Le revenu universel peut-il nous sortir de l’impasse ?

La Cité

Le revenu universel peut-il nous sortir de l’impasse ?

Entretien avec David Cayla
David Cayla est économiste, chercheur et maître de conférences à l’université d’Angers. Membre des économistes atterrés, il a publié des ouvrages sur la question européenne, notamment La Fin de l’Union européenne, avec Coralie Delaume. Son dernier livre, Populisme et Néolibéralisme explore les mécanismes économiques à l’oeuvre derrière la résurgence actuelle des mouvements de contestations. Dans cet entretien, nous avons échangé sur le revenu universel, outil qui revient à la mode à la faveur de la pandémie et des alternatives qui peuvent lui être proposés.
LTR : Avec la pandémie et les difficultés économiques qui en ont découlé, le revenu universel a le vent en poupe. Expérimentations dans certaines régions ou pays, élus demandant de le mettre en place, … Le sujet est omniprésent depuis un an. C’est une notion très large qui englobe plusieurs visions. De la version libérale de Milton Friedman au salaire à vie de Bernard Friot, les écarts sont importants, tant sur le plan idéologique que pratique. Pourriez-vous nous exposer brièvement les différentes philosophies qui sous-tendent ce concept ?
David Cayla :
Derrière le revenu universel, il y a beaucoup de conceptions différentes, qui vont de la plus libérale à la plus communiste. La proposition de Milton Friedman n’est pas tout à fait un revenu universel, c’est plutôt une allocation minimale, un impôt négatif. Il propose que les personnes ayant un revenu inférieur à un certain seuil puissent toucher une allocation complémentaire. Chez Bernard Friot, à l’inverse, l’objectif est de remplacer le capitalisme. Pour cela, il propose que tout le monde ait un revenu socialisé qui se substitue au revenu de la sphère privée. Entre ces deux principes, il y a de grandes différences. On peut ausssi citer le « Liber » des libéraux à la Gaspard Koening, le revenu de base du Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB), ou encore le revenu universel d’existence de Benoît Hamon. Mais alors, comment peut-on englober dans un même terme toutes ces propositions différentes ? Je leur vois trois points communs : il s’agit d’allouer un revenu déconnecté du travail, universel, dans le sens où il toucherait tout le monde, et suffisant. Le caractère suffisant signifie qu’il faut qu’on puisse vivre et combler ses besoins essentiels avec. Tout réside ensuite dans ce que l’on entend par « besoins essentiels ». On peut commencer au niveau du RSA ou bien se placer à un niveau supérieur. Universel, cela veut dire que tout le monde doit pouvoir bénéficier de ce minimum-là. Parfois, cela signifie le donner à tout le monde, en taxant en contrepartie, ce qui ne fera pas augmenter le revenu de la majorité des gens, mais l’idée de départ est que les plus pauvres ne soient pas oubliés. Le troisième élément, c’est qu’il est sans contrepartie, c’est-à-dire qu’il est totalement déconnecté de l’activité économique. Il ne se fait pas en échange d’un travail ou d’une démarche. C’est cela qui le distingue du RSA ; car dans le cadre du RSA, on demande au bénéficiaire de signer un contrat d’insertion.
LTR : Pour défendre le revenu universel, ses partisans expliquent qu’il permet de repenser la place du travail, et plus particulièrement des tâches mécaniques, dans la société afin de s’en libérer. Que pensez-vous de cet argument ?
David Cayla :
Les promoteurs de gauche du revenu universel considèrent que son intérêt est justement de libérer les individus du besoin de travailler. Ils le justifient par la disparition du travail, liée à la mécanisation. C’est quelque chose que l’on trouve beaucoup chez Benoît Hamon et Baptiste Mylondo, par exemple. Ils justifient aussi cela par l’idée qu’aujourd’hui, toute une partie de l’activité productive des gens ne s’organise pas dans un rapport marchand mais plutôt dans les liens sociaux, comme des grands-parents qui gardent leurs petits-enfants, et qui ne sont pas rémunérés. Derrière cela, il y a plusieurs choses. Il y a d’abord l’idée de la société post travail : le travail aurait été nécessaire dans la société, mais depuis l’automatisation en a supprimé en grande partie le besoin. Deuxièmement, il y a l’idée qu’il faut valoriser le non marchand. Troisièmement, il est sous-entendu que le plein emploi est une utopie aujourd’hui illusoire et qu’il faut donc trouver une solution pour que les gens puissent vivre décemment sans être obligés de trouver un emploi. Il y a enfin l’idée de renforcer le pouvoir de négociation des salariés sur le marché du travail. Cela aurait pour but d’améliorer leurs conditions de travail, parce qu’aujourd’hui le travail est absolument nécessaire pour vivre et les travailleurs n’ont pas le choix que d’accepter des travaux pénibles et difficiles. Ce sont les principaux arguments des partisans de gauche du revenu universel. Le problème, c’est qu’ils sont incohérents entre eux. Ils affirment deux choses contradictoires. Premièrement, ils disent qu’il faut favoriser le non marchand mais proposent pour cela de rémunérer les individus avec de l’argent, qui par définition, ne peut être dépensé que dans la sphère marchande. C’est la contradiction philosophique la plus importante. Si l’on veut mettre en avant le non marchand, il ne faut pas donner de l’argent aux citoyens, mais leur fournir des services publics gratuits. Et là on pose une deuxième question : quel est le rôle de l’État ? Est-il de garantir aux gens des allocations monétaires en espèces ou doit-il fournir des services publics gratuits ? Je suis attaché à la gratuité, j’en tire la conclusion logique que tous les revenus ne passent pas par des revenus monétaires, qu’une partie de la richesse dont nous disposons est non marchande et produite par l’État. Transformer l’État d’un producteur de services non marchands à un État qui alloue de la monnaie en espèces aux ménages pour leur permettre de consommer de manière marchande, c’est à mon avis une dérive grave qui ne peut pas se comprendre dans une perspective de gauche.
Derrière le revenu universel, il y a beaucoup de conceptions différentes qui vont de la plus libérale à la plus communiste.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les libéraux sont favorables au revenu universel. On le retrouve très bien chez Friedman. La pensée au cœur de sa thèse c’est de substituer des programmes gouvernementaux de services publics par des allocations de même coût et laisser le marché pourvoir à la satisfaction des besoins des ménages. Cette logique-là est cohérente. Mais la logique qui consiste à faire de l’État un producteur d’allocations pour que la population puisse consommer tout en étant contre le tout marché me semble particulièrement contradictoire. C’est le premier point. Le deuxième point, c’est que je ne crois pas à la disparition du travail. Si on veut aller plus loin dans la réflexion, l’argument de la mécanisation et de l’automatisation n’est pas bon. Certes une automatisation a lieu, on ne peut pas le nier, mais c’est un processus ancien, qui date de la révolution industrielle. Au fur et à mesure qu’on mécanise, on s’aperçoit que les emplois se déversent vers les secteurs qui sont non mécanisables et non automatisables. Ils se déversent en particulier vers un secteur très important, celui du care, plus largement de tout ce qu’on appelle les emplois relationnels. Ce sont les emplois qui sont liés à la relation entre le pourvoyeur de service et l’usager. On peut citer par exemple l’éducation, la santé, la sécurité, l’accompagnement. Ce type d’emploi n’a cessé d’augmenter et aujourd’hui on en manque. Aussi, un vrai problème se pose : on a à la fois des chômeurs qui cherchent un emploi et des besoins en emplois qui ne sont pas mécanisables et qu’on ne crée pas en dépit de leur importance. Comment en est-on arrivé là ? Pour une raison simple : la très grande majorité des emplois relationnels sont des emplois publics. Or, on refuse que l’État, au nom de l’austérité budgétaire, crée les emplois relationnels qui sont nécessaires socialement. Si on veut résoudre le chômage, il suffit de diminuer la taille des classes, d’améliorer les conditions de travail dans les EHPADs et les hôpitaux, d’améliorer les conditions de travail et de formation de la police, etc. C’est-à-dire créer des emplois publics. Cela couterait beaucoup moins cher que d’allouer un revenu universel de 800€ à tout le monde chaque mois. C’est là qu’à mon sens il y a un problème. Si on considère que le rôle de l’État est d’abord de fournir des services publics gratuits à sa population et qu’on lui substitue un rôle d’allocation monétaire sans créer les emplois publics, alors cela créera une concurrence implicite que les partisans du revenu universel de gauche ne mettent jamais en avant. La base fiscale, ce qu’on peut taxer, est de toute façon limitée. Si l’on arrive à collecter 100 milliards d’euros de plus, par exemple, la question va vite se poser pour savoir s’il faut les utiliser pour créer des emplois publics ou pour verser une allocation de type revenu universel. Benoît Hamon dirait qu’il faut faire les deux. Pour moi, ce n’est pas une réponse satisfaisante. Il faut avoir une idée des mesures prioritaires qui vont être financées avec cet argent.
