« Penser que le marché va permettre de faire la transition écologique est une illusion » entretien avec Guillaume Balas

La Cité

« Penser que le marché va permettre de faire la transition écologique est une illusion » entretien avec Guillaume Balas

Partie 2
Guillaume Balas est délégué général de la fédération Envie. Ce réseau d’entreprises d’insertion remet à neuf des appareils électroménagers et les revend à un prix inférieur à celui du marché du neuf. Pour Le Temps des Ruptures, il présente ce modèle unique qui prend de l’essor en France, alliant préoccupations sociales, économiques et écologiques.
Le Temps des Ruptures : Vous êtes délégué général de la Fédération Envie, un réseau d’entreprises d’insertion. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette fédération, sa place au sein de l’économie circulaire, ses parcours d’insertion ?
Guillaume Balas :

Envie est une initiative née à Strasbourg en 1984, sur l’idée de personnes issues d’Emmaüs et de Darty. Elles voulaient former des jeunes en difficulté à travers la remise en état d’électroménager. Plusieurs unités se sont ensuite créées, dont une à Marseille, puis une structure porteuse, a émergé.

La fédération se compose aujourd’hui de 100 points d’entrée sur le territoire et de 52 entreprises. Nous comptons 3000 salariés dont 2100 en insertion. Ces derniers restent employés chez nous 13 mois en moyenne. Notre un taux de sortie dynamique, autrement dit le fait que l’employé en insertion trouve une formation très qualifiante ou un emploi, est d’environ 70%.

Nous adoptons une approche plurielle : nous nous inscrivons à la fois dans une démarche d’économie sociale et solidaire (ESS), dans une démarche d’insertion et dans une démarche d’économie circulaire avec une dimension très marquée dans l’électroménager.

Envie s’est développé avec une particularité par rapport à Emmaüs, c’est que ce dernier a une très forte notoriété, alors que nous avons une notoriété plus secondaire et ancrée dans les territoires. Pour autant, le développement à bas bruit fait qu’aujourd’hui la fédération est leader sur un certain nombre de segments du marché des DEEE, c’est-à-dire des déchets électroniques et électriques.

LTR : Pourriez-vous nous détailler votre modèle économique ? 
GB :

Il nous arrive une masse de produits électroménagers usagés et de déchets électroniques. Là-dessus s’effectue un tri sur ce qui est rénovable et ce qui ne l’est pas. Ce qui ne peut pas être remis en état entre dans la filière logistique de traitement des déchets, à but de recyclage. Une fois les produits remis à neuf, ils sont revendus dans les magasins, 30 à 60% moins cher que le prix du neuf. Une petite partie des produits que nous recevons viennent des invendus ou des retours clients, ce sont souvent de bons produits qui nécessitent un peu moins d’intervention.

LTR : Comment fonctionne le financement d’Envie et des structures qui la composent ?
GB :

Nous nous différencions de nos partenaires sur ce point important. Nous percevons un faible niveau de subventions, entre 10 et 15% de nos ressources, qui correspondent à la part de l’aide que nous recevons pour l’insertion. Pour tout le reste, nous nous auto-finançons largement. Les autres structures ont d’autres modèles. Les subventions publiques s’y élèvent à hauteur de 50%. Les ressourceries, par exemple, n’ont pas le droit d’aller au-delà de 30% de gains commerciaux.

C’est la très grande richesse d’Envie : il y a une dimension entrepreneuriale qu’il n’y a peut-être pas au même niveau dans d’autres structures.

L’avantage, c’est que nous sommes une structure décentralisée et que notre gouvernance est partagée par tous les chefs d’entreprise représentés sur les territoires d’implantation. Nous avons ainsi une capacité d’insertion et d’adaptation par rapport au tissu associatif, économique et politique local très forte.

Mais cela porte des désavantages. La construction de méthodes d’action comme le portage collectif, le plaidoyer commun, est plus difficile. C’est tout mon travail : je dois organiser la démocratie interne et faire en sorte qu’elle soit efficace. Mais ça marche ! Ce fonctionnement est très efficace mais il demande de l’ingéniosité pour trouver un sens commun au niveau national.

LTR : Est-ce la raison pour laquelle vous avez adopté la forme de la fédération ?
GB :

La structure de fédération permet le plaidoyer, la communication, le portage et la sécurisation juridique, ainsi que la formation. Nous avons d’ailleurs une importante action de formation, nous souhaitons développer une école Envie, sur la question du réemploi et son implication en termes techniques et managériaux.

La structure de la fédération permet aussi les débats en interne. Au départ, l’identité d’Envie était majoritairement liée à l’insertion. Elle le reste, mais la dimension économie circulaire et écologique est montée en puissance ces dernières années. Les jeunes qui arrivent chez nous et qui veulent travailler chez Envie de manière pérenne viennent davantage sur la dimension écologique que sur la dimension sociale. Cela peut même créer des conflits au sein de la fédération, car les structures d’ESS, dont les gouvernances sont bénévoles, ont tendance à dénoncer une dérive “managério-technocratico-écolo”. Pour eux, Envie est d’abord là pour insérer des gens.

En réalité, je pense qu’il n’y a aucun problème. Puisque la grande question aujourd’hui c’est de donner une vision positive de la transition écologique et notamment de la lier avec la question sociale, nous montrons que c’est possible, nous le faisons tous les jours. Nous pensons que notre modèle est précurseur. Nous attendons avec grande impatience de comprendre la feuille de route gouvernementale sur la transition écologique. D’autant que nous pensons que tout est conciliable et même nécessaire : transition écologique, territorialisation, retour de l’industrie, insertion par l’activité économique, revalorisation du travail technique. Notre modèle est une des solutions aux contradictions françaises. Mais il faut un volontarisme politique, on ne peut pas tout porter sur nos petites épaules, c’est évident.

LTR : En termes managériaux, est-ce qu’il y a une attention particulière portée dans les entreprises du réseau aux questions de conditions de travail, de santé au travail, de qualité de vie au travail ?
GB :

Il y a plusieurs métiers à Envie. Les activités de traitement et de logistique des déchets, notamment, sont des métiers durs, il ne faut pas s’en cacher. Nous devons avoir une attention permanente sur les conditions de travail en insertion. Ce n’est pas parfait, mais, globalement, nous nous en sortons bien. Mais les structures d’Envie connaissent, comme les autres employeurs, la tension actuelle : les salariés peuvent poser leurs conditions car le manque de main d’œuvre est fort.

LTR : Le Temps des Ruptures a également réalisé un entretien avec Laurent Grandguillaume au sujet de Territoire zéro chômeur de longue durée (TZCLD). Y a-t-il des synergies entre Envie et TZCLD ?
GB :

Il y a des synergies entre Envie et TZCLD. Nous participons à certaines de leurs expérimentations. J’étais aussi intervenu à leur congrès l’année dernière.

Nous avons des approches complémentaires. TZCLD part beaucoup des individus pour parvenir à un parcours global. Nous partons d’une activité à laquelle nous invitons des individus. C’est le problème intéressant qui se pose à nous : nous devons produire à la fois de l’insertion de qualité et des machines de qualité, pour répondre à notre objectif de réemploi. Ce dernier objectif intéresse moinsTZCLD, car ils sont dans une dimension purement sociale.

Nous n’avons pas encore de partenariat national, car nous avons chacun des spécificités très fortes.

LTR : Selon vous, quelle synergie doit-il y avoir entre les acteurs publics de la politique de l’emploi (Pôle emploi, les départements, les missions locales, la direction générale de l’emploi et de la formation professionnelle, etc…) et Envie ?
GB :

Il y a d’immenses synergies entre Envie et les structures de la politique publique de l’emploi, qui sont territorialisées, et c’est très bien comme ça. Les personnes qui arrivent chez nous en insertion viennent de Pôle Emploi. Quand ils partent, ils sont pris en charge par les structures du service public de l’emploi. Nous avons également des liens avec les départements. Sur la question des bénéficiaires du RSA, d’une part, mais aussi sur la destination de nos produits. Nous permettons d’équiper les structures à moindres frais.

LTR : Vous disiez que les personnes en insertion restent 13 mois. Avez-vous une visibilité sur leur parcours une fois parties ?
GB :

C’est un point aveugle que nous avons aujourd’hui. Il nous manque un indice sur le pluriannuel pour voir les parcours de nos salariés sur 3-5 ans. Nous manquons de visibilité. Nous savons néanmoins que 70% des salariés en insertion qui sortent de chez nous trouvent une formation, ou plus généralement un emploi. Nous préférerions que cela dure 5 ans que 6 mois.

Nous avons malgré tout un indice faible qui montre que cela ne se passe pas trop mal : très peu de gens reviennent. Mais il faut préciser que nous recevons un public un peu particulier, car nous sommes des entreprises d’insertion. A la différence des chantiers d’insertion, qui s’adressent à des gens qui sont dans des situations de très grand éloignement par rapport à l’emploi, nous nous adressons à des gens qui ont besoin d’être remis sur les rails.

Ce que nous constatons aujourd’hui, avec la baisse du chômage de catégorie A, c’est que le public que nous recevons change. Des personnes qui avaient besoin de nous il y a quelque temps ne cherchent plus d’aide. Nous accueillons donc des gens qui sont plus éloignés de l’emploi qu’il y a quelque temps. Cela peut se ressentir dans la production, dans la productivité.

LTR : Quels sont vos liens avec Emmaüs ? Ne leur faites-vous pas de la concurrence ?
GB :

Nous avons de très bonnes relations avec Emmaüs. Ils font beaucoup moins d’électroménager que nous. Nous travaillons beaucoup à trouver la manière de lier réemploi et insertion. Nous tenons des réunions très régulières avec les acteurs de l’ESS et du réemploi. Nous aimerions créer une fédération du réemploi solidaire pour porter une autre vision que celle du réemploi lucratif que l’on voit partout et qui pose bien des questions.

LTR : Justement, les sites comme Backmarket vous font-ils une grosse concurrence ?
GB :

Pour l’instant, de la concurrence, je ne sais pas. Car le réemploi est très à la mode. Je ne suis pas sûr qu’il y ait des effets de concurrence qui jouent sur les marchés.

Par ailleurs, les entreprises comme Backmarket ne sont pas des modèles à maturité. Pour la plupart d’entre eux, ils ne font pas d’argent. En effet, c’est très long de s’installer, il faut trouver des gisements, installer des circuits territoriaux. C’est intéressant à regarder du point de vue de la politique économique. Il y a une contradiction entre les impératifs de marché voulus par les textes de l’Union Européenne et les objectifs de long terme de politique industrielle. Que veut dire la concurrence quand des process sont installés dans des territoires, avec des acteurs connus ? Il existe parfois des monopoles de fait, mais pourquoi forcément les rejeter ? Cela pose la question du modèle de transition écologique. On ne peut pas passer par le marché pour la transition écologique. Penser que ce dernier va permettre de la mettre en œuvre est une illusion complète.

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La gauche, le socialisme et le projet, entretien avec Guillaume Balas

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La gauche, le socialisme et le projet, entretien avec Guillaume Balas

Partie 1
Guillaume Balas est ancien député européen (2014-2019), ancien coordinateur du mouvement Génération.s (2017-2020), il est aujourd’hui délégué général de la fédération Envie (réseau d’entreprises d’insertion). Le Temps des Ruptures a échangé avec lui sur la création de Génération.s, l’état de la gauche et ses perspectives d’avenir. Il revient également sur l’une des idées qui a fait l’ADN de Génération.s : le revenu universel d’existence. Idée également abordée au cours de l’entretien que nous avions mené avec David Cayla (Le revenu universel peut-il nous sortir de l’impasse?). Si le comité de rédaction peut se montrer plus sceptique que Guillaume Balas sur cette mesure, nous avions néanmoins souhaité faire s’exprimer les deux points de vue (partisans et opposants) sur un sujet aussi éruptif que celui du revenu universel.
Le Temps des Ruptures : Vous avez été membre du PS puis avez fondé avec Benoît Hamon le mouvement Génération.s. Qu’est ce qui a motivé votre choix ?
Guillaume Balas :

Plusieurs choses : la première et la plus essentielle, c’est que nous étions convaincus que ce que nous avions appelé le modèle social-démocrate était désormais dépassé. Ce qu’on appelle social-démocratie, c’est l’idée d’un contrat entre le capital et le travail, basé sur l’augmentation de la production et sur une plus juste répartition, avec des modalités démocratisées de cette répartition, qui s’inscrit dans un rapport de force et des négociations.

Pour nous, ce modèle était désormais une relique du passé. D’abord, parce que nous avions vécu 40 ans de néolibéralisme qui l’ont affaibli, y compris dans ses ressorts internationaux. Et surtout parce que le fondement sur lequel il était assis, c’est-à-dire l’augmentation de la production, est désormais largement remis en cause en raison des limites écologiques de la planète.

A partir de là, nous avons considéré que le PS, dans sa manière de ne pas soutenir Benoît Hamon à la présidentielle, avait fait la preuve qu’il ne comprenait pas les transformations fondamentales en cours. C’était vraiment une divergence idéologique. Une grande partie du PS était sur une autre perspective idéologique, sur un raidissement conservateur, pas uniquement néolibéral, considérant que devant la crise du productivisme, l’important, c’était de rétablir l’autorité. C’est Valls, et sa vision autoritaire de la République.

On aurait peut-être pu partir ailleurs. Mais il nous a semblé que personne ne synthétisait ce que nous voulions synthétiser, c’est-à-dire la question sociale, la question écologique et la question européenne. Nous avions un vrai désaccord sur la politique internationale et européenne avec Jean-Luc Mélenchon. À partir de cela, la perspective stratégique était de construire la « poutre » de « la maison commune de la gauche ». C’est ce à quoi nous nous sommes efforcés pendant cinq ans, pour aboutir finalement à sa réussite, mais pas d’abord grâce à nous.

LTR : Justement, Génération.s s’est engagé en 2021 dans le Pôle écologiste, pourquoi ce choix ? A-t-il été utile pour l’union de la gauche ?
GB :

Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’après 2017, les partis politiques de gauche et écologistes sont aveugles face au macronisme. Aux européennes, qui est la moins bonne élection pour dresser une liste commune, Génération.s se rapproche des écologistes, qui ne veulent pas d’union pour des raisons sectaires. A la sortie des européennes, Génération.s propose à nouveau une perspective globale à tous les partis, et arrive le désastre des régionales. Les socialistes veulent se venger, Jean-Luc Mélenchon n’existe pas dans la séquence et personne ne veut le faire exister, en anéantissant bien des occasions de liste commune avec lui. Les écologistes, de leur côté, ont l’idée bizarre de penser que c’est le moment pour eux de doubler leur score, après leurs résultats aux municipales. Le bilan, finalement, est que le rassemblement de la gauche n’est pas faisable. Dans la perspective de la présidentielle, nous choisissons de prendre un bout du spectre politique, et de commencer une dynamique d’unité par là. Il nous semble que l’écologie politique, c’est le plus naturel. C’est pour ça que Génération.s rentre dans la construction du Pôle écologiste. Mais l’histoire n’est pas finie : il y a eu la présidentielle, le score de Mélenchon, le mauvais score de Jadot, et la Nupes. On peut être à la fois très satisfait de la Nupes, et en même temps penser que c’est une condition nécessaire mais pas suffisante.

LTR : La question qui se pose maintenant, c’est : que fait-on ? Ce qui peut préoccuper dans la Nupes, c’est le risque que la France Insoumise (FI) essaie d’étouffer les autres partis et qu’il n’en résulte qu’une gauche boiteuse.
GB :

Il y a une tension entre rassemblement et hégémonie de la part de la FI, y compris en son sein. Ils analysent les choses en se disant que c’est bien la preuve qu’il fallait que ce soit la gauche radicale qui mène le bateau. En même temps, ils ont une trouille bleue de la reconstitution d’une social-démocratie forte ou d’une écologie politique forte. Mais il y aura forcément un rééquilibrage. L’alternative la plus crédible pour l’avenir de la Nupes est la suivante : soit, ils entrent en conflit les uns avec les autres pour savoir qui aura le leadership ; soit la gauche arrive à construire des éléments communs pour transcender cette difficulté. Le Parlement de la Nupes existe, même s’il ne fonctionne pas encore très bien, mais il pourrait être travaillé. Je le vois autour de moi, nombreux sont ceux qui aimeraient pouvoir adhérer directement à la Nupes.

 

En 2022, la gauche a fait 25%, c’est-à-dire le score du PS d’avant en basses eaux, cela veut dire que la FI, EELV, le PS et le PC ne sont que des courants d’un grand ensemble. Ils ne peuvent plus penser qu’à eux seuls ils sont en capacité de remplir le champ politique, c’est totalement impossible. Les faits parlent d’eux-mêmes.

Une grande difficulté va quand même se poser, ce sont les élections européennes. Je ne vois pas comment il ne peut pas y avoir plusieurs listes, pour des raisons profondes, liées aussi à la structuration du Parlement Européen en groupes.

LTR : Vous êtes toujours adhérent de Génération.s. Ce qui peut être surprenant dans votre discours, c’est que vous parlez de l’augmentation de la production pour les structures d’Envie, alors que Génération.s prend plutôt position contre.
GB : 

Chez Envie, nous visons une augmentation de la production sur le réemploi, mais il y a une limite à ce que je dis. Là où il faut être vigilant, c’est que pour faire plus de réemploi, nous avons besoin du neuf. Si jamais le neuf baisse, cela atteint le réemploi : le gisement est de moins bonne qualité. Il faut faire attention, il ne faut pas oublier que le réemploi alimente le besoin en neuf. C’est la question de la durée d’usage qui est posée. C’est une petite révolution. On ne peut pas tout faire en même temps. Nous avons besoin de répondre à un marché en pleine évolution et qui est sain, le réemploi, mais le stade d’après, c’est la question de la durabilité. Nous commençons le troisième temps peu à peu, mais il ne faut pas aller trop vite.

LTR : Pendant la campagne de 2017, le grand thème de Benoît Hamon était le revenu universel. Quel était votre point de vue sur cette mesure en 2017 et avez-vous évolué aujourd’hui par rapport à cela ?
GB :

J’ai toujours été un partisan modéré du revenu universel, les deux termes étant importants. Je pense que c’est un débat intéressant, en même temps je n’ai pas fait partie, au sein de Génération.s, de ceux qui pensaient que c’était la mesure prioritaire pour organiser l’ensemble du projet.

