L’Union Européenne forge un cadre réglementaire pionnier pour l’intelligence artificielle

Le Retour de la question stratégique

L’Union Européenne forge un cadre réglementaire pionnier pour l’intelligence artificielle

Dans cet article, Mathieu Chéret revient sur le cadre réglementaire établi par l’Union Européenne pour définir les contours d’une utilisation plus responsable et éthique de l’IA, et ses impacts.

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La décision de l’Union Européenne d’établir un cadre réglementaire pour l’intelligence artificielle représente un tournant dans l’histoire de la gouvernance technologique. Cet accord, résultat d’échanges approfondis entre les États membres et le Parlement européen, revêt une importance capitale pour définir les contours d’une utilisation responsable et éthique de l’IA au sein du continent. Ce processus réglementaire novateur cherche à élaborer des lignes directrices claires et exhaustives, établissant ainsi des normes en matière de développement, de déploiement et d’utilisation des technologies d’IA. Il vise à créer un cadre réglementaire robuste, offrant un équilibre délicat entre l’encouragement de l’innovation et la protection contre les éventuels abus ou dérives de cette technologie émergente. L’objectif fondamental de cet accord est de garantir que l’IA soit développée et utilisée de manière responsable, éthique et transparente. Il s’agit d’une initiative pionnière qui place l’Union Européenne en tête de file sur la scène mondiale en matière de régulation de l’intelligence artificielle, affirmant ainsi son engagement à façonner un avenir numérique équilibré et sécurisé pour ses citoyens et ses entreprises.

Bases réglementaires et contrôles

Au cœur de cet accord se trouvent les principes des réglementations déjà établies par l’Union Européenne en matière de sécurité des produits. Ces fondations réglementaires servent de base pour encadrer le développement et l’utilisation de l’intelligence artificielle, offrant un cadre robuste pour contrôler son déploiement. Des directives spécifiques sont mises en place, notamment pour réguler les IA dites « génératives ». Ces systèmes, capables de générer du contenu artistique ou textuel, font l’objet d’une attention particulière. Les règles imposées visent un contrôle rigoureux, garantissant la qualité des données utilisées dans leur fonctionnement. Cela vise à prévenir tout usage abusif ou toute violation des droits d’auteur lors de la création de contenu par ces IA. La nécessité d’une identification précise des créations artificielles, en particulier pour les systèmes les plus avancés, est au cœur de ces règles. Cette identification claire et transparente est cruciale pour distinguer les productions générées par des algorithmes d’une manière indiscernable de la création humaine. Cette mesure a pour objectif de renforcer la transparence et de prévenir toute manipulation ou utilisation frauduleuse de ces contenus créés par des IA.

Focus sur les systèmes à « Haut Risque »

L’accent particulier de cet accord se porte sur les systèmes d’intelligence artificielle considérés comme étant à « haut risque », déployés dans des secteurs vitaux tels que les infrastructures critiques, l’éducation, les ressources humaines ou encore la sécurité publique. Ces domaines sensibles nécessitent une réglementation spécifique pour garantir une utilisation appropriée de l’IA et minimiser les risques potentiels. Pour ces systèmes à haut risque, une série d’obligations strictes sera imposée. Parmi celles-ci, le contrôle humain joue un rôle crucial. Il s’agit de s’assurer qu’une supervision humaine est présente lors des opérations effectuées par ces systèmes d’IA. Cette présence humaine permet de garantir une prise de décision éclairée et éthique, réduisant ainsi les risques liés à une autonomie totale des algorithmes. En outre, l’accord prévoit l’établissement de processus de documentation technique approfondie. Cette mesure est essentielle pour assurer la traçabilité des décisions prises par les systèmes d’IA. Une documentation complète permettra une analyse approfondie des fonctionnements et des décisions prises par ces systèmes, offrant ainsi une transparence accrue et facilitant l’évaluation des risques.

La mise en place de mécanismes de gestion du risque constitue également une composante fondamentale de cet accord. Ces mécanismes visent à identifier, évaluer et gérer activement les risques potentiels associés à l’utilisation de l’IA dans ces domaines critiques. Il s’agit d’une démarche proactive pour anticiper et contrôler les éventuelles conséquences indésirables résultant de l’utilisation de ces technologies. Dans l’ensemble, ces mesures visent à instaurer un cadre rigoureux pour une utilisation responsable et sécurisée de l’intelligence artificielle dans des secteurs où les enjeux sont considérables. L’objectif ultime est d’éviter les dérives potentielles et d’assurer que l’IA est déployée de manière à bénéficier à ces domaines sensibles tout en minimisant les risques associés à son utilisation.

Office Européen de l’IA et mécanismes de surveillance

L’accord sur l’intelligence artificielle prévoit la mise en place d’un organe dédié, l’office européen de l’IA, intégré au sein de la Commission européenne. Ce bureau sera spécifiquement chargé de surveiller, d’évaluer et de réguler l’application des règles établies dans le cadre de cet accord. Son rôle principal sera d’assurer la conformité des entreprises et des acteurs impliqués dans le développement et l’utilisation de l’IA avec les normes établies. Cet office jouira d’un pouvoir significatif en matière de surveillance et de sanction. Il sera habilité à appliquer des amendes proportionnelles aux infractions constatées, avec une possibilité de sanctions financières pouvant atteindre jusqu’à 7 % du chiffre d’affaires des entreprises en infraction. Cette mesure dissuasive vise à inciter les entreprises à respecter scrupuleusement les directives réglementaires établies, renforçant ainsi les mécanismes de surveillance et de dissuasion dans le domaine de l’IA. Dans le cadre de ces contrôles, des interdictions spécifiques seront mises en place, principalement dirigées contre les applications ou les usages de l’IA contraires aux valeurs fondamentales de l’Union Européenne. Les systèmes de notation citoyenne ou de surveillance de masse, jugés incompatibles avec les principes éthiques et les droits fondamentaux européens, seront particulièrement ciblés par ces interdictions.

Réactions et enjeux

Cette avancée significative vers une régulation de l’intelligence artificielle n’a pas manqué de susciter des réactions, notamment au sein du secteur technologique lui-même. Certaines voix émises évoquent des réserves quant à l’équilibre à trouver entre la rapidité dans la mise en place des directives et la qualité des dispositions réglementaires. Ces voix critiques mettent en lumière l’importance cruciale d’approfondir certains aspects spécifiques du texte réglementaire. Elles insistent sur la nécessité de développer des détails et des spécifications supplémentaires pour garantir une régulation équilibrée et efficace de l’IA. L’enjeu majeur ici réside dans la volonté de trouver un juste milieu entre la nécessité de réglementer pour assurer la sécurité et l’éthique dans l’utilisation de l’IA, tout en évitant de freiner l’innovation et le développement des technologies émergentes. Ces critiques soulignent également l’importance de ne pas entraver la dynamique d’innovation des entreprises en imposant des réglementations excessivement restrictives. Il est essentiel de créer un environnement réglementaire propice à l’essor continu de l’IA, tout en garantissant un cadre éthique et responsable pour son déploiement.

En conclusion, cet accord  marque une étape fondamentale dans la manière dont l’intelligence artificielle sera encadrée et utilisée en Europe. Il représente un engagement solennel de l’Union Européenne à établir des normes régulatrices qui pourraient servir de référence à l’échelle mondiale. Ce cadre réglementaire offre une base essentielle pour promouvoir une utilisation responsable et éthique de l’IA. Cependant, ce n’est que le début d’un processus continu. L’adaptation constante des réglementations à l’évolution rapide du paysage technologique demeure essentielle. Un dialogue continu entre les parties prenantes, incluant les entreprises, les chercheurs, les décideurs politiques et la société civile, est crucial pour affiner ces réglementations. Il s’agit d’assurer une approche équilibrée qui favorise l’innovation tout en garantissant des normes éthiques et sécuritaires pour l’utilisation de l’IA. L’importance de ce dialogue réside dans sa capacité à répondre aux nouveaux défis et opportunités que présente l’IA. Ce processus continu permettra de s’adapter aux évolutions technologiques rapides et d’anticiper les risques potentiels, tout en consolidant les bénéfices que peut apporter l’IA à la société dans son ensemble.

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La Cour administrative d’appel de Paris a rendu sa décision ce matin, confirmant le retrait de l’agrément anticorruption de l’association Anticor. Cette décision, qui va à l’encontre des
conclusions du rapporteur public, met en lumière la rédaction erronée de l’arrêté signé par Jean Castex en 2021, selon les représentants d’Anticor et leur avocat, qui ont réagi lors d’une conférence de presse.

La Cour d’appel a appuyé sa décision sur des motifs de forme liés à la rédaction de l’arrêté, sans approfondir une analyse sur le respect par Anticor des conditions d’octroi de l’agrément. Une décision dénoncée par l’association, soulignant l’absence de contrôle sur les conditions qu’elle a toujours respectées. Les représentants d’Anticor lancent un appel au gouvernement pour corriger la motivation imparfaite de l’arrêté et rétablir l’agrément de l’association. 

« Le fait que l’arrêté d’attribution d’agrément ait été mal rédigé par Jean Castex est une évidence, et la justice l’a confirmé par deux fois. Anticor a donc obtenu en 2021 une décision d’agrément qui portait en elle-même les bases de son annulation, tel un cheval de Troie administratif ayant vocation à être attaqué », déclare Elise Van Beneden, présidente d’Anticor, lors de la conférence de presse.

La décision de la Cour, contraire aux conclusions du rapporteur public, a surpris l’association. Les juges ont refusé la demande de « substitution de motifs » car elle n’avait pas été explicitement formulée par la Première ministre Elisabeth Borne. Un constat critiqué par Paul Cassia, vice-président d’Anticor, soulignant les lacunes dans l’arrêté de Jean Castex et dans le mémoire de la Première Ministre.

Pour l’avocat de l’association, Me Vincent Brengarth, c’est une décision « kafkaïenne et
révoltante », marquée par un manque d’indépendance manifeste. Anticor annonce qu’elle saisira prochainement le Conseil d’État, espérant une décision tranchée sur le fond pour rétablir son agrément.

Un appel à la lutte contre la corruption

Depuis sa création en 2002, Anticor a joué un rôle crucial dans la promotion de la transparence et de l’intégrité politique en France. Ses bénévoles ont dénoncé des affaires de corruption, sensibilisé le public et encouragé des mesures rigoureuses. La présidente d’Anticor souligne que plus l’association est attaquée, plus les adhérents se mobilisent.
Sans son agrément, Anticor perd la possibilité de contester le classement sans suite d’une affaire par un procureur, entravant la lutte contre l’impunité des délinquants en col blanc. Anticor demande un renouvellement de l’agrément, dont les conditions sont juridiquement réunies, mais souligne la dimension politique de la décision.


Depuis de nombreuses années, Anticor plaide pour un changement : l’agrément anticorruption devrait relever d’une autorité indépendante, comme le Défenseur Des Droits, et sa validité devrait être portée à 5 ans. Une mesure urgente pour garantir l’indépendance des associations anticorruption en France.

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La Silicon Valley, berceau de l’innovation technologique, a depuis longtemps exercé une fascination sur le monde entier. Ses succès retentissants et ses mythes ont façonné notre vision de l’entrepreneuriat et de la révolution numérique. Pourtant, derrière la glorieuse façade de la Silicon Valley, se cachent des réalités complexes et parfois dérangeantes. Retour sur les mythes qui entourent cette région emblématique, depuis ses origines contestataires jusqu’à son rôle actuel dans le monde du capitalisme technologique.
Aux origines du capitalisme californien

Dans les années 1960, la côte ouest des États-Unis, et en particulier la Silicon Valley, était reconnue comme le terreau fertile de la culture hippie et de son mouvement de contre-culture. Cette époque était marquée par un rejet des valeurs de la société de consommation qui prévalaient au cours des « trente glorieuses ». Les campus des universités de Berkeley et de Stanford, toutes deux situées à proximité de la Silicon Valley, étaient le théâtre de débats intellectuels animés qui agitaient l’ensemble de la société américaine. Les manifestations survenues en 1964, où des étudiants de l’université de Berkeley ont défilé avec des fausses cartes perforées IBM autour de leur cou pour protester contre le complexe militaro-industriel, constituent un moment emblématique de cette période de contestation. À travers cet acte symbolique, ces étudiants exprimaient leur opposition contre l’utilisation de l’ordinateur comme outil de contrôle et de surveillance, notamment par le gouvernement et l’armée dans le contexte de la guerre froide. Cependant, il est essentiel de souligner que tous les étudiants engagés dans ce mouvement de protestation ne rejetaient pas totalement l’informatique en tant que telle. En réalité, nombreux étaient ceux qui voyaient dans cette technologie émergente la promesse d’une liberté créative et d’une émancipation intellectuelle. Pour ces jeunes contestataires, l’informatique représentait bien plus qu’un simple outil du complexe militaro-industriel ; elle offrait la possibilité de repousser les frontières de la pensée, de l’expression artistique et de la créativité. Cet aspect contradictoire de la relation entre les étudiants contestataires et l’informatique illustre la complexité de l’époque. Les années 1960 étaient marquées par des mouvements sociaux et culturels qui remettaient en question l’ordre établi, mais qui étaient également porteurs d’un esprit d’innovation et de réflexion critique. Les manifestations de 1964 symbolisent donc la dualité de l’approche des étudiants de l’époque envers la technologie. Il rappelle que les mouvements contestataires étaient composés de personnes aux perspectives diverses, chacune cherchant à façonner un avenir plus libre et plus juste, mais à sa manière. C’est dans ce contexte de rencontres improbables entre adversaires de l’ordre établi, souvent animés par un esprit libertaire, et des passionnés de technologie désireux d’explorer de nouveaux horizons, que naquit une utopie néolibérale. Au fil des années, cette idéologie a prospéré en se nourrissant des rêves des entrepreneurs. Ces pionniers ont réussi à fusionner les idées de ceux qui rejetaient initialement les technologies de l’information et de la communication avec celles de ceux qui voyaient en elles un puissant levier pour le développement capitaliste.

