Pourquoi les personnes en situation de handicap se tiennnent-elles loin des urnes ?

L'État et les grandes transitions

Pourquoi les personnes en situation de handicap se tiennnent-elles loin des urnes ?

Si les enjeux qui touchent les personnes en situation de handicap semblent être pris en compte à l’échelle des politiques publiques, l’apparent désintérêt des personnes concernées dans les urnes constitue un point de questionnement. Cette désertion pose une question essentielle pour la vie démocratique et citoyenne : pourquoi les personnes en situation de handicap, et spécifiquement en situation de « grande dépendance », entretiennent-elles un rapport distant, voire contrarié au vote ?

L’entrée au Palais Bourbon de Sébastien Peytavie, premier député en fauteuil élu le 19 juin sur la 4e circonscription de Dordogne, relance le débat autour de la représentativité des institutions politiques. Cette entrée apparaît comme un vent d’espoir pour tous nos concitoyens qui sont en situation de handicap, mais elle interroge : pourquoi seulement maintenant ? Les personnes en situation de handicap avaient déjà pointé ce manque de représentativité, conséquence directe du désintérêt des institutions pour le handicap. Autrement dit : « personne ne nous ressemble ».

Malgré ce manque de prise en compte du handicap dans la mise en œuvre des politiques publiques, nous constatons que les candidats aux élections n’oublient jamais d’avoir « un petit mot » pour le handicap. Ce consensus fait désormais du handicap un domaine de l’action publique, dans une logique de prévention d’un risque universel.

Il y a ainsi une forme de consensus moral sur la nécessité de produire des politiques publiques en direction des personnes en situation de handicap. P-Y. Baudot, C. Borelle et A. Revillard(1) expliquent même que ce consensus moral est récemment devenu un impératif moral. La loi de 2005 illustre cette prise en charge nouvelle de la question du handicap et de la participation par les pouvoirs publics. En effet, cette loi a un double objectif : transformer les représentations collectives sur le handicap et permettre l’inclusion réelle des personnes, les deux allant de pair. Pour qu’une intégration à la vie politique des personnes en situation de handicap soient réalisable, aussi simple que cela puisse paraître, elles doivent être en mesure d’accéder aux lieux de la vie quotidienne et aux lieux de citoyenneté.

C’est pourquoi cette loi impose l’accessibilité à l’espace public, ainsi qu’à d’autres domaines de la vie, comme l’éducation, l’emploi, le logement. Elle instaure également le droit à la compensation des conséquences du handicap et les Maisons départementales des personnes handicapées(2). Autre élément notable pour la transformation de la considération du handicap, la loi produit à son article 2 une définition du handicap et par la même occasion, introduit une définition du handicap psychique (par rapport au handicap mental). Ces évolutions ouvrent le champ d’une prise en charge renouvelée du handicap et permettent d’amorcer un basculement vers un autre paradigme, dans lequel on s’attèle à intégrer, insérer, inclure, les personnes en situation de handicap.

En se penchant sur des témoignages de personnes en situation de handicap, sur des études relatives à la question de l’accessibilité, un constat troublant apparaît : d’une part, le témoignage sans équivoque sur la difficulté des personnes en situation de handicap à rejoindre l’espace public, qui le perçoivent comme hostile, et d’autre part, une prise en considération consensuelle et transpartisane de la question. Les personnes en situation de handicap apparaissent à la fois comme des personnes qui subissent une discrimination, voire une oppression(3), et à la fois comme des personnes toujours soutenues par les pouvoirs publics depuis plusieurs dizaines d’années et dont les difficultés spécifiques sont prises en compte à chaque élection.

Face à cette contradiction, deux postures pourraient s’imposer : d’un côté, il pourrait sembler logique que les personnes en situation de handicap participent davantage aux élections nationales et locales puisque les politiques publiques « prennent en compte leurs besoins », et de l’autre, il pourrait aussi sembler naturel que face aux promesses des pouvoirs publics, les personnes en situation de handicap soient découragées et se tiennent ainsi loin des urnes.

Il semble essentiel, dans un premier temps, de rappeler que la question du vote pour les personnes en situation de handicap n’a pas toujours été une évidence pour les pouvoirs publics. En effet, jusqu’en 2019 les personnes en situation de handicap mental n’avaient pas le droit de vote. Il y a donc pour une partie du public ici concerné une citoyenneté contrariée, le droit de vote leur étant jusqu’à très récemment refusé.

Dans un second temps, il convient de jeter un œil aux chiffres de l’inscription des personnes en situation de handicap sur les listes électorales. Il y a un écart flagrant entre le taux d’inscription sur les listes électorales des personnes en situation de handicap et les statistiques générales quant à la citoyenneté électorale. Pierre-Yves Baudot établit ainsi une comparaison des taux d’inscription sur les listes électorales de la population française en âge de voter et de deux échantillons représentatifs d’usagers de MDPH (dans la Somme et dans les Yvelines). On constate ainsi un écart de 19 points entre le taux national et l’échantillon de la MDPPH des Yvelines en 2017. Les personnes en situation de handicap dans ce département étaient 2,6 fois plus souvent non-inscrites sur les listes que la moyenne des français en âge de voter(4). Des personnes qui sont en capacité et en droit de voter, dont l’avis compte tout autant que des personnes valides, voire plus sur de nombreux sujets qui les concernent, ont presque trois fois moins de chance d’être inscrites sur les listes électorales. L’objectif de cet article est ainsi de mettre au jour quelques pistes de réflexion sur les raisons qui pourraient faire que les personnes en situation de handicap se maintiennent à l’écart des urnes.

Des emplois du temps incompatibles

Cet article s’intéresse particulièrement aux personnes en situation de « grande dépendance », qui dans leur quotidien ont besoin d’un.e auxiliaire de vie, ou d’un.e infirmer.e, pour se déplacer, pour se nourrir, pour faire leur toilette. Pour avoir un accès régulier à cet accompagnement, des aides sont nécessaires et doivent être adaptées en fonction de la situation de la personne : maintien à domicile, foyers d’accueil médicalisés, maisons d’accueil spécialisées… Le choix de circonscrire notre analyse à la « grande dépendance » est le résultat d’une réflexion autour de ce temps quotidien, toujours accompagné.

En effet, ces personnes ont un emploi du temps particulier. Les auxiliaires de vie viennent le matin, le midi et le soir, pour aider les bénéficiaires(5) dans leurs tâches quotidiennes. En ce qui concerne la grande dépendance, il est même fréquent que le bénéficiaire soit accompagné, de son réveil à son coucher, par un ou une auxiliaire de vie. De la même manière, si quelque chose se passe dans la nuit, que la famille a besoin d’aide qui ne correspond pas nécessairement à du soin ou à une urgence médicale, les structures de maintien à domicile peuvent envoyer un ou une auxiliaire de vie sur place.

Lorsque l’on prend le vote dans sa dynamique temporelle, dans son rôle de « rituel », qui réactive un réflexe électoral, on se rend compte qu’il a une temporalité spécifique imposant de mettre en suspens ses activités ordinaires. Il n’y a pas, pour les personnes en situation de handicap, et particulièrement en situation de grande dépendance, la possibilité de suspendre ces activités ordinaires, ou de se conformer à une temporalité spécifique tant leur emploi du temps est réglé et contraint. Il n’est pas possible de déplacer l’heure du déjeuner, la toilette, les soins, l’accompagnement. La condition médicale des personnes en situation de « grande dépendance » rend cette adéquation aux temps électoraux pratiquement impossible. Il y a une altercation entre un temps vital et un temps électoral.

Le débat qui se poursuit depuis plusieurs années autour d’un potentiel vote à distance peut trouver une de ses justifications dans la temporalité des personnes en situation de « grande dépendance ». Le temps principal ne pouvant pas être le temps électoral, le temps de la vie de la Cité. Il est le temps du soin, de l’accompagnement, pour les personnes concernées évidemment, mais aussi pour les aidant·es, qui sont eux-mêmes aussi parfois dans des situations d’isolement, de fragilité. Faciliter les déplacements ne suffit certainement pas à permettre aux personnes en situation de « grande dépendance » et à leur cercle de soutien de se rendre aux urnes.

De la même façon, si les temps ne correspondent pas, les espaces ne conviennent parfois pas non plus. L’accessibilité au bureau de vote peut aussi devenir une question, voire un problème insurmontable, si l’on n’est pas à quelques minutes en zone piétonne, si l’on doit prendre les transports en commun, si l’on doit passer par des chemins détournés parce que la chaussée est inaccessible, si l’on doit demander de l’aide pour accéder au bureau à cause de l’absence d’une rampe d’accès… Toutes ces situations singulières rythment le quotidien des personnes en situation de handicap. Aller au bureau de vote en sachant que la route sera pavée d’obstacles, que l’espace public et citoyen ne sera pas physiquement et visiblement prêt à nous accueillir encourage le renoncement à ce déplacement.

Le rapport aux politiques publiques

Les politiques publiques visent, notamment à travers la question de « l’accessibilité », à rendre possible, plus évidente, l’évolution des personnes en situation de handicap dans l’espace public. L’objet ici est de se demander dans quelle mesure les politiques publiques, du moins leur résultat, n’a pas un impact sur le rapport au devoir citoyen que les personnes en situation de handicap entretiennent. Ces politiques renvoient nécessairement un message, qu’il soit positif ou négatif, aux personnes en situation de handicap, à tous les stades de leur vie, et cela peut avoir une influence sur leur implication civique. Cette hypothèse constitue le point de départ de la réflexion sur le rapport aux politiques publiques.

L’espace public apparaît, pour les personnes en situation de handicap, comme un espace où se déchaîne la violence symbolique(6). Les trottoirs étroits, les déchets, les trottinettes et vélos, les déjections animales : ces obstacles pour les piétons valides ne sont que des éléments à éviter, pour les personnes en situation de handicap ils sont de réels obstacles, pouvant faire l’objet d’une violence. Le gérant d’un service à la personne(7) nous avait raconté que l’un de ses bénéficiaires, en roulant sur une déjection canine, s’était retrouvé à en avoir sur les mains.

« C’est ça qu’on donne comme message aux handicapés. Ils roulent sur le trottoir et ils se retrouvent avec de la merde de chien sur les mains. »(8)

Pour de nombreuses personnes concernées, les pouvoirs publics se moquent de leur sort, manquent de pragmatisme et de finesse.

Dans une certaine mesure, l’État et les collectivités donnent l’impression aux personnes en situation de handicap de feindre seulement le souci ou la bienveillance à leur égard. Le message politique, ayant pu susciter un certain espoir, est vécu comme une forme de tromperie. Il y a à travers les politiques publiques le signe d’une méconnaissance profonde des enjeux qui touchent les personnes en situation de handicap. Voilà de quoi entretenir un rapport distant au vote : à quoi bon investir des espaces de citoyenneté que l’on nous refuse, un espace politique dans lequel on ne se retrouve pas, et dans lequel on ne trouvera rien de bon pour soi.

Le travail d’une société, le capacitisme

De ces constats, on peut saisir des symptômes d’une inadéquation générale de la société aux personnes en situation de handicap, et du rapport de force entre les personnes valides et les personnes en situation de handicap. Nous décidons de reprendre le concept de causalité circulaire que Bourdieu emploie pour parler de la société kabyle(9). Il s’agit d’un accord au sein de la société entre ce qu’il se passe et les schémas mentaux que l’on a intériorisés. La causalité circulaire, l’adéquation entre les structures objectives de l’espace social et les structures subjectives, rend naturel ce qui ne l’est pas, ce qui est en réalité construit. Si l’on applique le concept de causalité circulaire à la question du handicap, nous arrivons au constat suivant : le rapport distant que les personnes en situation de handicap entretiennent à leur citoyenneté est certes le produit des politiques publiques, mais aussi et surtout, le produit d’une société capacitiste.

Les politiques publiques sont elles-mêmes le produit d’une société capacitiste. P-Y. Baudot, dans son compte- rendu de l’ouvrage de R. Bodin(10), émet la critique suivante quant à la manière dont « l’adaptation de l’environnement » par les personnes valides a pu perdre de son intérêt, de sa cohérence : « Les tenants du modèle social comprenaient la notion d’environnement davantage comme une expression du fonctionnement des institutions plutôt que comme le simple design d’un passage piéton ». Les schémas de pensée des personnes valides sont les produits de cette société, mais continuent à exclure les personnes en situation de handicap. Les personnes en situation de « grande dépendance » qui ont souhaité témoigner de leurs expériences ont toutes conscience de cette situation. Elles se sentent toutes concernées par une cause, celle du handicap. Une étude de l’European Social Survey(11) a montré que les personnes en situation de handicap votent moins que la population générale, surtout lorsqu’elles sont conscientes, lorsqu’elles perçoivent la discrimination qu’elles subissent.

La question de la production d’une définition, d’un sens, pour le concept de capacitisme apparaît alors comme capitale. Les travaux qui visent à étudier ce concept, ses symptômes, permettraient de formuler l’oppression et de mieux lutter contre. Penser le capacitisme revient déjà à lutter contre ses différentes formes d’expression, qu’elles soient dans l’espace public, politique ou social. Penser le capacitisme, c’est aussi comprendre qu’il y a des différences d’un handicap à l’autre, que le handicap ne fait pas bloc, et que par conséquent les politiques publiques doivent s’adapter à la diversité des situations.

Nommer ces situations d’exclusion, de discrimination, d’oppression, comme du capacitisme, revient déjà à faire exister la notion dans les consciences et donc de sa réalité. Nommer c’est aussi imposer une nouvelle vision du monde, de l’ordre social, de ce qui doit être redéfini, et potentiellement faire basculer ce monde social dans un nouveau paradigme.

Références

(1)Baudot, Pierre-Yves, Céline Borelle, et Anne Revillard. « Politiques du handicap. Introduction », Terrains & travaux, vol. 23, no. 2, 2013, pp. 5-15. Ici, ce que l’on cite figure à la page 6.

(2)Les MDPH ont une mission d’accueil, d’information, d’accompagnement et de conseil des personnes en situation de handicap et de leur famille. Chaque MDPH met en place une équipe pluridisciplinaire qui évalue les besoins de la personne et une commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) qui prend les décisions relatives à l’ensemble des droits de la personne dans son champ de compétences.

https://www.cnsa.fr/vous-etes-une-personne-handicapee-ou-un-proche/missions-et-fonctionnement-des-mdph

(3)http://lesdevalideuses.org

« Les Dévalideuses » est un collectif féministe composé de femmes en situation de handicap, qui cherche à intégrer le handicap aux luttes féministes et qui s’inscrit dans un féminisme intersectionnel. Selon elles, les personnes en situation de handicap sont plus qu’une population « moins intégrée », il s’agit d’une population qui subit une oppression, qui se croise parfois avec de nombreuses autres. Elles expliquent : « Les oppressions ne se remplacent pas, elles se cumulent et elles se croisent, créant des situations uniques et complexes qui nécessitent notre attention. Nous sommes donc également concernées par l’ensemble des luttes liées au genre, à la sexualité, à l’origine ethnique, la religion, ou au milieu social. »

(4)Baudot, Pierre-Yves, et al. « Les politiques publiques façonnent-elles les listes électorales ? Le cas des personnes handicapées en 2017 », Revue française de science politique, vol. vol. 70, no. 6, 2020, pp. 747-772.

(5)Le terme « bénéficiaire » est ici employé pour décrire le statut des personnes en situation de handicap qui bénéficient d’une aide, d’un accompagnement à domicile. Elles sont généralement désignées comme « bénéficiaires » d’une prestation d’accompagnement.

(6)Définition donnée par Bourdieu dans le « Préambule » de La domination masculine, à la page 7 : « Ce que j’appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la reconnaissance ou, à la limite, du sentiment ».

On ajoute à cela une seconde définition, qui nous semble plus évidente à retenir, qui est celle de Gérard Mauger : « Le concept de violence symbolique s’applique à toutes les formes « douces » de domination qui parviennent à obtenir l’adhésion des dominés. »
Mauger Gérard, « Sur la domination [*] », Savoir/Agir, 2012/1 (n° 19), p. 11-16. DOI : 10.3917/ sava.019.0011. URL : https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2012-1-page-11.htm

(7)Cet article est une mise en forme journalistique d’un dossier de recherche, d’une enquête auprès de bénéficiaires en situation de grande dépendance et du gérant de la structure.

(8)Entretien avec le gérant d’une structure de service à la personne, le 8 avril 2021.

(9)Bourdieu, Pierre. « La maison ou le monde renversé [1] », , Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de « Trois études d’ethnologie kabyle », sous la direction de Bourdieu Pierre. Librairie Droz, 1972, pp. 45-59.

(10)Pierre-Yves Baudot, « Romuald Bodin, L’Institution du handicap. Esquisse pour une théorie sociologique du handicap (La Dispute, 2018) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2020, mis en ligne le 27 juillet 2020, consulté le 29 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org.ezpaarse.univ-paris1.fr/sociologie/ 6921.

(11)Mikko Mattila, Achillefs Papageorgiou, « Disability, Perceived Discrimination and Political Participation », International Political Science Review, 38 (5), 2017, p. 505-519.

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« Il y a un décalage entre le texte de la Vème République et la pratique du pouvoir »

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« Il y a un décalage entre le texte de la Vème République et la pratique du pouvoir »

Entretien avec Benjamin Morel
Dans cet entretien accordé aux Temps des Ruptures Benjamin Morel politologue et maître de conférences à Paris 2 Panthéon-Assas dresse un constat des institutions de la Ve République, leurs spécificités, leurs failles et les manières de les reformer pour sortir de la crise démocratique que nous traversons.
LTR : Tout d’abord, une question de définition. Comment définissez-vous les institutions de la cinquième République ? Quel est le sens de ces institutions gaulliennes ?
B. Morel :

Son sens a évolué. Originellement, c’est un régime parlementaire somme toute assez classique. L’élection au suffrage universel du président de la République à partir de 1965 ne change pas forcément cet état de fait. Il n’y a pas en France de singularité particulière. Les régimes portugais, autrichiens ou finlandais élisent aussi leur président au suffrage universel direct, mais c’est un Premier ministre qui occupe la place centrale ; le tout dans le cadre d’un régime parlementaire. Si on s’arrête aux règles constitutionnelles, la notion de « régime semi-présidentiel » n’a pas de sens. On a un régime qui, en droit, ressemble beaucoup aux autres régimes parlementaires européens. Mais dans les faits, le président de la cinquième République a en revanche plus de pouvoirs que le président des États-Unis dans son système politique. Donc on a une forme de régime qui se caractérise par une distorsion entre ce qu’il y a dans le texte et la pratique réelle. C’est peut-être là ce qui fait la singularité française. Dès lors, il faut considérer qu’une évolution des pratiques n’implique peut-être pas d’abord une évolution constitutionnelle.

Cette pratique doit à de Gaulle tout autant qu’à une rupture avec le fondateur de la Ve République. Le Gaullisme, tel qu’il est entendu par le général De Gaulle, induit un rapport très bonapartiste aux institutions. Les pouvoirs du chef de l’État sont fondés non sur un texte, mais sur une légitimité charismatique et un lien direct avec le Peuple. De Gaulle dit en substance : « Je suis responsable directement devant vous. J’exerce un pouvoir qui est extrajuridique. J’en ai conscience, tout le monde en est conscient. Mais ce pouvoir, je l’exerce parce que vous avez confiance en moi. Ainsi, si jamais je doute de cette confiance et si jamais vous semblez en douter, j’en teste l’existence par un référendum ou une dissolution. Si je n’obtiens pas votre confiance, je serai contraint de partir. » De Gaulle a donc un rapport parajuridique au pouvoir. Le pouvoir du Président n’est pas la conséquence des règles de droit. La mise en jeu réelle de sa responsabilité non plus. Cela pose toutefois un problème de perpétuation et d’institutionnalisation du régime. Au moment de l’attentat du Petit-Clamart, une question existentielle parcourt l’esprit de De Gaulle : comment subsistera le régime une fois qu’il ne sera plus là ? L’élection au suffrage universel direct est une réponse à cela, car elle va permettre une forte légitimation du président de la République sans le soutien d’évènements historiques marquant comme ceux qui avaient établi la légitimité de De Gaulle. Dès lors, chaque élection présidentielle permettra à travers l’élection de créer la figure d’un sauveur. Le problème, c’est que, les successeurs de De Gaulle n’étant pas de Gaulle, le moment charismatique va durer assez peu de temps, et très rapidement la légitimité va s’éroder. On a un régime dans lequel le pouvoir va se concentrer de manière importante dans les mains du chef de l’État — avec une marginalisation des contre-pouvoirs — alors que la responsabilité para-politique assumée par De Gaulle (à travers la dissolution, les référendums) va être remise en cause par ses successeurs. Le premier à rompre la logique sera VGE, qui annonce avant les législatives de 1979 qu’il ne démissionnerait pas en cas de défaite. En disant ça, il admet que son pouvoir est extrajuridique, mais que sa responsabilité n’est que tenue par la lettre de la constitution : rien ne l’oblige à démissionner. Mitterrand fait la même chose, et l’aggrave en ne démissionnant pas lors des deux cohabitations. Il y a ensuite Chirac qui ne démissionne ni après la défaite de 97 et la dissolution, ni après le référendum de 2005.