Ce débat m’intéresse parce qu’il pose la question de la relation au travail. Je fais partie de ceux qui pensent que le nombre d’heures de travail réel par rapport aux besoins de la production capitaliste classique est en train de baisser très fortement, et que c’est le cas depuis longtemps. C’est notamment ce paramètre qui pose aujourd’hui la crise du sous-emploi. Nos sociétés ont répondu à cette crise par le chômage de masse, notamment dans les pays à la démographie jeune, comme la France, mais également par la dévalorisation des conditions salariales et de travail dans d’autres pays.

Comme dirait Jean-Marc Jancovici, la décroissance réelle a commencé. Si on décorrèle la production matérielle des masques croissantistes liés à la question de la finance, il y a effectivement une décroissance relative dans beaucoup de secteurs de l’économie réelle.

La question qui se pose est : comment répondre à cette crise ? Je dois prendre une précaution avant d’avancer. Conjoncturellement, on est dans une période de la crise que l’on peut voir comme contradictoire : le covid, la guerre en Ukraine et l’accélération du changement climatique produisent une tension inverse de manque de main d’œuvre. Je pense que c’est conjoncturel. La tendance lourde va être à la limite de la production, et c’est l’inflation qui la reflète le mieux. Évidemment, la spéculation explique 80% de l’inflation. Mais il faut regarder à quoi sont dus les 20% restants. Si on raisonne là-dessus,  l’augmentation des prix réels de l’énergie, de l’alimentation, …  est due à la crise écologique. 

Il faut désormais penser dans un monde où la fête est finie. C’est là que le revenu universel arrive par la fenêtre. Toutes les mauvaises nouvelles arrivent en même temps : les milliardaires s’engraissent, les inégalités explosent, les 0,01% des plus riches voient leur patrimoine s’accroître. Nous disons qu’il faut taxer les superprofits et redonner du sens. Je partage l’idée avec Territoire zéro chômeur que le travail reste une valeur.

Mais est-ce qu’on pense que le travail est la valeur cardinale autour de laquelle organiser la société ? S’il y a une crise autour du travail, c’est bien qu’il y a un problème, c’est que le travail comme valeur cardinale est une idée qui ne tient plus la route.

L’outil faiblit : le travail comme vecteur principal d’émancipation de l’individu est un peu plus compliqué à penser qu’il y a 40 ans, où il suffisait d’augmenter les salaires pour faire que ce soit moins pénible. Je pense qu’il y a un défaut d’analyse.

Il faut d’ailleurs se rappeler que la valorisation du travail issue de la culture communiste et socialiste ne survient que lors d’une deuxième phase de l’histoire du socialisme. C’est quand la gauche socialiste a fondamentalement admis les présupposés du capitalisme et notamment productivistes, qu’elle a considéré que l’héroïsation de la classe ouvrière passait par le travail. Les premiers socialistes ne raisonnaient pas de cette manière. Ils ne voyaient pas tous le travail comme une sphère possible d’émancipation. 

La question qui se pose, c’est le rééquilibrage entre travail, protection sociale et émancipation. C’est là que le sujet des formes de revenus universels arrive. Quand Emmanuel Macron étatise le travail pendant plusieurs mois au début du covid, quand on cherche des solutions pour pouvoir subventionner les gens qui ne travaillent pas ou peu, quand on crée des structures d’insertion qui sont des sas entre le monde du travail et le monde du non-travail, c’est que, d’une certaine manière, le revenu universel est déjà en route. D’une certaine façon, on décorrèle le revenu des gens du fait qu’ils travaillent ou pas.

Je ne nie pas qu’il y ait une réalité : quand on gagne autant sans travailler qu’en travaillant, cela pose un problème. Mais il est évident qu’il faut réfléchir et assumer le fait qu’il y ait une part universelle qui revient à chaque individu. Quelque chose nous le dit : dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen est inscrit le droit à l’existence. Or, il n’a jamais été concrétisé : la société doit une part à chaque individu sur les moyens minimaux d’exister. Selon moi, le revenu universel peut y répondre. 

Je ne pense pas que ce soit le combat essentiel autour duquel tout doit s’organiser. Il faut aussi saisir l’état de compréhension idéologique et psychologique des gens. La société n’est pas encore prête pour s’engager résolument vers cette voie. Je pense que c’est un sujet intéressant, mais qu’il faut manier avec précaution.

LTR : En termes idéologiques, dire que le revenu universel répond au droit à l’existence, cela revient à monnayer l’existence même des individus. N’est-ce pas dans l’essence de la logique capitaliste ?
GB :

Vous avez raison, à moins qu’on puisse considérer les choses autrement : que ce principe de droit à l’existence puisse revêtir plusieurs dimensions. Une dimension qui pourrait être, par exemple, celle des services publics et une dimension qui pourrait être monnayable. Mais est-ce que la monnaie est intrinsèquement liée au capitalisme ? En tout cas, cela pourrait être autrement, on pourrait imaginer que cela prendrait la forme d’une part irréfragable en termes d’alimentation, de droit aux services, … Là où il y a un biais dans le revenu universel que je reconnais, c’est qu’il y a un rapport ultra-individualiste. Mais quand on regarde les fondements de la gauche libérale d’un côté, et de la gauche socialiste de l’autre – il faut relire Jaurès – : le but du socialisme, c’est l’émancipation individuelle, le collectif n’est qu’un moyen de l’émancipation individuelle, c’est peut-être même une critique que l’on peut adresser au socialisme pour certains : il partage l’individualisme du libéralisme

LTR : Nous serons moins d’accord avec vous sur cette analyse de la pensée de Jaurès.  Par ailleurs, dans notre société actuelle où la tendance est à l’hyper individualisme, les réponses à apporter ne sont pas les mêmes que celles de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.
GB :

C’est autre chose, nous parlions purement théoriquement. D’un point de vue pragmatique, au vu de l’état de la société, je vous rejoins, je pense qu’il faut faire attention. Cela a été le drame de la candidature de Benoît Hamon. Le revenu universel est un fantastique débat de primaire, pas de présidentielle. Si on me demande aujourd’hui quelles sont les priorités, les trois questions qui viennent sont la transition écologique, les services publics et parmi eux, la santé et l’école. Il y a une urgence sur ces sujets, qui sont des sujets politiques.

Mais cela n’invalide pas qu’il faut réfléchir sur cette question de la réalisation de la transition écologique. Quand cette transition aura eu lieu, quand on se sera engagé dans la voie de la sobriété maximale, qu’on produira moins, comment va-t-on payer les gens ? Il y a un lien intrinsèque entre l’écologie, la répartition des richesses et les formes de revenu qui ne sont pas liées à la production. Autrement il n’y a pas de transition écologique. Mais pour cela, il faut travailler sérieusement. Il faut aller s’adresser aux superprofits et aux grands milliardaires et taxer 70% de leur richesse à chacun, sinon ce n’est pas possible.

LTR : Quand Génération.s a été lancé, la forme qui a été choisie était celle du mouvement. Pensez-vous qu’aujourd’hui la forme partisane est encore pertinente ?
GB :

Ma réflexion là-dessus a connu trois temps dialectiques.

Voici le premier. Les fondateurs de Génération.s, dont je fais partie, étaient issus du Parti Socialiste croupissant, il y avait donc une envie d’envoyer valdinguer tout cela. Nous nous sommes alors lancés un peu vite et sans réflexion dans « tout ce qui est nouveau est beau ». En parallèle, nous voyions la FI et nous trouvions qu’elle était assez attractive dans sa forme « mouvementiste », non-partidaire.

Il y a eu un deuxième temps dialectique qui a duré jusqu’à il y a peu de temps chez moi. Je me disais que, vu l’état de la gauche, il fallait reconstruire des cadres sérieux et pérennes, avec de la formation politique et de la démocratie délégataire.

Maintenant, je ne sais pas. Je suis sûr que le modèle Génération.s/M1717 ne peut pas fonctionner de manière pérenne, c’est d’ailleurs pour ça que la FI ne peut pas fonctionner passée l’élection présidentielle.

La question, c’est comment on fait ? Je n’ai pas de réponse là-dessus pour le moment. Je crois à l’idée qu’on reconstruise des secteurs unifiants, c’est pour cela que j’aime l’idée d’une école de formation. Il faut aborder les choses sans refaire un gros parti. Génération.s s’est un peu perdu dans les discussions sur les statuts. L’échec de Génération.s, par rapport à son projet initial, se détermine par rapport à l’électoralisme de la vie politique française, vous n’avez pas le temps de construire sur du long terme quand vous faites quelque chose de nouveau et que les échéances se succèdent.

LTR : Enfin, la grande question qui se pose à gauche est celle de savoir comment reconquérir les classes populaires. Quel est votre avis à ce sujet ?
GB :

La gauche est minoritaire dans le pays aujourd’hui, et ce qui lui fait le plus de mal, ce sont les discours de déclin.

Les attentats de 2015-2016 et Samuel Paty ont été un grand moment de minorisation de la gauche. J’ai vu la gauche mainstream perdre la raison, je fais notamment référence à la déchéance de nationalité. J’ai compris que cela allait être très long. Elle a vu ses enfants, réels ou symboliques, être touchés. La priorité n’était plus la justice sociale et l’écologie, mais la sécurité et la lutte contre le djihadisme.

Sur la question des classes populaires, et plus particulièrement des cités, je me souviens que Taha Bouhafs, pendant la campagne des législatives, a proposé d’organiser une soirée de rupture du jeûne du Ramadan à Lyon pour discuter. Je suis totalement contre, sur le principe, car il prend argument du religieux pour une campagne politique. En revanche, dire qu’aujourd’hui il faut aller discuter dans les cités et trouver le moyen d’organiser le dialogue, c’est indispensable. Et aucun réseau social ne répondra à cela. Il faut sûrement imaginer des solutions intermédiaires et segmenter par rapport au désir des militants : en envoyer certains en porte à porte, d’autres sur les réseaux. Mais le plus grand ennemi du militantisme, c’est Netflix. On préfère se détendre devant une bonne série plutôt que d’aller faire du porte-à-porte !

Mais l’essentiel n’est évidemment pas là : le début de reconquête de l’électorat populaire par Jean-Luc Mélenchon est une excellente nouvelle ! Elle doit être poursuivie et notamment dans celle qui compose que l’on nomme mal la « périphérie », le monde rural et semi-rural, les territoires industriels ou post-industriels. Ruffin a raison de le dire : si la gauche abandonne la reconquête de ces sociologies, elle se nie elle-même. Pour autant, n’opposons pas les catégories populaires entre elles, au contraire, trouvons les convergences, à travers la question sociale, la question démocratique et progressons sur la question écologique. L’écologie, c’est d’abord défendre ceux qui ont le moins !

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Contre le néolibéralisme, l’économie républicaine

La Cité

Contre le néolibéralisme, l’économie républicaine

Entretien avec Christophe Ramaux
Christophe Ramaux est économiste, membre des Economistes Atterrés, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et auteur de Pour une économie républicaine. Une alternative au néolibéralisme qui vient de paraître chez De Boeck. Pour le Temps des Ruptures, il revient sur la définition du néolibéralisme, sa cohérence et ses destructions, et lui oppose une alternative : l’économie républicaine.
LTR : Pour certains à gauche, le terme de néolibéralisme est devenu très populaire et passe pour l’ennemi commun. Comment le définiriez-vous ? Où prend-il racine, à quoi s’oppose-t-il, quel est son projet ?
Christophe Ramaux :

Le libéralisme économique à l’ancienne, défendu notamment par les auteurs classiques comme Adam Smith et David Ricardo, était vu comme quelque chose de naturel que la société se devait de respecter en limitant l’intervention publique.

 

Le néolibéralisme émerge dans les années 1930, avec l’idée que l’ordre concurrentiel n’est pas un ordre naturel, mais qu’il faut l’imposer. Il y a là une dimension constructiviste, voire autoritaire : il ne faut pas hésiter à utiliser la puissance publique pour imposer des normes favorables à la concurrence et au capital. L’intervention publique est, en ce sens précis, requise. C’est le cas, par exemple, avec les aides à l’emploi dont la France, réputée irréformable, est la championne du monde. Avec elles, les néolibéraux ont réussi à imposer l’idée qu’il convient en permanence d’abaisser le coût du travail. Et comme il est difficile de faire accepter des baisses de salaires nets, c’est l’Etat qui prend en charge une partie du coût du travail. Depuis 1992, on n’a pas cessé d’étendre ces aides. Avec la transformation du CICE en allègement pérenne de cotisations sociales, on est aujourd’hui à environ 70 milliards par an d’exonérations, soit l’un des principaux volets de la politique économique. Autres illustrations du néolibéralisme : la T2A à l’hôpital, la RGPP et la modernisation de l’action publique, …

La construction européenne a poussé très loin cette logique : elle a inscrit dans les traités – cela a failli l’être dans une constitution – que les néolibéraux ont raison contre les keynésiens, avec un souci du détail qui confine à l’obsession. Ainsi du libre-échange et de la libre circulation des capitaux à respecter dans l’Union mais aussi vis-à-vis du reste du monde, de l’ouverture à la concurrence des services dits d’intérêt économique général, de l’austérité budgétaire.

Le néolibéralisme est le nom du nouveau régime qui s’est instauré aux tournant des années 70 et 80. Cela étant posé, il y a je pense une certaine facilité dans l’utilisation de ce terme. A suivre certains, le néolibéralisme aurait tout emporté, l’Etat social n’existerait quasiment plus, il aurait laissé la place à un Etat entièrement néolibéral. Je ne partage pas ce constat.

LTR : Que s’est-il passé ?
CR :

Pendant longtemps, ceux qui luttaient contre l’ordre établi et ses inégalités avaient un soleil : le socialisme ou le communisme, peu importe les termes utilisés à ce niveau. Avec la chute du mur de Berlin, ce soleil s’est effondré. Certains continuent de s’en revendiquer, mais on ne sait plus ce qu’il recouvre. A défaut d’un horizon d’émancipation, tout se passe comme s’il ne restait que le cri, expression d’un désarroi intellectuel. Une certaine pensée critique se cantonne ainsi à la déploration. C’est problématique : on ne se donne par les moyens de reconstruire une alternative et on ne tire pas les leçons de l’échec du socialisme. Pire : on scie la branche sur laquelle on peut prendre appui pour la contre-offensive. En présentant l’Etat comme uniquement composé de matraques et d’aides au capital, on laisse entendre que l’Etat social (services publics, protection sociale, droit du travail…) a peu ou prou disparu.

Or, dans nos sociétés, il y a encore des pans entiers qui échappent au capital. La démocratie tout d’abord : le suffrage universel (une personne, une voix) a une dimension proprement anticapitaliste (une action, une voix). Le capital l’a bien compris : il essaie, c’est tout le sens de la mondialisation, de la contourner en contournant le cadre dans lequel elle s’exerce, celui des Etats-nations. Et il y a l’Etat social, étroitement lié d’ailleurs à la démocratie.

LTR : Une certaine pensée à gauche est donc opposée à l’idée de l’Etat social ?
CR :

Pour la pensée marxiste, l’Etat social ne « colle pas ». Selon elle, l’Etat est en « dernier ressort » un outil au service de la domination de la classe dominante. Au cœur de l’idéal socialiste, il y avait l’idée de reconstruire la société à partir des travailleurs associés au sein des entreprises, l’horizon promis étant celui du dépérissement de l’Etat. Difficile dans ce cadre de saisir la portée révolution-naire, proprement anticapitaliste, de la démocratie et de l’Etat social. Pour certains, le néolibéralisme a si l’on peut dire du bon : il leur permet de revenir à un discours simpliste selon lequel l’État n’est que domination, un État bourgeois au fond.

L’Etat social est une véritable révolution qui se déploie dès la fin du XIXe siècle. Il doit être entendu au sens large, autour de ses quatre piliers : la protection sociale, à laquelle on le réduit trop souvent (on en fait ainsi uniquement un « domaine »), mais aussi les services publics, le droit du travail et les politiques économiques (monétaire, budgétaire, des revenus, industrielle, commerciale…) de soutien à l’activité et à l’emploi.

Le projet du néolibéralisme est de remettre en question ces quatre piliers, et de fait chacun d’eux a été déstabilisé ces quarante dernières années. Mais le néolibéralisme n’est pas parvenu à réaliser entièrement son projet. Il a changé radicalement la donne, en particulier sur cinq volets qui mettent en jeu la politique économique : la finance libéralisée, le libre-échange, l’austérité salariale, la contre-révolution fiscale et la privatisation des entreprises publiques. Cela n’est pas rien, nous avons effectivement changé de régime économique.

Mais, pour le reste, l’Etat social fait de la résistance, même s’il y a évidemment eu des réformes de la protection sociale (retraites, mise à la diète de l’hôpital public…), du droit du travail et des services publics non marchands.

LTR : Le néolibéralisme est-il insatiable ou bien s’arrêtera-t-il avant d’avoir tout englouti, en trouvant un certain équilibre de compromis avec l’Etat social ?
CR :

Il est insatiable, et c’est pourquoi il importe de le remettre en cause. Son bilan affligeant est un argument de poids pour y parvenir : la finance libéralisée, outre ses bulles spéculatives, joue contre les entreprises comme espace de production collective (le récent film Un autre monde l’exprime très bien), le libre-échange désindustrialise, l’austérité salariale comprime la demande et partant l’activité même des entreprises, …

Le néolibéralisme est un système cohérent, ses cinq volets se tiennent entre eux, de sorte qu’il n’est pas concevable de toucher à l’un sans toucher aux autres. La remise en cause des cadeaux fiscaux aux plus riches suppose ainsi qu’ils ne puissent pas déplacer à leur guise leur revenu et leur patrimoine, etc.

Au-delà, le principal défi pour le combattre est celui de l’alternative qui fait défaut aujourd’hui. C’est tout le sens de l’économie républicaine : construire une telle alternative.

LTR : Le constat est clair et sans appel, la gauche se désespère trop d’avoir perdu la bataille contre le néolibéralisme et jette le bébé État social avec l’eau du bain. Mais quel est plus précisément le modèle alternatif ?
CR :

La racine de notre désenchantement est l’absence d’un horizon d’émancipation. Précisons le propos : il existe au fond un socle d’accord très profond dans nos sociétés pour dire que la démocratie doit prévaloir. Plus personne ne remet en cause le suffrage universel (l’extrême-gauche a abandonné la dictature du prolétariat et l’extrême-droite ne se revendique plus explicitement du fascisme).

La principale source de désarroi provient du sentiment qu’il y a une sphère d’importance, celle de l’économie, qui échappe au politique, avec une couche très mince de privilégiés dont l’accumulation aberrante de patrimoine et de revenus nous fait revenir à l’Ancien Régime.

