La Commune n’est pas morte

Luttes d'hier & Luttes d'ailleurs

La Commune n’est pas morte

Entretien avec Hugo Rousselle
Par Gurvan Judas et Milan Sen Pour commémorer le 150ème anniversaire de la Commune de Paris, nous revenons ensemble sur cet évènement fondateur de notre République avec Hugo Rousselle doctorat et co-auteur du livre et de l’exposition « Nous la Commune ». Dans cet entretien sont évoqués l’épopée communarde, son programme, ses commémorations ou célébrations, la marque qu’elle a laissée et la manière dont elle peut nous inspirer encore aujourd’hui. 
LTR : Comment percevez-vous cet événement historique qu’est la Commune ?
Hugo Rousselle Nerini :
Je le perçois comme un moment, un acte fondateur de notre République. Il y a quand même une tradition révolutionnaire en France avec 1789, 1830, 1848, et la Commune est un moment où la République s’affirme, plus encore que le 4 septembre 1870. La majorité portée au pouvoir était alors largement royaliste, et parce qu’il y a aussi cette Commune qui est massacrée pendant la semaine sanglante, il va y avoir un affermissement de cette République, et pas n’importe quelle République, une République démocratique, sociale, laïque et universelle. Pour moi c’est déjà un acte fondateur de notre République française, et puis c’est un moment révolutionnaire extraordinaire et, comme le dit la formule, “un espoir mis en chantier”, un programme pas encore entièrement réalisé aujourd’hui.
LTR : Faut-il la commémorer ? La célébrer ?
Hugo Rousselle Nerini :
La commémorer ça me paraît évident, parce qu’à mon sens il faut commémorer, c’est-à-dire “rappeler à la mémoire”, tout ce qui a trait à l’histoire nationale. A plus forte raison dans un régime républicain sur un acte fondateur de la République. Le célébrer, à titre personnel je dirais oui bien sûr. Le célébrer dans ce qu’il a de plus beau, pas dans ce qu’il a de morbide ou de mortifère. C’est pour ça que nous avons décidé de célébrer le 18 mars plutôt que le 28 mai, l’idée debout plutôt que l’idée à terre, “le cadavre est à terre mais l’idée est debout” dit Victor Hugo. On voulait que l’idée et que
LTR : Au niveau institutionnel, les pouvoirs publics doivent-ils jouer un rôle dans ces commémorations et ces célébrations ?
Hugo Rousselle Nerini :
Ca a été, pendant longtemps, une des revendications des Amis de la Commune, et finalement ça n’a été qu’en 2016 que l’Assemblée nationale a réhabilité les communards, même s’ils avaient été amnistiés depuis longtemps. L’amnistie c’est une grâce ! Certains ont un peu grogné quand on a fait notre manifestation du 18 mars parce qu’il y avait la Maire de Paris, parce qu’une dimension officielle s’est greffée à notre projet. C’est dommage de la rejeter totalement, à mon sens ce qui est préférable c’est qu’il y ait une spontanéité populaire dans la commémoration, et pas momifier l’événement, pas le transformer en une espèce de cérémonie soviétique de la fin des années 1980. Il faut qu’il y ait les deux à mon sens. La dimension officielle doit être en partie présente parce qu’il faut que la Nation regarde son histoire en face, mais si elle n’était que cela ce serait dommage, il faut également une dimension populaire. Pour l’anniversaire du 18 mars, nous on a pu rencontrer des gens, après la cérémonie officielle limitée en terme de places, le moment le plus important a été quand des gens sont venus nous voir après, il y avait des Parisiens, mais aussi des groupes de Nantes, de Lyon, de Narbonne, pour donner une nouvelle vie à la Commune de Paris. Donc dire “la Commune n’est pas morte” c’est aussi lui redonner un sens de ce point de vue-là.
LTR : Pour commémorer la Commune, quel sup- port faut-il privilégier ? Quels thèmes aborder ? Quel public viser ?
Hugo Rousselle Nerini :
Tout support, tout thème et tout public ! Nous on a utilisé le biais à la fois biographique et graphique. D’autres l’ont fait aussi, et avant nous, Tardi avec la bande dessinée ou Raphaël Meyssan de manière plus récente avec sa bande dessinée et surtout son documentaire qui a eu une sacrée répercussion. Tous les moyens sont bons. Pour le public, tout le monde ! Nous ce qu’on a apprécié c’est que, par le biais graphique et biographique qu’on a choisi, on avait une exposition qui pouvait être familiale. On a vu des enfants, moi j’ai même eu une conversation avec un enfant qui était en primaire, un gamin de CM2, avec qui j’échangeais, qui connaissait déjà un peu les événements de 1870- 1871, et ça c’est beau ! Si on ne s’adresse qu’aux militants ou aux spécialistes de la Commune, c’est un champ qui va forcément être limité. Le but c’est de s’adresser à des gens qui ne savaient même pas que la Commune existait. On parlait tout à l’heure de ce qu’a fait Raphaël Meyssan, nous il y a des gens qui sont venus nous voir et qui étaient contents de retrouver dans les cinquante personnages Victorine Brocher, qui est un des personnages principaux de son documentaire, et qui était très peu connue. Mais ceux qui savent sont des gens qui connaissent déjà le sujet, alors que par le biais du documentaire plein de gens ont découvert cette femme, et ils étaient contents de la retrouver, dans notre exposition, dessinée sous les traits d’une cantinière. Au contraire on voulait toucher ceux qui n’avaient pas de connaissance, ou une vague connaissance du sujet, pour qu’ils s’y intéressent de manière plus précise. Les jeunes font certes partie de notre cible, avec notre campagne Facebook, mais ce qu’on voulait surtout c’est que des gens qui se baladent, que le passant moyen soit attiré par le graphisme et soit intrigué. Le fait que nos figures soient à taille hu- maine, ce qui crée une sorte de dialogue, donne en- vie d’aller voir de plus près. Jeunes et moins jeunes ! On constate avec joie qu’effectivement ce graphisme attire les jeunes. Je me suis toujours beaucoup intéressé à l’histoire, et c’est toujours le cas aujourd’hui, aussi beaucoup par le biais biographique. “Un tel personnage me touche”, on passe par le sensible, ça ne veut pas dire qu’il faille rester, ça ne veut pas dire qu’on doit en faire une image d’Epinal ou s’enfermer dans une vision conservatrice centrée sur les grands hommes de l’Histoire. Mais ça fait partie de l’attrait, c’est parce qu’on va s’intéresser à la vie d’Edouard Vaillant, de Léon Frankel, d’Eugène Varlin ou de Louise Michel qu’après on va prendre du recul sur l’événement, essayer de comprendre pourquoi on se retrouve avec une telle diversité de profils, pourquoi un événement comme celui-ci est possible. Donc pour les jeunes et les moins, jeunes, il y a cet aspect-là, “s’identifier à”, “untel était avocat, une telle était infirmière, untel était ouvrier ». S’identifier aux personnages je pense que c’est important pour s’intéresser à l’histoire et pour la vulgariser, au sens neutre du terme, vulgus, au sens du peuple.
La commémoration ne doit pas momifier un évènement
LTR : La Commune est un événement collectif, et on a beau tous connaître Jules Vallès, Louise Michel et d’autres, ils ont tendance, ces grands personnages, à être fondus dans le collectif de la Commune. On voulait donc t’interroger sur la mise en avant de ces personnages. C’est très rare lorsqu’on évoque la Commune.
Hugo Rousselle Nerini :
Oui c’est ça, c’est une révolution aux mille visages. Le choix des personnages a été terrible, parce qu’il y en a tellement ! Ça a été très dur d’en choisir seulement cinquante. Ça nous paraissait un chiffre raisonnable, en termes de faisabilité graphique et biographique pour les personnages. On a des figures connues, comme Louise Michel, Jules Vallès. On va dire qu’il y a plusieurs degrés, Jules Vallès, Louise Michel c’est des noms qu’on connaît. Mais pourquoi on les connaît ? Parce que ce sont des noms de rue ou des noms de lycée. Je vais vous donner un exemple, qui est la meilleure chose que je retiens du 18 mars, c‘était un des gars qui nous avait aidé la veille, qui faisait partie des manutentionnaires de la ville de Paris, qui vient me voir et qui me dit “c’est super ce que vous avez fait, moi j’étais au lycée Jules Vallès jusqu’aujourd’hui je ne savais pas qui c’était. C’était le nom de mon lycée mais je ne savais pas qui était ce personnage, et donc maintenant je vois, je l’identifie, je mets même un visage sur ce personnage, j’arrive à le situer”. Ça c’était déjà une victoire pour nous. Donc dans ces personnes célèbres il y a Louise Michel, Jules Vallès ou encore Gustave Courbet. Ensuite il y a les gens connus de ceux qui s’intéressent à l’événement, donc les Jean-Baptiste Clément, Dombrowski, Varlin. Et ensuite il y en a d’autres que même ceux qui s’y connaissent en histoire de la Commune ne connaissaient pas forcément. Quand ils ont vu le nom de Louis Debock, qui a été le chef de l’imprimerie nationale, dont le visage a été totalement inventé par Dugudus parce qu’on n’avait pas de photos de lui, on a créé son visage en échangeant, en discutant. Les personnages sont des biais pour parler de choses plus pro- fondes. Le Debock en question il nous permet de parler des affiches de la Commune, Jules Vallès permet de parler du Cri du peuple et des journaux pendant la Commune, Dombrowski de la place des Polonais et de l’armée dans la Commune et d’autres personnages se suffisent à eux-mêmes comme Louise Michel. Si on est uniquement dans le factuel, les gens perdent le fil au bout d’un moment. A l’inverse, l’historien qui produit une analyse sur un sujet, qui prend du recul sur les choses, maîtrise déjà son sujet. Mais pour celui ou celle qui ne connaît pas l’histoire, les faits, strictement les faits, ça peut vite rebuter, c’est pour ça qu’on est passé par la biographie, des petits textes assez courts pour que les gens aient une idée générale des personnages et qu’ils retiennent une idée. On essaye de semer des graines, c’est déjà pas mal.
LTR : Que penses-tu de l’écho médiatique et intellectuel, on pense notamment aux débats qui opposent commémorations de la Commune et celles autour de Napoléon, qu’ont pour l’instant eu les commémorations autour de la Commune, et plus spécifiquement celles que tu as dirigé ?
Hugo Rousselle Nerini :
Je sais qu’il y une espèce de conflit stérile sur Bonaparte et la Commune. J’ai envie de citer Bonaparte, paradoxalement, “de Clovis au Comité de salut public je me tiens solidaire de tout”. A partir de là, même si on a une préférence pour Bonaparte, on ne doit pas exclure la Commune, et inversement, sur ce qui est de la commémoration. Pour la célébration c’est quelque chose qui relève plus de l’intime, du politique. Mais sur la commémoration, celui qui voudrait exclure de la mémoire française Bonaparte ou la Commune commettrait une erreur. On parle de deux événements qui, outre la dimension nationale qu’ils ont pris, ont une connotation internationale qui est non négligeable. Bonaparte, c’est le personnage sur lequel on a écrit le plus de livres sur cette Terre. Et la Commune, quand on voit qu’il y a des affiches en mémoire de la Commune en Chine, que le Rojava se réclame de la Commune de Paris, que dans le fin fond de l’Amérique du Sud on se réclame de la Commune de Paris, que Lénine dans son mausolée est entouré dans un drapeau de la Commune de Paris, qu’on raconte qu’il a dansé dans la neige au 73ème jour de pouvoir bolchévique, c’est de fait un événement qui a pris une ampleur internationale au-delà du strict événement historique. La commémoration ne doit pas momifier un événement, mais doit permettre de revenir dessus pour en débattre du point de vue historique et ensuite pourquoi pas du point de vue politique. L’historien doit garder une distance d’historien, expliquer et après le politique peut avoir un rapport sensible à l’événement, on peut dire que les communards sont les fondateurs de la République sociale, ou on peut dire que ce sont des gens qui ont tué des prêtres et on peut dire que Napoléon est le continuateur de la Révolution française et le père du code civil, ou on peut dire qu’il a rétabli l’esclavage. On peut en débattre, on doit en débattre.
LTR : Au-delà des commémorations, quel est l’héritage de la Commune pour les gauches nationales et internationales ?
Hugo Rousselle Nerini :
Sur un plan national on sait que la fin de la Commune est un moment terrible parce qu’elle est tuée dans l’œuf, mais avant ça c’est un moment de foisonnement des idées politiques. On retrouve la grande diversité des courants du socialisme français de l’époque, que ce soit le socialisme “utopique”, le saint-simonisme et le fouriérisme notamment, les idées de Proudhon et le mutuellisme, les idées de Blanqui, les idées de l’Internationale. Foisonnement également dans les pratiques, même si les choses n’ont pas le temps de se mettre en place. Au travers du programme de la Commune, les communards ont montré ce qu’ils voulaient faire. République démocratique, sociale, laïque, universelle. Il y a des propositions qui sont faites : la démocratie directe, la révocabilité des élus, c’est quand même un thème qui est toujours présent, porté notamment par les gilets jaunes ; la responsabilité des élus ; la République sociale ; l’autonomie des travailleurs, la possession par les travailleurs de leur outil de travail. Ensuite la laïcité qui est une spécificité française qui a réussi à s’imposer à mesure que la République s’est imposée dans les décennies qui ont suivi et qui est une thématique toujours posée aujourd’hui avec une bataille de mémoire et de définition. La question de l’universalisme républicain, liée à la laïcité mais à d’autres thèmes aussi, qui se pose, cette idée que le patriotisme et l’internationalisme sont articulés dans la matrice communarde. La question de la justice, thème beaucoup trop oublié mais le programme de la justice des communards a rendu la justice en partie gratuite, qui a fonctionnarisé les officiers de justice dont le système reposait jusqu’alors sur la vénalité des charges, vieille réminiscence de l’Ancien Régime. Et puis il y a la question de l’éducation. Alors oui quelques années plus tard il va y avoir l’école laïque, gratuite et obligatoire, mais qui n’est pas exactement l’école proposée par la Commune. Les communards voulaient l’enseignement intégral, l’éducation intégrale. C’est l’idée qu’on devait apprendre tout, qu’il ne devait pas y avoir de distinction et de hiérarchie faite entre l’enseignement intellectuel et l’enseignement qu’on qualifierait de professionnel aujourd’hui. Or quand on regarde le système français on voit que cette éducation intégrale n’est pas au rendez-vous, il suffit de voir comment on considère les voies professionnelles en France aujourd’hui. Il y a des pistes de réflexion qui sont toujours valides, même si elles doivent être réactualisées.
LTR : L’intérêt mémoriel de la commémoration c’est aussi de pouvoir “récupérer” ce qui est en contemporain comme enjeu. Louise Michel, par exemple, est très célèbre aujourd’hui en partie grâce à l’essor du féminisme. Tout est réutilisable politiquement. Il y a beaucoup d’éléments intéressants dans la Commune, et les forces politiques peuvent toujours aller puiser dedans aujourd’hui.
Hugo Rousselle Nerini :
Exactement. Il y a également des textes qui sont dans leur style d’une grande modernité. Quand on lit des textes de Jules Vallès ou d’André Leo, on a l’impression de lire quelque chose qui aurait pu être écrit aujourd’hui, et par des personnes qui savent écrire. Après c’était il y a 150 ans, il ne faut pas tomber dans l’image d’Epinal, c’est important d’avoir des mythes mobilisateurs dans l’histoire, ça c’est du point de vue politique, mais il faut faire attention à avoir du recul, ne pas mythifier l’événement et ne pas faire des calques sur les situations.
LTR : Comment la Commune peut, pour nous militants de gauche, nous aider pour les luttes actuelles et futures ?
Hugo Rousselle Nerini :
Quand on voit les militants de l’époque on aurait tendance à penser que les militants d’aujourd’hui sont assez tièdes. Mais il ne faut pas se paralyser en regardant ça. On peut regarder l’importance de la solidarité internationale à ce moment-là, j’ai l’impression, c’est peut-être une piste de réflexion, que lorsqu’on regarde cette solidarité internationale pendant la Commune – on retrouve notamment des Polonais, des Garibaldiens, ou des Hongrois – j’ai l’impression qu’elle a un peu disparu aujourd’hui. Paradoxalement, alors qu’on est dans une situation où il n’a jamais été aussi facile d’échanger avec des gens à l’autre bout de la planète, il y a une plus grande atomisation du militantisme aujourd’hui.
LTR : Initialement c’est un mouvement patriote, il y a l’idée de défendre la France contre un gouvernement qui veut faire la paix contre les Prussiens, mais il y a tout de même un internationalisme des luttes.
Hugo Rousselle Nerini :
Oui bien sûr, il n’y a pas d’opposition entre le patriotisme et l’internationalisme. Alors qu’aujourd’hui tout est fait de telle manière qu’on oppose les deux. Là on est dans le patriotisme originel, le patriotisme de la levée en masse de 1793, un patriotisme universaliste. Il a pu avoir des travers par la suite, il n’a pas généré que du bon, mais il reste présent. C’est le même patriotisme que celui de la Révolution française, surtout qu’à partir de 1792-1793 il y a des étrangers qui sont inclus, comme l’italien Buenarroti par exemple, qui est reconnu citoyen français. La tradition républicaine et patriote intègre les étrangers à la République, puisque ceux-ci sont parfois plus ré- publicains que ne le sont les aristocrates cosmopolites apatrides. Il y a eu à la fin du XIXème siècle un divorce entre le drapeau rouge et le drapeau tricolore, puis une tentative de réconciliation dans les années 1930, le fameux discours du communiste Jacques Duclos qui prend les deux drapeaux dans ses mains. L’internationalisme est à distinguer du mondialisme ou du cosmopolitisme de l’aristocratie apatride. Il y a une distinction à faire dans les différentes notions. Et à l’inverse la patriotisme communard n’est pas le patriotisme excluant, encore moins racialiste. Ça reste un patriotisme ouvert qui est fondé sur une définition de la citoyenneté qui est politique. Il y a quand même une matrice, une définition donnée du patriotisme qui peut être très intéressante pour nous.
Les Communards ont montré ce qu’ils voulaient faire : République démocratique, sociale, laïque, universelle