LTR : Certains détracteurs du revenu universel affirment qu’au lieu de permettre aux salariés de mieux négocier avec leurs employeurs, avoir une rentrée d’argent régulière et inconditionnelle inciterait ces derniers à revoir les rémunérations à la baisse. Qu’en pensez-vous ?
David Cayla :
Ce qui me gêne le plus dans cette argumentation sur le pouvoir de négociation des salariés c’est qu’on prend pour fait acquis l’idée des économistes selon laquelle l’emploi est organisé essentiellement par un marché du travail, avec une offre, une demande et un pouvoir de négociation. Or, cette vision fait l’impasse sur tout un ensemble d’autres dimensions dans le travail qui sont plus sociologiques ou anthropologiques, en particulier le fait que le travail n’est pas du tout une marchandise comme une autre. Je comprends qu’on puisse parler de pouvoir de négociation quand il s’agit de voitures, mais je pense que, dans le cadre de la relation de travail, cela laisse beaucoup de choses de côté. On oublie en particulier que le travail a une dimension identitaire. C’est-à-dire que l’emploi que l’individu accomplit participe de son identité et donc de l’idée qu’il se fait de lui-même. Ce n’est pas du tout équivalent, par exemple, de toucher 1000 euros d’allocations ou de toucher 1000 euros sous forme de salaire. Quand on est de gauche, on ne peut pas raisonner comme des économistes néolibéraux, qui affirment que l’argent n’a pas d’odeur, que les individus raisonnent comme des homo economicus. Deuxièmement, le travail est aussi un rapport social, d’autorité entre deux personnes. Lorsqu’on parle de pouvoir de négociation, on ne pense qu’au moment où on va négocier le salaire ou les conditions de travail. Ce qu’on oublie, c’est qu’une fois qu’on est salarié, on est de toute façon soumis à un rapport de domination. Je doute que le revenu universel permettre de se détacher plus facilement de son travail, de changer les rapports de force dans l’entreprise. Tout collectif, par définition, produit des règles qui contrarient l’autonomie individuelle. Je crois beaucoup plus à la démocratie d’entreprise pour améliorer cela qu’à une allocation extérieure. Si l’on veut libérer le travailleur, il faut aller voir ce qui se passe dans l’entreprise. Ce qui passe par les lois de protection des salariés, le droit du travail, la démocratisation des entreprises.
On prend pour fait acquis l’idée des économistes selon laquelle l’emploi est organisé essentiellement par un marché du travail.
LTR : Pensez-vous que la mode du revenu universel dure au-delà de la crise actuelle ?
David Cayla :
Le revenu universel est une très vieille idée. Elle est d’autant plus attractive qu’aujourd’hui on analyse la richesse, le niveau de vie et la pyramide sociale uniquement à travers la question du revenu monétaire. Répondre à des problèmes qu’on envisage uniquement à travers le prisme du revenu par des revenus, cela paraît donc l’évidence même. On est tellement imbibé par le marché, par l’idée que l’argent fait la richesse, qu’on finit par décider d’aller vers le revenu universel. C’est d’autant plus important que la question de l’inflation a disparu aujourd’hui de la pensée. L’une des raisons qui pourrait empêcher le revenu universel d’être une idée populaire, ce serait que la situation soit similaire à celle des années 70- 80, dans un régime de forte inflation. Là, toute personne qui proposerait le revenu universel se verrait opposer l’argument de l’augmentation des prix. Mon sentiment, c’est que quand on propose ce genre de solution, c’est qu’on a déjà accepté la naturalité du marché, c’est-à-dire que les individus ne peuvent exister autre- ment qu’en étant des consommateurs, que toute la richesse vient de ce qu’on achète. Or, tout cela est extrêmement contestable. J’aimerais que les responsables politiques et les intellectuels parviennent à penser la richesse indépendamment de la question du revenu, en prenant en compte le fait qu’une grande partie de la richesse est non marchande. Par exemple, on ne met plus en avant la question du temps libre. Une grande partie de la richesse est produite par les gens sur leur temps libre ; le temps est en soi une richesse extrêmement importante. Ainsi, l’une des manières de contrer la question du revenu universel serait d’organiser une vraie diminution du temps de travail. On résoudrait le problème du manque d’emplois et on mettrait en avant le fait que le temps libre est aussi une richesse non-marchande importante. On pourrait tout à fait redistribuer le temps pour réorganiser le travail autrement. Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles le revenu universel est à la mode. La raison principale, c’est l’idéologie néolibérale dominante. L’idée que tout procède du marché. On dit que quand on a un marteau comme seul outil, tous les problèmes finissent par se présenter sous la forme de clous. Aujourd’hui, on est tellement persuadés que le problème de la richesse est lié au problème du revenu monétaire, que pour résoudre le problème des inégalités, on va forcément augmenter les revenus ou en donner à tous. La réalité c’est que l’économie ne se présente pas uniquement de cette façon-là. Si on réfléchit avec un peu de distance, l’économie est la sphère de la production et de la répartition des richesses marchandes et non marchandes. On peut donc augmenter la sphère non marchande, on peut penser la richesse que constitue le temps libre, et organiser l’économie pour le maximiser. On peut penser que toute une partie de la richesse doit être soustraite du marché. Dans ce cas-là, donner des revenus aux gens sera beaucoup moins important, puisqu’une grande partie de la richesse ne sera pas achetable. Quand on pense les choses avec un peu plus de recul, on s’aperçoit que le revenu universel n’est qu’une réponse ponctuelle. Un point de vigilance, cependant : je ne dis pas qu’il ne faut pas d’allocations en espèces, je ne dis pas non plus qu’il faut supprimer le marché. Je dis simplement que le marché ne peut pas être l’alpha et l’oméga de la production et de la distribution de la richesse.
LTR : S’il est impossible voire délétère de se défaire du travail, il n’en demeure pas moins que son organisation actuelle, dans de nombreux secteurs, ne permet pas aux travailleurs de s’épanouir voire les aliène. Les écarts de rémunération grandissants, le déclin des syndicats et le développement des « bull- shit jobs » en sont des manifestations. Comment répondre à cette situation sans revendiquer un monde sans travail ?
David Cayla :
Il faut prendre en considération le fait que l’univers du travail est un univers particulier, dans lequel on agit collectivement. Ce n’est pas que l’individu qui travaille, c’est surtout un groupe de personnes. Le droit du travail encadre tout cela et notamment l’idée de l’abus de bien social. Un chef d’entreprise ne peut pas tout faire. Je pense qu’il faut sortir l’entreprise du féodalisme, de l’idée que les individus s’organisent seulement en rapports de force liés à la position du capital. Cela a déjà été fait. La démocratisation de l’entreprise c’est, par exemple, la reconnaissance du fait syndical, les instances représentatives de concertation. Mais il faudrait aller plus loin. Il devrait y avoir des règles plus strictes sur l’organisation du partage de la richesse. Dans nos entreprises subsiste un problème fondamental : les revenus sont distribués individuellement, alors que la richesse est toujours produite collectivement. Il n’y a pas de corrélation claire, contrairement à ce que disent les économistes, entre la production réalisée par chaque travailleur et ce qu’il récupère en termes de revenu. Il n’y a pas non plus de corrélation entre ce qu’apporte le capitaliste et comment il est rémunéré en termes de dividendes. En fait, quand on regarde ceux qui tirent des revenus des entreprises, on voit que tout cela est totalement arbitraire. Ce qui signifie que les revenus que chacun prélève ne sont que les produits de rapports de force, liés à la capacité qu’à chaque personne à se vendre, à la rareté relative qu’il représente, et à la place institutionnelle qu’il occupe. Ainsi, quand l’entreprise se financiarise, sa priorité devient la rémunération des actionnaires, au détriment à la fois du bien-être des salariés mais aussi de sa valorisation à long terme et de sa propre capacité à créer des richesses. Je pense que l’État a un rôle à jouer pour réorganiser les arrangements institutionnels au sein des entreprises, c’est-à-dire faire en sorte que les rapports de force soient plus équilibrés, que les revenus soient plus égalitaires, que le partage de la valeur ajoutée se fasse sur des critères plus égaux, mais aussi que l’entreprise puisse se recentrer sur sa fonction première qui est de produire de la richesse à long terme et non de racheter ses propres actions en détruisant son propre capital au seul profit de ses actionnaires.
