement lointain pour quiconque dresse un panorama objectif de la situation. Pour y répondre politiquement et continuer de défendre un modèle universaliste qui ne soit pas incantatoire, il est primordial d’accepter et de comprendre ces clivages et ces fractures qui nourrissent la rancœur et la division nationale. La promesse universaliste est indubitablement en crise. Entre aversion profonde pour un projet politique parfois incompris et faussaires qui la fantasment, l’universalisme est aujourd’hui malmené dans le débat public. Le personnel politique et intellectuel ne s’accorde pas sur les raisons de cette crise, et le camp social-républicain est traversé par des logiciels de compréhension parfois concurrents. Ces modèles de pensée, dont la plupart méritent d’être compris et entendus, nourrissent une philosophie politique globale qui se détache de l’idéologie dominante en ce qu’elle s’inscrit sur une compréhension fine au long terme d’une société dictée par la vitesse et l’urgence. En première lecture, les analyses de Christophe Guilluy semblent évidentes à celles et ceux dont l’affect est porté sur les classes populaires rurales. Quand aux réflexions d’Emmanuel Todd, elles séduisent davantage en première instance les militants attachés à la défense des quartiers populaires de banlieues. David Goodhart, lui, qui base sa pensée sur la mobilité, apporte une réponse aux néo-populistes mais fait bondir les quelques militants restés sur une doctrine marxiste pure. Pourtant, tous ces référentiels politiques, qui se nourrissent mutuellement et apportent tous des éléments de réponse, ne sont pas antinomiques, et un républicain convaincu ne saurait exercer le pouvoir sans appréhender la société dans sa complexité et les rap- ports de force qui la gouvernent. Si le projet universaliste est miné par une crise de compréhension de cette ampleur, c’est que la concurrence des grilles de lecture qui le traversent est symptomatique d’un processus à l’œuvre de reconstruction du pôle républicain. Il faut donc reprendre en profondeur les analyses. La reconstruction républicaine ne pourra se faire sans un projet radical qui balaie trente ans d’accords tacites entre néolibéraux de gauche et de droite. Dans une République dont le fonctionnement n’aurait pas été entravé par une bourgeoisie auto-reproductrice et sans idéologie sinon celle du maintien de son pouvoir et de sa puissance, les citoyens et citoyennes vivraient égaux au sein de la Nation, sans que leur genre, leur orientation sexuelle, leur origine ou leur niveau de revenus n’aient à obstruer les droits fondamentaux chèrement acquis lors des épisodes révolutionnaires français, de 1789 à 2005 et encore aujourd’hui lors des soulèvements populaires. Si les textes de loi organisent objectivement cet idéal universel, la réalité est toute autre, et les inégalités persistent à se frayer un chemin dans le quotidien de bon nombre de citoyens. L’universalisme qui devrait résonner en chacun comme un idéal de vie collective est trop souvent fantasmé par ceux qui s’en réclament, et qui en font une réalité chimiquement pure déjà applicable et appliquée. Ceux-là doivent comprendre que l’universalisme est un projet poli- tique, un horizon vers lequel tendre, et qu’il nécessite d’être défendu de manière raisonnée et raisonnable, sans enfermement idéologique. Ernest Renan définissait la Nation comme un « plébiscite de tous les jours ». La République n’est pas autre chose. Si ces discriminations sont reproduites de façon systématique, ce n’est pas qu’elles bénéficient nécessairement à une fraction de citoyens qui en opprimerait une autre : elles sont le produit d’un système néolibéral qui s’assied sur la division et la fragmentation. C’est ce phénomène que Christophe Guilluy, dans son dernier ouvrage, nomme la déconstruction. Dans une dynamique somme toute très machiavélienne, il s’agit de donner à voir une société fragmentée, dévitalisée et communautarisée pour se satisfaire d’avancées sociétales cosmétiques et perpétuer l’oppression globalisée néo- libérale. Christophe Guilluy prend l’exemple du « grand débat » : Em- manuel Macron, plutôt que de répondre collectivement à une colère partagée par la grande majorité de la population, pour la première fois retrouvée au sein d’une communauté certes hétérogène mais unie, a préféré panéliser. Un soir, il rencontrait les maires, le lendemain c’était les femmes seules… et évidemment, les banlieues et quartiers populaires n’étaient pas de la partie, histoire d’accentuer d’autant plus leur désertion de la communauté républicaine. S’il y a une classe dominante, position qui semble consensuelle, si ce n’est homogène, du moins unie et animée par des intérêts communs, qui parvient à se maintenir, c’est qu’il existe en face d’elle une classe do- minée. Mais cette fameuse classe dominée, dont le soulèvement provoquerait inexorablement la fin d’un système, semble bien difficile à trouver, surtout depuis que le mode de vie désintellectualisé et individualiste relayé à grands renforts de Brut et de Konbini se répand de manière outrageante. Le géographe dresse le clivage entre des métropoles mondialisées, citadelles qui semblent ouvertes mais qui sont en fait l’outil de relégation à la marge des « gens ordinaires », et la France périphérique, oubliée d’une mondialisation qui l’ignore, et où vit le coeur politique d’un pays en crise, sans cesse assigné à ne pas exister. Dans la pensée de Christophe Guilluy, les banlieues sont rattachées – en termes de dynamiques démographiques et politiques – aux métropoles. Il y a une interdépendance entre les habitants de banlieue, qui bénéficient des infrastructures métropolitaines, et les habitants des métropoles, qui ont besoin de la main d’œuvre populaire pour l’organisation structurelle de leur quotidien. Pour Emmanuel Todd, le clivage est ailleurs. Dans son dernier ouvrage, il dresse une typologie en quatre strates de la population française. En haut de l’échelle, l’aristocratie stato-financière, les dominants, qui utilisent les outils de l’État pour favoriser le règne de la finance. Juste en dessous, 19% de pseudo-dominants qui sont les alliés objectifs des premiers, sorte de « petite- bourgeoisie-tampon » qui sécurisent le monde étriqué de la classe supérieure. Vient enfin la classe majoritaire, la masse centrale atomisée, clé de voûte selon lui d’un renversement paradigmatique nécessaire. Les 30% d’ouvriers et d’employés non qualifiés, qui com- posent le prolétariat postmoderne, ferment le ban. Dans « Qui est Charlie, Sociologie d’une crise religieuse », ouvrage sorti après les attentats de janvier 2015, le démographe donne un son de cloche analytique à contre-courant, considérant que les manifestations de soutien à Charlie Hebdo sont le résultat d’une crise religieuse qui traverse la classe moyenne et place à part du reste des dominés les quartiers de banlieue. Il explique que la déchristianisation de la société crée une angoisse à laquelle l’athéisme ne saurait répondre, et il a fallu à la France un bouc émissaire pour combler ce