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Le revenu universel peut-il nous sortir de l’impasse ?

La Cité

Le revenu universel peut-il nous sortir de l’impasse ?

Entretien avec David Cayla
David Cayla est économiste, chercheur et maître de conférences à l’université d’Angers. Membre des économistes atterrés, il a publié des ouvrages sur la question européenne, notamment La Fin de l’Union européenne, avec Coralie Delaume. Son dernier livre, Populisme et Néolibéralisme explore les mécanismes économiques à l’oeuvre derrière la résurgence actuelle des mouvements de contestations. Dans cet entretien, nous avons échangé sur le revenu universel, outil qui revient à la mode à la faveur de la pandémie et des alternatives qui peuvent lui être proposés.
LTR : Avec la pandémie et les difficultés économiques qui en ont découlé, le revenu universel a le vent en poupe. Expérimentations dans certaines régions ou pays, élus demandant de le mettre en place, … Le sujet est omniprésent depuis un an. C’est une notion très large qui englobe plusieurs visions. De la version libérale de Milton Friedman au salaire à vie de Bernard Friot, les écarts sont importants, tant sur le plan idéologique que pratique. Pourriez-vous nous exposer brièvement les différentes philosophies qui sous-tendent ce concept ?
David Cayla :
Derrière le revenu universel, il y a beaucoup de conceptions différentes, qui vont de la plus libérale à la plus communiste. La proposition de Milton Friedman n’est pas tout à fait un revenu universel, c’est plutôt une allocation minimale, un impôt négatif. Il propose que les personnes ayant un revenu inférieur à un certain seuil puissent toucher une allocation complémentaire. Chez Bernard Friot, à l’inverse, l’objectif est de remplacer le capitalisme. Pour cela, il propose que tout le monde ait un revenu socialisé qui se substitue au revenu de la sphère privée. Entre ces deux principes, il y a de grandes différences. On peut ausssi citer le « Liber » des libéraux à la Gaspard Koening, le revenu de base du Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB), ou encore le revenu universel d’existence de Benoît Hamon. Mais alors, comment peut-on englober dans un même terme toutes ces propositions différentes ? Je leur vois trois points communs : il s’agit d’allouer un revenu déconnecté du travail, universel, dans le sens où il toucherait tout le monde, et suffisant. Le caractère suffisant signifie qu’il faut qu’on puisse vivre et combler ses besoins essentiels avec. Tout réside ensuite dans ce que l’on entend par « besoins essentiels ». On peut commencer au niveau du RSA ou bien se placer à un niveau supérieur. Universel, cela veut dire que tout le monde doit pouvoir bénéficier de ce minimum-là. Parfois, cela signifie le donner à tout le monde, en taxant en contrepartie, ce qui ne fera pas augmenter le revenu de la majorité des gens, mais l’idée de départ est que les plus pauvres ne soient pas oubliés. Le troisième élément, c’est qu’il est sans contrepartie, c’est-à-dire qu’il est totalement déconnecté de l’activité économique. Il ne se fait pas en échange d’un travail ou d’une démarche. C’est cela qui le distingue du RSA ; car dans le cadre du RSA, on demande au bénéficiaire de signer un contrat d’insertion.
LTR : Pour défendre le revenu universel, ses partisans expliquent qu’il permet de repenser la place du travail, et plus particulièrement des tâches mécaniques, dans la société afin de s’en libérer. Que pensez-vous de cet argument ?
David Cayla :
Les promoteurs de gauche du revenu universel considèrent que son intérêt est justement de libérer les individus du besoin de travailler. Ils le justifient par la disparition du travail, liée à la mécanisation. C’est quelque chose que l’on trouve beaucoup chez Benoît Hamon et Baptiste Mylondo, par exemple. Ils justifient aussi cela par l’idée qu’aujourd’hui, toute une partie de l’activité productive des gens ne s’organise pas dans un rapport marchand mais plutôt dans les liens sociaux, comme des grands-parents qui gardent leurs petits-enfants, et qui ne sont pas rémunérés. Derrière cela, il y a plusieurs choses. Il y a d’abord l’idée de la société post travail : le travail aurait été nécessaire dans la société, mais depuis l’automatisation en a supprimé en grande partie le besoin. Deuxièmement, il y a l’idée qu’il faut valoriser le non marchand. Troisièmement, il est sous-entendu que le plein emploi est une utopie aujourd’hui illusoire et qu’il faut donc trouver une solution pour que les gens puissent vivre décemment sans être obligés de trouver un emploi. Il y a enfin l’idée de renforcer le pouvoir de négociation des salariés sur le marché du travail. Cela aurait pour but d’améliorer leurs conditions de travail, parce qu’aujourd’hui le travail est absolument nécessaire pour vivre et les travailleurs n’ont pas le choix que d’accepter des travaux pénibles et difficiles. Ce sont les principaux arguments des partisans de gauche du revenu universel. Le problème, c’est qu’ils sont incohérents entre eux. Ils affirment deux choses contradictoires. Premièrement, ils disent qu’il faut favoriser le non marchand mais proposent pour cela de rémunérer les individus avec de l’argent, qui par définition, ne peut être dépensé que dans la sphère marchande. C’est la contradiction philosophique la plus importante. Si l’on veut mettre en avant le non marchand, il ne faut pas donner de l’argent aux citoyens, mais leur fournir des services publics gratuits. Et là on pose une deuxième question : quel est le rôle de l’État ? Est-il de garantir aux gens des allocations monétaires en espèces ou doit-il fournir des services publics gratuits ? Je suis attaché à la gratuité, j’en tire la conclusion logique que tous les revenus ne passent pas par des revenus monétaires, qu’une partie de la richesse dont nous disposons est non marchande et produite par l’État. Transformer l’État d’un producteur de services non marchands à un État qui alloue de la monnaie en espèces aux ménages pour leur permettre de consommer de manière marchande, c’est à mon avis une dérive grave qui ne peut pas se comprendre dans une perspective de gauche.
Derrière le revenu universel, il y a beaucoup de conceptions différentes qui vont de la plus libérale à la plus communiste.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les libéraux sont favorables au revenu universel. On le retrouve très bien chez Friedman. La pensée au cœur de sa thèse c’est de substituer des programmes gouvernementaux de services publics par des allocations de même coût et laisser le marché pourvoir à la satisfaction des besoins des ménages. Cette logique-là est cohérente. Mais la logique qui consiste à faire de l’État un producteur d’allocations pour que la population puisse consommer tout en étant contre le tout marché me semble particulièrement contradictoire. C’est le premier point. Le deuxième point, c’est que je ne crois pas à la disparition du travail. Si on veut aller plus loin dans la réflexion, l’argument de la mécanisation et de l’automatisation n’est pas bon. Certes une automatisation a lieu, on ne peut pas le nier, mais c’est un processus ancien, qui date de la révolution industrielle. Au fur et à mesure qu’on mécanise, on s’aperçoit que les emplois se déversent vers les secteurs qui sont non mécanisables et non automatisables. Ils se déversent en particulier vers un secteur très important, celui du care, plus largement de tout ce qu’on appelle les emplois relationnels. Ce sont les emplois qui sont liés à la relation entre le pourvoyeur de service et l’usager. On peut citer par exemple l’éducation, la santé, la sécurité, l’accompagnement. Ce type d’emploi n’a cessé d’augmenter et aujourd’hui on en manque. Aussi, un vrai problème se pose : on a à la fois des chômeurs qui cherchent un emploi et des besoins en emplois qui ne sont pas mécanisables et qu’on ne crée pas en dépit de leur importance. Comment en est-on arrivé là ? Pour une raison simple : la très grande majorité des emplois relationnels sont des emplois publics. Or, on refuse que l’État, au nom de l’austérité budgétaire, crée les emplois relationnels qui sont nécessaires socialement. Si on veut résoudre le chômage, il suffit de diminuer la taille des classes, d’améliorer les conditions de travail dans les EHPADs et les hôpitaux, d’améliorer les conditions de travail et de formation de la police, etc. C’est-à-dire créer des emplois publics. Cela couterait beaucoup moins cher que d’allouer un revenu universel de 800€ à tout le monde chaque mois. C’est là qu’à mon sens il y a un problème. Si on considère que le rôle de l’État est d’abord de fournir des services publics gratuits à sa population et qu’on lui substitue un rôle d’allocation monétaire sans créer les emplois publics, alors cela créera une concurrence implicite que les partisans du revenu universel de gauche ne mettent jamais en avant. La base fiscale, ce qu’on peut taxer, est de toute façon limitée. Si l’on arrive à collecter 100 milliards d’euros de plus, par exemple, la question va vite se poser pour savoir s’il faut les utiliser pour créer des emplois publics ou pour verser une allocation de type revenu universel. Benoît Hamon dirait qu’il faut faire les deux. Pour moi, ce n’est pas une réponse satisfaisante. Il faut avoir une idée des mesures prioritaires qui vont être financées avec cet argent.
LTR : Certains détracteurs du revenu universel affirment qu’au lieu de permettre aux salariés de mieux négocier avec leurs employeurs, avoir une rentrée d’argent régulière et inconditionnelle inciterait ces derniers à revoir les rémunérations à la baisse. Qu’en pensez-vous ?
David Cayla :
Ce qui me gêne le plus dans cette argumentation sur le pouvoir de négociation des salariés c’est qu’on prend pour fait acquis l’idée des économistes selon laquelle l’emploi est organisé essentiellement par un marché du travail, avec une offre, une demande et un pouvoir de négociation. Or, cette vision fait l’impasse sur tout un ensemble d’autres dimensions dans le travail qui sont plus sociologiques ou anthropologiques, en particulier le fait que le travail n’est pas du tout une marchandise comme une autre. Je comprends qu’on puisse parler de pouvoir de négociation quand il s’agit de voitures, mais je pense que, dans le cadre de la relation de travail, cela laisse beaucoup de choses de côté. On oublie en particulier que le travail a une dimension identitaire. C’est-à-dire que l’emploi que l’individu accomplit participe de son identité et donc de l’idée qu’il se fait de lui-même. Ce n’est pas du tout équivalent, par exemple, de toucher 1000 euros d’allocations ou de toucher 1000 euros sous forme de salaire. Quand on est de gauche, on ne peut pas raisonner comme des économistes néolibéraux, qui affirment que l’argent n’a pas d’odeur, que les individus raisonnent comme des homo economicus. Deuxièmement, le travail est aussi un rapport social, d’autorité entre deux personnes. Lorsqu’on parle de pouvoir de négociation, on ne pense qu’au moment où on va négocier le salaire ou les conditions de travail. Ce qu’on oublie, c’est qu’une fois qu’on est salarié, on est de toute façon soumis à un rapport de domination. Je doute que le revenu universel permettre de se détacher plus facilement de son travail, de changer les rapports de force dans l’entreprise. Tout collectif, par définition, produit des règles qui contrarient l’autonomie individuelle. Je crois beaucoup plus à la démocratie d’entreprise pour améliorer cela qu’à une allocation extérieure. Si l’on veut libérer le travailleur, il faut aller voir ce qui se passe dans l’entreprise. Ce qui passe par les lois de protection des salariés, le droit du travail, la démocratisation des entreprises.
On prend pour fait acquis l’idée des économistes selon laquelle l’emploi est organisé essentiellement par un marché du travail.
LTR : Pensez-vous que la mode du revenu universel dure au-delà de la crise actuelle ?
David Cayla :