Preuve de cette dichotomie, le terme même d’économie républicaine n’est jusqu’alors quasiment pas utilisé, si ce n’est par des historiens se penchant sur l’économie sous la Révolution française ou la IIIe République. Comment penser l’économie républicaine ? En partant du politique : la démocratie. Comme le souligne Marcel Gauchet, elle a deux pôles : un pôle libéral, avec la liberté de penser, de se réunir, de contracter, mais aussi un pôle non libéral, proprement républicain, celui du suffrage universel, des représentants élus sur cette base, lesquels votent des lois qui s’appliquent à tous. Ce pôle est celui de l’Etat et son fondement renvoie à l’idée que l’intérêt général n’est pas réductible au jeu des intérêts particuliers. L’économie républicaine invite à repenser l’économie sur la même base, avec un pôle privé, précieux comme le montre l’expérience tragique du XXe siècle, mais aussi un pôle public, celui de l’Etat social qu’il importe enfin d’assumer pleinement.

L’économie républicaine n’est pas une utopie, elle est déjà là, mais nous appréhendons mal toute sa portée : un cinquième du PIB est produit par les services publics ; la moitié du revenu des ménages est socialisé ; de même que la moitié de la demande globale, soutenue directement (consommation de services publics) et plus encore indirectement (le versement des retraites ) par la dépense publique. Nos économies sont profondément mixtes, mais nous ne l’assumons pas comme tel, d’où notre désappointement.

L’économie républicaine, c’est reconnaître que l’initiative privée – qui peut prendre la forme de l’économie sociale et solidaire – a du bon. Mais c’est aussi souligner que des pans entiers de l’économie demandent à être pris en charge par le public, sous réserve bien sûr que celui-ci – il y a là un défi toujours à relever  – fonctionne bien. Le plein emploi, afin d’en finir avec cette aberration qui voit des sans-emploi coexister avec d’immenses besoins insatisfaits ; la protection sociale et les services publics ; les besoins écologiques qui supposent des investissements massifs : tout cela suppose de l’intervention publique. Il en va de même pour la réduction des inégalités.

Lorsque l’on met en rapport tous les prélèvements et tout ce que distribue l’Etat social, on s’aperçoit que 70 % des français y gagnent et que cette réduction des inégalités passe d’abord par la dépense publique et en particulier la consommation de services publics.

LTR : Vous nous avez présenté votre concept d’économie républicaine, mais comment faire pour qu’il soit majoritaire et soit mis en place, A un moment où le néolibéralisme n’est pas du tout en bout de course ?
CR :

Nous vivons dans des « sociétés d’individus » mais dans cette qualification la société pèse de tout son poids. C’est vrai au niveau politique, comme au niveau économique. Les néolibéraux comme Hayek considèrent que la démocratie doit être réduite au maximum : c’est la « démarchie », avec le primat accordé au marché.

On peut leur opposer que la démocratie, tout comme l’économie, a deux volets, deux pôles, dont le pôle républicain, si du moins on admet que l’intérêt général n’est pas réductible au jeu des intérêts particuliers.

Partant de là il y a lieu de reprendre une série de questions que j’évoque dans mon livre : celui du fonction-nement des grandes entreprises, à remettre à plat afin de redonner leur fierté aux travailleurs ; celui de l’écologie qui exige de cesser de faire l’autruche notamment sur le nucléaire, alors même que la France dispose avec lui d’un atout majeur pour à la fois réduire ses émissions de gaz à effet de serre et relocaliser des productions (en exigeant que les voitures électriques cessent d’être produites ailleurs avec de l’énergie carbonée, par exemple) ; les services publics à refonder et réhabiliter ; les Etats sociaux nationaux eux aussi à réhabiliter en mettant l’Europe à leur service et non au service de leur démantèlement.

L’économie républicaine invite à sortir d’une posture purement contestataire. En étendant à l’économie le projet républicain qui fait l’objet d’un profond consensus, elle vise à reconstruire un projet de transformation à vocation majoritaire.

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Non le travail n’est pas mort

Entretien avec Juan Sebastian Carbonell
Juan Sebastian Carbonell est sociologue du travail. Spécialisé dans le secteur automobile, il publie Le Futur du Travail (2022, Editions Amsterdam), où il décrit les mutations actuelles que connaît le monde du travail et expose des pistes pour le transformer. Il en parle pour Le Temps des Ruptures.
LTR : A la lecture de votre livre, il apparaît que certaines idées qui circulent sur l’état du marché du travail aujourd’hui (que le salariat serait remplacé par le « précariat » et que les travailleurs seraient remplacés par des machines) sont exagérées ou erronées. Si c’est le cas, comment expliquez-vous qu’elles aient la vie aussi dure ?
Juan Sebastian Carbonell :

Sur ce sujet, j’ai deux hypothèses. La première est que ces idées sont véhiculées et entretenues par des experts autoproclamés, des futurologues, qui font leur fonds de commerce et qui ne se basent sur aucune démarche empirique et qui entretiennent cela en faisant de la pure science-fiction. Ma deuxième hypothèse est que beaucoup de patrons du numérique alimentent ce discours à bon escient, pour se poser comme les représentants du futur du travail, ils essaient de faire venir au monde une réalité qui correspond à leurs intérêts. Or, ce n’est pas le cas : quand j’interroge des hauts cadres de l’industrie, ils ne me disent pas que le futur du travail est la robotisation. Il y a donc un secteur qui entretient volontairement le mythe de la fin du travail.

Par ailleurs, il faut noter aussi que les organisations des salariés comprennent mal le changement technologique et ce qu’il fait au travail. A titre d’exemple, lors de l’introduction des caisses automatiques au début des années 2000, la CFDT a fait campagne contre leur déploiement. Mais il faut garder en tête ce que dit Marx dans le Capital : il ne faut pas prendre l’outil de travail comme ennemi principal, c’est la manière dont les employeurs les utilisent qui peut se retourner contre le travailleur. Les salariés ont peur pour leurs conditions de travail et leur emploi, et le sous-emploi chronique et l’installation d’une couche durable de travailleurs précaires dans les entreprises favorise cette méfiance envers la machine. Je vais ici citer Melvin Kranzberg : la technique n’est ni bonne ni mauvaise, mais elle n’est pas neutre. Comme le reste, elle est déterminée par des rapports sociaux de classe.

LTR : Dans votre livre, vous expliquez que les prévisions de la disparition du travail occultent les changements qui ont lieu dans le monde du salariat. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ces derniers ?
JSC :

Ce que j’explique dans mon livre, c’est que s’il n’y a pas de transformation radicale du travail grâce aux nouvelles technologies, le salariat lui-même subit de grandes transformations. D’abord, il subit le développement du temps de travail flexible et des horaires atypiques (soir, nuit, week-end). Ensuite, il subit de plus en plus une injonction à une plus grande disponibilité temporelle de la part des salariés : certains d’entre eux ne savent pas quel sera leur emploi du temps d’une semaine à l’autre, parfois le jour même. Dans le secteur automobile, que je connais bien, depuis 2013, des accords collectifs ont introduit une modification des conditions de travail en échange du maintien de l’emploi : un allongement des horaires est possible si la production journalière n’est pas atteinte. Chez Toyota et Renault, les salariés sont prévenus au moins la veille. Mais chez PSA, cette décision peut être prise le jour même.

Un deuxième grand changement vient percuter le salariat. Les rémunérations sont de plus en plus variables, le salaire est indexé à la performance. C’est ce que Sophie Bernard désigne par l’expression « faire son salaire(1) ». Cela organise une compétition entre les salariés, au niveau de l’entreprise ou de l’activité.

LTR : Ces accords ont-ils été obtenus par un chantage au chômage ou à la délocalisation par les patrons ?
JSC :

C’est en effet le principal argument qu’utilisent les patrons pour négocier ces accords. Un de leurs principaux instruments est la menace de la délocalisation, et non pas le remplacement par des machines, surtout dans le secteur de l’automobile. Il est intéressant de rappeler l’histoire de ces accords. Ils ont été introduits au cours du quinquennat de François Hollande en 2013 pour négocier le maintien de l’emploi, on les appelait d’ailleurs accords de « maintien de l’emploi ». Mais ils se sont peu à peu affranchis de toute garantie d’emploi. Aujourd’hui, ces accords s’appellent de « performance collective » et n’impliquent plus de contreparties de la part de l’employeur.

LTR :  C’est une idée communément admise : les ouvriers sont en voie d’extinction. Etes-vous d’accord avec cette affirmation ? La catégorie des ouvriers est-elle toujours pertinente aujourd’hui ?
JSC :

Oui elle l’est, et pour deux raisons. D’abord, le discours qui consiste à annoncer la fin des ouvriers est très eurocentré. Si on regarde les chiffres de la main-d’œuvre industrielle au niveau mondial, elle ne décroît pas, voire augmente. Par exemple, la main-d’œuvre du secteur automobile a augmenté de 35% entre 2007 et 2017. En Chine, le nombre de travailleurs du secteur automobile est passé de 3 à 5 millions sur la même période, alors que la France en a perdu beaucoup.

Ensuite, de nouveaux travailleurs dans d’autres secteurs, qui ne sont pas catégorisés comme des ouvriers, ont un travail manuel et pénible. Je veux parler des travailleurs du secteur de la logistique. C’est un secteur en expansion, comparé à la main-d’œuvre automobile, c’est un secteur qui croît. On compte aujourd’hui en France 190 000 travailleurs dans l’automobile, en incluant tous les métiers (ingénieur, cadres, ouvriers, …), alors que ce sont 800 000 personnes qui travaillent, et cela rien que dans les entrepôts logistiques.

LTR : Dans votre livre, vous rapprochez le revenu universel de la garantie à l’emploi, pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
JSC :

Ce sont deux mesures qui ont pris de la place dans le débat public. Le revenu universel dès 2017 puis pendant le covid, la garantie à l’emploi au début de la campagne présidentielle de 2022.

Ils obéissent tous les deux à la même logique qui consiste à démarchandiser le travail, selon l’expression de Dominique Méda, Isabelle Ferreras et Julie Battilana(2). Le revenu universel décorrèle le revenu de la participation à l’emploi, alors que la garantie d’emploi propose de fournir un emploi à tout un chacun.

Dans mon livre, j’ai rapproché ces deux outils de manière critique, car ils ne résolvent pas les problèmes du marché du travail. La garantie à l’emploi ne répond pas vraiment à la question qui se pose sur l’avenir du travail. Le revenu universel, si : il postule que le travail tend à disparaître.

Ce qui est intéressant avec le revenu universel, c’est qu’il a plusieurs conceptions, qui vont de la gauche voire l’extrême gauche aux théories les plus libérales. Pour Van Parijs, par exemple, le revenu universel est une “voie capitaliste au communisme”. Passer par le revenu universel permettra d’atteindre une société sans classes. Pour les auteurs post marxistes, comme Srnicek et Williams, il faut accélérer l’automatisation et instaurer un revenu universel pour installer un rapport de force favorable au salarié. Dans sa version libérale, Milton Friedman a défendu l’idée de supprimer toutes les allocations et de verser une somme à chaque individu. Il existe même une version d’extrême-droite dans laquelle le revenu universel est versé selon des critères ethno-nationaux.

LTR : Dans votre livre, vous prônez une vie libérée du travail. Quel serait le rôle des syndicats pour faire advenir cela ?
JSC :

Malgré le discours très convenu sur le syndicalisme, les salariés attendent toujours énormément des syndicats. Dans certaines entreprises, le taux de participation aux élections professionnelles est égal au taux de participation à l’élection présidentielle. Par ailleurs, les élections professionnelles sont un moyen plus direct de participation que les élections politiques.

Sur la question de la libération de la vie du travail, les syndicats doivent s’emparer du sujet du temps de travail. Elle est revenue dans le débat présidentiel avec un semblant de débat autour des 32h, bien qu’éclipsée par les questions liées à l’immigration. Le temps de travail a toujours été une revendication historique des syndicats, c’est un combat qui mérite d’être repris. Mais il faut faire un bilan des 35h, car il est très mitigé. Elles ont été utilisées par certains employeurs pour intensifier le travail et flexibiliser le temps de travail.

Il faut ensuite débattre sur les moyens de les mettre en place. La France Insoumise veut une conférence nationale, la CGT veut une négociation branche par branche ou entreprise par entreprise, or le rapport de forces est très dégradé dans les entreprises. Les syndicats doivent penser de manière plus stratégique sur ce sujet-là.

LTR : En mai ont eu lieu les premières élections professionnelles des travailleurs de plateformes (livreurs et VTC). De nombreux problèmes se sont posés (très faible participation, appel au boycott, bugs informatiques, …). Est-ce le signe que la syndicalisation n’est pas une bonne solution aux problèmes posés par le travail des plateformes ?
JSC :

Cela dépend de ce que l’on comprend par syndicalisation. La France est un pays où le taux de syndicalisation est historiquement bas. Son syndicalisme est caractérisé de « pluralisme polarisé » : il y a une multitude d’organisations syndicales polarisées autour de positions politiques. C’est très politique et militant, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose !

Mais cela ne m’étonne pas qu’il y ait eu du mal à ce que les travailleurs des plateformes aient du mal à se saisir des élections professionnelles. Ce qui est intéressant, c’est que des syndicats de travailleurs de plateformes se forment. Ils sont minoritaires tout en étant représentatifs, car les salariés s’y reconnaissent.

LTR : Comment concilier transition écologique et modification du travail ?
JSC :

Dans mon livre, la réponse à cette question est entre les lignes. On peut y répondre en instaurant une véritable démocratie au travail et ce qu’on appelle le « contrôle ouvrier ». C’est un contrôle démocratique sur le processus de travail : il est décidé collectivement et démocratiquement de ce qui est produit et comment. David Montgomery désigne cela par l’expression « réorganisation du travail par en bas ». Elle permet une décision collective de normes et règles du travail indépendamment des employeurs. Cela peut être la manière d’allier prise en compte des enjeux économique et libération du travail. 

Références

(1)Sophie Bernard, Le nouvel esprit du salariat. Rémunérations, autonomie, inégalités, PUF, 2020.

(2)Dominique Méda, Isabelle Ferreras, Julie Battilana, Manifeste du travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer, Seuil, 2020.

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Il n’y a pas de grand remplacement

La Cité

Il n’y a pas de grand remplacement

Entretien avec Hervé Le Bras
Hervé Le Bras est un historien et un démographe reconnu. Il publie en 2022 Il n’y a pas de grand remplacement (Éd. Grasset), où il démonte point par point la folle théorie du grand remplacement. Pour Le Temps des Ruptures, il revient sur les fondements de cette théorie et ce qui fait qu’elle trouve un écho particulier aujourd’hui.
LTR : Le 15 mai 2022, un homme a tué 10 personnes dans un quartier majoritairement afro-américain de la ville de Buffalo. Il s’avère qu’il a été influencé notamment par la théorie du grand remplacement. Comment expliquer que cette idéologie, venue de France, influence ce genre de terroristes jusqu’aux États-Unis ?
HLB :

Ce n’est pas l’idéologie qui est venue de France, c’est le terme. En fait, l’idée du grand remplacement existait déjà mais sans être exprimée. Dès 2012, le New York Times titrait en Une « Les naissances blanches sont maintenant minoritaires aux États-Unis », on était tout à fait dans ce type d’idéologie. Dans mon livre, je montre, à partir des données du recensement américain, la vision très clivée de la réalité américaine à ce sujet. Pour rentrer dans le détail, en regardant les statistiques du Bureau of Census, l’Insee américain, on voit que les Américains classent leurs habitants selon l’ethnie et la race.  Dans les statistiques publiées, la catégorie « white only non hispanic » est utilisée. Pour la construire, on demande d’abord aux répondants s’ils sont « hispanic » puis de s’identifier à une « race ». Or, les hispaniques répondent à 95% qu’ils sont blancs, mais comme ils ont répondu oui à la question « hispanic », ils ne sont pas considérés comme blancs.

Que veut dire le « only » ? Dans la question concernant la « race », il y a cinq choix : « white », « black », « asian », « native indian », et « autres ». Le répondant peut cocher autant de case qu’il veut. « White only » veut dire qu’on compte comme blanc seulement ceux qui ont coché la case « white ».

Ainsi, en fonction des critères retenus pour définir la catégorie « white », les chiffres varient fortement : si l’on décide que la personne est considérée comme blanche parce qu’elle a coché au moins une case « white », 80% des naissances étasuniennes sont blanches. Si l’on décide qu’une personne n’est pas blanche parce qu’elle a coché la case « non hispanic » ou plusieurs cases de la question sur la race (la théorie du « one drop of blood »), on est un peu au-dessous de 50%. Les deux chiffres se valent, c’est une question de point de vue, mais systématiquement, les Américains adoptent le point de vue du « one drop of blood ».

Mais attention, ce n’est pas typiquement américain, nous faisons la même chose en France. Si l’on prend les statistiques sur les immigrés, on pense qu’ils sont étrangers. Large erreur : 37% des immigrés sont français. Concernant les enfants d’immigrés, les enquêtes de l’Insee considèrent comme descendants d’immigrés ceux dont au moins un parent est immigré. Pour autant, l’Insee dans ses enquêtes, n’omet pas de préciser que 50% des descendants d’immigrés sont issus de couples mixtes. Mais ils sont ensuite ignorés dans les tableaux statistiques, au fond, comme aux États-Unis, et les chiffres de l’immigration gonflent.

La théorie du grand remplacement postule qu’on est soit d’un côté, soit de l’autre, soit du peuple des remplaçants, soit du peuple des remplacés. Or, ce qui progresse en France et dans le monde, c’est la mixité, la diversité des origines. Les Américains le gomment avec le « white only non hispanic », mais les Français le gomment aussi, de manière plus détournée. On retrouve la même situation avec la question des prénoms. Dans les statistiques publiées par l’Ined, ceux qui avaient un seul grand-parent immigré ont été groupés avec ceux qui en avaient deux, trois et quatre, dans la catégorie de descendants d’immigré.  

Pour le grand remplacement, il fallait mettre au point cette expression. J’ai recherché les étapes de cette opération en référence à la manière dont Jean-Pierre Faye a étudié comment l’expression « national-socialisme » était apparue sous la République de Weimar, à travers quels groupes et quelles discussions.  Il a montré qu’il s’est produit ainsi un rapprochement entre l’extrême droite et  l’extrême gauche, ce qu’il a nommé le « fer à cheval ».