LTR : Le revenu universel est souvent présenté comme la solution pour lutter contre la grande exclusion. Vous en avez soulevé les limites au cours de cet entretien. Mais alors, que faut-il faire pour lutter contre les inégalités et la pauvreté ?
David Cayla :
Le grand argument du revenu universel est de dire qu’il va permettre de lutter contre la pauvreté et cela d’autant plus si l’on fixe son montant au-dessus du seuil de pauvreté. Il y a un aspect important dans cet argument, c’est le taux de non-recours élevé des minima sociaux. Des gens ont droit à des revenus mais n’y ont pas recours en raison de la difficulté à se faire connaître. Si l’on met en place le revenu universel, alors on toucherait tout le monde et il y aurait beaucoup moins de taux de non-recours. Je pense que ce n’est pas tout à fait vrai. Même dans le cadre du revenu universel, il faudra effectuer une démarche administrative, remplir un dossier, indiquer un compte bancaire sur lequel verser l’allocation… Il faudra aussi contrôler les fraudes. Par ailleurs, il y a des questions auxquelles on ne répond jamais : que fait-on des immigrés et des clandestins ? Auront-ils droit au revenu universel et jusqu’à quel point ? Et quel sera le statut des Français expatriés ? Il faudra créer une administration du revenu universel et des conditions d’attribution pour qu’il arrive. Aussi on ne supprimera pas complètement le taux de non-recours.
J’aimerais que les responsables politiques et les intellectuels parviennent à penser la richesse indépendamment de la question du revenu.
La deuxième chose, c’est la question du RSA. Est-ce que le revenu universel est un meilleur outil pour lutter contre la pauvreté ? Je mets de côté la question du montant. Imaginons qu’on les fixe tous les deux à 700 euros, par exemple. La différence entre les deux, c’est que le RSA est conditionné, on ne le touche qu’en contrepartie d’une démarche d’insertion active, avec des entretiens individuels, un suivi par un conseiller, etc… Le revenu universel, à l’inverse, serait donné sans aucune contrepartie. On peut penser que s’il n’y a plus de contrepartie, on allègera la structure administrative, on aura ainsi besoin de moins de fonctionnaires, ce qui est sans doute vrai et ce qui coûtera moins cher qu’un RSA de même montant. Mais il y aura du coup moins de personnel pour accompagner les personnes. Et puisque le revenu sera universel, on n’identifiera plus les personnes dans le besoin contrairement à ce qui se passe aujourd’hui. Plus largement, je ne crois pas qu’il faille limiter la pauvreté a la question du revenu, et c’est ça que fait le revenu universel. Pour moi, le problème de la pauvreté, c’est surtout un problème d’exclusion. C’est-à-dire d’exclusion sociale, d’abord, parfois de problèmes d’auto-valorisation et puis un problème de perspectives. On ne peut pas dire à une personne qu’elle va toucher un revenu universel, de 700€ par mois toute sa vie. Certes, elle ne sera plus en situation de grande pauvreté, mais pourra-t-on dire qu’on a résolu le problème de la grande pauvreté en général et de l’exclusion en particulier ? Je ne crois pas. La norme doit être la contribution sociale que chacun produit par son travail dans un cadre marchand ou non marchand. Si l’objectif de l’individu n’est pas juste d’être un consommateur et de recevoir un revenu minimal pour continuer de consommer, mais aussi d’être un contributeur, d’avoir une place dans la société, de produire pour les autres, alors je crois que le RSA est bien plus qualifié pour sortir des gens de l’exclusion et de la pauvreté. Celles et ceux qui sont au RSA, non seulement bénéficient d’un revenu, mais aussi d’un accompagnement personnalisé. C’est d’autant plus vrai pour les jeunes avec la Garantie jeunes, parce qu’ils ont des besoins d’accompagnement bien plus importants que les plus de 25 ans. Toutes ces démarches d’accompagnement et d’insertion vont disparaître ou devenir marginale avec le revenu universel. Les partisans disent que l’on pourra tout de même organiser ces démarches d’insertion de manière volontaire. C’est oublier que le problème de l’exclusion est justement de ne pas aller vers ce genre de dispositifs, à moins d’y être contraint. Je pense qu’il y a là aussi une mauvaise conception de l’exclusion. Quand on demande aux associations caritatives ce qu’elles pensent du revenu universel, il y en a beaucoup qui sont contre, parce qu’elles comprennent bien que la situation réelle des personnes exclues est qu’elles ne savent pas comment s’organiser et s’intégrer, qu’elles n’iront donc pas spontanément chercher les dispositifs d’aide et d’accompagnement qui peuvent exister. Le RSA, avec la stratégie du donnant-donnant, permet d’identifier ceux qui ont le plus de problèmes et d’adapter à ce public-là des dis- positifs d’insertion qui fonctionnent bien.
LTR : Pour conclure, une question plus actuelle. Récemment, à gauche, un embryon de consensus s’est formé pour réclamer l’établissement d’un RSA pour les moins de 25 ans, que pensez-vous de cette proposition ?
David Cayla :
La situation actuelle est extrêmement précaire, dramatique, pour la jeunesse. Elle l’est à la fois pour les étudiants, mais aussi pour ceux qui sortent de leurs études et qui recherchent un stage ou en emploi, et pour les jeunes qui sont déjà exclus. Face à cela, je ne suis pas opposé à ce qu’on puisse temporairement élargir le RSA, comme première solution. Le problème, c’est lorsqu’on on le présente comme une solution de long terme. Je suis beaucoup plus réservé sur ce sujet parce que le problème de la jeunesse, c’est premièrement un manque d’emploi et de stages. Globalement, la covid a fait disparaître des petits emplois que beaucoup d’étudiants occupaient et des embauches, impliquant que ceux qui sortent de leurs études sont en difficulté pour trouver un travail. Or, répondre au manque d’emploi par un RSA n’est pas satisfaisant. Vous sortez de vos études et au lieu d’avoir un emploi bien rémunéré, on vous donne une allocation minime. Ce n’est pas ce que veulent les jeunes. Ils savent bien qu’ils ne vont pas s’ouvrir une carrière au RSA. La priorité devrait donc être de créer des emplois. Je comprends qu’on ne puisse pas les créer immédiatement et qu’en attendant, le RSA peut être une solution transitoire, mais ce n’est pas une solution qui correspond aux besoins spécifiques de cette jeunesse. De la même façon, il faut aider les étudiants qui cherchent à faire leurs études et qui pour cela doivent avoir des petits boulots à côté. Il faut leur donner des allocations spécifiques en augmentant, prolongeant et généralisant les bourses, en leur permettant de redoubler une deuxième fois sans la perdre. Aujourd’hui, certains ne peuvent pas réussir leur année à cause des conditions d’études dégradées. Cela me semble mieux répondre aux problèmes des étudiants que de simplement leur accorder le RSA. Troisièmement, il faut aider tous les jeunes qui sont exclus et qui bénéficient de la Garantie jeunes. C’est un dispositif qui date de janvier 2017, organisé sous la pression de l’Union Européenne. Il est sous-dimensionné : il n’y a que 100 000 à 150 000 jeunes qui en dis- posent. On ne peut avoir un revenu équivalent au RSA que durant 1 an à 1 an et demi. Il y a très peu de communication sur ce dispositif, ce qui veut dire qu’il y a beaucoup de jeunes qui en auraient besoin mais qui ne peuvent pas l’avoir faute d’information, ou qui l’ont eu pendant un temps court et ne peuvent pas y revenir après un échec d’insertion. Clairement, je suis pour la généralisation de la Garantie jeunes, qui est un RSA renforcé sur le plan de l’accompagnement. Mais pour cela, il va falloir recruter des accompagnants. Si l’on veut tripler le nombre de bénéficiaires et garantir le revenu jusqu’à 25 ans, ou tant que le bénéficiaire n’est pas inséré, il va falloir tripler les personnes des Missions locales, en créer de nouvelles, notamment en zone rurale. C’est un effort d’investissement extrêmement important que doit faire l’État, et ce serait beaucoup plus efficace que la généralisation du RSA aux moins de 25 ans. La démarche d’insertion d’un jeune de 19 ans est bien plus spécifique et nécessite un accompagnement bien plus important que ce qui se fait avec le RSA. Pour résumer, le RSA comme solution d’urgence, de court terme, pourquoi pas. Mais la réponse aux problèmes de la jeunesse aujourd’hui doit être d’abord de créer des emplois pour les jeunes. Il faut en créer beaucoup, à la fois pour ceux qui sont qualifiés et pour ceux qui ne le sont pas. Pour se substituer au secteur privé qui n’en crée plus, il faut que le secteur public prenne la place. Cette réponse doit aussi passer par une amélioration, au moins ponctuelle, mais plus structurelle également, des allocations pour les étudiants. Enfin, je souhaite une généralisation et une extension massive de la Garantie jeunes.
Dans nos entreprises subsiste un problème fondamental : les revenus sont distribués individuellement, alors que la richesse est toujours produire collectivement.