vide, en la personne de la religion musulmane. Il y a donc selon Emmanuel Todd un clivage qui se dessine très nettement autour de considérations religieuses, notamment parce que l’islam serait devenu « le support moral des immigrés de banlieue dépourvus de travail ». Critiquer l’islam ne serait donc plus user justement de la liberté d’expression prévue par la loi, mais créer une fracture telle qu’elle aboutit à la marginalisation d’une partie de la société, les musulmans. Les personnes musulmanes, concentrées en grande partie dans les quartiers populaires des banlieues, devraient donc être traitées différemment du reste de la population déchristianisée. Un autre son de cloche est proposé par le journaliste britannique David Goodhart qui, dans son ouvrage Les deux clans, paru en 2019, propose un clivage entre les gens de quelque part (les somewhere) et les gens de n’importe où (les anywhere). Cette seconde classe, qu’il estime à 25% de la population – en Angleterre en tout cas – est constituée des héros de la mondialisation heureuse. Mobiles, diplômés et intégrés, ils sont progressistes sur les sujets sociétaux, mais s’accommodent tout-à-fait de la globalisation et de l’internationalisation numérique des sujets. Téléphone à la main, souvent en déplacement, ils parlent anglais et savent se mouvoir dans toutes les cultures. Ils célèbrent la diversité, sont pour une immigration décomplexée à laquelle ils ne voient que des avantages, ne comprennent pas le racisme ni le concept de frontières. Ils ne sont attachés à aucun lieu, à aucune identité, et leur surreprésentation dans les médias et les œuvres de fiction leur permet de se complaire dans la croyance qu’ils sont la normalité. Les gens de quelque part, eux, forment une majorité de la population (50% selon Goodhart, les 25% restant étant selon lui entre les deux), souvent loin des métropoles, attachés à leur identité, à leurs valeurs et réfractaires à l’idée de mondialisation dont ils sont sou- vent les grands perdants. Victimes de la désindustrialisation, ils ont vu concrètement les conséquences économiques du néolibéralisme, qui a appauvri leurs régions et les a relégués à une sous-représentation médiatique telle qu’ils se sentent bafoués dans leur dignité. Ces gens de quelque part sont avant tout guidés par le besoin de survivre économiquement. Ils ne sont, selon Goodhart, ni racistes, ni xénophobes, ni sexistes, malgré les représentations que s’en font les gens de n’importe où.
L’universalisme est un projet politique, un horizon vers lequel tendre.
Ce logiciel de pensée peut sembler très similaire à celui de Christophe Guilluy, et d’ailleurs l’un comme l’autre s’abreuvent souvent dans leurs interventions de références mutuelles. Cependant, la terminologie de David Goodhart laisse plus de place à une troisième partie de la population qui flotterait dans un entre-deux, et propose ainsi une latitude suffisante pour intégrer les habitants des quartiers populaires de banlieue ; ceux-là sont pour beaucoup très attachés à leur identité locale, ainsi que le montrent les résurgences dans la culture populaire de déterminations départementales (les rappeurs, par exemple, font souvent référence aux numéros qui y sont rattachés (92/93/etc.). Ils seraient à la fois « somewhere » car attachés à leur identité et assignés à un lieu de vie unique et « anywhere » car ils sont pour beaucoup issus de l’immigration et en contact avec des cultures diverses qui cohabitent. Une donnée majeure qui explique les différences d’approche entre Goodhart et Guilluy réside dans le fait que là où le premier cherche à rationaliser des clivages via le sens donné, consciemment ou inconsciemment, par les « somewhere » et les « anywhere », à leur place dans la société, le second s’intéresse aux dynamiques objectives. Les habitants de banlieue sont donc des « somewhere » qui, malgré eux, participent au renforcement des métropoles. En novembre 2018, un mouvement social d’ampleur, sociologiquement très différent des traditionnels défilés, venait bouleverser le jeu politique ; le mouvement des Gilets jaunes a transformé durablement le paysage politique en obligeant le personnel institué à adapter son jeu électoral sur le long terme. Il s’agit dès lors, pour comprendre en profondeur les raisons de ce mouvement et la traduction politique que l’on doit lui apporter, de tenter d’expliquer les causes de son émergence (pas si) soudaine. Il faut a minima remonter au référendum du 29 mai 2005 – bien que la dissociation des citoyens vis-à-vis de leur personnel politique réponde à une trajectoire sourde plus lointaine, ce moment a agi comme un déflagrateur. En trahissant la volonté populaire et en ratifiant unilatéralement le traité de Lisbonne, le président Nicolas Sarkozy a gravé dans le marbre l’indépendance du politique et le renforcement du clivage avec le souverain unique en République qu’est le peuple. Là, les citoyens de France ont pris acte qu’ils avaient été dépossédés, par la V° République et ses repré- sentants, de leur pouvoir d’action et d’intervention. Le peuple français, profondément politique, héritier des lumières et du contrat social, précurseur de la démocratie, se voyait là réduit à néant par ses gouvernants ; la colère et la crainte de voir le pouvoir se renforcer durement d’années en an- nées, jusqu’à aboutir à un président comme Emmanuel Ma- cron pour qui l’Assemblée nationale n’est qu’une chambre de validation des politiques qu’il mène contre le corps social marquaient déjà les prémisses d’un mouvement extraordinaire. Il faut donner à cette colère, dont l’acmé s’est exprimée lorsque les citoyens ont investi les ronds-points et les Champs-Elysées parés d’habits fluorescents, une lecture politique et théorique en s’inspirant des travaux cités précédemment, pour appréhender dans sa complexité une vague citoyenne inédite. Les Gilets jaunes, ainsi que l’analyse Christophe Guilluy dans un entre- tien pour la revue Reconstruire, ont été « une sorte d’incarnation de la France périphérique. » Sur les ronds- points, les membres du mouvement retrouvaient une solidarité, une souveraineté réelle dont ils avaient été dépossédés. Cette souverai- neté réelle s’incarnait à plusieurs niveaux. Dans un premier temps, les Gilets jaunes se réappropriaient leurs cadres de vie et les transformaient en cadres de lutte ; les ronds_points constituent symboliquement et géographiquement l’incarnation d’un carrefour de vie. C’est le lieu de la rencontre, la croisée des chemins : c’est, finalement, le seul lieu où cohabitent toutes les strates de la société sur leurs routes quotidiennes.
Voilà l’âme revendicatrice du mouvement : la volonté de refaire le peuple, de recréer collectivement les cadres révolutionnaires anciens et renouer avec la souveraineté populaire.