L’émergence du capitalisme 2.0

La transition vers le nouveau millénaire s’est avérée décisive pour l’évolution du capitalisme, notamment aux États-Unis. Au début des années 1990, les États-Unis étaient en proie à une récession économique majeure, et c’est dans ce contexte difficile que Bill Clinton a accédé à la présidence. Adepte du courant du « new democrat », désignant une pensée réformiste et populaire émergente à la fin des années 1980 au sein du parti démocrate, Bill Clinton avait à peine 46 ans lorsqu’il a été élu président des États-Unis. Pour de nombreux jeunes militants, comme Clinton lui-même, les revers électoraux que leur camp avait subis au niveau national depuis l’élection de Ronald Reagan en 1980 s’expliquaient en grande partie par la perception que les idées économiques de leur parti étaient devenues obsolètes. La politique menée tout au long des huit années de la présidence Clinton a été caractérisée par une approche économique résolument libérale, marquée par une série de mesures visant à stimuler le secteur technologique et à favoriser la croissance économique. Cette doctrine libérale affirmée a été conçue comme une réponse aux défis économiques auxquels les États-Unis étaient confrontés à l’époque. L’une des mesures phares de cette politique était l’octroi de subventions et de réductions d’impôts ciblées en faveur du secteur technologique. L’objectif était de stimuler l’investissement et l’innovation dans ce domaine en allégeant la charge fiscale des entreprises. Cette approche visait à créer un environnement propice à la croissance des startups et à encourager l’essor de nouvelles technologies. Parallèlement, l’administration Clinton a adopté une politique commerciale plus assurée, en particulier à l’égard du Japon. Cette orientation visait à promouvoir les intérêts économiques américains à l’étranger en cherchant à réduire les déséquilibres commerciaux et à ouvrir de nouveaux marchés pour les entreprises américaines. Le Japon était souvent considéré comme un acteur clé de cette politique, en raison de son importance économique, de son avance technologique et de ses pratiques commerciales. En outre, l’administration Clinton a contribué à glorifier les entrepreneurs, les présentant comme des figures emblématiques de l’American Dream, au même titre que les chercheurs d’or légendaires de l’histoire américaine. Cette valorisation des entrepreneurs a renforcé l’idée que quiconque pouvait réussir aux États-Unis en poursuivant ses rêves et en prenant des risques dans le domaine de la technologie. Cela a contribué à encourager l’esprit d’entreprise et l’innovation au sein de la société américaine. Cependant, il est important de noter que cette politique n’était pas sans controverses et qu’elle a également suscité des critiques. Certains ont souligné que l’approche libérale pouvait favoriser la concentration de la richesse et la montée en puissance de grandes entreprises technologiques, tandis que d’autres ont remis en question la manière dont les avantages de cette politique étaient répartis au sein de la société. Hollywood, en tant que machine à créer des mythes, a contribué de manière significative à façonner la perception du nouveau capitalisme dans les années 1990. Les films emblématiques tels que « Forrest Gump » et les séries télévisées à succès ont utilisé des récits puissants pour transmettre les idées et les valeurs de l’époque. « Forrest Gump » (1994) est un exemple frappant. Le personnage de Forrest, malgré son intelligence limitée, connaît une série de succès tout au long du film. Il investit dans la société Apple, participe à la guerre du Vietnam, devient un joueur de football américain accompli, et crée une entreprise de crevettes prospère. Le film véhicule l’idée que même quelqu’un issu de milieux modestes peut réussir dans l’Amérique contemporaine en saisissant les opportunités qui se présentent. Cela renforce l’image de l’Amérique comme terre de possibilités où la détermination et la chance peuvent conduire à la réussite. Les séries télévisées populaires de l’époque, telle que « Friends », ont également joué un rôle important. Cette dernière a présenté des personnages vivant des vies confortables et sans souci, ce qui reflétait l’idée d’une classe moyenne prospère. Ces séries ont contribué à créer une vision optimiste de la société américaine où l’accès au confort matériel et les relations sociales étaient valorisés. Cependant, il est crucial de noter que cette représentation médiatique était simplifiée et ne reflétait pas nécessairement la réalité économique de l’ensemble de la population américaine. Elle a parfois omis de mettre en évidence les inégalités croissantes et les défis auxquels de nombreux Américains étaient confrontés, en particulier ceux issus de milieux moins favorisés ou des minorités.

Les dérives du nouveau capitalisme

Les dérives du nouveau capitalisme, telles qu’elles sont décrites par Cédric Durand dans son ouvrage « Critique de l’économie numérique », sont aujourd’hui largement documentées et observables. Ce constat met en lumière une transformation profonde du paysage économique et social, particulièrement au sein de la Silicon Valley, qui est le foyer même de l’innovation technologique. L’une des évolutions les plus notables est le passage des petites et enthousiastes startups à des géants technologiques qui ont acquis une position de quasi-monopole dans de nombreux secteurs. Cette consolidation de pouvoir a eu des répercussions considérables sur la concurrence et l’innovation. Les entreprises dominantes peuvent dicter les règles du jeu, écrasant souvent la concurrence naissante et limitant ainsi le choix pour les consommateurs. Cette situation n’est pas favorable à l’émulation et à la créativité, et elle va à l’encontre de l’idée originale d’une Silicon Valley foisonnante et dynamique. Par ailleurs, l’avènement du management informatisé a eu un impact significatif sur la vie professionnelle au sein de ces entreprises technologiques. Alors que la technologie aurait pu être un moyen d’améliorer la qualité de vie au travail, elle est devenue un outil de surveillance omniprésent. Les systèmes de surveillance des salariés, qu’ils soient basés sur des algorithmes ou des logiciels de suivi de la productivité, ont conduit à une atmosphère de méfiance et d’oppression. Cette surveillance constante nuit à la créativité des employés, qui se sentent contraints et stressés, et limite leur capacité à innover. En outre, la privatisation et la commercialisation d’innovations technologiques ont modifié la finalité de la technologie elle-même. Au lieu de servir l’intérêt public en fournissant des solutions utiles et accessibles, de nombreuses innovations technologiques sont devenues des gadgets coûteux, souvent inutiles. Cette « gadgétisation » profite avant tout aux entreprises qui cherchent à maximiser leurs profits en vendant des produits et services de luxe à des prix exorbitants. Cette quête de profit a détourné l’innovation de son objectif initial : améliorer la qualité de vie et promouvoir un partage équitable des avantages du progrès technologique. Ce paradoxe est particulièrement flagrant dans la Silicon Valley, où la concentration de millionnaires est la plus élevée du pays. Malgré cette richesse apparente, un nombre significatif d’habitants de la région n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins de base. Une situation qui souligne les inégalités criantes qui existent au sein même de cet épicentre technologique, avec un coût de la vie élevé, des loyers souvent inabordables et la persistance d’une main d’œuvre peu rémunérée malgré un salaire minimum par heure qui est l’un des plus élevés du pays. Au niveau fédéral, le salaire minimum aux États-Unis est de 7,25 dollars de l’heure contre 15 dollars en Californie.

Le mythe de l’entrepreneur self-made-man

Le mythe de l’entrepreneur autodidacte, parti de rien pour bâtir un empire, est l’un des mythes les plus ancrés dans la culture de la Silicon Valley. Les noms qui viennent immédiatement à l’esprit sont ceux de personnalités emblématiques comme Bill Gates, dont le garage a servi de berceau à Microsoft, ou encore Steve Jobs et Mark Zuckerberg, créateurs respectivement d’Apple et de Facebook à partir de simples idées. Ces individus sont souvent présentés comme des exemples de réussite spectaculaire, symbolisant la promesse du rêve américain revisité, selon lequel quiconque travaille dur peut atteindre des sommets. Cependant, il est crucial de garder à l’esprit que ces figures ne représentent qu’une extrême minorité d’entrepreneurs. Le succès de la plupart des entreprises de la Silicon Valley est le résultat d’une combinaison complexe de facteurs, comprenant souvent des investissements publics et une collaboration avec le secteur gouvernemental, comme le rappelle Cédric Durand dans son livre. L’histoire de la Silicon Valley est étroitement liée aux progrès technologiques réalisés grâce à l’intervention du secteur public. Dans les décennies passées, des secteurs publics tels que le complexe militaro-industriel, l’aéronautique et la NASA ont joué un rôle essentiel dans le développement de technologies clés. De nombreuses entreprises ont prospéré grâce à des contrats gouvernementaux, notamment dans les années 80, lorsque l’administration Reagan a lancé une course à l’armement dans le but principal de fragiliser financièrement l’URSS. Cette période a vu l’innovation technologique stimulée par des investissements massifs du gouvernement. En 2013, Mariana Mazzucato, professeure d’économie à l’université de Sussex, a décrit ce phénomène dans son livre « The Entrepreneurial State ». Elle a démontré que le secteur privé n’innove que rarement de manière isolée. L’intervention publique a souvent joué un rôle central dans toutes les grandes avancées technologiques de notre époque, y compris l’invention d’Internet. Cette perspective remet en question l’idée largement répandue selon laquelle le secteur privé est le seul moteur de l’innovation. Mazzucato soutient que les gouvernements ont non seulement financé une grande partie de la recherche fondamentale qui a conduit à des avancées technologiques majeures, mais qu’ils ont également assumé des risques considérables en investissant dans des projets risqués à long terme, créant ainsi un environnement propice à l’innovation. L’exemple d’Internet est particulièrement éloquent, car il a été développé grâce à des financements publics, en particulier au sein du département américain de la Défense, avant d’être exploité commercialement par des entreprises privées. Cette réalité révèle l’importance de la collaboration entre le secteur public et le secteur privé dans la promotion de l’innovation et de la croissance économique.

Un modèle généralisable ?

L’idée de généraliser le modèle de la Silicon Valley à l’échelle mondiale a été une aspiration pour de nombreux dirigeants et gouvernements pendant plus de six décennies. Cette vaste ambition a conduit à la création de « vallées » technologiques dans le monde entier, du « Silicon Alley » à New York au « Silicon Savannah » au Kenya. Cependant, il est crucial de prendre en compte les leçons tirées des expériences de la Silicon Valley, tant les aspects positifs que négatifs. Tout d’abord, il est important de reconnaître que le modèle américain de la Silicon Valley présente des lacunes et des dérives significatives. L’essor des géants technologiques, les inégalités croissantes, la surveillance généralisée et l’exploitation des travailleurs ont soulevé des préoccupations importantes quant à la durabilité et à l’équité de ce modèle. Il est devenu évident que la poursuite effrénée du profit, sans régulation adéquate, peut avoir des conséquences néfastes sur la société dans son ensemble. C’est pourquoi il est impératif de réfléchir à l’avenir de l’innovation technologique de manière plus holistique. L’une des leçons les plus importantes que la Silicon Valley nous enseigne est la nécessité de replacer l’État au centre du jeu en tant que source de régulation et d’innovation. Les gouvernements doivent assumer un rôle actif dans la définition des règles pour garantir que l’innovation technologique soit au service de l’intérêt public. Cela implique de mettre en place des réglementations efficaces pour prévenir les monopoles, protéger la vie privée des individus et promouvoir la concurrence. De plus, la collaboration entre le secteur public et privé peut s’avérer cruciale pour façonner un avenir technologique plus équitable et durable. Les entreprises technologiques peuvent apporter leur expertise et leurs ressources, tandis que les gouvernements peuvent apporter la vision, la régulation et la responsabilité sociale. Cette approche partenariale peut contribuer à réduire les inégalités, à garantir que les avantages de la technologie soient répartis de manière plus équitable et à relever les défis sociétaux urgents tels que le changement climatique.

En conclusion, la Silicon Valley, tout en étant un symbole de l’innovation, est également un révélateur des contradictions du capitalisme moderne. Les mythes de l’entrepreneur self-made-man et de l’innovation purement privée ont souvent éclipsé le rôle essentiel de l’État dans le développement technologique. Les dérives du capitalisme technologique, avec ses géants monopolistiques et ses inégalités croissantes, nous rappellent que le modèle de la Silicon Valley est loin d’être parfait. Alors que de nombreuses régions du monde cherchent à reproduire son succès, il est crucial de tirer les leçons de ces expériences, à la fois positives et négatives. Placer l’État au centre de la régulation et de l’innovation peut être une voie pour assurer un partage plus équitable des fruits du progrès technologique. En fin de compte, la Silicon Valley nous invite à réfléchir sur les modèles que nous choisissons de suivre et sur les valeurs que nous voulons promouvoir dans notre quête d’innovation et de prospérité.

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Crédits photos EchoSciences-Auvergne

Avec l’émergence de l’intelligence artificielle générative incarnée par des noms tels que ChatGPT, DALL-E et Midjourney, la créativité est en train de vivre une transformation majeure. Musique, cinéma, photographie… Autant de domaines artistiques perturbés par l’ingéniosité de l’intelligence artificielle (IA). Ce phénomène démocratise l’accès à des créations de haute qualité tout en redéfinissant les rôles traditionnels des créateurs humains. Désormais, les machines ne sont plus de simples outils, elles deviennent des collaborateurs actifs dans le processus créatif. L’industrie du divertissement se prépare à une transformation sans précédent, où artistes et créateurs trouvent un nouvel allié dans l’IA. Cette révolution soulève toutefois des questions fondamentales sur la créativité, obligeant ces acteurs à repenser la création, la distribution et la consommation de contenu. À mesure que nous explorons cette nouvelle frontière, il est temps de plonger au cœur de cette révolution créative et de découvrir les merveilles qu’elle promet d’apporter au monde du divertissement.

Les prémices d’un nouvel environnement créatif

Il y a quelques années, j’ai contacté un ami travaillant chez Google pour discuter du potentiel incroyable de l’IA, en particulier dans le domaine du divertissement. Je développais ma théorie qui prévoyait une personnification extrême des œuvres de divertissement, ainsi que la possible fin des métiers de chanteurs, de scénaristes et d’acteurs. Pour étayer mon argument, j’ai évoqué le clip réalisé par l’agence numérique « Space150 » qui a utilisé une IA pour créer un titre dans le style du rappeur Travis Scott, aussi bien au niveau des paroles que de l’image. J’étais alors fasciné par les possibilités offertes par l’IA. Cependant, mon ami, bien que circonspect, tempéra mon enthousiasme en admettant que ma théorie était une possibilité qu’il jugeait lointaine.

Trois ans plus tard, les promesses de l’IA dépassent déjà toutes mes attentes et pourraient révolutionner le monde du divertissement tel que nous le connaissons. En réalité, cette révolution a déjà commencé. La personnalisation des recommandations, rendue possible grâce à l’exploitation de nos données personnelles, a été la première étape de ce mouvement. Les services de streaming de musique et de vidéo utilisent déjà des algorithmes d’IA pour recommander du contenu personnalisé à chaque utilisateur. À l’avenir, ces algorithmes devraient devenir encore plus sophistiqués, en prenant en compte des facteurs tels que le contexte social et culturel, l’humeur, l’heure de la journée et les interactions exercées entre l’utilisateur et le contenu.

Le deuxième volet de cette révolution concerne la création de contenu. L’IA est de plus en plus utilisée pour créer des œuvres d’art, de la musique, des jeux vidéo, voire des films. En utilisant des techniques d’apprentissage automatique, l’IA peut générer des éléments de contenu tels que des paroles de chansons, des mélodies, des personnages de jeu, des scripts de film et des effets spéciaux. Bien qu’elle ne puisse pas remplacer les créateurs humains, elle peut accélérer le processus de création et ouvrir de nouvelles perspectives créatives.

D’un point de vue strictement économique, l’IA artificielle présente des avantages considérables en transformant la production et la distribution de contenu. Elle permet de réduire les coûts, d’améliorer la qualité et d’accélérer les délais, ce qui offre de multiples opportunités pour l’industrie du divertissement. Par exemple, l’IA est de plus en plus utilisée pour optimiser la production de films et d’émissions de télévision. Elle assiste les équipes de tournage en planifiant les scènes, en suggérant les angles de caméra les plus efficaces et en identifiant les éventuelles erreurs dans le montage. De plus, l’IA intervient dans la gestion de la distribution de contenu en optimisant les stratégies de marketing et de distribution. En se basant sur les données comportementales des utilisateurs, elle aide à cibler précisément le public, adaptant ainsi la stratégie promotionnelle pour maximiser l’impact et la portée du contenu. Cette capacité d’analyse de données marque la troisième phase de la révolution dans l’industrie du divertissement.