Le revenu universel est une très vieille idée. Elle est d’autant plus attractive qu’aujourd’hui on analyse la richesse, le niveau de vie et la pyramide sociale uniquement à travers la question du revenu monétaire. Répondre à des problèmes qu’on envisage uniquement à travers le prisme du revenu par des revenus, cela paraît donc l’évidence même. On est tellement imbibé par le marché, par l’idée que l’argent fait la richesse, qu’on finit par décider d’aller vers le revenu universel. C’est d’autant plus important que la question de l’inflation a disparu aujourd’hui de la pensée. L’une des raisons qui pourrait empêcher le revenu universel d’être une idée populaire, ce serait que la situation soit similaire à celle des années 70- 80, dans un régime de forte inflation. Là, toute personne qui proposerait le revenu universel se verrait opposer l’argument de l’augmentation des prix. Mon sentiment, c’est que quand on propose ce genre de solution, c’est qu’on a déjà accepté la naturalité du marché, c’est-à-dire que les individus ne peuvent exister autre- ment qu’en étant des consommateurs, que toute la richesse vient de ce qu’on achète. Or, tout cela est extrêmement contestable. J’aimerais que les responsables politiques et les intellectuels parviennent à penser la richesse indépendamment de la question du revenu, en prenant en compte le fait qu’une grande partie de la richesse est non marchande. Par exemple, on ne met plus en avant la question du temps libre. Une grande partie de la richesse est produite par les gens sur leur temps libre ; le temps est en soi une richesse extrêmement importante. Ainsi, l’une des manières de contrer la question du revenu universel serait d’organiser une vraie diminution du temps de travail. On résoudrait le problème du manque d’emplois et on mettrait en avant le fait que le temps libre est aussi une richesse non-marchande importante. On pourrait tout à fait redistribuer le temps pour réorganiser le travail autrement. Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles le revenu universel est à la mode. La raison principale, c’est l’idéologie néolibérale dominante. L’idée que tout procède du marché. On dit que quand on a un marteau comme seul outil, tous les problèmes finissent par se présenter sous la forme de clous. Aujourd’hui, on est tellement persuadés que le problème de la richesse est lié au problème du revenu monétaire, que pour résoudre le problème des inégalités, on va forcément augmenter les revenus ou en donner à tous. La réalité c’est que l’économie ne se présente pas uniquement de cette façon-là. Si on réfléchit avec un peu de distance, l’économie est la sphère de la production et de la répartition des richesses marchandes et non marchandes. On peut donc augmenter la sphère non marchande, on peut penser la richesse que constitue le temps libre, et organiser l’économie pour le maximiser. On peut penser que toute une partie de la richesse doit être soustraite du marché. Dans ce cas-là, donner des revenus aux gens sera beaucoup moins important, puisqu’une grande partie de la richesse ne sera pas achetable. Quand on pense les choses avec un peu plus de recul, on s’aperçoit que le revenu universel n’est qu’une réponse ponctuelle. Un point de vigilance, cependant : je ne dis pas qu’il ne faut pas d’allocations en espèces, je ne dis pas non plus qu’il faut supprimer le marché. Je dis simplement que le marché ne peut pas être l’alpha et l’oméga de la production et de la distribution de la richesse.
LTR : S’il est impossible voire délétère de se défaire du travail, il n’en demeure pas moins que son organisation actuelle, dans de nombreux secteurs, ne permet pas aux travailleurs de s’épanouir voire les aliène. Les écarts de rémunération grandissants, le déclin des syndicats et le développement des « bull- shit jobs » en sont des manifestations. Comment répondre à cette situation sans revendiquer un monde sans travail ?
David Cayla :
Il faut prendre en considération le fait que l’univers du travail est un univers particulier, dans lequel on agit collectivement. Ce n’est pas que l’individu qui travaille, c’est surtout un groupe de personnes. Le droit du travail encadre tout cela et notamment l’idée de l’abus de bien social. Un chef d’entreprise ne peut pas tout faire. Je pense qu’il faut sortir l’entreprise du féodalisme, de l’idée que les individus s’organisent seulement en rapports de force liés à la position du capital. Cela a déjà été fait. La démocratisation de l’entreprise c’est, par exemple, la reconnaissance du fait syndical, les instances représentatives de concertation. Mais il faudrait aller plus loin. Il devrait y avoir des règles plus strictes sur l’organisation du partage de la richesse. Dans nos entreprises subsiste un problème fondamental : les revenus sont distribués individuellement, alors que la richesse est toujours produite collectivement. Il n’y a pas de corrélation claire, contrairement à ce que disent les économistes, entre la production réalisée par chaque travailleur et ce qu’il récupère en termes de revenu. Il n’y a pas non plus de corrélation entre ce qu’apporte le capitaliste et comment il est rémunéré en termes de dividendes. En fait, quand on regarde ceux qui tirent des revenus des entreprises, on voit que tout cela est totalement arbitraire. Ce qui signifie que les revenus que chacun prélève ne sont que les produits de rapports de force, liés à la capacité qu’à chaque personne à se vendre, à la rareté relative qu’il représente, et à la place institutionnelle qu’il occupe. Ainsi, quand l’entreprise se financiarise, sa priorité devient la rémunération des actionnaires, au détriment à la fois du bien-être des salariés mais aussi de sa valorisation à long terme et de sa propre capacité à créer des richesses. Je pense que l’État a un rôle à jouer pour réorganiser les arrangements institutionnels au sein des entreprises, c’est-à-dire faire en sorte que les rapports de force soient plus équilibrés, que les revenus soient plus égalitaires, que le partage de la valeur ajoutée se fasse sur des critères plus égaux, mais aussi que l’entreprise puisse se recentrer sur sa fonction première qui est de produire de la richesse à long terme et non de racheter ses propres actions en détruisant son propre capital au seul profit de ses actionnaires.
LTR : Le revenu universel est souvent présenté comme la solution pour lutter contre la grande exclusion. Vous en avez soulevé les limites au cours de cet entretien. Mais alors, que faut-il faire pour lutter contre les inégalités et la pauvreté ?
David Cayla :
Le grand argument du revenu universel est de dire qu’il va permettre de lutter contre la pauvreté et cela d’autant plus si l’on fixe son montant au-dessus du seuil de pauvreté. Il y a un aspect important dans cet argument, c’est le taux de non-recours élevé des minima sociaux. Des gens ont droit à des revenus mais n’y ont pas recours en raison de la difficulté à se faire connaître. Si l’on met en place le revenu universel, alors on toucherait tout le monde et il y aurait beaucoup moins de taux de non-recours. Je pense que ce n’est pas tout à fait vrai. Même dans le cadre du revenu universel, il faudra effectuer une démarche administrative, remplir un dossier, indiquer un compte bancaire sur lequel verser l’allocation… Il faudra aussi contrôler les fraudes. Par ailleurs, il y a des questions auxquelles on ne répond jamais : que fait-on des immigrés et des clandestins ? Auront-ils droit au revenu universel et jusqu’à quel point ? Et quel sera le statut des Français expatriés ? Il faudra créer une administration du revenu universel et des conditions d’attribution pour qu’il arrive. Aussi on ne supprimera pas complètement le taux de non-recours.
J’aimerais que les responsables politiques et les intellectuels parviennent à penser la richesse indépendamment de la question du revenu.
La deuxième chose, c’est la question du RSA. Est-ce que le revenu universel est un meilleur outil pour lutter contre la pauvreté ? Je mets de côté la question du montant. Imaginons qu’on les fixe tous les deux à 700 euros, par exemple. La différence entre les deux, c’est que le RSA est conditionné, on ne le touche qu’en contrepartie d’une démarche d’insertion active, avec des entretiens individuels, un suivi par un conseiller, etc… Le revenu universel, à l’inverse, serait donné sans aucune contrepartie. On peut penser que s’il n’y a plus de contrepartie, on allègera la structure administrative, on aura ainsi besoin de moins de fonctionnaires, ce qui est sans doute vrai et ce qui coûtera moins cher qu’un RSA de même montant. Mais il y aura du coup moins de personnel pour accompagner les personnes. Et puisque le revenu sera universel, on n’identifiera plus les personnes dans le besoin contrairement à ce qui se passe aujourd’hui. Plus largement, je ne crois pas qu’il faille limiter la pauvreté a la question du revenu, et c’est ça que fait le revenu universel. Pour moi, le problème de la pauvreté, c’est surtout un problème d’exclusion. C’est-à-dire d’exclusion sociale, d’abord, parfois de problèmes d’auto-valorisation et puis un problème de perspectives. On ne peut pas dire à une personne qu’elle va toucher un revenu universel, de 700€ par mois toute sa vie. Certes, elle ne sera plus en situation de grande pauvreté, mais pourra-t-on dire qu’on a résolu le problème de la grande pauvreté en général et de l’exclusion en particulier ? Je ne crois pas. La norme doit être la contribution sociale que chacun produit par son travail dans un cadre marchand ou non marchand. Si l’objectif de l’individu n’est pas juste d’être un consommateur et de recevoir un revenu minimal pour continuer de consommer, mais aussi d’être un contributeur, d’avoir une place dans la société, de produire pour les autres, alors je crois que le RSA est bien plus qualifié pour sortir des gens de l’exclusion et de la pauvreté. Celles et ceux qui sont au RSA, non seulement bénéficient d’un revenu, mais aussi d’un accompagnement personnalisé. C’est d’autant plus vrai pour les jeunes avec la Garantie jeunes, parce qu’ils ont des besoins d’accompagnement bien plus importants que les plus de 25 ans. Toutes ces démarches d’accompagnement et d’insertion vont disparaître ou devenir marginale avec le revenu universel. Les partisans disent que l’on pourra tout de même organiser ces démarches d’insertion de manière volontaire. C’est oublier que le problème de l’exclusion est justement de ne pas aller vers ce genre de dispositifs, à moins d’y être contraint. Je pense qu’il y a là aussi une mauvaise conception de l’exclusion. Quand on demande aux associations caritatives ce qu’elles pensent du revenu universel, il y en a beaucoup qui sont contre, parce qu’elles comprennent bien que la situation réelle des personnes exclues est qu’elles ne savent pas comment s’organiser et s’intégrer, qu’elles n’iront donc pas spontanément chercher les dispositifs d’aide et d’accompagnement qui peuvent exister. Le RSA, avec la stratégie du donnant-donnant, permet d’identifier ceux qui ont le plus de problèmes et d’adapter à ce public-là des dis- positifs d’insertion qui fonctionnent bien.
LTR : Pour conclure, une question plus actuelle. Récemment, à gauche, un embryon de consensus s’est formé pour réclamer l’établissement d’un RSA pour les moins de 25 ans, que pensez-vous de cette proposition ?
David Cayla :
La situation actuelle est extrêmement précaire, dramatique, pour la jeunesse. Elle l’est à la fois pour les étudiants, mais aussi pour ceux qui sortent de leurs études et qui recherchent un stage ou en emploi, et pour les jeunes qui sont déjà exclus. Face à cela, je ne suis pas opposé à ce qu’on puisse temporairement élargir le RSA, comme première solution. Le problème, c’est lorsqu’on on le présente comme une solution de long terme. Je suis beaucoup plus réservé sur ce sujet parce que le problème de la jeunesse, c’est premièrement un manque d’emploi et de stages. Globalement, la covid a fait disparaître des petits emplois que beaucoup d’étudiants occupaient et des embauches, impliquant que ceux qui sortent de leurs études sont en difficulté pour trouver un travail. Or, répondre au manque d’emploi par un RSA n’est pas satisfaisant. Vous sortez de vos études et au lieu d’avoir un emploi bien rémunéré, on vous donne une allocation minime. Ce n’est pas ce que veulent les jeunes. Ils savent bien qu’ils ne vont pas s’ouvrir une carrière au RSA. La priorité devrait donc être de créer des emplois. Je comprends qu’on ne puisse pas les créer immédiatement et qu’en attendant, le RSA peut être une solution transitoire, mais ce n’est pas une solution qui correspond aux besoins spécifiques de cette jeunesse. De la même façon, il faut aider les étudiants qui cherchent à faire leurs études et qui pour cela doivent avoir des petits boulots à côté. Il faut leur donner des allocations spécifiques en augmentant, prolongeant et généralisant les bourses, en leur permettant de redoubler une deuxième fois sans la perdre. Aujourd’hui, certains ne peuvent pas réussir leur année à cause des conditions d’études dégradées. Cela me semble mieux répondre aux problèmes des étudiants que de simplement leur accorder le RSA. Troisièmement, il faut aider tous les jeunes qui sont exclus et qui bénéficient de la Garantie jeunes. C’est un dispositif qui date de janvier 2017, organisé sous la pression de l’Union Européenne. Il est sous-dimensionné : il n’y a que 100 000 à 150 000 jeunes qui en dis- posent. On ne peut avoir un revenu équivalent au RSA que durant 1 an à 1 an et demi. Il y a très peu de communication sur ce dispositif, ce qui veut dire qu’il y a beaucoup de jeunes qui en auraient besoin mais qui ne peuvent pas l’avoir faute d’information, ou qui l’ont eu pendant un temps court et ne peuvent pas y revenir après un échec d’insertion. Clairement, je suis pour la généralisation de la Garantie jeunes, qui est un RSA renforcé sur le plan de l’accompagnement. Mais pour cela, il va falloir recruter des accompagnants. Si l’on veut tripler le nombre de bénéficiaires et garantir le revenu jusqu’à 25 ans, ou tant que le bénéficiaire n’est pas inséré, il va falloir tripler les personnes des Missions locales, en créer de nouvelles, notamment en zone rurale. C’est un effort d’investissement extrêmement important que doit faire l’État, et ce serait beaucoup plus efficace que la généralisation du RSA aux moins de 25 ans. La démarche d’insertion d’un jeune de 19 ans est bien plus spécifique et nécessite un accompagnement bien plus important que ce qui se fait avec le RSA. Pour résumer, le RSA comme solution d’urgence, de court terme, pourquoi pas. Mais la réponse aux problèmes de la jeunesse aujourd’hui doit être d’abord de créer des emplois pour les jeunes. Il faut en créer beaucoup, à la fois pour ceux qui sont qualifiés et pour ceux qui ne le sont pas. Pour se substituer au secteur privé qui n’en crée plus, il faut que le secteur public prenne la place. Cette réponse doit aussi passer par une amélioration, au moins ponctuelle, mais plus structurelle également, des allocations pour les étudiants. Enfin, je souhaite une généralisation et une extension massive de la Garantie jeunes.
Dans nos entreprises subsiste un problème fondamental : les revenus sont distribués individuellement, alors que la richesse est toujours produire collectivement.