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La laïcité en danger ?

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La laïcité en danger ?

Entretien avec Jean-Pierre Obin
Ancien inspecteur général de l’Education nationale, Jean-Pierre Obin est l’auteur en 2004 d’un rapport retentissant sur le port de signes religieux à l’école. Il publie en 2020 un livre intitulé Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, où il adresse un portrait inquiétant de l’état de l’école française, trop perméable aux idéologies islamistes. Le Temps des Ruptures l’a rencontré pour échanger avec lui sur la lutte contre l’islamisme et l’avenir de la laïcité en France. 
LTR : En juin 2004, vous remettez au gouvernement un rapport, resté dans la postérité comme le « rapport Obin », sur les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires. Quels constats y faisiez-vous ?
Jean Pierre Obin :
Les atteintes à la laïcité et l’islamisme n’étaient pas aussi importants qu’aujourd’hui, mais quelques signes, quand même, annonçaient ce qui se déroulait depuis une dizaine d’années. En particulier, le livre Les territoires perdus de la République était paru deux ans auparavant. Je raconte moi-même dans mon livre que j’avais perçu un certain nombre de signes, lesquels montraient une forme de radicalisation de certains élèves de confession musulmane, mais pas seulement, qui pouvait être préoccupante, en particulier en termes d’antisémitisme. J’avais l’impression que le débat sur le voile, qui s’est cristallisé à ce moment-là avec la nomination de la Commission Stasi en 2003, était l’arbre qui cachait la forêt. D’où cette demande au ministre de l’époque d’aller enquêter, demande qui a été accordée. Nous avons, avec une dizaine d’inspecteurs généraux, passé plusieurs mois à enquêter dans divers établissements scolaires, avec une variété de contextes territoriaux. Partout où nous sommes allés, nous avons constaté à peu près les mêmes types d’atteintes à la laïcité ou à d’autres valeurs de la République. Nous en avons fait une typologie dans le rapport. Elles concernaient la vie scolaire, les fêtes religieuses, l’alimentation, le vêtement, la violence, l’antisémitisme, le racisme, la violence à l’encontre des filles, etc… Par ailleurs, nous avons noté, dans les classes, des contestations plus fréquentes de l’enseignement, dans différentes disciplines : l’EPS bien sûr ; mais aussi les SVT avec la contestation de la théorie de Darwin, le refus de cours sur la sexualité et la reproduction humaine ; l’histoire-géographie ; des œuvres littéraires ; des philosophes, aussi. Les chefs d’établissements ignoraient ce qui se passait dans la classe, le recteur ignorait ce qui se passait dans l’établissement scolaire, il n’y avait aucun soutien des cadres de l’institution. Il fallait prendre conscience de cela, pour renforcer la mixité sociale dans les écoles et former les enseignants, leur apporter de l’aide et du soutien. C’est bien plus tard que j’ai découvert que les textes islamistes ciblaient avant tout l’école.
Il faut prendre conscience de la présence d’atteintes à la laïcité, pour renforcer la mixité dans les écoles et former les enseignants.
LTR : Votre rapport a-t-il eu un écho dans les médias ? Vos préconisations sont-elles remontées jusqu’aux oreilles du ministre de l’Education nationale ?
Jean-Pierre Obin
: Aucun écho bien sûr, puisque le rapport a été enterré par François Fillon, ministre au moment où nous l’avons terminé. Il ne l’a d’ailleurs jamais lu, ça s’est arrêté au niveau de son directeur de cabinet. Le rapport a ensuite fuité dans la presse et a été rendu public à peu près un an plus tard. A partir de ce moment-là, il a eu un certain écho, mais très limité. Surtout, il n’a donné lieu à aucune conclusion générale au niveau du Ministère. Il a simplement été publié sur son site, c’est tout. Le service minimum.
LTR : Malgré le faible écho médiatique, comment a-t-il été reçu dans les milieux politiques et intellectuels ?
Jean-Pierre Obin :
Sur un certain nombre de sites, il y a eu une utilisation de quelques passages du rapport à des fins particulières. Par exemple, des sites juifs, voire sionistes, ont repris tout ce qui concernait l’antisémitisme ; plusieurs sites féministes ont repris ce qui concernait les violences faites aux filles ; une partie de l’extrême droite l’a également repris pour attaquer l’islam et les Musulmans. Mais le Ministre de l’époque s’en est désintéressé. Parce que ça ne servait pas sa stratégie politique personnelle. Il avait une feuille de route qui visait à laisser sa trace dans l’Education nationale à travers une loi, la loi Fillon. Tout ce qui était en dehors de cette perspective n’était pas intéressant pour lui et contrariait son ambition. Il avait déjà une perspective présidentielle, et à l’époque, dans cette perspective, soulever un problème difficilement soluble à court terme et qui était une source d’embêtements, ce n’était absolument pas sa stratégie.
LTR : Quinze ans après, vous publiez un livre choc, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école. Il a eu une large résonance dans les médias, amplifiée par le terrible attentat visant Samuel Paty. Quels étaient les éléments les plus probants de votre ouvrage ?
Jean-Pierre Obin :
Je pense que ce qui a fait le succès de cet ouvrage, c’est la composition que j’ai voulue. Il y a trois aspects qui se complètent. D’abord, une partie témoignages, qui présente des situations professionnelles que j’ai recueillies avec des méthodes rigoureuses auprès de personnels de l’Education nationale. Deuxième aspect, nouveau par rapport à 2004, nous disposons de multiples enquêtes, de travaux scientifiques qui donnent un aspect quantitatif au phénomène de radicalisation. Donc il y a d’abord un constat qui est désormais indéniable et qu’on ne peut pas réfuter, et puis il y a des illustrations très concrètes, très vivantes de cela. Et puis le troisième aspect du livre, c’est qu’il est très personnel, écrit à la première personne, où je m’appuie du début à la fin sur une histoire très personnelle, familiale. Je pense que c’est ce mélange de ces trois choses qui a fait le succès médiatique de mon livre, dont j’ai été le premier surpris. La mort de Samuel Paty a totalement changé la perception publique à propos de ce que j’évoquais dans mon livre.
LTR : Ce livre a, semble-t-il, ouvert les yeux de nombreux Français au sujet de la progression de l’islamisme. Malgré tout, des critiques persistent quant à la méthodologie de votre en- quête, et donc à ses conclusions. Comment expliquez-vous cette permanence du dénichez une partie de la population ?
Jean-Pierre Obin :
Ce n’est pas seulement du déni, il y a une partie de complaisance idéologique. Aujourd’hui, cela prend deux formes. D’abord, ce que l’on peut appeler l’islamo-gauchisme – qui est un mot fourre-tout mais qu’on comprend bien -, c’est-à-dire une vision manichéenne de la société, fondée sur l’idée qu’il y aurait des victimes et des élites opprimant ces victimes. La tâche des groupes serait de prendre coûte que coûte la défense de ces victimes. Et aujourd’hui, les victimes, pour eux, ce sont les musulmans. De l’autre côté, tout un courant, non plus d’essence marxiste, mais plutôt libérale, est favorable au libre développement des identités. Il est donc partisan d’une non-intervention de l’Etat dans tous les domaines : culturels, religieux, éducatifs etc… Cette idéologie s’est récemment radicalisée, avec l’idée que chaque groupe se prétend opprimé par la majorité. Chaque groupe autour du genre, de la « race », de la religion, va défendre son pré-carré. C’est l’ef- fondrement de ce qu’on appelle depuis les Lumières l’universalisme. Les mouvements tournant autour de ces différents courants deviennent, parfois de manière inconsciente, mais plus souvent de manière très consciente, des alliés objectifs des islamistes. Ils ne sont pas dans une complicité idéologique, mais dans une complicité opérationnelle : ils ont des ennemis communs, à savoir l’Etat colonial, raciste, islamophobe. Comme l’explique très bien le dirigeant communiste britannique Chris Harman, qui a dirigé un livre qui théorise l’islamo-gauchisme, Le Prophète et le Prolétariat, il faut nouer des alliances de circonstance avec les islamistes contre l’Etat. C’est une convergence de vue qui est stratégique. Elle a commencé sans doute avec la prise de pouvoir de Khomeiny en Iran en 1979, avec l’attaque de l’ambassade américaine, qui était le fait de groupes marxistes alliés à des groupes islamistes. Ça s’est dénoué en Iran, quelques années plus tard, quand les seconds ont mis les premiers en prison.
LTR : A la fin de votre ouvrage vous proposez deux grands axes politiques pour répondre à la progression de l’islamisme : favoriser la mixité sociale et développer un « islam des Lumières ». Concrètement, comment ces deux grands axes pourraient être mis en œuvre ?
Jean-Pierre Obin :
Ce sont deux grands axes stratégiques sur du long terme. La mixité sociale, ça ne se décrète pas du jour au lendemain. Cela nécessite des politiques assez continues, mais qui n’ont pas été des objectifs stratégiques des gouvernements de droite et de gauche jusqu’aujourd’hui. Nous avons plutôt vu des politiques de redistribution, plus accentuées lorsque la gauche est au pouvoir, moins lorsque c’est la droite, qui ont mis l’accent sur le fameux slogan des ZEP, « donnez plus à ceux qui ont moins », plutôt que de mettre l’accent sur « mélangeons les populations ». Or, ces politiques redistributives sont très couteuses d’une part et ont, d’autre part, des résultats tout à fait relatifs. Ces dizaines de milliards d’euros déversés pour les politiques de la ville n’ont pas empêché la poursuite de la séparation des populations, de l’archipélisation des cités françaises, de la ségrégation de ces populations pauvres. Et d’ailleurs, on donne plus mais on donne mal. En réalité, lorsqu’on regarde dans le détail, ces établissements de quartiers difficiles sont – malgré les aides – moins favorisés que les autres. Il faut plutôt récompenser les établissements et les chefs d’établissement qui font progresser la mixité sociale. Et donc punir ceux qui la font régresser. Aujourd’hui, un principal qui perd ses classes moyennes voit son collège récompensé, parce que sa population s’est paupérisée. C’est insensé.