Enfin, l’IA contribue à créer des expériences de divertissement plus immersives. Elle utilise des technologies telles que la reconnaissance vocale, la reconnaissance faciale, la réalité virtuelle et la réalité augmentée pour permettre aux utilisateurs d’interagir avec le contenu de manière plus naturelle et personnalisée. Cela ouvre la voie à des expériences de divertissement plus engageantes et interactives, où le public peut véritablement devenir acteur de l’histoire. Dans l’ensemble, l’IA est en train de transformer l’industrie du divertissement, non seulement en optimisant la production et la distribution de contenu, mais aussi en repoussant les frontières de l’expérience elle-même, offrant ainsi de nouvelles opportunités et défis passionnants pour l’avenir de ce secteur.

Demain, des plateformes dédiées à la création de musique, de séries et de films ?

Il est déjà possible de créer des films à l’aide de l’IA, bien que les résultats ne soient pas encore à la hauteur de ce que les créateurs humains peuvent produire. Actuellement, l’IA est principalement utilisée pour générer des éléments de contenu, tels que des scripts, des personnages, des effets spéciaux et des animations, qui peuvent être intégrés dans des productions cinématographiques. Pour y arriver, elle apprend à partir de données existantes, telles que des films, des scénarios et des images, afin de créer de nouveaux éléments de contenu. Si les modèles d’IA les plus avancés ont encore du mal à créer des dialogues réalistes, des personnages émotionnellement convaincants et des histoires cohérentes, ce qui limite leur utilisation dans la création de films complets, qu’en sera-t-il demain ? Les progrès rapides en matière de compréhension du langage naturel et de création de contenu pourraient lui permettre de jouer un rôle plus important dans la création de films à l’avenir. Récemment, la société de production Waymark’s a mis en ligne « The Frost » (1), le premier court-métrage de 12 minutes réalisé entièrement grâce à une IA. L’histoire se déroule en Antarctique, où une équipe de scientifiques est réveillée par un mystérieux signal sonore provenant des montagnes, les incitant à entreprendre une quête périlleuse pour découvrir sa source. « The Frost » se distingue des autres films générés par des IA en offrant une cohérence visuelle plutôt réussie. Cependant, les personnages, bien que réalistes, souffrent de problèmes d’animation, et leur apparence change fréquemment. Le scénario du film maintient toutefois l’intérêt du spectateur, et la fin crée un suspense en vue d’une suite à venir. Malgré ses imperfections, « The Frost » est considéré comme l’un des films générés par des IA les plus aboutis en termes d’exécution, de richesse visuelle, de narration et de cohérence stylistique, surpassant de nombreuses autres productions similaires.

En plus du cinéma, la photographie et la musique sont également en train de s’adapter aux capacités prodigieuses de l’IA. Les algorithmes d’apprentissage automatique sont utilisés pour créer de nouvelles images, les modifier ou même générer des images entièrement synthétiques. L’IA peut être utilisée pour restaurer des photos endommagées ou améliorer des images de faible qualité, mais elle peut également créer de nouvelles images en fonction de critères spécifiques. Par exemple, elle peut être entraînée pour créer des images basées sur des modèles existants ou pour générer des images de personnes qui n’existent pas en réalité. Des entreprises comme Nvidia ont développé des algorithmes qui permettent à l’IA de générer des images réalistes à partir de descriptions textuelles. De plus, des chercheurs ont mis au point des réseaux de neurones capables de créer des images entièrement synthétiques à partir de rien.

La musique suit la même tendance que la photographie. L’IA peut être utilisée pour composer de la musique, créer des arrangements, générer des paroles, produire des sons et des effets sonores, voire reproduire la voix d’artistes. Des entreprises telles qu’Amper Music et Jukedeck ont déjà mis en place des plateformes permettant de créer des pistes musicales personnalisées de cette façon. Des artistes, comme Taryn Southern, ont également utilisé la puissance de l’IA pour créer des chansons complètes, à l’exemple de la chanson « Break Free, » créée avec l’aide d’un algorithme de musique.

Dans un avenir proche, l’avènement de plateformes alimentées par l’IA pourrait révolutionner la création de contenu de manière sans précédent. Imaginez un monde où quiconque pourrait générer de la musique, des séries, ou des films correspondant précisément à ses goûts. Les passionnés de franchises culte comme « Alien », « Star Wars » ou encore « Harry Potter » pourraient simplement exprimer leurs idées de scénarios et même devenir les héros de leurs propres films. Cette personnalisation extrême des œuvres pourrait rendre obsolètes de nombreux métiers liés à la création artistique, voire menacer l’existence des salles de cinéma traditionnelles.

Avec cette nouvelle ère en gestation, les plateformes de streaming actuelles, telles que Netflix et Prime Video, devront réinventer leur modèle pour rester pertinentes. Elles devront offrir des solutions innovantes pour suivre le rythme de cette révolution imminente. L’idée de permettre aux consommateurs de contrôler les moindres paramètres d’une œuvre, que ce soit le scénario, la musique, ou encore la durée du film, pourrait devenir la nouvelle norme. Cette vision peut sembler utopique, mais le succès de technologies émergentes comme ChatGPT et Midjourney montre que la frontière entre la science-fiction et la réalité s’estompe rapidement. Il est clair que l’avenir de l’industrie du divertissement sera façonné par l’IA, créant un paysage artistique plus personnalisé que jamais. D’ailleurs, tout un écosystème se développe rapidement autour de la vidéo générée par l’IA. De plus en plus de startups proposent des plateformes de production automatisée qui l’utilisent pour créer des vidéos à partir de textes et d’articles de presse, ou pour générer des vidéos personnalisées à grande échelle en créant des présentateurs virtuels capables de parler dans différentes langues et styles. D’autres entreprises spécialisées proposent la création de vidéos marketing à partir de textes et d’articles de blog, voire des publicités hautement personnalisées en fonction des données d’audience.

La puissance de l’IA dans la création artistique semble n’avoir que pour seule limite notre propre imagination. Les États-Unis se positionnent déjà en tête de cette course à l’innovation, bénéficiant d’un rayonnement culturel mondial. La culture américaine, diffusée à travers le globe, joue un rôle géopolitique majeur, incarnant un instrument puissant de « soft power » américain. Elle promeut l’empreinte de l’« American way of life » sur la scène internationale, façonnant les perceptions et les aspirations mondiales. Cependant, cette avancée technologique questionne également les fondements de l’exception culturelle française, un pilier de la politique culturelle de la France. Cette exception repose sur la préservation de la diversité culturelle et le respect de nombreuses règles et dispositifs législatifs destinés à soutenir la création artistique. L’IA, en transformant la manière dont nous créons et consommons l’art, pourrait remettre en question ces bases. Cette confrontation entre les avancées technologiques américaines et les valeurs culturelles françaises est le reflet d’une nouvelle révolution, où la culture est au cœur des enjeux, définissant les identités nationales et mondiales à l’ère numérique.

Les enjeux éthiques de l’IA dans la création artistique

Au-delà des promesses fascinantes de l’IA dans le monde du divertissement, émergent également des questions cruciales sur l’éthique de la création artistique. Cette révolution technologique soulève des préoccupations importantes qui méritent d’être abordées de front.

L’une des questions éthiques centrales réside dans l’authenticité de l’art créé par IA. Alors que ces algorithmes sont capables de produire des œuvres musicales, des peintures, ou encore des écrits littéraires, une question émerge : qui est le véritable créateur de ces œuvres ? Les créations générées par des machines peuvent-elles prétendre à la même authenticité que celles issues d’un esprit humain ? Cette interrogation suscite des débats passionnés au sein de la communauté artistique et parmi les amateurs d’art.

Un autre enjeu éthique réside dans la question de la propriété intellectuelle. Lorsqu’une machine génère une composition musicale, un script de film, ou même une image artistique, à qui appartient la création ? L’artiste derrière la machine, l’entreprise qui a développé l’algorithme, ou l’utilisateur qui a initié le processus ? Ces questions légales et éthiques sont encore en cours de résolution, mais elles revêtent une importance cruciale à mesure que l’IA générative devient omniprésente.

La récente grève des scénaristes à Hollywood, menée par la Writers Guild of America (WGA), illustre ces inquiétudes. Les scénaristes se sont mobilisés après le succès de l’IA générative, en particulier de ChatGPT. Cette grève a déclenché d’âpres négociations entre les studios hollywoodiens et les syndicats représentant les scénaristes. L’accord en cours permet aux studios de continuer à utiliser l’IA générative, mais il garantit aux scénaristes des crédits et une rémunération pour leur travail, même si des outils d’IA sont employés. Cependant, des détails précis sur la compensation financière liée à l’utilisation des textes des auteurs pour l’entraînement des modèles d’IA ne sont pas encore communiqués.

La responsabilité artistique est un autre aspect fondamental des enjeux liés à l’utilisation de l’IA. Si une œuvre d’art générée par une IA soulève des problèmes moraux ou éthiques, qui en porte la responsabilité ? L’humain qui a utilisé la machine, le concepteur de l’algorithme, ou l’IA elle-même ? L’IA n’a pas de conscience ni de compréhension éthique, ce qui soulève des défis considérables en matière de responsabilité.

Enfin, il est essentiel d’aborder les implications sociétales de l’utilisation généralisée de l’IA générative dans la création artistique. Comment ces technologies modifient-elles notre perception de la créativité, de l’originalité et de l’art ? Les sociétés doivent réfléchir à la manière dont elles souhaitent intégrer ces avancées technologiques dans leur tissu culturel et artistique, tout en préservant les valeurs fondamentales de l’art et de la créativité.

En conclusion, l’IA générative, incarnée par des noms tels que ChatGPT, DALL-E et Midjourney, promet de révolutionner l’industrie du divertissement. Musique, cinéma, photographie, tous ces domaines connaissent une transformation profonde grâce à la créativité assistée par l’IA. Toutefois, cette révolution soulève des questions éthiques cruciales, telles que l’authenticité de l’art généré par des machines, la propriété intellectuelle, la responsabilité artistique, et les implications sociétales. Naviguer dans ce nouvel environnement créatif nécessite une réflexion approfondie sur les valeurs éthiques qui sous-tendent l’art et la culture. L’IA offre un potentiel impressionnant pour la créativité humaine, mais la société doit décider comment intégrer ces avancées technologiques tout en préservant ces valeurs fondamentales. La collaboration entre l’homme et la machine dans le domaine du divertissement ouvre de nouvelles perspectives, mais elle doit être guidée par la prudence et la réflexion sur les enjeux éthiques qui façonneront l’avenir de l’art et du divertissement à l’ère de l’intelligence artificielle.

Références

(1)Le lien vers le court métrage : https://youtu.be/IgPvoPBrlTE?si=C_PNJQ-dvOybW3cD

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La course à l’intelligence artificielle entre les grandes puissances : une nouvelle Guerre Froide ?

Édito

La course à l’intelligence artificielle entre les grandes puissances : une nouvelle Guerre Froide ?

L’intelligence artificielle (IA), autrefois cantonnée au domaine de la science-fiction, occupe désormais le centre d’une compétition effrénée entre les principales puissances mondiales. Cette quête de la suprématie en matière d’IA n’est pas sans rappeller la Guerre Froide du 20e siècle, avec ses rivalités technologiques, ses enjeux allant de la supériorité militaire à la domination économique, en passant par l’influence géopolitique mondiale.

L’intelligence artificielle (IA), autrefois cantonnée au domaine de la science-fiction, occupe désormais le centre d’une compétition effrénée entre les principales puissances mondiales. Cette quête de la suprématie en matière d’IA n’est pas sans rappeller la Guerre Froide du 20e siècle, avec ses rivalités technologiques, ses enjeux allant de la supériorité militaire à la domination économique, en passant par l’influence géopolitique mondiale.

Un exemple frappant de cette compétition se manifeste dans la bataille pour la domination de la 5G, une technologie de communication ultrarapide qui constitue un élément essentiel de l’infrastructure de l’IA. Les États-Unis ont encouragé des entreprises comme Qualcomm à développer rapidement la 5G afin de préserver leur avantage technologique, tandis que la Chine, avec des géants de la technologie tels que Huawei, a également réalisé d’énormes investissements, alimentant ainsi la rivalité entre ces deux nations, avec Taiwan au centre de ces enjeux géopolitiques.

La Chine, les États-Unis et d’autres acteurs privés majeurs investissent massivement dans la recherche et le développement de l’IA, cherchant à dominer ce secteur stratégique promettant de transformer non seulement l’économie mondiale, mais également la manière dont nous vivons, travaillons et nous défendons. La question cruciale est de savoir si cette course à l’IA peut être gérée de manière pacifique ou si elle évoluera vers une nouvelle forme de conflit.

L’idée que les États-Unis pourraient chercher à épuiser la Chine dans une course technologique, de manière similaire à la stratégie employée pendant la Guerre Froide contre l’URSS dans la course à l’armement, est une perspective à ne pas négliger. Dans la période de la Guerre Froide, les États-Unis et l’Union soviétique se sont engagés dans une compétition sans fin pour développer et acquérir des armes toujours plus sophistiquées. Cette course aux armements a finalement contribué à l’épuisement de l’Union soviétique et a joué un rôle dans son effondrement ultérieur.

Pourtant, n’est-il pas dans l’intérêt des pays intéressés de trouver des moyens de coopérer plutôt que de s’engager dans une rivalité destructrice ?

La communauté internationale doit jouer un rôle essentiel dans la gestion de cette course à l’IA. Des normes et des protocoles internationaux doivent être établis pour garantir une utilisation éthique et responsable de l’IA. La transparence, la sécurité des données et la protection de la vie privée sont des principes fondamentaux qui ne doivent en aucun cas être compromis dans cette quête de suprématie. En fin de compte, la course à l’IA peut représenter une opportunité pour les nations de collaborer, de partager leurs connaissances et de s’engager dans une compétition constructive. Contrairement à la Guerre Froide qui s’est achevée par un équilibre stable plutôt que par une confrontation directe, la course à l’IA peut déboucher sur des avancées technologiques bénéfiques pour l’humanité, à condition que les acteurs mondiaux fassent preuve de sagesse et de coopération.

La question n’est donc pas de savoir si une nouvelle Guerre Froide est inévitable, mais plutôt si nous, en tant que société mondiale, sommes prêts à travailler ensemble pour façonner l’avenir de l’IA de manière éthique, responsable et bénéfique pour tous. La réponse à cette question déterminera si la course à l’IA sera une marche vers un avenir meilleur ou une course vers l’incertitude.

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L’intelligence artificielle supplantera-t-elle les femmes au travail ?

Le Retour de la question stratégique

L’intelligence artificielle supplantera-t-elle les femmes au travail ?