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La laïcité en danger ?

La Cité

La laïcité en danger ?

Entretien avec Jean-Pierre Obin
Ancien inspecteur général de l’Education nationale, Jean-Pierre Obin est l’auteur en 2004 d’un rapport retentissant sur le port de signes religieux à l’école. Il publie en 2020 un livre intitulé Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, où il adresse un portrait inquiétant de l’état de l’école française, trop perméable aux idéologies islamistes. Le Temps des Ruptures l’a rencontré pour échanger avec lui sur la lutte contre l’islamisme et l’avenir de la laïcité en France. 
LTR : En juin 2004, vous remettez au gouvernement un rapport, resté dans la postérité comme le « rapport Obin », sur les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires. Quels constats y faisiez-vous ?
Jean Pierre Obin :
Les atteintes à la laïcité et l’islamisme n’étaient pas aussi importants qu’aujourd’hui, mais quelques signes, quand même, annonçaient ce qui se déroulait depuis une dizaine d’années. En particulier, le livre Les territoires perdus de la République était paru deux ans auparavant. Je raconte moi-même dans mon livre que j’avais perçu un certain nombre de signes, lesquels montraient une forme de radicalisation de certains élèves de confession musulmane, mais pas seulement, qui pouvait être préoccupante, en particulier en termes d’antisémitisme. J’avais l’impression que le débat sur le voile, qui s’est cristallisé à ce moment-là avec la nomination de la Commission Stasi en 2003, était l’arbre qui cachait la forêt. D’où cette demande au ministre de l’époque d’aller enquêter, demande qui a été accordée. Nous avons, avec une dizaine d’inspecteurs généraux, passé plusieurs mois à enquêter dans divers établissements scolaires, avec une variété de contextes territoriaux. Partout où nous sommes allés, nous avons constaté à peu près les mêmes types d’atteintes à la laïcité ou à d’autres valeurs de la République. Nous en avons fait une typologie dans le rapport. Elles concernaient la vie scolaire, les fêtes religieuses, l’alimentation, le vêtement, la violence, l’antisémitisme, le racisme, la violence à l’encontre des filles, etc… Par ailleurs, nous avons noté, dans les classes, des contestations plus fréquentes de l’enseignement, dans différentes disciplines : l’EPS bien sûr ; mais aussi les SVT avec la contestation de la théorie de Darwin, le refus de cours sur la sexualité et la reproduction humaine ; l’histoire-géographie ; des œuvres littéraires ; des philosophes, aussi. Les chefs d’établissements ignoraient ce qui se passait dans la classe, le recteur ignorait ce qui se passait dans l’établissement scolaire, il n’y avait aucun soutien des cadres de l’institution. Il fallait prendre conscience de cela, pour renforcer la mixité sociale dans les écoles et former les enseignants, leur apporter de l’aide et du soutien. C’est bien plus tard que j’ai découvert que les textes islamistes ciblaient avant tout l’école.
Il faut prendre conscience de la présence d’atteintes à la laïcité, pour renforcer la mixité dans les écoles et former les enseignants.
LTR : Votre rapport a-t-il eu un écho dans les médias ? Vos préconisations sont-elles remontées jusqu’aux oreilles du ministre de l’Education nationale ?
Jean-Pierre Obin
: Aucun écho bien sûr, puisque le rapport a été enterré par François Fillon, ministre au moment où nous l’avons terminé. Il ne l’a d’ailleurs jamais lu, ça s’est arrêté au niveau de son directeur de cabinet. Le rapport a ensuite fuité dans la presse et a été rendu public à peu près un an plus tard. A partir de ce moment-là, il a eu un certain écho, mais très limité. Surtout, il n’a donné lieu à aucune conclusion générale au niveau du Ministère. Il a simplement été publié sur son site, c’est tout. Le service minimum.
LTR : Malgré le faible écho médiatique, comment a-t-il été reçu dans les milieux politiques et intellectuels ?
Jean-Pierre Obin :
Sur un certain nombre de sites, il y a eu une utilisation de quelques passages du rapport à des fins particulières. Par exemple, des sites juifs, voire sionistes, ont repris tout ce qui concernait l’antisémitisme ; plusieurs sites féministes ont repris ce qui concernait les violences faites aux filles ; une partie de l’extrême droite l’a également repris pour attaquer l’islam et les Musulmans. Mais le Ministre de l’époque s’en est désintéressé. Parce que ça ne servait pas sa stratégie politique personnelle. Il avait une feuille de route qui visait à laisser sa trace dans l’Education nationale à travers une loi, la loi Fillon. Tout ce qui était en dehors de cette perspective n’était pas intéressant pour lui et contrariait son ambition. Il avait déjà une perspective présidentielle, et à l’époque, dans cette perspective, soulever un problème difficilement soluble à court terme et qui était une source d’embêtements, ce n’était absolument pas sa stratégie.
LTR : Quinze ans après, vous publiez un livre choc, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école. Il a eu une large résonance dans les médias, amplifiée par le terrible attentat visant Samuel Paty. Quels étaient les éléments les plus probants de votre ouvrage ?
Jean-Pierre Obin :
Je pense que ce qui a fait le succès de cet ouvrage, c’est la composition que j’ai voulue. Il y a trois aspects qui se complètent. D’abord, une partie témoignages, qui présente des situations professionnelles que j’ai recueillies avec des méthodes rigoureuses auprès de personnels de l’Education nationale. Deuxième aspect, nouveau par rapport à 2004, nous disposons de multiples enquêtes, de travaux scientifiques qui donnent un aspect quantitatif au phénomène de radicalisation. Donc il y a d’abord un constat qui est désormais indéniable et qu’on ne peut pas réfuter, et puis il y a des illustrations très concrètes, très vivantes de cela. Et puis le troisième aspect du livre, c’est qu’il est très personnel, écrit à la première personne, où je m’appuie du début à la fin sur une histoire très personnelle, familiale. Je pense que c’est ce mélange de ces trois choses qui a fait le succès médiatique de mon livre, dont j’ai été le premier surpris. La mort de Samuel Paty a totalement changé la perception publique à propos de ce que j’évoquais dans mon livre.
LTR : Ce livre a, semble-t-il, ouvert les yeux de nombreux Français au sujet de la progression de l’islamisme. Malgré tout, des critiques persistent quant à la méthodologie de votre en- quête, et donc à ses conclusions. Comment expliquez-vous cette permanence du dénichez une partie de la population ?
Jean-Pierre Obin :
Ce n’est pas seulement du déni, il y a une partie de complaisance idéologique. Aujourd’hui, cela prend deux formes. D’abord, ce que l’on peut appeler l’islamo-gauchisme – qui est un mot fourre-tout mais qu’on comprend bien -, c’est-à-dire une vision manichéenne de la société, fondée sur l’idée qu’il y aurait des victimes et des élites opprimant ces victimes. La tâche des groupes serait de prendre coûte que coûte la défense de ces victimes. Et aujourd’hui, les victimes, pour eux, ce sont les musulmans. De l’autre côté, tout un courant, non plus d’essence marxiste, mais plutôt libérale, est favorable au libre développement des identités. Il est donc partisan d’une non-intervention de l’Etat dans tous les domaines : culturels, religieux, éducatifs etc… Cette idéologie s’est récemment radicalisée, avec l’idée que chaque groupe se prétend opprimé par la majorité. Chaque groupe autour du genre, de la « race », de la religion, va défendre son pré-carré. C’est l’ef- fondrement de ce qu’on appelle depuis les Lumières l’universalisme. Les mouvements tournant autour de ces différents courants deviennent, parfois de manière inconsciente, mais plus souvent de manière très consciente, des alliés objectifs des islamistes. Ils ne sont pas dans une complicité idéologique, mais dans une complicité opérationnelle : ils ont des ennemis communs, à savoir l’Etat colonial, raciste, islamophobe. Comme l’explique très bien le dirigeant communiste britannique Chris Harman, qui a dirigé un livre qui théorise l’islamo-gauchisme, Le Prophète et le Prolétariat, il faut nouer des alliances de circonstance avec les islamistes contre l’Etat. C’est une convergence de vue qui est stratégique. Elle a commencé sans doute avec la prise de pouvoir de Khomeiny en Iran en 1979, avec l’attaque de l’ambassade américaine, qui était le fait de groupes marxistes alliés à des groupes islamistes. Ça s’est dénoué en Iran, quelques années plus tard, quand les seconds ont mis les premiers en prison.
LTR : A la fin de votre ouvrage vous proposez deux grands axes politiques pour répondre à la progression de l’islamisme : favoriser la mixité sociale et développer un « islam des Lumières ». Concrètement, comment ces deux grands axes pourraient être mis en œuvre ?
Jean-Pierre Obin :
Ce sont deux grands axes stratégiques sur du long terme. La mixité sociale, ça ne se décrète pas du jour au lendemain. Cela nécessite des politiques assez continues, mais qui n’ont pas été des objectifs stratégiques des gouvernements de droite et de gauche jusqu’aujourd’hui. Nous avons plutôt vu des politiques de redistribution, plus accentuées lorsque la gauche est au pouvoir, moins lorsque c’est la droite, qui ont mis l’accent sur le fameux slogan des ZEP, « donnez plus à ceux qui ont moins », plutôt que de mettre l’accent sur « mélangeons les populations ». Or, ces politiques redistributives sont très couteuses d’une part et ont, d’autre part, des résultats tout à fait relatifs. Ces dizaines de milliards d’euros déversés pour les politiques de la ville n’ont pas empêché la poursuite de la séparation des populations, de l’archipélisation des cités françaises, de la ségrégation de ces populations pauvres. Et d’ailleurs, on donne plus mais on donne mal. En réalité, lorsqu’on regarde dans le détail, ces établissements de quartiers difficiles sont – malgré les aides – moins favorisés que les autres. Il faut plutôt récompenser les établissements et les chefs d’établissement qui font progresser la mixité sociale. Et donc punir ceux qui la font régresser. Aujourd’hui, un principal qui perd ses classes moyennes voit son collège récompensé, parce que sa population s’est paupérisée. C’est insensé.
On doit leur faire comprendre l’intérêt émancipateur de la laïcité, qui est loin d’être liberticide et coercitive.
LTR : Concernant le développement en France d’un « islam des Lumières », pensez-vous que les mesures prises récemment par le gouvernement, comme par exemple la Charte des imams de France ou la fin d’ici 2024 du détachement des imams étrangers, aillent dans ce sens-là ?
Jean-Pierre Obin :
Oui, ça va dans le bon sens. Mais dans mon esprit, c’est l’aspect géostratégique de la lutte contre l’islamisme qui prime. L’islamisme n’est pas français, c’est une création moyen-orientale, surtout de l’Arabie Saoudite et de l’Egypte, qui n’a à l’origine pour seule vocation que de prendre le pouvoir dans ces pays-là. Et puis, avec la mondialisation de la politique et le développement des migrations en Europe, il prend dans les années 80-90 un tour stratégique dans l’esprit de certains islamistes. D’où l’idée de susciter des mouvements de sédition dans ces diasporas musulmanes en Occident pour affaiblir ces pays, pour affaiblir les Lumières. Cela passe notamment par le terrorisme, qui a pour but de monter les non musulmans contre les musulmans, pour faire progresser la haine anti musulmans et favoriser le repli communautaire, voire le séparatisme, chez les occidentaux de confession musulmane, qui seront obligés de se réfugier dans les bras des prédicateurs islamistes. La bataille contre l’islamisme sera gagnée, si elle est gagnée un jour, dans les pays arabo-musulmans eux-mêmes, à la source du problème. Ceux qui sont en première ligne, ce sont les citoyens éclairés de ces pays qu’il faut absolument soutenir stratégiquement sur la longue durée. Comment la France peut y contribuer ? En suscitant sur son sol, au sein même de la population musulmane, un mouvement d’émancipation pétri de modernité qui reprenne les valeurs des Lumières et adapte l’islam à ces valeurs, de la même manière que la grande masse des catholiques et des juifs ont su le faire. On en voit les prémices aujourd’hui, avec des figures qui interviennent à la télévision, des théologiens qui montrent que l’islam est tout à fait compatible avec la République, et que l’islam a connu des grandes périodes de Lumières dans son histoire.
LTR : Le ministre de l’Education nationale Jean- Michel Blanquer vous a confié une mission ministérielle de formation à la laïcité pour tous les personnels de l’Education nationale. En quoi consiste-t-elle plus précisément ?
Jean-Pierre Obin :
Cette mission consiste à travailler sur le domaine de la formation des personnels de l’Education nationale, à la fois sur la formation initiale et sur la formation continue, sur la laïcité et plus largement les valeurs de la République. A la suite du rapport de 2004, du livre de 2020, je dis et je redis que la formation des enseignants est primordiale pour combattre l’islamisme et promouvoir la laïcité et donc l’émancipation chez nos jeunes compatriotes. Les enseignants sont aujourd’hui très mal formés sur ces questions. On doit leur apprendre comment réagir face aux atteintes à la laïcité, en leur qualité d’enseignant. Je suis donc chargé d’analyser la situation et de faire des propositions au ministre, que je dois rendre d’ici la fin d’avril. D’ici là, évidemment, je ne peux rien en dire de plus.
LTR : La stratégie politique mise en place par le gouvernement, à travers votre mission, mais aussi celle confiée à Pierre Besnard et Isabelle de Mecquenem par Amélie de Montchalain et Marlène Schiappa et plus largement via la loi contre le séparatisme, va-t-elle dans le bon sens selon vous ?
Jean-Pierre Obin :
Oui, cela va dans le bon sens. Mais nommer un rapporteur ou des rapporteurs, c’est une chose, suivre leurs préconisations, c’en est une autre. Les propositions que je ferai au ministre n’engagent que moi, et n’ont aucune conséquence en soi. C’est ce qu’il dira à partir de ce rapport qu’il sera intéressant de regarder.
LTR : Concernant la loi sur le séparatisme, les propositions sont-elles au niveau de l’enjeu ?
Jean-Pierre Obin :
C’est l’exercice qui veut ça, il a forcément de la surenchère politicienne, chacun tendant à se positionner comme opposant ou comme membre de la majorité, et ces débats ne font pas forcément dans la nuance et dans la recherche de compromis. Certains amendements n’étaient là que pour prendre une posture, notamment l’amendement sur le voile des accompagnatrices scolaires. On jugera cette loi sur pièces, dans son application. Elle n’apporte pas de grands bouleversements sur la laïcité, quels que soient les petits aménagements qui ont pu susciter des réactions outrées chez les différentes Eglises. Elle s’attache à des difficultés réelles, je pense par exemple à l’instruction à domicile, aux écoles hors contrat etc, ça ne touche qu’un tout petit nombre d’élèves, mais il fallait le faire. Il y a des points où l’Etat ne contrôle plus l’éducation des enfants. Il fallait sans doute agir dans tous ces domaines, mais la loi est vraiment un recueil de dizaines et de dizaines de points très précis, très hétéroclites. Il y a une forme de communication auprès de l’opinion publique qui consiste à dire « voilà on a compris le problème, on fait une loi pour y répondre ». Pour mesurer ses conséquences, si conséquences il y a, il faudra attendre plusieurs années.
LTR : Pour vous, le nœud du problème, c’est l’Education nationale, d’autant plus lorsqu’on analyse les dernières enquêtes sur l’opinion des lycéens vis-à-vis de la laïcité ? Cette rupture chez les jeunes est-elle par ailleurs due à un échec de l’Education nationale ?
Jean-Pierre Obin :
Il y a pour moi un réel échec de l’Education nationale derrière ce sondage de l’IFOP pour la Licra. Il y a toujours eu une certaine coupure entre les moins de 24 ans et le reste de la population, ce n’est vraiment pas nouveau. C’est presque un invariant anthropologique de la vie sociale en France. Cependant, il y a des choses réellement préoccupantes. Moi-même j’ai vu s’exprimer devant moi, par des jeunes politisés, l’incompréhension de la laïcité à la française, de ses règles, notamment scolaires. Ils souhaitaient une « laïcité à l’américaine », ce qui soit dit en passant n’a aucun sens. Ils apprécient le modèle américain qui laisse plus de place à l’expression religieuse, pas seulement à l’école, mais dans la société. C’est très difficile de leur opposer que la laïcité est une exception française liée à l’histoire de France. Sans les guerres de religion, sans la contre-réforme, il n’y aurait pas eu une Révolution française, qui s’oppose non seulement à la monarchie, mais aussi au clergé. La constitution civile du clergé de 1790 ce n’est pas rien quand même, on remercie l’ensemble des évêques et des prêtres et on les oblige à prêter serment devant la République. C’est une histoire que les pays protestants anglo-saxons n’ont jamais connu pour la bonne raison que la séparation des Eglises et de l’Etat, c’est la Réforme qui l’a opérée. Elle n’avait plus à être faite dans un cadre conflictuel. On ne peut pas balayer notre Histoire d’un revers de la main, en faisant fi de ce qui nous constitue en tant que Français. On doit reprendre la bataille avec davantage de lucidité, de clairvoyance sur ce qui se passe. Ce ne doit pas être un catéchisme républicain, on doit leur faire comprendre l’intérêt émancipateur de la laïcité, qui est loin d’être liberticide et coercitive.
LTR : La France est un îlot isolé sur la question de la séparation du politique et du religieux. Pensez-vous qu’elle puisse conserver sur le long terme cette spécificité dans un monde globalisé dont les standards culturels s’américanisent de plus en plus ?
Jean-Pierre Obin :
Il est certain que nous sommes sous une grande influence de la culture de masse américaine. C’est sans doute irréversible, il y a une hégémonie au niveau du cinéma, de la musique etc. Mais vous savez, j’étais il y a quelques jours en visio-conférence avec une enseignante québécoise qui m’expliquait que le Québec suivait petit à petit les pas de la laïcité française. Elle me parlait de la loi qui vient de passer, des débats à la Cour Suprême canadienne, et de son grand succès politique. Les Belges, Italiens et Allemands sont également très intéressés. Ces dernières années, des positions laïques ont été prises dans des landers allemands, notamment pour interdire les signes religieux à l’école. Il n’est donc pas exclu que d’autres s’inspirent de l’ex­périence française pour leur propre pays. Références (1) Sous la direction de Bensoussan Georges, Les Territoires perdus de la Républiques, Mille et une nuits, 2002, 238p. (2) Obin Jean-Pierre, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, Hermann, 2020, 166p. (3) A l’époque Luc Ferry. (4) Mission ministérielle relative à la formation des agents publics à la laïcité, qui complète la Mission ministérielle de Jean-Pierre Obin qui consiste à former les personnes de l’Education nationale à la laïcité. (5) Sondage IFOP pour la Licra, 2021, Enquête auprès des lycéens sur la laïcité et la place des religions à l’école et dans la société. (6) Décret adopté en juillet 1790 par l’Assemblée nationale constituante qui réorganise le clergé français, qui devient dépendant de l’Etat et non plus de l’Eglise catholique romaine. (7) La loi 21, ou « loi sur la laïcité de l’Etat » , adoptée en 2019, s »aligne dans une certaine mesure sur la législation française en termes de neutralité des agents de la fonction publique.