Le pouvoir reste extrajuridique, mais, contrairement à la pratique de De Gaulle, les pratiques pour tester la légitimité de ce pouvoir (référendums, dissolutions) vont être désactivées. Le quinquennat entre dans cette logique en synchronisant les élections présidentielles et législatives pour éviter à tout prix de risquer d’être désavoué lors d’élections intermédiaires. On évolue ainsi vers une « présidence autiste », dont on tente de préserver le pouvoir de toute fragilisation en brisant les thermomètres de son impopularité. Pour que la puissance présidentielle soit maintenue, on va fermer les écoutilles une fois que les élections présidentielles et législatives sont gagnées. On ferme toute possibilité de contestation pour éviter de remettre en cause un choix présidentiel qui est à la fois très fort et très fragile.

LTR : Donc selon vous, Emmanuel Macron incarne une caricature de la cinquième République avec toute sa verticalité, le délitement des partis. Pensez-vous que le général De Gaulle avait anticipé cet après, qu’il avait modelé cette Ve République pour ses successeurs mieux que pour lui, dans cette continuité d’un Homme d’État très fort ? Mitterrand par exemple, celui qui écrivait le coup d’État permanent en 1964, est finalement celui qui a le mieux incarné la cinquième République, qui l’a utilisée au maximum avec le septennat !
B. Morel :

Le pouvoir présidentiel a été croissant. Emmanuel Macron, représente un cas paroxystique. Après le quinquennat, le Parlement ne pouvait jouer ce rôle, mais il restait encore quelques contre-pouvoirs informels, notamment les partis et les groupes parlementaires qui disposaient d’une logique un peu autonome. Il y avait également la présence de poids lourds gouvernementaux qui étaient issus de ces partis, et qui pouvaient tenir tête. D’abord, il n’y a plus de parti. LREM est embryonnaire, le parti est fantomatique. En l’absence de grands barons, de réseaux militants, de groupes parlementaires autonomes : il n’y a pas de contre-pouvoir au sein du bloc majoritaire. Ensuite, il y a aussi un contrôle direct de l’administration par l’Élysée. Emmanuel Macron va nommer les directeurs d’administration, et va créer des liens directs entre le corps préfectoral et l’Élysée. On se retrouve devant une technocratie plébiscitaire. On a un chef de l’État, est élu pour cinq ans avec l’ensemble des pouvoirs, qui nomme directement une administration. On arrive de facto à la plus grande concentration des pouvoirs des régimes occidentaux aujourd’hui en France.

Dans les années 1960-1980, les partis ont du poids. L’UDR est un grand parti, dont Pompidou est la cheville ouvrière. De Gaulle accorde d’ailleurs beaucoup d’attention au parti majoritaire. L’Assemblée, Matignon et l’Élysée doivent fonctionner ensemble, pour que son pouvoir tienne. Cela implique que le président a besoin d’un parti majoritaire fort pour conserver sa mainmise sur Matignon. Un parti structuré, et un parti au sens sociologique du terme, avec des individus engagés qui construisent leur vie dans la politique et pour qui le coût de départ serait trop élevé (perte de leur carrière, et de liens amicaux forts dans le parti). Un parti, ce n’est pas qu’une association classique. C’est quelque chose qui prend à la sortie du lycée, qui forme, qui enrichit, offre une carrière dans laquelle on trouve son conjoint, ses amis, où on construit une sociabilité. Ainsi, le prix d’un départ est très élevé. C’est aussi cela qui a fait tenir la Cinquième République telle qu’elle a existé. L’existence d’une majorité structurée parce que les partis qui la composent sont stables est à la base de notre pratique institutionnelle. De Gaulle est conscient de cela. 

Pour autant, l’idée de majorité absolue et pléthorique n’est pas une évidence pour les rédacteurs de la Constitution de 1958. Cette dernière a d’abord été écrite pour permettre la survie de gouvernement minoritaire et assurer la stabilité face à des majorités parlementaires instables. La Constitution va ainsi faire avec ce fait majoritaire double emploi. Cela vient de l’obsession de Debré et De Gaulle de se doter d’un arsenal juridique très puissant pour éviter toute instabilité parlementaire, car ils pensaient devoir affronter des majorités relatives et changeantes en permanence comme sous la IVe République. On ne veut pas que l’assemblée soit en mesure de renverser gouvernement sur gouvernement, et c’est plutôt un succès de la cinquième République : les motions de censure ne passent jamais. Les seuls changements de gouvernement sont le fait du président lui-même qui décide son Acte 2, son Acte 3 par des remaniements.

Mais cela crée un problème : à trop vouloir armer la Constitution contre l’instabilité parlementaire et gouvernementale, on a produit de l’instabilité politique. Pendant les heures les plus tendues des Gilets Jaunes, avec un plan d’évacuation d’urgence du président, personne n’a pensé que l’assemblée pourrait renverser le gouvernement. La majorité en 2017 n’a été portée au pouvoir que par 17 % des inscrits au premier tour. Par la magie du mode de scrutin et les dispositifs de rationalisation parlementaire, cela n’empêche pas le gouvernement de mener sa politique sans tenir compte des 83 % des électeurs qui n’ont pas donné leur onction au projet.

LTR : Cette question du sauveur qui revient tous les cinq ans, ne participe-t-elle pas à la crise démocratique que nous vivons ? On entend souvent que la démocratie se limite à voter tous les cinq ans pour élire un monarque dont on est toujours déçu. Pour les législatives, faudrait-il donc une dose de proportionnelle ? 15, 30 % ? Et enfin, pourriez-vous développer sur la distorsion que vous décrivez entre la Constitution et les institutions de la Ve, et ce qu’elle produit dans les faits ?
B. Morel :

Il faut reprendre la critique qui est faite à la révolution par Necker à la fin du XVIIIe siècle. Critique qui sera notamment reprise par Carl Schmitt contre les régimes parlementaires. Les deux auteurs expliquent qu’une partie de la population préfère être représentée directement par un homme plutôt que par une assemblée. La structure parlementaire est beaucoup moins efficace du point de vue de la communication politique pour incarner le volontarisme de l’action politique. Or le principe de ce pouvoir implique justement son efficacité, sa capacité à changer le réel. Sinon c’est la légitimité même du politique qu’il emporte avec l’illusion de l’omnipotence d’un homme. Un individu unique est toujours plus facile à mettre en scène pour donner le sentiment d’une action.

Dans la manière dont on conçoit le pouvoir et la représentation, il y a certes la représentativité — il faut que le chef me ressemble —, mais il faut aussi que l’action soit efficace. Avant, le pouvoir, c’était l’incarnation charnelle du député local. Avec le développement des médias, on a le sentiment d’un rapport direct avec celui qui incarne le pouvoir, même dans un régime parlementaire. Si je suis Allemand, je ne vais pas voter SPD, je vais voter Scholz parce qu’il apparaît compétent. Idem en Grande-Bretagne. On a besoin d’une personnalisation du pouvoir, un transfert du sentiment de représentation du parti à la personne.

Ce phénomène est exacerbé à l’extrême par la cinquième République. On élit un président tout puissant, il est le sauveur. S’il ne sauve pas, parce qu’il ne le veut pas, on en élira un autre. Mais s’il ne sauve pas parce qu’il ne peut pas, ça devient très problématique. Peut-être qu’il aimerait bien que le niveau de vie s’améliore, mais c’est impossible à cause de contraintes macroéconomiques. La vraie crise démocratique est ici. La figure de l’homme sauveur a priori omnipotent, mais en réalité impotente, est de plus accroît un sentiment d’impotence politique qui partout fragilise les bases de la démocratie. Cette impotence est inacceptable, car l’État est un instrument d’action du souverain sur lui-même. Lorsqu’une demande qui lui est adressée, qui apparaît vitale et populaire, est rejetée, c’est la notion même de politique qui est mise à terre. Le RIC tel qu’il se manifeste dans la crise des gilets jaunes est une façon d’appeler à reprendre le contrôle de l’instrument étatique pour qu’il agisse. Nous sommes donc rentrés dans quelque chose qui est profond et qui ne se règle pas que par des réformes institutionnelles. Il y a une vraie crise de l’impotence du politique.

Sur la proportionnelle. Tous les états européens à part nous et les Britanniques, élisent leur Parlement à la proportionnelle. Beaucoup de modalités existent. Un seuil de représentation permet ainsi une rationalisation de la vie parlementaire : il y a moins de partis représentés aujourd’hui au parlement allemand qu’au parlement français. Il y a aussi des systèmes avec des primes majoritaires. Plein de formules de proportionnelles sont possibles. L’idée qu’il s’agirait donc d’un système instable est fausse.

Le problème avec la « dose de proportionnelle », c’est qu’elle génère une forme de quadrature du cercle. Il y a un effet de distorsion. Plus les circonscriptions sont grandes, plus leurs résultats s’homogénéisent ce qui conduit à renforcer les vagues majoritaires. En diminuant le nombre de circonscriptions pour en mettre à la proportionnelle, vous enlevez donc d’une main à l’opposition ce que vous lui donnez de l’autre. Avec 60 députés élus à la proportionnelle (10 % de l’Assemblée), il faut faire 25 % des voix au premier tour pour obtenir un groupe de 15 députés ; or voyez les dernières législatives… c’est le score d’Ensemble. On arrive à l’idée stupide avec un tel système que pour disposer d’un groupe grâce à la proportionnelle… il faut avoir emporté l’élection au scrutin majoritaire.

LTR : Et sur le RIC alors, vous avez pourtant écrit un article dans Libération expliquant qu’il était incompatible avec la Ve République ?
B. Morel :

Ce n’est pas que le RIC n’est pas compatible avec les institutions de la cinquième, mais plutôt qu’il risque d’être vécu comme une remise en cause de la responsabilité du président de la République. Si un RIC contredit la dernière loi que le président a fait voter, comment le président peut-il continuer à gouverner ? Entre des institutions représentatives qui sont centrées sur l’élection présidentielle et une démocratie directe qui viendrait à répétition. Il faut donc interroger plus largement les institutions. Mais un RIC bien construit et bien accompagné peut très bien être quelque chose de très utile.

LTR: N’y aurait-il pas un risque de renforcer encore cette démocratie plébiscitaire avec le RIC, et le référendum en général ? De délaisser la démocratie représentative au lieu d’essayer de la réparer ?
B. Morel :

Non, ça ne réglera pas tout. Je ne suis pas un illusionniste du RIC qui pense que la démocratie représentative doit être remplacée par un modèle de démocratie directe. Nombre de textes sont très techniques et ne déchaînent pas les passions, mais sont bien pourtant nécessaires. Le RIC permettrait de faire remonter des préoccupations non prises en charge par le personnel politique en place. C’est un outil de mise à l’agenda. Il faut toutefois bien le cadrer pour qu’il ne soit pas uniquement un instrument dans les mains d’une société civile organisée en réalité bien plus aristocratique que la classe politique. C’est le principal souci de ces instruments, pour déclencher une telle procédure, il faut des meneurs d’opinions. Or les grandes associations recrutent parmi les CSP+ et disposent déjà de relais. Elles n’incarnent en rien les inaudibles que l’on a retrouvés sur les ronds-points.

LTR : Et le référendum d’initiative partagé, qu’on a vu à l’œuvre pour ADP par exemple ?
B. Morel :

Malheureusement il a été mis en place pour ne jamais se déclencher, les conditions sont trop difficiles à réunir. Il y a aussi l’idée d’un RIC veto, pas forcément propositionnel. Il peut être assez intéressant ! On le retrouve dans le projet de constitution des Montagnards de 1793. Ces héritiers de Rousseau étaient dubitatifs sur la démocratie représentative et envisagent ce système. Toute loi votée par le Parlement n’est approuvée que si, au bout d’une certaine période, un certain pourcentage des assemblées primaires dans la moitié des départements ne se prononce pas contre. C’est une façon en réalité de dire que la volonté générale ne se délègue pas, et le but du Parlement n’est en fait que de la supposer. Mais si jamais le Parlement se trompe, le peuple peut toujours le lui signaler. Ça peut être pertinent dans le cas d’un projet de loi qui passerait au Parlement, mais qui est très impopulaire dans la population. Cela donnerait une possibilité au Peuple de s’exprimer en dernier recours.

LTR : Quel rôle joue le Premier Ministre dans la Constitution de la Ve République et dans les faits vis-à-vis du Président de la République ?
B. Morel :

Le texte de la constitution de la cinquième République est un texte qui est d’un fondement assez classique. Il n’y a pas tant de changement au regard des lois de 1875 ou à la constitution de la quatrième République. Il y a certes des pouvoirs propres qui sont accordés au chef de l’État, mais qui repose en réalité sur des éléments qui soit existaient déjà soit sont des pouvoirs d’exception (article 16, mais le président de la République, heureusement d’ailleurs, ne déclenche pas les pouvoirs d’exception tous les quatre matins). Tout comme la dissolution : elle était conditionnée sous la quatrième, mais il n’y en a pas eu tant que ça sous la cinquième. Donc les pouvoirs réellement dans les mains du président de la République sont assez limités. Mais même si ces pouvoirs sont limités, la pratique du pouvoir présidentiel est beaucoup plus importante. C’est ce dont nous parlions tout à l’heure : celui qui tient l’Élysée tient le Palais Bourbon qui tient Matignon. Certes, la vraie pièce maîtresse, constitutionnellement, reste le Premier ministre. Toutefois, si ce Premier ministre se sent l’obliger du président de la République (et c’est une pratique qui se met en place très tôt), tout le pouvoir revient à ce dernier. De nombreux exemples sous la Ve montrent comment s’est installée cette vraie domination de l’Élysée sur Matignon. Juridiquement, et administrativement, le pouvoir est à Matignon. Mais politiquement, il est à l’Élysée. Bien sûr, cela n’exclut pas une forme de répartition des responsabilités. Dès De Gaulle, on théorise ce que l’on va appeler le « domaine réservé ». Celui-ci n’a aucun fondement constitutionnel, il ne relève que de la pratique politique. Encore ne faut-il pas être dupe de cette répartition des pouvoirs. Pour partie, tout ça est de la communication. Ainsi, De Gaulle surveille de manière très minutieuse à la fois l’organisation du parti et en même temps la politique économique et sociale, etc. Néanmoins, faut relever un moment crucial : les grèves de 1963, où De Gaulle perd 10 points dans les sondages, et où il réalise qu’il vaut mieux rester en apparence loin des sujets clivants. Sembler se concentrer sur le régalien, le nucléaire, l’international… c’est prendre moins de risque. Le chef de l’État n’en tient pas moins et le parti et les rênes de l’économie et de la politique sociale.

Dans ce cadre, le Premier ministre joue un peu un double rôle, « Homme de paille et paratonnerre » : il est celui qui incarne pour l’opinion la conduite des politiques économiques et sociales, alors qu’elles sont largement guidées depuis l’Élysée.

LTR: Et pourtant, il est parfois plus populaire que le président ! Avec Édouard Philippe par exemple.
B. Morel :

Le cas de la crise covid est intéressant, parce que Philippe, en réalité, joue un rôle très présidentiel. Emmanuel Macron avait parfois l’air plus dans la gestion du détail, voire dans l’exagération, telle son adresse à la culture par exemple, alors que Philippe jouait plutôt le surplomb et la pédagogie. Mais dans tous les cas, un Premier ministre populaire, ce n’est jamais bon pour un président. Hors période de cohabitation, le Premier ministre est à la fois une couverture (c’est lui qui va prendre des coups, et le jour où il en aura trop pris, il sera changé), et il marque une politique, un cycle qui s’ouvre et peut se refermer. Ça a été aussi l’une des raisons du départ de Philippe, parce qu’à l’époque l’Élysée pensait que la crise allait se terminer.

LTR: Est-ce qu’on peut toujours, du point de vue du droit, parler aujourd’hui de cinquième République ? Peut-on dire qu’on est dans une « cinq-et-demie » ? Et que penser d’une sixième République ?
B. Morel :

C’est sûr que si De Gaulle revenait aujourd’hui, il ne reconnaîtrait pas vraiment son œuvre. Donc oui, il y a eu des modifications profondes. Je pense que la question de l’ordinal est secondaire. La sixième République pourrait être énormément de choses ; présidentielle, voire bonapartiste, ou parlementaire. Il est vain de penser qu’elle serait forcément ce que chacun de promoteur veut y mettre. La cinquième République a des marges d’évolution qui sont importantes. Dans tous les cas, il faut éviter la tabula rasa, qui de toute façon n’est jamais vraiment possible. La Cinquième République n’est jamais qu’une reprise des textes de la quatrième, qui est elle-même une reprise de la troisième. On peut passer à la sixième, mais pour changer quoi ? Le constitutionnalisme moderne n’induit que des changements à la marge ; sauf à vouloir rétablir Consuls et Tribunat ; c’est plus de l’horlogerie fine qu’une reconstruction ex nihilo. Par ailleurs, on l’a dit tout à l’heure, ce n’est pas le texte qui pose problème, il ne crée pas la monarchie présentielle qu’on connaît. Ce qui pose problème, c’est la pratique du texte, le télescopage des élections législatives et présidentielles, le mode de scrutin, etc. Ce qui compte, c’est d’arriver à casser le lien organique entre l’Élysée et l’Assemblée, avoir un système où existent des contre-pouvoirs. Ça peut passer par la loi ordinaire, pas de changement de constitution, pour le mode de scrutin. L’avantage du présent texte est que nous le connaissons et pouvons donc assez finement anticiper les conséquences de ses évolutions. D’expérience, quand l’on écrit une nouvelle Constitution, ses rédacteurs sont bien en peine de prévoir quelle sera sa réelle mise en pratique. Les III, IV et Ve République n’ont pas eu grand-chose à voir avec ce que prévoyaient les rédacteurs de leurs textes respectifs.

LTR: Comment appréhender l’élection présidentielle et ses candidats d’un point de vue constitutionnel ? Un avis sur la démocratie numérique, le vote à distance, ce genre d’innovations ? Et enfin, comment avoir des institutions qui fonctionnent, qui permettent de répondre à la crise démocratique ?
B. Morel :

Sur la première question, je suis assez perplexe. J’ai l’impression que les candidats font des choix extrêmement conservateurs (à droite, on sacralise la Ve République et son héritage Gaulliste fantasmé, on refuse par principe l’idée même de proportionnelle par peur de l’instabilité), ou bien totalement révolutionnaires, tenants de la tabula rasa. Réécrire une constitution, c’est la solution de facilité. Mais en l’état actuel des choses, je pense qu’une constituante, une convention citoyenne (telle que souhaitée par Jean-Luc Mélenchon) créerait un régime encore plus bonapartiste. La crise démocratique la plus profonde n’est pas liée au manque de représentativité des parlementaires, mais à l’impotence du pouvoir politique : est-ce que le gouvernement décide efficacement en mon nom. On a vu combien cela favorisait les Bonaparte. C’est ce qui s’est passé au départ avec Poutine en Russie, devenu très populaire en humiliant publiquement les oligarques, en témoigne. C’est un danger qui nous guette.

Sur la démocratie numérique : je pense qu’il y a un vrai danger. Le vote en ligne par exemple. Les machines à voter ont été interdites en Allemagne. Pourquoi ? D’abord pour une raison de sécurité : le système néerlandais a ainsi déjà été craqué par des hackers. Surtout, il y a un enjeu de confiance dans les institutions. Si on ne gère pas humainement le vote, on ne peut pas être assuré que les élections ont eu lieu de manière honnête. Or, le fait de ne pas être en mesure pour tout à chacun d’examiner directement les opérations de vote en ligne peut induire le doute et remettre en cause la confiance dans le processus démocratique. Que devient mon vote après avoir appuyé sur un bouton ? Si le doute est possible, le doute est dangereux. Cela rejoint la question du vote par correspondance aux États-Unis : on ne sait pas ce que deviennent précisément les bulletins, etc. Quand on sait le niveau de défiance des populations, on ne peut pas être sûr que la confiance envers un processus démocratique numérique soit garantie. Si quelqu’un refuse de croire que le processus a été honnête, comme il n’y a pas de moyen de lui prouver le contraire, on aura nécessairement un problème de défiance. Donc je ne suis pas favorable au vote en ligne. Mais en tout cas, le remède à l’abstention n’est pas à chercher de ce côté : c’est une illusion instrumentale. Voter prend trente minutes au maximum tous les deux ans… si on n’arrive pas à motiver les électeurs à se déplacer pour si peu, le souci ne vient pas de l’instrument.