On doit leur faire comprendre l’intérêt émancipateur de la laïcité, qui est loin d’être liberticide et coercitive.
LTR : Concernant le développement en France d’un « islam des Lumières », pensez-vous que les mesures prises récemment par le gouvernement, comme par exemple la Charte des imams de France ou la fin d’ici 2024 du détachement des imams étrangers, aillent dans ce sens-là ?
Jean-Pierre Obin :
Oui, ça va dans le bon sens. Mais dans mon esprit, c’est l’aspect géostratégique de la lutte contre l’islamisme qui prime. L’islamisme n’est pas français, c’est une création moyen-orientale, surtout de l’Arabie Saoudite et de l’Egypte, qui n’a à l’origine pour seule vocation que de prendre le pouvoir dans ces pays-là. Et puis, avec la mondialisation de la politique et le développement des migrations en Europe, il prend dans les années 80-90 un tour stratégique dans l’esprit de certains islamistes. D’où l’idée de susciter des mouvements de sédition dans ces diasporas musulmanes en Occident pour affaiblir ces pays, pour affaiblir les Lumières. Cela passe notamment par le terrorisme, qui a pour but de monter les non musulmans contre les musulmans, pour faire progresser la haine anti musulmans et favoriser le repli communautaire, voire le séparatisme, chez les occidentaux de confession musulmane, qui seront obligés de se réfugier dans les bras des prédicateurs islamistes. La bataille contre l’islamisme sera gagnée, si elle est gagnée un jour, dans les pays arabo-musulmans eux-mêmes, à la source du problème. Ceux qui sont en première ligne, ce sont les citoyens éclairés de ces pays qu’il faut absolument soutenir stratégiquement sur la longue durée. Comment la France peut y contribuer ? En suscitant sur son sol, au sein même de la population musulmane, un mouvement d’émancipation pétri de modernité qui reprenne les valeurs des Lumières et adapte l’islam à ces valeurs, de la même manière que la grande masse des catholiques et des juifs ont su le faire. On en voit les prémices aujourd’hui, avec des figures qui interviennent à la télévision, des théologiens qui montrent que l’islam est tout à fait compatible avec la République, et que l’islam a connu des grandes périodes de Lumières dans son histoire.
LTR : Le ministre de l’Education nationale Jean- Michel Blanquer vous a confié une mission ministérielle de formation à la laïcité pour tous les personnels de l’Education nationale. En quoi consiste-t-elle plus précisément ?
Jean-Pierre Obin :
Cette mission consiste à travailler sur le domaine de la formation des personnels de l’Education nationale, à la fois sur la formation initiale et sur la formation continue, sur la laïcité et plus largement les valeurs de la République. A la suite du rapport de 2004, du livre de 2020, je dis et je redis que la formation des enseignants est primordiale pour combattre l’islamisme et promouvoir la laïcité et donc l’émancipation chez nos jeunes compatriotes. Les enseignants sont aujourd’hui très mal formés sur ces questions. On doit leur apprendre comment réagir face aux atteintes à la laïcité, en leur qualité d’enseignant. Je suis donc chargé d’analyser la situation et de faire des propositions au ministre, que je dois rendre d’ici la fin d’avril. D’ici là, évidemment, je ne peux rien en dire de plus.
LTR : La stratégie politique mise en place par le gouvernement, à travers votre mission, mais aussi celle confiée à Pierre Besnard et Isabelle de Mecquenem par Amélie de Montchalain et Marlène Schiappa et plus largement via la loi contre le séparatisme, va-t-elle dans le bon sens selon vous ?
Jean-Pierre Obin :
Oui, cela va dans le bon sens. Mais nommer un rapporteur ou des rapporteurs, c’est une chose, suivre leurs préconisations, c’en est une autre. Les propositions que je ferai au ministre n’engagent que moi, et n’ont aucune conséquence en soi. C’est ce qu’il dira à partir de ce rapport qu’il sera intéressant de regarder.
LTR : Concernant la loi sur le séparatisme, les propositions sont-elles au niveau de l’enjeu ?
Jean-Pierre Obin :
C’est l’exercice qui veut ça, il a forcément de la surenchère politicienne, chacun tendant à se positionner comme opposant ou comme membre de la majorité, et ces débats ne font pas forcément dans la nuance et dans la recherche de compromis. Certains amendements n’étaient là que pour prendre une posture, notamment l’amendement sur le voile des accompagnatrices scolaires. On jugera cette loi sur pièces, dans son application. Elle n’apporte pas de grands bouleversements sur la laïcité, quels que soient les petits aménagements qui ont pu susciter des réactions outrées chez les différentes Eglises. Elle s’attache à des difficultés réelles, je pense par exemple à l’instruction à domicile, aux écoles hors contrat etc, ça ne touche qu’un tout petit nombre d’élèves, mais il fallait le faire. Il y a des points où l’Etat ne contrôle plus l’éducation des enfants. Il fallait sans doute agir dans tous ces domaines, mais la loi est vraiment un recueil de dizaines et de dizaines de points très précis, très hétéroclites. Il y a une forme de communication auprès de l’opinion publique qui consiste à dire « voilà on a compris le problème, on fait une loi pour y répondre ». Pour mesurer ses conséquences, si conséquences il y a, il faudra attendre plusieurs années.
LTR : Pour vous, le nœud du problème, c’est l’Education nationale, d’autant plus lorsqu’on analyse les dernières enquêtes sur l’opinion des lycéens vis-à-vis de la laïcité ? Cette rupture chez les jeunes est-elle par ailleurs due à un échec de l’Education nationale ?
Jean-Pierre Obin :
Il y a pour moi un réel échec de l’Education nationale derrière ce sondage de l’IFOP pour la Licra. Il y a toujours eu une certaine coupure entre les moins de 24 ans et le reste de la population, ce n’est vraiment pas nouveau. C’est presque un invariant anthropologique de la vie sociale en France. Cependant, il y a des choses réellement préoccupantes. Moi-même j’ai vu s’exprimer devant moi, par des jeunes politisés, l’incompréhension de la laïcité à la française, de ses règles, notamment scolaires. Ils souhaitaient une « laïcité à l’américaine », ce qui soit dit en passant n’a aucun sens. Ils apprécient le modèle américain qui laisse plus de place à l’expression religieuse, pas seulement à l’école, mais dans la société. C’est très difficile de leur opposer que la laïcité est une exception française liée à l’histoire de France. Sans les guerres de religion, sans la contre-réforme, il n’y aurait pas eu une Révolution française, qui s’oppose non seulement à la monarchie, mais aussi au clergé. La constitution civile du clergé de 1790 ce n’est pas rien quand même, on remercie l’ensemble des évêques et des prêtres et on les oblige à prêter serment devant la République. C’est une histoire que les pays protestants anglo-saxons n’ont jamais connu pour la bonne raison que la séparation des Eglises et de l’Etat, c’est la Réforme qui l’a opérée. Elle n’avait plus à être faite dans un cadre conflictuel. On ne peut pas balayer notre Histoire d’un revers de la main, en faisant fi de ce qui nous constitue en tant que Français. On doit reprendre la bataille avec davantage de lucidité, de clairvoyance sur ce qui se passe. Ce ne doit pas être un catéchisme républicain, on doit leur faire comprendre l’intérêt émancipateur de la laïcité, qui est loin d’être liberticide et coercitive.
LTR : La France est un îlot isolé sur la question de la séparation du politique et du religieux. Pensez-vous qu’elle puisse conserver sur le long terme cette spécificité dans un monde globalisé dont les standards culturels s’américanisent de plus en plus ?
Jean-Pierre Obin :
Il est certain que nous sommes sous une grande influence de la culture de masse américaine. C’est sans doute irréversible, il y a une hégémonie au niveau du cinéma, de la musique etc. Mais vous savez, j’étais il y a quelques jours en visio-conférence avec une enseignante québécoise qui m’expliquait que le Québec suivait petit à petit les pas de la laïcité française. Elle me parlait de la loi qui vient de passer, des débats à la Cour Suprême canadienne, et de son grand succès politique. Les Belges, Italiens et Allemands sont également très intéressés. Ces dernières années, des positions laïques ont été prises dans des landers allemands, notamment pour interdire les signes religieux à l’école. Il n’est donc pas exclu que d’autres s’inspirent de l’ex­périence française pour leur propre pays. Références (1) Sous la direction de Bensoussan Georges, Les Territoires perdus de la Républiques, Mille et une nuits, 2002, 238p. (2) Obin Jean-Pierre, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, Hermann, 2020, 166p. (3) A l’époque Luc Ferry. (4) Mission ministérielle relative à la formation des agents publics à la laïcité, qui complète la Mission ministérielle de Jean-Pierre Obin qui consiste à former les personnes de l’Education nationale à la laïcité. (5) Sondage IFOP pour la Licra, 2021, Enquête auprès des lycéens sur la laïcité et la place des religions à l’école et dans la société. (6) Décret adopté en juillet 1790 par l’Assemblée nationale constituante qui réorganise le clergé français, qui devient dépendant de l’Etat et non plus de l’Eglise catholique romaine. (7) La loi 21, ou « loi sur la laïcité de l’Etat » , adoptée en 2019, s »aligne dans une certaine mesure sur la législation française en termes de neutralité des agents de la fonction publique.

