Hors-série

Le cheval de Troie européen

6ème partie - l'histoire n'attendra pas
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Le néolibéralisme n’aurait pu connaître un succès aussi rapide, aussi complet et durable sur le vieux continent, particulièrement en France – exemple même de l’état interventionniste durant les Trente Glorieuses -, si le projet de construction d’une Europe Unie, rassemblant pour des raisons parfois opposées les familles politiques françaises ne lui avait pas servi de « cheval de Troie » ; cruelle métaphore quand on pense à ce que fut le destin de la Grèce, écrasée par les Panzers financiers européens.

Il apparaîtra rétrospectivement que cette construction fut une immense mystification de ceux qui concevaient l’Europe unie comme le dépassement des nations historiques dans une forme de nation européenne, prospère et sociale, réellement indépendante par rapport à l’Empire américain.

Ils rêvaient d’une nation européenne ou au moins d’une confédération européenne, ils eurent une arène d’échanges mercantiles réglée par la concurrence « loyale » et non « faussée » – sous surveillance d’une bureaucratie en charge de l’intérêt général – et une Banque Centrale au rabais, interdite de financement direct des déficits et dettes publiques comme de l’économie. Accepter la libéralisation de l’Europe comme prix de l’union fut un marché de dupes, sauf pour l’Allemagne et les privilégiés qui y trouvèrent leur compte comme le Luxembourg et les Pays-Bas, authentiques paradis fiscaux.

Dès le traité de Rome (1957) il était pourtant clair que pour l’Allemagne et les USA, à la manœuvre en sous-mains, la construction de l’Union devait se faire et se ferait, selon le modèle « ordolibéral » – et non selon le modèle politique qui appelait la création progressive d’une confédération ou d’une fédération, comme le pensaient majoritairement les Français.

L’Europe « ordolibérale »

Comme le montre Michel Foucault dans son cours au Collège de France(1), c’est le modèle ordolibéral qui inspirera les refondateurs de la nouvelle Allemagne et d’abord Ludwig Erhard(2). Faute de pouvoir installer un État acceptable par les vainqueurs, c’est autour d’une économie concurrentielle régulée par le droit seul que va se reconstruire l’Allemagne et que pourra exister un État uniquement préoccupé au départ de créer les conditions d’existence d’un marché libre. Une manière de concevoir l’économie et le rôle de l’État tout à fait spécifique. Selon Michel Foucault, pour l’ordolibéralisme allemand, « entre une économie de concurrence et un État […], le rapport ne peut […] être de délimitation réciproque de domaines différents. Il ne va pas y avoir le jeu du marché qu’il faut laisser libre, et puis le domaine où l’État commencera à intervenir, puisque précisément le marché, ou plutôt la concurrence pure, qui est l’essence même du marché, ne peut apparaître que si elle est produite, […] produite par une gouvernementalité active […] Le gouvernement doit accompagner de bout en bout une économie de marché […] Il faut gouverner pour le marché plutôt que gouverner à cause du marché ». Cette « concurrence libre et non faussée » étant produite et garantie par le droit, des organismes indépendants et des cours de justice, l’État devient inutile au fonctionnement social tout entier.

Tel est le principe fondamental de la construction européenne. Il ne faut jamais l’oublier, si l’on veut comprendre la logique de ses dirigeants et celle de décisions qui peuvent apparaître stupides, mais ne le sont absolument pas.

L’existence d’instances décisionnelles dotées d’une légitimité démocratique – Conseil européen, Parlement aux pouvoirs bridés par le nombre et des règles strictes – par exemple, il n’a pas de pouvoir d’initiatives – ne sont que des concessions temporaires témoignant du caractère encore imparfait de la construction. Une fois achevée, l’observation des règles suffira à faire fonctionner l’Union, sans que rien ne puisse venir perturber le cours des choses, et surtout pas les peuples qu’elle est censée unir.

Comme dira Jean-Claude Juncker au moment de la dernière crise grecque : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens(3) ».

Le mode de construction de la zone euro illustre parfaitement ce rêve d’une œuvre humaine autorégulée, pouvant fonctionner sans choix humains.