Alors, pour résorber la crise démocratique, c’est évidemment très complexe. Il y a un sujet très français, institutionnel. Je suis convaincu par la proportionnelle, cela donne un meilleur sentiment de représentation, de légitimité. Cela ne demande pas de changement constitutionnel. Ensuite, on peut penser au RIC, pour sortir de la « bunkerisation » de l’Élysée et du Palais Bourbon. Il y a aussi le volet médiatique, l’état du débat public est calamiteux. Les médias sont incapables de traiter deux sujets à la fois. Et on a déjà eu ce problème avec les municipales et la réforme des retraites, les départementales/régionales et le covid… Si on n’a pas des médias qui jouent mieux leur rôle, les meilleures institutions du monde ne changeront rien. C’est à la fois un sujet de formation, et d’organisation des débats. Enfin, l’impotence du politique, comme on l’a déjà évoqué, est un enjeu majeur. Ne traiter que de débats sociétaux, et faire l’impasse de sujets économiques et sociaux à cause de contraintes budgétaires ou européennes est une folie. L’impuissance perçue de l’État ne peut mener qu’à la dictature ou à la dépolitisation de masse.

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Après la victoire… – épisode 1

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Après la victoire… – épisode 1

"Enfin, les ennuis commencent"
Et si la gauche l’avait emporté en avril et en juin 2022 ? Et si, malgré la diversité des sensibilités qui la composent, l’union de la gauche était désormais au pouvoir, aux responsabilités ? Comment parviendrait-elle à former un Gouvernement ? Quelles seraient ses priorités ? Comment affronterait-elle les divergences entre ses composantes ? C’est le scénario d’une gauche face au réel que nous avons voulu explorer dans cette série de politique fiction dont le premier épisode est consacré à la formation d’un Gouvernement d’union de la gauche au lendemain de la victoire aux élections législatives.

Un vrombissement de moteur résonna place de la République avant que le dernier camion de la régie ne s’engouffre boulevard du Temple. Le silence se fit enfin sur la place où gisaient par terre quelques drapeaux tricolores au milieu d’autres, abandonnés par les militants. On distinguait là l’étoile blanche sur fond rouge du PCF, ici le poing et la rose des socialistes ou le tournesol d’Écologie et Liberté, et, surtout, des drapeaux blancs frappés des trois lettres « LTR », le grand vainqueur, Le Temps des Ruptures. Quelques heures avant tout juste se tenaient sur la place, ivres de joie, les différents chefs de la fédération « unité et progrès », pour fêter ensemble une victoire retentissante aux élections législatives.

Seul manquait sur scène le Président nouvellement élu, Maël Ruggiero, condamné à suivre depuis son bureau les résultats, entouré seulement de quelques collaborateurs. Tout au long de la soirée il avait reçu des messages de félicitations, bien loin des scènes de liesse qui embrasaient la capitale et auxquelles il aurait pourtant aimé se joindre. Avait-il seulement eu le temps de réaliser le poids de la charge qui lui incombait désormais ? Il vivait et revivait quotidiennement le souvenir de sa propre victoire, deux mois plus tôt, à l’annonce du résultat final, l’instant fugace, le pincement de cœur qui dure le temps d’un battement de cil, l’éclair qui déchire le ciel en silence avant que le tonnerre n’éclate.

Cette nouvelle victoire était d’abord celle des militants, de ces infatigables artisans qui avaient battu la campagne, surmonté les innombrables bisbilles entre groupes locaux, sections et autres coordinateurs régionaux des différentes composantes de la fédération. Le contraste était saisissant entre cette campagne à échelle humaine, locale et nationale à la fois où chacun se sentait impliqué, proche de son candidat, proche de sa ville, et la personnification extrême de la campagne présidentielle avec sa culture du clash et du buzz, les sempiternelles questions des journalistes – « quelle sera votre première mesure si vous êtes élu ? » – les staffs de campagne de candidats inaccessibles et leurs conseillers-en-tout…

Le succès de la fédération devait beaucoup à un engouement que l’union de la gauche avait suscité chez des électeurs résignés et qui s’était traduit dans les urnes : soixante-quinze pourcents de participation aux élections législatives, du jamais vu depuis 1986 ! Les forces de gauche données perdantes avant le scrutin présidentiel s’étaient redressées brusquement et, par-delà les analyses tactiques et stratégiques des politologues de profession ou de bistrot, le principal moteur de la victoire avait bien été l’espoir ! L’espoir, que la gauche avait fait renaître chez des citoyens faussement désabusés, revenus de tout sauf de la démocratie et qui pouvaient bien renoncer à Dieu mais pas à communier ensemble. Protester dans une urne restait le moyen d’expression favori des vrais contestataires, près de deux siècles et demi après la grande Révolution, les Français continuaient de se rendre seuls maîtres et possesseurs de leur destin.

Mais le frisson de la victoire qui lui avait parcouru l’échine par deux fois ces dernières semaines devait autant à la joie qu’à l’effroi face à l’immensité de la tâche à accomplir. Surpris d’une accession au second tour qui devait beaucoup aux erreurs de la candidate d’extrême droite, Ruggiero s’était érigé en rassembleur des forces de transformation écologique et de progrès social.

Il avait fallu forcer l’union pour créer une dynamique, rendre celle-ci à la fois crédible et désirable pour le pays, pas seulement pour le « peuple de gauche », mais aussi pour les pans entiers de la société, passés avec armes et bagages à l’extrême droite, par dépit ou par colère, persuadés d’avoir été abandonnés et sacrifiés par ceux qui jusqu’alors les représentaient, les défendaient. Ceux qu’on appelait les « fâchés mais pas fachos » avaient été privés de leur candidate au second tour, il avait fallu les convaincre de revenir au bercail. Il avait aussi fallu convaincre une partie de la bourgeoisie sans trop la brusquer, la bourgeoisie des villes davantage sensible à l’écologie qu’à la question sociale. Il avait fallu, enfin, acquérir la stature, non plus du challenger ou de l’opposant, mais du chef d’Etat, du Président apte à diriger, à composer avec un pays en rupture.

Ce difficile chemin de crête avait valu au parti une scission, la frange la plus radicale n’acceptant pas que l’union se fasse au prix du moindre compromis avec les modérés, les « traitres » venus des rangs socialistes. Sceptique quant aux chances de succès de la fédération, Faouzia Ben Slimane-Couderc avait claqué la porte du Temps des Ruptures pour fonder Les Révoltés, entrainant avec elle davantage de militants que d’électeurs mais provoquant une crise interne dont il avait bien pensé qu’elle lui couterait la victoire.

La dynamique avait heureusement été plus forte que la dissension et ce soir, les électeurs venaient de confirmer leur choix, offrant au Président un mandat clair. « Enfin, les ennuis commencent ! » comme avait dit le socialiste Bracke-Desrousseaux au lendemain de la victoire du Front populaire, et cette phrase, répétée comme de rituel après l’élection de chaque président de gauche n’avait pas pris une ride depuis un siècle. C’est qu’on s’engage à gauche alors qu’on se contente la plupart du temps d’être de droite. A l’exception des fantasmes d’apprentis fascistes, la droite faisait d’ordinaire peu d’efforts pour penser le monde et brillait davantage par son instinct de conservation, son inclination à abandonner le monde à son devenir. « Administrer », « adapter », « accompagner », voilà les verbes d’action qu’affectionnait la droite là où la gauche se donnait pour mission de « transformer », « construire », « protéger ».

Ruggiero avait retenu de la déconfiture de son prédécesseur la leçon. Il ne pouvait se contenter d’accompagner la marche du monde en espérant ainsi préserver les quelques avantages dont jouissait encore un pays riche comme la France dans la grande compétition internationale. Il relevait du devoir d’un Président de gauche de croire en l’immense pouvoir de la volonté humaine, d’afficher la conviction inébranlable qu’il n’y a pour l’humanité de destination que celle qu’elle choisit de se donner. La tiédeur d’un déterminisme volontiers cynique douchait les espoirs d’une société qui n’osait plus rêver depuis trop longtemps. Le néolibéralisme avait imposé la théorie de l’évolution comme règle pour la société tout entière, creusant toujours plus profondément le sillon qui séparait les possédants de la multitude qu’ils condamnaient à la domination. Pour sortir de cette ornière il fallait renoncer à l’impuissance politique.

Il fut tiré de ses pensées par l’ombre portée du secrétaire général de l’Elysée, entré dans le bureau par la petite porte du côté. Au cabinet, on l’avait affublé du surnom d’aiglefin à cause de sa passion pour la pêche, mais d’autres y décelaient plutôt un sarcasme moquant ses petits yeux inexpressifs et la main toujours froide, toujours molle qu’il tendait à ses interlocuteurs.

« Karim m’a téléphoné, il veut remettre la démission de son Gouvernement dès demain midi. Il ne perd pas de temps. »

Maël resta songeur. En nommant le chef de file du PS comme Premier ministre il avait pris un risque. Mais il lui avait fallu mettre sur pied un Gouvernement de campagne pour préparer les législatives et Karim s’était imposé comme choix logique pour mettre en scène l’alliance entre la gauche engagée et résolue qu’il représentait et le centre gauche social-démocrate. Jeune et impatient mais bien formé à l’école du parti, le garçon avait du métier et un sens politique aiguisé comme une lame de rasoir. Il misait sa carrière depuis des années sur un pari simple mais audacieux : virer un à un les vieux chefs. A l’en croire, le rejet de la social-démocratie dans l’opinion provenait surtout d’un rejet viscéral des têtes d’affiches, de ces vieilles badernes boursoufflées qui avaient fait leurs classes sous Mitterrand et leur beurre sous Jospin. Il était convaincu qu’en purgeant le parti de ses caciques, en mettant en scène leur obsolescence, la social-démocratie renaîtrait de ses cendres. Les militants l’appelaient le tueur d’éléphants, l’anti-Morel.

Mais le petit était trop pressé, trop agité, il brûlait la chandelle par les deux bouts. « Chirac avait son Sarkozy, Ruggiero a son Zaoui » était même allé jusqu’à titrer un canard facétieux pendant la campagne. Hors de question pour Maël de se faire polluer le quinquennat par un ambitieux, comme son prédécesseur avant lui. Fallait-il le garder comme Premier ministre pour conjurer le sort ? La question restait entière.

Le Gouvernement de campagne qu’il avait mis sur pied était resserré, à peine dix postes, le minimum vital pour expédier les affaires courantes, seulement les têtes de série de la Fédération et quelques hommes et femmes de confiance pour tenir l’administration. Les cinq chefs de partis étaient convenus dès l’origine que les législatives feraient foi, qu’ils composeraient le nouveau Gouvernement en respectant les équilibres nés du scrutin. Mais ce soir, le brouillard était encore trop dense pour qu’on puisse mesurer l’état des forces de chacun et seule la nuit permettrait d’y voir clair. Il congédia aiglefin et se mit au lit, songeur. « Enfin, les ennuis commencent ! » se répéta-t-il pour se donner du courage.

*

La petite femme rondouillarde qui se tenait face à lui débordait de son tailleur gris clair, un tailleur hors d’âge et bien strict qu’elle n’avait jamais dû porter auparavant. Elle avait de beaux cheveux noirs qu’un chignon peinait à retenir. Depuis tout le temps qu’il la connaissait, Maël n’avait jamais vu Faouzia dans un tel accoutrement.

« Président, tu ne peux pas garder Karim comme Premier ministre… Si tu fais ça, tu fous en l’air le mouvement. Tous ces arrivistes, ces opportunistes qui vont venir gratter à la porte pour un poste, il faut leur mettre un tir de barrage d’emblée ! Sinon, tu vas t’institutionnaliser, te normaliser. Et tout l’engouement, tout l’espoir que ta victoire a suscité s’évanouira aussi sec. Et n’oublie pas, ce que tu perdras à gauche, tu ne le gagneras jamais à droite, pour eux tu seras toujours un bolchévik, un khmer vert ! »

En dépit de ses coups tordus, il appréciait Faouzia et la passion qui l’animait. Sa micro-scission au lendemain du premier tour des présidentielles avait d’abord mis en péril la cohésion du parti qu’il dirigeait mais il y avait vite trouvé son compte. Les Révoltés ayant quitté le navire LTR, il s’était mécaniquement recentré, devenant le seul à même de faire dialoguer gauche radicale et socialistes, de rassurer les uns sur les intentions des autres. La nomination de Karim avait fait grincer des dents, chacun voulant se tailler la part du lion, convaincu que l’identité du Premier ministre aurait une incidence déterminante sur le cours de la campagne et le résultat des législatives.

Faouzia enchainait les mauvais calculs depuis deux mois et s’était ralliée à la Fédération, contrainte et forcée, quelques jours avant le second tour du scrutin présidentiel. Alors que Maël et Karim avaient annoncé de concert, au lendemain du premier tour, leur intention de s’allier pour faire élire Maël à la présidence et aborder ensemble les législatives, Faouzia avait quitté avec fracas LTR pour créer Les Révoltés en dénonçant une forfaiture. Ne pouvant rien contre la dynamique populaire née de l’union, elle faisait partie des ralliés de la vingt-cinquième heure, qui avait rejoint la Fédération comme on signe la reddition. Ce mauvais calcul lui avait valu d’être servie chichement par la commission d’investiture. Sur la ligne d’arrivée, Faouzia et les siens obtenaient tout juste onze députés élus, et cela convenait très bien au Président qui avait craint qu’elle n’en obtienne quinze et ne puisse ainsi constituer un groupe parlementaire autonome dont elle aurait usé pour affaiblir la majorité. Elle était désormais pieds et poings liés.

Maël la laissa faire son numéro en silence, observant du coin de l’œil son conseiller spécial, Boris, également président de la commission d’investiture de la Fédération, qui peinait à dissimuler son agacement.

« Qu’est-ce que tu veux Faouzia ? Avec tes onze députés, tu ne demandes quand même pas le poste ? On ne peut pas nommer un Premier ministre qui vienne du Temps des Ruptures, c’était le deal avec la Fédération : on prend l’Élysée, on laisse Matignon. Donc ça se joue entre le PCF, Écologie et Liberté et le PS. C’est le PS qui a le plus de sièges aux législatives, donc Karim. Tu préfèrerais que ce soit Elsa ou peut-être Léon ? »

Elle leva les yeux et les bras au ciel dans un geste d’impuissance. L’huissier frappa à la porte et entra.

« Monsieur le Président, Madame Farami et Monsieur Badowski sont arrivés, ils patientent dans le salon des ambassadeurs. »

Karim devait rejoindre l’Élysée sur les coups de midi pour présenter la démission de son Gouvernement, laissant au Président le temps nécessaire pour débuter les négociations avec les partenaires de la majorité, ou plutôt pour leur faire accepter le principe de sa nomination. Maël avait pris sa décision, Karim avait un profil d’attaquant de pointe, ce qui constituait, certes, un risque à ce poste, mais calculé. Il mesurait l’adversité à laquelle le Premier ministre ferait face, qu’il s’agisse du chaudron bouillant de l’Assemblée, des médias prompts à clouer un jour au pilori ceux dont ils chantaient la veille encore les louanges et, surtout, de l’administration qui se méfiait du Président élu et se partageait entre une haute fonction publique acquise aux préceptes libéraux et des catégories B et C tentées par le vote d’extrême droite.

Le jeune loup rêvait de chausser les gants pour en découdre, un profil de conquérant qui plairait jusque sur les bancs de la droite et laisserait quelques semaines de répit à l’exécutif pour préparer les premiers grands orgues du quinquennat. Mais Maël craignait qu’il ne se plaise de trop à Matignon et, porté par son euphorie, ne s’y consume, comme tant d’autres avant lui. Une crainte fondée … soit, et alors ? Karim avait son destin en main et il lui revenait d’en écrire les bonnes pages. Et puis les candidats au poste ne manquaient pas. Non, s’il hésitait, cela tenait davantage à l’incapacité du garçon à jouer collectif. Il pouvait bien être le seul à marquer mais il faudrait bien défendre en groupe.

L’image comptait au moins autant que les résultats et Maël voulait que son Gouvernement soit sympathique aux yeux des Français. Loin de l’image rassurante des technos gris et ternes dont jouissaient les libéraux auxquels ils s’apprêtaient à succéder, le nouveau Gouvernement ferait immédiatement face à un procès en incompétences et en amateurisme, meilleure arme de leurs adversaires pour disqualifier toute velléité de transformation. Singer leurs prédécesseurs ne les mènerait nulle part, il fallait donner envie, donner envie de croire en eux. Et pour cela il voulait une équipe unie et soudée dans l’épreuve, à laquelle les gens auraient presque envie d’appartenir. Il fallait donner envie aux gens de les voir réussir, leur donner envie de placer en eux leur confiance. Tout l’inverse de ce qu’avait fait son prédécesseur… Karim, avec ses petites phrases qu’il distillait comme du cyanure, sa méfiance congénitale et son ambition démesurée, ne collait pas vraiment au rôle d’homme d’Etat réfléchi mais débonnaire que recherchait le Président. Un Chirac en somme, mais de gauche.

Il entra dans le salon des ambassadeurs où Elsa Farami et Léon Badowski, la première secrétaire d’Ecologie et Liberté et le secrétaire national du PCF, l’attendaient, rejoints quelques minutes auparavant par Faouzia.

« Ce sera bien Karim, dit-il d’emblée après que chacun se fut bien installé. »

Badowski réagit peu, il avait passé l’âge des outrances et connaissait trop bien les choses de la politique. Puis son véritable combat était ailleurs, il avait obtenu dix-neuf députés, ce qui lui permettrait de renforcer son groupe parlementaire à l’Assemblée, de récupérer des financements supplémentaires pour conserver son autonomie de fonctionnement et de mettre ses élus à l’abri de toute menace d’exclusion en cas de bisbille. Il faudrait le courtiser, et cela tombait bien car le vieux communiste escomptait bien placer des ministres au Gouvernement, au moins trois, comme en 1981, et à des postes sérieux s’il vous plaît ! Qu’on n’essaye pas de l’endormir avec la jeunesse et les sports ! Karim ? Ni pour, ni contre, bien au contraire.

Sans grande surprise ce fut Elsa qui ouvrit le feu la première :

« Vous privilégiez donc sans concertation l’homme qui a fait un score inférieur au mien à la présidentielle, c’est un mauvais signal pour l’avenir de la Fédération, et un casus belli majeur pour nous.

-On respecte le deal Elsa, Karim a peut-être fait un mauvais score au premier tour des présidentielles mais il est celui qui obtient le plus de députés après LTR. Et puis c’est lui aussi qui a été l’élément moteur pour la création de la Fédération, il y a une certaine cohérence…

-Il obtient peut-être plus de députés mais il a été mieux servi par la commission d’investiture, et puis au final on parle de quatre députés de plus que nous, pas de quoi éblouir la galerie ! Avec les circonscriptions qui leur avaient été réservées, il s’est débrouillé comme un manche. J’insiste, ce serait un casus belli pour nous. »

Le Président vérifia sur la fiche préparée par Boris les nouveaux chiffres de la Fédération. Une majorité de trois-cent dix-sept députés dont deux-cent vingt-sept pour LTR, onze pour Les Révoltés et dix-neuf pour le PC. Sur les soixante autres sièges, le PS en avait remporté trente-deux contre vingt-huit pour Écologie et Liberté. Il fit un rapide calcul avant de répondre à Elsa.

-Qu’est-ce que tu entends par casus belli ? Tu songes à quitter la Fédération ? Il y a tout un Gouvernement à constituer, c’est une belle victoire collective, tu seras très bien servie. Et puis qu’est-ce que tu feras, seule avec tes vingt-huit députés dont tu n’es même pas sûre qu’ils te suivront tous ? Tu veux sortir de l’alliance qui vous a permis d’obtenir, pour la première fois dans l’histoire de votre parti, suffisamment d’élus pour former un groupe, avant même d’avoir siégé, simplement sur une querelle de personne, une querelle d’égo ? Et tu ne penses pas que les électeurs te feront payer le prix de la déloyauté à la première occasion ?