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Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie
Par Mathilde Nutarelli Guillaume Roubaud-Quashie est directeur de la revue du Parti communiste Cause Commune et docteur en Histoire, spécialisé sur les questions de mouvements de jeunesse et d’Histoire du communisme. Cet entretien est l’occasion pour lui de revenir sur le Congrès de Tours et les changements qu’il a induit dans le paysage de la gauche française, de 1920 à nos jours. 
D’abord, qu’est-ce que le Congrès de Tours ?

C’est le dix-huitième congrès de la SFIO, la section française de l’Internationale ouvrière, qui prend ce nom en 1905. Les socialistes s’y retrouvent pour régler deux questions. La première, c’est la guerre. Il s’agit d’en tirer des leçons et de régler les questions par rapport à l’attitude des socialistes pendant celle-ci. La deuxième, c’est le positionnement qu’il s’agit de construire après la guerre, notamment par rapport à la Révolution bolchévique et aux pistes qu’elle ouvre.

Comment expliquer cette scission au sein du mouve- ment ouvrier ?

Il y a deux explications : la guerre et la révolution d’Octobre. La guerre d’abord : le parti socialiste d’avant-guerre s’est mobilisé très fortement dans la parole et l’expression écrite pour empêcher la guerre. C’est une démarche qui déborde les frontières de la France. Les congrès de l’Internationale socialiste sont de plus en plus centrés sur l’enjeu de la guerre, soutenant, par-delà les débats, que si celle-ci advenait, les socialistes devraient se mobiliser pour l’empêcher. Or, en 1914, après l’assassinat de Jaurès par Raoul Villain, les socialistes entrent dans l’Union sacrée. Il n’y a pas d’hostilité à la guerre, il y a une participation à sa conduite. Ils entrent au gouvernement, y compris des grandes figures plus radicales comme Jules Guesde, qui devient ministre d’État. A mesure que la guerre se prolonge, l’opposition socialiste à cette ligne politique ne va cesser de grandir. Il y a des socialistes dans les tranchées qui trouvent intolérable que des socialistes soient responsables de leur sort. Le Congrès de Tours n’est pas un Congrès comme on les connaît aujourd’hui. C’est un Congrès de tendances : les chefs de tendance parlent très longtemps. Léon Blum fait un long discours et quand il est amené à se prononcer sur la question de la guerre, c’est à ce moment précis qu’il y a le plus d’animation. En gros, ceux qui condamnent l’Union sacrée sont ceux qui veulent rejoindre l’Internationale communiste. Et ceux qui y étaient favorables ne vont pas la rejoindre. Nuançons tout de même : une partie non favorable à l’Union sacrée se retrouve du côté de Blum. En effet, il y a deux questions : celle de la guerre mais aussi celle du rapport à l’Internationale communiste, cette perspective nouvelle. Pour ses partisans français, la Révolution bolchévique est vue comme une Commune qui a réussi ; on n’est plus dans l’ordre du projet rêvé, mais d’une démarche réelle, mainte- nue plus de 72 jours. Ce succès est d’autant plus important dans une période de relative défaite des socialistes français. Ceux-ci se montrent pourtant très fiers en général, se vivant comme les héritiers du riche siècle révolutionnaire français mais là, une certaine modestie les gagne face à cette expérience réussie de la Révolution bolchevique.

Comment le Congrès de Tours a changé l’histoire de la gauche ?

C’est une question difficile, parce que Tours est certes une rupture réelle forte, mais c’est devenu une rupture symbolique encore plus forte. Dans les faits, c’est un moment dans une reconfiguration générale du mouvement ouvrier, mais ça n’est pas le moment qui détermine tout. En effet, il y avait déjà eu des recompositions avant. À la fin de la Première Guerre mondiale, les majoritaires de guerre, c’est-à-dire les partisans de l’Union sacrée, sont déjà battus au sein de la SFIO. C’est ainsi que quelqu’un comme Paul Faure se retrouve Secrétaire général de la SFIO, alors qu’il n’était pas un partisan acharné de l’Union sacrée ; et que Marcel Cachin devient le directeur de l’Humanité. Des figures majeures du socialisme français, comme Albert Thomas, qui était ministre pendant la Première Guerre mondiale, sont déjà marginalisées dans la SFIO. Il y a donc des reclassements dès la fin de la Première Guerre mondiale.

Cela continue après le Congrès de Tours. La plupart de ceux qui y votent l’adhésion à l’Internationale communiste vont finalement se retrouver en-dehors du parti communiste assez vite dans les années qui suivent. Le Congrès de Tours c’est une alliance, un compromis, entre des gens qui ont des points de vue un peu différents. Il peut y avoir aussi une part de malentendus chez certains. L’Internationale communiste, en tout cas Lénine, pense que la révolution communiste appelle, au XXème siècle, des modifications fondamentales par rapport à certaines orientations qui avaient pu être développées par les partis sociaux-démocrates d’avant-guerre. Ils insistent beaucoup sur la nécessité de la novation, de la nouveauté, d’adapter les partis aux situations nouvelles. Pour autant, ceux qui adhèrent à l’Internationale communiste ne sont pas toujours dans la rupture novatrice. Ils sont parfois, au contraire, dans la fidélité à un idéal qui apparaît avoir été trahi par les hommes de l’Union sacrée, ce n’est donc pas extrêmement simple. Et puis il y a cette idée nouvelle que porte Lénine d’un parti mondial. Ce qui constitue une rupture avec l’idée d’une structure de concertation comme cela avait existé avec la IIème Internationale socialiste. Chaque parti pouvait avoir des stratégies différentes et ils se rencontraient de temps en temps pour en discuter.

Le Congrès de Tours est certes une rupture réelle forte, mais c’est devenu une rupture symbolique encore plus forte.

Là, il y a l’idée qu’une révolution est à faire au niveau mondial et que partant, il faut réfléchir au niveau mondial et agir au niveau mondial. Cette idée-là n’est pas profondément vécue, crue, retenue, par une partie des socialistes qui adhèrent à l’Internationale communiste. Cela va donc créer des difficultés.
Si on se place à l’échelle du siècle, il faut dire que l’addition entre socialistes et communistes ne fait pas la gauche. C’est important de le rappeler, parce qu’avec un imaginaire qui est forgé dans l’après 1945 et dans les années 1970, où socialistes et communistes dominent la gauche, on a l’impression que la gauche est composée uniquement par eux. Ce n’est pas le cas en 1920, ce sont les radicaux qui constituent encore la principale force de gauche, et cela va durer jusqu’en 1936.
Et puis il ne faut pas oublier qu’il y a toujours un émiette- ment à gauche, que la création de la SFIO n’avait pas complètement éliminé et qui demeure après la création de la SFIC. Cette séparation en deux courants en réalité est encore une vision simplifiée parce qu’à l’échelle de l’entre-deux- guerres beaucoup de partis et de mouvements apparaissent. Le mouvement ouvrier lui- même ne se résume pas à ces deux forces-là.
De ce point de vue, Tours n’est pas une grande fracture définitive. Cependant, il est vrai que cette séparation en deux forces politiques va reconfigurer complètement le paysage du pôle qui souhaite une société non capitaliste, parce qu’ils sont amenés à se définir les uns contre les autres. Cela est très net du côté de la SFIO de l’entre-deux-guerres, où l’on voit une volonté de se démarquer.
En ce qui concerne les relations entre ces deux pôles, tout a été fait. D’un côté, il y a eu des hostilités extrêmes. Le moment le plus radical, c’est bien sûr la Seconde Guerre mondiale, puisque le décret Sérol, écrit par un socialiste, est un des textes utilisés pour condamner à mort les communistes pendant la guerre. Il y a d’autres moments, du côté des communistes, à la fin des années 1920, où ils ne se désistent plus pour le candidat de gauche le mieux placé, par exemple. On retrouve aussi ces hostilités pendant la Guerre Froide, quand Guy Mollet dit “les communistes ne sont pas à gauche, ils sont à l’Est”, ce qui les amène à s’allier avec d’autres forces politiques, parfois de droite.
Mais en même temps, il y a aussi des éléments d’alliance. C’est le cas lors du Front Populaire, le Programme Commun dans les années 70, la gauche plurielle dans les années 90. À la Libération, le travail se fait en commun pour porter une nouvelle constitution.
Mais malgré ces moments de rapprochement, il n’y a jamais de retour en arrière. On parle plusieurs fois de “Congrès de Tours à l’envers”. Notamment à la Libération, il y a le projet d’un “POF” (parti ouvrier français). C’est le nom d’un des premiers partis socialistes, créé en 1882 par Jules Guesde. À la Libération, il y a l’idée de fusionner la SFIO et le parti communiste pour donner naissance à un parti ouvrier français uni. Cela ne prend pas, pour plusieurs raisons. L’une d’elles est qu’à la Libération, les communistes sont majoritaires face aux socialistes. Ces derniers ont donc peur d’être mis en minorité par les communistes dans cette structure-là. L’idée récurrente du Congrès de Tours à l’envers revient souvent dans l’histoire des relations PC/PS, mais en réalité jamais cette perspective n’a pu aboutir.

Il y a aussi des éléments d’alliance. C’est le cas lors du Front Populaire, le Programme Commun dans les années 70, la gauche plurielle dans les années 90.

Cela a d’autant moins de chances d’aboutir aujourd’hui. Le PS est peut-être celui qui a le plus changé par rapport à 1920. L’ambition de construire un système non capitaliste est aujourd’hui quelque chose d’assez lointain pour ce parti, et cela depuis plusieurs décennies. Sur une base idéologique, ils se sont beaucoup éloignés de 1920. Cela me paraît donc assez difficile de concevoir un rapprochement organisationnel.

Quels liens demeurent entre le PCF de 1920 et aujourd’hui ? Que reste-t-il ?

On pourrait dire plusieurs choses. Si on voulait pousser un peu, on dirait qu’il reste le nom. Mais ce n’est pas le cas parce qu’en 1920 le Congrès de Tours ne crée pas le parti communiste. C’était pourtant une des conditions fixées par l’Internationale. Lénine est d’accord pour récupérer d’anciens socialistes mais il met des conditions d’adhésion pour que le parti qui sorte ne soit pas le même qu’avant. Parmi ces conditions, il y a l’idée que le parti change de nom et s’appelle “communiste”. Cette condition n’est pas retenue à Tours, il s’appelle encore Parti Socialiste : Parti Socialiste Section française de l’Internationale Communiste. On ne peut donc pas vraiment dire qu’il “reste” le nom… Plus sérieusement, le projet fondamental a quand même une certaine stabilité. L’idée que le capitalisme est un mode de production inopérant, inadapté et cruel qu’il s’agit de remplacer par un mode de production communiste est présente dès avant Tours et demeure aujourd’hui au PCF. C’est un élément fondamental.