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Retrouver la voix du peuple : le tirage au sort, un outil démocratique adéquat ?

La Cité

Retrouver la voix du peuple : le tirage au sort, un outil démocratique adéquat ?

Par Ella Michelleti. À l’heure où la confiance se réduit comme peau de chagrin, où le fossé des inégalités s’élargit au point de causer des fractures brutales au sein de la communauté nationale, l’urgence pour le peuple est de se réapproprier un espace dans le champ politique et décisionnel. Plusieurs outils peuvent être mis en oeuvre, y compris celui du tirage au sort, afin de favoriser une meilleure participation et une meilleure représentativité des citoyens. Mais renforcer l’engagement des Français en utilisant le hasard est-il pertinent ? 
Une défiance politique généralisée

Comme le vote, le tirage au sort en politique est un moyen de désigner des citoyens pour occuper une fonction (législative, exécutive, judiciaire…) pour une durée et des missions déterminées. Le vecteur « hasard » est donné en maître, si bien qu’il impose, de facto, une dépersonnalisation de la politique. L’idée qui sur- git parfois dans les médias est celle d’une assemblée ou d’une partie de celle-ci qui serait tirée au sort. En France, en 2016, Arnaud Montebourg proposait par exemple un tirage au sort de cent citoyens pour siéger au Sénat pour « reconstruire la confiance détruite ». En effet, la crise de la démocratie représentative est on ne peut plus éclatante depuis quelques années. D’après le baromètre de la confiance politique du CEVIPOF publié en janvier 2019 et qui analyse le point de vue des Français sur la décennie 2009-2019 : « L’état d’esprit sombre qui caractérise la décennie passée entache aussi le rapport à la politique. Ce rapport est fait d’intérêt pour la politique mais surtout de méfiance et de dégoût […] Les responsables politiques, de gauche comme de droite, sont perçus comme indifférents, éloignés et corrompus. » Plusieurs chiffres attirent l’attention dans ce baromètre : 79 % des sondés émettent une opinion négative envers le monde politique, 85 % estiment que les responsables politiques ne se préoccupent pas d’eux et 74 % perçoivent le personnel politique comme corrompu.

En 2018, la crise des Gilets jaunes est venue confirmer avec fracas cette fracture entre ceux qui ont la main sur les affaires publiques et ceux qui sont contraints de rester dans une posture passive, entre l’élite au pouvoir et le peuple exclu du champ décisionnel. Or, comme l’affirmait justement Saint-Just : « Si vous voulez la république, attachez-vous au peuple et ne faites rien que pour lui. » Un constat qui a poussé le géographe Christophe Guilluy à déclarer dans la Revue des Deux Mondes : « Notre modèle de société n’est plus viable ». La crise actuelle, révélée de façon éclatante à partir de l’Acte I du 17 novembre 2018, s’inscrit d’ailleurs dans une tradition plus large de contestation de la démocratie représentative, dans la droite ligne de l’héritage des Sans-culottes.

EN 2018, LA CRISE DES GILETS JAUNES EST VENUE CONFIRMER LA FRACTURE ENTRE L’ÉLITE AU POUVOIR ET LE PEUPLE EXCLU DU CHAMP DÉCISIONNEL.

À ce titre, le politologue Gérard Grunberg cite le discours de Robespierre du 29 juillet 1792 : « La source de tous nos maux […] c’est l’indépendance absolue où les représentants se sont mis eux-mêmes à l’égard de la nation sans l’avoir consultée […] Ils n’étaient, de leur aveu même, que les mandataires du peuple et ils se sont faits souverains. »

Il n’existe pas une seule et bonne solution pour résoudre cette crise de la démocratie représentative. Ce qui ressort, pour les Gilets jaunes aujourd’hui comme pour les Sans-culottes hier, c’est une volonté de représenter le peuple entier. Dès lors, plusieurs outils peuvent assurer une prise de parole concrète des citoyens. Le tirage au sort en est un.

Aux origines du tirage au sort

L’histoire du tirage du sort se confond en partie avec celle de la démocratie athénienne. L’hypothèse, soutenue par l’historien Fustel de Coulanges, d’un outil qui serait une « révélation de la volonté divine » , a primé un certain temps. Initialement, le tirage au sort n’avait pas pour but de donner des chances égales aux citoyens athéniens éclairés et libres, mais de s’en remettre aux dieux pour décider du choix des plus aptes à exercer la chose publique. Cette conception « religieuse » a été remise en cause à partir du Xe siècle à Athènes comme à Rome. Comme le relèvent le politiste Yves Sintomer et l’historienne Liliane Lopez-Rabatel, « selon Aristote, ‘‘la voie du sort pour la désignation des magistrats est une institution démocra- tique. Le principe de l’élection, au contraire, est oligarchique’’ ».

En outre, rappelons que seuls 15 % (entre 40 000 et 45 000) des 300 000 Athéniens jouissaient d’un statut de citoyen. Étaient exclus les esclaves, les étrangers (barbares) et les femmes. Le dispositif de tirage au sort pour les magistrats (archontes), le tribunal populaire (l’hélié) et le Conseil (la boulê) qui préparaient les lois votées à l’Assemblée (l’ecclésia) se faisait à une échelle quantitative restreinte. En revanche, au Vème siècle, afin respecter l’égalité des citoyens, les membres de la boulê changeaient tous les mois.

Depuis, et bien que des expériences aient été observées notamment dans les républiques italiennes de la fin du Moyen Âge, aucun pays dans le monde n’a mis en place un système intégralement stochocratique au niveau national. Pour autant, le tirage au sort est régulièrement utilisé par des partis politiques afin de donner une place à la parole des citoyens et légitimer leurs actions et propositions. Jean-Luc Mélenchon en a usé en 2017 lors de la Convention de la France insoumise, à la condition que cette dernière soit paritaire. À l’étranger, on se souvient également de l’expérience de l’Islande qui, en 2009, alors que le pays était traversé par une crise majeure, avait permis à mille personnes d’être tirées au sort « pour dégager les valeurs sur lesquelles devrait se refonder le pays ». Cinq ans plus tard, ce pays avait aussi utilisé le tirage au sort pour que soixante-six citoyens islandais travaillent avec trente-trois responsables politiques sur la question du mariage homosexuel.

Un procédé qui n’est pas exempt de critiques

En France, les arguments de ceux qui soutiennent ce procédé sont multiples. Tout d’abord – et c’est l’un des buts mis en exergue pour soutenir le tirage au sort –, il permettrait une meilleure représentativité de la société française. L’argument semble évident quand on se penche sur la constitution de l’Assemblée nationale élue en 2017. Si on note une augmentation du nombre de jeunes et aussi de femmes députées (244 contre 155 en 2012), il s’agit toujours de profils aisés. Près de 70 % des élus LREM sont issus des classes supérieures. Les ouvriers ne passent quasiment jamais la porte de l’hémicycle alors qu’ils représentent 19,6 % de l’emploi total selon l’INSEE en 2019. Par ailleurs, il contribuerait à « déprofessionnaliser » la politique et à freiner les « carrières » au profit d’investissements désintéressés. Souvent taxée de concept abstrait, l’égalité des chances retrouverait une certaine épaisseur puisque personne n’aurait ni plus ni moins de chances qu’un autre d’accéder à l’hémicycle.

Cependant, le principe même du tirage au sort sans conditions porte en germe plusieurs interrogations : quelle place pour les compétences des tirés au sort ? Quid d’une potentielle responsabilité ? Enfin, comment l’articuler à une vie démocratique reposant sur la confrontation entre des cultures politiques distinctes ?