-Sois raisonnable Elsa, renchérit Boris. Tu n’as pas de quoi compromettre la majorité. Même sans toi, nous serons toujours deux-cent quatre-vingt-neuf, c’est chiche mais ça reste la majorité absolue. »

L’œil du Président fut attiré à cet instant par Faouzia qui se dandinait sur sa chaise, triturant en silence ses doigts potelés. Un message de son chef de cabinet lui indiqua que Karim était au barrage de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Maël quitta la pièce pour accueillir son Premier ministre dans la cour, sous l’objectif des journalistes convoqués pour la journée. Le fringant quadra sortit de sa voiture tout sourire, un dossier à la main et sa veste sur le bras malgré le vent qui commençait à souffler et les nuages noirs qui s’amoncelaient. Il serra la main du Président chaleureusement et posa longuement avec lui sur le perron, à la manière d’un dignitaire étranger. Il savourait son triomphe, convaincu que cette double victoire devait beaucoup à son instinct politique, lorsqu’il avait surpris son propre parti et les électeurs au soir du premier tour où il avait réuni tout juste 5,1% des suffrages, en annonçant la création de la Fédération unité et progrès pour faire élire Maël. Il avait mené la bataille des législatives comme un général bat la campagne, supervisé celle-ci jusque dans ses moindres détails, cette victoire était la sienne et il venait désormais récupérer son dû, Matignon !

Lorsqu’il entra dans le salon des ambassadeurs, il vit le visage fermé de ses partenaires. Aiglefin semblait absorbé par le dossier posé devant lui qu’il relisait machinalement et Boris faisait grise mine. Pas tout à fait l’ambiance festive et joyeuse qu’il espérait, mais il connaissait trop bien Elsa et les états d’âme de cette quadragénaire, née la même année que lui, sa rivale, talentueuse avocate formée par Ruggiero et qui le méprisait, lui, l’opportuniste, le coupeur de têtes au sourire d’acier. Cette grande bourgeoise qui se comportait comme une parfaite héritière jusque dans les salons de l’Elysée était convaincue que le poste lui revenait de droit. Et si on lui refusait, elle jouerait une sérénade aux journalistes en pleurnichant sur sa condition de « femme dans un monde d’hommes, d’agneau parmi les loups. » Mais c’était bien elle, la louve, la prédatrice.

« Je m’oppose à ce que tu sois nommé Premier ministre Karim. »

Ce n’était pas vraiment une surprise mais elle n’avait pas les moyens de s’y opposer, il jeta un coup d’œil aux autres membres de la Fédération. Léon, ce vieux roublard, arborait le masque du sphinx. Faouzia, en revanche, n’arrivait pas à soutenir son regard. Il comprit avant même que cette dernière n’ouvre la bouche.

« Je ne peux pas voter l’investiture d’un Gouvernement dont tu serais Premier ministre, Karim. Même si je le voulais, mes troupes ne me suivraient pas.

Il eut tout un tas d’expression et de qualificatifs qui lui passèrent à cet instant par la tête. Boris qui avait bien fait ses calculs semblait désespéré. Sans Elsa, la majorité tenait à une voix, mais avec les onze députés de Faouzia, Le Présidet, Léon et lui n’avaient plus de majorité pour investir le Gouvernement. Aiglefin tenta en dernier recours de proposer une répartition des postes faisant la part belle aux deux factieuses.

« Aucune proposition, aussi généreuse soit-elle, ne fera l’affaire, répondit Elsa. C’est une question de principe, Karim ne peut pas être Premier ministre. Au-delà même de nos scores respectifs à la présidentielle ou bien aux législatives, il faut envoyer un signal aux électeurs, le temps de l’écologie est venu, c’est ça l’espoir que l’on doit incarner pour notre génération et pour la jeunesse. Karim, ne le prends pas mal, tu as toutes les vertus de l’homme politique et tu as un grand rôle à jouer, mais il faut que l’on affiche une vraie rupture, que l’on donne un cap clair. La social-démocratie à la papa, les socialos bon teint, c’est fini, c’est derrière nous, c’est le passé.

-Et toi Faouzia, demanda-t-il en désespoir de cause, c’est ce que tu penses aussi ?

-Je t’aime beaucoup Karim, tu as l’avenir devant toi et peut-être qu’un jour ce sera toi le Président, mais tu sais que je n’étais pas favorable à la Fédération dès le départ, parce que je voulais qu’on préserve notre radicalité originelle, celle qui a fait le succès d’LTR. Maël est Président désormais, il va progressivement s’institutionnaliser, perdre cette radicalité qui a fait sa popularité, c’est le jeu de la Ve République, même si je déteste ce régime. Si, en plus, on nomme un Premier ministre qui se revendique social-démocrate, bien que tu défendes, je le sais, un réformisme ambitieux et volontaire, alors on perdra nos soutiens, nos électeurs ne comprendront pas, penseront qu’on les a floués. Je ne veux pas rejouer la bérézina du dernier quinquennat socialiste. Ça ne peut être qu’Elsa. »

Cette sentence acheva Karim, qui savait qu’un gouffre béant, un monde séparait la militante acharnée, qui avait fait ses armes, toute jeune, à la Ligue communiste révolutionnaire, et s’était illustrée dans les manifs de gilets jaunes au point de devenir une porte-parole de fait du mouvement, de l’avocate du VIIIe arrondissement, femme de réseaux issue de sciences-po, passée par la conférence, et qui camouflait ses inclinations libérales sous un masque de verdure. Qu’elles tombent d’accord pour l’évincer le laissait sans voix, seul et trahi.

Les jeux étaient faits, tous ici le savaient. Le Président n’avait aucune bonne solution, la loi des nombres s’imposait. Elsa avait été la plus dure à convaincre et jusqu’au bout il avait fallu s’assurer de sa loyauté alors que le parti du Président battu la courtisait pour les législatives, espérant imposer à Maël une cohabitation grâce à son soutien. Quant à la gauche, Elsa s’en foutait, le Président qui avait formé la jeune avocate dans son cabinet le savait mieux que quiconque. Elle trouvait tout cela dérisoire, cette histoire qui confinait à la mythologie, ces intellectuels de canapé qui répétaient ad nauseam les mêmes rengaines sur la lutte des classes, ces rites dépassés et ces combines d’arrière-cour, toutes ces babioles de la gauche avaient leur place au musée avec Badowski, qu’elle tolérait encore parce qu’il avait le bon goût de ne pas radoter devant elle.

La pluie battait à la fenêtre face à laquelle le Président se tenait debout. Karim se leva, le parquet grinçait sous ses pieds alors qu’il se dirigeait vers la porte. Il déposa sur la table la lettre de démission de son Gouvernement et lança, avant de quitter la pièce :

« Soit, je pars sur deux victoires et laisse ma place. Mais je veux Bercy et les Affaires étrangères, plus deux ministres et trois secrétaires d’Etat et je serai intransigeant. Je rentre à Matignon faire mes affaires et préparer la passation avec Elsa. »

Elsa, la victorieuse, savourait cet instant, réalisait à peine qu’elle venait de briser l’élan de son principal rival et de s’imposer, de s’auto-désigner Première ministre. Faouzia avait le regard vide du prévenu qui encaisse la sentence des juges depuis le box des accusés. Léon se leva, impassible, insensible au sujet du Premier ministre, aucun des candidats ne lui inspirant confiance.

« Elsa, tu es Première ministre désormais, je te félicite et te charge officiellement de former un Gouvernement, dit le Président. »

Puis il ajouta :

« J’espère que tu mesures pleinement l’immensité de la tâche qui t’incombe désormais et que tu mesures bien que ta légitimité, c’est de moi que tu la tires. Tu gouverneras le pays d’après mes directives. Et lorsque les canons seront pointés vers moi, je n’aurai de cesse de les dévier vers toi.

-Je tire ma légitimité du Parlement, répondit-elle cinglante.

-Non Elsa, ton Gouvernement tire son autorité du Parlement qui t’accorde sa confiance si tu lui demandes, mais ta légitimité c’est de moi que tu la tiens, c’est moi qui te nomme et c’est moi qui te démets de tes fonctions. Garde bien ça en tête ! »

Elle eut un sourire en coin, un sourire plein de défiance qu’il lui connaissait depuis toute jeune, lorsqu’elle était encore élève avocate et rêvait déjà d’en découdre. Ils en restèrent là et le Président demanda à son secrétaire général de faire préparer le communiqué de presse annonçant sa nomination. Il s’apprêtait à quitter la pièce quand son chef de cabinet déboula dans le salon l’œil fou. Il tendit au Président son téléphone pour qu’il voit ce qui tournait en boucle sur les chaînes d’infos. On voyait à l’image la cour de l’Elysée pleine de journalistes et Karim qui se prêtait au jeu des questions.

« Monsieur Zaoui, avez-vous été confirmé par le Président dans vos fonctions de Premier ministre ? Allez-vous former un nouveau Gouvernement, demandèrent en cœur les journalistes ?

-Ecoutez, j’ai vu le Président à qui j’ai remis la démission de mon Gouvernement. Manifestement le Président a accepté celle-ci et m’a annoncé son intention de nommer Mme Farami à ce poste. »

La surprise pouvait se lire sur les visages des journalistes trop heureux de tenir ce scoop et qui renchérirent sans attendre :

« Ce doit être une déception pour vous, comment expliquez-vous ce revirement, votre nomination semblait pourtant acquise après votre victoire aux législatives ? Allez-vous quitter la Fédération ?

-Je n’ai aucun commentaire à faire, j’attends désormais la composition du Gouvernement. Mon seul souhait est que les premières mesures du programme porté par la Fédération pendant la campagne soient mises en œuvre au plus vite. Les Français veulent des réponses à l’urgence sociale et climatique, le reste n’intéresse que les commentateurs. »

Il quitta la cour satisfait, Elsa devait comprendre qu’elle aurait toujours derrière elle son ombre, il voulait qu’elle sente le souffle d’une menace permanente sur sa nuque.

Le geste de Karim provoqua une petite crise institutionnelle comme les médias adorent les fabriquer, courtes et sans lendemain, donnant l’occasion à des commentateurs sans talent de disserter jusqu’à épuisement, de créer de l’anecdote pour alimenter le buzz, de répéter les analyses paresseuses d’anciens insiders sortis du formol pour l’occasion.

En à peine quelques jours l’image d’Elsa s’était écornée, les journalistes avaient fini par faire eux-mêmes les calculs et comprendre la manœuvre. Sa réputation d’arriviste était faite, elle aurait du mal à s’en départir. Karim avait obtenu sans peine les ministères qu’il voulait lors des négociations et pouvait à loisir se parer de toutes les vertus. Les Français aimaient les victimes qui portaient haut, qui jouaient de leur malheur pour faire valoir leur abnégation, le bougre savait y faire.

Lorsqu’Aiglefin sortit sur le perron de l’Elysée annoncer la composition du Gouvernement, emprunté et mal à l’aise, lui qui détestait la lumière et l’œil des caméras, le Président ne put s’empêcher d’éprouver une franche satisfaction. Le petit incident passé, tout était désormais en place et, dès le lendemain, lors du premier Conseil des ministres, le quinquennat commencerait, les premières mesures seraient annoncées. « Enfin, les problèmes commencent ! », se dit-il encore, comme un mantra pour guider son action

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Macron et les mémoires coloniales : le cas du 17 octobre 1961 (Algérie)

Crédit photo : Institut du monde arabe, exposition Raymond Depardon / Kamel Daoud. Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019
Mémoire officielle et communication sont intimement liées : les politiques mémorielles reposent en grande partie sur la communication au travers de discours, de commémorations, de gestes symboliques ou encore par la mise en place de lieux dédiés à la mémoire. Les opérations de communication mémorielle sont productrices de signes, de sens et donc de transformations narratives. Bien que la mise en récit officielle, celle qui est reconnue et revendiquée par une nation en tant qu’entité collective, qui est légitimée par les institutions, résulte de processus divers, la communication du Président de la République, en tant qu’elle est performative, la façonne particulièrement.

Si « Histoire » et « mémoire » s’influencent mutuellement, ces termes sont loin d’être des synonymes. La mémoire est une représentation construite de l’Histoire, sa mise en récit ; elle est une forme de « présent du passé »(1) emplie de charges émotionnelles et symboliques. Le savoir mémoriel n’est donc jamais dénué d’une fonction instrumentale(2), en cela qu’il est une utilisation politique du savoir historique. La mémoire, qu’elle soit collective ou individuelle, est sélective, à la différence de la démarche de l’historien, car l’Histoire doit au contraire « utiliser […] les blancs de la mémoire collective pour renouveler son interrogation du passé »(3).

Mémoire officielle et communication sont intimement liées : les politiques mémorielles reposent en grande partie sur la communication au travers de discours, de commémorations, de gestes symboliques ou encore par la mise en place de lieux dédiés à la mémoire. Les opérations de communication mémorielle sont productrices de signes, de sens et donc de transformations narratives. Bien que la mise en récit officielle, celle qui est reconnue et revendiquée par une nation en tant qu’entité collective, qui est légitimée par les institutions, résulte de processus divers, la communication du Président de la République, en tant qu’elle est performative, la façonne particulièrement.
La mise en récit est partiale et partielle. Pour le 17 octobre 1961, dont nous avons dernièrement commémoré les 60 ans, le terme d’oubli a pu être employé pour qualifier son absence de notre régime mémoriel. Le terme de déni est en réalité plus exact, marquant davantage le refoulement volontaire du 17 octobre dans la construction de la mémoire officielle(4). C’est d’ailleurs le sens des propos d’Emmanuel Macron dans un communiqué de presse paru à l’occasion de la commémoration du 60e anniversaire du 17 octobre 1961, qui évoquait une « tragédie [qui] fut longtemps tue, déniée ou occultée »(5).

17 octobre 1961, du déni à la reconnaissance

17 octobre 1961. Des milliers de Français musulmans d’Algérie (FMA)(6) manifestent pacifiquement dans les rues de Paris, à l’appel de la Fédération de France du Front de Libération Nationale (FLN) algérien, contre le couvre-feu qui les visait spécifiquement dans la capitale. Les enjeux stratégiques sont grands : le moment est aux négociations, lesquelles aboutissent aux accords d’Évian, quelques mois plus tard.

Cette journée se déroule à un moment où la répression visant le FLN et ses partisans s’intensifie dans la capitale métropolitaine. Maurice Papon, Préfet de la Seine, met en place un dispositif sécuritaire colonial usant de méthodes discrètes et illégales. Si le préfet de police et son armée secrète(7) sont bien évidemment impliqués dans ce schéma répressif, le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, n’y est pas étranger. Il a en effet été nommé par le Premier ministre Michel Debré pour accentuer la répression contre la section française du FLN. De plus, le couvre-feu a été décidé le 5 octobre 1961 par un comité interministériel pour une application le 6 octobre(8) ; les responsabilités ne peuvent donc pas se trouver uniquement du côté de la Préfecture de Police.

La manifestation contre le couvre-feu se transforme en massacre. Des manifestants ont été tués par la police française : par balle, sous les coups de bidule, par étouffement, par noyade et de nombreux corps furent jetés dans la Seine. Aujourd’hui encore les historiens et les historiennes ne peuvent donner le nombre exact de victimes de la répression sanglante. Ce que l’on peut affirmer avec certitude, c’est que de nombreux Algériens sont morts ce soir-là(9), d’autres sont gravement blessés et 12 000 personnes sont arrêtées ; cette répression d’ampleur et ces arrestations massives étaient planifiées. En effet, la réquisition du Parc des Expositions, la mobilisation hors normes des forces de l’ordre et l’accentuation de la répression contre le FLN montrent que le déroulé du 17 octobre n’est ni extrinsèque à la politique intérieure, ni accidentel. La sanction de la manifestation du 17 octobre ne s’est pas arrêtée le jour-même. Roger Frey, le ministre de l’Intérieur, annonce en effet quelques jours après la reprise des renvois forcés vers l’Algérie. Le massacre du 17 octobre est un massacre colonial et une démonstration de force s’inscrivant dans une radicalisation de la répression contre les Algériens.

Le traitement médiatique (10)

Au lendemain de la manifestation, la plupart des journaux grand public reprennent la communication gouvernementale. Ainsi, le Figaro parle de « violentes manifestations à Paris de musulmans algériens » ainsi que de « la vigilance et […] la prompte réaction de la police ». Pour Paris-Presse, les manifestants « ont pris le métro comme on prend le maquis ». Le Monde parle d’un « déferlement musulman » avec des témoins relatant avoir aperçu « plusieurs hommes en civil de type nord-africains qui s’enfuient, armés de pistolets-mitrailleurs ». Près de vingt ans plus tard, Jean-François Kahn, qui était journaliste à Paris-Presse en octobre 1961, écrit dans Les Nouvelles Littéraires : « Et pourtant, nous savions »(11).

En effet, dès novembre 1961, le journal Vérité-Liberté(12), fondé notamment par l’historien Pierre Vidal-Naquet, dénonce les massacres perpétrés par la police parisienne, ce qui vaudra au journal une saisie sur ordre de Papon. Quelques semaines après les massacres, la journaliste et militante anticolonialiste Paulette Péju publie Ratonnades à Paris, aux éditions Maspéro. Encore une fois, la police judiciaire opère une saisie chez l’éditeur et le livre n’est de nouveau publié que 40 ans plus tard. Le silence est organisé.

Quant aux manifestants, ils n’ont pas les relais médiatiques suffisants pour faire entendre leur voix. Quelques actions clandestines, ou du moins discrètes, sont menées par des militants anticoloniaux pour tenter d’informer Françaises et Français de ce qui se joue dans leurs rues, comme ces graffitis, vites effacés, « Ici on noie des Algériens », devenus célèbres et indélébiles, des années après, grâce à la postérité photographique.
La position de la gauche institutionnelle
La division et les compromissions des partis et syndicats de gauche sur l’Algérie – notamment la position à adopter face au nationalisme algérien(13) – explique son silence à propos du 17 octobre. Mis à part quelques individualités(14) au sein des groupes politiques d’envergure, il n’y a guère que le jeune Parti Socialiste Unifié (PSU), la CFTC, l’UNEF et le Secours Populaire pour remettre ouvertement en cause le récit officiel et dénoncer le sort réservé aux manifestants, mais ils sont trop marginalisés pour peser ou se faire entendre.

Le 8 février 1962, une manifestation contre l’OAS(15) et les violences policières se tient à Paris, à l’appel cette fois des partis et syndicats de gauche et non du FLN, avec pour mot d’ordre la lutte contre le fascisme. Au métro Charonne, neuf manifestants, militants au PCF ou à la CGT, sont tués. La tuerie de Charonne devient alors un symbole du système répressif mis en place à Paris et du soutien de la gauche française aux luttes pour les indépendances. Elle participe ainsi à l’effacement du 17 octobre 1961. Pour Le Monde, alors que nous sommes seulement quelques semaines après octobre 1961, c’est « le plus sanglant affrontement entre policiers et manifestants depuis 1934 » (sic).

Ce n’est qu’en 1985 qu’est lancé le premier appel officiel au rassemblement en bord de Seine, Pont de la Tournelle, à l’initiative de SOS Racisme. Six ans plus tard, le 17 octobre 1991, alors que François Mitterrand organise à l’Élysée, accompagné de Jack Lang, une fête culturelle nommée « Fureur de lire », une manifestation demandant la reconnaissance du massacre du 17 octobre se tient, non plus uniquement à l’appel de SOS Racisme, mais aussi du Mrap(16) et de la Ligue des Droits de l’Homme. Depuis 1992, ces trois organisations appellent chaque année au rassemblement à Saint-Michel à Paris(17).

La république confrontée aux réminiscences du passé

Le 8 octobre 1997, le procès de Maurice Papon s’ouvre après son inculpation pour crimes contre l’humanité en 1983 et plus de dix années de bataille juridique. Bien que jugé pour des faits commis entre 1942 et 1944, l’inculpé est invité à détailler son curriculum vitae en début de procès ; il est donc interrogé sur ses années préfectorales. Pour ce faire, des parties civiles invitent Jean-Luc Einaudi, qui avait publié en 1991 La Bataille de Paris – 17 octobre 1961, à témoigner lors du procès. Il dénonce alors les horreurs d’octobre et bat en brèche la version de Papon selon laquelle le système répressif mis en place à Paris à la fin de l’année 1961 était limité, indispensable et donc légitime, version que Pierre Messmer(18) vient pourtant soutenir à la barre. Suite à ce témoignage qui fait grand bruit(19), l’emballement médiatique, national et international, est tel que le Gouvernement d’alors exprime la nécessité de faire la lumière sur ces événements(20).