Ce qui demeure aussi, c’est l’idée que l’organisation de ceux qui sont décidés à défendre leurs intérêts est nécessaire. Il y a eu des débats tout au long de ce siècle autour de la question du parti, faut-il un parti ou non, vertical, horizontal, une association, mouvement..? C’est quelque chose qui demeure aussi. On pourrait dire qu’entre 1920 et aujourd’hui, il y a beaucoup de choses qui demeurent tout de même : la perspective communiste est toujours jugée pertinente et le parti également.

La composition sociale a, elle, beaucoup changé. En 1920, il y a une pyramide inversée dans la SFIO par rapport à la société : plus vous montez les échelons, moins il y a de militants issus de milieux populaires. Le PC au milieu des années 1920 a donné une place inédite aux travailleurs issus des milieux populaires. Ça s’est atténué dans la période récente mais ça n’a pas disparu. Le PCF conserve une diversité sociologique notable par rapport aux autres forces politiques. Cette singularité-là était moins nette dans la SFIO de 1920, par exemple.

Evidemment, quand on lit les débats du Congrès de Tours, on lit chez les partisans de l’adhésion, la confiance, l’admiration face à l’Est. Tout cela a nécessairement beaucoup changé depuis… Le regard est forcément différent dans le PCF aujourd’hui, non pas par rapport à 1917, qui reste une des plus grandes révolutions de l’Histoire humaine, mais par rapport à l’expérience soviétique.

Aujourd’hui faut-il dépasser le débat entre réformisme et révolution ?

La tradition historiographique et politique veut que Tours permette la séparation entre réformistes et révolutionnaires. C’est encore la thèse défendue par beaucoup d’historiens, y compris des historiens que j’estime beaucoup comme Jacques Girault et Jean-Louis Robert qui viennent de publier un nouvel ouvrage, au Temps des cerises, sur le Congrès de Tours et qui sont spécialistes de cette question. Ces définitions me mettent parfois un peu mal à l’aise parce qu’elles peuvent enfermer, rigidifier ou stabiliser des positionnements politiques à l’échelle de décennies, de siècles, masquant par-là de grandes différences.

Est-ce que “réformiste” veut dire Léon Blum ou est-ce que cela veut dire Manuel Valls ? Cela m’ennuie de mettre dans la même catégorie des per- sonnes qui tiennent des positionnements politiques très différents. Surtout que l’on a une difficulté avec Léon Blum ou d’autres, car eux-mêmes se revendiquent révolutionnaires à Tours. Ce n’est pas une question très simple de ce point de vue-là. Pour ce qui est des révolutionnaires, ce n’est pas très simple non plus. On ne peut pas considérer comme révolutionnaires les seuls partisans d’une insurrection armée comme en 1789. Ce n’est plus la position de ceux qui se revendiquent comme révolutionnaires. Engels lui-même le disait, notamment dans sa fameuse préface de 1895 à La lutte des classes en France, dans laquelle il expliquait que le temps des barricades était révolu, du moins en tendance. Ou, plus exactement : s’il n’est pas révolu dans tous les cas et partout, il n’est pas la seule voie pos- sible pour le changement de société.

Il y a eu des tentatives de dépassement de cette opposition à plusieurs reprises. Cela existait déjà avant la scission de Tours : une formule de Jean Jaurès que l’historien Jean-Paul Scot a puissamment mise en lumière parle de “réformisme révolutionnaire”. En outre, d’une certaine manière, ce que les communistes ont mis en œuvre dans le siècle écoulé, c’est aussi une série de réformes à vocation ou à inspiration révolutionnaire. Malgré tout, si on regarde les choses avec une perspective sur le siècle, on doit continuer à séparer, ce qui marche très bien pour aujourd’hui, ceux qui aspirent à un changement profond, structurel, de la société et ceux qui pensent qu’il s’agirait de s’accommoder de modifications marginale. Je ne dis pas que c’était la position des socialistes de 1920, mais en tout cas il me semble que c’est la position d’un nombre substantiel d’animateurs de la social-démocratie depuis quelques décennies. Il me paraît difficile de ce point de vue de faire converger aujourd’hui ce qui au contraire a plutôt divergé fortement dans les dernières décennies. PC/PS, mais en réalité jamais cette perspective n’a pu aboutir.

Après la Guerre d’Algérie, de nouvelles perspectives s’ouvrent.

Pourquoi ces éloignements puis de nouveaux rapprochements entre socialistes et communistes ?

Après 1920, on vient de se quitter. La plaie est encore chaude. Or l’Internationale communiste va prendre les communistes à revers et leur demander de se rapprocher des socialistes : c’est l’appel au “front unique”. Cela ne marche pas très bien. D’ailleurs, ça ne dure pas si longtemps. Ce qui domine pendant l’entre-deux-guerres, c’est l’opposition. Il y a par exemple deux cortèges distincts lors de la panthéonisation de Jaurès. Pourquoi parle-t-on de rappro- chements ? La grande raison, c’est Hitler. La position retenue à la fin des années 1920, c’est la tactique dite “classe contre classe”, qui a mené à se démarquer de tous ceux qui pourraient “illusionner les masses” à l’approche de cette deuxième vague révolutionnaire que les communistes espèrent. Mais elle n’advient pas. Au contraire, c’est le fascisme qui semble gagner la partie, puisque même en Allemagne c’est Hitler qui rafle la mise. Au sein de l’Internationale communiste, l’idée de l’alliance anti fasciste grandit. Notamment en France, avec Maurice Thorez. Au sein de la SFIO, les débats ne sont pas forcément simples non plus mais le rapprochement se fait. Cela rappelle la Défense républicaine lors de l’affaire Dreyfus. Une partie des socialistes propose au PC de former un “bloc marxiste”, ce que les communistes refusent par- ce qu’il s’agit de sauvegarder la République et pas de faire la révolution. Ils insistent donc pour avoir les radicaux dans la coalition.

Ce rapprochement est précaire, le programme du Front Popu- laire tient sur une page. Dès que des événements compliqués s’installent, comme la guerre d’Espagne, cela ne tient plus, parce que les éléments de différences sont déjà très grands. Les divergences sont suffisamment fortes pour rendre la coalition précaire. Pendant la guerre, c’est compliqué pour les socialistes parce que leur Secrétaire Général, Paul Faure, est à Vichy. Ceux qui résistent le font de diverses manières : on trouve des résistants socialistes dans plusieurs organisations. Certains agissent avec les communistes et on en retrouvera pour participer à l’opération POF au lendemain de la guerre. Une des figures importantes de la SFIO demeure Léon Blum. Or, il se trouve qu’il n’est pas du tout pour une fusion, il a des divergences fortes avec les communistes. Il le dit toute sa vie, notamment dans A l’Échelle Humaine. Cela n’empêche toutefois pas un travail commun pendant un certain temps.

La Guerre Froide crée un mur entre les socialistes et les communistes ; les guerres coloniales n’ont pas arrangé la chose. Après la Guerre d’Algérie, de nouvelles perspectives s’ouvrent. D’autant qu’il y a le retentissant échec du candidat socialiste Defferre en 1969 qui ouvre la voie du rapproche- ment du Programme Commun. La séparation a lieu en 1984 face à la politique de “rigueur”.

Les alliances sont toujours assez précaires, mais la logique générale est là : face à un enne- mi commun et pour répondre à l’exigence électorale majoritaire, les alliances se nouent ; elles peuvent même se nouer avec des ambitions moins défensives (battre la droite, faire rempart au fascisme) et plus positives (construire le socialisme et l’unité de la classe ouvrière) ; les divergences sont toutefois substantielles et rendent ces alliances instables.

Les deux partis issus du Congrès de Tours sont aujourd’hui en difficulté (nombre d’adhérents, scores aux dernières élections présidentielles et européennes, défiance dans les partis…), les schémas politiques semblent muter (populisme, défiance, abstention).

Selon vous, ces deux partis (ou juste le PCF) ont-ils réussi à s’adapter et à suivre les évolutions de la société, 100 ans après ?

On a envie de répondre oui et non. Oui dans la mesure où le PCF fait chaque année beaucoup de nouvelles adhésions, où comme force organisée, il compte encore des dizaines de milliers de cotisants, des milliers d’élus… C’est une force qui est importante, si on regarde dans le XXIème siècle des structures comme les jeunes communistes qui continuent à avoir une certaine vitalité, même si c’est un peu plus difficile ces dernières années. Cela montre qu’il a encore un écho dans la société.

Du côté des socialistes, ils ont longtemps eu, jusqu’au début du XXIème siècle en tout cas, un ancrage assez important. Dans le milieu étudiant, par exemple, il ne faut pas sous- estimer l’importance des socialistes au sein des structures syndicales, tout comme le mouvement des Jeunes Socialistes, qui était plus petit mais qui avait quand même une certaine audience. Si l’on veut faire un portrait croisé, on pourrait dire deux choses. D’une part, la composition sociale du PS a beaucoup changé depuis 1920. Par le passé, il y avait un côté pyramidal, avec des ouvriers et des instituteurs à la base et puis des notables au fur et à mesure que l’on montait. Aujourd’hui, les élus, les collaborateurs d’élus, les gens qui vivent et n’ont fait que vivre de la politique ont pris une place très considérable à l’intérieur du parti socialiste depuis déjà plusieurs décennies. Aujourd’hui, on voit que le PS dans beaucoup de villes a perdu de son épaisseur militante en assez peu de temps et le spectre social qu’il couvre s’est réduit.

Du point de vue du parti communiste, il y a trois phénomènes. Quand on va dans une réunion communiste, on y trouve des générations du Programme Commun, nombreuses avec une variété sociale très grande. Après, on constate un “trou Mitterrand”, et puis il y a des gens de mon âge [30-35 ans] ou un peu plus jeunes que moi. Cela veut dire qu’il y a deux phénomènes différents, de vieillissement d’un côté et de de renouvellement de l’autre. Parmi les jeunes qui rejoignent le PCF aujourd’hui, il y a moins de jeunes ouvriers qu’il y a 50 ans. Mais souvent ils ont un rapport direct ou indirect (fa- milial) avec les milieux populaires, dans le cadre de trajectoires ascendantes.

À l’heure où la question des frontières et du souverainisme se pose de manière plus pressante, à droite comme à gauche, pensez- vous que l’Internationalisme ait encore un rôle à jouer ?

C’est pour moi de l’ordre de l’évidence absolue. Nous sommes en plein phénomène mondial avec la Covid-19, il est évident que les problèmes aux- quels nous sommes confrontés dépassent l’échelle nationale. La coordination de ceux qui ont intérêt au changement doit se faire à l’échelle internationale. Mais international ne veut pas dire mondial. Cela veut dire que dans cette construction, l’échelle nationale garde une importance. Le débat public ne se mène pas bien à une échelle intercontinentale. Beaucoup de choses se forment au niveau national. L’échelle nationale reste importante si nous voulons mobiliser le plus grand nombre.

L’enjeu local est un enjeu très important également. Cela n’empêche pas d’estimer que face à des phénomènes mondiaux, il ne faut pas négliger l’échelle internationale de pensée et d’action.

À l’occasion du centenaire du PCF, nous n’avons pas manqué de montrer notre tradition internationaliste, jusqu’à aujourd’hui. Nous avons sollicité des dizaines de partis dans le monde entier qui, du Vietnam au Brésil en passant par l’Algérie, ont répondu présent. Sur le fond, il y a une mise en concurrence des peuples pour des questions de profits, comment croire que cela n’appelle pas de réponses coordonnées ? C’est ce qu’essaient de camoufler les forces d’extrême droite en disant aux travailleurs français qu’ils seraient ennemis des travailleurs étrangers quand les mêmes structures capitalistes prospèrent sur leur dos à eux tous.

Nous constatons, avec Fabien Roussel, un parti communiste qui se ressaisit de certaines questions : l’autorité républicaine, la laïcité, le patriotisme, le souverainisme, la nation.

Vivons-nous au sein du parti communiste un changement, une tendance à se réapproprier ces questions ? Assistons-nous à un retour du parti communiste version Georges Marchais ?

Le “parti communiste version Marchais”, c’est le PCF pendant 22 ans et c’est très loin d’être un bloc, y compris sur les questions que vous évoquez. Il y a sans doute une tension depuis toujours autour d’enjeux comme la laïcité. C’est un vec- teur de l’émancipation et ce sont les communistes qui sont à l’origine de l’inscription du terme « laïcité » dans la Consti- tution à la Libération, grâce à Étienne Fajon.

Mais il y a également la néces- sité de l’unité de la classe ; il ne s’agit pas de s’acharner à mener un combat antireligieux qui empêcherait de faire l’unité des travailleurs. Ce sont les vers d’Aragon : “celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas”. Cette tension entre un objectif laïque et la nécessité profonde de faire l’unité des travailleurs traverse sans doute l’histoire du parti communiste.

Ensuite, sur l’autorité. L’autorité oui, mais ajouter seulement l’adjectif “républicain” ne suffit pas à la transformer en autorité juste. L’autorité peut être particulièrement injuste et on ne saurait s’y soumettre par principe. Quand les mineurs de 1948 se mobilisent, ils ont face à eux l’armée. Comprenez bien qu’ensuite, les communistes ne défilent pas pour demander plus d’autorité à tout prix et quel que soit celui qui la détient. Pour autant, on ne peut pas tellement dire que les com- munistes français soient pro- fondément marqués par une empreinte anarchisante. Ils sont force de critiques mais aussi de proposition, de construction d’un autre ordre. Pour ce qui est de la Nation, de la place à accorder à l’Europe, de l’échelon juste de mobilisation populaire, il y a eu des dé- bats et il en demeure sans doute mais, au total, s’il y a des évolutions, je ne vois pas de passage du noir au blanc.

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Le modèle agricole français : entre crise et renouveau

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Le modèle agricole français : entre crise et renouveau

Par Inès Heeren La crise du coronavirus a révélé les faiblesses de nombreux secteurs. Le monde agricole agroalimentaire s’est retrouvé sur le devant de la scène avec des rayons de supermarchés dévalisés, un appel aux citoyens à aller « aux champs », du lait jeté quotidiennement…Face à ces défaillances, de nombreuses questions se soulèvent. Nous interrogeons Romain Dureau, agroéconomiste et cofondateur d’un laboratoire d’idées au service de la transformation écologique, de l’agriculture et de l’alimentation : Urgence Transformation Agricole et Agroalimentaire (UTAA). 
Comment expliquez-vous les failles du système agricole et alimentaire français révélées par la crise sanitaire ?