L’euro est, en effet, la tentative inouïe, c’est-à-dire jamais vue, de créer une monnaie sans pouvoir souverain pour la légitimer, l’administrer et la gouverner en cas de crise.

Une monnaie sans système de recyclage des excédents ni de garantie mutuelle permanent des dettes (euro-obligations par exemple) et sans possibilité d’assistance financière directe entre États. Le rôle du système des banques centrales y est réduit au minimum, uniquement chargé d’éviter que les banques, dotées de l’essentiel du pouvoir de création monétaire à travers le crédit, ne fassent faillite, de lutter contre l’inflation, existante ou improbable, et de regarder l’euro s’apprécier ou baisser.

Garant de cet ordre : le respect de quelques règles budgétaires simples, sous la surveillance du « haut clergé » financier et d’une cour de justice logeant dans les nuages. Des règles (déficit budgétaire maximum de 3%, excédent budgétaire maximum de 7%, 60% maximum du PIB de dette publique) issues d’un bricolage de bord de table paralysant. La crise montrera que, sans mécanisme de péréquation ou de redistribution des excédents allemands, le système n’était pas viable.

Il faudra cependant attendre l’arrivée du rusé Mario Draghi à la tête de la BCE pour voir réintroduite en fraude, une gouvernance active – mais non démocratique – du système financier. Mario Draghi qui, comparant l’euro au bourdon dira que c’est un mystère de la nature : il n’aurait pas dû voler, et pourtant il aura volé plusieurs années !

Comme le remarque par ailleurs Jacques Sapir : « Il ne peut y avoir une finance, des marchés de biens libéralisés et un système de change fixe, ce qui est le cas avec l’euro. L’euro n’est pas une monnaie, c’est un système de change fixe, facteur de rigidités insupportables. Cela bloque la parité des changes entre les pays à un niveau donné(4) ». Un système de change fixe entre des monnaies zombies. Le résultat, c’est une monnaie sous-évaluée pour l’Allemagne et surévaluée pour les autres membres de la zone.

Avec la crise grecque et les alertes touchant à la solvabilité des états de l’Union, le refus allemand de revenir sur l’interdiction de la financiarisation des dettes publiques et de l’économie par la BCE sera à l’origine d’une véritable usine à gaz de financement collectif de secours : Mécanisme européen de solidarité financière (MESF) puis Fonds européen de stabilité financière (FESF) et enfin Mécanisme de stabilité financière (MES) au capital de 700 Md€ apportés par les états membres, le tout assorti, à la demande des Allemands, d’un Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union, économique et monétaire (TSCG). Un traité qui institue une véritable tutelle budgétaire de la bureaucratie bruxelloise sur les membres de l’Union.

Un « pacte budgétaire » qui impose et de ne pas dépasser un « déficit structurel » de 0,5%, des comptes à l’équilibre ou excédentaires sur l’ensemble du cycle économique et un mécanisme de sanction de la cour de justice pouvant aller de 0,2% à 0,5% du PIB pour déficit excessif. Chaque état doit, par ailleurs, mettre en place une institution de contrôle « indépendante » – en France le Haut Conseil des Finances – et un « mécanisme de correction » La Libre concurrence comme principe général d’organisation.

Même si le Traité de Rome (1957) se limite à l’objectif de créer un marché commun, sans en préciser les règles de fonctionnement, il y a déjà anguille sous roche, comme le rapportera l’un des négociateurs français : « Le but du traité de Rome, était-ce bien de créer une Communauté européenne fondée sur une Union douanière ? Ou était-ce seulement de relancer un mouvement mondial de libéralisation des échanges à partir de l’Europe, comme l’avaient envisagé certains initialement ? » Et Jean-François Deniau de conclure : « On peut (…) dire que le traité de Rome est un traité soigneusement ambigu(5) ».

Le refus de la demande française d’inscrire la préférence communautaire dans le traité et la série des rounds de négociation du Gatt puis de l’OMC qui suivront, donnent la réponse : l’objectif des Allemands et des Américains n’était pas la construction d’un marché commun pour protéger les Européens de la concurrence internationale mais, en le créant de déposséder les états de leurs pouvoirs douanier, facilitant ainsi la mondialisation des échanges. Et ce jusqu’au traité de Maastricht (1992) qui se limitera aux objectifs de respecter « le principe d’une économie où la concurrence est libre » et de « libérer les forces du marché », l’état devant se limiter à l’exercice de ses fonctions régaliennes, pas de changement.