Au travers du signifiant vide que constitue le gilet jaune, ces néo-militants envoyaient un message clair : « nous existons. » Mieux : « nous existons de nouveau. » Dans l’une de ses contributions au Manuel indocile de Sciences sociales, Willy Pelletier explique comment les Gilets jaunes, sur les ronds-points, ont retrouvé une estime d’eux mêmes qu’ils avaient abandonné face au mépris des puissants. Il faut comprendre les dynamiques à l’oeuvre : quelles que soient les déterminants exacts de leur oppression, et que l’on croie aux thèses de Guilluy, Todd ou Goodhart ou non, il est évident que les Gilets jaunes partageaient une volonté collective de se faire voir, de remplacer l’illusion du réel dictée par les médias et la parole dominante par un récit sans illusion de la réalité de leur quotidien. Alors, le rôle du politique est décisif : plutôt que d’encourager ce processus destituant, et de renforcer la défiance du corps citoyen vis-à-vis de ses représentants, ce qui risquerait d’encourager la montée inédite de l’abstention, il s’agit d’incarner cette colère et de la traduire en un mouvement encourageant et positif. Les Gilets jaunes ont incarné une colère réprimée qui leur est largement antérieure. Là où mai 1968 avait été, dans une France prospère en pleine période des « Trente glorieuses », la gestation naturelle de la question sociétale et de l’émancipation individuelle, les Gilets jaunes sont le symptôme d’un retour au social et l’entrée dans une nouvelle temporalité politique. Ils ont été pour le pays l’expression de sentiments mêlés, résultat d’une chimie affective qu’il ne serait pas possible de résumer en quelques paragraphes. Néanmoins, il convient, pour embrayer sur un projet politique vertueux, de détacher les référentiels centraux de leur combat en détachant quelques notions fortes de leur engagement. Observons précisément les ferments symboliques de leur lutte. Dès les premiers jours du mouvement, les renvois à l’imaginaire révolutionnaire étaient constitutifs des codes mobilisés ; par ailleurs, l’acte II des Gilets jaunes a été marqué par l’image forte de ces manifestants défilant en brandissant leur carte électorale au-dessus de leurs têtes. Voilà ce qui constitue l’âme revendicatrice du mouvement : la volonté de refaire peuple, de recréer collectivement les cadres révolutionnaires anciens et l’imaginaire d’une nation qui reprend par elle- même le contrôle de sa souveraineté. Malgré les discours dominants, qui voudraient faire des Gilets jaunes une masse dépolitisée dont la colère froide s’exprimait de façon archaïque, la notion de citoyenneté y était centrale et structurelle. Finalement, les Gilets jaunes ne sont autre chose que l’expression d’une France qui existe politique- ment grâce à son histoire républicaine, une nation construite très largement par la lutte et la refondation du bien commun autour de ses services publics. C’est à cette France-là que s’attaquent les politiques néolibérales à l’origine de la dépossession démocratique dont les Gilets jaunes sont la conséquence. La nation politique, mue en nation identitaire, ce qui crée un terreau fertile aux discours communautaires, doit ressurgir pour embraser la plaine révolutionnaire que les Gilets jaunes ont à nouveau investi. Il faut pour cela un projet qui puisse recréer les dynamiques d’une centralité réelle et effective, restructurer et reconstruire un projet pour la France qui ne se limite plus aux querelles de chapelles et qui réhabilite le peuple comme seul souverain. Un projet qui, sans se préoccuper des dynamiques mortifères d’un libéralisme qui sous couvert d’avancées sociétales parachève et promeut les inégalités sociales, invente de nouveaux clivages pour reconstruire l’idéal républicain au- tour d’un projet radical qui balaie trente ans de néolibéralisme accompagnés par une « gauche » et une « droite » de l’argent qui se réunissent autour des intérêts souverains de la classe dominante. Ce projet doit permettre avant tout de répondre aux attentes d’une France déclassée, éloignée des centres de pouvoir et des cœurs économiques, une France qui se sent exclue d’une République trop souvent incomprise par ceux qui l’essentialisent. Le point commun des travaux de Christophe Guilluy, Emmanuel Todd et David Goodhart, c’est qu’ils cherchent à redonner la parole à celles et ceux qui, alors même que les services publics et le bien commun sont au cœur de leur quotidien, en ont été dépossédés. C’est cette société-là qu’un projet politique vertueux – voire victorieux – doit construire pour quiconque croit en la République sociale. Trois sujets doivent dès lors être traités – ils sont par ailleurs corrélés les uns aux autres – de façon prioritaire. Dans un premier temps, l’impératif démocratique doit être valorisé et défendu. Alors que les systèmes démocratiques européens semblent en proie à une grave crise de la représentativité, ce qui pousse de nombreux gouvernements de l’Union à siéger alors même qu’ils sont minoritaires au sein de leur propre parlement, la volonté des peuples de reprendre le contrôle de leur souveraineté se manifeste quotidiennement. Nous citerons ici le renversement de l’ordre social et l’inversion de l’utilité sociale des travailleurs, qui ont abouti en période de crise sanitaire à l’émergence de nouvelles solidarités. En bref, une prise de conscience a traversé le pays : « nous n’avons pas besoin d’eux pour vivre. » Cette souveraineté populaire, constitue le contenu de ce projet politique. Le contenant a pour trait la souveraineté nationale, indépendance nécessaire vis-à-vis des intérêts étrangers : la France doit apprendre à nouveau à faire primer la voix de son peuple et ses intérêts nationaux face à un néolibéralisme mondialisé qui asservit et prospère en s’asseyant sur les peuples. Comme l’écrivait Friedrich Engels dans la préface de l’édition ita- lienne du Manifeste du Parti Commu- niste, « Sans le rétablissement de l’indépendance et de l’unité de chaque nation […] il est impossible de réaliser, sur le plan international, ni l’union du prolétariat, ni la coopération pacifique et consciente de ces nations en vue d’atteindre des buts communs. » Enfin, ces deux aspects d’un projet politique doivent avoir comme colonne vertébrale la nécessaire transition énergétique qu’appelle notre époque où l’industrie doit survivre à la crise écologique et se réinventer pour engager vertueusement l’humanité vers une nouvelle ère à laquelle elle ne peut échapper. Néanmoins, cette nécessité écologique ne doit pas se substituer aux droits humains et s’en accommoder. Elle doit être le fil rouge de la re-construction républicaine attendue par les Gilets jaunes et la France dé- classée, celle sans laquelle une nouvelle politique démocratique et sociale ne pourra pas tenir sur le long terme. Comprendre la société, les rapports de force qui la gouvernent et éclosent sur de nouvelles revendications politiques et sociales, est un prérequis nécessaire et il est de la responsabilité du politique de connaître et de comprendre en profondeur le peuple qu’il gouverne. C’est du peuple lui- même que doit venir l’impulsion politique nécessaire et la structuration de cet espace central qui aura raison du déclassement de toute une partie de la population.
Le mouvement des Gilets jaunes a transformé durablement le paysage politique.