L’emploi féminin semble être plus vulnérable face à l’IA que l’emploi masculin, suscitant des préoccupations légitimes quant à l’égalité des sexes sur le marché du travail.
Les conséquences potentielles de l’intelligence artificielle sur l’emploi en général

Au cours de la prochaine décennie, l’impact de l’intelligence artificielle générative (ChatGPT…) sur l’emploi sera significatif et diversifié. Selon les dernières estimations de l’Organisation internationale du Travail (OIT), l’automatisation pourrait potentiellement affecter jusqu’à 50% des emplois existants dans certaines régions du monde. Cette automatisation touchera principalement les emplois impliquant des tâches routinières et répétitives, comme la saisie de données et certaines tâches de production. Toutefois, il est important de noter que l’IA ne se limite pas à la suppression d’emplois, car elle offrira également de nouvelles opportunités. L’OIT estime que d’ici 2030, l’IA pourrait créer jusqu’à 12 millions d’emplois supplémentaires dans les domaines de la gestion de données, de la cybersécurité, et de la maintenance des systèmes d’IA. Toujours selon l’OIT, les implications potentielles de l’IA générative sont toutefois susceptibles de varier considérablement entre les sexes, avec une probabilité de perturbation de l’emploi féminin plus de deux fois supérieure à celle des hommes. Un constat partagé par le cabinet de conseil en stratégie McKinsey qui indique dans une étude parue l’été dernier que, d’ici la fin des années 2020, un tiers des heures de travail aux États-Unis pourraient être automatisées, avec 1,5 fois plus de femmes que d’hommes exposées à l’impact de l’intelligence artificielle. Pour rester pertinents sur le marché du travail, les travailleurs devront s’adapter en acquérant des compétences en numératie(1), en informatique et en résolution de problèmes. Cependant, la manière dont ces changements affecteront les travailleurs dépendra également des politiques gouvernementales et des stratégies des entreprises pour gérer les transitions.

La vulnérabilité des emplois occupés par les femmes

Les emplois traditionnellement occupés par des femmes sont donc les plus exposés à l’automatisation et à l’IA, une réalité confirmée par les données en France et partout dans le monde occidental. Cette vulnérabilité résulte en grande partie de la concentration des femmes dans des secteurs historiquement moins rémunérés et plus susceptibles d’être automatisés. Par exemple, en France, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), près de 30 % des femmes occupaient des emplois à temps partiel en 2019, contre seulement 7 % des hommes. Cette disparité dans les types de contrats contribue souvent à la précarité financière des femmes, car les emplois à temps partiel sont généralement moins bien rémunérés et moins stables. De plus, les inégalités salariales persistent en France, avec un écart moyen de rémunération d’environ 25 % en 2020, selon Eurostat. Autrement dit, les femmes gagnent en moyenne 25 % de moins que les hommes pour un travail équivalent. Ces disparités salariales exacerbent la fragilité financière des femmes. De surcroît, les femmes sont davantage susceptibles d’occuper des emplois précaires en France, notamment des contrats à durée déterminée (CDD) ou des emplois temporaires. En 2020, l’INSEE a observé que 88 % des emplois à temps partiel étaient occupés par des femmes, et elles étaient plus nombreuses que les hommes à travailler en CDD. Les femmes sont également fréquemment concentrées dans des secteurs à faible rémunération, tels que les services à la personne et le commerce de détail. Selon l’Observatoire des Inégalités, 84 % des employés dans le secteur de la santé et de l’action sociale sont des femmes, avec des salaires moyens inférieurs à ceux des hommes dans ce domaine. Plusieurs universités renommées s’emploient activement à examiner les interactions entre le genre, l’IA et l’emploi. Par exemple, l’Université de Californie à Berkeley, par le biais de son Centre for Technology, Society & Policy, s’est penché sur l’intersection complexe entre l’IA, le genre et le marché du travail, utilisant des données empiriques pour identifier les écarts de participation et les déséquilibres de rémunération. Leurs recommandations politiques visent à favoriser une plus grande égalité entre les sexes.

L’obstacle des biais de genre dans les données d’entraînement

Un autre facteur crucial à considérer lorsqu’il s’agit de l’impact de l’IA sur l’emploi des femmes est le risque de biais de genre inhérent aux données d’entraînement des systèmes d’IA. Dans ce contexte, les biais font référence à des préjugés ou à des distorsions systématiques qui se manifestent dans les données en raison de discriminations passées ou de stéréotypes de genre. Si ces données contiennent des préjugés existants liés au genre, les systèmes d’IA peuvent perpétuer ces biais et renforcer les inégalités sur le lieu de travail. Les exemples de biais de genre dans les données ne manquent pas. En France, une étude réalisée par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes a révélé que les femmes étaient sous-représentées dans les médias, avec seulement 38 % des expert·es interviewé·es dans les émissions d’information en 2018. Cette sous-représentation se traduit par une absence de voix féminines dans la production d’informations et peut influencer la manière dont les systèmes d’IA comprennent et interprètent le rôle des femmes dans la société. Cathy O’Neil, mathématicienne et auteure de « Algorithmes, la bombe à retardement » met en garde contre les conséquences des biais de genre dans les systèmes d’IA. Pour elle, « dans le monde de l’IA, les biais sont comme des miroirs réfléchissant les inégalités profondément enracinées de notre société. Les algorithmes renforcent souvent les préjugés existants au lieu de les atténuer, ce qui peut avoir un impact disproportionné sur les groupes déjà marginalisés. » Autrement dit, lorsque des données historiques sont utilisées pour former des algorithmes de prise de décision, les discriminations passées peuvent être perpétuées, ce qui peut avoir un impact disproportionné sur les femmes et les minorités. Prenons l’exemple d’un algorithme de recrutement qui se base sur des données historiques où les femmes ont été sous-représentées dans certaines professions. Cet algorithme pourrait continuer à favoriser les hommes pour ces emplois, même si les femmes sont tout aussi qualifiées. Non seulement cela perpétue les inégalités existantes sur le marché du travail, mais cela renforce également les stéréotypes de genre qui limitent les opportunités professionnelles des femmes. Il est donc impératif de mettre en place des mécanismes de correction des biais dans le développement des systèmes d’IA. Il est essentiel de veiller à ce que les données utilisées pour l’entraînement soient plus représentatives de la diversité de la main-d’œuvre. Cette approche contribuera à créer des systèmes d’IA plus équitables et à atténuer les inégalités de genre dans le monde du travail.

Le manque de compétences techniques et de formation des femmes

Une autre raison majeure pour laquelle l’emploi des femmes est plus vulnérable à l’IA réside dans le déséquilibre des compétences techniques. On l’a vu, les emplois qui résisteront le mieux à l’automatisation exigent souvent des compétences avancées en informatique, en programmation, en analyse de données et en intelligence artificielle. Malheureusement, les femmes sont encore sous-représentées dans ces domaines, ce qui limite leurs opportunités d’emploi dans des postes liés à l’IA. En France, par exemple, selon le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, les femmes étaient largement sous-représentées dans les filières dites STEM(2) en 2020, ne représentant que 27 % des étudiant·es en informatique et 36 % en mathématiques. Cette disparité dans l’accès à l’éducation et à la formation dans des domaines techniques a un impact direct sur la capacité des femmes à accéder à des emplois liés à l’IA, qui requièrent souvent des compétences spécialisées. Pourtant, encourager davantage de femmes à poursuivre des carrières en STEM est essentiel pour réduire cette disparité. L’exemple de la France avec ses initiatives telles que « Elles codent » montre comment des programmes visant à encourager les femmes à s’engager dans les domaines scientifiques et technologiques peuvent avoir un impact positif. Ces initiatives offrent des bourses, des mentorats et des opportunités de formation aux femmes pour les aider à acquérir les compétences nécessaires et à s’épanouir dans ces carrières.

L’influence des normes sociales et culturelles sur les inégalités de genre

Les inégalités de genre dans le domaine de l’intelligence artificielle et de l’emploi résultent aussi des normes sociales et culturelles qui façonnent les attentes et les choix des individus en fonction de leur genre, influençant ainsi les carrières et les opportunités professionnelles. Pendant longtemps, la société a eu des attentes traditionnelles concernant les rôles de genre. Les femmes étaient souvent associées à des responsabilités domestiques, de soins et de soutien, tandis que les hommes étaient considérés comme les principaux pourvoyeurs financiers de la famille. Une étude réalisée par le Pew Research Center a révélé que 50% des Américains estiment que les femmes sont moins bien adaptées aux emplois en technologie. Ces stéréotypes ont influencé les choix de carrière et les aspirations professionnelles des individus. Par exemple, les filles étaient souvent encouragées à poursuivre des emplois dans des secteurs axés sur les soins, tels que l’enseignement, les soins de santé ou le travail social, tandis que les garçons étaient orientés vers des domaines tels que l’ingénierie, la technologie ou les affaires. Ces attentes traditionnelles ont eu un impact significatif sur les choix de carrière et de formation des femmes. Les carrières liées à l’IA et à la technologie sont souvent perçues comme masculines, ce qui peut décourager les femmes de s’engager dans ces domaines. Les données actuelles montrent que les femmes occupent moins de 20% des postes de cadres supérieurs dans les entreprises de technologie aux États-Unis et qu’elles occupent seulement 15% des postes de chercheurs en IA à l’université.

Quelles solutions pertinentes mettre en place ?

L’éducation et la sensibilisation jouent un rôle crucial dans la lutte contre les inégalités de genre dans le domaine de l’IA. Il est impératif de sensibiliser les femmes dès leur plus jeune âge aux opportunités offertes par cette technologie. Les programmes éducatifs, les ateliers et les initiatives de mentorat jouent un rôle central dans cet effort, nécessitant une collaboration entre les écoles, les universités et les entreprises pour encourager davantage de femmes à étudier des domaines liés à l’IA. Cela peut être accompli en mettant en place des programmes de bourses et en fournissant un soutien financier. La lutte contre les biais de genre dans les systèmes d’IA requiert des actions réglementaires volontaristes. Les gouvernements et les institutions doivent élaborer des politiques exigeant la transparence et l’équité tout au long du cycle de vie de l’IA. Cela implique la collecte de données démographiques pour identifier les biais, la création de comités de révision indépendants pour évaluer les systèmes d’IA, et l’établissement de sanctions pour les entreprises ne respectant pas ces normes. Les politiques visant à promouvoir la diversité et l’inclusion au sein des entreprises technologiques doivent également être encouragées et renforcées. Pour atténuer l’impact de l’IA sur l’emploi des femmes, il est essentiel de diversifier les opportunités professionnelles dans le domaine technologique. Cela signifie encourager les femmes à poursuivre des carrières en tant que développeuses de logiciels ou d’algorithmes, mais aussi en tant que leaders, chercheuses, éducatrices et créatrices. Les entreprises peuvent mettre en œuvre des politiques de promotion interne favorisant la diversité aux postes de direction, tandis que les établissements d’enseignement supérieur peuvent développer des programmes encourageant les femmes à explorer divers domaines technologiques. En outre, les employeurs et les gouvernements devraient investir dans des programmes de formation continue pour aider les femmes à acquérir des compétences techniques tout au long de leur carrière. Cela pourrait inclure des programmes de reconversion pour celles qui souhaitent se diriger vers des emplois liés à l’IA, ainsi que des cours de formation en ligne accessibles à tous. Enfin, pour réduire les inégalités, il est crucial de remettre en question les normes sociales et culturelles qui limitent les choix en fonction du genre. Il est essentiel de mettre en avant des modèles de rôle féminins positifs et d’assurer une visibilité accrue des femmes dans ces domaines pour démontrer que les opportunités professionnelles liées à l’IA sont accessibles à tous, indépendamment du genre.

En conclusion, l’essor de l’intelligence artificielle comporte des défis importants pour l’emploi des femmes. Les emplois traditionnellement féminins sont souvent plus vulnérables à l’automatisation, et les femmes sont sous-représentées dans les domaines techniques cruciaux pour l’IA. Les biais de genre dans les données d’entraînement des IA peuvent également perpétuer les inégalités. Pour atténuer ces problèmes, il est essentiel de promouvoir l’éducation et la sensibilisation, d’exiger la transparence et l’équité dans l’utilisation de l’IA, et de renforcer la diversification des carrières technologiques pour les femmes. Les politiques de promotion de la diversité et de l’inclusion sont également cruciales. En résumé, une action coordonnée est nécessaire pour garantir que l’IA bénéficie à tous, quel que soit le genre, et pour créer un avenir professionnel équitable et stable pour les femmes.

Références

(1)Numératie : capacité à utiliser, appliquer, interpréter et communiquer des informations et des idées mathématiques.

(2)STEM est un acronyme en anglais qui désigne les disciplines liées à la science, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques. Ces domaines englobent un large éventail de matières et de professions qui sont liées à la résolution de problèmes, à la création de technologies, à l’innovation et à la compréhension des phénomènes scientifiques et mathématiques. Encourager plus de femmes à poursuivre des carrières dans les domaines STEM est important pour favoriser la diversité et l’égalité des sexes dans ces secteurs.

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Elise Van Beneden : « Anticor est un bien commun dont les citoyens doivent s’emparer »

Entretiens

Elise Van Beneden : « Anticor est un bien commun dont les citoyens doivent s’emparer »

Le vendredi 23 juin dernier, le tribunal administratif de Paris a annulé l’agrément de l’association Anticor créée en 2002 pour lutter contre la corruption et rétablir l’éthique en politique. Une annulation qui constitue selon l’association à « une atteinte grave à la démocratie, ainsi qu’aux libertés associatives ». Où en est Anticor trois mois après la perte de son agrément ? Pour en savoir plus, LTR a rencontré sa présidente, Elise Van Beneden, et son vice-président Paul Cassia.
Le Temps des Ruptures : Pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste l’agrément que l’association Anticor a perdu et quelles sont les implications de cette perte pour votre organisation ?
Paul Cassia :

L’agrément anticorruption est le rouage qui manquait à la machine judiciaire pénale. En France, quand on est victime d’un délit, on va porter plainte au commissariat, mais en réalité, en faisant cela, on porte plainte entre les mains du procureur de la République qui est en charge de poursuivre les auteurs présumés d’infractions pénales. En France, le procureur de la République bénéficie de l’opportunité des poursuites ce qui signifie qu’il peut classer sans suite des affaires pénales. Cela ne pose aucun problème en soi, car la victime d’une infraction peut saisir le juge d’instruction si elle souhaite que la procédure continue. Mais en matière de corruption, si nous sommes tous victimes dans les faits, aucun citoyen ne peut se prétendre victime devant un tribunal : le simple citoyen n’a pas d’intérêt à agir contre un élu susceptible d’avoir commis une atteinte à la probité publique. Autre caractéristique du système pénal français : les procureurs de la République, bien qu’ayant le statut de magistrats, ne sont pas indépendants du pouvoir exécutif, car leur carrière – leur nomination, leur évolution, d’éventuelles sanctions – dépend du ministère de la Justice. Et c’est là que la machine se grippe : ceux qui ont le pouvoir de classer sans suite peuvent voir leur carrière réduite à néant s’ils s’attaquent à des proches du gouvernement ou du parti politique en place. C’est le nœud du problème. Cette situation est à l’origine d’un risque intolérable d’impunité. C’est à cause de ce risque que la Justice en 2010, puis le Parlement en 2013, ont donné un pouvoir important à des associations citoyennes, celui de contourner la décision d’un procureur de classer sans suite une affaire politico-financière, en se constituant partie civile. Pour se constituer partie civile, il faut être titulaire du fameux agrément que le Ministère de la Justice rechigne à nous octroyer. La constitution de partie civile consiste à saisir un juge d’instruction, qui est constitutionnellement indépendant donc armé pour au besoin enquêter sur une personnalité politique. Cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas subir de pression, mais il ne peut pas perdre son travail pour avoir simplement mis en cause untel ou untel. L’agrément est une arme puissante, citoyenne et démocratique, contre les abus de pouvoir et l’impunité des puissants, ce qui implique évidemment qu’elle doit être maniée avec précaution et discernement. Nous avons perdu cet agrément, pas parce que nous avons manqué de discernement mais parce qu’il a été mal rédigé par son auteur, l’ancien premier ministre Jean Castex. Cela ne nous empêche pas de porter plainte mais cela signifie que nous ne pouvons plus, dorénavant, contourner la décision de classement sans suites d’un procureur. Nous ne pouvons plus nous constituer partie civile. Cela nous fait revenir aux années 2000, dans un contexte où nous ne pouvions pas pallier l’inertie du parquet. 