Il faudra attendre le traité constitutionnel pour l’Europe (2004) pour qu’apparaisse explicitement l’obligation du respect de la « concurrence libre et non faussée », devenue, après la douche froide des référendums en France et aux Pays-Bas, « concurrence loyale » et non « faussée » dans le traité de Lisbonne (2007).

Cependant, bien avant le traité de Lisbonne il était devenu évident, y compris pour les héritiers du gaullisme qui s’en sont vite remis, que le « marché commun » ne pouvait qu’être concurrentiel, à l’intérieur comme à l’extérieur. D’où les politiques de privatisation des grandes entreprises et des systèmes bancaires là où, comme en France, ils ne l’étaient pas déjà.

L’Europe a toujours avancé masquée. Nul besoin d’un traité pour imposer une obligation, les gouvernement européistes la mettaient en œuvre par anticipation comme nécessité de la construction européenne et la preuve de la nécessité des traités pour le bon peuple.

Il en est allé ainsi de l’institutionnalisation du règne de la concurrence en lieu et place d’une régulation par l’Etat, du libre-échange mondialisé et de la création de la zone euro mitonnée bien avant que le traité de Maastricht et ceux qui suivirent, ne lui donne sa forme.

Au final ces décisions doivent être analysées comme une mise sous tutelle des Etats démocratiques européens, ainsi qu’un transfert de pouvoir et de richesse publique à l’oligarchie détentrice des capitaux et des moyens de les faire prospérer.

La libéralisation de l’économie et des systèmes bancaires : l’exemple français

Par un de ces retournements dont l’Histoire est coutumière, la libéralisation de l’économie et du système financier français a commencé par la vague de nationalisations inscrite au « programme commun de la gauche » devenu programme de gouvernement avec l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en mai 1981. Qui dit nationalisations dit aussi occasions exceptionnelles de promotion pour les hauts fonctionnaires nommés à la tête des banques et des grandes entreprises concernées. Le moment des privatisations venu, une bonne partie d’entre eux, devenus libéraux souvent militants, resteront en place.

La vague de privatisation (totale ou partielle) au nom de la concurrence vertueuse, des entreprises industrielles, des services (information et audiovisuel à capitaux publics), des grands équipements (autoroutes, aéroports…) propriété de l’État ainsi que le démembrement du système financier public (privatisation des banques et dérégulation) débutera en 1986 avec le gouvernement de Jacques Chirac et se poursuivra sans interruption jusqu’à aujourd’hui. Elle ne s’éteindra, progressivement, que par manque de combustible… À noter que le record des privatisations appartient au gouvernement de Lionel Jospin (1997-2002) qui cèdera, selon les estimations, de l’ordre de 210 MdF d’actifs (contre 80 à 100 MdF pour les gouvernements Chirac et Balladur).

Progressivement, pour réduire le déficit budgétaire, ce qui restera des « bijoux de famille » – aéroports ou participations minoritaires par exemple – fera office de recettes d’appoint.

Comme le montre le schéma ci-dessous, à partir de 1980 l’augmentation du capital national de la France est uniquement due à celle du capital privé – source Thomas Piketty.

Mais, le plus extraordinaire – c’est probablement pour ça qu’on n’en parle pas – fut cependant la privatisation totale de système bancaire et de la Banque de France à laquelle on doit une spécialité française, les « banquiers-fonctionnaires ».

C’est en 1993, sous le gouvernement d’Édouard Balladur, que la Banque de France est dotée d’un statut d’indépendance. Comme le dira Lionel Jospin, devenu premier ministre, lors du colloque organisé par la Banque de France à l’occasion de la célébration de son bicentenaire, le 30 mai 2000 : « L’indépendance des banques centrales s’est imposée comme une nécessité pragmatique », afin d’assurer la nécessaire stabilité des prix. Curieuse explication masquant qu’il s’agissait en fait de permettre la création d’un Système européen de banques centrales, ancêtre de la BCE.