De la même façon, je cherche à voir comment le slogan de grand remplacement est apparu. Dans les prémices de ce mot, on peut citer une étude des Nations Unies en 2001 qui s’intitule « Migration replacement ». C’était un rapport  technique, qui calculait la quantité d’immigration nécessaire pour que la population ne diminue pas, donc une question théorique. Mais le mot « replacement » était là dans un cadre de migration. Et puis, progressivement, Renaud Camus peu connu malgré une petite renommée littéraire, s’est lancé dans l’anti musulman, l’anti noir, l’anti migrant. Personne n’y prêtait attention. Il publiait alors ses livres à compte d’auteur. Son ouvrage sur le grand remplacement date de 2012. Arrive en 2014-2015, la crise des réfugiés. D’un seul coup, les Français le découvrent. Je n’ai pas fait le même travail sur la partie anglo-saxonne, mais pour la France, l’expression a réalisé une synthèse. C’est un slogan, Renaud Camus dit d’ailleurs que le grand remplacement ne se définit pas, qu’il est une évidence. Or, un slogan non plus ne se définit pas. Ce slogan a coagulé un ensemble diffus de craintes et de préjugés.

LTR : Cela pose aussi la question de l’imaginaire intellectuel qui se crée autour du grand remplacement. Quand Renaud Camus cite des gens comme Raspail, certains peuvent se dire qu’il a des références littéraires, donc on peut le créditer.
HLB :

Comme pour Éric Zemmour, quand vous lisez Renaud Camus, c’est médiocre. Il écrit comme une personne des années 1930 cherchant à passer pour un romancier. Les idées sont sommaires, les raisonnements sont réduits, il n’y a pas de théorie. Comme chez Marine Le Pen, on ne perçoit pas d’enchainement logique, seulement une suite d’affirmations. Cela s’inscrit dans ce qu’on peut appeler la pensée Twitter. On doit exprimer une idée en 280 caractères, mais on ne peut pas bâtir un raisonnement en si peu de caractères. Toute causalité un peu élaborée reste hors d’atteinte.

LTR : Si le concept du français “de souche” est factuellement inexact et est un pur fantasme, comment expliquer sa longévité ? 
HLB :

Je vais vous raconter l’histoire de ce mot, que j’ai suivie de près. En 1992-1993, l’Ined et l’Insee mènent une enquête sur l’intégration, appelée MGIS. C’est la première enquête avec des statistiques ethniques. Il était demandé aux répondants leur origine ethnique et leur appartenance ethnique. L’enquête définissait l’ethnicité par la langue parlée dans la petite enfance. Cet exercice est compliqué pour deux raisons. La première est que, quand il s’agissait d’identifier les différentes ethnies en Afrique du Nord, et en Afrique subsaharienne, la tâche a été très ardue. En Turquie, les Turcs étaient distingués des Kurdes, en Algérie, les Berbères des Arabes. En Afrique subsaharienne où il existe des centaines de langues, il a fallu procéder à des regroupements hasardeux.

La seconde difficulté résidait dans les couples mixtes. Dans les notes en fin d’enquête, les auteurs indiquent que dans le cas de deux langues parlées dans la petite enfance, la moins fréquente des deux est retenue. C’est le même mécanisme que celui du « one drop of blood » qui est à l’œuvre. Ainsi le descendant d’un couple mixte dont le père parlait le bambara et la mère le français, sera catalogué bambara.

À la fin de l’enquête, un des auteurs se demande comment nommer ceux qui, finalement, n’ont pas d’origine ethnique. Il se décide pour « français de souche ». Deux mois plus tard, le Front National avait repris l’expression.

Bien sûr, on a découvert que sous Pétain, ce terme était déjà utilisé, mais là son retour est lié à un mécanisme intéressant : à partir du moment où l’on nomme les autres, il faut se nommer soi-même. De la même manière, l’Insee, dans ses tableaux, utilise le terme de « non-immigrés » pour qualifier ceux qui ne sont pas « immigrés ».

LTR : Aujourd’hui, ces théories qui rappellent les idéologies de la collaboration, par exemple, ont eu deux candidats au moins pour les porter à la présidentielle. Comment expliquer cela ?
HLB :

Le terme de grand remplacement a été repris non seulement par Marine Le Pen et Éric Zemmour, mais aussi par les cinq candidats à la primaire de la droite. C’est dramatique. Je commence d’ailleurs mon livre par citer une enquête publiée dans Challenges(1), hebdomadaire qui s’adresse plutôt à la bourgeoisie de centre gauche, celle des affaires avec un peu de considérations éthiques et sociales. Selon cette enquête, 61% des interrogés craignent d’être remplacés(2). À titre de défense, il faut préciser que, lorsque cette question est posée, la majorité des gens n’y a jamais vraiment pensé, mais la question est rédigée de façon tellement terrible qu’ils répondent « oui j’ai peur ». Une fois qu’on a répondu positivement, on a monté la première marche d’un escalier qui vous mène à  croire de plus en plus à ce prétendu grand remplacement. C’est dangereux.

LTR : Pensez-vous qu’il y a des facteurs (sociaux, économiques, …) aujourd’hui plus qu’hier qui expliquent que cette théorie prend à ce moment de l’Histoire ?
HLB :

Je suis méfiant à ce propos. Il y a des facteurs bien sûr. Mais je pense que les principaux mécanismes sont plus complexes. Lorsqu’on qualifie Renaud Camus de complotiste, on arrête la réflexion, on a classé le bonhomme. Mon problème est d’éviter ces catégories fourre-tout et morales qui n’aident guère. Bien sûr que Camus est complotiste, mais au moment où vous le dites, vous vous donnez bonne conscience et vous freinez votre démarche de compréhension. Il faut aller plus loin et comprendre le danger de ce slogan du grand remplacement. Il y a quelque chose qui a pris, c’est ce que j’ai cherché à saisir. Très souvent, en sciences sociales, la recherche s’arrête avec des mots (raciste, complotiste). Dit autrement, ce sont des jeux de langage. Quand on utilise « complotiste », … on entre dans ces jeux de langage et il est difficile ensuite d’en sortir.

LTR : Vous le faites dans votre livre, mais pourriez-vous nous expliquer pourquoi l’aspect d’un remplacement démographique est si anxiogène pour les adeptes de ces théories ? Est-ce le fait qu’on présente la menace d’une masse brute de personnes ?
HLB :

Je pense que vous avez raison. La phrase de Renaud Camus « un peuple en remplace un autre », part du principe qu’il y a un peuple, constitué par les immigrés et leurs descendants, et un autre peuple, constitué des non-immigrés et de leurs enfants. Ce raisonnement est typique de la pensée d’extrême droite : chez eux, la notion de peuple concerne un ensemble homogène, aucune tête ne doit dépasser. Or, l’immigration est extraordinairement variée en France, tout comme le peuple français. Et c’est sans compter la mixité entre ces deux diversités. Il y a là une tentative de simplification extrême, particulièrement à travers la notion de peuple.

Dans mon livre Le Grand enfumage. Populisme et immigration dans sept pays européens(3), je me suis demandé pourquoi, plus il y a d’immigrés localement, moins on vote pour l’extrême-droite. Pour cela, j’ai étudié le cas de 6 pays en plus de la France. En Allemagne, par exemple, les immigrés sont installés majoritairement dans ce qui correspondait à l’Allemagne de l’Ouest, alors que l’Afd fait ses plus gros scores à l’Est, à l’opposé. En France, c’est plus compliqué : on observe davantage une opposition campagnes/villes. Il faut chercher à l’expliquer. Ce qui joue le plus grand rôle, je pense, est l’absence de contact. Les gens perçoivent l’immigration comme un bloc parce qu’ils ne l’expérimentent pas concrètement dans leur vie. En Seine-Saint-Denis, par exemple, l’ « immigré » ça ne veut rien dire, c’est extrêmement divers. C’est un concept qui n’a pas de sens, une catégorie non pertinente. Mais dans la campagne de la Haute Marne, les gens n’en ont pratiquement pas vu, et l’idée peut germer que la catégorie « immigré » existe, et qu’elle est très différente de vous, noir et musulman de préférence.

D’autres facteurs font exister la théorie du grand remplacement : une partie de la population issue de l’immigration est hélas elle-même anti-immigrés. En effet, les vagues de migrations sont différentes et le rejet des immigrés change au fil des années et des territoires, comme on dit aux États-Unis, « le dernier entré ferme la porte ».

LTR : Finalement, si l’on comprend bien, pour ceux-là il existerait l’idée du bon et du mauvais immigré ?                                                
HLB :

Il y a un peu de cela, mais il demeure aussi l’idée indéfectible que ceux qui arrivent maintenant, ce sont les mauvais immigrés et qu’ils ne passent pas par le même chemin que les anciens. Dans les années trente, il y avait une coupure entre immigrés car l’antisémitisme était beaucoup plus fort. Il y avait donc deux catégories : le travailleurs migrants et les « parasites », les « cosmopolites », ceux qui s’intégraient trop rapidement,  les levantins dans les termes de l’époque. Les levantins étaient les juifs, grecs et libanais, ceux qui étaient appelés « ennemis de l’intérieur » et que Bertillon, un propagandiste du natalisme, en 1911 appelait « les faux nez » français.

LTR : Dans cette notion d’« ennemi de l’intérieur », y avait-il aussi une peur du grand remplacement?
HLB :

Oui, cela est clair. Renaud Camus arrive à la même conclusion d’une perte de valeurs et d’une prise de pouvoir par les nouveaux venus.

LTR : Pensez-vous que le fait que la notion de grand remplacement trouve autant de place dans le débat public aujourd’hui traduit une mauvaise connaissance globale des chiffres, des outils statistiques, de la rigueur scientifique ?
HLB :

Renaud Camus est de toute façon contre les statistiques, il utilise toujours la même formule : « il suffit d’ouvrir les yeux » ce qui est assez cohérent avec le fait qu’il rejette la science. Il se fonde par exemple sur le témoignage, aperçu à la télé, de Richard Millet qui se serait retrouvé seul blanc à six heures du soir à la station Châtelet. Cela parait invraisemblable mais pas nécessairement faux. Surtout, ce n’est pas généralisable à d’autres heures, d’autres stations, d’autres métros, d’autres villes et régions. Le péché le plus grave et le procédé le plus employé par l’extrême-droite dont Camus et Zemmour, est la généralisation abusive.

Si la notion de grand remplacement gagne du terrain, c’est aussi à cause d’intermédiaires complaisants. On peut penser à Alain Finkielkraut qui a fait un éloge dithyrambique de Renaud Camus dans son émission Répliques à laquelle j’étais convié.

Je n’arrive pas à comprendre que certaines personnes nient la statistique et pensent connaitre la situation en France  simplement en se promenant dans la rue.

LTR : Un débat a émergé au lendemain du second tour de la présidentielle : faut-il continuer à dire que les électeurs de Marine Le Pen et du Rassemblement National sont racistes ? Beaucoup d’analyses politiques ayant pour but d’expliquer le vote RN aujourd’hui mettent en avant des questions de pouvoir d’achat, de remise en question du “système”, ce qui occulte le côté raciste et xénophobe de ce parti et de son programme, et par conséquent, de ce vote. Qu’en est-il selon vous ?
HLB :

Je pense qu’il faut surtout stigmatiser les hommes politiques français et pas seulement au sein du Rassemblement National. Que cinq candidats de la droite affirment qu’ils craignent le grand remplacement, est stupéfiant. En novembre, lors des législatives en Allemagne, alors qu’il existe un parti qui flirte avec les 10 % des suffrages, l’Ald dont la direction est néonazie maintenant, il n’a pratiquement pas été question d’immigration. Il est donc possible de mettre ce sujet à sa juste place, mais il est poussé en France par des personnalités politiques que les médias s’empressent de relayer.

Dans mon ouvrage L’âge des migrations(4), il y a un chapitre plutôt critique sur le livre d’un journaliste anglo-saxon, Stephen Smith, La ruée vers l’Europe(5). Il met en avant le fait qu’il y a aujourd’hui un milliard d’africains, et que L’ONU en prévoit un milliard supplémentaire en 2050. Le journaliste en a déduit que les Africains pauvres allaient se ruer vers l’Europe. Dans un chapitre, j’ai donc étudié pays par pays dans le continent africain comment la migration s’était produite au cours des vingt dernières années et si cela avait un rapport avec la croissance démographique. La réponse est négative. Par exemple au Niger, pays qui a la plus forte croissance démographique et troisième pays le plus pauvre au monde, seuls 110 migrants ont rejoint la France en 2017 et moins de mille depuis dix ans alors que sa population a augmenté de dix millions de personnes sur la même période.  La grande majorité des migrations africaines se limite à l’Afrique. Il s’agit de flux traditionnels par exemple du Sahel vers le golfe de Guinée ou de réfugiés, par exemple un demi-million de Somaliens au Kenya ou le même nombre d’originaires du Dar Four à l’est du Tchad. En conclusion, j’ai rappelé le deuxième précepte du Discours de la méthode : « Diviser chaque difficulté que j’examinerai en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour mieux les résoudre ». Ici, cela revenait à considérer la situation dans chaque pays d’Afrique au lieu de l’Afrique globalement.

LTR : Nous avons longuement démontré que le grand remplacement n’était qu’une vaste fumisterie. Donc, s’il n’y en a pas, quelles sont les tendances démographiques de demain ?
HLB :

La question est complexe, mais si l’on cite les Nations Unies et leurs prévisions, il n’y aura pas d’augmentation des migrations internationales. Seule certitude, les prévisions démographiques changent assez rapidement. Il y a dix ans, les Nations Unies pensaient que les migrations s’équilibreraient. Disons que certaines tendances migratoires donnent raison cette fois-ci à Stephen Smith quand il écrit que « plus on est diplômé, plus on migre ». C’est par les réseaux de relations, avec une ouverture sur le monde, de l’argent et une bonne formation que la migration se développera. S’y ajoutera de plus en plus l’influence des crises politiques dont on voit l’impact aujourd’hui avec plus de cinq millions d’Ukrainiens ayant fui leur pays et il y a peu avec la Syrie. 6 millions de Syriens sont déplacés à l’intérieur de leur pays, 3,5 millions se sont réfugiés en Turquie voisine. Au Liban, ils sont 1 million et en Jordanie 500 000. En Europe, ils sont à peu près 1 million à être arrivés et une enquête allemande a montré que ces derniers étaient en majorité diplômés. La migration est de plus en plus sélective en particulier à cause des obstacles que lui opposent les pays dits d’accueil. Les Rohingyas en fournissent un exemple a contrario. Ces paysans pauvres ayant fui les atrocités de l’armée birmane, sont confinés à l’Est du Bangladesh, ils ne peuvent ni gagner le reste du Bangladesh, encore moins franchir la frontière indienne barbelée. Les évènements politiques, les persécutions de minorités risquent d’augmenter au cours des prochaines années et d’alimenter des migrations de réfugiés entre pays voisins, mais non à longue distance. Dans la liste des pays qui s’accroissent le plus vite au monde en Asie et en Afrique, dominent d’ailleurs ceux qui souffrent de guerres civiles. En Asie, c’est dans l’ordre du niveau de fécondité,  l’Afghanistan, le Yémen, l’Irak, la Palestine et le Pakistan. En Afrique, c’est le Niger, la Somalie, la République démocratique du Congo, le Mali. Par un cercle vicieux, cela alimente la croissance car les femmes y sont maltraitées et les moyens de contraception indisponibles, ce qui maintient la fécondité à un très haut niveau (7 enfants par femme au Niger).

LTR : Ce qu’on observe par ailleurs avec les réfugiés ukrainiens, ce sont les retours dans la capitale Ukrainienne.
HLB :

La Bosnie et le Kosovo peuvent servir de référence. A vrai dire, en Autriche et en Suisse, les autorités ont poussé les réfugiés à regagner leur pays, une fois les hostilités à peu près terminées. Il est difficile de savoir quel sera le destin des réfugiés ukrainiens tant que la guerre se poursuit. Ils peuvent être tentés de rester dans des pays européens dont la population diminue, telle la Bulgarie dont on prévoit qu’elle perdrait un quart de sa population d’ici à 2050. C’est par ce moyen que l’Allemagne a maintenu sa population malgré une faible fécondité. Elle a accueilli à la fin des années 1990, 4 millions d’Allemands « ethniques venus des pays de l’Est et de l’ancienne URSS et plus récemment un million de réfugiés syriens. A l’opposé, des pays dont la population commence à diminuer, comme le Japon et la Corée, refusent les réfugiés.

Références

(1)« 61% des Français s’inquiètent d’un « grand remplacement » », Pierre-Henri de Menthon, Challenges, 21/10/2021.

(2)Enquête Challenges-Harris Interactive d’octobre 2021.

(3)Éditions de l’Aube, 2022.

(4) Éditions Autrement, 2017.

(5)Éditions Grasset, 2018.

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L’écologie républicaine : entretien avec Chloé Ridel

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L’écologie républicaine : entretien avec Chloé Ridel

Chloé Ridel est haut fonctionnaire, militante associative, présidente de l’association Mieux Voter et directrice adjointe de l’Institut Rousseau. Elle est également chargée des questions européennes au sein du conseil scientifique de l’Institut. Dans cet entretien Chloé Ridel revient sur la notion d’écologie républicaine, un concept permettant de lier l’écologie politique et la tradition républicaine afin d’aboutir à une pensée écologique sociale et non punitive qui ne pèse pas sur les catégories populaires. Elle revient également sur l’histoire de la pensée écologique et les outils permettant de mettre en place une politique écologique républicaine.
LTR : Qu’est-ce que l’écologie républicaine ?
C.Ridel :

C’est une nouvelle matrice politique qui pourrait remplacer la social-démocratie dans un nouveau cycle historique de la gauche.

C’est la tentative de faire se marier la tradition de pensée républicaine et la tradition de pensée de l’écologie politique. La seconde apparaît sur la scène politique dans les années 70 avec le rapport Meadows sur la croissance et la présentation de la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle en 1974. À l’origine, les « écolos » sont encore présents dans l’imaginaire de beaucoup de Français, notamment les plus âgés, comme « les tartes aux fleurs » à travers les luttes libertaires, le plateau du Larzac, la lutte anti-nucléaire. Depuis, et on le voit bien, Europe Écologie Les Verts s’est enrichi d’autres traditions ! 