En premier lieu, la tendance générale à la complexification de la loi entrave son accessibilité et sa compréhension par les citoyens. La faible intensité démocratique de nos sociétés conduit à généraliser l’expertise et la technocratie : il serait difficile d’imaginer que les tirés au sort ne produisent autre chose que des évolutions cosmétiques sans une profonde remise à plat de la fabrique de la loi. La Convention citoyenne sur le climat est, à cet égard, symptomatique, d’un processus où, malgré la présence des tirés au sort, l’initiative reste entre les mains de la haute bureaucratie établie. Par ailleurs, comme le rappelle Dimitri Courant, le tirage au sort peut également être un procédé utilisé par les responsables politiques pour distinguer les bonnes des mauvaises pratiques politiques. Entre d’un côté, une démocratie directe policée, se déroulant dans un cadre choisi par le pouvoir en place, et de l’autre une démocratie sauvage faite de manifestations intempestives.

On peut également s’interroger sur la figure même du tiré au sort. Ce dernier est-il un politique comme les autres ? Contrairement aux politiques de carrière, il ne serait pas rodé à l’exercice grisant du pouvoir, celui qui donne envie d’en avoir toujours plus. Mais ce raisonnement a ses limites. Être un citoyen dit « ordinaire » ne garantit pas d’être imperméable aux chants des sirènes.

LE TIRAGE AU SORT PEUT AUSSI ÊTRE UTILISÉ PAR LES RESPONSABLES POLITIQUES POUR DISTINGUER LES BONNES DES MAUVAISES PRATIQUES POLITIQUES.

Bien entendu, on ne saurait nier que les élites au pouvoir depuis des décennies apparaissent comme plus corruptibles (et davantage corrompues) car elles ont tout intérêt à maintenir un système à leur avantage.

Les citoyens tirés au sort, de leur côté, partiraient donc avec un quotient de « corruptibilité » bien moindre voire nul. Cela ne présage néanmoins en rien qu’ils restent insensibles. Sans aller jus- qu’à faire nôtres les propos de Kant, pour qui « la possession du pouvoir corrompt inévitablement la raison », on ne peut pas plus faire preuve de crédulité. Jérôme Barthélémy, professeur à l’ESSEC, rappelle, en s’appuyant sur plusieurs expériences scientifiques, que le pouvoir tend à changer tout homme qui en possède et que plus l’individu possède du pouvoir, moins il fait attention aux autres. Cela ne remet pas en cause le bien-fondé potentiel du tirage au sort mais contribue néanmoins à nuancer le schéma manichéen qu’on retrouve dans l’opinion publique : des responsables politiques voués à la voracité du pouvoir face à des citoyens « ordinaires » dont l’intégrité serait irréprochable.

Le tirage au sort pourrait par ailleurs renforcer l’esprit de consensus et entrer en contradiction avec une démocratie dont l’activité est rythmée par la confrontation entre des cultures politiques (socialisme, conservatisme, libéralisme etc…) produisant des représentations de la vie humaine largement distinctes. Le risque est grand également de voir ce procédé participer d’une délégitimation des corps intermédiaires (partis politiques, syndicats, associations etc.) déjà réduits à peau de chagrin.

Le tirage au sort n’a donc rien d’une solution miracle ; il nécessite un travail poussé, en amont, sur la question des compétences, de la responsabilité, et sur la propre volonté des citoyens vis-à-vis de l’engagement. Mais rien n’empêcherait de le combiner avec d’autres modes d’action. Il y a notamment beaucoup à faire du côté de la culture référendaire. Les élites politiques mondialisées en usent avec parcimonie car elles craignent tout simplement les électeurs et des résultats qui leur infligeraient un revers politique (cf. référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen). La vie politique française tend à tourner en vase clos autour des seules élections présidentielles (la faute au fonctionnement de la Ve République depuis la réforme du quinquennat mais pas seulement) alors que, sur bien des sujets (l’organisation des pouvoirs publics, le programme économique, social et environnemental, la ratification des traités), l’opinion des électeurs pourrait être demandée. De même, l’usage du terme « populisme », dégainé automatiquement pour invalider désormais toute revendication populaire marquée, conduit à se montrer trop frileux sur les demandes de « ceux d’en bas ». Le référendum embarrasse les dirigeants, les met face à leurs contradictions. Dans une interview à Marianne, Raul Magni Berton, professeur de science politique à Sciences Po Grenoble plaide pour un RIC à la Suisse. Selon lui, « le modèle suisse est le plus pur car il en- globe tous les sujets en permettant une révision constitutionnelle ». Puis, il ajoute que le RIC a, d’après une étude, « le même effet que d’amener à un diplôme les personnes ayant arrêté l’école à la fin de la scolarité obligatoire » et qu’il augmente « considérablement la connaissance politique » parmi la population. C’est aussi pour ces raisons qu’il faut œuvrer à sa concrétisation. La démocratie représentative, insuffisante pour assurer une digne mise en valeur de la parole du peuple, en a grandement besoin.

Ainsi, que cela soit par tirage au sort, RIC, élections ou manifestations, le but reste le même : le bien commun. Une réelle émancipation collective et un véritable coup d’accélérateur afin de promouvoir une République sociale ne peuvent passer que par l’articulation de tous ces outils. La reprise en main de son destin par le peuple en dépend.

Références

Sciences Po, CEVIPOF, Baromètre de la confiance politique.
Christophe Guilluy : « Notre modèle de société n’est plus viable », La Revue des Deux Mondes, Valérie Toranian, 25 mars 2019, https://www.revuedesdeuxmondes.fr/christophe-guilluy-notre-modele-de-societe-nest-plus-viable/
 N.-D.

Fustel de Coulanges, La Cité antique, Paris, Champ classiques, 2009, livre III, chapitre X, p. 256.
López-Rabatel, L. & Sintomer, Y. (2019), « Introduction. L’histoire du tirage au sort en politique : instruments, pratiques, théories » Participations », Hors-série (HS). https://doi.org/10.3917/parti.hs01.0009

Harivel, M., « Le tirage au sort dans la République de Venise », Mélanges de la Casa de Velázquez [En ligne], http://journals.openedition.org/mcv/11720 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mcv.11720

Yves Sintomer, « Tirage au sort et démocratie délibérative, une piste pour renouveler la politique au XXIe siècle ? », La Vie des idées, 5 juin 2012.

Dimitri Courant, Yves Sintomer (dir.) (2019), « Le tirage au sort au XXIe siècle », dossier spécial, Participations, vol. 23, n°1.
Jérôme Barthélémy, quels sont les effets du pouvoir sur les gens ?, Xerfi Canal, 4 janvier 2016

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« Les Lumières constituent notre ADN commun à gauche »

« Les Lumières constituent notre ADN commun à gauche »

Par Gurvan Judas Stéphanie Roza est historienne des idées, philosophe politique et chargée de recherche au CNRS. Elle a récemment publié La Gauche contre les Lumières, livre dans lequel elle analyse les ressorts de la désaffection croissante d’une partie de la gauche pour le rationalisme, le progressisme et l’universalisme. Elle revient ici sur l’héritage des Lumières et sur la nécessité actuelle de faire converger combats sociaux et combats sociétaux.
Comment définiriez-vous la gauche aujourd’hui et dans l’histoire ? Quel est son lien intrinsèque avec les Lumières ?

J’ai décidé d’utiliser le mot gauche mais j’aurais pu utiliser les termes « tradition socialiste». À mon sens, le terme « gauche» est plus pratique pour désigner l’ensemble des mouvements d’émancipation sociale mais également d’émancipation des femmes, des minorités de genre, pour la décolonisation ou la lutte contre l’esclavage. Et le lien de la gauche avec les Lumières mais également avec la Révolution Française, tient à l’héritage qui nous a été légué et que l’on trouve dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Mais c’est également un lien critique puisque quand il s’agissait pour certains révolutionnaires, comme Babeuf, de condamner l’inachèvement des droits proclamés dans la Déclaration, de faire en sorte que la Révolution aille a son terme, quand elle se réalise totalement. En d »autres termes, il s’agit pour Babeuf de rompre avec le formalisme des droits pour arriver a leur réalisation totale et concrète. Et cette volonté se poursuit dans l’histoire de la tradition socialiste, de la gauche, à travers l’inclusion de catégories de la population auparavant exclues, à travers la création de nouveaux droits : droits à l’éducation, droit à la subsistance etc.

Quels sont les différents courants au sein des Lumières ?

Il faut rappeler que les Lumières sont au départ une suite de débats assez violents avec des oppositions marquées comme sur les progrès, sur le luxe ou la liberté de commerce (qui est rejeté pour certains et rapproche les peuples pour d’autres). Il y a, par exemple, des débats importants sur la libéralisation du commerce des farines et des grains. Sur des sujets importants les Lumières sont opposées. Mais ce qui les rapproche c’est, d’une part, le goût pour le débat argumenté et, d’autre part, des cibles communes comme les préjugés, les dogmes et l’absolutisme monarchique. Il y a un esprit des Lumières, critique et auto-critique. Et si les droits de l’Homme sont un pur produit de l’esprit des Lumières, il existe néanmoins des Lumières modernes et des Lumières radicales qui ne sont pas toujours les mêmes. Certains sont des athées radicaux mais modérés sur l’égalité sociale et inversement. La radicalité n’est pas toujours sur tous les terrains.