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Faux départ, un roman de Marion Messina

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Faux départ, un roman de Marion Messina

Une histoire d’amour tragique, où les rêves d’ascension sociale et artistique d’Aurélie, jeune étudiante issue des classes populaires, et d’Alejandro, dandy colombien se rêvant en nouveau Garcia Marquez, se retrouvent brisés dans le glacis d’une société française empêtrée dans le consumérisme, le conformisme et la précarité.

Une histoire d’amour tragique, où les rêves d’ascension sociale et artistique d’Aurélie, jeune étudiante issue des classes populaires, et d’Alejandro, dandy colombien se rêvant en nouveau Garcia Marquez, se retrouvent brisés dans le glacis d’une société française empêtrée dans le consumérisme, le conformisme et la précarité. Les deux amants, malgré leurs origines sociales opposées, trouveront dans leur passion impossible un moyen de se réfugier de leurs propres échecs personnels et affectifs. Ils la vivront comme une armure contre la toxicité des relations sociales régies par l’aiguillon de la jouissance immédiate et du désir de posséder. Inévitablement, cette société liquide, pour reprendre l’expression de Zygmunt Bauman, finit par dissoudre leur relation fusionnelle, confrontés à la peur de s’engager et à construire un lien solide et définitif.

Ce roman d’initiation moderne, dans l’ambiance Houellebecquienne de la France du XXIe siècle est un hymne à l’amour sonnant comme un puissant cri de révolte contre un monde où règne mépris, exclusion et un individualisme qui cache une profonde aversion à l’idée de prendre le risque de s’accomplir dans la vertu et la grandeur. Marion Messina parvient ainsi à toucher le lecteur au cœur, en trempant froidement sa plume dans les plaies des existences contemporaines, non sans une certaine candeur romantique.

Ce livre, le premier espérons-le d’une longue série, fait ainsi violemment écho à la détresse contemporaine d’une jeunesse plongée dans l’incertitude du confinement. Il est en effet difficile de ne pas se reconnaître dans les mines blafardes, défigurée par l’anxiété, la fatigue et le mauvais mascara de personnages décidément très attachant : nous ne serions tous pas un peu des Aurélie et Alejandro ?

Mais l’auteur n’oublie pas d’égratigner une minorité de profiteurs de la crise, à travers le portrait au vitriol d’une jeunesse bourgeoise, traînant sa vulgarité et son ignorance dans ses appartements recouverts de moulures et des écoles de commerces de seconde zone où s’enseigne la bêtise. Inégalités, violence au travail, difficulté de se loger et appât du gain : le romantisme espéré de Marion Messina se mèle d’un naturalisme impitoyable qui offre une description puissante de la crise économique et sociale que subit la population française.

Marion Messina, avec Édouard Louis et Tom Connan s’inscrit ainsi dans une nouvelle génération d’écrivains français qui osent enfin délaisser l’esthétique et le sentimentalisme pour se réapproprier le réel, dans la veine de la tradition littéraire française la plus prolifique. Une renaissance salutaire qui laisse espérer un retour des écrivains et des artistes du côté des gens ordinaires.

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Le Congrès de Tours, de 1920 à nos jours

Luttes d'hier & Luttes d'ailleurs

Le Congrès de Tours, de 1920 à nos jours

Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie
Par Mathilde Nutarelli Guillaume Roubaud-Quashie est directeur de la revue du Parti communiste Cause Commune et docteur en Histoire, spécialisé sur les questions de mouvements de jeunesse et d’Histoire du communisme. Cet entretien est l’occasion pour lui de revenir sur le Congrès de Tours et les changements qu’il a induit dans le paysage de la gauche française, de 1920 à nos jours. 
D’abord, qu’est-ce que le Congrès de Tours ?