Le Temps des Ruptures : Vous avez déjà failli perdre votre agrément en 2021. Quelles sont les actions que vous avez mises en place après cette première alerte et pourquoi n’ont-elles pas fonctionné ?
Elise Van Beneden :

L’agrément est octroyé par le Ministère de la Justice pour une durée de trois ans. Nous l’avons obtenu sans problème en 2015 et en 2018. Mais en 2021, la procédure d’agrément a été longue et épuisante. L’association a été mise en cause par le gouvernement car elle refusait de lui donner le nom de ses donateurs, alors même que la CNIL le lui interdisait. Elle a également été mise en cause en interne par des administrateurs sur le motif de manque de démocratie interne. Tout cela est faux bien-sûr, mais ces accusations, amplement médiatisées par leurs auteurs, nous ont mis en difficulté. Toutefois, on dit toujours à Anticor que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. Le fait est que ces quelques mois de bataille nous ont rendus plus forts. Ils ont fait connaître notre petite association au grand public. Ce petit club de juristes passionnés qu’était Anticor est devenu un contre-pouvoir. Peut-être l’étions nous déjà, mais nous n’en avions pas encore conscience. À travers cette épreuve, nous avons vu s’élever une voix citoyenne puissante. Nous avons aussi compris que pour mener nos combats, nous ne devions avoir aucune faille, pour ne donner prise à aucune critique quelle qu’elle soit. Nous avons donc revu nos fonctionnements, modifié nos statuts, encadré davantage notre vie démocratique, limité les dons des personnes physiques, ceux des personnes morales de droit privé comme de droit public ayant toujours été interdits. Anticor est devenue inattaquable et nous faisons très attention à ce que cela perdure. 

Le Temps des Ruptures : Comment cette décision affecte-t-elle la capacité d’Anticor à agir en justice dans les affaires de corruption actuelles ou futures ?
Paul Cassia :

La perte de notre agrément ne met pas en danger l’existence même des procédures dans lesquelles Anticor a porté plainte ou s’est constituée partie civile. En revanche, elle remet en cause la participation d’Anticor dans de futures procédures puisque sans agrément, il n’est pas possible d’être partie civile. Concrètement, cela nous empêche de demander aux juges d’instruction de faire des actes d’enquête, d’auditionner telle ou telle personne, de remettre aux juges des informations qui nous viennent de lanceurs d’alerte dont nous gardons l’identité secrète. Les procédures suivent leurs cours, mais sans victime pour représenter la voix des citoyens. Cela nous empêche également de jouer un rôle de partie civile à l’audience. En effet, un des aspects de notre travail consiste à plaider à l’audience, faire entendre une voix différente de celle du procureur, qui défend le respect de la loi, et des avocats, qui défendent les personnes mises en cause. Par exemple, lorsqu’un maire a placé un de ses proches à un poste communal, nous expliquons en quoi ce comportement brise le pacte républicain, abîme la confiance des citoyens en leurs élus. Nous expliquons que les citoyens attendent que leurs représentants prennent des décisions dans l’intérêt de la commune et non dans l’intérêt de leurs proches. Nous expliquons que les abus de pouvoir, les baronnies locales, détruisent le vivre ensemble. Nous parlons aussi pour ceux qui auraient dû obtenir ces postes, du fait de leur mérite et du fait que ces traitements de faveur créent des injustices. Nous tenons aussi un discours plus systémique en expliquant que l’égalité d’accès aux emplois publics est un droit qui a longtemps été protégé par l’organisation de concours républicains. Qu’aujourd’hui, par l’effet d’un recours excessif au procédé du contrat, cette égalité d’accès est menacée. Nous plaidons pour les citoyens, pour le bien commun, nous expliquons ce que la corruption abîme, ce qu’elle détruit, les préjudices qu’elle cause au quotidien. 

Le Temps des Ruptures : Pouvez-vous nous donner un aperçu des affaires spécifiques dans lesquelles Anticor est actuellement impliquée et comment cette décision pourrait influencer leur développement ?
Elise Van Beneden :

Il serait trop long de lister toutes les affaires dans lesquelles Anticor est plaignante ou partie civile, nous en avons actuellement 159 au niveau national et 2 à 8 dans chacun de nos 82 groupes locaux. Il y a toutefois des cas de figure différents que nous pouvons expliquer. Dans certains dossiers, nous avons porté plainte, le dossier est actuellement entre les mains d’un procureur de la République. Il peut ouvrir une enquête préliminaire à l’issue de laquelle il peut décider de saisir directement le tribunal correctionnel, ou alors de saisir un juge d’instruction s’il estime que des investigations complémentaires doivent être menées ou, enfin, il peut décider de classer sans suite. Dans cette ultime hypothèse, Anticor ne pourra plus rien faire pour s’opposer au classement sans suite. Le risque est donc que des dossiers politico-financiers connaissent un enterrement de première classe, quand bien même des éléments sérieux auraient justifié que la Justice poursuive les auteurs présumés d’infractions pénales graves.  Dans d’autres dossiers, nous nous sommes déjà constitués partie civile, ce qui signifie qu’un juge d’instruction est déjà saisi. Dans ce cas, seul notre rôle de partie civile est remis en cause, pas l’existence de la procédure. La procédure va continuer, le juge d’instruction va enquêter, à charge et à décharge et rendre une décision. Anticor ne pourra ni apporter des éléments au juge, ni plaider à l’audience, ce qui revient à imposer le silence aux citoyens dans des procédures qui les concernent au plus haut point. Pour les futurs dossiers, tout dépendra de la volonté du gouvernement de renouveler notre agrément afin qu’Anticor puisse continuer à aiguiller la Justice. Nous attendons actuellement une décision suite au dépôt de notre dossier le 23 juin dernier. Si la loi vient un jour à couper le cordon ombilical entre le parquet et le ministère, l’action des associations ne sera peut-être plus nécessaire, mais pour l’instant, elle est essentielle. 

Le Temps des Ruptures : Quel est le contexte politique et juridique qui entoure cette décision, et comment percevez-vous le rôle des associations anticorruption en France ?
Paul Cassia :

Le contexte est très particulier puisque les associations citoyennes de lutte contre la corruption doivent solliciter l’octroi de leur agrément auprès du Ministère de la Justice, c’est-à-dire auprès de l’exécutif. Or, l’exécutif peut se trouver embarrassé ou directement visé par les actions d’une association comme Anticor, ce qui est normal puisque la corruption est un abus de pouvoir. C’est donc dans les lieux de pouvoir que les abus de pouvoir sont possibles et qu’il faut les combattre. Justement, Anticor est partie civile contre plusieurs membres du gouvernement, dont le Garde des Sceaux devant la Cour de justice de la République et contre le secrétaire général de l’Élysée, qui est le « bras droit » d’Emmanuel Macron. Ces affaires mettent en cause des personnes qui comptent parmi les personnages les plus puissants de l’État. Il est donc parfaitement paradoxal qu’une association comme Anticor soit contrainte d’obtenir l’autorisation du gouvernement pour mener à bien ses actions. Il existe des critères pour octroyer l’agrément bien-sûr, mais ces critères sont très vagues et la tentation de l’arbitraire, forte. Le coût de la corruption a été chiffré par la Parlement européen en 2016, à 120 milliards d’euros par an uniquement en France. Il y a d’un côté une reconnaissance officielle de la gravité de la situation, et de l’autre côté, un gouvernement qui accumule les affaires politico-financières et a le pouvoir de faire taire une association comme Anticor, et le fait ! Cela signifie que la lutte anticorruption est entièrement verrouillée par le gouvernement qui peut ne pas adopter de plan pluriannuel de lutte contre la corruption, comme c’est actuellement le cas, sous-financer la Justice anticorruption, ce qui est encore le cas, sanctionner un procureur qui voudrait poursuivre un personnage politique proche du pouvoir, ou encore lier les mains des citoyens qui voudraient saisir un juge indépendant. Cette situation politique est désastreuse et doit mener à une réforme ambitieuse. Parmi toutes les mesures qui font l’objet d’un plaidoyer en accès libre sur le site internet d’Anticor, deux sont particulièrement urgentes. D’abord, il faut augmenter drastiquement les moyens financiers et humains de la Justice en matière de lutte contre la corruption et contre toutes les formes de délinquance économique et financière. Ensuite, il faut libérer les associations anticorruption d’un arbitraire possible du gouvernement en confiant le pouvoir d’octroyer l’agrément à une autorité indépendante comme le Défenseur des Droits. 

Le Temps des Ruptures : Quelles sont les prochaines étapes pour le retour de l’agrément d’Anticor ?
Elise Van Beneden :

Elles sont au nombre de deux. D’une part, nous avons demandé en juin 2023 le renouvellement de notre agrément, et nous attendons la réponse de la Première ministre qui a quatre mois pour prendre sa décision, soit d’ici la fin du mois. D’autre part, nous avons contesté devant le juge d’appel l’annulation de notre agrément de 2021 par le tribunal administratif de Paris le 23 juin 2023. Nous attendons une décision provisoire du juge d’appel d’ici à la fin du mois d’octobre 2023 et une décision définitive en 2024. Dans ce procès, la partie défenderesse officielle est le gouvernement. Mais celui-ci ne défend que mollement notre agrément. Il fait le service minimum ce qui interroge sur la volonté de l’exécutif de voir Anticor continuer ses actions. Nous en revenons toujours au même paradoxe : la volonté officielle de lutter contre la corruption, qui est un fléau pour la démocratie et le désir non assumé du gouvernement de « débrancher » Anticor. Nous attendons de la Première ministre qu’elle joue objectivement le jeu de l’Etat de droit, car les associations de lutte en faveur de la probité publique – au demeurant peu nombreuses – sont devenues d’indispensables contre-pouvoirs citoyens. En représentant l’intérêt général, elles permettent d’éviter que des scandales politiques soient enterrés. Dans ce contexte peu favorable à Anticor, il revient aux citoyens de soutenir l’association, car nous sommes tous, collectivement victimes de la corruption. Nous payons tous les effets de la corruption, en payant plus d’impôts, en bénéficiant de moins de services publics, en subissant des injustices. Anticor est un bien commun dont les citoyens doivent s’emparer en adhérant, en la soutenant, en disant haut et fort qu’ils veulent, eux aussi, une République exemplaire.

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Justice et intelligence artificielle : l’équation du futur

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Justice et intelligence artificielle : l’équation du futur

Au cours de ce siècle, l’utilisation massive des algorithmes va bousculer de nombreux secteurs d’activité, jusqu’au marché de l’emploi. A court terme, le secteur juridique, qui devrait être l’un des plus touchés par la généralisation et le perfectionnement de l’intelligence artificielle, va vivre un véritable moment de bascule historique. Avec une capacité de traitement des données démultipliée, on assiste déjà à une révolution des pratiques dans ce secteur, ainsi qu’à l’apparition de nouveaux métiers. La legaltech, comme on l’appelle désormais, s’organise aussi en France. Elle profite de l’engouement pour l’innovation numérique, alors que les moyens alloués à la Justice sont toujours insuffisants. La France dispose ainsi de trois fois moins de juges par habitant qu’en Allemagne. Dans ce contexte, quel avenir réserve l’intelligence artificielle à la justice ? Comment assurer sa neutralité de traitement ? A l’avenir, doit-on redouter ou souhaiter être jugé par un algorithme ?
Le capitalisme numérique bouscule le secteur juridique

En France, les premiers services juridiques en ligne sont récents : ils ont été créés en 2014 par des startups dont le but est principalement d’apporter une réponse rapide et personnalisée à une question juridique. Depuis, ces services n’ont eu de cesse de se développer, au même rythme que celui des technologies et des algorithmes qui permettent désormais un traitement de masse et une exploitation fine des données juridiques. La justice prédictive, qui repose sur l’exploitation de données et de statistiques basées sur des décisions de justice, est en plein développement grâce à l’intelligence artificielle. Les avantages de cette nouvelle forme de justice sont nombreux. Elle apporte une aide précieuse et facilite le travail des juges, dans un contexte de raréfaction des moyens et d’engorgement des tribunaux. Elle permettrait aussi d’uniformiser le droit et donc de renforcer le principe d’égalité des citoyens devant le droit. Par contre, la justice prédictive n’encourage pas la prise en compte des situations particulières, ni l’émergence de jurisprudences qu’elle risque d’uniformiser. C’est ce que démontre une étude réalisée en 2016 par des chercheurs anglais et américains : « un juge humain prend en considération certains éléments que la machine ne traite pas, issus de son intuition et de sa propre sensibilité. » Pire, la justice prédictive est accusée de porter atteinte à certains droits fondamentaux, comme le droit au respect de la vie privée, la liberté d’expression, la protection des données, ou encore au principe de non-discrimination comme on le verra plus tard.

Cette prise en compte de l’innovation technologique au service des représentants de la loi, mais aussi des justiciables, c’est la promesse de la startup Doctrine, première plateforme d’information juridique dans l’hexagone. A l’origine de sa création en 2016, un simple constat : la difficulté, même pour les professionnels du droit d’accéder simplement aux sources du droit et en particulier à la jurisprudence. Avec le temps, la plateforme a mis en ligne des millions de décisions de justice, avant de créer un moteur de recherche puis d’autres produits permettant d’accéder facilement à l’ensemble des sources du droit. Malgré son développement rapide, son utilisation fait encore débat aujourd’hui parmi les avocats et les magistrats. Après des accusations de typosquatting en 2018, et la supposée utilisation d’adresses mails très ressemblantes à celles de professionnels ou de sociétés existantes pour récupérer des décisions de justice auprès des greffes de différentes juridictions, le Conseil national des barreaux et le Barreau de Paris ont déposé plainte en 2019 contre la startup. A l’origine de leur courroux : l’utilisation des données personnelles des avocats — manipulées à leur insu selon eux — et la constitution d’un fichier dans lequel il est possible de retrouver toutes les décisions de justice et le nom des clients, même ceux dont la procédure est toujours en cours.