Pourquoi ne pas inclure la tradition libérale dans l’héritage de la gauche ?

La tradition libérale au départ fait partie de la gauche sous la Révolution française. Dans la gauche du roi dans l’Assemblée Nationale en 1789, au moment du véto royal, il y a Robespierre, on y retrouve également des gens comme Sieyès et Barnave qui sont des libéraux au sens où on l’entend aujourd’hui. Non seulement ils sont anticléricaux, ils veulent affaiblir l’emprise de l’Eglise catholique sur la société, sur les moeurs mais ils sont également des défenseurs des droits politiques, même si au départ cela passe selon eux par un suffrage censitaire. Et leurs positions évoluent au cours du temps : d’abord partisans d’une monarchie constitutionnelle, ils défendent par la suite un système représentatif.

Au départ, la gauche libérale et la gauche radicale sont liées. Elles se séparent et se relient à de nombreuses reprises notamment au XIXème siècle comme au moment de l’affaire Dreyfus. Aujourd’hui encore des alliances ont lieu, notamment sur les questions liées à l’islamisme. On peut s’allier ponctuellement à la gauche libérale, elle fait partie de notre histoire. Cependant, il y a une ligne de démarcation stricte entre elle et nous : nous nous sommes séparés au cours de l’histoire politique française parce que nous ne sommes pas d’accord sur le fait que les droits de l’Homme ne sont pas seulement des droits politiques et civils mais également des droits sociaux. Cette démarcation s’est faite également au cours du temps au sujet de l’abolition de la propriété privée. Cependant, la gauche libérale et la gauche radicale viennent historiquement d’une matrice commune.

Comment des anti-universalistes, anti progressistes inspirés de Sorel ou Heidegger et qui ne sont pas de gauche de ce point de vue, se retrouvent aujourd’hui classés à gauche sur l’échiquier politique ?

Ils viennent de la gauche, comme Jean-Claude Michéa, mais si vous leur dites qu’ils sont de gauche ils sont furieux et le réfutent. C’est le cas également de certains décroissants et technophobes qui viennent également de la gauche mais qui ne le revendiquent plus, au contraire. Cela s’explique avant tout par un besoin de radicalité. Depuis les années 1960 d’anciens intellectuels de gauche ont théorisé le fait que le seul moyen de retrouver un surcroît de radicalité, dans un moment où une partie de la gauche était encore empêtrée dans le stalinisme ou dans le soutien au colonialisme, c’était s’en prendre au fondement même de la gauche qu’est l’héritage des Lumières. Mais c’est une impasse. Ils font alors une critique de la gauche qui a des points communs avec celle des conservateurs.

Pouvez-vous approfondir ce point : comment ce retournement idéologique a t’il été possible ?

Le premier retournement a lieu dans les années 1960-1970 dans un contexte ou le stalinisme est encore dominant à gauche. Une partie des intellectuels est déçue de la classe ouvrière qui, selon eux, accepte la société capitaliste et s’est embourgeoisée. Ils se déplacent donc vers les marges, les colonisés, les immigrés etc.

Vient la première vague du discours anti-Lumières avec des intellectuels comme Foucault pour qui la gauche traditionnelle est en retard sur les droits des minorités, des « marginalisés» (prisonniers, homosexuels …). Les partis traditionnels n’ont effectivement pas su se préoccuper suffisamment de ces luttes alors considérées comme « subalternes». Nous sommes aujourd’hui dans la deuxième vague, où certains acteurs de ces luttes se sont radicalisés en-dehors de la gauche et de son héritage, comme les indigénistes. Désormais, le progressisme est, faussement, associé à ces militants, qui s’inspirent largement des arguments du débat américain, rejettent toute forme d’universalisme, et se font les partisans de l’essentialisme. Ce rejet est particulièrement observable sur les réseaux sociaux, qui caricaturent les positions des uns et des autres.

La situation actuelle peut-elle pour autant se résumer à un choix entre luttes sociales et luttes sociétales ? Ne peut-on pas imaginer une convergence possible ?

Faire converger les combats au lieu de les opposer est absolument nécessaire d’un point de vue stratégique pour sortir de l’impasse. La capacité du combat social à être un lieu de rassemblement n’est pas entamée. Et une gauche républicaine et sociale se doit d’assumer également les combats sociétaux.

Le recours à certaines grandes figures de gauche peut, peut-être, représenter un moyen intéressant de restructurer le clivage droite-gauche, faire resignifier la gauche. Je pense notamment à J.Jaurès.

Oui, il incarne une gauche sociale et républicaine qui oeuvre en faveur des droits de l’Homme. Et sa trajectoire est également intéressante car elle n’est pas sans erreurs. Au départ Jaurès n’est pas opposé à la colonisation, il parle de la mission civilisatrice de la France, et est plutôt anti-Dreyfusard. Mais, grâce en partie à l’héritage des Lumières, il évolue, bifurque, change de camp. Pour des raisons stratégiques nous avons besoin de figures tutélaires. Pour que la gauche ne meure pas de ses divisions internes, il faut se retrouver dans un creuset commun. Faire appel à cette figure fondatrice pour se retrouver dans ses principes fondateurs.

Il y a cependant des points de blocage importants, comme sur la question du rationalisme. La raison est aujourd’hui persona non grata au sein de certains discours à gauche.

La première raison est philosophique. Certains philosophes post-structuralistes, comme Foucault ou Derrida, ont délégitimé la raison, la transformant en un outil de l’impérialisme occidental. La critique de ce que Derrida appelle le phallogocentrisme, pour dire que le discours rationnel est masculin et blanc, se retrouve désormais chez certaines féministes, certains intersectionnels et les indigénistes. La seconde tient à l’influence de l’ultra-libéralisme qui transforme les gens en consommateurs, c’est-à-dire en enfants capricieux et insatiables, en auto-entrepreneurs d’eux-mêmes à travers le développement personnel et la figure de l’homo economicus. A la fois narcissique et ultra- individualiste, l’individu contemporain n’est plus capable d’encaisser la moindre parole désobligeante. Quand une féministe dit : « Je ne suis pas là pour t’éduquer» par exemple, je suis effarée. Pour que la cause féministe avance il ne suffit pas de crier « sale macho, je suis offensée» etc. Il faut éduquer, expliquer. Il en est de même pour la lutte contre le racisme qui doit se déployer à travers un antiracisme de conquête et de conviction. Et non à travers une attitude narcissique et un peu puérile qui consiste à traiter tout le monde de raciste sans beaucoup d’arguments. Pour résumer, ce qui explique que le sentiment a pris le pas sur le rationalisme, c’est la conjonction entre post structuralisme, narcissisme et ultra-libéralisme, dans un contexte global d’affaiblissement de la gauche en France et à travers le monde.

Afin de défaire cette alliance entre post-structuralisme, narcissisme et ultra-libéralisme s’agit-il donc de revenir à la source de la gauche, c’est-à-dire, comme nous le disions plus haut, à l’héritage des Lumières et de la Révolution française ?

Oui bien sûr, il s’agit d’essayer de se retrouver sur cet héritage. C’est notre ADN commun qui fait de nous la même espèce politique. Mais les moyens stratégiques et politiques pour y parvenir, j’aimerais les connaître. En outre, en se regroupant sur cette base commune, nous aurions encore à résoudre un certain nombre de problèmes. Par exemple, l’usage des réseaux sociaux : qu’est un usage de gauche, un usage socialiste des réseaux sociaux ? Faut-il laisser tomber certains réseaux qui poussent à la polémique plus qu’à la discussion ? Comment nous adresser aux classes populaires aujourd’hui, qui ne sont plus les mêmes que dans les années 1970 ? Un débat sur l’éducation et l’école serait également nécessaire. Enfin, comment avoir une position de gauche sur les problèmes liés au changement climatique ? Car il ne touche pas tout le monde de la même manière.

Certains militants de gauche semblent un peu perdus. Par exemple au moment de l’affaire Adama, beaucoup ont manifesté car ils étaient légitimement contre les violences policières et le racisme, mais certains finissent par reprendre des concepts comme le privilège  blanc, qui est source de divisions entre les opprimés. La gauche aujourd’hui est sous pression de la gauche libérale américaine intersectionnelle (je ne rejette pas le concept mais l’utilisation qui en est faite par certains militants) et indigéniste. Face à cette pression, il faut être ferme et argumenté de notre côté tenir cette exigence, avoir confiance en nos valeurs, principes et arguments. Mais il faut également accepter qu’on ne puisse pas convaincre tout le monde. Le confusionnisme a fait des ravages. Il faut sans doute reprendre certaines choses à zéro, revenir aux bases : l’éducation populaire est une nécessité et une urgence.

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