L’écologie républicaine est une écologie sociale. Elle l’est profondément, puisque les inégalités environnementales sont des inégalités sociales. Ce sont les riches qui polluent le plus : les 10% les plus riches polluent 4 fois plus que la tranche des 10% les plus modestes. Ce sont aussi les plus pauvres qui subissent le plus le changement climatique, qui meurent le plus de la pollution de l’air, qui habitent près du périphérique…

En augmentant les taxes sur l’essence, on prend à la gorge des gens qui ont besoin de leur voiture pour aller acheter leur baguette de pain, pour aller travailler, pour aller emmener leurs enfants à l’école. Par contre, on laisse les riches continuer de prendre l’avion comme ils veulent, et puis les très, très riches, prendre des fusées pour aller faire du tourisme spatial.

Il y a le besoin d’un ordre républicain – c’est pour cela que cette épithète est primordiale. Si l’on veut augmenter les taxes sur l’essence, il faut construire une société où les personnes ne dépendront plus de leur voiture pour se déplacer. 

L’écologie républicaine et sociale se différencie de ce qu’on peut appeler le « capitalisme vert », qui va tout faire reposer sur la responsabilité individuelle, « l’auto-responsabilisation » des entreprises (la fiscalité, les marchés de droits à polluer) et des individus. Ce capitalisme vert est aussi techno-solutionniste. En Chine, aux États-Unis, on se met à manipuler les nuages en mettant de l’iodure d’argent dans l’atmosphère, ce qui fait pleuvoir sur les endroits où on craint pour la sécheresse. On manipule le climat. C’est une vision terrible. Afin de ne pas répondre à l’injonction de sobriété, et continuer de produire toujours plus, on en vient à compter uniquement sur le facteur technologique.

L’écologie républicaine se différencie aussi des collapsologistes, et des personnes qui partent du principe qu’il faut se regrouper dans des communautés d’entraide pour survivre. C’est une sorte de survivalisme new age. Ce n’est certainement pas l’écologie républicaine. On y parle « d’effondrement », sans jamais vraiment le définir. Ce vocabulaire porte le risque de provoquer une angoisse si forte qu’elle peut conduire au nihilisme.

Quelque part, je compare l’angoisse climatique -ce qu’on appelle la solastalgie, très forte dans la jeunesse- à l’angoisse que les identitaires ont vis-à-vis du grand remplacement.  Cela crée des discours dogmatiques, de la négativité et de l’impuissance. L’écologie républicaine, c’est une écologie qui dompte la peur légitime du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité par des actions ambitieuses et résolues. 

LTR : On a dernièrement parlé d’une vague verte, mais, on l’a vu au moment des municipales, elle n’a en fait touché que quelques grandes métropoles. Il existe par ailleurs une écologie de droite, voire d’extrême-droite. 
C.Ridel :

Absolument. Tout ça commence à se mettre en place. Je ne pense pas que l’écologie puisse être la marque d’un seul parti. L’écologie va se fondre dans le clivage Gauche/Droite. Il y a une écologie d’extrême droite qui commence à émerger autour des notions de localisme et d’identité. C’est celle de la revue « Limite ». Et c’est une écologie qui a le mérite d’être cohérente. « Limite », ce sont des catholiques de droite (et de gauche), qui disent que l’écologie porte une forte idée de sobriété, héritée de la pensée chrétienne : vivre pauvre, condition ascétique, etc. Et ils portent cette idée très forte de limites sur les sujets sociétaux. Pour eux, quand on est écologiste, on ne peut pas cautionner la manipulation de la vie. Sur des sujets bioéthiques, l’écologie de Droite et d’Extrême Droite est très conservatrice.

LTR : Des bioconservateurs donc ?
C.Ridel : 

Oui. Mais certains écologistes de gauche le sont aussi. Il y aussi une écologie de droite libérale, c’est ce capitalisme vert dont on a parlé plus haut. Je ne la range pas dans le cadre de l’écologie républicaine. Parce que ce qui la définit, avant le caractère social, c’est la puissance publique. La matrice, c’est la puissance publique, la règle commune qui s’applique à tous. La notion de « biens communs » (air, eau) est à ce titre essentielle.

Au contraire, le capitalisme vert peut dire « donnons un bien commun en gestion à des sociétés privées », c’était le cas au Chili par exemple, où l’eau était possédée à 100% par des groupes privés… L’écologie républicaine refuse ce genre de choses : les biens communs doivent être publics.

L’écologie républicaine est une écologie du temps long et de la planification, une écologie sociale où chacun contribue de sa juste part à l’effort de reconstruction écologique. Il y a des idées d’ISF climatique, mais aussi de quotas carbone… On parlait du tourisme spatial, de Jeff Bezos qui s’est envoyé dans l’espace. Ça il ne faut pas le taxer, il faut interdire ! On ne doit pas avoir le droit de faire ça, parce que cela pollue en 10 minutes l’équivalent de ce que polluent 1 milliard de personnes sur leur vie entière, juste parce que quelqu’un est suffisamment riche pour s’offrir ce caprice. Donc non : c’est aussi une écologie qui va interdire des choses, on n’est pas uniquement dans l’incitation. 

Tout ceci amène un retour de la puissance publique, et pas que de l’État ! C’est aussi l’Union européenne, les collectivités, la commune. Même si l’Etat doit avoir un rôle prépondérant de planificateur, la puissance publique est plus large.

LTR : D’un point de vue économique,cela signifie qu’on ne fait pas confiance au privé pour opérer la transformation de lui-même, même si on lui a donné le bon cadre institutionnel et juridique, la bonne transparence sur les risques climatiques, les bonnes incitations fiscales (ce que recherche le capitalisme vert incitatif et responsabilisateur). Les outils de l’écologie républicaine sont-ils d’abord des outils coercitifs (quotas, interdictions, normes…) ? 
C.Ridel :

Non, ce n’est pas une écologie qui est méfiante du secteur privé par nature. Cependant, l’écologie républicaine ne va pas compter sur l’auto-responsabilisation des entreprises.

C’est ce qu’a fait le gouvernement avec la loi PACTE : ils ont créé des « entreprises à missions » : qui doivent discuter d’un projet d’entreprise, se définir une « raison d’être » : les collaborateurs réfléchissent à la mission de leur entreprise, pour déclencher un cercle vertueux…C’est intéressant mais ce n’est pas obligatoire. Il y a quelques incitations financières à le faire, mais c’est une sorte de bonus. On dit « s’il vous plaît devenez des entreprises à mission ».

L’entreprise est une organisation humaine fondamentale, mais elle doit être mise au service du bien commun. Il est absurde que des travailleurs donnent leur force à des entreprises qui sur le long terme détruisent leurs vies. Donc l’entreprise doit être mise au service du bien commun. Cela implique de taxer les comportements polluants, voire de les  interdire. C’est tout le droit environnemental, la notion de droit de la nature, portée notamment par Marie Toussaint, avec le crime d’écocide… L’écologie devra mettre des limites à la liberté d’entreprendre. Aujourd’hui elle est un principe constitutionnel. Une des propositions des socialistes pour l’élection présidentielle, c’est d’inscrire dans la constitution que le bien commun doit prévaloir sur la liberté d’entreprendre. C’est intéressant ! ça reformate le contentieux entre l’économique et l’écologique dans un sens qui est tout autre. Aujourd’hui, le juge quand il a d’un côté la liberté d’entreprendre et la propriété privée, et de l’autre [des considérations écologiques], il tente de les concilier, mais rien ne prévaut. L’écologie va demander de porter atteinte à la propriété privée ou à la liberté d’entreprendre au nom du bien commun. Il y a une hiérarchisation à établir.

On vit depuis Adam Smith sur un régime d’économie libérale où la propriété privée prévaut (au centre de la Révolution Française aussi). Il va falloir remodeler ces principes fondamentaux de notre organisation économique pour l’adapter à de nouvelles contraintes.

Dans un monde où on va être 7,5 milliards… Nous allons devoir avoir des règles scrupuleuses que tout le monde devra respecter ! La moindre chose que je fais a un impact sur les autres et notre vie en commun.

C’est pour cela que la matrice républicaine est la seule qui puisse permettre la reconstruction écologique. Il s’agit d’organiser la vie commune et le bien commun. En France, cela passe par la république. On a un tel changement à conduire : il faut qu’on s’appuie sur ce qui fait notre force, et c’est cette matrice républicaine !

LTR: Vous avez évoqué tout à l’heure la notion d’échelle au regard de la puissance publique, notamment à travers l’Union européenne. On a aussi des conséquences au niveau mondial. Comment est-ce qu’on inscrit une république écologique dans un modèle mondialisé ? 
C.Ridel :

C’est une question très intéressante. L’UE a une voix à faire entendre sur l’écologie, différente de la Chine, des États-Unis et de la Russie. La chine s’oriente vers un modèle d’écologie autoritaire et scientiste (l’an dernier ils se sont engagés à la neutralité carbone en 2060, ce qui est un game changer énorme parce qu’ils représentent 25% des émissions mondiales). Mais ils vont le faire d’une façon qui ne sera pas du tout la nôtre !

Les Etats-Unis de leur côté seront moins autoritaires (en Chine il y a des dynamiques de notation sociale, environnementale, etc. Si tu portes atteinte à l’environnement tu perds des points). Ils miseront beaucoup sur l’innovation et sur la technologie. Et c’est aussi inquiétant. Avec un courant survivaliste très fort. Mais pas un courant survivaliste de pauvres comme chez nous, c’est quelque chose pour les riches, avec des bunkers, etc.

L’Europe, qui a une tradition écologique franchement extrêmement précoce :les principaux intellectuels de l’écologie politique sont des Européens : Arne Næss, Serge Moscovici, Bruno Latour, André Gorz… Les rédacteurs du rapport Meadows sont des Britanniques, c’est en Europe qu’on trouve le plus d’associations et d’ONG environnementales, on pourrait continuer la liste. On est vraiment le continent de l’écologie dans le monde, et on a évidemment une voix à porter. Et si on ne peut pas dicter leur conduite à la Chine ou aux Etats-Unis, on peut être une sorte de phare, faire jouer notre influence et notre modèle en la matière, et surtout imposer notre modèle en se servant de la taille de notre marché. Il est toujours le premier marché de consommateurs au monde, et il fait notre principale force. Il faut le transformer de fond en comble mais surtout ne pas le détruire car il est notre force. Et quand on adopte une règle à 27, c’est très long, mais par exemple quand on interdit la pêche en eaux profondes, ça veut dire que ne rentrent plus sur notre marché des produits issus de la pêche en eaux profondes. Donc on exporte nos normes au reste du monde. Quand on interdit la pêche électrique, c’est pareil. On pousse pour que ceux qui veulent avoir accès à notre marché interdisent aussi la pêche électrique ! On va aussi mettre des taxes carbones aux frontières, la Commission l’a compris, c’est ce qu’elle appelle l’ajustement carbone pour éviter les “fuites carbone’’.    

Mais on peut faire beaucoup plus, par exemple sur l’agriculture ! Pour l’instant on n’impose pas de réciprocité pour les produits agricoles importés, sur le plan des règles phytosanitaires et environnementales. C’est inacceptable.

Donc il faut se servir de notre marché, ne pas le détruire, avec des changements longs à faire, mais ça progresse. Et s’en servir comme une protection, une régulation de la mondialisation et un levier d’influence vis-à-vis du reste du monde.

On ne fera pas d’extraterritorialité du droit à l’américaine en allant pourchasser les gens chez eux, par contre on serait légitimes à refuser l’entrée sur notre marché de marchandises qu’on juge produites avec trop de dégâts sur l’environnement.

 LTR: Vous dites donc que notre grand marché est utile, et qu’il faut le garder dans une perspective écologique. Mais est-ce que l’écologie ne porte pas elle-même une critique de ce grand marché mondialisé, avec des échanges aussi importants avec l’autre bout de la planète ?
C.Ridel :

En l’état actuel, le marché européen empêche beaucoup de comportements qui seraient vertueux d’un point de vue écologique, ou social. On ne peut pas, par exemple, favoriser l’approvisionnement en circuits courts. Que ce soit en matière agricole ou autre. Au nom de la libre circulation des marchandises. Si demain on fait une TVA à taux réduit sur les légumes dans un rayon de 100km autour de chez nous, on va être censuré par l’UE, parce que c’est une aide déloyale qui contrevient à la concurrence libre et non faussée. Cela revient à subventionner des produits agricoles au détriment de produits qui viennent de plus loin. Donc il faut revoir ça. Ce sera compliqué : le marché agricole européen est un totem.

Donc non seulement il faudra changer notre marché commun vis à vis du reste du monde, mais il faudra aussi changer le marché à l’intérieur de l’UE, pour renverser la logique. Aujourd’hui on a un marché qui pénalise ceux qui sont les mieux disant socialement et d’un point de vue environnemental dans le marché européen. Si on choisit d’imposer des normes écologiques ou sociales plus dures pour les entreprises, on va être pénalisé. C’est absurde ! Il faut au contraire protéger ceux qui décident d’avoir un comportement vertueux.

Donc il y a différentes façons de le faire. Par exemple, un droit à protéger son marché de telle ou telle manière si on prévoit des normes sociales et environnementales qui sont supérieures aux minimums européens. Il faut inventer des choses là-dessus, mais c’est sûr qu’on devra réformer le marché européen. Et donc rentrer dans un rapport de force. Se pose donc la question de la stratégie, centrale à gauche. Car on est tous d’accord sur le constat que le marché est imparfait. Je pense qu’il faut faire de la désobéissance ciblée. Ne pas avoir peur de dire “oui ma TVA est à 2% sur les nectarines du Gard qui sont concurrencées par les nectarines espagnoles !”. 

On aura des plaintes, et une discussion politique à Bruxelles, pour remettre les choses à plat. Ce ne sera pas facile, chacun a ses intérêts, mais si la Commission est d’accord avec les objectifs climatiques qui sont les nôtres, on ne pourra pas échapper à ce genre de discussions. 

 LTR: Ça ne concerne pas que l’écologie, sur le volet social on a déjà eu l’exemple des travailleurs détachés…
 C.Ridel :

Oui, ça a déjà été changé ! Mais ça a mis quatre ans. Pour le coup, c’est à mettre au crédit de la France et d’Emmanuel Macron, qui a enclenché la négociation sur la réforme de la directive travailleurs détachés, avec des discussions très rudes avec les pays d’Europe centrale coalisés contre cette réforme. Ça a été une négociation longue de trois ans, mais on y est arrivé. On n’a plus le droit maintenant dans un pays d’employer des gens qui ont un même métier mais un salaire différent. 

LTR: Par rapport à l’emploi, vous avez beaucoup travaillé sur les Territoires Zéro Chômeurs, la Garantie Emploi Vert, etc. Quand on parle d’écologie on parle beaucoup de fermetures d’usines, et forcément on a des gens à gauche qui s’opposent à ces perspectives de perte d’emploi, avec du chômage. Est-ce que l’écologie républicaine pourrait être créatrice d’emplois ?
C.Ridel :

En tout cas, l’écologie républicaine n’a pas pour but de mettre les gens au chômage. Une république sociale doit garantir un emploi pour tous, permettre à chacun d’avoir un emploi. L’emploi c’est la dignité, la participation à la vie, un droit même. L’écologie, si elle est républicaine, devra trouver un travail pour tout le monde. Mais beaucoup de gens pensent que l’écologie est synonyme de destruction d’emplois parce que dans leur tête, « emploi = productivisme ». 

Il faut aller vers des emplois et une forme d’économie qui ne soit plus productiviste. On a déjà accumulé beaucoup de biens dans notre économie, on a tous une voiture, un frigo, une machine à laver, des équipements modernes. Pendant les Trente glorieuses, tous les Français ont eu accès à ces équipements, et il fallait une économie productiviste pour satisfaire les besoins des gens. Mais maintenant qu’on a tout ça, et qu’on a accumulé autant de biens, l’économie va évoluer vers ce que David Djaïz appelle dans son dernier livre l’économie du bien-être. C’est une économie sur laquelle la France est déjà très bien positionnée : la santé, la silver economy autour du vieillissement, la culture, la gastronomie, l’éducation… Les gens ont accumulé des biens et veulent maintenant vivre mieux, accumuler des expériences, développer leur être… ça va créer des emplois différents ! Et, pour que la société ne s’appauvrisse pas massivement, il va falloir continuer de  produire des richesses et maintenir une productivité suffisamment élevée. 

Par exemple sur l’agriculture, qui représente la plus grande perte d’emplois depuis les années 80 (nous n’avons plus que 400 000 exploitations agricoles en France). Si on veut sortir l’agriculture des intrants chimiques, on aura besoin de plus de gens pour travailler la terre ! Il n’est pas question de retourner à la charrette et à la faux, mais ce sera potentiellement demandeur d’emplois, avec des installations plus petites en permaculture, en hauteur etc.

Après la disparition des paysans que la France a vécu à compter des années 1950, 60, on garde une image très dégradée du travail de la terre : ce serait dur et dégradant. Notre génération doit relever le drapeau ! C’est une population délaissée, mal payée, qui se suicide… c’est scandaleux ! Il faut revaloriser cette image de l’agriculteur. C’est en cours avec les néo ruraux, qui ouvrent de nouvelles exploitations… c’est une minorité mais ça participe de la revalorisation de l’image des gens qui travaillent la Terre.

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Sans la liberté de François Sureau : comprendre la surenchère sécuritaire française

« Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ». C’est certainement de cet aphorisme de Beaumarchais qu’est tiré le tract Gallimard de François Sureau. Il nous rappelle l’importance de la liberté, même « conflictuelle » – donc, celle de critiquer, blâmer ou faire des erreurs -, pour que le plein exercice de cette liberté puisse voir le jour. Cette idée, c’est le premier des trois principes de notre devise républicaine connue dans le monde entier, la liberté. François Sureau, homme aux multiples casquettes – haut-fonctionnaire, avocat, colonel, conseiller d’État- fait sienne la défense d’un haut principe trop souvent bafouée depuis quelques années dans la France des Lumières.

Pour Sureau – constat partagé par beaucoup – on assiste depuis quelques années à une surenchère sécuritaire en France. Pour prendre l’exemple le plus parlant, la répression des gilets jaunes a blessé plus de 2 000 manifestants, dont plus de 30 éborgnés. Qui dit surenchère sécuritaire dit recul des libertés publiques. Largement accentué par la vague d’attentats terroristes que la France a subi depuis 2015, ce basculement autoritaire est d’autant moins légitime, pour l’auteur, qu’il n’est en rien efficace pour combattre le terrorisme et l’insécurité. En effet, l’insécurité – prétendue ou réelle – ne diminue pas depuis que les gouvernements se sont emparés de cet enjeu.