C’est le dix-huitième congrès de la SFIO, la section française de l’Internationale ouvrière, qui prend ce nom en 1905. Les socialistes s’y retrouvent pour régler deux questions. La première, c’est la guerre. Il s’agit d’en tirer des leçons et de régler les questions par rapport à l’attitude des socialistes pendant celle-ci. La deuxième, c’est le positionnement qu’il s’agit de construire après la guerre, notamment par rapport à la Révolution bolchévique et aux pistes qu’elle ouvre.

Comment expliquer cette scission au sein du mouve- ment ouvrier ?

Il y a deux explications : la guerre et la révolution d’Octobre. La guerre d’abord : le parti socialiste d’avant-guerre s’est mobilisé très fortement dans la parole et l’expression écrite pour empêcher la guerre. C’est une démarche qui déborde les frontières de la France. Les congrès de l’Internationale socialiste sont de plus en plus centrés sur l’enjeu de la guerre, soutenant, par-delà les débats, que si celle-ci advenait, les socialistes devraient se mobiliser pour l’empêcher. Or, en 1914, après l’assassinat de Jaurès par Raoul Villain, les socialistes entrent dans l’Union sacrée. Il n’y a pas d’hostilité à la guerre, il y a une participation à sa conduite. Ils entrent au gouvernement, y compris des grandes figures plus radicales comme Jules Guesde, qui devient ministre d’État. A mesure que la guerre se prolonge, l’opposition socialiste à cette ligne politique ne va cesser de grandir. Il y a des socialistes dans les tranchées qui trouvent intolérable que des socialistes soient responsables de leur sort. Le Congrès de Tours n’est pas un Congrès comme on les connaît aujourd’hui. C’est un Congrès de tendances : les chefs de tendance parlent très longtemps. Léon Blum fait un long discours et quand il est amené à se prononcer sur la question de la guerre, c’est à ce moment précis qu’il y a le plus d’animation. En gros, ceux qui condamnent l’Union sacrée sont ceux qui veulent rejoindre l’Internationale communiste. Et ceux qui y étaient favorables ne vont pas la rejoindre. Nuançons tout de même : une partie non favorable à l’Union sacrée se retrouve du côté de Blum. En effet, il y a deux questions : celle de la guerre mais aussi celle du rapport à l’Internationale communiste, cette perspective nouvelle. Pour ses partisans français, la Révolution bolchévique est vue comme une Commune qui a réussi ; on n’est plus dans l’ordre du projet rêvé, mais d’une démarche réelle, mainte- nue plus de 72 jours. Ce succès est d’autant plus important dans une période de relative défaite des socialistes français. Ceux-ci se montrent pourtant très fiers en général, se vivant comme les héritiers du riche siècle révolutionnaire français mais là, une certaine modestie les gagne face à cette expérience réussie de la Révolution bolchevique.

Comment le Congrès de Tours a changé l’histoire de la gauche ?

C’est une question difficile, parce que Tours est certes une rupture réelle forte, mais c’est devenu une rupture symbolique encore plus forte. Dans les faits, c’est un moment dans une reconfiguration générale du mouvement ouvrier, mais ça n’est pas le moment qui détermine tout. En effet, il y avait déjà eu des recompositions avant. À la fin de la Première Guerre mondiale, les majoritaires de guerre, c’est-à-dire les partisans de l’Union sacrée, sont déjà battus au sein de la SFIO. C’est ainsi que quelqu’un comme Paul Faure se retrouve Secrétaire général de la SFIO, alors qu’il n’était pas un partisan acharné de l’Union sacrée ; et que Marcel Cachin devient le directeur de l’Humanité. Des figures majeures du socialisme français, comme Albert Thomas, qui était ministre pendant la Première Guerre mondiale, sont déjà marginalisées dans la SFIO. Il y a donc des reclassements dès la fin de la Première Guerre mondiale.

Cela continue après le Congrès de Tours. La plupart de ceux qui y votent l’adhésion à l’Internationale communiste vont finalement se retrouver en-dehors du parti communiste assez vite dans les années qui suivent. Le Congrès de Tours c’est une alliance, un compromis, entre des gens qui ont des points de vue un peu différents. Il peut y avoir aussi une part de malentendus chez certains. L’Internationale communiste, en tout cas Lénine, pense que la révolution communiste appelle, au XXème siècle, des modifications fondamentales par rapport à certaines orientations qui avaient pu être développées par les partis sociaux-démocrates d’avant-guerre. Ils insistent beaucoup sur la nécessité de la novation, de la nouveauté, d’adapter les partis aux situations nouvelles. Pour autant, ceux qui adhèrent à l’Internationale communiste ne sont pas toujours dans la rupture novatrice. Ils sont parfois, au contraire, dans la fidélité à un idéal qui apparaît avoir été trahi par les hommes de l’Union sacrée, ce n’est donc pas extrêmement simple. Et puis il y a cette idée nouvelle que porte Lénine d’un parti mondial. Ce qui constitue une rupture avec l’idée d’une structure de concertation comme cela avait existé avec la IIème Internationale socialiste. Chaque parti pouvait avoir des stratégies différentes et ils se rencontraient de temps en temps pour en discuter.

Le Congrès de Tours est certes une rupture réelle forte, mais c’est devenu une rupture symbolique encore plus forte.