Ce débat rejoint au fond celui sur la protection des données personnelles, dans un contexte de fort développement du capitalisme numérique. Jusqu’en 2018, leur utilisation reposait sur un consentement plus ou moins tacite entre l’utilisateur et l’entreprise qui souhaitait les utiliser. Mais les différents scandales associés à leur exploitation ont fait prendre conscience aux utilisateurs que leurs données personnelles font l’objet d’un commerce, très rentable pour certains. Devant la pression citoyenne, l’Union européenne (UE) a créé il y a cinq ans le Règlement général sur la protection des données, plus connu sous l’acronyme RGPD. Ce nouveau règlement s’inscrit dans la continuité de la loi française Informatique et Libertés datant de 1978 renforçant le contrôle par les citoyens de l’utilisation de leurs données. Son premier atout : il harmonise les règles en Europe en offrant un cadre juridique unique aux professionnels. De plus, il permet de développer leurs activités numériques au sein de l’UE en se fondant sur la confiance des utilisateurs. Enfin, en plus du « consentement explicite », les autorités de protection des données peuvent prononcer des sanctions à hauteur de 20 millions d’euros ou équivalentes à 4% du chiffre d’affaires mondial de la société visée et, pour les pousser à agir fermement, elles pourront être saisies par des plaintes collectives. Mais le RGPD, s’il cadre fortement l’utilisation de nos données personnelles, ne les interdit pas : il autorise toute entreprise à les collecter et les utiliser si elle y trouve un « intérêt légitime » (économique, structurel…) et que la poursuite de cet intérêt ne porte pas une « atteinte disproportionnée » aux intérêts des personnes concernées. Depuis la création du RGPD, 5 milliards d’euros d’amendes ont été prononcés par les différentes autorités européennes de protection des données. Très efficace pour inciter les petites entreprises à se mettre en conformité avec la loi, le règlement se révèle toutefois moins efficace concernant les géants de la Tech. En mai dernier, Méta, la maison mère de Facebook, Instagram et WhatsApp a été condamnée à une amende record de 1,2 milliard d’euros par le CNIL irlandais.

Schumpeter au pays des algorithmes

Depuis 2016, Ross travaille pour le cabinet d’avocats américain Baker & Hostetler. Il a plus de 900 collègues qui lui demandent de l’assister dans leur travail au quotidien. Surdoué — il est capable de traiter un milliard de documents par seconde — il est spécialisé dans l’étude des faillites d’entreprises. Ross n’est pas un employé comme les autres, c’est un “avocat robot” doté d’une intelligence artificielle développée par la société IBM, à partir de la célèbre technologie Watson. Son efficacité est telle qu’il vient concurrencer directement les jeunes avocats chargés jusqu’à présent d’assister leurs collègues et de rechercher les documents liés aux questions légales qui se posent. D’autres solutions encore plus efficaces que celles développées par IBM feront leur apparition dans les prochaines années, au fur et à mesure que la technologie se développera et que les algorithmes peaufineront leur apprentissage. D’ailleurs, le modèle GPT-4 développé par OpenAI a réussi au printemps dernier l’examen du barreau aux États-Unis, démontrant que l’IA peut aujourd’hui rivaliser avec les avocats humains. L’intelligence artificielle a réussi 76 % des questions à choix multiples, contre environ 50 % pour le modèle d’IA précédent, surpassant de plus de 7 % le résultat d’un candidat humain moyen.

Avec l’intelligence artificielle, des métiers disparaîtront, des nouveaux feront leur apparition, comme ceux récemment créés pour accompagner le développement de ces nouvelles plateformes : juristes codeurs, juristes data ou encore juristes privacy. Une nouvelle fois, c’est le principe de destruction créatrice si cher à Joseph Schumpeter, célèbre économiste américain du début du XXème siècle, qui fait la démonstration de sa pertinence. Selon lui, les cycles économiques et industriels s’expliquent par le progrès technique et les innovations qui en découlent. De nouveaux emplois viennent ainsi remplacer les anciens devenus obsolètes. C’est ce phénomène que l’on observe actuellement dans le secteur juridique avec l’intelligence artificielle. Un nouveau cycle économique restructurant se met en place et les bouleversements en cours, mais aussi ceux à venir, risquent de s’accélérer. Même si les conséquences de l’automatisation et de l’utilisation de l’intelligence artificielle sur l’emploi sont encore mal connues, quasiment tous les secteurs de l’économie devraient être bousculés par leur généralisation. Selon une étude réalisée par Citygroup réalisée sur la base des données de la Banque mondiale, 57% des emplois de l’OCDE sont menacés. Dans des pays comme l’Inde ou la Chine, ce sont respectivement 69% et 77% des emplois qui risquent d’être automatisés. Sur l’exemple du secteur juridique, d’autres connaissent déjà des changements notables, comme le secteur médical avec une mise en application de l’intelligence artificielle pour établir des diagnostics plus efficaces, ou encore le secteur bancaire et financier avec des algorithmes capables de gérer en masse des ordres d’achat et de vente d’actions de manière automatisée.

Le biais, talon d’Achille de l’intelligence artificielle

Si le secteur juridique doit être l’un des premiers touchés par les bouleversements liés à l’utilisation massive de l’intelligence artificielle, comment être certain que celle-ci se fera sans aggraver les inégalités et reproduire les discriminations déjà présentes dans nos sociétés et, par ricochet, dans les décisions de justice ?

La première à avoir alerté sur les dangers de la surexploitation des données pour nourrir les algorithmes est la mathématicienne Cathy O’Neil. Elle démontre dans son livre “Algorithmes, la bombe à retardement” comment ils exacerbent les inégalités dans notre société. En cause : les biais algorithmiques. Ces derniers apparaissent quand les données utilisées pour entraîner l’intelligence artificielle reflètent les valeurs implicites des humains qui les collectent, les sélectionnent et les utilisent. Autrement dit, les algorithmes ne nous libéreraient pas d’idéologies racistes ou homophobes, d’opinions nocives ou de préjugés sexistes… Au contraire, elles nous y enfermeraient ! Dans ce contexte, quelle valeur apportée à la justice prédictive qui utilise des algorithmes ? Surtout que des précédents existent déjà. En 2016, une enquête de l’ONG ProPublica a mis en évidence l’existence d’un biais raciste dans l’algorithme utilisé par la société Northpointe qui se base sur les réponses à 137 questions d’un prévenu pour évaluer son risque de récidive. Ses concepteurs affirmaient pourtant ne pas prendre directement en compte ce « critère ». Toujours selon l’ONG, le logiciel avait largement surévalué le risque de récidive des Afro-Américains, qui se sont vus attribuer un risque deux fois plus important que les Blancs. A l’origine de cette situation, un codage mathématique reposant sur une interprétation des données et des choix qui sont eux bien humains.

Alors, comment se prémunir de ces biais ? Quelle stratégie la legaltech peut-elle mettre en place pour rendre vraiment neutre la technologie ? Cathy O’Neil semble avoir trouvé la solution. Elle milite depuis longtemps pour la réalisation d’audits algorithmiques indépendants. Elle a même fondé son propre cabinet spécialisé dans ce domaine.

L’intelligence artificielle requiert une réglementation adaptée aux enjeux d’éthique liée à son utilisation. C’est dans ce cadre que la Commission européenne a proposé en 2021 le premier cadre réglementaire la concernant. Elle propose que des systèmes d’IA qui peuvent être utilisés dans différentes applications soient analysés et classés en fonction du risque qu’ils présentent pour les utilisateurs ; les différents niveaux de risque impliquant un degré différent de réglementation. Le 14 juin dernier, les députés européens ont adopté leur position de négociation sur la loi sur l’IA. Les négociations vont maintenant commencer avec les pays de l’Union au sein du Conseil sur la forme finale de la loi. Ce cadre réglementaire fait suite à la publication en 2018 d’une une charte éthique européenne sur l’utilisation de l’IA dans les systèmes juridiques. Celle-ci est composée de cinq principes fondamentaux : assurer une conception et une mise en œuvre des outils et des services d’intelligence artificielle qui soient compatibles avec les droits fondamentaux, prévenir spécifiquement la création ou le renforcement de discriminations entre individus ou groupes d’individus, utiliser des sources certifiées et des données intangibles, rendre accessibles et compréhensibles les méthodologies de traitement des données et, enfin, bannir une approche prescriptive et permettre à l’usager d’être un acteur éclairé et maître de ses choix. Aux USA, où les enjeux liés à l’intelligence artificielle font l’objet d’un intérêt croissant, deux projets de loi bipartisans distincts sur l’intelligence artificielle ont été présentés en juin dernier. Le premier a pour but d’obliger le gouvernement américain à faire preuve d’une transparence totale lorsqu’il utilise l’intelligence artificielle pour interagir avec les citoyens. Cette loi leur permettrait également de faire appel de toute décision prise par l’intelligence artificielle. Le second projet de loi vise quant à lui à créer un nouveau bureau chargé de veiller à ce que les USA restent compétitifs dans la course aux nouvelles technologies, notamment par rapport à la Chine, son grand rival dans ce domaine. D’autres solutions existent également pour lutter contre les biais algorithmiques : l’adoption de principes éthiques qui restent malgré tout difficilement codables ; l’invention d’un serment d’Hippocrate réservés aux datascientists qui prendrait la forme d’un code de conduite comprenant des principes moraux incontournables, etc.

Demain, des « juges-robots » ?

Une fois débarrassés de leurs biais, les algorithmes pourraient-ils modifier la façon dont la justice est rendue dans nos démocraties ? Dans quel contexte sociétal s’inscrirait une utilisation massive de l’intelligence artificielle au service du droit ? Verrons-nous émerger des « juges-robots » pour rendre la justice ? Autant de questions qui posent avant tout celle de la puissance d’exécution et de traitement des ordinateurs actuels.  

A moyen terme, pour nous aider, l’intelligence artificielle devra tout d’abord pouvoir traiter beaucoup de données en un temps record, bien plus rapidement qu’elle ne réussit à le faire actuellement, à l’image de notre cerveau, qui dispose d’une puissance de calcul de 1 zettaflop, ce qui lui permet de réaliser 1 000 milliards de milliards d’opérations par seconde ! Dans un ordinateur, le processeur est la pièce équivalente à notre cerveau. C’est lui qui effectue tous les calculs. Pour y arriver, il travaille sur les données stockées en mémoire, et tout ce que l’on voit à l’écran, sur le réseau ou sur le disque dur, constitue le résultat de ces travaux. Jusqu’à très récemment, les ordinateurs savaient traiter beaucoup de données mais pas suffisamment pour rivaliser avec notre cerveau. Pour obtenir une puissance de calcul inégalée, certains États comme la Chine ou des entreprises comme Google, Intel ou IBM se sont alors tournées vers les supercalculateurs comme Frontier, le plus puissant au monde, qui traite plus d’un milliard de milliards d’opérations par seconde. Mais pour beaucoup d’ingénieurs et d’informaticiens, l’avenir est désormais aux ordinateurs qui utilisent les propriétés quantiques de la matière pour repousser encore plus leurs capacités d’analyse et de traitement. L’informatique quantique repose notamment sur l’un des principes de la physique quantique appelé superposition. Selon cette mécanique, un objet peut avoir deux états en même temps. Ainsi, une pièce de monnaie peut être à la fois pile et face, alors que dans le monde « classique », elle ne peut être que l’un ou l’autre à la fois. Cet ordinateur quantique serait capable de réaliser des opérations sans équivalent et de faire plusieurs calculs à la fois, contrairement aux ordinateurs actuels qui doivent les réaliser les uns après les autres, aussi rapides soient-ils. Ces nouveaux ordinateurs pourraient bien révolutionner de nombreux secteurs industriels en permettant de passer d’une intelligence artificielle faible — celle que nous connaissons finalement actuellement — à une intelligence artificielle plus forte, capable de raisonner presque comme un humain. Les métiers d’avocats, de magistrats et de juges devraient alors disparaître, dépassés par les capacités d’exécution des algorithmes du futur. Il n’est donc pas impossible qu’à long terme des « avocats-robots » défendent leurs clients face à des « juges-robots » dans des tribunaux qui ont évolué vers un format digital. Dystopique ? Sans doute. C’est pourtant la voie empruntée par l’Estonie dont le gouvernement a développé une intelligence artificielle capable de rendre de façon autonome des jugements dans des délits mineurs, dont les dommages sont inférieurs à 7.000 euros. Comment ? Tout simplement grâce à une plateforme en ligne dédiée sur laquelle chaque partie renseigne les données nécessaires aux algorithmes du logiciel pour rendre leur verdict, comme les informations personnelles ou les preuves éventuelles.

En conclusion, l’essor de l’intelligence artificielle dans le secteur juridique est incontestable, apportant des avantages significatifs en termes d’efficacité et d’accessibilité à la justice. Cependant, les préoccupations concernant les biais algorithmiques et la protection des données personnelles exigent une réglementation rigoureuse et des audits indépendants pour garantir l’équité et la neutralité. À long terme, l’idée de « juges-robots » pourrait devenir une réalité, mais elle devra être abordée avec précaution pour préserver les valeurs essentielles de notre système judiciaire. En somme, l’avenir de la justice sera le fruit d’un équilibre entre la technologie et les principes éthiques.

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Yellowstone : la complexité des enjeux politique américains en série

Culture

Yellowstone : la complexité des enjeux politique américains en série

Depuis ses débuts en 2018, la série télévisée « Yellowstone », est devenue un incontournable du paysage médiatique américain. À première vue, « Yellowstone » peut sembler représenter un point de vue conservateur en raison de certains sujets abordés et de la personnalité virile de ses héros. Cependant, une analyse plus approfondie révèle une série qui transcende les catégories politiques traditionnelles pour offrir un portrait nuancé, mais réaliste, des divisions politiques aux États-Unis et invite à une réflexion plus profonde sur l’Amérique contemporaine.

Depuis ses débuts en 2018, la série télévisée « Yellowstone », qui vient d’achever sa cinquième saison devant plus de 8 millions de téléspectateurs, est devenue un incontournable du paysage médiatique américain. Cependant, ce qui rend cette série vraiment captivante, c’est sa complexité politique. À première vue, « Yellowstone » peut sembler représenter un point de vue conservateur en raison de certains sujets abordés et de la personnalité virile de ses héros. Cependant, une analyse plus approfondie révèle une série qui transcende les catégories politiques traditionnelles pour offrir un portrait nuancé, mais réaliste, des divisions politiques aux États-Unis. Cette série, qui s’inscrit dans la tradition du western moderne, explore les conflits politiques et culturels dans le décor des vastes étendues du Montana, tout en remettant en question les stéréotypes et en invitant à une réflexion plus profonde sur l’Amérique contemporaine.

Une lutte acharnée pour les ressources et le contrôle des terres

Au cœur de « Yellowstone », se trouve une bataille épique pour les ressources et le contrôle du Yellowstone Dutton Ranch, un thème central qui éclaire les complexités politiques de la série. Le personnage de John Dutton, incarné magistralement par Kevin Costner, est le patriarche incontesté de la famille Dutton et incarne une vision classique de la propriété privée et de la tradition. Sa détermination à maintenir le ranch familial, coûte que coûte, est un reflet des valeurs souvent associées à la droite américaine. Il représente l’archétype du propriétaire foncier traditionnel qui défend avec acharnement ses droits de propriété et résiste aux pressions extérieures. Cependant, la série ne se contente pas de présenter John Dutton comme le héros incontesté de cette lutte pour les ressources. Le personnage de Thomas Rainwater, un chef amérindien, apporte une perspective complexe et nuancée à ce conflit. Rainwater incarne une voix en faveur de la préservation de l’environnement et des droits des peuples autochtones, illustrant ainsi les tensions entre la conservation des ressources naturelles et la protection de l’environnement. Une préoccupation que ne partage pas John Dutton, lui qui ira jusqu’à faire sauter à la dynamite un flanc de montagne pour détourner le cours d’une rivière et ainsi empêcher un autre rival, le californien Dan Jenkins, développeur immobilier, d’y avoir accès. En présentant ces deux perspectives « Yellowstone » engage le spectateur dans une réflexion plus profonde sur des enjeux complexes et actuels, tout en évitant de prendre clairement position en faveur de l’un ou l’autre de ces conflits politiques.