François Sureau n’est pas étonné par le caractère répressif des récentes politiques publiques. A ses yeux, le conatus de l’État est de pencher vers la tyrannie. Ainsi lorsque l’État est répressif, il persévère dans son être. Mais, avance-t-il, ce qui est fondamentalement nouveau, c’est l’aval donné par les citoyens à ce recul des libertés. Auparavant existait une tension – fertile – entre l’État qui cherchait l’efficacité (et donc bien souvent la sécurité) et des citoyens avides de liberté. Machiavel, déjà, en parlait dans son Discours sur la première décade de Tite-Live : il faisait de cette tension le propre d’une société républicaine, puisque le caractère autoritaire de l’État obligeait les citoyens à s’investir politiquement pour défendre leur(s) liberté(s).

Mais ici et aujourd’hui, la pente tyrannique de l’État ne se voit plus opposée l’obstacle du peuple défendant la liberté. Au contraire même, puisque pour Sureau les Français, non contents d’être passifs quand on leur soustrait des libertés, sont eux-mêmes demandeurs de sécurité et de contrôle répressif. Tous les sondages le montrent, ne voit-on pas la sécurité être parmi les enjeux prioritaires des Français ?

Si la liberté ne guide plus le peuple, quel est son nouveau prophète ? Ce sont les droits individuels, nous dit l’avocat. Il oppose aux libertés publiques – permettant d’exercer pleinement son rôle de citoyen en investissant la politique – les droits individuels, droits affranchis de toute pensée du commun, du collectif. »

Mais alors, comment comprendre cette évolution sociale, voire, osons le terme, anthropologique ? Si la liberté ne guide plus le peuple, quel est son nouveau prophète ? Ce sont les droits individuels, nous dit l’avocat. Il oppose aux libertés publiques – permettant d’exercer pleinement son rôle de citoyen en investissant la politique – les droits individuels, droits affranchis de toute pensée du commun, du collectif. Cet individualisme contemporain, brillamment décrit par des auteurs comme Lipovetsky(1) ou Lash(2) désengage de la politique, de la sphère publique, pour recroqueviller les individus sur leur petit intérêt personnel. Chaque individu ne recherche plus qu’à satisfaire ses propres désirs, souvent pécuniaires. C’est, pour reprendre la distinction opérée par Benjamin Constant, la « liberté des modernes ». A cela François Sureau oppose la deuxième conception de la liberté rappelée par Constant, à savoir la « liberté des Anciens ». Les « Anciens », élégante métonymie qui renvoie à la vision du politique qu’avaient les politiciens et philosophes grecs, surtout athéniens. D’après eux, pour fonctionner, la démocratie nécessite des citoyens, d’une part éclairés, et d’autre part actifs dans le gouvernement de la cité.

Plus prosaïquement, les citoyens devraient, selon l’idéal des Anciens, se soucier de la liberté des autres. Or avec l’individualisme contemporain, les individus ne se préoccupent plus de la liberté des autres, mais seulement de la leur – d’où l’attention privilégiée aux droits individuels – ou de celle de leur « groupe » communautaire. Ainsi, loin de souhaiter un débat ouvert où chacun exprimerait son point de vue, les individus appellent à la répression de l’État vis-à-vis des autres groupes. Mentalité qui déboucherait inéluctablement sur une lutte entre communautés pour obtenir la préférence de l’État. Servitude volontaire donc, mais d’autant plus pernicieuse qu’elle est égoïste, égocentrique et avide de répression pour son prochain.

L’on pourrait, à raison d’ailleurs, rétorquer à François Sureau que cette demande de sécurité n’est pas juste égoïste, mais qu’elle est nécessaire au plein épanouissement des individus et donc de la société en général. »

L’on pourrait, à raison d’ailleurs, rétorquer à François Sureau que cette demande de sécurité n’est pas juste égoïste, mais qu’elle est nécessaire au plein épanouissement des individus et donc de la société en général. Qui en effet pourrait penser qu’on peut exercer sa pleine liberté si à chaque coin de rue l’on risque sa vie ? Ces dernières lignes n’ont vocation ni à infirmer ni à valider cet argument, mais à présenter la réponse de Sureau vis-à-vis de ce celui-ci : à l’ordre, qu’il soit moral ou social, l’auteur préfère la force du mouvement. Mouvement lent souvent, mais chaotique parfois. « Sans la liberté il n’y a rien dans le monde », disait Chateaubriand, homme difficilement accusable de sympathie révolutionnaire particulière.

Le mouvement, des idées ou des hommes, est parfois brutal, et va à l’encontre de l’idée même de sécurité pour Sureau. Ce dernier nous intime donc, nous citoyens français, de prendre, au péril d’un certain confort sécuritaire, le risque de la liberté. Critique bourgeoise donnée sur un ton péremptoire d’un homme qui n’est, on l’imagine, pas confronté à l’insécurité des quartiers populaires ? Peut-être, mais l’argumentaire d’un homme aussi brillant donne tout de même à réfléchir sur l’évolution anthropologique en cours.

Références

(1) Lipovetsky Gilles, L’ère du vide, essai sur l’individualisme contemporain, Folio, 1983, 247p.

(2) Lasch Christopher, La culture du narcissisme, Champs, 1979, 448p.

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« Le pacte de discrétion laïque »

La Cité

« Le pacte de discrétion laïque »

Entretien avec Jean-Eric Schoettl
« Jean-Eric Schoettl est conseiller d’Etat et ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel (1997-2007). Il est, depuis les années 90, membre de la doctrine publiciste française, et également membre du Conseil des sages de la laïcité, rattaché au ministère de l’Education nationale. Avec son expérience juridique, il a développé plusieurs idées sur la laïcité. Dans cet entretien, il nous parle du « pacte de discrétion laïque ».
LTR : Quelles sont les différences strictement juridiques entre la laïcité, souvent qualifiée « d’exception française », et les régimes de séparation du politique et du religieux dans les autres démocraties libérales ?
Jean-Eric Schoettl :
Il est inexact de présenter comme une spécificité française la notion de laïcité. La plupart des pays occidentaux a séparé les Eglises et l’Etat et consacré la liberté de conscience. Très peu reconnaissent une religion officielle et ceux qui le font n’en tirent pas de conséquences considérables. En revanche, il est vrai que la notion française de laïcité a une portée juridique plus exigeante qu’ailleurs et qu’elle revêt une dimension philosophique, politique et coutumière plus substantielle. Il existe une laïcité à la française, ce qui ne veut pas dire que notre vision de la laïcité ne soit pas exportable. La non reconnaissance des cultes par la République conduit celle-ci non seulement à n’aider matériellement ou institutionnellement aucune croyance, mais encore à bannir du droit et des pratiques officielles toute référence religieuse, ou anti-religieuse. En cela, nous différons beaucoup des Etats-Unis où la référence religieuse est omniprésente dans un cadre officiel (« in God we trust », prestations de serment sur la Bible…), même si, comme en France, les subsides publics aux cultes – ou la préférence publique pour telle ou telle croyance- y sont proscrits. Là où le contraste est flagrant, c’est dans l’attitude de l’Etat à l’égard des revendications religieuses : aux Etats-Unis, la loi doit se plier à la sincérité des convictions. En France, elle doit leur rester indifférente.
LTR : Le bloc juridique laïque a-t-il grandement évolué depuis la loi de séparation de 1905 ou son régime est-il resté sensiblement le même ?
Jean-Eric Schoettl :
Il s’est maintenu et même renforcé en se constitutionnalisant. Le caractère laïque de la République est affirmé par le premier alinéa de l’article 1er de la Constitution de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale […] ». Cet article de la Constitution doit être rapproché : de son article 3, sur la souveraineté nationale  (« Aucune section du peuple ne peut s’en attribuer l’exercice ») ; des articles 1er, 3, 6 et 10 de la Déclaration de 1789 (1) et du Préambule de la Constitution de 1946. De son côté, l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui fait partie intégrante de notre « bloc de constitutionnalité », dispose que « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». « Manifestation », « ordre public », « établi par la loi » : chaque mot compte. L’article 10 de la Déclaration habilite le législateur à intervenir pour « établir un ordre public » en matière de manifestation des opinions religieuses… Tant par son contenu que par sa place dans la hiérarchie des normes, le principe de laïcité, dans son acception juridique, est plus substantiel que la présentation édulcorée qui en est souvent faite depuis quelques années. Ce principe impose une obligation de neutralité aux personnes publiques et aux personnes privées chargées d’une mission de service public ainsi qu’à tous leurs agents, quel que soit leur statut. Il fait également obstacle à ce que les particuliers se prévalent de leurs croyances pour s’exonérer de la règle commune régissant les relations d’une collectivité publique avec ses usagers ou administrés. Par sa portée juridique, le principe de laïcité ferme la voie à tout projet concordataire. Il n’interdit pas que l’Etat dialogue avec les représentants des cultes, mais s’oppose à ce que soit transposée à la sphère publique française la pratique canadienne des « accommodements raisonnables » (2). La loi de 1905, c’est sa portée historique majeure, énonce trois prohibitions à son article 2 (« La République ne reconnaît, ne subventionne et ne salarie aucun culte »). La première prohibition impose une obligation de neutralité à toute la sphère publique. C’est sans doute cette composante du principe de laïcité qui est la plus spécifiquement française. Elle relève de notre « identité constitutionnelle », au sens que donne à cette expression le Conseil constitutionnel : elle est même à l’abri du droit européen. Les deux autres prohibitions ont une portée pratique considérable aussi, d’autant qu’elles ont pour corollaire que les collectivités ne subventionnent pas le fonctionnement des églises. Ces prohibitions ne font toutefois pas obstacle à certaines aides publiques indirectes aux activités cultuelles.
LTR : Quelles nouveautés la loi contre le séparatisme islamiste, ou « confortant les principes républicains », a-t-elle mises en place ?
Jean-Eric Schoettl :
La loi confortant le respect des principes républicains, en nouvelle lecture, forme un ensemble disparate qui ne touche qu’à la marge le cadre général qui vient d’être rappelé. Elle consacre au plan législatif des solutions déjà admises par la jurisprudence, notamment la neutralité des agents des services publics, y compris ceux gérés par une personne privée. Elle resserre quelques écrous en matière de police des cultes et de lutte contre le radicalisme et, surtout, elle tente de contrer le séparatisme et l’importation de pratiques contraires aux valeurs de la République (mariages contraints, inégalité successorale entre garçons et filles, certificats de virginité…). Concernant la gestion des associations culturelles, dont on sait que certaines sont financées par des pays opposés à nos libertés, la loi s’efforce de rendre plus transparente leurs financements. A plusieurs égards, ce texte reste cependant en-deçà du sursaut qu’on attendait après l’affaire Paty. Ainsi, gouvernement et députés sont restés frileux pour la dissolution des associations radicales, pour la fermeture des lieux de culte intégristes, ou encore pour les obligations de neutralité que les règlements intérieurs pourraient imposer aux usagers des services publics et au personnel des entreprises, ou pour la limitation de l’ostentation religieuse dans l’espace public. Tout en comportant des dispositions utiles, la loi confortant le respect des principes républicains est loin de réaliser l’objectif défini par le Conseil d’Etat dans son avis sur le projet : « faire prévaloir une conception élective de la Nation, formée d’une communauté de citoyens libres et égaux sans distinction d’origine, de race ou de religion, unis dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».
LTR : Indépendamment de son contenu juridique que vous venez d’expliciter, en quoi la laïcité s’inscrit spécifiquement dans la philosophe républicaine ?
Jean-Eric Schoettl :
La laïcité est devenue depuis plus d’un siècle, sur le plan coutumier, un principe d’organisation permettant de « faire société » en mettant en avant ce qui réunit plutôt que ce qui divise. Ce principe d’organisation a une dimension philosophique et pédagogique en lien étroit avec chaque item de la devise de la République. Le lien avec la liberté, c’est la construction de l’autonomie de la personnalité et de l’esprit critique, tout particulièrement à l’école, grâce à l’apprentissage des matières et disciplines scolaires, grâce aussi à la mise à distance des assignations identitaires, grâce enfin et surtout à ce droit précieux (particulièrement apprécié des enfants venus de pays où l’on est d’abord défini par son origine et sa religion) : le « droit d’être différent de sa différence ».   Le lien avec l’égalité, c’est la commune appartenance à la Nation et le partage de la citoyenneté, de ses droits et de ses devoirs.  Le lien avec la fraternité, c’est cette empathie qui me conduit, lorsque j’entre en relation avec autrui dans la Cité, à privilégier ce qui nous rassemble et à mettre en sourdine ce qui pourrait nous séparer. Principe d’organisation, principe philosophique, principe pédagogique, la laïcité a permis de bâtir un « Nous national » en brassant et non en segmentant, en valorisant tout un chacun comme citoyen et non comme membre d’une communauté, en refusant les ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse.
LTR : Est-ce pour cette raison que nos amis occidentaux n’arrivent pas à comprendre notre singularité laïque ?
Jean-Eric Schoettl :
Sans aucun doute. Au Royaume-Uni, une policière voilée ne choque pas : nos amis d’outre-Manche perçoivent plutôt cela comme un signe d’intégration de la population musulmane dans la société britannique. En France, ce serait une atteinte grave au principe de neutralité des agents publics et, au-delà de cet aspect juridique, un coup de canif dans le pacte républicain, une déchirure de notre ordre symbolique.
LTR : Vous parlez, dans plusieurs articles, d’un « pacte de discrétion » ou « pacte de non ostentation », pourriez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?
Jean-Eric Schoettl :
Le contenu juridique du principe de laïcité, si dense soit-il, n’épuise pas la notion de laïcité telle que l’ont entérinée nos mœurs. Je veux parler des disciplines collectives qui se sont cristallisées en France depuis le début du XXème siècle autour de cette notion. Ces disciplines tiennent en une consigne, opportunément rappelée par Jean-Pierre Chevènement en accédant à la présidence de la fondation de l’Islam de France : la discrétion. Quelle discrétion ? Celle de l’appartenance religieuse dans l’espace public et dans les lieux ouverts au public. Un modus vivendi s’est enraciné autour de l’idée que la religion se situe dans la sphère privée et dans les lieux de culte et qu’elle ne doit « déborder » dans l’espace public que dans de strictes limites. Il est donc bien vrai que la laïcité, telle que nous l’avons pratiquée et intériorisée en France, au-delà même des implications juridiques stricto sensu de la loi de séparation, conduit la religion à résider dans le for intérieur, dans la sphère privée et dans les lieux de culte ou leurs dépendances, plutôt qu’à s’exprimer dans l’espace public et moins encore dans les services publics. Pour autant, est-il besoin de rappeler que l’Etat laïque, s’il est areligieux, n’est pas antireligieux ? Que les laïques réputés intransigeants, tels que ceux qui sont représentés au Conseil des sages de la laïcité (3), n’ont jamais rêvé de remplacer la chaleur des fois religieuses par un catéchisme républicain glacé comme un texte réglementaire ? En revanche, le marquage religieux de l’espace public ne peut que prendre à rebrousse-poil une culture laïque qui présuppose une Nation commune, avec ses valeurs, ses codes, sa mémoire en héritage indivis et ses affections partagées. Et qui, à l’école, dans la Cité, dans les relations professionnelles, privilégie ce commun sur les particularités natives.
LTR : Ce pacte implicite est-il en train de s’éroder ?
Jean-Eric Schoettl :
En matière de laïcité, l’usage n’avait pas besoin du renfort de la norme jusqu’à il y a une quarantaine d’années. En revanche, compte tenu de l’évolution de la société française, l’habitus laïque appelle aujourd’hui le droit à la rescousse. La dimension coutumière du principe de laïcité, ce qu’il est convenu d’appeler la « laïcité à la française », est en effet remise en cause, depuis une quarantaine d’années, par la combinaison de deux phénomènes. Le premier phénomène tient à l’évolution de notre conception des droits fondamentaux qui place les libertés personnelles, y compris religieuses, au-dessus des exigences collectives, au point de rendre très difficile la pédagogie inhérente à une règle commune assumée. Le second phénomène est l’arrivée d’une religion – l’islam- dont la pratique religieuse est, de facto, plus visible dans l’espace public que d’autres. Or tout un courant, que je qualifierais de révisionniste, voudrait – au nom de la lutte contre les discriminations –  faire oublier l’existence séculaire de cette culture laïque française. Rendent compte de cet affadissement les adjectifs dont le mot laïcité se voit désormais affublé : ouverte, inclusive, positive. Méfions-nous de ces adjectifs qui, telles des sangsues, ne se fixent sur un substantif que pour mieux le vider de sa substance. Le principe de laïcité est aujourd’hui très invoqué rhétoriquement, mais il est aussi très « flouté » sémantiquement, y compris par des instances officielles. Il devient un « mot valise ». Ce « floutage » fait de la laïcité un simple corollaire du principe de non-discrimination. On en arrive ainsi à inverser les interdictions découlant de la coutume laïque : ne devrait plus être prohibée l’ostentation religieuse à l’école ; devrait en revanche être interdite l’offense faite aux croyances, car les croyances sont consubstantielles à la personnalité des croyants et, par conséquent, l’outrage à une croyance est une injure à la personne des croyants. Et tout cela au nom d’une « laïcité inclusive » qui n’est jamais que la laïcité historique retournée comme un gant. La vérité historique est inverse. La vérité historique, c’est qu’un pacte de non ostentation s’est tacitement noué en France au travers du concept de laïcité. Il a permis d’enterrer la hache de guerre entre l’Eglise catholique et l’Etat. Il a garanti la cohabitation paisible de la croyance et de l’incroyance. Il a autorisé agnostiques et fidèles de diverses religions à partager leur commune citoyenneté dans une respectueuse retenue mutuelle. Chacun y a trouvé son compte. A cet égard, permettez-moi d’évoquer un souvenir personnel. Dans mon enfance parisienne, au Lycée Carnot, nous enlevions et dissimulions nos médailles religieuses lors des classes de gymnastique, car nous avions intériorisé le pacte de discrétion. C’était, ressentions-nous, une question de courtoisie envers nos petits camarades qui étaient peut-être incroyants ou d’une autre religion. Nous ignorions d’ailleurs le plus souvent ces appartenances et ne cherchions pas à les connaître, alors qu’elles sont aujourd’hui souvent revendiquées dans les collèges et lycées de certains quartiers, chaque élève s’y voyant malheureusement parqué par ses petits camarades dans un compartiment ethnico-religieux. Au-delà de la séparation des Eglises et de l’Etat dans l’ordre juridico-politique, la laïcité à la française sépare le spirituel du temporel dans l’ordre coutumier des rapports sociaux. Et cette seconde séparation, plus vaste encore que la première dans ses implications, relève des mœurs et non du droit.
LTR : Que peut-on faire pour le rétablir ? La loi peut-elle agir sur les habitus ?
Jean-Eric Schoettl :
L’habitus ne se décrète pas. En revanche, la loi peut venir conforter un habitus encore vivace, mais qui réclame le renfort du droit ou, du moins, de ne pas être entravé par lui. Le législateur peut intervenir en matière de laïcité (au sens coutumier du terme), pour resserrer quelques écrous dans le sens des usages et sentiments majoritaires. Des lois ponctuelles sont intervenues à cet égard, par exemple celle de 2004 pour la prohibition de l’ostentation religieuse à l’école, ou pour la réaffirmation par une loi de 2016 (4) de l’obligation de non ostentation religieuse dans la fonction publique. La jurisprudence aussi peut agir en faveur de notre conception coutumière de la laïcité, en mobilisant des notions telles que l’égalité entre les sexes, le respect de la conscience d’autrui ou les exigences minimales de la vie en commun dans une société démocratique. Ainsi, la prohibition du voile faite au personnel de l’association Baby-Loup a été finalement jugée légale par la Cour de cassation (Cour cass, 25 juin 2014) eu égard au caractère très ouvert de la crèche aux familles d’un quartier marqué par une grande diversité ethnique et religieuse.
LTR : La laïcité peut-elle être un outil adéquat pour remédier aux différents défis qui touchent la société française ?
Jean-Eric Schoettl :
Le pacte de discrétion a longtemps été conçu – et vécu – comme la clé de l’intégration des nouveaux venus dans la nation française. La France disait aux arrivants : ce sont vos vertus et vos talents qui m’intéressent, non vos origines. Et les nouveaux venus se voyaient reconnus par la République en tant que personnes et ainsi libérés des enfermements communautaires auxquels les vouaient leurs sociétés d’origine. Je renvoie en ce sens aux témoignages de tant de nos compatriotes, enfants de l’immigration. Or cette culture laïque, vécue comme libératrice par des générations entières d’immigrants, est désormais regardée, par toute une mouvance indigéniste, au mieux comme un obstacle au « vivre ensemble », au pire comme une rémanence coloniale. La notion d’assimilation, inséparable de la laïcité à la française, et dans laquelle se reconnaissant quatre Français sur cinq, repose sur l’idée d’une culture commune et de principes non négociables. À l’inverse, le multiculturalisme considère que les différences culturelles sont par essence un enrichissement. L’engrenage de l’essentialisation, inhérent au multiculturalisme, piège l’individu dans ses particularités natives. Il tribalise la société. En congédiant le commun, il livre l’individu aux communautés. Or les pouvoirs publics – y compris l’exécutif actuel – n’osent pas opter franchement pour l’une ou l’autre thèse. Sous prétexte d’équilibre, la ligne officielle est schizophrénique. La preuve surtout (parce que la schizophrénie fait rage, là, sous un même crâne) par les propos du Chef de l’Etat qui, tantôt fustige éloquemment le séparatisme, tantôt estime que différence est une richesse…
LTR : Quelles évolutions, dans le droit, la politique ou la métapolitique, seraient selon vous viables et enviables ?
Jean-Eric Schoettl :
Le principe juridique de laïcité est d’un secours relatif face à ces évolutions du droit, qui donnent souvent l’impression de favoriser le communautarisme. Elles ont, sinon certes cet objet, du moins cet effet, comme le montre l’activisme contentieux, souvent victorieux, déployé au titre de la répression de l’injure, de la diffamation et de l’incitation à la discrimination de caractère « islamophobe ». Ce n’est d’ailleurs pas sur la laïcité que se sont fondés le Conseil constitutionnel, puis la CEDH, pour admettre – la seconde non sans réticence – la loi française interdisant l’occultation du visage dans l’espace public. Le législateur français ne s’était pas non plus placé sur ce terrain, car, même si était visé le port de la burka, le débat parlementaire invoquait principalement non la laïcité, mais les exigences minimales de la vie en société et la dignité de la personne humaine, particulièrement de la femme. Ainsi, lorsque l’opinion demande à ses élus de faire barrage au communautarisme par une application intransigeante du principe de laïcité, elle se réfère à une notion large de la laïcité qui est celle de la coutume, celle de l’histoire vécue de la séparation, mais non exactement celle du droit. Dans ces conditions, on peut évidemment songer à une initiative constitutionnelle. Pour « regonfler » la notion juridique de laïcité jusqu’à lui faire atteindre ses contours intuitifs, c’est-à-dire la discrétion dans l’espace et les lieux publics, il ne faudrait rien de moins qu’une révision constitutionnelle. Mais ce confinement aurait des effets disproportionnés sur les religions historiquement implantées en France ou sur l’islam tempéré, celui de la majorité des Français de confession musulmane, alors que le seul problème qu’on entend traiter est celui de l’islamisme radical. Ce qui semble éminemment souhaitable à une grande partie de nos concitoyens est donc hors de portée de leurs élus. Une autre voie, moins problématique, était ouverte par la proposition de loi constitutionnelle discutée au Sénat à la fin du mois d’octobre 2020. Elle consiste à inscrire dans le marbre constitutionnel, dans le prolongement de ce qu’a jugé le Conseil constitutionnel le 19 novembre 2004, le principe selon lequel : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune ». Comme le précise l’exposé des motifs de la proposition, cette règle commune s’entend non seulement de la loi, du décret ou de l’arrêté ministériel, préfectoral ou municipal, mais encore du règlement intérieur d’une entreprise ou d’une association.