Il faut donc attendre presque 40 ans pour qu’un communiqué émanant des pouvoirs publics français soit publié, le 12 janvier 1998. Celui-ci traite du rapport Mandelkern, lequel vise l’établissement d’un inventaire des archives administratives sur la répression du 17 octobre(21). Quant à la première participation d’un membre du Gouvernement français à une cérémonie officielle, elle date de 2001, à l’occasion de l’inauguration de l’exposition organisée par l’association « Au nom de la mémoire » où est invité Michel Duffour, secrétaire d’État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle. La même année et à l’initiative de cette même association, Bertrand Delanoë, alors maire de Paris, inaugure sur le pont Saint-Michel une plaque à la mémoire des « nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 ». Le premier élément mémoriel matériel et officiel est donc le fait d’un élu local, aussi important soit-il.

2012. Le Président de la République française, François Hollande, reconnaît le massacre trop longtemps nié par les institutions de la République. Le 17 octobre de cette première année de mandat, les services de la présidence publient un communiqué reconnaissant les « tués » de la « sanglante répression » subie par des « Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance »(22). Les responsabilités de ces « faits » que « la République reconnaît avec lucidité » sont éludées, mais « l’hommage à la mémoire des victimes » est rendu, la reconnaissance des faits est actée.

2017. Dès le début de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron suscite de nombreuses attentes sur la question des mémoires. Le jeune Président de la République se présente comme issu d’une génération ayant un rapport renouvelé à l’Histoire coloniale. À cette rupture générationnelle s’ajoute une rupture politique : il n’est pas rattaché à un parti ayant un passif colonial. Et surtout, il a qualifié durant sa campagne, en février 2017 à Alger, la colonisation de crime contre l’humanité(23) ; il s’est présenté au monde comme un Président débarrassé du poids du passé. Pourtant, en octobre 2017, silence.

Octobre 2018. Emmanuel Macron ne prend pas la parole, mais se contente d’un tweet :
« Le 17 octobre 1961 fut le jour d’une répression violente de manifestants Algériens. La République doit regarder en face ce passé récent et encore brûlant ».


Il avait promis de faire entrer les relations franco-algériennes dans une nouvelle ère, mais les réalisations pratiques de cette promesse tardent à se montrer. En juillet 2020, il charge l’historien Benjamin Stora de la rédaction d’un « rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » ; on communique allègrement sur cette belle prise du Président et le 60e anniversaire du 17 octobre 1961 se dessine comme une date clé de la mémoire ; le Nouveau monde va-t-il enfin émerger ?

Macron, une communication en rupture vis-à-vis du passé colonial de la France ? la place du 17 octobre

La reconnaissance du massacre du 17 octobre 1961, d’un crime inhumain et d’une répression sanglante est indispensable, mais ce n’est pas uniquement un discours sur la date clé qui est attendu. L’évènement est à replacer dans une chronologie et une géographie si l’on veut que la République reconnaisse l’étendue et la profondeur des crimes commis, ainsi que les responsabilités en cause. C’est l’attendu qui reposait sur la commémoration faite par Emmanuel Macron.
Le 17 octobre est un massacre colonial en métropole ayant atteint un niveau de violence inexprimable, mais il n’est pas un événement isolé : il s’inscrit dans un processus de répression plus large. Rappelons que lorsqu’Emmanuel Macron, candidat à la présidentielle, qualifie les actes commis en Algérie de crime contre l’humanité, il a parfaitement conscience de ce que cela signifie. Toujours candidat, dans une interview donnée au magazine L’Histoire et parue le 23 mars 2017, il confirme sa position et l’affine :
« Je précise d’abord que [la notion de] crime contre l’humanité ne se définit pas nécessairement par l’intention génocidaire. La définition du traité de Rome intégrée en 2010 dans notre Code pénal en élargit notablement les critères : massacres de masse, déplacements de population, etc. »(24).

Depuis sa campagne présidentielle, Emmanuel Macron s’attache à exprimer sa position nouvelle concernant les mémoires coloniales. Il cherche à prouver que son rapport à celles-ci est en rupture avec les positions des précédents présidents de la République : il est d’une autre génération, une génération qui n’a « ni totem ni tabou »(25) sur l’Histoire coloniale.

Cette dite rupture, il choisit de la mettre en scène par des actes symboliques, comme la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin par les forces militaires françaises et du mensonge d’État accompagnant ce crime rendu possible par le système en place. Pour autant, malgré toute l’énergie mise en oeuvre par Emmanuel Macron, son approche, empreinte de discours passés(26), s’inscrit dans une culture déjà éprouvée de conciliation des mémoires. Là où il se différencie, c’est par son approche contractuelle : en disant reconnaître une pluralité mémorielle, il pense aboutir à une mémoire négociée. En effet, dans une conception néo-libérale des mémoires, tout est négociable.

Le positionnement de rupture d’Emmanuel Macron vis-à-vis des mémoires coloniales était d’ores et déjà à nuancer fortement avant la commémoration du 17 octobre 1961. Cependant, les grandes attentes et promesses relatives aux crimes d’octobre 1961 ont mis en lumière une forme de rétropédalage du Président sur les questions mémorielles.
En tant que Président, la parole d’Emmanuel Macron façonne la mémoire. Austin(27) a développé une théorie générale des actes de langage et distingue trois grands types d’actes : locutoires, illocutoires et perlocutoires. Un acte perlocutoire se caractérise par les effets que l’énonciateur souhaite produire sur ses interlocuteurs par son énoncé. Ici, on comprend que les mots prononcés par un Président de la République participent à la modification des mémoires, à la modification narrative de la mise en récit. En ayant défini les crimes commis en Algérie comme un crime contre l’humanité, alors qu’il est candidat à la présidence, Emmanuel Macron présage d’un acte de redéfinition des mémoires s’il est élu.

Dans son communiqué du 17 octobre 2021, le Président reconnaît les faits : il est le premier président à reconnaître officiellement plus de trois victimes (plus de 300 hommes ne sont pas rentrés chez eux la nuit du 17 octobre 1961), les actes sont bien qualifiés de crimes et il reprend l’expression de François Hollande de « répression sanglante », mais il précise qu’ils ont été commis sous l’autorité de Maurice Papon, préfet de de police la Seine. En désignant uniquement Maurice Papon, le Président français refuse d’intégrer le 17 octobre 1961 dans une chronologie de la répression plus étendue, justement parce que c’est cette chronologie qui implique plus significativement l’autorité du Gouvernement en place en 1962, et donc de la Ve République. Emmanuel Macron refuse cette avancée mémorielle.
Ne pas parler de crime d’État – une demande des familles des victimes depuis les années 1990 – est un manquement clair, mais aussi un rétropédalage, dans la promesse de rupture déjà évoquée. Pour reprendre un terme qui a beaucoup été utilisé pour commenter l’acte de mémoire d’Emmanuel Macron : nous sommes face à un inachevé. Un pas de plus a été fait, mais il paraît bien court lorsque nous le confrontons aux attentes et promesses globales faites à propos des mémoires coloniales, ainsi qu’à son appel à la lucidité : le déni de la responsabilité jusqu’au plus haut sommet de l’État n’est toujours pas levé.

Ethos, coup mémoriel et réalité diplomatique
La cérémonie du 17 octobre 2021

Au-delà des manquements de la communication écrite, et donc verbale, que nous avons pointés plus haut, la forme choisie pour la cérémonie de commémoration des 60 ans du 17 octobre 1961 interroge.
En effet, le Président a choisi d’organiser une cérémonie silencieuse et de n’exprimer sa parole que par un communiqué publié une fois celle-ci terminée. En décidant de ne dire mot, Emmanuel Macron ne saisit pas l’opportunité d’incarner l’ethos qu’il s’était forgé. Il ne replace pas le 17 octobre 1961 dans sa temporalité, n’évoque pas les raisons pour lesquelles ces Algériens manifestaient, celles qui ont poussé la police parisienne à réprimer dans le sang. Il ne détaille pas non plus les responsabilités d’une Ve République qui naît sur les contradictions d’une période coloniale touchant à sa fin et il n’incarne pas même la petite avancée publiée plus tard dans le communiqué. Pourtant, Emmanuel Macron aime user de l’expression « mettre en lumière ». Là, il refuse délibérément de disposer de la performativité de sa parole couplée à celle de son corps. Un communiqué de presse n’a pas la même valeur qu’un énoncé oral et solennel, donné devant un auditoire et accompagné d’une intonation, d’un corps en représentation.
Néanmoins, le choix du silence lors de la commémoration du 17 octobre sur le pont De Bezons n’est pas uniquement un refus d’oralité, c’est aussi une utilisation du silence pour faire parler les corps. Dans ses discours relatifs aux mémoires coloniales, Emmanuel Macron cherche à incarner un ethos ; cela passe par les mots, mais aussi par la corporalité, et plus précisément par le corps énonçant. L’ethos a une incarnation physique visible dans la manière de se déplacer, de s’habiller, d’appréhender et d’occuper l’espace, dans l’intention du regard, dans les gestes et la posture.
Selon Aristote, la dimension morale (epieikeia) joue un très grand rôle dans la construction de l’ethos, une plus grande honnêteté renforcerait la crédibilité. L’argumentation honnête transparaît dans le physique. Si Emmanuel Macron répète à plusieurs reprises qu’il est d’une autre génération, lui permettant ainsi d’avoir un rapport différent aux mémoires coloniales, mais que son corps dit l’inverse, l’impression d’honnêteté sera réduite ; à l’inverse, si son corps et son énonciation prouvent la rupture, la force du discours est renforcée. Pour Isocrate, l’ethos préexiste au discours, elle repose sur l’autorité individuelle et institutionnelle du locuteur, c’est l’idée que l’audience se fait de lui, avant, pendant et après qu’il parle.
Bien que la commémoration sur le pont De Bezons soit silencieuse, Emmanuel Macron est le premier Président français à être présent en chair et en os à une cérémonie. C’est certainement cette « première » qui lui permet d’être libre de choisir la non prise de parole, sa présence incarnant déjà une certaine rupture. Son corps est celui que nous attendions, chargé de sentiments, l’air grave et peiné, portant le poids de la mémoire. L’ensemble de la cérémonie est millimétré et Emmanuel Macron donne l’impression d’être imperturbable dans son recueillement. Celui-ci terminé, le visage du Président se détend, un acte a été accompli.
Malgré tout, ce choix de ne pas recourir à la parole pour un événement qui a été l’objet tout à la fois de déni, de mensonges et de silences, représente un manquement incompréhensible. Erreur politique ou refus sciemment mis en scène ? Ce rétropédalage – qui n’a pas empêché Emmanuel Macron de maintenir sa rhétorique de rupture – s’inscrit dans son revirement discursif sur la notion d’excuse(28). À la suite du rapport sur la colonisation et la guerre d’Algérie remis au Président par Benjamin Stora en 2021, « pour regarder l’Histoire en face », l’Élysée affirme qu’il n’y aura ni excuse ni repentance, quand bien même Emmanuel Macron candidat avait en 2017 expliqué que la colonisation était un crime contre l’humanité et que l’Hexagone devait présenter des excuses à l’égard de celles et ceux l’ayant subi(29).

« Mémoire partagée » et coup mémoriel Quand il se rend à Alger en décembre 2017, Emmanuel Macron annonce que la France et l’Algérie ont « une mémoire partagée » qui doit nous permettre de « regarder ensemble vers l’avenir ». Ces deux pays ont une Histoire commune, c’est évident, mais comme nous l’avons souligné en introduisant notre propos, « Histoire » et « mémoire » ne sont pas des synonymes. Une mémoire partagée ne se décrète pas, elle se construit sur le long terme. Un échange entre un jeune algérien et le Président français est symbolique de cette impossibilité de décréter une « mémoire partagée » entre la France et l’Algérie. Le jeune homme affirme que la France doit assumer son passé colonial, reprochant à Macron d’éviter la question. Après lui avoir répondu sur le ton du « il s’est passé de belles choses et d’autres atroces », le Président relève le jeune âge de son interlocuteur : « Mais vous n’avez jamais connu la colonisation ! Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça ? Vous, votre génération, elle doit regarder l’avenir »(30). Pas de mémoire de la colonisation pour un jeune algérien, donc ? Les deux pays ont une Histoire coloniale commune de 130 ans, période durant laquelle l’un a exercé une domination intense et profonde sur l’autre. Mais comment pourraient-ils avoir une « mémoire partagée », une mise en récit commune de cette Histoire, quand on sait les oppositions des mémoires françaises et algériennes sur ce passé colonial(31) ? Adossée à cette mémoire partagée, comprise par Emmanuel Macron comme un accord contractuel entre deux parties, se tient une diplomatie de la mémoire, chargée de défendre les intérêts nationaux dans la négociation de la mise en récit partagée. Avec le Président français, l’élaboration pratique de cette mémoire partagée relève en effet du deal « gagnant-gagnant » ; c’est ce que nous appelons une diplomatie du coup mémoriel : la France s’engage à rendre les crânes d’Algériens tués au XIXe siècle par des colons français, alors conservés au Musée de l’Homme, mais elle demande en retour d’accorder la possibilité aux harkis de rentrer en Algérie, sujet qui y est particulièrement brûlant et tabou ; face à la reconnaissance du crime du 17 octobre 1961, Emmanuel Macron demande celle du massacre de pieds-noirs le 5 juillet 1962 à Oran(32).

S’il se peut qu’à l’occasion cette diplomatie du coup mémoriel puisse récolter quelques fruits, adossée à des ententes amicales – et économiques(33) -, l’objectif d’établir, par le haut, une « mémoire partagée » se heurte en réalité à trois choses : à l’indéniable différence de perception du fait colonial en France et en Algérie – et donc de cette Histoire commune -, à l’agenda intérieur français et aux impératifs d’un régime algérien qui, depuis l’indépendance, instrumentalise l’Histoire et la mémoire pour légitimer son pouvoir(34). Ces impératifs de politique intérieure vont prendre toute leur mesure à partir de février 2019.

De la théorie à la pratique

Déjà malmenée, cette diplomatie du coup mémoriel se heurte à un mouvement social qui modifie les alliances et les rapports de force au sein du régime algérien. Mouvement de masse(35) initié en février 2019 et dépassant les clivages habituels de la société algérienne, le hirak algérien s’oppose initialement au cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika puis, son départ obtenu, demande celui du « régime militaire », de la « mafia au pouvoir » et l’instauration d’un pouvoir civil(36). La position officielle de la macronie vis-à-vis de ce mouvement de contestation, qui a chevauché celui des Gilets jaunes, a été celle de la « souveraineté du peuple Algérien », de la « non-ingérence »(37) et de la « confiance » dans le gouvernement algérien pour résoudre cette « crise ». Beaucoup des princes déchus par les accusations de corruption qui ont accompagné la reprise en main du régime, souvent suivies de lourdes condamnations, étaient des proches de ce qu’il est de coutume de nommer le “clan Bouteflika”, ceux-là même avec qui Emmanuel Macron avait tissé des relations, d’abord quand il était ministre, puis candidat, et enfin Président(38). Les relations, officielles et officieuses, entre l’Algérie et la France restent évidemment fortes, mais une partie non négligeable du réseau algérien d’Emmanuel Macron se retrouve en disgrâce. À ce premier revers, s’ajoute l’agenda intérieur du régime algérien, qui lutte pour sa survie. Face à l’ampleur du hirak et surtout sa durée, se met en place une rhétorique scindant le mouvement en deux périodes temporelles. Selon cette thèse officielle, il y aurait un hirak « béni » portant les « justes revendications du peuple » – comprendre le départ de Bouteflika -, et un hirak perverti par des semeurs de troubles et de chaos, des terroristes(39), agissant à l’intérieur du pays, mais aussi depuis l’extérieur de celui-ci. La « main de l’étranger » est une diversion habituelle du régime, accusant des mouvements d’être manipulés par des agents étrangers, souvent la France. Dans ces conditions, impensable pour le pouvoir algérien de participer à la grande réconciliation mémorielle voulue par le Président français, et encore moins de transiger sur la mise en récit historique qui a forgé sa légitimité.

Même si les relations semblent bonnes durant les premiers mois de mandat du nouveau Président algérien, Abdelmajid Tebboun, une brouille diplomatique perturbe les relations entre les deux pays à partir d’avril 2021. Emmanuel Macron est de plus contraint par son propre agenda national, sur fond de montée des extrême-droite. Après, entre autres, que le ministre algérien du Travail ait parlé de la France dans une interview comme étant « notre ennemi traditionnel et éternel » et que le conseiller mémoire du Président Tebboun ait critiqué le rapport remis par Benjamin Stora, le qualifiant de « franco-français »(40), le sujet des reconductions à la frontière(41) s’invite dans la pré-campagne présidentielle française à l’automne 2021, quelques semaines avant les commémorations du 60e anniversaire du 17 octobre 1961. Emmanuel Macron se montre ferme en baissant drastiquement le nombre de visas accordés. Le 30 septembre, alors qu’il s’exprime devant des jeunes dont le passé familial est lié à la guerre de libération algérienne, le Président français tient des propos que le pouvoir algérien ne peut accepter. D’abord, il évoque une « rente mémorielle » sur laquelle l’Algérie se serait constituée et qui serait entretenue par le « système politico-militaire », alors qu’il avait, quelques mois plus tôt, toute confiance en Tebboun pour mener les réformes de démocratisation du pays. Ensuite, il s’interroge sur l’existence d’une nation algérienne avant la colonisation. Tôlé. Alger rappelle son ambassadeur et interdit son espace aérien aux avions français, pourtant stratégique pour l’intervention française au Sahel(42). Difficile de mettre en commun une mise en récit de l’Histoire dans ce contexte.

Mémoire et nation

Emmanuel Macron a-t-il vraiment les moyens ou la volonté de mettre en actes la rupture mémorielle qu’il revendique ? Il a réussi, principalement durant sa première campagne présidentielle, à se forger un ethos qui s’est révélé être bien loin de la pratique. Quelques coups ont certes été réalisés, des rapports ont été rédigés, mais aucun acte mémoriel structurant ne renouvelle en profondeur la mémoire coloniale française. Considérant ses actes et ses paroles durant son premier mandat, on peut douter que le Président français ne bouleverse dans le futur la représentation qu’a la France de son passé colonial.
C’est pourtant cette Histoire coloniale que nous devons intégrer à notre mémoire pour réconcilier l’ensemble de la communauté nationale. C’est l’Histoire des luttes d’indépendance de ces territoires colonisés, des peuples qui les ont menées dans les colonies, ainsi qu’en métropole, que nous devons enseigner dans nos écoles, celle de la répression, des luttes antiracistes, de ces porteurs et porteuses de valise qui ont contribué aux indépendances, de ces pieds-rouges qui ont cru au socialisme algérien. Une véritable rupture concernant les mémoires coloniales est possible, et même nécessaire. Il s’agirait d’abord de se débarrasser des discours datés sur les relations entre la France et les pays anciennement colonisés, mobilisant le champ lexical amoureux ou encore se référant au « civilisationnel », qui dénotent sinon d’un évolutionnisme latent, du moins d’un certain paternalisme. Il nous faudrait ensuite reconnaître les faits et les responsabilités sans attendre de pas mémoriaux de la part d’autres pays, unilatéralement. Cela ne signifie pas exclure de la mémoire des faits, ceux par exemple commis par l’Algérie à l’indépendance, mais nous n’avons pas à exiger la reconnaissance pour nous-mêmes avancer dans notre travail mémoriel ; celui-ci est, rappelons-le encore une fois, nécessaire à une communauté politique apaisée et unie. De là, peut-être, naîtra avec l’Algérie une forme de mémoire partagée.

Références

(1)Saint Augustin (354-430), Les Confessions, 1994, p. 269.

(2)Fouéré Marie-Aude, « La mémoire au prisme du politique », Cahiers d’études africaines, 197, 2010.

(3)Michel Johann, Le devoir de mémoire, Presses Universitaires de France, Paris, 2018, pages 9 à 49.

(4)House Jim et Christophe Jacquet. « La sanglante répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris », in A. Bouchène, J-P Peyroulou, O. Siari Tengour et S. Thenault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale. 1830-1962. La Découverte, 2014, pp. 602-605.

(5)Communiqué de presse de la Présidence de la République française, 17 octobre 2021.

(6)Taxonomie coloniale.

(7)Manceron, Gilles, « La triple occultation d’un massacre » in Le 17 octobre des Algériens. Suivi de La Triple occultation d’un massacre, sous la direction de Péju Marcel et Péju Paulette. La Découverte, 2021, pp. 97-158.