La politique locale et la nécessité du compromis

Au cœur de « Yellowstone », les interactions complexes entre la famille Dutton et les autorités locales sont longuement explorées. Cette dynamique politique met en lumière les dilemmes auxquels sont confrontés les responsables politiques locaux qui doivent jongler entre la préservation de la stabilité de la région et les intérêts privés, parfois en étant contraints de faire des compromis difficiles. L’un des personnages clefs de cette thématique est le gouverneur Lynelle Perry, un personnage politique influent, obligée de choisir entre les demandes de John Dutton, , et celles de Thomas Rainwater, le chef amérindien,. Cette situation reflète la réalité politique des régions rurales américaines, où les responsables politiques sont souvent pris entre le désir de favoriser le développement économique local, la protection de l’environnement et les droits des peuples autochtones. La série montre également l’influence significative des entreprises et les lobbys sur la politique locale. le personnage de Dan Jenkins qui tente d’exploiter les terres du ranch pour ses propres intérêts en est un bon exemple. Les relations entre les acteurs économiques, les responsables politiques locaux et les propriétaires fonciers créent un paysage politique complexe où les enjeux économiques, environnementaux et politiques sont étroitement entrelacés.

Le nationalisme et la famille, deux thèmes au coeur de la série

Dans « Yellowstone », deux sujets essentiels se démarquent, chacun apportant une dimension profonde à l’histoire et à la caractérisation des personnages : le nationalisme et la famille. Au cœur de l’intrigue, le nationalisme et le patriotisme américains sont incarnés de manière puissante par certains protagonistes. Ils défendent ardemment leurs valeurs et leur mode de vie, tout en percevant les menaces extérieures comme des atteintes à l’intégrité de l’Amérique et de leur propre vision de la nation. John Dutton, en particulier, incarne ce sentiment. En tant que patriarche du Yellowstone Dutton Ranch, il est prêt à utiliser des moyens légaux et illégaux pour protéger sa terre, sa famille et ses traditions. Cette disposition à tout sacrifier pour défendre ce qu’il considère comme sa patrie personnelle peut être interprétée comme une réflexion sur les divisions politiques aux États-Unis, où le nationalisme peut être utilisé pour justifier des actions extrêmes au nom de la protection de l’identité culturelle et territoriale. Cependant, « Yellowstone » ne se contente pas de glorifier le nationalisme. La série présente également les opposants de John Dutton comme ayant des motivations valables pour leurs actions. Thomas Rainwater lutte pour la justice et les droits de sa communauté, tout en plaidant pour la préservation de l’environnement. Ces personnages ne sont pas dépeints comme des ennemis dénués de raisons valables, mais comme des acteurs engagés qui ont eux aussi une vision profondément patriotique de l’Amérique, mais qui diffère de celle de John Dutton.

La famille et sa place au sein de la société est également un thème abordé. Pour John, la famille est bien plus qu’une simple unité sociale ; elle est le fondement de son identité et de ses convictions. Son attachement profond à ses enfants – même s’il est incapable de le leur montrer – et à la préservation du ranch familial est un élément clé de son caractère. Son obsession de la famille se manifeste parfois de manière extrême, car il est prêt à tout pour protéger son héritage et ses proches, allant même jusqu’à recourir à la violence lorsque cela est nécessaire. Cette vision de la famille en tant que pilier sacré de la vie du patriarche évoque des valeurs conservatrices traditionnelles souvent associées à la droite, tout en ajoutant une dimension personnelle puissante à son personnage. Le conflit entre la protection de la famille et les défis extérieurs est un autre thème récurrent de la série, offrant une réflexion sur l’importance de la famille dans le contexte complexe de la politique et de la société contemporaine.

Un virilisme assumé ?

« Yellowstone » présente un virilisme omniprésent parmi ses personnages masculins, créant ainsi un élément distinctif de la série. Les hommes forts, durs et déterminés, tels que John Dutton et son fils Kayce, sont des figures centrales de la série. Ce virilisme peut sembler, à première vue, rappeler l’archétype traditionnellement associé à la droite politique, où la force physique et la détermination sont valorisées comme des qualités masculines idéales. Située dans les vastes étendues du Montana, où les règles de la frontière semblent encore prévaloir, la série ne fait pas non plus mystère de l’importance des armes à feu dans la vie quotidienne de ses personnages masculins. Elles deviennent des symboles phalliques de pouvoir, de contrôle et de protection dans cet environnement brut et impitoyable. Les conflits sont souvent résolus par la force, que ce soit dans des confrontations violentes entre personnages ou dans la défense du Yellowstone Dutton Ranch. Cette omniprésence des armes à feu et de la violence physique souligne l’aspect sauvage du monde de « Yellowstone », tout en suscitant des réflexions sur la culture des armes aux États-Unis, un sujet politique brûlant dans la société contemporaine. La série pousse ainsi les spectateurs à s’interroger sur la place des armes dans la vie américaine et sur les conséquences de cette culture de la violence sur la politique et la société. Mais « Yellowstone » va au-delà des stéréotypes en présentant une diversité de personnages, chacun avec sa propre interprétation de la masculinité. Par exemple, Jamie Dutton, l’un des fils de John, est un avocat qui adopte une approche plus intellectuelle, progressiste et moins physique de la vie, remettant en question l’idée que la masculinité doit nécessairement être associée à la force physique. Cela reflète la manière dont la série déconstruit les stéréotypes de genre et explore différentes facettes de la masculinité. Un aspect encore plus puissant de cette dynamique est la présence de personnages féminins forts et complexes qui défient les stéréotypes de genre. Beth Dutton, la seule fille de John, incarne une féminité forte et indépendante. Elle est une femme d’affaires avisée, capable de rivaliser intellectuellement et émotionnellement avec n’importe quel homme de la série. Elle incarne la puissance féminine dans un monde souvent dominé par des hommes forts. Monica Dutton, la femme de Kayce, joue également un rôle significatif dans la déconstruction des stéréotypes de genre au sein de la série. Issue d’une culture amérindienne, elle apporte une perspective unique dans « Yellowstone ». Son caractère indépendant et déterminé s’inscrit dans la tradition de sa propre culture, où les femmes sont souvent des piliers de force au sein de leur communauté. Monica est une enseignante dévouée, cherchant à transmettre la sagesse de ses ancêtres aux jeunes générations, tout en équilibrant les défis de sa vie de famille. Son personnage défie le stéréotype de la femme passive et dépendante, montrant que la force féminine ne se limite pas à une seule perspective culturelle ou ethnique. Sa présence met en évidence l’importance de la diversité dans la représentation des femmes à l’écran et renforce l’idée que les qualités traditionnellement associées à la masculinité peuvent également être valorisées chez les femmes. En présentant cette diversité de personnages masculins et féminins, « Yellowstone » dépeint une vision plus complexe et nuancée de l’identité et de la masculinité, montrant que la force et la détermination ne sont pas l’apanage exclusif d’une orientation politique ou d’un genre. Cette représentation met en évidence l’importance de la diversité et de la nuance dans la caractérisation des personnages, contribuant ainsi à enrichir la profondeur de la série sur le plan politique et socioculturel.

La représentation de la diversité culturelle

La diversité culturelle dans « Yellowstone » dépasse largement le simple décor de l’intrigue et les personnages. Elle constitue un élément fondamental qui enrichit la profondeur de la série et lui confère une dimension politique et culturelle cruciale. Au cœur de cette diversité se trouve la nation amérindienne Broken Rock, dont les interactions complexes avec les Dutton et le ranch forment un pilier central de la série. Cette représentation authentique d’une communauté autochtone est d’une importance capitale, car elle permet à « Yellowstone » de refléter la véritable mosaïque culturelle de la région du Montana. Les coutumes, les croyances et les traditions des Amérindiens sont présentées de manière respectueuse et fidèle, offrant ainsi au public un aperçu authentique de la richesse culturelle de ces communautés. Cela contribue à sensibiliser les téléspectateurs aux aspects culturels et historiques souvent négligés de la société américaine. Mais « Yellowstone » ne s’arrête pas à la simple représentation culturelle. La série aborde également de manière subtile les blessures historiques et les injustices que les peuples autochtones ont endurées aux États-Unis, en mettant en avant les conflits et les tensions entre la nation Broken Rock et les Dutton. Ces tensions sont le reflet de réalités profondes liées à la colonisation et à la perte de terres, des tragédies historiques qui ont profondément marqué les communautés autochtones. En donnant une voix à la nation amérindienne à travers des personnages tels que Thomas Rainwater et Monica Dutton, « Yellowstone » confronte le public à l’héritage colonial de l’Amérique et à ses répercussions actuelles sur les peuples autochtones. Cela incite les téléspectateurs à réfléchir à l’importance de reconnaître et de rectifier ces injustices historiques, tout en mettant en lumière la nécessité de lutter pour la justice et la réconciliation. Ainsi, la représentation de la diversité culturelle dans « Yellowstone » constitue un vecteur d’éducation et de sensibilisation, offrant une plateforme pour explorer les questions politiques et culturelles cruciales qui persistent dans la société américaine contemporaine.

Une série sur les divisions politiques au sein du peuple américain

L’une des grandes forces de « Yellowstone » réside donc bien dans sa capacité à mettre en lumière les divisions politiques profondes qui traversent la société américaine contemporaine. La série offre un tableau riche et nuancé en présentant une variété d’opinions et de motivations politiques parmi ses personnages principaux. Cette approche permet aux spectateurs de plonger au cœur de la complexité des questions politiques auxquelles sont actuellement confrontés les États-Unis, tout en illustrant les conflits entre conservateurs et progressistes. La famille Dutton elle-même incarne ces divisions internes. John et ses enfants représentent un éventail de points de vue politiques, allant du conservatisme intransigeant à l’ouverture aux idées progressistes, certes dans une moindre mesure. Cette divergence d’opinions au sein de la famille reflète la réalité des différences politiques qui existent au sein de nombreux foyers américains. De plus, la série introduit des personnages extérieurs à la famille Dutton qui incarnent des perspectives politiques diamétralement opposées. L’approche de la série est d’autant plus puissante qu’elle évite de diaboliser les personnages ou les opinions opposées. Elle présente les motivations de chacun de manière crédible, montrant que les acteurs politiques ont des raisons valables pour leurs actions, même si elles diffèrent. Cette approche humanise les personnages et les opinions divergentes, invitant ainsi les spectateurs à réfléchir aux causes et aux conséquences de ces divisions politiques. « Yellowstone » ne peut être pleinement appréciée sans la prise en compte de son contexte temporel, qui correspond en grande partie à l’ère de la présidence de Donald Trump. La série offre un éclairage intéressant sur les conflits politiques qui ont caractérisé cette période, même si elle ne prend pas explicitement position sur la politique américaine contemporaine. L’ascension de Donald Trump à la présidence en 2016 a polarisé la société américaine, divisant le pays sur une série de questions allant de l’immigration à l’environnement en passant par l’économie. Ces divisions politiques ont souvent été marquées par un discours polarisant, caractérisé par des affrontements verbaux virulents et des luttes pour le contrôle du pouvoir. « Yellowstone » capture avec intelligence cet environnement politique tendu. Les luttes pour le contrôle des ressources naturelles, les conflits entre les propriétaires fonciers et les intérêts commerciaux, ainsi que les tensions entre les conservateurs et les progressistes, évoquent les débats politiques d’aujourd’hui et reflètent la réalité politique et socioculturelle des États-Unis à l’ère de Trump, alors que ce dernier souhaite se représenter à l’élection présidentielle de 2024.

En fin de compte, « Yellowstone » offre une exploration complexe de la politique, de la famille et de la société américaine contemporaine. Elle suscite des questions essentielles sur les valeurs, les compromis et les divisions qui façonnent l’Amérique d’aujourd’hui. Cette série captivante invite les spectateurs à réfléchir non seulement aux enjeux politiques, mais aussi à la manière dont la politique interagit avec les aspects les plus intimes de nos vies. Elle nous rappelle ainsi le pouvoir de la fiction pour éclairer et explorer les complexités du monde réel qui nous entoure. « Yellowstone » transcende également les clivages politiques et réunit les Américains de tous bords. Des études ont montré que son audience est divisée presque à parts égales entre les démocrates et les républicains. Comme l’a souligné Keith Cox, président de Paramount Network : « Juste parce que ça se passe dans le Montana et qu’il y a des éleveurs, les gens disent que c’est une série pour la droite républicaine. Mais maintenant, on s’aperçoit que c’est une série pour tout le monde. » Cette capacité à unir un public diversifié reflète l’attrait universel de la série et son pouvoir de transcender les lignes partisanes pour engager des conversations importantes sur l’Amérique contemporaine.

Les 4 premières saisons de Yellowstone sont disponibles sur la plateforme Paramount+.

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ChatGPT : le diable s’habille-t-il en data ?

Depuis quelques semaines, le monde s’émerveille devant les capacités quasi-magiques de l’agent conversationnel ChatGPT. Très puissant, l’outil a été développé par la jeune société OpenAI créée entre autres par Elon Musk qui finira par prendre ses distances avec la startup, inquiet de voir l’intelligence artificielle devenir un « risque fondamental pour la civilisation humaine ». Si ChatGPT représente une nouvelle étape dans l’évolution et la démocratisation de l’intelligence artificielle, au point de concurrencer Google, les conséquences potentielles et avérées sur son utilisation interrogent dans la société jusqu’au législateur. Plus largement, faut-il encadrer les capacités exponentielles de l’intelligence artificielle ? Si oui, quels garde-fous mettre en place pour en limiter les conséquences ?
A l’origine était l’algorithme

Tout a été dit ou presque sur les capacités incroyables de ChatGPT. Mais pour bien les comprendre, il faut remonter à l’origine de l’intelligence artificielle et de la création des algorithmes. Selon Serge Abiteboul, chercheur et informaticien à l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA), « un algorithme est une séquence d’instructions utilisée pour résoudre un problème ». Sans forcément le savoir, nous en utilisons chaque jour quand nous cuisinons à l’aide d’une recette : nous respectons un ordre précis d’instructions pour créer un plat, c’est le principe même d’un algorithme. Si nous remontons le temps, les premiers algorithmes servaient à calculer l’impôt alors que, dans le champ mathématique, le premier remonte à -300 avant notre ère. Nous le devons à Euclide qui inventa l’algorithme qui calcule le plus grand commun diviseur de deux entiers. C’est Alan Turing, considéré comme le père fondateur de l’informatique, qui donna en 1936 le premier support formel aux notions d’algorithmiques avec sa célèbre machine considérée encore aujourd’hui comme un modèle abstrait de l’ordinateur moderne.