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La liberté chez Marx, un horizon inaccessible ?

La Cité

La liberté chez Marx, un horizon inaccessible ?

« Je déteste le communisme, parce qu’il est la négation de la liberté et que je ne puis concevoir rien d’humain sans liberté ». C’est en ces termes que le penseur et révolutionnaire anarchiste Bakounine décrit et décrie la théorie politique élaborée par Karl Marx(1). Les anarchistes de la Ie Internationale ont toujours affirmé que son idée de la dictature du prolétariat conduirait nécessairement à un régime autoritaire, quand bien même serait-elle rouge. Paradoxal, lorsqu’on sait que Marx érige la liberté en principe essentiel du communisme. Tout l’enjeu de notre article est alors d’étudier le rapport du – ou des – marxismes avec la liberté et l’égalité, et l’articulation entre ces deux principes.

On considère, traditionnellement, que liberté et égalité sont antinomiques, intrinsèquement opposées, que la liberté – par exemple, de commerce – serait nécessairement freinée par l’égalité entre les hommes, et à l’inverse, que l’égalité serait rendue impossible par le libre-échange. Libéraux et socialistes(2) s’accordent généralement sur cette distinction, bien que les conséquences politiques qu’ils en tirent soient différentes. C’est cette aporie entre égalité et liberté que Marx entend dépasser. Chez lui, la liberté se définit comme la possibilité « de développer en toutes directions ses aptitudes »(3), de pouvoir sans entrave développer ses facultés. L’égalité, quant à elle, n’est pas exclusivement vue comme celle des conditions socio-économiques, mais aussi comme l’égale possibilité de jouir de cette liberté. Ainsi comprises, la liberté et l’égalité sont inconciliables en régime capitaliste pour l’auteur du Manifeste. Il s’évertue, dans ses écrits, à développer leur articulation à l’aune d’une révolution communiste.

En système capitaliste, l’impossible articulation entre égalité et liberté

Posons les fondements de notre réflexion. Chez Marx, le capitalisme est défini, entre autres, comme la division du travail résultant du mode de production qui distingue les possédants – ou les bourgeois – et ceux qui ne possèdent que leur force de travail – les prolétaires. Cette structure sociale entraîne, selon la pensée marxiste, l’accaparement, par les capitalistes des moyens de production, de la plus-value issue du travail des prolétaires. Les travailleurs sont « exploités » parce qu’ils sont payés non pas pour leur apport réel à l’entreprise, mais pour leur force de travail. En découle une double aliénation de l’homme par le travail : il n’est pas maître du circuit de production – en raison de la division du travail, et donc du travail à la chaîne – ; il n’est pas non plus propriétaire du fruit de son travail. Ainsi, le mode de production capitaliste favorise-t-il les propriétaires des moyens de production, qui voient le capital se concentrer progressivement entre leurs mains. La grande masse de la population ne peut donc pas développer ses aptitudes librement. Elle n’en a ni le temps, ni l’énergie, là où les bourgeois en disposent à outrance. Pas de liberté, ni d’égale possibilité du déploiement de cette liberté.

Il est paradoxal de constater que l’exploitation capitaliste coïncide si bien avec une ardente promotion, par les libéraux, des principes de liberté et d’égalité. Comment l’expliquer ? Indépendamment de l’aporie structurelle précédemment présentée, une entrave conjoncturelle s’oppose à la réalisation de ces principes : l’idéologie des droits de l’homme. Chez Marx, l’infrastructure, c’est-à-dire ce qui est déterminant en dernière instance, c’est l’économie(4). L’infrastructure, le mode de production économique donc, détermine les superstructures, c’est-à-dire les institutions mentales et politiques d’une société. En résumé, l’infrastructure capitaliste génère, pour justifier son existence, des superstructures diverses : religion (qui détourne les prolétaires de la réalité sociale), philosophie (notamment libérale, qui incarne la sacralité donnée à la propriété privée) ou encore la morale (qui met en valeur le mode de vie austère des plus pauvres par exemple). Ici, l’idéologie dominante, l’idéologie des dominants, sert à légitimer le système économique. La superstructure idéologique libérale légitime le mode de production capitaliste. Les bourgeois sont en position d’hégémonie, pour reprendre l’expression de Gramsci : ils investissent les sphères d’influence directe de l’ensemble de la population (école, presse etc). La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, rédigée en 1789, est pour Marx le paravent de l’idéologie bourgeoise. Dans son ouvrage La question juive, le penseur allemand prétend que ce ne sont pas les droits de l’Homme avec un grand H, mais ceux de l’individu bourgeois, égoïste, propriétaire, qui ne pense qu’à ses intérêts personnels déliés de la communauté humaine. La liberté n’est que celle de l’accaparement de la propriété, justement consacrée à l’article 17 comme droit inviolable et sacré. L’égalité proclamée n’est que formelle, dissimulant l’inégalité économique – entre propriétaires et prolétaires – et l’inégalité politique – entre gouvernants et gouvernés. Les prolétaires acceptent cette liberté et cette égalité au rabais sous l’influence du travail de légitimation de l’idéologie dominante. Prenons un exemple pour éclaircir le propos. Au XXIe siècle, le travail dominical peut-être revendiqué par le patron au nom de la liberté de travailler. « Liberté », donc. Or on sait bien que le travail du dimanche entraîne parfois, voire souvent, des conséquences sociales désastreuses pour les employés. Sous couvert de liberté se cache alors la domination patronale, sur laquelle l’employé n’a pas de prise, le rapport de force prétendument « libre » lui étant de fait défavorable.

La révolution communiste pour faire advenir l’égalité et la liberté de chacun et de tous

Marx, dans ses écrits dits « scientifiques » – notamment Misère de la philosophie, Manuscrits de 1844, L’idéologie allemande et le Capital – disserte en réalité assez peu sur la société communiste, ses efforts sont bien plus largement orientés vers la critique du capitalisme. Il nous faut donc mobiliser, pour la question, ses écrits politiques(5) ainsi que ceux d’autres auteurs marxistes.

Fermez les yeux, perdez tout sens du réalisme, et imaginez que la révolution prolétarienne soit advenue. Nous sommes donc dans la phase transitoire qui a fait couler tant d’encre – et de sang -, la dictature du prolétariat. Celle qui doit faciliter le passage d’une société socialiste (prolétariat au pouvoir) à une société communiste (abolition de la société de classes). Quid de la liberté ? Lénine nous dit que le passage du capitalisme au socialisme impose la dictature du prolétariat. Ce dernier a besoin de la puissance étatique pour écraser – symboliquement mais aussi physiquement – la bourgeoisie. « Démocratie pour l’immense majorité du peuple et répression par la force, c’est-à-dire exclusion de la démocratie pour les exploiteurs, les oppresseurs du peuple ; telle est la modification que subit la démocratie lors de la transition du capitalisme au communisme »(6) nous dit le meneur bolchévique. La liberté brille donc par son absence pendant la dictature du prolétariat, « ce n’est pas la priorité » nous diraient les léninistes orthodoxes.

Quid alors de l’égalité ? Marx n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, un grand penseur de l’égalité. Il en parle assez peu, elle n’est que le résultat probable de la révolution communiste. Elle n’est pas un objet de science à ses yeux. Il l’évoque toutefois dans ses écrits politiques, par exemple dans la critique du programme de gotha. Prenons appui sur cela. En abolissant le mode de production, et donc les classes sociales, le prolétariat réunit enfin la communauté humaine, le peuple réunifié est vu comme l’horizon du communisme. Les droits bourgeois ne sont, eux, pas abolis, mais universalisés : chacun travaille pour soi ou en coopération, mais plus personne ne s’approprie injustement le travail d’autrui.

Un caractère liberticide inhérent à la révolution marxiste-léniniste

La révolution doit permettre le plein accomplissement de la liberté. Néanmoins, comme nous venons de le voir, il doit être précédée par la mise en place de la dictature du prolétariat. Cette première phase achevée, un monde radieux semble s’ouvrir à tous. Sa théorie de la liberté en société communiste est spéculative, mais a vocation d’après lui à s’inscrire dans la réalité future. De là découle l’essentiel examen empirique de sa théorie, sans pour autant tomber dans la facilité en jugeant le marxisme à l’aune des régimes totalitaires du XXe siècle.

Il paraît nécessaire d’apporter une vision critique sur les écrits de Marx pour appréhender cette hypothétique liberté sous un angle empirique, hors de la vision purement spéculative, en évitant de réduire la théorie marxiste-léniniste à l’histoire des totalitarismes du XXe siècle.

Les dires de Lénine sur l’effacement de la liberté durant la phase transitoire de la dictature du prolétariat posent une importante question : celle de sa durée. Admettons que la révolution soit, certes liberticide, mais sur une courte période. Disons quelques jours, voire semaines. Nonobstant l’appréciation que chacun se fera d’une révolution meurtrière mais libératrice, admettons qu’elle soit souhaitable pour le plus grand nombre. Mais il est probable que cette phase « transitoire » soit, en réalité, infiniment plus longue. Dans le troisième livre du Capital, Marx dans le texte : « le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposées de l’extérieur ». La liberté n’est rendue possible qu’en situation d’abondance. Elle n’est donc pas simple dépassement de la propriété privée, mais réduction drastique – on ne parle pas ici de 32h – du temps de travail alliée avec une forte prospérité économique. La liberté est donc un rêve eschatologique, un horizon quasi inaccessible. La dictature du prolétariat, suspension totale de la liberté, peut se prolonger sur plusieurs décennies (c’était d’ailleurs l’argument utilisé par les Soviétiques pour justifier leur régime autoritaire), voire plusieurs siècles.

La transition d’une société capitaliste à une société d’abondance communiste se déroule donc sur une très longue période dans les pays développés. Mais pour les pays peu ou pas industrialisés, la tâche s’annonce plus sévère encore. Or, chez Marx, la révolution doit être mondiale, tous les pays doivent être concernés par cette recherche de la société d’abondance. Cette vision très développementaliste du marxisme implique alors deux possibilités. Soit la révolution ne s’accomplit que dans les pays industrialisés, et alors l’on assistera à une guerre totale entre pays sous dictature du prolétariat et pays proto-capitalistes (les deux ne pouvant, dans la théorie marxiste, qu’être en état de guerre puisque les premiers doivent vaincre les seconds, représentants d’une certaine classe dominante) ; soit l’on contraint les pays peu industrialisés à se développer à marche forcée, à faire un « grand bond avant » liberticide et possiblement sanglant.

Tendre vers l’égalité sans sacrifier la liberté : l’exemple de la Commune

Si l’on accepte l’idée, que j’ai essayée de défendre dans cet article, que l’idée marxiste-léniniste est intrinsèquement liberticide, il nous faut repenser l’articulation entre égalité et liberté, redéfinir ces concepts hors de l’idiome marxiste. Pour cela, l’expérience ouvrière –celle du XIXe siècle principalement – elle-même nous offre un assez large champ théorique. Prenons la Commune de Paris, dont nous avons, il y a quelques mois, fêté le 150ème anniversaire. Marx lui-même, dans La guerre civile en France, admet que la Commune correspond, sûrement, à la phase socialiste de la révolution. Regardons de plus près ce que nos aïeux ont accompli(7). Des mesures en faveur de l’égalité sont prises par dizaines, à titre d’exemple : égalité entre les salaires des fonctionnaires et ceux des ouvriers ; élection des officiers dans l’armée ; mandats impératifs – et donc égalité entre gouvernants et gouvernés. De la même manière, les communards n’oublient pas, loin s’en faut, la liberté ! Est proclamé le principe d’autogestion, de liberté administrative des communes ou encore la liberté de conscience à travers la séparation des Eglises et de l’Etat. L’égalité et la liberté ne correspondent peut-être pas ici à l’idéal marxiste d’une société d’abondance et sans classe, mais ces principes restent, pour nous encore aujourd’hui, un horizon espéré, que nous sommes encore très loin d’avoir atteint. Comme une note d’espoir, la Commune de Paris permet de concilier l’égalité et la liberté. Son écrasement sanglant rend, toutefois, l’expérience fragile.

Références

(1) Dans Bakounine Mikhaïl, Écrit contre Marx, in Œuvres complètes, vol. III, Paris, Champ Libre, 1975,

(2) Au sens du socialisme des XIX et XXe siècles

(3) Marx Karl, L’idéologie allemande, Nathan, 1991, 127p.

(4) Ibid

(5) On entend par écrits politiques ceux qu’il écrit dans des contextes particuliers : après la révolution de février, après la Commune de Paris etc.

(6) Lénine, L’Etat et la Révolution, La Fabrique, 2012, 240p.

(7) Tombs Robert, Paris, bivouac des Révolutions. La Commune de 1871, Libertalia, 2016, 432p.