(8)Manceron, Gilles. « Postface à l’édition de 2021 », in Le 17 octobre des Algériens. Suivi de La Triple occultation d’un massacre, sous la direction de Péju Marcel et Péju Paulette. La Découverte, 2021, pp. 159-169.

(9)Les estimations vont de quelques dizaines de morts à plusieurs centaines. L’imprécision de ces estimations est due à l’effacement des preuves, notamment la destruction d’archives, et au déni mémoriel que nous pointons.

(10)Pour les références aux titres de l’époque, voir Le Cour Grandmaison Olivier, « Massacres du 17 octobre 1961 : de la connaissance à la reconnaissance ? Brèves remarques », NAQD, 2021/2 (Hors-série 6), p. 21-32 et Jean-Pierre Chanteau, « 17 octobre 1961 : une épreuve de responsabilité », Sens-Dessous, 2012/1 (N° 10), p. 15-33.

(11)Les Nouvelles Littéraires, 16 octobre 1980.

(12)Quelques autres titres dénoncent la répression institutionnalisée : France-Observateur, Le Canard Enchaîné, Témoignage Chrétien, journal de la CFTC, la revue Esprit ou encore Les Temps Modernes. Libération, L’Humanité et France Soir évoquent des violences policières, sans plus de précision.

(13)La gauche parlementaire française n’a jamais soutenu l’indépendance de l’Algérie et a même contribué à la répression du nationalisme algérien. Pour exemple, le PCF soutient la répression des manifestations indépendantistes de Sétif, Guelma et Kherrata entre le 8 mai et le 26 juin 1945 – entre 8 000 et 30 000 morts -, vote les pleins pouvoirs à Guy Mollet en 1956 et fait même pression sur le Parti Communiste Algérien (PCA) pour qu’il ne prenne pas part à la lutte pour l’indépendance, ce qu’il finira pourtant par faire. De même, la SFIO est discréditée sur le sujet : élu pour faire la paix, l’arrivée au pouvoir de Guy Mollet est en réalité concomitante à une intensification des hostilités. Enfin, pour la CGT, l’internationalisme de la lutte des classes empêche tout soutien clair aux nationalismes des colonies.

(14)Gaston Defferre réclame par exemple une commission d’enquête parlementaire sur les agissements de la police parisienne durant la manifestation, demande qui n’aboutit pas. Mais ce sont en majorité des “militants de base” qui, souvent dans la clandestinité, passent outre les consignes partisanes.

(15)Organisation Armée Secrète, mouvement proche de l’extrême droite défendant le maintien de la présence française en Algérie, par tous les moyens jugés nécessaires.

(16)Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples.

(17)Notons aussi la parution dans les années 1980 de plusieurs ouvrages sur le sujet, qui ne recueillent malheureusement qu’un faible écho. Citons par exemple celui de Michel Lévine, paru en 1985 aux éditions Ramsey, Les ratonnades d’octobre : un meurtre collectif à Paris en 1961, enquête chronologique (du 2 au 31 octobre 1961) fondée sur des témoignages et sur la documentation écrite disponible à l’époque. C’est aussi au début des années 80 que des journaux comme Libération ou Les Nouvelles Littéraires se remémorent Octobre 61.

(18)Pierre Messmer était Ministre des Armées à l’époque des faits et a été, entre autres, Premier Ministre de 1972 à 1974.

(19)Le journaliste Dominique Richard qui suit le procès pour Sud-Ouest écrit, en parlant d’Einaudi, que « le cauchemar des victimes est encore le sien » ; Eric Conan, dans son livre paru aux éditions Gallimard en 1998, Le procès Papon. Un journal d’audience, affirme à la page 28 que les CRS abandonnent leur poste de surveillance jouxtant la salle d’audience pour venir « l’écouter avec attention ».

(20)Le Monde du 5 mai 1998, « Selon le rapport Mandelkern, trente-deux personnes ont été tuées dans la nuit du 17 au 18 octobre », Philippe Bernard.

(21)En 1999, le rapport Géronimi s’intéresse lui aux archives judiciaires, mais les difficultés d’accès aux archives sont toujours d’actualité en 2022.

(22)Déclaration de François Hollande faite le 17 octobre 2012 à Paris.

(23)L’enquête documentaire du média en ligne Off Investigation, « Macron l’algérien : en marche…vers le cash ? », réalisée par Jean-Baptiste Rivoire et Yanis Mhamdi, propose une clé de lecture fort éclairante sur la raison de cette qualification par le candidat.

(24)Propos recueillis par Michel Winock et Guillaume Malaurie, « « Emmanuel Macron » : Réconcilier les mémoires », L’Histoire, hors-série n°4, 23 mars 2017.

(25)Ibid.

(26)En effet, Emmanuel Macron use régulièrement de termes relevant du langage amoureux pour parler des liens entre la France et les anciennes colonies, il évoque aussi un problème civilisationnel et il reprend des discours très anciens en ce qui concerne l’esclavage.

(27)Austin John, Quand dire, c’est faire, Éditions du Seuil, Paris, 1970.

(28)Sur ce point, notons qu’Emmanuel Macron présente en septembre 2021 les excuses officielles de la France aux harkis, auprès de qui “la République a contracté […] une dette”, dans un discours, prononcé le 20 septembre 2021, long de près de 30 minutes, ponctué d’un échange inattendu avec la salle. Une parole fleuve, et nécessaire, pour les uns – les harkis –, le silence pour les autres.

(29)Le Parisien, « En Algérie, Macron s’excuse pour la colonisation, une « faute grave » pour la droite », 16 février 2017 [https://www.leparisien.fr/elections/presidentielle/video-en-algerie-macron-s-excuse-pour-la-colonisation-la-droite-denonce-une-faute-grave-15-02-2017-6684201.php]

(30)Jeune Afrique, « Emmanuel Macron à Alger : « Votre génération doit regarder l’avenir » », Farid Alilat, 7 décembre 2017.

(31)D’après un sondage commandé par la revue Historia, 94% des Algériens partagent la qualification de « crime contre l’humanité » faite sur la colonisation par Emmanuel Macron, contre 48% des Français, qui sont 51% à estimer que la colonisation en Algérie a été une « bonne chose » – les Algériens sont 96% à estimer l’inverse. Historia n°903, mars 2022.

(32)Deux jours après la reconnaissance officielle de l’indépendance de l’Algérie, des pieds-noirs furent arrêtés, torturés et assassinés par des soldats algériens, massacre faisant également l’objet d’enjeux mémoriels de taille et de manques de connaissances historiques.

(33)Nous renvoyons ici au livre de Marc Endeweld, L’emprise. La France sous influence, Seuil, 2022, ainsi qu’au documentaire de Off Investigation déjà cité.

(34)Comme l’ensemble des pouvoirs, mais néanmoins à des degrés divers.

(35)On compte jusqu’à plusieurs millions de personnes dans les rues algériennes pour certains jours de manifestation.

(36)Les hirakistes considèrent que l’indépendance de l’Algérie est inachevée, qu’elle leur a été volée en 1962 par l’État-Major de la branche armée du Front de Libération Nationale (FLN), lequel s’est maintenu au pouvoir jusqu’à aujourd’hui grâce au clientélisme, à la corruption généralisée et au soutien international.

(37)Dans ces situations, la non-ingérence affichée est bien souvent un soutien déguisé au pouvoir en place. Notons que le hirak, conscient de ces problématiques, appelle à la solidarité internationale des peuples et non des États.

(38)Voir Marc Endeweld, L’emprise. La France sous influence, Seuil, 2022, et notamment le chapitre 12 « Affaires africaines ».

(39)Voir l’article 87bis du Code pénal algérien ainsi que les Nouvelles d’Amnesty International France du 28 septembre 2021, consultable en ligne.

(40)Jeune Afrique, “Algérie-France : de la “réconciliation des mémoires” à la crise diplomatique…Chronique d’une brouille au sommet”, 11 octobre 2021.

(41)Avec notamment ces pays ne délivrant pas de laissez-passer consulaires pour leurs ressortissants s’étant vu notifier une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

(42)Suite aux déclarations d’Emmanuel Macron, Ramtane Lamamra, ministre algérien des Affaires étrangères qui avait accueilli le Président français avec les honneurs en février 2017, quand le candidat avait qualifié la colonisation de “crimes contre l’humanité”, a tenu les propos suivants lors d’une visite au Mali début octobre 2021 : “Dans les relations que nous constituons avec le partenaire français, il y a une logique de donner et de recevoir. Il n’y a pas de cadeau, il n’y a pas de…euh…j’allais dire d’offrande à sens unique”. Le 9 novembre 2021, la présidence française publie un communiqué regrettant “les polémiques et les malentendus engendrés par les propos rapportés” et Emmanuel Macron ne parlera plus de “rente mémorielle” entretenue par un “système politico-militaire”.

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Avortement aux Etats-Unis : ils l’espèrent, mais le combat n’est pas fini

Pour les femmes des États-Unis, le glas a sonné. L’arrêt historique Roe vs Wade a été annulé par la Cour suprême américaine. Tous les États qui le souhaitent peuvent à présent rendre illégal l’avortement. Le constat est violent. Direct. C’est la fin. Mais que les bigots ne s’y trompent pas, ce n’est pas la fin de l’avortement. Les plus riches iront à l’étranger ou dans un autre Etat. Les plus pauvres iront risquer leur vie avec des cintres et autres mixtures troubles, au péril de leurs jours.

Pour les femmes des États-Unis, le glas a sonné. L’arrêt historique Roe vs Wade a été annulé par la Cour suprême américaine. Tous les États qui le souhaitent peuvent à présent rendre illégal l’avortement.

Le constat est violent. Direct. C’est la fin. Mais que les bigots ne s’y trompent pas, ce n’est pas la fin de l’avortement. Les plus riches iront à l’étranger ou dans un autre Etat. Les plus pauvres iront risquer leur vie avec des cintres et autres mixtures troubles, au péril de leurs jours.

Ce bond de géant en arrière a été savamment calculé par le magnat d’extrême-droite qui a gouverné le pays pendant six ans, Donald Trump. Pendant ses campagnes et tout au long de son mandat, il a tout fait pour attaquer les droits les plus fondamentaux des femmes, pour décrédibiliser leurs combats, leur parole, leur intégrité physique.

L’offensive d’extrême-droite obscurantiste et intolérante connaît un regain inattendu aujourd’hui, aux États-Unis et dans le reste des pays occidentaux. Nous le savons, les droits des femmes sont fragiles, Simone de Beauvoir nous en avait avertis. En ce 24 juin, la preuve nous est fournie.

Mais nous sommes vigilantes et vigilants. Une fois le coup de l’annonce passé, il faut le crier haut et fort : ils l’espèrent, mais le combat n’est pas fini.

Les américaines et les américains et tous les féministes du monde se lèveront ensemble pour que ce droit fondamental de l’avortement redevienne garanti, au pays de l’oncle Sam et partout ailleurs.

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(Puissance de) Puissance de la douceur

Culture

(Puissance de) Puissance de la douceur

A l’occasion de la réédition de Puissance de la douceur en Poche, Jeanne-Léopoldine Claustre revient pour Le temps des ruptures sur le discret chef d’œuvre de la philosophe Anne Dufourmantelle, éloge de la douceur comme principe et valeur.

Dans l’histoire de la pensée, la douceur n’a eu qu’une petite place. Anne Dufourmantelle tente de lui en donner une plus appropriée, plus grande – montre son omniprésence dans tout. En Occident, alors que la pensée grecque érige la puissance virile et guerrière en valeur suprême, l’arrivée du christianisme initie un pouvoir faible, fragile et doux, autour du Christ-enfant et des saints.  “Heureux les doux car ils règneront sur le monde”, affirme ainsi Matthieu. Toutes les valeurs de mérite gréco-romaines sont bouleversées par ce changement : Dieu devient la vulnérabilité même. Mais la douceur reste infantilisée. Anne Dufourmantelle puise dans les pensées extra-occidentales ce qui nous aidera à vivre, en respectant davantage la puissance de la douceur. Elle y explique comment, dans la culture védique, celle-ci est plus respectée, associée, notamment, à l’art du raffinement.

La philosophe décrit la douceur des petits et grands gestes, de l’artisanat aux caresses, en passant par l’équitation. Exemple notable du quotidien, le pardon est douceur d’après elle – d’une douceur violente. Et pour cause : le pardon promet la remise en ordre d’un temps perdu. Comme la liberté, la guérison, l’enfance, la musique, le toucher, les secrets, l’intime et autres thèmes abordés par l’autrice, le pardon a cela de doux qu’il contient en son sein son ennemi. La douceur porte donc son opposé. Anne Dufourmantelle montre alors que la culture chinoise pense les transitions et transformations silencieuses ; ce qui ne se voit pas. Là où l’Occident a été capté par le principe des frontières, des dichotomies – des ruptures ? – la douceur, dans la culture chinoise notamment, permet de penser autrement la limite. “Frontalière puisqu’elle offre elle-même un passage”, la douceur réfléchit la relativité de toute chose, en puissance.

La douceur est une intelligence, “de celle qui porte la vie, et la sauve et l’accroît. Parce qu’elle fait preuve d’un rapport au monde qui sublime l’étonnement, la violence possible, la captation, la peur en pur acquiescement.” Si la pensée européenne a eu l’obsession de la fixité de l’être, de l’Etat et du stable évènement – seuls Deleuze et Bergson se seraient intéressés, d’après l’autrice, à ce qui bouge et devient -, comprendre la douceur implique d’accueillir le mouvement, pas seulement linéaire, ni progressiste. Le livre se fait ainsi plaidoyer de l’acception, dans le champ philosophique occidental, de ce qui mue, tout le temps.

Douceur de la jonction ciel et mer à Venise. Douceur des ciels d’été, des atmosphères, des nuages. Délicatesse de ces bords non refermés – intérieurs extérieurs, liquides et esthétiques. Douceur des lampes dans la nuit. Le halo et sa limite. Leur précision parfois sur scène. La découpe d’un corps nu. Le pan coupé d’une alcôve. La flamme haute. Tous ces rebords de lumière que l’obscurité délimite et en un sens protège.

Certaines envolées poétiques ponctuent, fréquemment, le bref essai. Mais comment faire autrement ? Les chapitres sont discontinus, inégaux en longueur, divisés en libres thématiques. Les mots s’enchaînent comme dans un journal intime. Et comme lorsqu’il nous est impossible de séparer nos notes de lectures de nos écrits personnels, au sujet de la douceur : tout se mêle. Impossible à contenir, la douceur dépasse le carcan académique de l’essai, car elle est mouvement en-soi – le geste de la “caresse qui ne saisit rien mais sollicite ce qui s’échappe sans cesse de sa forme”.

Du quotidien au métaphysique, Puissance de la douceur a donc la force des petites choses qui permettent de tout penser, tout réfléchir ; de ces œuvres qui partent d’une petite idée et transcendent tous les sujets, du Petit Prince au film Licorice Pizza. Si la douceur semble convoquer chaque sens, ce livre s’offre comme une nécessaire porte d’entrée : un outil, une aide qui nous accompagne au quotidien dans toutes nos actions. Vers la vie douce.

Avec force, Anne Dufourmantelle nous convainc : la douceur est puissance. Quête impossible, d’ailleurs, que de trouver un autre titre pour cet article que celui de l’ouvrage lui-même. Preuve ultime, s’il en fallait encore une, de son incontestable justesse. Cinq ans après la tragique disparition de son autrice, (re)lire Puissance de la douceur (ré-)insuffle la vie.

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Montéhus, le cabarettiste socialiste oublié

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Montéhus, le cabarettiste socialiste oublié

Les chants de la Commune, l’Internationale, le Temps des Cerises, la Semaine Sanglante, sont aussi connus que leurs auteurs, Eugène Pottier et Jean-Baptiste Clément. La tradition chansonnière de la fin du XIXème siècle, les cafés-concerts où le peuple venait écouter un poète gouailler contre la misère et l’oppression, ne s’arrêtèrent pas avec l’écrasement de la Commune. D’autres artistes leur succédèrent, et écrivirent des chansons qui sont restées dans la mémoire. Dans cet article, nous revenons sur l’un d’eux, Montéhus, chansonnier parisien du début des années 1900, dont l’œuvre perdure encore bien que son nom ait été relativement effacé.

Les chants de la Commune, l’Internationale, le Temps des Cerises, la Semaine Sanglante, sont aussi connus que leurs auteurs, Eugène Pottier et Jean-Baptiste Clément. La tradition chansonnière de la fin du XIXème siècle, les cafés-concerts où le peuple venait écouter un poète gouailler contre la misère et l’oppression, ne s’arrêtèrent pas avec l’écrasement de la Commune. D’autres artistes leur succédèrent, et écrivirent des chansons qui sont restées dans la mémoire. Dans cet article, nous revenons sur l’un d’eux, Montéhus, chansonnier parisien du début des années 1900, dont l’œuvre perdure encore bien que son nom ait été relativement effacé. Il est en effet l’auteur, en 1912, du chant des jeunes gardes, commande passée par la SFIO pour son mouvement de jeunesse, chanté par des générations de jeunes socialistes, de jeunes communistes, et toujours considéré comme l’hymne de l’Union Nationale des Etudiants de France.

Issu d’une famille juive, Gaston Mardoché Brunswick dut, à une époque où l’antisémitisme était omniprésent, chanter sous pseudonyme. Relativement peu connu jusqu’en 1907, il accède à la notoriété en célébrant la fraternisation de la troupe avec les vignerons révoltés du Languedoc.

Gloire au 17ème

En 1907, alors que la surproduction vinicole entraîne une baisse drastique du prix du vin, les petits exploitants du midi, réunis dans des coopératives annonçant l’autogestion, se révoltent contre les importations de vin étranger bon marché et de qualité médiocre. De grandes manifestations éclatent, réunissant plus de 150 000 personnes à Béziers puis à Perpignan, 700 000 à Montpellier. La troupe est appelée pour réprimer la colère populaire, et le 20 juin, ordre est donné d’ouvrir le feu sur les manifestants. Le soir-même, la 6ème compagnie du 17ème régiment se mutine et fraternise avec les vignerons. Contraint à la négociation, Clemenceau donne suite aux revendications du mouvement social, et les mutins obtiennent de ne pas être sanctionnés.

Montéhus écrit alors un chant intitulé Gloire au 17ème, dans lequel il célèbre les mutins. En voici le refrain :

Salut, salut à vous

Braves soldats du 17ème

Salut, braves Pious-pious(1)

Chacun vous admire et vous aime

Salut, salut à vous

A votre geste magnifique

Vous auriez, en tirant sur nous

Assassiné la République

Alors socialiste modéré, Montéhus, dans cette chanson, conteste à la fois la République bourgeoise et les thèses anarchistes. Tirer sur le peuple, c’est assassiner la République. Le parti de l’ordre, mené par Clemenceau, n’est donc pas républicain quand il fait tuer le prolétariat en révolte. Alors que les anarchistes veulent abattre la République au prétexte que le maintien de l’ordre se fait en son nom et contre les révoltés, Montéhus dit au contraire que, pour être républicain « on ne doit pas tuer ses pères et mères pour les grands qui sont au pouvoir ». Cette thématique tout à la fois républicaine, socialiste et patriote, est poursuivie dans le deuxième couplet :

Comme les autres, vous aimez la France

J’en suis sûr, même vous l’aimez bien

Mais sous votre pantalon garance(2)

Vous êtes restés des citoyens

Un soldat citoyen, c’est un soldat qui refuse de tirer sur les siens, qui refuse d’être instrumentalisé par « les grands », et qui protège ses concitoyens, au lieu de les fusiller. Cette idée qu’on ne doit pas s’entretuer revient plusieurs fois dans la chanson : « On ne se tue pas entre Français », « La Patrie, c’est d’abord sa mère. […] Il vaut mieux même aller aux galères que d’accepter d’être son assassin ». Au lieu de s’emporter contre le patriotisme utilisé pour abattre la révolte sociale, thèse des anarchistes, Montéhus renverse l’argument, et chante que le patriotisme c’est au contraire fraterniser avec la révolte sociale. Le socialisme républicain est mis en chanson, à la lumière d’un événement durant lequel Jean Jaurès joua un grand rôle.