La crise sanitaire a effectivement été davantage un révélateur qu’un déclencheur. Basiquement, le coronavirus a été le grain de sable qui s’est immiscé dans les rouages déjà abimés des marchés agricoles dérégulés. La première faille majeure mise en évidence lors du premier confinement de mars à mai 2020 est la forte dépendance de notre agriculture à la main d’œuvre étrangère, qui représente environ 40% du travail saisonnier. La France, « puis- sance agricole » selon les libéraux, a connu le ridicule de voir son Ministre de l’Agriculture de l’époque, Didier Guillaume, en appeler à « l’armée des ombres » (sic) pour rejoindre les rangs des travailleurs agricoles. L’agriculture française connaissait un manque important de main d’œuvre du fait de la fermeture des frontières aux travailleurs étrangers. Etonnant ? Pas vraiment. Du fait de leur forte saisonnalité, certaines productions, telles que l’arboriculture et le maraîchage, sont très gourmandes en main d’œuvre, principalement lors des travaux de taille et de récolte. Dans la logique de compression des coûts, l’agriculture française a compté de plus en plus sur une main d’œuvre venue de pays étrangers plus susceptible d’accepter des emplois peu rémunérés et aux conditions d’activité difficiles. Depuis quelques années, le recours au travail détaché, véritable dumping social organisé par l’Union Européenne, a augmenté : les travailleurs détachés étaient 67 601 en 2017 (contre 26 000 en 2016), principalement en viticulture, en maraichage et arboriculture, mais aussi en grandes cultures et production ovine, en moindre mesure. Cet épisode doit nous conduire à nous interroger sur ce manque structurel de main d’œuvre agricole : augmentation du travail saisonnier, journées harassantes pour de nombreux chefs d’exploitation… Cette question est complexe, mais l’une des réponses clés est la suivante : pour donner « envie d’agriculture », il faut changer de modèle, et proposer des conditions de travail, de rémunération et de vie en milieu rural bien plus attractives.

La deuxième faille majeure (re)mise en lumière par la crise sanitaire est la forte dépendance de notre agriculture et de notre alimentation aux marchés internationaux. D’un côté, l’agriculture française est dépendante des exportations à destination d’autres pays européens mais également de pays tiers. Ainsi, les productions qui sont fortement intégrées sur les marchés internationaux et destinées à l’export, telles que les vins (30% de la production exportée) et spiritueux, les cé- réales (50% du blé exporté) ou les produits laitiers (10% de la production exportée), se sont retrouvées confrontée à la perte de débouchés ou la diminution de la demande mondiale. C’est le cas de la poudre de lait exportée en Chine ou encore du porc et des broutards exportés en Italie. D’un autre côté, nous sommes également dépendants des importations pour plusieurs produits alimentaires de base. Un rapport d’information du Sénat en date de mai 2019 estime que nous importons environ 20% de notre alimentation. Cela concerne principalement les fruits et légumes (50% sont importés, pour un coût de 2,5 à 3 milliards d’euros), la viande de porc (25% importés), la volaille (34%), la viande bovine (environ 30%), la viande bovine (50%) mais aussi les aliments pour les animaux d’élevage (3 millions de tonnes de soja importés d’Amérique latine chaque année). Nous ne parlons pas là de produits annexes, mais de produits de consommation quotidienne. Cette dépendance aux importations pose enfin la question de la traçabilité de la production. Il est estimé que 10 à 25% des importations ne respecteraient pas les normes sociales, sanitaires et environnementales françaises. Nous voyons aujourd’hui le danger que représente cette dépendance aux marchés internationaux sciemment organisée : notre souveraineté alimentaire – comprendre : pour les denrées alimentaires de consommation quotidienne – a été perdue du fait de choix politiques contraires à l’intérêt fondamental de la Nation.

Face à ces limites, sommes-nous en mesure d’agir à l’échelle nationale ? Est-ce que l’Union européenne représente une barrière ou un levier face à l’urgence de la transformation de notre modèle agricole ?

Comme sur beaucoup de sujets, la doxa libérale nous dit que la question des politiques agricoles et alimentaires prend place à l’échelle européenne voire internationale. Ce n’est pas faux, tant les politiques commerciales et agricoles européennes ont façonné l’agriculture française à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Si la question de la sécurité alimentaire relève bien d’un enjeu planétaire, des marges de manœuvre existent au niveau national, notamment en actionnant des leviers divers et non négligeables : les politiques de développement rural et d’aménagement du territoire, la commande publique, la recherche agronomique, l’enseignement et la formation agricoles mais aussi l’accompagnement des projets de transition agroécologique. Toutefois, il est vrai que les règles européennes et de l’OMC limitent fortement la possibilité d’agir sur les deux causes fondamentales de l’industrialisation et de la mondialisation de l’agriculture : la Politique Agricole Commune (PAC) et les poli- tiques commerciales européennes (auxquelles nous pourrions rajouter les poli- tiques monétaires). Tant le fonctionnement actuel de l’Union Européenne que les choix politiques qui sont les siens représentent autant de barrières à la transformation de l’agriculture. Le corolaire de ce constat est qu’un changement profond de ces politiques agricoles et commerciales serait un levier assez puissant pour ré orienter l’agriculture.

La nouvelle réforme de la PAC 2021-2027, qui est encore en discussion, sans révolutionner l’essentiel, semble lentement mais surement s’orienter vers une forme de renationalisation d’un certain nombre de choix politiques relevant de la mise en œuvre de la PAC. Dans ce contexte de libre-échange généralisé, beaucoup redoutent, à juste titre, une forme de « PAC à
la carte » qui n’aurait pour effet que d’augmenter la concurrence entre les agricultures européennes, certains pays continuant
la course au productivisme, et d’autres augmentant leurs exigences environnementales et sociales. Ce risque de dumping est réel, mais il n’est pas nouveau et ne concerne pas uniquement le marché unique européen, mais également les marchés internationaux, auxquels notre agriculture est fortement intégrée. Si la réforme 2021-2027 de la PAC donnait plus de marges de manœuvre aux Etats, un gouvernement déterminé à conduire une politique de souveraineté alimentaire sera certainement avantagé, à condition, en parallèle, d’assumer la mise en œuvre de protections à l’échelle nationale face aux importations qui respondent pas aux modes de production que nous souhaitons pour l’Humanité. En somme, si la reprise en main de politiques agricoles à l’échelle nationale peut redonner des marges de manœuvre aux Etats, cela ne peut pas se faire positivement si nous ne reprenons pas également la main sur nos politiques commerciales. Cela n’interdit évidemment pas de proposer des alternatives à l’échelle européenne, mais nous savons la difficulté de telles négociations et le culte du « consensus » qui, concession par concession, nous a conduit à l’impasse. Ne nous interdisons pas d’agir maintenant à l’échelle nationale, car l’agriculture française se meurt à petit feu.

SI LA QUESTION DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE RELÈVE BIEN D’UN ENJEU PLANÉTAIRE, DES MARGES DE MANOEUVRE EXISTENT AU NIVEAU NATIONAL.

Votre laboratoire d’idée UTAA prône la relocalisation et le protectionnisme. De quelle manière les accords libéraux de l’Union européenne et sa volonté de s’insérer dans le marché mondial impact le monde agricole ? Doit-on, et si oui comment peut-on, sortir de la logique de libre-échange et s’orienter vers celle de la souveraineté alimentaire ?

Comprenons déjà comment les agricultures européennes se sont retrouvées si fortement intégrées aux marchés internationaux. Lorsque la PAC a été mise en œuvre à partir de 1962, elle avait pour objectif d’augmenter la production agricole du continent, qui était alors déficitaire et importateur pour des produits alimentaires de base. L’Europe se rassemblait autour d’un projet commun de souveraineté alimentaire. Devenant de plus en plus excédentaire à partir des années 1970, l’agriculture européenne a éloigné le continent des risques de pénurie et de famines. Cependant, la surproduction croissante de produits alimentaires fait courir le risque d’un effondrement des prix payés aux producteurs, et donc la mise en danger du tissu productif. Pour éviter cela, d’une part, l’Union européenne a mis en place des mécanismes de gestion de l’offre (quotas, par exemple), et d’autre part, l’UE a trouvé de nouveaux débouchés sur les marchés internationaux, en subventionnant les exportations.

Puis, dans les années 1990, face aux coûts importants de ces mécanismes de régulation des marchés et espérant profiter d’une demande alimentaire mondiale croissante, l’Union européenne a supprimé ces régulations et fortement libéralisé son marché agricole.

Le problème d’aligner les prix du marché intérieur sur les prix des marchés internationaux, qui ne représentent pourtant que 15% des échanges de produits agricoles, est d’imposer des prix qui sont ceux d’excédents agricoles, dont les pays veulent se débarrasser à bas prix à l’export. L’UE est le seul espace économique du monde à ne pas distinguer son marché intérieur des marchés internationaux par des mesures protectrices. La question posée par la dérégulation et la mondialisation des échanges de produits agricoles est également celle de la capacité intrinsèque des marchés à se réguler. Un consensus semble émerger entre agroéconomistes pour acter que les fluctuations des prix sur les marchés agricoles ne sont pas seulement la conséquence de facteurs exogènes (climat, ravageurs, etc.) mais également de facteurs endogènes à leur fonctionnement. Notamment, les cycles de productions agricoles sont longs, et les délais dans l’ajustement entre l’offre et la demande en produits alimentaires sont responsables de cycles de variation des prix sur les marchés plus ou moins chaotiques selon les produits. S’ils sont d’accord sur l’analyse du fonctionnement des marchés, les avis des économistes divergent en revanche quant aux solutions à apporter. Certains pensent que les marchés agricoles se réguleront d’eux-mêmes dès lors que de nouveaux outils qui leur sont propres, comme les assurances ou les marchés à termes, permettront de corriger cette instabilité endogène. D’autres, dont je suis et dont nous sommes avec UTAA, défendent plutôt une intervention plus directe de l’Etat dans la régulation des volumes produits et des prix, et donc la protection du marché intérieur face à des importations qui constituent, entre autres choses, une concurrence déloyale de notre agriculture en ne respectant pas les mêmes normes sociales et environnementales de production.

Il y a de très nombreuses raisons qui plaident pour une reprise en main par l’Etat de la régulation des marchés agricoles. Au-delà des défaillances « naturelles » des marchés agricoles que j’ai présentées, nous considérons que l’agriculture et l’alimentation relèvent de l’intérêt général : l’alimentation est un droit fondamental de toute personne humaine. Il est alors important que l’agriculture et l’alimentation soient pleinement présentes dans le champ démocratique : la souveraineté alimentaire est le droit des paysans et des peuples à décider de ce qu’ils veulent produire, en quelles quantités et de quelles manières ils veulent le produire. Cette démocratisation de l’alimentation nécessite que l’Etat assure la régulation des marchés, que ce soit des volumes produits, afin d’éviter les surproductions, ou des prix payés aux producteurs pour garantir un revenu décent et stable. La volatilité des prix est l’une des principales causes actuelles de la course au productivisme, avec tous les dégâts environnementaux que cela implique.

L’agriculture est critiquée pour son impact environnemental, émissions de gaz à effet de serre, dégradation de la biodiversité et du sol… Un modèle agroécologique est-il viable selon vous en France ? Comment peut-on réorienter notre système agricole, l’Etat a-t-il un rôle à jouer ? Com- ment cette évolution s’inscrirait elle dans le temps ?

La France est riche d’une grande diversité de territoires et de conditions agronomiques. Cela lui permet d’envisager la production diversifiée de nombreux produits agricoles, au moins à l’échelle nationale si ce n’est à l’échelle régionale. Cette richesse n’a été que trop peu valorisée au cours des 30 der- nières années du fait de la logique des « avantages comparatifs » : chaque pays doit se spécialiser dans les productions pour lesquels il dispose d’avantages naturels par rapport aux autres productions et aux autres pays. Cette logique libérale se heurte aujourd’hui aux réalités sociales et environnementales, et va à l’encontre du principe de souveraineté alimentaire. A l’inverse, la France pourrait valoriser cette richesse en produisant la quasi-totalité des produits agricoles de base ; cette diversification, et notamment le recouplage entre les activités d’agriculture et d’élevage (que l’on appelle polyculture-élevage), est le fondement des systèmes agroécologiques. En cela, un modèle agroécologique est bénéfique sur le plan environnemental, possible techniquement et agronomiquement, mais également souhaitable du point de vue de notre souveraineté alimentaire. Un tel modèle cessera, par exemple, d’importer du soja OGM brésilien pour nourrir les animaux d’élevage français et européen, mais augmentera la production de protéines végétales à destination de l’alimentation humaine et animale. Un tel modèle cessera le dumping lié aux exportations d’importants excédents de blé à bas coût, indirectement mais for- tement subventionnés par la PAC, en Afrique de l’Ouest, avec des conséquences dramatiques sur les productions vivrières de ces pays.

J’ai mentionné précédemment d’un côté les leviers que l’Etat pouvait mobiliser, et de l’autre comment l’Union européenne pourrait réformer ses politiques agricoles pour soutenir un modèle agroécologique. Le soutien à la transformation agroécologique suppose de rompre avec la logique libérale des avantages comparatifs afin de privilégier la diversification des productions et la coopération internationale autant que de besoin. Cette agriculture écologique est une agriculture paysanne, qui valorise les connaissances et les savoir- faire des agriculteurs et des éleveurs, de concert avec les techniciens, les ingénieurs et les chercheurs. Cette transition suppose la création de centaines de milliers d’emplois dans l’agriculture et dans l’artisanat agroalimentaire, d’où l’importance de revoir profondément les objectifs et modes d’attribution des subventions de la PAC. Cela se planifie afin de mettre en cohérence un calendrier de sortie des pesticides, la reconstruction d’écosystèmes agricoles stables et diversifiés, la formation et l’installation de nombreux nouveaux paysans, etc. Il y a cependant urgence : d’ici 5 à 10 ans, nous aurons perdu la moitié des exploitants agricoles actuellement en activité. C’est donc une transition rapide qu’il nous faut opérer ; elle pourrait être soutenue, d’une part, grâce à la réorientation des subventions européennes, et d’autre part, par une intervention de l’Etat pour désendetter les paysans et adapter rapidement les structures agraires à cette nouvelle agriculture (partage du foncier, notamment).

IL Y A DE TRÈS NOMBREUSES RAISONS QUI PLAIDENT POUR UNE REPRISE EN MAIN PAR L’ETAT DE LA RÉGULATION DES MARCHÉS AGRICOLES.