Là, il y a l’idée qu’une révolution est à faire au niveau mondial et que partant, il faut réfléchir au niveau mondial et agir au niveau mondial. Cette idée-là n’est pas profondément vécue, crue, retenue, par une partie des socialistes qui adhèrent à l’Internationale communiste. Cela va donc créer des difficultés.
Si on se place à l’échelle du siècle, il faut dire que l’addition entre socialistes et communistes ne fait pas la gauche. C’est important de le rappeler, parce qu’avec un imaginaire qui est forgé dans l’après 1945 et dans les années 1970, où socialistes et communistes dominent la gauche, on a l’impression que la gauche est composée uniquement par eux. Ce n’est pas le cas en 1920, ce sont les radicaux qui constituent encore la principale force de gauche, et cela va durer jusqu’en 1936.
Et puis il ne faut pas oublier qu’il y a toujours un émiette- ment à gauche, que la création de la SFIO n’avait pas complètement éliminé et qui demeure après la création de la SFIC. Cette séparation en deux courants en réalité est encore une vision simplifiée parce qu’à l’échelle de l’entre-deux- guerres beaucoup de partis et de mouvements apparaissent. Le mouvement ouvrier lui- même ne se résume pas à ces deux forces-là.
De ce point de vue, Tours n’est pas une grande fracture définitive. Cependant, il est vrai que cette séparation en deux forces politiques va reconfigurer complètement le paysage du pôle qui souhaite une société non capitaliste, parce qu’ils sont amenés à se définir les uns contre les autres. Cela est très net du côté de la SFIO de l’entre-deux-guerres, où l’on voit une volonté de se démarquer.
En ce qui concerne les relations entre ces deux pôles, tout a été fait. D’un côté, il y a eu des hostilités extrêmes. Le moment le plus radical, c’est bien sûr la Seconde Guerre mondiale, puisque le décret Sérol, écrit par un socialiste, est un des textes utilisés pour condamner à mort les communistes pendant la guerre. Il y a d’autres moments, du côté des communistes, à la fin des années 1920, où ils ne se désistent plus pour le candidat de gauche le mieux placé, par exemple. On retrouve aussi ces hostilités pendant la Guerre Froide, quand Guy Mollet dit “les communistes ne sont pas à gauche, ils sont à l’Est”, ce qui les amène à s’allier avec d’autres forces politiques, parfois de droite.
Mais en même temps, il y a aussi des éléments d’alliance. C’est le cas lors du Front Populaire, le Programme Commun dans les années 70, la gauche plurielle dans les années 90. À la Libération, le travail se fait en commun pour porter une nouvelle constitution.
Mais malgré ces moments de rapprochement, il n’y a jamais de retour en arrière. On parle plusieurs fois de “Congrès de Tours à l’envers”. Notamment à la Libération, il y a le projet d’un “POF” (parti ouvrier français). C’est le nom d’un des premiers partis socialistes, créé en 1882 par Jules Guesde. À la Libération, il y a l’idée de fusionner la SFIO et le parti communiste pour donner naissance à un parti ouvrier français uni. Cela ne prend pas, pour plusieurs raisons. L’une d’elles est qu’à la Libération, les communistes sont majoritaires face aux socialistes. Ces derniers ont donc peur d’être mis en minorité par les communistes dans cette structure-là. L’idée récurrente du Congrès de Tours à l’envers revient souvent dans l’histoire des relations PC/PS, mais en réalité jamais cette perspective n’a pu aboutir.

Il y a aussi des éléments d’alliance. C’est le cas lors du Front Populaire, le Programme Commun dans les années 70, la gauche plurielle dans les années 90.

Cela a d’autant moins de chances d’aboutir aujourd’hui. Le PS est peut-être celui qui a le plus changé par rapport à 1920. L’ambition de construire un système non capitaliste est aujourd’hui quelque chose d’assez lointain pour ce parti, et cela depuis plusieurs décennies. Sur une base idéologique, ils se sont beaucoup éloignés de 1920. Cela me paraît donc assez difficile de concevoir un rapprochement organisationnel.

Quels liens demeurent entre le PCF de 1920 et aujourd’hui ? Que reste-t-il ?

On pourrait dire plusieurs choses. Si on voulait pousser un peu, on dirait qu’il reste le nom. Mais ce n’est pas le cas parce qu’en 1920 le Congrès de Tours ne crée pas le parti communiste. C’était pourtant une des conditions fixées par l’Internationale. Lénine est d’accord pour récupérer d’anciens socialistes mais il met des conditions d’adhésion pour que le parti qui sorte ne soit pas le même qu’avant. Parmi ces conditions, il y a l’idée que le parti change de nom et s’appelle “communiste”. Cette condition n’est pas retenue à Tours, il s’appelle encore Parti Socialiste : Parti Socialiste Section française de l’Internationale Communiste. On ne peut donc pas vraiment dire qu’il “reste” le nom… Plus sérieusement, le projet fondamental a quand même une certaine stabilité. L’idée que le capitalisme est un mode de production inopérant, inadapté et cruel qu’il s’agit de remplacer par un mode de production communiste est présente dès avant Tours et demeure aujourd’hui au PCF. C’est un élément fondamental.

Ce qui demeure aussi, c’est l’idée que l’organisation de ceux qui sont décidés à défendre leurs intérêts est nécessaire. Il y a eu des débats tout au long de ce siècle autour de la question du parti, faut-il un parti ou non, vertical, horizontal, une association, mouvement..? C’est quelque chose qui demeure aussi. On pourrait dire qu’entre 1920 et aujourd’hui, il y a beaucoup de choses qui demeurent tout de même : la perspective communiste est toujours jugée pertinente et le parti également.

La composition sociale a, elle, beaucoup changé. En 1920, il y a une pyramide inversée dans la SFIO par rapport à la société : plus vous montez les échelons, moins il y a de militants issus de milieux populaires. Le PC au milieu des années 1920 a donné une place inédite aux travailleurs issus des milieux populaires. Ça s’est atténué dans la période récente mais ça n’a pas disparu. Le PCF conserve une diversité sociologique notable par rapport aux autres forces politiques. Cette singularité-là était moins nette dans la SFIO de 1920, par exemple.

Evidemment, quand on lit les débats du Congrès de Tours, on lit chez les partisans de l’adhésion, la confiance, l’admiration face à l’Est. Tout cela a nécessairement beaucoup changé depuis… Le regard est forcément différent dans le PCF aujourd’hui, non pas par rapport à 1917, qui reste une des plus grandes révolutions de l’Histoire humaine, mais par rapport à l’expérience soviétique.

Aujourd’hui faut-il dépasser le débat entre réformisme et révolution ?

La tradition historiographique et politique veut que Tours permette la séparation entre réformistes et révolutionnaires. C’est encore la thèse défendue par beaucoup d’historiens, y compris des historiens que j’estime beaucoup comme Jacques Girault et Jean-Louis Robert qui viennent de publier un nouvel ouvrage, au Temps des cerises, sur le Congrès de Tours et qui sont spécialistes de cette question. Ces définitions me mettent parfois un peu mal à l’aise parce qu’elles peuvent enfermer, rigidifier ou stabiliser des positionnements politiques à l’échelle de décennies, de siècles, masquant par-là de grandes différences.