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L’égalite Femmes-Hommes à l’épreuve du foyer : repenser le partage du travail domestique

La Cité

L’égalite Femmes-Hommes à l’épreuve du foyer : repenser le partage du travail domestique

La Révolution industrielle et l’accélération de la production au XIXe siècle ont contribué à l’adoption par les États européens de législations restreignant l’accès au travail pour les femmes et ont participé à l’émergence d’un modèle familial prédominant, celui de la famille nucléaire. S’est ainsi opérée une division basée sur le genre entre le travail productif, rémunéré, assuré par les hommes et le travail domestique assuré par les femmes et non rémunéré. Avec l’intégration massive des femmes dans le monde du travail et l’émergence de nouvelles formes de familles, cette distinction tend à s’effacer au cours du XXe siècle. Pour autant, les femmes continuent d’accomplir la plus grande partie du travail domestique au sein du foyer. La crise du covid-19 a remis sur le devant de la scène ce constat. Le présent article a pour but de proposer des pistes de réflexion pour repenser et équilibrer le partage des tâches de manière non genrée au sein du foyer.

Source image : Council of Europe
Une distinction entre travail domestique et travail productif qui trouve ses origines dans la théorie marxiste, complétée par les théories féministes
Le travail domestique comprend plusieurs dimensions : la reproduction, l’éducation des enfants ou encore les tâches liées au foyer, comme les tâches ménagères ou la cuisine. Silvia Federici résume le travail domestique en trois mots : cuisiner, nettoyer, procréer(1), auxquels elle rajoute le travail sexuel, qui ne sera cependant pas abordé ici. Le travail productif, quant à lui, est celui qui permet de produire des biens et des services, une « plus-value » au sens de la théorie marxiste. Ce travail, contrairement au travail domestique, est rémunéré. Friedrich Engels est un des premiers à parler de cette distinction entre le travail de production et le travail domestique et à la placer au centre de nos sociétés : l’un réalise le travail et la production des moyens de subsistance, l’autre assure l’existence des hommes qui produisent ces moyens(2). Karl Marx, quant à lui, aborde de manière très brève (notamment dans Capital) les questions de reproduction et de travail des femmes, sans pour autant que cela soit dénoncé comme une exploitation. Des féministes après eux ont analysé leurs apports, les ont complétés et ont tenté de lier l’émergence de cette distinction à des phénomènes précis : 1/ L’avènement de la révolution industrielle au XIXe siècle, puis l’émergence des modes de production comme le taylorisme ou le fordisme, dont l’objectif principal est l’augmentation de la productivité notamment par la répétition des gestes, sont les premiers éléments ayant contribué à l’émergence de cette distinction. En effet, pour que la production augmente, les travailleurs et travailleuses doivent augmenter les cadences de travail. Ils sont donc de plus en plus fatigués, si fatigués que les travailleuses n’ont plus assez de temps et d’énergie pour s’occuper du foyer, procréer et assurer l’éducation des enfants. 2/ La montée en flèche du syndicalisme est un autre élément : les femmes, généralement moins bien payées que les hommes, sont perçues comme des concurrentes redoutables, empêchant la conquête de nouveaux droits sociaux et la négociation d’augmentations salariales(3). 3/ Enfin, l’avènement de la propriété privée aurait également contribué à reléguer les femmes du côté des tâches domestiques selon Friedrich Engels. Ces raisons, sans doute parmi d’autres, auraient contribué à l’adoption par certains États de législations contraignant l’accès au travail pour les femmes. Ces dernières, étant désormais reléguées au champ domestique, la figure de la ménagère voit le jour. Elles deviennent ainsi davantage dépendantes de la figure masculine, puisqu’elles ne sont plus autonomes financièrement : on sait pourtant à quel point l’indépendance financière joue un rôle clé dans l’émancipation des femmes. De plus, l’Etat promeut le modèle de la famille nucléaire en établissant notamment dès 1804 l’égalité des héritiers, permettant de normaliser les modalités successorales mais également de protéger les héritages et la propriété. Cela va donc permettre l’accumulation des richesses et l’avènement du modèle capitaliste. Comme l’évoque Silvia Federici, la transition d’un mode de production à un autre (ici le passage au taylorisme qui prend racine dans l’augmentation de la productivité des travailleurs) implique forcément une domestication des femmes, permettant d’encourager la reproduction et donc de donner naissance à de futurs travailleurs(4). La famille nucléaire est à ce titre le modèle parfait pour encourager la procréation : elle repose sur la monogamie, l’hétérosexualité et le mariage en est une des clés de voûte. Certains États, par leur modèle social, ont également promu cette forme de famille, qui est à la plus propice à instaurer un partage genré et inégalitaire des tâches domestiques. C’est par exemple le cas en France avec le système d’aides familiales (exemple des allocations familiales). Le patriarcat peut totalement s’épanouir dans cet environnement puisqu’il s’appuie, selon Hélène Périvier, à la fois sur des règles juridiques comme le mariage et des structures sociales comme la famille(5). Comme nous venons de le voir, avec ces nouvelles législations, les femmes sont reléguées à cette unique forme de travail qu’est le travail domestique. Pour autant, c’est bien le travail domestique qui permet le travail productif. En étant déchargés des tâches afférentes au foyer, les hommes ont plus de temps pour se consacrer à leurs activités, à leur travail et donc sont plus productifs : ils passent des journées et des soirées à travailler toujours et encore plus quand les tâches domestiques sont majoritairement assurées par les femmes. Cela a d’ailleurs bien été illustré par la crise du covid-19 sur laquelle nous reviendrons ultérieurement. Le travail domestique, bien loin d’être accessoire, est le pilier du travail productif.
Le travail domestique, point aveugle des théories économiques libérales
Le travail domestique ne fait pas l’objet d’une prise en compte par les sciences économiques dans la mesure où il ne s’accomplit pas selon les règles de l’échange marchand et ne se soumet donc pas à la loi de l’offre et de la demande(6). Il est donc difficile à quantifier. L’État va progressivement décider d’externaliser une partie des tâches liées au travail domestique, notamment au travers des systèmes de garde. Il sort de la sphère privée et entre dans la sphère publique : c’est ainsi qu’il devient un travail rémunéré. Comment peut-on expliquer qu’il soit gratuit au sein de la famille mais rémunéré en dehors ? Christine Delphy avance la théorie suivante, qu’elle va totalement remettre en cause : le travail domestique reviendrait de fait aux femmes, ce serait simplement le cours des choses, le résultat d’une condition biologique(7). Ces tâches étant naturellement réalisées par les femmes, nul besoin de les rémunérer pour ça ! Toute l’ambiguïté des relations existantes entre travail domestique et travail productif se retrouve dans le calcul du PIB. Ce dernier constitue encore de nos jours le principal indicateur de performance économique et mesure la richesse créée par différents agents économiques (entreprises, ménages…) sur un territoire donné. Il prend donc en compte les tâches domestiques réalisées dans le cadre d’un échange marchand (femmes de ménage, aide à la personne etc.) mais oublie ces tâches dès lors qu’elles sont réalisées par un membre du foyer à titre gratuit. Comme si ce dernier n’était pas producteur de richesses. Pourtant, un rapport publié en 2015 par le McKinsey Global Institute a évalué le travail domestique non-rémunéré, effectué majoritairement par des femmes, à 10 000 milliards de dollars dans le monde chaque année, soit 13% de l’économie mondiale(8). C’est un chiffre colossal. En France, l’Insee a réalisé une enquête similaire, publiée en 2010. Le travail domestique représente 33% du PIB et équivaut à 60 milliards d’heures de travail supplémentaire pour les femmes, soit 3 heures par jour et par foyer(9). C’est pourquoi certains économistes, comme Joseph Stiglitz, se positionnent en faveur de la mesure et de la prise en compte de ce travail domestique dans les indicateurs : le travail domestique effectué au sein du foyer participe au bien-être et améliore les conditions de vie de l’ensemble des membres. Vouloir évaluer le niveau de vie et de bien-être d’un ménage sans prendre en compte ces aspects-là n’a pas vraiment de sens(10).
Le combat féministe doit se mener dans la sphère publique, mais aussi au sein du foyer.
La distinction travail domestique / travail productif s’efface, mais le partage inégalitaire des tâches perdure : exemple de la crise du covid-19
Qu’en est-il de cette distinction entre travail domestique et travail productif aujourd’hui ? Il n’y a qu’à regarder les chiffres : selon l’Insee, en 2010, 70% des tâches domestiques étaient réalisées par les femmes tout comme 65% du travail familial, c’est-à-dire lié à l’éducation des enfants(11). Une autre étude, publiée par Eurostat et l’Insee en 2016 corrobore l’idée que le partage est tout sauf égalitaire : 93% des femmes ayant entre 25 et 49 ans et avec des enfants de moins de 18 ans s’en occupent quotidiennement, alors que c’est le cas pour 74% des hommes. Concernant les tâches ménagères, 80% d’entre elles sont réalisées par les femmes chaque jour, contre 36% pour les hommes(12). Les chiffres sont clairs : les femmes assument encore la plus grande part du travail domestique, que ce soit les tâches ménagères ou celles liées à l’éducation des enfants. Autre fait notable, les femmes se sentent davantage concernées par l’éducation des enfants. Elles sont bien plus nombreuses à prendre des congés pour s’occuper d’enfants malades. Cela entretient, selon la philosophe et féministe Susan Moller Okin, un certain “cercle vicieux” : les femmes ont, la plupart du temps, un salaire plus faible que les hommes et ont tendance à mettre plus facilement leur vie professionnelle de côté, ce qui aggrave encore davantage ce partage inégalitaire des tâches(13). La crise du covid-19 a été assez révélatrice de la persistance du partage genré et inégalitaire des tâches au sein de la sphère familiale. Lors du premier confinement, avec la fermeture des établissements de garde et des écoles, les femmes sont celles qui ont assumé la part la plus importante des tâches domestiques et parentales tout en continuant à travailler. Le recours massif au télétravail aurait pu être l’occasion pour les couples hétérosexuels de partager plus équitablement ces tâches. Il a au contraire fait peser davantage leur poids sur les femmes. Selon un rapport de l’Insee faisant état des inégalités sociales lors du premier confinement, 43% des femmes ont consacré plus de six heures par jour aux tâches domestiques et à l’éducation des enfants, contre 30% des hommes(14). Le CESE, dans son avis « Crise sanitaire et inégalités de genre »(15), expose des conclusions similaires. Aujourd’hui, les femmes assument à la fois le travail productif, puisqu’elles ont investi massivement le marché du travail, et le travail domestique. La sphère familiale n’est pas non plus un lieu totalement sécurisé : par exemple, pendant la crise du covid-19 et le premier confinement, les signalements de violences conjugales ont augmenté de 40% en France.
Pistes de réflexion pour repenser le partage inégalitaire des tâches au sein de la sphère domestique
Alors, que faire pour repenser le partage des tâches au sein du foyer ? Comment impliquer davantage les hommes dans la sphère domestique ? Plusieurs solutions sont envisageables mais elles ont des limites qu’il convient d’évoquer. 1/ Une première piste peut être celle de la prise en compte par l’État d’une partie des tâches domestiques incombant aux femmes dans le foyer en les externalisant, notamment celles liées aux enfants, par exemple par la multiplication des systèmes de garde. Augmenter le nombre de crèches et les rendre financièrement accessibles est une nécessité pour permettre aux femmes de combiner vie familiale et vie professionnelle. Encourager les entreprises à mettre en place des systèmes de garde pour leurs employés est également une piste. Pour autant, la prise en charge par l’État ne peut être que partielle et concentrée majoritairement sur l’éducation et la garde des enfants. Que se passe t’il lorsque les systèmes de garde ne sont plus en mesure d’accueillir les enfants ? On revient tout simplement au point de départ. La crise du covid-19 illustre cette problématique. Cela n’a pas non plus une incidence notable sur le partage inégalitaire des tâches au sein de la sphère familiale : l’externalisation des tâches domestiques ne permet pas d’encourager les hommes à s’impliquer davantage. La surreprésentation des femmes dans les métiers de garde d’enfants, et plus largement dans les métiers du « care », pose un autre problème. Ces emplois sont généralement mal rémunérés et leur pénibilité est peu reconnue. Enfin, une partie des femmes, faisant partie d’une classe sociale aisée, fait appel aux services de nounous ou encore à des agents (surtout des femmes) de ménages. Peut-on considérer que rémunérer d’autres femmes pour s’occuper de ses propres tâches domestiques soit la bonne manière de s’en émanciper ? C’est d’ailleurs la théorie avancée par Danièle Kergoat et Silvia Federici. Pour elles, le travail domestique est aujourd’hui transféré des femmes des pays du Nord vers les femmes du Sud qui viennent travailler dans les pays du Nord(16). Toutefois, il faut préciser le fait que ce transfert concerne une infime partie des femmes en France, la plupart d’entre elles continuant encore à réaliser elles-mêmes leurs tâches au sein de la sphère domestique. 2/ Une deuxième piste peut être trouvée dans les congés parentaux, notamment paternité. Les inégalités dans ce domaine entre les hommes et les femmes sont criantes : à l’arrivée d’un enfant, les femmes diminuent durablement leur temps de travail alors que les hommes l’augmentent. L’instauration d’un vrai congé paternité pourrait potentiellement permettre d’impliquer davantage les hommes dans la sphère domestique. En France, le congé maternité est de 16 semaines, puis de 26 à partir du troisième enfant. Le congé paternité, lui, est optionnel et est passé de 11 à 25 jours le 1er juillet 2021 : environ 7 pères sur 10 y ont recours. A titre de comparaison, le congé paternité en Espagne est désormais de 16 semaines et est entièrement rémunéré. Le congé paternité n’est pas une révolution en soi. Pour autant, il semble crucial de le repenser. Plusieurs pistes peuvent être explorées : le rendre financièrement plus attractif, augmenter sa durée, ou encore le rendre obligatoire. Si on prend en exemple la prestation partagée d’éducation de l’enfant (PreParE) d’une durée de 3 ans instaurée en France en 2015, on voit bien qu’il n’est pas assez attractif sur ces aspects, notamment financiers. Afin de ne pas pénaliser les femmes, il est prévu qu’un seul parent puisse prendre 2 ans de ce congé et que l’année suivante soit prise par le second parent. Les 2 ans ont été pris à 98% par des femmes, l’année suivante a été rarement prise par des hommes. Cela peut s’expliquer par la faible rémunération associée, à hauteur de 1/3 du SMIC, soit environ 400 euros par mois. Le levier financier est donc essentiel pour encourager les hommes à prendre un congé. Comment rémunérer correctement les congés parentaux ? Hélène Périvier propose de repenser le quotient familial et d’imposer le revenu au niveau individuel et non pas global, qui favorise de fait le travail des hommes car ils sont généralement mieux rémunérés que les femmes. Réformer le quotient familial en ce sens engendrerait un bénéfice de 3 à 7 milliards d’euros par an(17). De plus, il a également été démontré que les hommes s’occupent davantage des enfants lorsque le congé n’est pas pris en même temps que la mère : cela plaide donc pour la coexistence de congés paternité et maternité désynchronisés. Bien évidemment, l’arrivée d’un jeune enfant peut demander au départ beaucoup d’énergie aux deux parents. Une partie des congés pourrait être prise simultanément, tandis que l’autre serait décidée au moment souhaité par le père et la mère, sur une période pouvant aller de 6 mois à 2 ans après la naissance. Équilibrer le congé maternité et le congé paternité pourrait également participer à la réduction des discriminations que peuvent subir les femmes sur le marché du travail. En effet, embaucher une femme est souvent perçu comme un “risque” pour un employeur, notamment si elle tombe enceinte, ce qui implique de la remplacer et de former une nouvelle personne de manière temporaire. Rendre le congé paternité obligatoire et d’une durée similaire au congé maternité participerait grandement à réduire ce risque et à rééquilibrer la place des femmes et des hommes sur le marché du travail. C’est en ce sens qu’Hélène Périvier considère que le partage inégalitaire des tâches est une question sociale et non pas une question privée, car sans égalité au sein du foyer, l’égalité n’est pas atteignable sur le marché du travail(18). Ces pistes sont certainement incomplètes, il en existe d’autres. Pour autant, elles permettent de souligner la complexité des questions liées au partage du travail domestique de même que l’insuffisance des efforts réalisés par les pouvoirs publics pour y répondre. Les femmes ne devraient pas avoir à choisir ou à opérer des arbitrages entre une vie professionnelle et une vie de famille, quand les hommes ne se posent même pas la question. En l’état actuel, trouver le juste équilibre au quotidien peut s’avérer être une tâche titanesque, surtout en considérant que les femmes prennent à leur charge les ¾ des tâches au sein du foyer. Beaucoup d’entre elles regrettent aujourd’hui cette inégalité dans le partage des tâches domestiques, sans pour autant estimer que cela soit une raison suffisante pour mettre fin à une relation. Une telle inégalité au sein d’un couple engendre une charge mentale conséquente : le combat féministe doit se mener dans la sphère publique, mais aussi au sein du foyer.
La transition d’un mode de production à un autre implique forcément une domestication des femmes (Sylvia Federici).
Références (1)Silvia Federici, Le Capitalisme Patriarcal, La Fabrique, avril 2019 (2)Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, 1884 (3)Silvia Federici, Le Capitalisme Patriarcal, La Fabrique, avril 2019 (4)Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, 1998 (5)(6)Hélène Périvier, L’Économie Féministe, Presse de Sciences Po, octobre 2020 (7)Aurore Koechlin, La Révolution Féministe, août 2019 (8)McKinsey Global Institute, The power of parity : how advancing women’s quality can add 12 trillion to global growth, 2015 (9)Insee, Le travail domestique, 60 milliards d’heures en 2010, 2012, accessible ici :  https://www.insee.fr/fr/statistiques/2123967 (10)Rapport de la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, Sur la mesure de la performance économique et du progrès social, 2009 (11)Insee, Le travail domestique, 60 milliards d’heures en 2010, 2012, accessible ici :  https://www.insee.fr/fr/statistiques/2123967 (12)Insee, Eurostat, La vie des femmes et des hommes en Europe, édition 2017 accessible ici :  https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/3142332/index.html?lang=fr (13)Aurore Koechlin, La Révolution Féministe, août 2019 (14)Insee, Les inégalités sociales à l’épreuve de la crise sanitaire : un bilan du premier confinement, France portrait social, décembre 2020 accessible ici : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4797670?sommaire=4928952 (15)Conseil Economique Social et Environnemental (CESE), Crise sanitaire et inégalités de genre, novembre 2020, accessible ici : https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Fiches/2021/FI11_crise_sanitaire_inegalites_genre.pdf (16)Aurore Koechlin, La Révolution Féministe, août 2019 (17)Hélène Périvier, L’Économie Féministe, Presse de Sciences Po, octobre 2020 (18)Les Couilles sur la Table par Victoire Tuaillon : congé paternité, le miracle ? avec Hélène Périvier, podcast Binge Audio, 14 septembre 2020

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