Devenu célèbre, Montéhus acquiert un cabaret, qu’il renomme « Le Pilori de Montéhus », dans lequel il se fait antimilitariste et socialiste. Il cultive l’ironie dans ses chansons, et n’a de cesse de pourfendre les républicains non socialistes, qui défendent un système politique sans aller jusqu’à l’égalité sociale. Dans On est en République, il se moque ouvertement du triomphalisme républicain qui ne prend pas en compte les inégalités et la misère. Le premier couplet donne ainsi :

Enfin ça y est on est en République

Tout marche bien tout le monde est content

Le président, ça c’est symbolique,

Ne gagne plus que douze cent mille francs par an

Aussi l’on a les retraites ouvrières

Six sous par jour ça c’est un vrai bonheur

La Nation française peut être vraiment fière

Vivent les trois couleurs

Inspirateur de Lénine

La renommée de Montéhus dans les milieux socialistes est alors importante. Pacifiste fervent, pourfendeur des inégalités et chantre des luttes ouvrières, il reçoit Lénine dans son cabaret, alors exilé en France.

Donner une dimension festive à la politique, la structurer avec des chants populaires repris en cœur, créer du commun entre les militants, ce que permettait Montéhus se retrouva plus tard dans la politique culturelle de l’Union Soviétique, où l’art fut mis au service de la politique et du bolchévisme. Pour attirer les foules et les intéresser à la lutte, les meetings étaient précédés de moments festifs, permettant à chacun de participer, créant des modes d’action politique ne requérant pas de bagage idéologique préalable. Ces pratiques, proches de l’éducation populaire, furent expérimentées par Lénine lors de son exil parisien, quand il demandait à Montéhus de venir chanter en introduction de ses meetings. Sur les livrets de ses chansons était écrite la phrase suivante, résumant la portée qu’il souhaitait leur donner : « Chanson lancée dans le Peuple ».

Montéhus et la guerre, un rapport ambivalent

Le pacifisme de Montéhus s’évanouit avec la Grande Guerre. Rallié, comme la plupart des socialistes, à l’Union Sacrée et la lutte contre l’envahisseur allemand. Il devient alors un chanteur de cabaret de guerre, chargé de remobiliser les soldats en permission et les civils, de lutter contre le défaitisme, toujours à l’arrière, loin du front. Il chante alors

Nous chantons la Marseillaise

Car dans ces terribles jours

On laisse l’Internationale

Pour la victoire finale

On la chantera au retour

Si ce patriotisme viscéral fut partagé par beaucoup de socialistes, comme nombre d’entre eux aussi, il revint dessus après-guerre, quand les horreurs des combats lui furent rapportées. Décrédibilisé auprès du peuple ouvrier pour avoir défendu ce qui les faisait mourir au charnier, touché par la mort de plusieurs de ses amis, de membres de son public, il écrivit une de ses chansons les plus célèbres, La butte rouge, qui raconte non pas, comme on le considère à tort, les combats sur la butte Montmartre pendant la Commune, mais plutôt les combats sur la Butte de Berzieux, dans la Marne. La lutte des classes fait son retour :

Ce qu’elle en a bu, du bon sang, cette terre

Sang d’ouvriers et sang de paysans,

Car les bandits qui sont cause des guerres

Ne meurent jamais, on ne tue que les innocents

Jouant beaucoup plus sur le registre de l’émotion que le reste de son répertoire, elle traduit aussi la perte des illusions d’avant-guerre, la fin de la légèreté et le caractère pesant du retour tragique de l’Histoire. Ainsi, le dernier couplet donne :

La butte rouge c’est son nom, le baptême se fit un matin

Où tous ceux qui grimpaient roulèrent dans le ravin

Aujourd’hui y a des vignes, il y pousse du raisin

Mais moi j’y vois des croix portant le nom des copains

Montéhus fait son retour au moment du Front Populaire, réadhérant à la SFIO et écrivant des chansons pour mobiliser les ouvriers et chanter son soutien au nouveau gouvernement. Réduit au silence par Vichy, contraint de porter l’étoile jaune mais échappant à la déportation, il meurt peu après la Guerre, décoré de la légion d’honneur, mais déjà sorti de la mémoire collective.

Un socialisme matriarcal ?

A travers tout le répertoire du chansonnier, une figure revient en filigrane, celle de la mère. En 1905, alors férocement pacifiste, il écrit la Grève des mères, censurée pour apologie de l’avortement. Il y propose aux femmes de ne plus faire d’enfants pour ne plus fournir de soldats aux armées et ne plus souffrir de la mort de leurs enfants. Est présente l’idée que seules les mères peuvent arrêter la guerre :

Refuse de peupler la Terre

Arrête la fécondité

Déclare la grève des mères

Au bourreau, crie ta volonté

Défends ta chair, défends ton sang

A bas la guerre et les tyrans

Pour faire de ton fils un homme

Tu as peiné pendant vingt ans

Tandis que la gueuse en assomme

En vingt secondes des régiments

L’enfant qui fut ton espérance

L’être qui fut nourri de ton sein

Meurt dans d’horribles souffrances

Te laissant vieille, souvent sans pain

Par deux fois, dans Gloire au 17ème, il honore les soldats de ne pas avoir tiré sur leurs mères, tandis que dans On est en République, il se moque de la rémunération élevée du directeur de l’assistance publique, qu’il compare aux sommes de misères réservées aux « filles-mères ». Dans la jeune garde, il chante « Nous vengerons nos mères que des tyrans ont exploitées ».

La mère qui nourrit avant d’être trahie par la guerre et l’armée, soit que son fils y meurt, soit que son fils se retourne contre elle, revient plusieurs fois. Ce registre de la cellule familiale et de l’opposition entre une mère généreuse et une guerre cruelle sert à mobiliser, à émouvoir, et finalement à gommer le masque que la propagande militariste essaye de poser sur les horreurs qu’elle crée, en ramenant l’auditeur au plus profond de son enfance.

Si une lecture anachronique pourrait y voir une assignation patriarcale des femmes à leur rôle de mère, il ne faut pas oublier que, dans le contexte de l’époque, Montéhus prenait alors de manière assez inédite la défense des femmes. Certes, par le biais désormais suranné de la figure exclusive de la mère, mais cela fut, pour l’époque, significatif. Faut-il y trouver une origine psychanalytique dans le fait que Montéhus était le fils d’une famille de 22 enfants ?

Il prit aussi la défense des prostituées dans N’insultez pas les filles, où par opposition à la bonne morale chrétienne, il trouvait dans les causes de la prostitution la misère plutôt que l’immoralité, chantant le refrain :

N’insultez pas les filles

Qui se vendent au coin des rues

N’insultez pas les filles

Que la misère a perdues

S’il y avait plus de justice

Dans notre société

On ne verrait pas tant de vices

S’étaler sur le pavé

Chansonnier oublié dont les chansons sont encore retenues dans la mémoire collective, Montéhus fut le reflet du socialisme de son temps. Volontiers républicain tout en dénonçant la République bourgeoise, toujours prompt à analyser le réel à la lumière de la lutte des classes et de la misère dans laquelle le peuple était plongé, pacifiste autant que patriote, surnommé le révolutionnaire cocardier, il fut de ces artistes qui, se plaçant au second plan, chantaient en se mettant à la place des autres et s’effaçaient devant leur œuvre. Ses chansons ont été reprises par Yves Montand, Marc Ogeret, ou plus récemment par Zebda et les Amis d’ta femme. « Lancées dans le Peuple », certaines ont été attrapées au vol, nous permettant de garder des traces du socialisme du début du XXème siècle.

Références

(1)Surnom donné aux conscrits

(2)Pantalon rouge que portaient les soldats

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Pionnières : une exposition pour découvrir les femmes artistes méconnues des années 20

Non classé

Pionnières : une exposition pour découvrir les femmes artistes méconnues des années 20

Jusqu’au 10 juillet 2022, le musée du Luxembourg met en lumière des femmes artistes du début du XXe siècle, restées injustement dans l’ombre en raison de leur genre.

Jusqu’au 10 juillet 2022, le musée du Luxembourg met en lumière des femmes artistes du début du XXe siècle, restées injustement dans l’ombre en raison de leur genre.

Débutant par la production artistique ayant court pendant la Première Guerre Mondiale, l’exposition surligne le rôle des femmes pendant le conflit, leur implication dans les usines en remplacement des hommes, mais aussi l’écho de l’événement jusque dans le monde de l’art. Ici aussi les femmes remplacent souvent les hommes, et l’art est influencé par l’esthétique de la machine de Fernand Léger, fondateur de l’Académie moderne. On peut par exemple citer les oeuvres de Franciska Clausen, telle que Composition Mécanique, qui s’inspirent directement de cette esthétique.

Au-delà de la simple mise en valeur des productions faites par des femmes, l’exposition pose la question des conditions matérielles qui les rendent possibles. Et au fil des œuvres, des réflexions émergent sur la combinaison du travail « productif » (ici artistique) et « domestique » lié à l’éducation des enfants et aux tâches du foyer.

Emerge également des réflexions sur la sexualité et le genre. Les artistes femmes, au travers de la peinture, de la littérature ou encore de la production audiovisuelle remettent en cause les codes établis et dérangent le spectateur jusque dans son identité. Il en va ainsi de Marlow Moss ou d’Anton Prinner qui, au gré de leurs œuvres comme Composition Yellow, Black and White (1949) ou encore les sculptures Women with braided hair, jouent des ambivalences qui traversent les figures masculines et féminines. Au-même titre que certaines œuvres de l’exposition, directement inspirées des Deux amis (tableau de Tamara Lempicka et expression caractérisant à l’époque les relations sexuelles entre deux femmes) rompent le cadre des relations hétérosexuelles et donne toutes leurs places aux amours lesbien et homosexuel.

La représentation du corps féminin dans le monde de l’art connaît également des bouleversements dans ces années d’entre-deux guerres, comme le montre avec puissance Nu cubiste, tableau de Mela Muter. Comme son nom l’indique, l’œuvre puise dans le répertoire cubiste pour mieux représenter le corps nu d’une femme qui, placée face aux spectateurs, écarte les jambes et laisse entrevoir ce qui auparavant devait rester caché.

Si l’exposition s’avère malheureusement un peu courte, elle est fortement recommandée par La Rédaction.  

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Non le travail n’est pas mort

La Cité

Non le travail n’est pas mort

Entretien avec Juan Sebastian Carbonell
Juan Sebastian Carbonell est sociologue du travail. Spécialisé dans le secteur automobile, il publie Le Futur du Travail (2022, Editions Amsterdam), où il décrit les mutations actuelles que connaît le monde du travail et expose des pistes pour le transformer. Il en parle pour Le Temps des Ruptures.
LTR : A la lecture de votre livre, il apparaît que certaines idées qui circulent sur l’état du marché du travail aujourd’hui (que le salariat serait remplacé par le « précariat » et que les travailleurs seraient remplacés par des machines) sont exagérées ou erronées. Si c’est le cas, comment expliquez-vous qu’elles aient la vie aussi dure ?
Juan Sebastian Carbonell :

Sur ce sujet, j’ai deux hypothèses. La première est que ces idées sont véhiculées et entretenues par des experts autoproclamés, des futurologues, qui font leur fonds de commerce et qui ne se basent sur aucune démarche empirique et qui entretiennent cela en faisant de la pure science-fiction. Ma deuxième hypothèse est que beaucoup de patrons du numérique alimentent ce discours à bon escient, pour se poser comme les représentants du futur du travail, ils essaient de faire venir au monde une réalité qui correspond à leurs intérêts. Or, ce n’est pas le cas : quand j’interroge des hauts cadres de l’industrie, ils ne me disent pas que le futur du travail est la robotisation. Il y a donc un secteur qui entretient volontairement le mythe de la fin du travail.

Par ailleurs, il faut noter aussi que les organisations des salariés comprennent mal le changement technologique et ce qu’il fait au travail. A titre d’exemple, lors de l’introduction des caisses automatiques au début des années 2000, la CFDT a fait campagne contre leur déploiement. Mais il faut garder en tête ce que dit Marx dans le Capital : il ne faut pas prendre l’outil de travail comme ennemi principal, c’est la manière dont les employeurs les utilisent qui peut se retourner contre le travailleur. Les salariés ont peur pour leurs conditions de travail et leur emploi, et le sous-emploi chronique et l’installation d’une couche durable de travailleurs précaires dans les entreprises favorise cette méfiance envers la machine. Je vais ici citer Melvin Kranzberg : la technique n’est ni bonne ni mauvaise, mais elle n’est pas neutre. Comme le reste, elle est déterminée par des rapports sociaux de classe.

LTR : Dans votre livre, vous expliquez que les prévisions de la disparition du travail occultent les changements qui ont lieu dans le monde du salariat. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ces derniers ?
JSC :

Ce que j’explique dans mon livre, c’est que s’il n’y a pas de transformation radicale du travail grâce aux nouvelles technologies, le salariat lui-même subit de grandes transformations. D’abord, il subit le développement du temps de travail flexible et des horaires atypiques (soir, nuit, week-end). Ensuite, il subit de plus en plus une injonction à une plus grande disponibilité temporelle de la part des salariés : certains d’entre eux ne savent pas quel sera leur emploi du temps d’une semaine à l’autre, parfois le jour même. Dans le secteur automobile, que je connais bien, depuis 2013, des accords collectifs ont introduit une modification des conditions de travail en échange du maintien de l’emploi : un allongement des horaires est possible si la production journalière n’est pas atteinte. Chez Toyota et Renault, les salariés sont prévenus au moins la veille. Mais chez PSA, cette décision peut être prise le jour même.

Un deuxième grand changement vient percuter le salariat. Les rémunérations sont de plus en plus variables, le salaire est indexé à la performance. C’est ce que Sophie Bernard désigne par l’expression « faire son salaire(1) ». Cela organise une compétition entre les salariés, au niveau de l’entreprise ou de l’activité.

LTR : Ces accords ont-ils été obtenus par un chantage au chômage ou à la délocalisation par les patrons ?
JSC :

C’est en effet le principal argument qu’utilisent les patrons pour négocier ces accords. Un de leurs principaux instruments est la menace de la délocalisation, et non pas le remplacement par des machines, surtout dans le secteur de l’automobile. Il est intéressant de rappeler l’histoire de ces accords. Ils ont été introduits au cours du quinquennat de François Hollande en 2013 pour négocier le maintien de l’emploi, on les appelait d’ailleurs accords de « maintien de l’emploi ». Mais ils se sont peu à peu affranchis de toute garantie d’emploi. Aujourd’hui, ces accords s’appellent de « performance collective » et n’impliquent plus de contreparties de la part de l’employeur.

LTR :  C’est une idée communément admise : les ouvriers sont en voie d’extinction. Etes-vous d’accord avec cette affirmation ? La catégorie des ouvriers est-elle toujours pertinente aujourd’hui ?
JSC :

Oui elle l’est, et pour deux raisons. D’abord, le discours qui consiste à annoncer la fin des ouvriers est très eurocentré. Si on regarde les chiffres de la main-d’œuvre industrielle au niveau mondial, elle ne décroît pas, voire augmente. Par exemple, la main-d’œuvre du secteur automobile a augmenté de 35% entre 2007 et 2017. En Chine, le nombre de travailleurs du secteur automobile est passé de 3 à 5 millions sur la même période, alors que la France en a perdu beaucoup.

Ensuite, de nouveaux travailleurs dans d’autres secteurs, qui ne sont pas catégorisés comme des ouvriers, ont un travail manuel et pénible. Je veux parler des travailleurs du secteur de la logistique. C’est un secteur en expansion, comparé à la main-d’œuvre automobile, c’est un secteur qui croît. On compte aujourd’hui en France 190 000 travailleurs dans l’automobile, en incluant tous les métiers (ingénieur, cadres, ouvriers, …), alors que ce sont 800 000 personnes qui travaillent, et cela rien que dans les entrepôts logistiques.

LTR : Dans votre livre, vous rapprochez le revenu universel de la garantie à l’emploi, pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
JSC :

Ce sont deux mesures qui ont pris de la place dans le débat public. Le revenu universel dès 2017 puis pendant le covid, la garantie à l’emploi au début de la campagne présidentielle de 2022.

Ils obéissent tous les deux à la même logique qui consiste à démarchandiser le travail, selon l’expression de Dominique Méda, Isabelle Ferreras et Julie Battilana(2). Le revenu universel décorrèle le revenu de la participation à l’emploi, alors que la garantie d’emploi propose de fournir un emploi à tout un chacun.

Dans mon livre, j’ai rapproché ces deux outils de manière critique, car ils ne résolvent pas les problèmes du marché du travail. La garantie à l’emploi ne répond pas vraiment à la question qui se pose sur l’avenir du travail. Le revenu universel, si : il postule que le travail tend à disparaître.

Ce qui est intéressant avec le revenu universel, c’est qu’il a plusieurs conceptions, qui vont de la gauche voire l’extrême gauche aux théories les plus libérales. Pour Van Parijs, par exemple, le revenu universel est une “voie capitaliste au communisme”. Passer par le revenu universel permettra d’atteindre une société sans classes. Pour les auteurs post marxistes, comme Srnicek et Williams, il faut accélérer l’automatisation et instaurer un revenu universel pour installer un rapport de force favorable au salarié. Dans sa version libérale, Milton Friedman a défendu l’idée de supprimer toutes les allocations et de verser une somme à chaque individu. Il existe même une version d’extrême-droite dans laquelle le revenu universel est versé selon des critères ethno-nationaux.

LTR : Dans votre livre, vous prônez une vie libérée du travail. Quel serait le rôle des syndicats pour faire advenir cela ?
JSC :

Malgré le discours très convenu sur le syndicalisme, les salariés attendent toujours énormément des syndicats. Dans certaines entreprises, le taux de participation aux élections professionnelles est égal au taux de participation à l’élection présidentielle. Par ailleurs, les élections professionnelles sont un moyen plus direct de participation que les élections politiques.

Sur la question de la libération de la vie du travail, les syndicats doivent s’emparer du sujet du temps de travail. Elle est revenue dans le débat présidentiel avec un semblant de débat autour des 32h, bien qu’éclipsée par les questions liées à l’immigration. Le temps de travail a toujours été une revendication historique des syndicats, c’est un combat qui mérite d’être repris. Mais il faut faire un bilan des 35h, car il est très mitigé. Elles ont été utilisées par certains employeurs pour intensifier le travail et flexibiliser le temps de travail.

Il faut ensuite débattre sur les moyens de les mettre en place. La France Insoumise veut une conférence nationale, la CGT veut une négociation branche par branche ou entreprise par entreprise, or le rapport de forces est très dégradé dans les entreprises. Les syndicats doivent penser de manière plus stratégique sur ce sujet-là.

LTR : En mai ont eu lieu les premières élections professionnelles des travailleurs de plateformes (livreurs et VTC). De nombreux problèmes se sont posés (très faible participation, appel au boycott, bugs informatiques, …). Est-ce le signe que la syndicalisation n’est pas une bonne solution aux problèmes posés par le travail des plateformes ?
JSC :

Cela dépend de ce que l’on comprend par syndicalisation. La France est un pays où le taux de syndicalisation est historiquement bas. Son syndicalisme est caractérisé de « pluralisme polarisé » : il y a une multitude d’organisations syndicales polarisées autour de positions politiques. C’est très politique et militant, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose !

Mais cela ne m’étonne pas qu’il y ait eu du mal à ce que les travailleurs des plateformes aient du mal à se saisir des élections professionnelles. Ce qui est intéressant, c’est que des syndicats de travailleurs de plateformes se forment. Ils sont minoritaires tout en étant représentatifs, car les salariés s’y reconnaissent.

LTR : Comment concilier transition écologique et modification du travail ?
JSC :

Dans mon livre, la réponse à cette question est entre les lignes. On peut y répondre en instaurant une véritable démocratie au travail et ce qu’on appelle le « contrôle ouvrier ». C’est un contrôle démocratique sur le processus de travail : il est décidé collectivement et démocratiquement de ce qui est produit et comment. David Montgomery désigne cela par l’expression « réorganisation du travail par en bas ». Elle permet une décision collective de normes et règles du travail indépendamment des employeurs. Cela peut être la manière d’allier prise en compte des enjeux économique et libération du travail. 

Références

(1)Sophie Bernard, Le nouvel esprit du salariat. Rémunérations, autonomie, inégalités, PUF, 2020.

(2)Dominique Méda, Isabelle Ferreras, Julie Battilana, Manifeste du travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer, Seuil, 2020.