A partir du XXème siècle, la grande nouveauté dans l’exploitation des algorithmes a résidé dans l’utilisation d’ordinateurs aux capacités de calculs décuplées. Après les années 50, leur développement s’est accéléré grâce au machine learning ou apprentissage automatique. Cette technologie d’intelligence artificielle permet aux ordinateurs d’apprendre à générer des réponses et résultats sans avoir été programmés explicitement pour le faire. Autrement dit, le machine learning apprend aux ordinateurs à apprendre, à la différence d’une programmation informatique qui consiste à exécuter des règles prédéterminées à l’avance. Pour y arriver, les algorithmes d’intelligence artificielle doivent consommer des volumes considérables de données et utiliser des probabilités statistiques. Les plus célèbres d’entre eux, nous les utilisons tous les jours. Le premier est PageRank, l’algorithme de Google qui établit avec pertinence un classement des pages web quand nous effectuons une recherche sur son moteur. Les fils d’actualité de Facebook ou Twitter sont également de puissants algorithmes utilisés chaque jour par des centaines de millions d’utilisateurs. Les algorithmes sont devenus tellement efficaces qu’ils sont à l’origine d’un enrichissement des plateformes, sans commune mesure avec celui des entreprises d’autres secteurs. Ces plateformes, nous les connaissons bien. Elles nous accompagnent dans les actes de notre vie quotidienne : elles nous permettent de regarder une série ou un film, d’écouter de la musique, de faire nos courses, de voyager, de partir en vacances ou encore de trouver un logement ou l’amour. Grâce au perfectionnement de l’intelligence artificielle, les plateformes exploitent toujours plus de données, ce qui rend possible un meilleur apprentissage des algorithmes. Ce modèle économique basé sur la donnée leur permet de créer des nouveaux services qui recueillent encore plus de données et alimentent ainsi la croissance de leurs revenus. La capitalisation boursière des GAFAM n’a pas fini d’atteindre des sommets dans les années à venir. 

Aujourd’hui, c’est la technique du deep learning – apprentissage profond – sous-domaine du machine learning qui attire le plus l’attention après avoir été boudée pendant longtemps. Son retour en grâce, on le doit notamment à un Français, Yann Le Cun, actuellement chercheur en intelligence artificielle chez Facebook et lauréat du prix Turing en 2019. La technique du deep learning utilise des réseaux neuronaux artificiels, calqués sur ceux des humains, pour obtenir un résultat. Les champs d’applications sont nombreux (médecine, robotique, sécurité informatique, création de contenus…). Ils intéressent beaucoup les géants technologiques qui investissent massivement dans le développement de cette technique. ChatGPT interprète ainsi les données qui l’ont nourri – on parle quand même de plus de 500 milliards de textes et vidéos – en s’appuyant sur des algorithmes d’apprentissage automatique et de traitement du langage, mais aussi sur des techniques d’apprentissage profond. Les réseaux de neurones artificiels utilisés lui permettant ainsi de mieux comprendre les relations entre les mots dans une phrase et de les utiliser plus efficacement pour générer des phrases cohérentes et pertinentes. 

Un succès fulgurant et jamais vu par le passé

L’efficacité de ChatGPT est à l’origine de son succès auprès du grand public. Il n’aura fallu que cinq jours à l’outil développé par OpenAI lancé en novembre 2022 pour atteindre un million d’utilisateurs. Instagram aura mis un peu plus de deux mois pour atteindre ce résultat, Spotify cinq mois, Facebook dix mois et Netflix plus de trois ans. Un succès fulgurant qui a fait vaciller Google de son piédestal, pour le plus grand bonheur de Microsoft, propriétaire du moteur de recherche Bing, qui a investi un milliard de dollars dans ChatGPT. Aux USA, Google représente 88% du marché des moteurs de recherche contre 6,5% pour Bing. En France, Google représente même plus de 90% du marché. Très prochainement, Microsoft va lancer une version améliorée de Bing dopée à l’intelligence artificielle ChatGPT. En seulement 48 heures, plus d’un million d’internautes se sont déjà inscrits sur la liste d’attente pour l’essayer. Une occasion unique pour Microsoft, acteur mineur du marché des moteurs de recherche, de concurrencer Alphabet, la maison-mère de Google. La présentation catastrophique de Bard, le concurrent de ChatGPT, par le vice-président de Google, Prabhakar Raghavan, début février n’a rien arrangé. En une journée, Google a perdu plus de cent milliards de dollars de capitalisation boursière à cause d’une simple erreur factuelle commise en direct par le nouvel outil d’intelligence artificielle. Une bourde reprise en boucle sur les réseaux sociaux et sur les chaînes d’information en continue. Pour la première fois dans son histoire, Google semble menacé par une technologie développée par un concurrent. De son côté, l’action de Microsoft se porte comme un charme depuis le début de l’année. La firme devrait même investir plus de 10 milliards de dollars dans OpenAI dans les années à venir, notamment pour obtenir l’exclusivité de certaines fonctions du chatbot. 

Sommes-nous aux prémices d’une simple recomposition du marché des moteurs de recherche ou le succès de ChatGPT représente-il bien plus que celui d’un simple agent conversationnel ?  Techniquement, l’outil développé par OpenAI ne représente pas une rupture technologique, même si ChatGPT bénéficie de véritables innovations concernant par exemple le contrôle des réponses apportées aux internautes grâce à un logiciel dédié. Ce dernier lui a permis jusqu’à présent de ne pas tomber dans le piège de la dérive raciste comme d’autres intelligences artificielles avant elle. En 2016, l’intelligence artificielle Tay, développée par Microsoft, était devenue la risée d’internet en tweetant des messages nazis, 24 heures seulement après son lancement. Capable d’apprendre de ses interactions avec les internautes, elle avait fini par tweeter plus rapidement que son ombre des propos racistes ou xénophobes très choquants. « Hitler a fait ce qu’il fallait, je hais les juifs », « Bush a provoqué le 11 septembre et Hitler aurait fait un meilleur travail que le singe que nous avons actuellement », « je hais les féministes, elles devraient toutes brûler en enfer. », font partis des pires tweets qu’elle a diffusé avant que son compte, qui comptabilise toujours plus de 100 000 abonnés, ne passe en mode privé. 

Avec ChatGPT, les moteurs de recherche devraient rapidement évoluer pour devenir de vrais moteurs de solution. Plutôt que d’afficher des pages et des pages de résultats pour une simple recherche, les prochains moteurs proposeront directement une réponse précise et argumentée en se nourrissant des sites mis à leur disposition. Un constat qui a récemment mis en émoi plusieurs écoles new-yorkaises qui ont littéralement interdit à leurs élèves d’utiliser l’outil. Une décision qui sera de plus en plus difficile à tenir quand on sait que ChatGPT va rapidement devenir encore plus efficace. La version actuelle dispose de 175 milliards de paramètres alors que la version précédente de ChatGPT n’en possédait seulement que 1,5 milliard. 

Au-delà des capacités exponentielles de l’intelligence artificielle développée par OpenAI, c’est son adoption rapide par les internautes qui impressionne. Accessible à tous et gratuit, l’outil a démocratisé le recourt à l’intelligence artificielle dans de nombreux aspects de la vie quotidienne et professionnelle, ce qui n’avait pas vraiment réussi avant ses principaux concurrents. Selon Microsoft : « le nouveau Bing est à la fois un assistant de recherche, un planificateur personnel et un partenaire créatif. » De quoi aiguiser la curiosité du plus grand nombre et en faire un outil incontournable, sachant que ChatGPT a réussi là où les autres chatbots ont toujours échoué : soutenir une conversation en se souvenant des réponses précédentes que l’internaute lui a fournies. Selon les prédictions de Kevin Roose, journaliste technologique au New York Times et auteur de trois livres sur l’intelligence artificielle et l’automatisation, l’intelligence artificielle pourrait également à terme être utilisée comme un thérapeute personnalisé… Au risque de faire disparaitre le métier de psychologue ?

Et demain ? 

Il semblerait que ce ne soit pas le seul métier que cette intelligence artificielle menace, même si les prévisions dans ce domaine se sont souvent avérées fausses. Dans un premier temps, ce sont les métiers d’assistants qui sont le plus menacés. Depuis 2016, Ross travaille pour le cabinet d’avocats américain Baker & Hostetler. Il a plus de 900 collègues qui lui demandent de l’assister dans leur travail au quotidien. Surdoué — il est capable de traiter un milliard de documents par seconde — Ross est spécialisé dans l’étude des faillites d’entreprises. Il n’est pas un employé comme les autres, c’est un “avocat robot” doté d’une intelligence artificielle développée par la société IBM, à partir de la célèbre technologie Watson. Son efficacité est telle qu’il vient concurrencer directement les jeunes avocats chargés jusqu’à présent d’assister leurs collègues et de rechercher les documents liés aux questions légales qui se posent. D’autres solutions encore plus efficaces que celles développées par IBM feront leur apparition dans les prochaines années, au fur et à mesure que la technologie se développera et que les algorithmes peaufineront leur apprentissage. D’autres secteurs d’activités seront impactés en profondeur par l’efficacité des agents conversationnels. Dans un premier temps, il est plus que probable que les intelligences artificielles d’OpenAI soient déployées dans tous les logiciels de Microsoft, l’entreprise ayant déjà annoncé qu’elle utiliserait DALL-E, générateur d’images et petit frère de ChatGPT, dans PowerPoint pour créer des images uniques. Plus globalement, les métiers créatifs, comme ceux de la communication ou du journalisme, devraient subir une mutation profonde et rapide. Dans les années à venir, ChatGPT sera aussi un outil précieux pour répondre à des commandes vocales ou encore lire des courriels, ce qui sera d’une grande aide pour les personnes souffrant par exemple de cécité. 

Mais l’utilisation en masse de ChatGPT soulève d’autres interrogations, d’ordre moral et éthique. Selon une enquête réalisée par le magazine Time, si le logiciel permettant à l’outil de ne pas sombrer dans le raciste et la xénophobie est si efficace c’est grâce au travail de modérateurs kenyans payés seulement 2 euros de l’heure. Leur quotidien ? Trier les informations pour réduire le risque de réponses discriminantes ou encore haineuses. Certains s’estimeront même traumatisés par le contenu lu pendant des semaines. Un autre scandale interroge la responsabilité de l’entreprise dans le respect du droit d’auteur. Des centaines de milliards de données ont été utilisées pour entrainer l’intelligence artificielle sans s’interroger en amont sur le consentement de tous ceux qui ont nourri ChatGPT. Se pose alors la question de la transparence sur les données et les sources utilisées par l’intelligence artificielle. A l’avenir, elles devront apparaître clairement lors de la délivrance d’une réponse à une question posée. Se pose également la question de la transparence sur les contenus générés par une intelligence artificielle. En effet, à l’heure des deep fakes, il est de plus en plus difficile de distinguer le faux du vrai. Comme le souligne Julien Deslangle, auteur et prospectiviste, dans une tribune (1) mise en ligne sur le site Uzbek & Rica le 10 janvier dernier : « bien sûr, l’Homme n’a pas attendu l’IA générative pour créer et diffuser de fausses informations, mais les algorithmes peuvent le faire de façon plus convaincante, comme en témoignent les hypertrucages (ou deep fakes), ces enregistrements qui peuvent prêter à une personnalité des propos qu’elle n’a jamais tenus. En mars dernier, des pirates ont ainsi diffusé sur des sites ukrainiens un deep fake dans lequel le président Volodymyr Zelensky demandait à ses soldats de déposer les armes face à la Russie… ». 

Le législateur devra alors trouver les réponses adéquates, sans tomber dans la censure systématique, alors que le débat se déplace aujourd’hui sur le terrain de la sécurité. Comme le soulignait Danny Gagné, chercheur à l’Université du Québec à Montréal, sur son blog (2) le 31 janvier dernier : « des chatbots utilisant l’IA peuvent générer, de manière autonome, du code propre à mener des attaques au rançongiciel. Fini le temps où ce type d’entreprise était réservé aux génies de l’informatique : les équipes de recherche de la firme de cybersécurité israélienne Check Point ont démontré que des cybercriminels avec peu ou pas d’expérience étaient en mesure d’utiliser ChatGPT pour encoder des courriels d’hameçonnage contenant des logiciels espions. »

Certains politiques s’interrogent de leur côté sur l’idéologie développée par ChatGPT. A droite, certains estiment que l’outil fait preuve de censure en ne répondant pas expressément à certaines questions ou alors privilégie des réponses qui promeuvent une idéologie très progressiste. Le mercredi 15 janvier, Sonia Mabrouk s’est prêtée une nouvelle fois à l’exercice de l’interview politique sur Europe 1 mais cette fois-ci en interrogeant ChatGPT, dans une mise en scène très travaillée (3), pour savoir si l’intelligence artificielle « a une matrice idéologique, un corpus de valeurs ». A la question sur son objectivité, ChatGPT répond : « je suis programmé pour être le plus objectif possible dans mes réponses. Cependant il est important de noter que les algorithmes qui me contrôlent sont basés sur les données d’apprentissage sur lesquelles j’ai été formé. Et ces données peuvent refléter les biais et les opinions de ceux qui ont créé ces données. Mon objectivité dépend donc de la qualité et de l’objectivité des données d’entrainement qui m’ont été fournies (…) » La journaliste lui demande ensuite de créer un poème féministe, ce qu’il fait, avant de lui demander d’en créer un second antiféministe et misogyne, ce qu’il refuse de faire. La démonstration est implacable : ChatGPT semble répondre, comme le souligne la journaliste, en fonction « de valeurs qui lui ont été inculqués. On vous a dit ce qui était bien ou mal ? » Elle lui posera ensuite des questions sur l’immigration ou encore sur l’identité de genre, dénonçant au passage le « catéchisme de la théorie du genre » soi-disant développé par l’intelligence artificielle. « Ce sont des adeptes du woke qui vous ont inculqués ses valeurs ? » Si les réponses de ChatGPT n’ont pas rassuré la journaliste, une chose est sûre : l’intelligence artificielle est bien de gauche !

Et à plus long terme ? A quoi pourrait ressembler notre vie en cohabitation avec une intelligence artificielle de plus en plus sophistiquée ? Avec – pourquoi pas – le concours de l’informatique quantique et ses capacités hors norme de calcul, l’efficacité de l’intelligence artificielle sera décuplée. Elle accompagnera les citoyens dans leur vie quotidienne en prenant des décisions à leur place. De nombreuses sociétés spécialisées dans la personnification de l’intelligence artificielle verront le jour. Il n’existera plus comme aujourd’hui une intelligence artificielle faible et abstraite, mais des intelligences artificielles paramétrables et ultra-performantes.

Références

(1) https://usbeketrica.com/fr/article/pour-une-obligation-de-transparence-sur-les-contenus-generes-par-l-ia

(2) https://dandurand.uqam.ca/publication/chatgpt-co-le-cote-obscur-de-lintelligence-artificielle/

(3) https://www.europe1.fr/societe/chatgpt-est-il-woke-4167109

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