Est-ce que “réformiste” veut dire Léon Blum ou est-ce que cela veut dire Manuel Valls ? Cela m’ennuie de mettre dans la même catégorie des per- sonnes qui tiennent des positionnements politiques très différents. Surtout que l’on a une difficulté avec Léon Blum ou d’autres, car eux-mêmes se revendiquent révolutionnaires à Tours. Ce n’est pas une question très simple de ce point de vue-là. Pour ce qui est des révolutionnaires, ce n’est pas très simple non plus. On ne peut pas considérer comme révolutionnaires les seuls partisans d’une insurrection armée comme en 1789. Ce n’est plus la position de ceux qui se revendiquent comme révolutionnaires. Engels lui-même le disait, notamment dans sa fameuse préface de 1895 à La lutte des classes en France, dans laquelle il expliquait que le temps des barricades était révolu, du moins en tendance. Ou, plus exactement : s’il n’est pas révolu dans tous les cas et partout, il n’est pas la seule voie pos- sible pour le changement de société.

Il y a eu des tentatives de dépassement de cette opposition à plusieurs reprises. Cela existait déjà avant la scission de Tours : une formule de Jean Jaurès que l’historien Jean-Paul Scot a puissamment mise en lumière parle de “réformisme révolutionnaire”. En outre, d’une certaine manière, ce que les communistes ont mis en œuvre dans le siècle écoulé, c’est aussi une série de réformes à vocation ou à inspiration révolutionnaire. Malgré tout, si on regarde les choses avec une perspective sur le siècle, on doit continuer à séparer, ce qui marche très bien pour aujourd’hui, ceux qui aspirent à un changement profond, structurel, de la société et ceux qui pensent qu’il s’agirait de s’accommoder de modifications marginale. Je ne dis pas que c’était la position des socialistes de 1920, mais en tout cas il me semble que c’est la position d’un nombre substantiel d’animateurs de la social-démocratie depuis quelques décennies. Il me paraît difficile de ce point de vue de faire converger aujourd’hui ce qui au contraire a plutôt divergé fortement dans les dernières décennies. PC/PS, mais en réalité jamais cette perspective n’a pu aboutir.

Après la Guerre d’Algérie, de nouvelles perspectives s’ouvrent.

Pourquoi ces éloignements puis de nouveaux rapprochements entre socialistes et communistes ?

Après 1920, on vient de se quitter. La plaie est encore chaude. Or l’Internationale communiste va prendre les communistes à revers et leur demander de se rapprocher des socialistes : c’est l’appel au “front unique”. Cela ne marche pas très bien. D’ailleurs, ça ne dure pas si longtemps. Ce qui domine pendant l’entre-deux-guerres, c’est l’opposition. Il y a par exemple deux cortèges distincts lors de la panthéonisation de Jaurès. Pourquoi parle-t-on de rappro- chements ? La grande raison, c’est Hitler. La position retenue à la fin des années 1920, c’est la tactique dite “classe contre classe”, qui a mené à se démarquer de tous ceux qui pourraient “illusionner les masses” à l’approche de cette deuxième vague révolutionnaire que les communistes espèrent. Mais elle n’advient pas. Au contraire, c’est le fascisme qui semble gagner la partie, puisque même en Allemagne c’est Hitler qui rafle la mise. Au sein de l’Internationale communiste, l’idée de l’alliance anti fasciste grandit. Notamment en France, avec Maurice Thorez. Au sein de la SFIO, les débats ne sont pas forcément simples non plus mais le rapprochement se fait. Cela rappelle la Défense républicaine lors de l’affaire Dreyfus. Une partie des socialistes propose au PC de former un “bloc marxiste”, ce que les communistes refusent par- ce qu’il s’agit de sauvegarder la République et pas de faire la révolution. Ils insistent donc pour avoir les radicaux dans la coalition.

Ce rapprochement est précaire, le programme du Front Popu- laire tient sur une page. Dès que des événements compliqués s’installent, comme la guerre d’Espagne, cela ne tient plus, parce que les éléments de différences sont déjà très grands. Les divergences sont suffisamment fortes pour rendre la coalition précaire. Pendant la guerre, c’est compliqué pour les socialistes parce que leur Secrétaire Général, Paul Faure, est à Vichy. Ceux qui résistent le font de diverses manières : on trouve des résistants socialistes dans plusieurs organisations. Certains agissent avec les communistes et on en retrouvera pour participer à l’opération POF au lendemain de la guerre. Une des figures importantes de la SFIO demeure Léon Blum. Or, il se trouve qu’il n’est pas du tout pour une fusion, il a des divergences fortes avec les communistes. Il le dit toute sa vie, notamment dans A l’Échelle Humaine. Cela n’empêche toutefois pas un travail commun pendant un certain temps.

La Guerre Froide crée un mur entre les socialistes et les communistes ; les guerres coloniales n’ont pas arrangé la chose. Après la Guerre d’Algérie, de nouvelles perspectives s’ouvrent. D’autant qu’il y a le retentissant échec du candidat socialiste Defferre en 1969 qui ouvre la voie du rapproche- ment du Programme Commun. La séparation a lieu en 1984 face à la politique de “rigueur”.

Les alliances sont toujours assez précaires, mais la logique générale est là : face à un enne- mi commun et pour répondre à l’exigence électorale majoritaire, les alliances se nouent ; elles peuvent même se nouer avec des ambitions moins défensives (battre la droite, faire rempart au fascisme) et plus positives (construire le socialisme et l’unité de la classe ouvrière) ; les divergences sont toutefois substantielles et rendent ces alliances instables.

Les deux partis issus du Congrès de Tours sont aujourd’hui en difficulté (nombre d’adhérents, scores aux dernières élections présidentielles et européennes, défiance dans les partis…), les schémas politiques semblent muter (populisme, défiance, abstention).