Comment peut-on relocaliser et repartager la valeur ajoutée sur les filières agricoles ? Est-ce qu’un juste prix aux producteurs signifie une hausse des prix pour les consommateurs ?

La mondialisation des systèmes alimentaires a été rendue possible par le faible coût de l’énergie permettant le transport d’intrants et de matières premières agricoles sur des longues distances. Les effets pervers de cette mondialisation sont connus : perte de souveraineté alimentaire au Nord comme au Sud, chômage de masse, développement du productivisme agricole et déforestation, émissions croissantes de gaz à effet de serre.

Il est estimé que le système ali- mentaire mondial est responsable d’environ 50% des émissions de GES. La relocalisation de notre alimentation est autant un enjeu environnemental que démocratique. Ce projet rencontrera notamment l’opposition des grandes indus- tries agroalimentaires transnationales, qui sont aussi bien implantées au Nord qu’au Sud, et qui sont en situation d’oligopoles sur les marchés. Stratégiquement, nous devrons organiser la relocalisation et surtout la ré-atomisation de l’agroalimentaire français. Le rapport de négociation des prix entre les paysans et l’agroalimentaire doit être strictement encadré par la loi, avec la mise en place d’un coefficient multiplicateur limitant les marges des intermédiaires. La mise en place d’un prix minimum garanti rémunérateur (qui n’est ni plus ni moins que la traduction concrète de l’interdiction de vente à perte), l’encadrement des marges des intermédiaires, ainsi que la protection aux frontières contre les importations déloyales sont autant d’outils pour assurer le partage de la valeur ajoutée au sein des filières.

La question des prix payés par le consommateur est le grand argument avancé par les libéraux et par les défenseurs d’une agriculture industrielle cherchant encore à augmenter la productivité du travail et de la terre, faisant fi des graves problématiques environnementales et agronomiques sous-jacentes. L’existence de prix alimentaires faibles est la condition pour que le reste de l’économie (industrie et services) puisse maintenir les bas salaires à des niveaux parfois insuffisants pour vivre correctement. Ainsi, sans hausse générale des salaires, il apparaît que la hausse du prix de l’alimentation sera dramatique pour de nombreux ménages modestes, y compris en France, où déjà 12% de la population, soit 6 millions de nos concitoyens, sont en situation de précarité alimentaire. En cela, l’idée d’une Sécurité sociale de l’alimentation fait son chemin, et pourrait constituer une solution intéressante, notamment pour les produits tels que les fruits et légumes bio. Toutefois, il est notable que la forte volatilité des prix sur les marchés agricoles (des matières premières) ne conduit pas à une telle volatilité des prix sur les marchés alimentaires, qui sont, eux, plutôt stables. On parle souvent d’asymétrie dans la transmission des prix pour décrire ce phénomène : une variation des prix payés aux producteurs ne se transmet pas jusqu’au consommateur. De plus, en observant la composition des prix alimentaires, nous remarquons que pour de nombreux produits de première nécessité, comme le pain par exemple, la part du prix payé par le consommateur qui revient au producteur de blé est très faible, le reste du prix correspondant aux intermédiaires. Par exemple, un doublement du prix payé au producteur pour le blé tendre destiné à la fabrication de pain n’occasionnerait, à supposer que cette hausse soit totalement transmise au consommateur, qu’une hausse minime du prix de la baguette (+1,575€/mois pour l’achat d’une baguette de 250g par jour).

Cette diversification, et notamment le recoupage entre les activités d’agriculture et d’élevage est le fondement des systèmes agroécologiques.

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« Les Lumières constituent notre ADN commun à gauche »

« Les Lumières constituent notre ADN commun à gauche »

Par Gurvan Judas Stéphanie Roza est historienne des idées, philosophe politique et chargée de recherche au CNRS. Elle a récemment publié La Gauche contre les Lumières, livre dans lequel elle analyse les ressorts de la désaffection croissante d’une partie de la gauche pour le rationalisme, le progressisme et l’universalisme. Elle revient ici sur l’héritage des Lumières et sur la nécessité actuelle de faire converger combats sociaux et combats sociétaux.
Comment définiriez-vous la gauche aujourd’hui et dans l’histoire ? Quel est son lien intrinsèque avec les Lumières ?

J’ai décidé d’utiliser le mot gauche mais j’aurais pu utiliser les termes « tradition socialiste». À mon sens, le terme « gauche» est plus pratique pour désigner l’ensemble des mouvements d’émancipation sociale mais également d’émancipation des femmes, des minorités de genre, pour la décolonisation ou la lutte contre l’esclavage. Et le lien de la gauche avec les Lumières mais également avec la Révolution Française, tient à l’héritage qui nous a été légué et que l’on trouve dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Mais c’est également un lien critique puisque quand il s’agissait pour certains révolutionnaires, comme Babeuf, de condamner l’inachèvement des droits proclamés dans la Déclaration, de faire en sorte que la Révolution aille a son terme, quand elle se réalise totalement. En d »autres termes, il s’agit pour Babeuf de rompre avec le formalisme des droits pour arriver a leur réalisation totale et concrète. Et cette volonté se poursuit dans l’histoire de la tradition socialiste, de la gauche, à travers l’inclusion de catégories de la population auparavant exclues, à travers la création de nouveaux droits : droits à l’éducation, droit à la subsistance etc.

Quels sont les différents courants au sein des Lumières ?

Il faut rappeler que les Lumières sont au départ une suite de débats assez violents avec des oppositions marquées comme sur les progrès, sur le luxe ou la liberté de commerce (qui est rejeté pour certains et rapproche les peuples pour d’autres). Il y a, par exemple, des débats importants sur la libéralisation du commerce des farines et des grains. Sur des sujets importants les Lumières sont opposées. Mais ce qui les rapproche c’est, d’une part, le goût pour le débat argumenté et, d’autre part, des cibles communes comme les préjugés, les dogmes et l’absolutisme monarchique. Il y a un esprit des Lumières, critique et auto-critique. Et si les droits de l’Homme sont un pur produit de l’esprit des Lumières, il existe néanmoins des Lumières modernes et des Lumières radicales qui ne sont pas toujours les mêmes. Certains sont des athées radicaux mais modérés sur l’égalité sociale et inversement. La radicalité n’est pas toujours sur tous les terrains.

Pourquoi ne pas inclure la tradition libérale dans l’héritage de la gauche ?

La tradition libérale au départ fait partie de la gauche sous la Révolution française. Dans la gauche du roi dans l’Assemblée Nationale en 1789, au moment du véto royal, il y a Robespierre, on y retrouve également des gens comme Sieyès et Barnave qui sont des libéraux au sens où on l’entend aujourd’hui. Non seulement ils sont anticléricaux, ils veulent affaiblir l’emprise de l’Eglise catholique sur la société, sur les moeurs mais ils sont également des défenseurs des droits politiques, même si au départ cela passe selon eux par un suffrage censitaire. Et leurs positions évoluent au cours du temps : d’abord partisans d’une monarchie constitutionnelle, ils défendent par la suite un système représentatif.

Au départ, la gauche libérale et la gauche radicale sont liées. Elles se séparent et se relient à de nombreuses reprises notamment au XIXème siècle comme au moment de l’affaire Dreyfus. Aujourd’hui encore des alliances ont lieu, notamment sur les questions liées à l’islamisme. On peut s’allier ponctuellement à la gauche libérale, elle fait partie de notre histoire. Cependant, il y a une ligne de démarcation stricte entre elle et nous : nous nous sommes séparés au cours de l’histoire politique française parce que nous ne sommes pas d’accord sur le fait que les droits de l’Homme ne sont pas seulement des droits politiques et civils mais également des droits sociaux. Cette démarcation s’est faite également au cours du temps au sujet de l’abolition de la propriété privée. Cependant, la gauche libérale et la gauche radicale viennent historiquement d’une matrice commune.

Comment des anti-universalistes, anti progressistes inspirés de Sorel ou Heidegger et qui ne sont pas de gauche de ce point de vue, se retrouvent aujourd’hui classés à gauche sur l’échiquier politique ?

Ils viennent de la gauche, comme Jean-Claude Michéa, mais si vous leur dites qu’ils sont de gauche ils sont furieux et le réfutent. C’est le cas également de certains décroissants et technophobes qui viennent également de la gauche mais qui ne le revendiquent plus, au contraire. Cela s’explique avant tout par un besoin de radicalité. Depuis les années 1960 d’anciens intellectuels de gauche ont théorisé le fait que le seul moyen de retrouver un surcroît de radicalité, dans un moment où une partie de la gauche était encore empêtrée dans le stalinisme ou dans le soutien au colonialisme, c’était s’en prendre au fondement même de la gauche qu’est l’héritage des Lumières. Mais c’est une impasse. Ils font alors une critique de la gauche qui a des points communs avec celle des conservateurs.

Pouvez-vous approfondir ce point : comment ce retournement idéologique a t’il été possible ?

Le premier retournement a lieu dans les années 1960-1970 dans un contexte ou le stalinisme est encore dominant à gauche. Une partie des intellectuels est déçue de la classe ouvrière qui, selon eux, accepte la société capitaliste et s’est embourgeoisée. Ils se déplacent donc vers les marges, les colonisés, les immigrés etc.

Vient la première vague du discours anti-Lumières avec des intellectuels comme Foucault pour qui la gauche traditionnelle est en retard sur les droits des minorités, des « marginalisés» (prisonniers, homosexuels …). Les partis traditionnels n’ont effectivement pas su se préoccuper suffisamment de ces luttes alors considérées comme « subalternes». Nous sommes aujourd’hui dans la deuxième vague, où certains acteurs de ces luttes se sont radicalisés en-dehors de la gauche et de son héritage, comme les indigénistes. Désormais, le progressisme est, faussement, associé à ces militants, qui s’inspirent largement des arguments du débat américain, rejettent toute forme d’universalisme, et se font les partisans de l’essentialisme. Ce rejet est particulièrement observable sur les réseaux sociaux, qui caricaturent les positions des uns et des autres.

La situation actuelle peut-elle pour autant se résumer à un choix entre luttes sociales et luttes sociétales ? Ne peut-on pas imaginer une convergence possible ?

Faire converger les combats au lieu de les opposer est absolument nécessaire d’un point de vue stratégique pour sortir de l’impasse. La capacité du combat social à être un lieu de rassemblement n’est pas entamée. Et une gauche républicaine et sociale se doit d’assumer également les combats sociétaux.

Le recours à certaines grandes figures de gauche peut, peut-être, représenter un moyen intéressant de restructurer le clivage droite-gauche, faire resignifier la gauche. Je pense notamment à J.Jaurès.

Oui, il incarne une gauche sociale et républicaine qui oeuvre en faveur des droits de l’Homme. Et sa trajectoire est également intéressante car elle n’est pas sans erreurs. Au départ Jaurès n’est pas opposé à la colonisation, il parle de la mission civilisatrice de la France, et est plutôt anti-Dreyfusard. Mais, grâce en partie à l’héritage des Lumières, il évolue, bifurque, change de camp. Pour des raisons stratégiques nous avons besoin de figures tutélaires. Pour que la gauche ne meure pas de ses divisions internes, il faut se retrouver dans un creuset commun. Faire appel à cette figure fondatrice pour se retrouver dans ses principes fondateurs.

Il y a cependant des points de blocage importants, comme sur la question du rationalisme. La raison est aujourd’hui persona non grata au sein de certains discours à gauche.

La première raison est philosophique. Certains philosophes post-structuralistes, comme Foucault ou Derrida, ont délégitimé la raison, la transformant en un outil de l’impérialisme occidental. La critique de ce que Derrida appelle le phallogocentrisme, pour dire que le discours rationnel est masculin et blanc, se retrouve désormais chez certaines féministes, certains intersectionnels et les indigénistes. La seconde tient à l’influence de l’ultra-libéralisme qui transforme les gens en consommateurs, c’est-à-dire en enfants capricieux et insatiables, en auto-entrepreneurs d’eux-mêmes à travers le développement personnel et la figure de l’homo economicus. A la fois narcissique et ultra- individualiste, l’individu contemporain n’est plus capable d’encaisser la moindre parole désobligeante. Quand une féministe dit : « Je ne suis pas là pour t’éduquer» par exemple, je suis effarée. Pour que la cause féministe avance il ne suffit pas de crier « sale macho, je suis offensée» etc. Il faut éduquer, expliquer. Il en est de même pour la lutte contre le racisme qui doit se déployer à travers un antiracisme de conquête et de conviction. Et non à travers une attitude narcissique et un peu puérile qui consiste à traiter tout le monde de raciste sans beaucoup d’arguments. Pour résumer, ce qui explique que le sentiment a pris le pas sur le rationalisme, c’est la conjonction entre post structuralisme, narcissisme et ultra-libéralisme, dans un contexte global d’affaiblissement de la gauche en France et à travers le monde.

Afin de défaire cette alliance entre post-structuralisme, narcissisme et ultra-libéralisme s’agit-il donc de revenir à la source de la gauche, c’est-à-dire, comme nous le disions plus haut, à l’héritage des Lumières et de la Révolution française ?

Oui bien sûr, il s’agit d’essayer de se retrouver sur cet héritage. C’est notre ADN commun qui fait de nous la même espèce politique. Mais les moyens stratégiques et politiques pour y parvenir, j’aimerais les connaître. En outre, en se regroupant sur cette base commune, nous aurions encore à résoudre un certain nombre de problèmes. Par exemple, l’usage des réseaux sociaux : qu’est un usage de gauche, un usage socialiste des réseaux sociaux ? Faut-il laisser tomber certains réseaux qui poussent à la polémique plus qu’à la discussion ? Comment nous adresser aux classes populaires aujourd’hui, qui ne sont plus les mêmes que dans les années 1970 ? Un débat sur l’éducation et l’école serait également nécessaire. Enfin, comment avoir une position de gauche sur les problèmes liés au changement climatique ? Car il ne touche pas tout le monde de la même manière.

Certains militants de gauche semblent un peu perdus. Par exemple au moment de l’affaire Adama, beaucoup ont manifesté car ils étaient légitimement contre les violences policières et le racisme, mais certains finissent par reprendre des concepts comme le privilège  blanc, qui est source de divisions entre les opprimés. La gauche aujourd’hui est sous pression de la gauche libérale américaine intersectionnelle (je ne rejette pas le concept mais l’utilisation qui en est faite par certains militants) et indigéniste. Face à cette pression, il faut être ferme et argumenté de notre côté tenir cette exigence, avoir confiance en nos valeurs, principes et arguments. Mais il faut également accepter qu’on ne puisse pas convaincre tout le monde. Le confusionnisme a fait des ravages. Il faut sans doute reprendre certaines choses à zéro, revenir aux bases : l’éducation populaire est une nécessité et une urgence.

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