Les privatisations des banques commerciales et des compagnies d’assurance auront débuté, elles, dès 1986-1987 avec Paribas, Société Générale, le CCF, la mutuelle générale française, etc. Le reste suivra sous des gouvernements de gauche comme de droite.

Suivra le démantèlement de ce qui faisait la spécificité du système de financement français, le réseau constitué autour de la Caisse des dépôts et consignations, et de l’ensemble du réseau mutualiste ou coopératif : Crédit agricole, Caisses d’épargne, Banques populaires.

Ce mouvement de privatisation fournissant d’exceptionnelles opportunités de promotion pour les hauts fonctionnaires déjà dans la place et pour beaucoup maintenus à leur poste, ce sera aussi pour eux de formidables occasion d’enrichissement.

S’agissant des grands services publics (Postes et Télécommunications, Energie, transports publics, etc.), aux privatisations pures et simples furent généralement préférée leur ouverture à la concurrence, leur soumission à ses règles et l’éclatement de leurs activités entre de multiples filiales commerciales.

Ainsi, l’Etat se trouvait-il privé des leviers majeurs de sa politique industrielle, privé d’une vraie capacité d’expertise, de structuration et de développement des territoire désormais abandonnés aux intérêts des « investisseurs ». En privatisant le système bancaire et en s’interdisant de le réglementer, la France se privait aussi de la maîtrise de sa monnaie scripturale et de la possibilité de financer son économie par ce moyen.

Non seulement le système bancaire français devient une dépendance de la BCE mais, avec la création de la zone euro, l’Etat français se trouvait privé de son privilège ancestral, celui de tous les Etats, battre monnaie ! Privé du moyen de financer son économie sans risque d’inflation, contrairement à ce que prétend la vulgate libérale, tant que les capacités de production de richesses de son économie ne sont pas totalement mobilisées -le propre de la stagnation- comme le soutient la Théorie Monétaire Moderne(6) (TMM).

Ainsi, l’essentiel du système bancaire français se trouva dirigé par des inspecteurs des finances, se cooptant depuis 30 ans, « une sorte de hold-up de l’oligarchie de Bercy sur le cœur du CAC 40 » qui permit l’apparition d’un capitalisme oligarchique issu de Bercy(7).

Pour parler clair, la Haute administration s’était mise à son compte avec l’espoir d’aller grossir l’oligarchie en voie de cristallisation.

Cette émigration vers la banque et la grande entreprise continuera après la grand vague des débuts passée ; les départ définitif étant progressivement remplacée par des migrations plus ou moins alternantes vers des destinations plus diversifiées. Le « pantouflage » n’est plus aujourd’hui seulement le moyen de terminer brillamment une carrière de haut fonctionnaire méritant, mais le mode de gestion des carrières de l’oligarchie administrative. C’est aussi le moyen pour celle-ci de garder un contact permanent avec les intérêts privés et pour ceux-ci des portes d’accès aux pouvoirs de décision.

On comprend leur attachement à un tel système « gagnant-gagnant » …

Références

(1)Naissance du biopolitique, 1979.

(2)Il y gagna le titre mystificateur de « Père de l’économie sociale de marché ».

(3)Le Figaro, 29 janvier 2015.

(4)Audition Sénat du 14 janvier 2016

(5)La notion de préférence communautaire – Rapport d’information Sénat n° 112 (2005-2006) du 1er décembre 2005 de Jean Bizet, Robert Bret, Hubert Haenel et Roland Ries.

(6)La TMM (MMT en anglais) est une théorie monétaire développée par une école post- keynésienne, très convaincante en ce qu’elle défend le point de vue selon lequel la seule manière de sortir de l’impasse dans laquelle les banques centrales ont conduit l’économie mondiale, c’est la financiarisation de la dette. Théorie peu connue en France, toujours sous le charme des sirènes libérales. Pour plus de renseignement voir le site de MMT France : mmt.france.org

(7) Laurent Mauduit : « Commission d’enquête sénatoriale sur « les mutations de la haute fonction publique et leurs conséquences sur le fonctionnement des institutions de la République » Rapport n°16 (2018-2019).

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