Selon vous, ces deux partis (ou juste le PCF) ont-ils réussi à s’adapter et à suivre les évolutions de la société, 100 ans après ?

On a envie de répondre oui et non. Oui dans la mesure où le PCF fait chaque année beaucoup de nouvelles adhésions, où comme force organisée, il compte encore des dizaines de milliers de cotisants, des milliers d’élus… C’est une force qui est importante, si on regarde dans le XXIème siècle des structures comme les jeunes communistes qui continuent à avoir une certaine vitalité, même si c’est un peu plus difficile ces dernières années. Cela montre qu’il a encore un écho dans la société.

Du côté des socialistes, ils ont longtemps eu, jusqu’au début du XXIème siècle en tout cas, un ancrage assez important. Dans le milieu étudiant, par exemple, il ne faut pas sous- estimer l’importance des socialistes au sein des structures syndicales, tout comme le mouvement des Jeunes Socialistes, qui était plus petit mais qui avait quand même une certaine audience. Si l’on veut faire un portrait croisé, on pourrait dire deux choses. D’une part, la composition sociale du PS a beaucoup changé depuis 1920. Par le passé, il y avait un côté pyramidal, avec des ouvriers et des instituteurs à la base et puis des notables au fur et à mesure que l’on montait. Aujourd’hui, les élus, les collaborateurs d’élus, les gens qui vivent et n’ont fait que vivre de la politique ont pris une place très considérable à l’intérieur du parti socialiste depuis déjà plusieurs décennies. Aujourd’hui, on voit que le PS dans beaucoup de villes a perdu de son épaisseur militante en assez peu de temps et le spectre social qu’il couvre s’est réduit.

Du point de vue du parti communiste, il y a trois phénomènes. Quand on va dans une réunion communiste, on y trouve des générations du Programme Commun, nombreuses avec une variété sociale très grande. Après, on constate un “trou Mitterrand”, et puis il y a des gens de mon âge [30-35 ans] ou un peu plus jeunes que moi. Cela veut dire qu’il y a deux phénomènes différents, de vieillissement d’un côté et de de renouvellement de l’autre. Parmi les jeunes qui rejoignent le PCF aujourd’hui, il y a moins de jeunes ouvriers qu’il y a 50 ans. Mais souvent ils ont un rapport direct ou indirect (fa- milial) avec les milieux populaires, dans le cadre de trajectoires ascendantes.

À l’heure où la question des frontières et du souverainisme se pose de manière plus pressante, à droite comme à gauche, pensez- vous que l’Internationalisme ait encore un rôle à jouer ?

C’est pour moi de l’ordre de l’évidence absolue. Nous sommes en plein phénomène mondial avec la Covid-19, il est évident que les problèmes aux- quels nous sommes confrontés dépassent l’échelle nationale. La coordination de ceux qui ont intérêt au changement doit se faire à l’échelle internationale. Mais international ne veut pas dire mondial. Cela veut dire que dans cette construction, l’échelle nationale garde une importance. Le débat public ne se mène pas bien à une échelle intercontinentale. Beaucoup de choses se forment au niveau national. L’échelle nationale reste importante si nous voulons mobiliser le plus grand nombre.

L’enjeu local est un enjeu très important également. Cela n’empêche pas d’estimer que face à des phénomènes mondiaux, il ne faut pas négliger l’échelle internationale de pensée et d’action.

À l’occasion du centenaire du PCF, nous n’avons pas manqué de montrer notre tradition internationaliste, jusqu’à aujourd’hui. Nous avons sollicité des dizaines de partis dans le monde entier qui, du Vietnam au Brésil en passant par l’Algérie, ont répondu présent. Sur le fond, il y a une mise en concurrence des peuples pour des questions de profits, comment croire que cela n’appelle pas de réponses coordonnées ? C’est ce qu’essaient de camoufler les forces d’extrême droite en disant aux travailleurs français qu’ils seraient ennemis des travailleurs étrangers quand les mêmes structures capitalistes prospèrent sur leur dos à eux tous.

Nous constatons, avec Fabien Roussel, un parti communiste qui se ressaisit de certaines questions : l’autorité républicaine, la laïcité, le patriotisme, le souverainisme, la nation.

Vivons-nous au sein du parti communiste un changement, une tendance à se réapproprier ces questions ? Assistons-nous à un retour du parti communiste version Georges Marchais ?

Le “parti communiste version Marchais”, c’est le PCF pendant 22 ans et c’est très loin d’être un bloc, y compris sur les questions que vous évoquez. Il y a sans doute une tension depuis toujours autour d’enjeux comme la laïcité. C’est un vec- teur de l’émancipation et ce sont les communistes qui sont à l’origine de l’inscription du terme « laïcité » dans la Consti- tution à la Libération, grâce à Étienne Fajon.

Mais il y a également la néces- sité de l’unité de la classe ; il ne s’agit pas de s’acharner à mener un combat antireligieux qui empêcherait de faire l’unité des travailleurs. Ce sont les vers d’Aragon : “celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas”. Cette tension entre un objectif laïque et la nécessité profonde de faire l’unité des travailleurs traverse sans doute l’histoire du parti communiste.

Ensuite, sur l’autorité. L’autorité oui, mais ajouter seulement l’adjectif “républicain” ne suffit pas à la transformer en autorité juste. L’autorité peut être particulièrement injuste et on ne saurait s’y soumettre par principe. Quand les mineurs de 1948 se mobilisent, ils ont face à eux l’armée. Comprenez bien qu’ensuite, les communistes ne défilent pas pour demander plus d’autorité à tout prix et quel que soit celui qui la détient. Pour autant, on ne peut pas tellement dire que les com- munistes français soient pro- fondément marqués par une empreinte anarchisante. Ils sont force de critiques mais aussi de proposition, de construction d’un autre ordre. Pour ce qui est de la Nation, de la place à accorder à l’Europe, de l’échelon juste de mobilisation populaire, il y a eu des dé- bats et il en demeure sans doute mais, au total, s’il y a des évolutions, je ne vois pas de passage du noir au blanc.

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