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Il n’y a pas de grand remplacement

La Cité

Il n’y a pas de grand remplacement

Entretien avec Hervé Le Bras
Hervé Le Bras est un historien et un démographe reconnu. Il publie en 2022 Il n’y a pas de grand remplacement (Éd. Grasset), où il démonte point par point la folle théorie du grand remplacement. Pour Le Temps des Ruptures, il revient sur les fondements de cette théorie et ce qui fait qu’elle trouve un écho particulier aujourd’hui.
LTR : Le 15 mai 2022, un homme a tué 10 personnes dans un quartier majoritairement afro-américain de la ville de Buffalo. Il s’avère qu’il a été influencé notamment par la théorie du grand remplacement. Comment expliquer que cette idéologie, venue de France, influence ce genre de terroristes jusqu’aux États-Unis ?
HLB :

Ce n’est pas l’idéologie qui est venue de France, c’est le terme. En fait, l’idée du grand remplacement existait déjà mais sans être exprimée. Dès 2012, le New York Times titrait en Une « Les naissances blanches sont maintenant minoritaires aux États-Unis », on était tout à fait dans ce type d’idéologie. Dans mon livre, je montre, à partir des données du recensement américain, la vision très clivée de la réalité américaine à ce sujet. Pour rentrer dans le détail, en regardant les statistiques du Bureau of Census, l’Insee américain, on voit que les Américains classent leurs habitants selon l’ethnie et la race.  Dans les statistiques publiées, la catégorie « white only non hispanic » est utilisée. Pour la construire, on demande d’abord aux répondants s’ils sont « hispanic » puis de s’identifier à une « race ». Or, les hispaniques répondent à 95% qu’ils sont blancs, mais comme ils ont répondu oui à la question « hispanic », ils ne sont pas considérés comme blancs.

Que veut dire le « only » ? Dans la question concernant la « race », il y a cinq choix : « white », « black », « asian », « native indian », et « autres ». Le répondant peut cocher autant de case qu’il veut. « White only » veut dire qu’on compte comme blanc seulement ceux qui ont coché la case « white ».

Ainsi, en fonction des critères retenus pour définir la catégorie « white », les chiffres varient fortement : si l’on décide que la personne est considérée comme blanche parce qu’elle a coché au moins une case « white », 80% des naissances étasuniennes sont blanches. Si l’on décide qu’une personne n’est pas blanche parce qu’elle a coché la case « non hispanic » ou plusieurs cases de la question sur la race (la théorie du « one drop of blood »), on est un peu au-dessous de 50%. Les deux chiffres se valent, c’est une question de point de vue, mais systématiquement, les Américains adoptent le point de vue du « one drop of blood ».

Mais attention, ce n’est pas typiquement américain, nous faisons la même chose en France. Si l’on prend les statistiques sur les immigrés, on pense qu’ils sont étrangers. Large erreur : 37% des immigrés sont français. Concernant les enfants d’immigrés, les enquêtes de l’Insee considèrent comme descendants d’immigrés ceux dont au moins un parent est immigré. Pour autant, l’Insee dans ses enquêtes, n’omet pas de préciser que 50% des descendants d’immigrés sont issus de couples mixtes. Mais ils sont ensuite ignorés dans les tableaux statistiques, au fond, comme aux États-Unis, et les chiffres de l’immigration gonflent.

La théorie du grand remplacement postule qu’on est soit d’un côté, soit de l’autre, soit du peuple des remplaçants, soit du peuple des remplacés. Or, ce qui progresse en France et dans le monde, c’est la mixité, la diversité des origines. Les Américains le gomment avec le « white only non hispanic », mais les Français le gomment aussi, de manière plus détournée. On retrouve la même situation avec la question des prénoms. Dans les statistiques publiées par l’Ined, ceux qui avaient un seul grand-parent immigré ont été groupés avec ceux qui en avaient deux, trois et quatre, dans la catégorie de descendants d’immigré.  

Pour le grand remplacement, il fallait mettre au point cette expression. J’ai recherché les étapes de cette opération en référence à la manière dont Jean-Pierre Faye a étudié comment l’expression « national-socialisme » était apparue sous la République de Weimar, à travers quels groupes et quelles discussions.  Il a montré qu’il s’est produit ainsi un rapprochement entre l’extrême droite et  l’extrême gauche, ce qu’il a nommé le « fer à cheval ».

De la même façon, je cherche à voir comment le slogan de grand remplacement est apparu. Dans les prémices de ce mot, on peut citer une étude des Nations Unies en 2001 qui s’intitule « Migration replacement ». C’était un rapport  technique, qui calculait la quantité d’immigration nécessaire pour que la population ne diminue pas, donc une question théorique. Mais le mot « replacement » était là dans un cadre de migration. Et puis, progressivement, Renaud Camus peu connu malgré une petite renommée littéraire, s’est lancé dans l’anti musulman, l’anti noir, l’anti migrant. Personne n’y prêtait attention. Il publiait alors ses livres à compte d’auteur. Son ouvrage sur le grand remplacement date de 2012. Arrive en 2014-2015, la crise des réfugiés. D’un seul coup, les Français le découvrent. Je n’ai pas fait le même travail sur la partie anglo-saxonne, mais pour la France, l’expression a réalisé une synthèse. C’est un slogan, Renaud Camus dit d’ailleurs que le grand remplacement ne se définit pas, qu’il est une évidence. Or, un slogan non plus ne se définit pas. Ce slogan a coagulé un ensemble diffus de craintes et de préjugés.

LTR : Cela pose aussi la question de l’imaginaire intellectuel qui se crée autour du grand remplacement. Quand Renaud Camus cite des gens comme Raspail, certains peuvent se dire qu’il a des références littéraires, donc on peut le créditer.
HLB :

Comme pour Éric Zemmour, quand vous lisez Renaud Camus, c’est médiocre. Il écrit comme une personne des années 1930 cherchant à passer pour un romancier. Les idées sont sommaires, les raisonnements sont réduits, il n’y a pas de théorie. Comme chez Marine Le Pen, on ne perçoit pas d’enchainement logique, seulement une suite d’affirmations. Cela s’inscrit dans ce qu’on peut appeler la pensée Twitter. On doit exprimer une idée en 280 caractères, mais on ne peut pas bâtir un raisonnement en si peu de caractères. Toute causalité un peu élaborée reste hors d’atteinte.

LTR : Si le concept du français “de souche” est factuellement inexact et est un pur fantasme, comment expliquer sa longévité ? 
HLB :

Je vais vous raconter l’histoire de ce mot, que j’ai suivie de près. En 1992-1993, l’Ined et l’Insee mènent une enquête sur l’intégration, appelée MGIS. C’est la première enquête avec des statistiques ethniques. Il était demandé aux répondants leur origine ethnique et leur appartenance ethnique. L’enquête définissait l’ethnicité par la langue parlée dans la petite enfance. Cet exercice est compliqué pour deux raisons. La première est que, quand il s’agissait d’identifier les différentes ethnies en Afrique du Nord, et en Afrique subsaharienne, la tâche a été très ardue. En Turquie, les Turcs étaient distingués des Kurdes, en Algérie, les Berbères des Arabes. En Afrique subsaharienne où il existe des centaines de langues, il a fallu procéder à des regroupements hasardeux.

La seconde difficulté résidait dans les couples mixtes. Dans les notes en fin d’enquête, les auteurs indiquent que dans le cas de deux langues parlées dans la petite enfance, la moins fréquente des deux est retenue. C’est le même mécanisme que celui du « one drop of blood » qui est à l’œuvre. Ainsi le descendant d’un couple mixte dont le père parlait le bambara et la mère le français, sera catalogué bambara.

À la fin de l’enquête, un des auteurs se demande comment nommer ceux qui, finalement, n’ont pas d’origine ethnique. Il se décide pour « français de souche ». Deux mois plus tard, le Front National avait repris l’expression.

Bien sûr, on a découvert que sous Pétain, ce terme était déjà utilisé, mais là son retour est lié à un mécanisme intéressant : à partir du moment où l’on nomme les autres, il faut se nommer soi-même. De la même manière, l’Insee, dans ses tableaux, utilise le terme de « non-immigrés » pour qualifier ceux qui ne sont pas « immigrés ».

LTR : Aujourd’hui, ces théories qui rappellent les idéologies de la collaboration, par exemple, ont eu deux candidats au moins pour les porter à la présidentielle. Comment expliquer cela ?
HLB :

Le terme de grand remplacement a été repris non seulement par Marine Le Pen et Éric Zemmour, mais aussi par les cinq candidats à la primaire de la droite. C’est dramatique. Je commence d’ailleurs mon livre par citer une enquête publiée dans Challenges(1), hebdomadaire qui s’adresse plutôt à la bourgeoisie de centre gauche, celle des affaires avec un peu de considérations éthiques et sociales. Selon cette enquête, 61% des interrogés craignent d’être remplacés(2). À titre de défense, il faut préciser que, lorsque cette question est posée, la majorité des gens n’y a jamais vraiment pensé, mais la question est rédigée de façon tellement terrible qu’ils répondent « oui j’ai peur ». Une fois qu’on a répondu positivement, on a monté la première marche d’un escalier qui vous mène à  croire de plus en plus à ce prétendu grand remplacement. C’est dangereux.

LTR : Pensez-vous qu’il y a des facteurs (sociaux, économiques, …) aujourd’hui plus qu’hier qui expliquent que cette théorie prend à ce moment de l’Histoire ?
HLB :

Je suis méfiant à ce propos. Il y a des facteurs bien sûr. Mais je pense que les principaux mécanismes sont plus complexes. Lorsqu’on qualifie Renaud Camus de complotiste, on arrête la réflexion, on a classé le bonhomme. Mon problème est d’éviter ces catégories fourre-tout et morales qui n’aident guère. Bien sûr que Camus est complotiste, mais au moment où vous le dites, vous vous donnez bonne conscience et vous freinez votre démarche de compréhension. Il faut aller plus loin et comprendre le danger de ce slogan du grand remplacement. Il y a quelque chose qui a pris, c’est ce que j’ai cherché à saisir. Très souvent, en sciences sociales, la recherche s’arrête avec des mots (raciste, complotiste). Dit autrement, ce sont des jeux de langage. Quand on utilise « complotiste », … on entre dans ces jeux de langage et il est difficile ensuite d’en sortir.

LTR : Vous le faites dans votre livre, mais pourriez-vous nous expliquer pourquoi l’aspect d’un remplacement démographique est si anxiogène pour les adeptes de ces théories ? Est-ce le fait qu’on présente la menace d’une masse brute de personnes ?
HLB :

Je pense que vous avez raison. La phrase de Renaud Camus « un peuple en remplace un autre », part du principe qu’il y a un peuple, constitué par les immigrés et leurs descendants, et un autre peuple, constitué des non-immigrés et de leurs enfants. Ce raisonnement est typique de la pensée d’extrême droite : chez eux, la notion de peuple concerne un ensemble homogène, aucune tête ne doit dépasser. Or, l’immigration est extraordinairement variée en France, tout comme le peuple français. Et c’est sans compter la mixité entre ces deux diversités. Il y a là une tentative de simplification extrême, particulièrement à travers la notion de peuple.

Dans mon livre Le Grand enfumage. Populisme et immigration dans sept pays européens(3), je me suis demandé pourquoi, plus il y a d’immigrés localement, moins on vote pour l’extrême-droite. Pour cela, j’ai étudié le cas de 6 pays en plus de la France. En Allemagne, par exemple, les immigrés sont installés majoritairement dans ce qui correspondait à l’Allemagne de l’Ouest, alors que l’Afd fait ses plus gros scores à l’Est, à l’opposé. En France, c’est plus compliqué : on observe davantage une opposition campagnes/villes. Il faut chercher à l’expliquer. Ce qui joue le plus grand rôle, je pense, est l’absence de contact. Les gens perçoivent l’immigration comme un bloc parce qu’ils ne l’expérimentent pas concrètement dans leur vie. En Seine-Saint-Denis, par exemple, l’ « immigré » ça ne veut rien dire, c’est extrêmement divers. C’est un concept qui n’a pas de sens, une catégorie non pertinente. Mais dans la campagne de la Haute Marne, les gens n’en ont pratiquement pas vu, et l’idée peut germer que la catégorie « immigré » existe, et qu’elle est très différente de vous, noir et musulman de préférence.

D’autres facteurs font exister la théorie du grand remplacement : une partie de la population issue de l’immigration est hélas elle-même anti-immigrés. En effet, les vagues de migrations sont différentes et le rejet des immigrés change au fil des années et des territoires, comme on dit aux États-Unis, « le dernier entré ferme la porte ».

LTR : Finalement, si l’on comprend bien, pour ceux-là il existerait l’idée du bon et du mauvais immigré ?                                                
HLB :

Il y a un peu de cela, mais il demeure aussi l’idée indéfectible que ceux qui arrivent maintenant, ce sont les mauvais immigrés et qu’ils ne passent pas par le même chemin que les anciens. Dans les années trente, il y avait une coupure entre immigrés car l’antisémitisme était beaucoup plus fort. Il y avait donc deux catégories : le travailleurs migrants et les « parasites », les « cosmopolites », ceux qui s’intégraient trop rapidement,  les levantins dans les termes de l’époque. Les levantins étaient les juifs, grecs et libanais, ceux qui étaient appelés « ennemis de l’intérieur » et que Bertillon, un propagandiste du natalisme, en 1911 appelait « les faux nez » français.

LTR : Dans cette notion d’« ennemi de l’intérieur », y avait-il aussi une peur du grand remplacement?
HLB :

Oui, cela est clair. Renaud Camus arrive à la même conclusion d’une perte de valeurs et d’une prise de pouvoir par les nouveaux venus.

LTR : Pensez-vous que le fait que la notion de grand remplacement trouve autant de place dans le débat public aujourd’hui traduit une mauvaise connaissance globale des chiffres, des outils statistiques, de la rigueur scientifique ?
HLB :

Renaud Camus est de toute façon contre les statistiques, il utilise toujours la même formule : « il suffit d’ouvrir les yeux » ce qui est assez cohérent avec le fait qu’il rejette la science. Il se fonde par exemple sur le témoignage, aperçu à la télé, de Richard Millet qui se serait retrouvé seul blanc à six heures du soir à la station Châtelet. Cela parait invraisemblable mais pas nécessairement faux. Surtout, ce n’est pas généralisable à d’autres heures, d’autres stations, d’autres métros, d’autres villes et régions. Le péché le plus grave et le procédé le plus employé par l’extrême-droite dont Camus et Zemmour, est la généralisation abusive.

Si la notion de grand remplacement gagne du terrain, c’est aussi à cause d’intermédiaires complaisants. On peut penser à Alain Finkielkraut qui a fait un éloge dithyrambique de Renaud Camus dans son émission Répliques à laquelle j’étais convié.

Je n’arrive pas à comprendre que certaines personnes nient la statistique et pensent connaitre la situation en France  simplement en se promenant dans la rue.

LTR : Un débat a émergé au lendemain du second tour de la présidentielle : faut-il continuer à dire que les électeurs de Marine Le Pen et du Rassemblement National sont racistes ? Beaucoup d’analyses politiques ayant pour but d’expliquer le vote RN aujourd’hui mettent en avant des questions de pouvoir d’achat, de remise en question du “système”, ce qui occulte le côté raciste et xénophobe de ce parti et de son programme, et par conséquent, de ce vote. Qu’en est-il selon vous ?
HLB :

Je pense qu’il faut surtout stigmatiser les hommes politiques français et pas seulement au sein du Rassemblement National. Que cinq candidats de la droite affirment qu’ils craignent le grand remplacement, est stupéfiant. En novembre, lors des législatives en Allemagne, alors qu’il existe un parti qui flirte avec les 10 % des suffrages, l’Ald dont la direction est néonazie maintenant, il n’a pratiquement pas été question d’immigration. Il est donc possible de mettre ce sujet à sa juste place, mais il est poussé en France par des personnalités politiques que les médias s’empressent de relayer.

Dans mon ouvrage L’âge des migrations(4), il y a un chapitre plutôt critique sur le livre d’un journaliste anglo-saxon, Stephen Smith, La ruée vers l’Europe(5). Il met en avant le fait qu’il y a aujourd’hui un milliard d’africains, et que L’ONU en prévoit un milliard supplémentaire en 2050. Le journaliste en a déduit que les Africains pauvres allaient se ruer vers l’Europe. Dans un chapitre, j’ai donc étudié pays par pays dans le continent africain comment la migration s’était produite au cours des vingt dernières années et si cela avait un rapport avec la croissance démographique. La réponse est négative. Par exemple au Niger, pays qui a la plus forte croissance démographique et troisième pays le plus pauvre au monde, seuls 110 migrants ont rejoint la France en 2017 et moins de mille depuis dix ans alors que sa population a augmenté de dix millions de personnes sur la même période.  La grande majorité des migrations africaines se limite à l’Afrique. Il s’agit de flux traditionnels par exemple du Sahel vers le golfe de Guinée ou de réfugiés, par exemple un demi-million de Somaliens au Kenya ou le même nombre d’originaires du Dar Four à l’est du Tchad. En conclusion, j’ai rappelé le deuxième précepte du Discours de la méthode : « Diviser chaque difficulté que j’examinerai en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour mieux les résoudre ». Ici, cela revenait à considérer la situation dans chaque pays d’Afrique au lieu de l’Afrique globalement.

LTR : Nous avons longuement démontré que le grand remplacement n’était qu’une vaste fumisterie. Donc, s’il n’y en a pas, quelles sont les tendances démographiques de demain ?
HLB :

La question est complexe, mais si l’on cite les Nations Unies et leurs prévisions, il n’y aura pas d’augmentation des migrations internationales. Seule certitude, les prévisions démographiques changent assez rapidement. Il y a dix ans, les Nations Unies pensaient que les migrations s’équilibreraient. Disons que certaines tendances migratoires donnent raison cette fois-ci à Stephen Smith quand il écrit que « plus on est diplômé, plus on migre ». C’est par les réseaux de relations, avec une ouverture sur le monde, de l’argent et une bonne formation que la migration se développera. S’y ajoutera de plus en plus l’influence des crises politiques dont on voit l’impact aujourd’hui avec plus de cinq millions d’Ukrainiens ayant fui leur pays et il y a peu avec la Syrie. 6 millions de Syriens sont déplacés à l’intérieur de leur pays, 3,5 millions se sont réfugiés en Turquie voisine. Au Liban, ils sont 1 million et en Jordanie 500 000. En Europe, ils sont à peu près 1 million à être arrivés et une enquête allemande a montré que ces derniers étaient en majorité diplômés. La migration est de plus en plus sélective en particulier à cause des obstacles que lui opposent les pays dits d’accueil. Les Rohingyas en fournissent un exemple a contrario. Ces paysans pauvres ayant fui les atrocités de l’armée birmane, sont confinés à l’Est du Bangladesh, ils ne peuvent ni gagner le reste du Bangladesh, encore moins franchir la frontière indienne barbelée. Les évènements politiques, les persécutions de minorités risquent d’augmenter au cours des prochaines années et d’alimenter des migrations de réfugiés entre pays voisins, mais non à longue distance. Dans la liste des pays qui s’accroissent le plus vite au monde en Asie et en Afrique, dominent d’ailleurs ceux qui souffrent de guerres civiles. En Asie, c’est dans l’ordre du niveau de fécondité,  l’Afghanistan, le Yémen, l’Irak, la Palestine et le Pakistan. En Afrique, c’est le Niger, la Somalie, la République démocratique du Congo, le Mali. Par un cercle vicieux, cela alimente la croissance car les femmes y sont maltraitées et les moyens de contraception indisponibles, ce qui maintient la fécondité à un très haut niveau (7 enfants par femme au Niger).

LTR : Ce qu’on observe par ailleurs avec les réfugiés ukrainiens, ce sont les retours dans la capitale Ukrainienne.
HLB :

La Bosnie et le Kosovo peuvent servir de référence. A vrai dire, en Autriche et en Suisse, les autorités ont poussé les réfugiés à regagner leur pays, une fois les hostilités à peu près terminées. Il est difficile de savoir quel sera le destin des réfugiés ukrainiens tant que la guerre se poursuit. Ils peuvent être tentés de rester dans des pays européens dont la population diminue, telle la Bulgarie dont on prévoit qu’elle perdrait un quart de sa population d’ici à 2050. C’est par ce moyen que l’Allemagne a maintenu sa population malgré une faible fécondité. Elle a accueilli à la fin des années 1990, 4 millions d’Allemands « ethniques venus des pays de l’Est et de l’ancienne URSS et plus récemment un million de réfugiés syriens. A l’opposé, des pays dont la population commence à diminuer, comme le Japon et la Corée, refusent les réfugiés.

Références

(1)« 61% des Français s’inquiètent d’un « grand remplacement » », Pierre-Henri de Menthon, Challenges, 21/10/2021.

(2)Enquête Challenges-Harris Interactive d’octobre 2021.

(3)Éditions de l’Aube, 2022.

(4) Éditions Autrement, 2017.

(5)Éditions Grasset, 2018.

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