L’étrange victoire de l’extrême-droite contre la politique

L’étrange victoire de l’extrême-droite contre la politique

Michaël Foessel et Étienne Ollion signent avec leur ouvrage Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique une réflexion percutante sur la montée en puissance de l’extrême droite en France. Leur propos prend à contre-pied une idée largement admise, notamment à gauche : le succès du Rassemblement national (RN) ne résulte pas d’une « bataille culturelle » victorieuse.

Michaël Foessel et Étienne Ollion signent avec leur ouvrage Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique une réflexion percutante sur la montée en puissance de l’extrême droite en France. Leur propos prend à contre-pied une idée largement admise, notamment à gauche : le succès du Rassemblement national (RN) ne résulte pas d’une « bataille culturelle » victorieuse.

Sur quel thème, immigration exceptée, peut-on prétendre que le RN a gagné la bataille des idées ? Comme le démontre Vincent Tiberj dans La droitisation française, mythe et réalités, il n’y a pas de droitisation des électeurs ou des Français. C’est donc autre part qu’il faut rechercher les facteurs de la réussite électorale du RN.

La gauche pense souvent les succès électoraux du RN à la lumière de la nouvelle droite d’Alain de Benoist qui, dans les années 1970, entendait utiliser Gramsci pour conquérir l’hégémonie culturelle à la gauche (avec la revue Éléments et le GRECE, Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne). Cette nouvelle droite faisait le constat d’une « supériorité » intellectuelle de la gauche, du moins d’une domination dans les milieux universitaires, à laquelle la droite devait s’oppose à travers une métapolitique – c’est-à-dire, produire une doctrine capable de dicter « le juste, le bien et le beau » fondée sur de solides argumentations intellectuelles.

Mais pour Michaël Foessel et Étienne Ollion, si l’on souhaite comprendre le succès du RN, ce n’est pas tant du côté de la métapolitique qu’il faut chercher que vers celui de l’infrapolitique. Là réside l’étrangeté de sa victoire : ce n’est pas par une doctrine robuste qu’elle convainc, mais en évitant soigneusement d’en proposer une.

Cette façon de faire est du reste facilitée par une crise profonde de la politique elle-même. Les grands repères qui structuraient autrefois l’espace public – les clivages idéologiques nets entre gauche et droite, un langage commun pour débattre, des cadres d’action partagés – se sont érodés. Ce brouillage général profite à l’extrême droite, qui capitalise sur l’effacement des oppositions classiques. S’il n’y a plus de gauche et de droite, alors il n’y a pas non plus d’extrême-droite. Aujourd’hui, le centre triangule sur son extrême droite (« programme immigrationniste » du NFP, ensauvagement, réarmement démographique, loi immigration, vote de la préférence nationale dans la CMP, etc), la gauche n’est plus sûre de son républicanisme (ou à tout le moins c’est ce qui transparaît dans le discours médiatique, en témoigne la diabolisation de LFI depuis le 7 octobre 2023) et l’extrême droite se dédiabolise (vote constitutionnalisation IVG, en se présentant comme défenseur des Juifs de France, etc). Cela n’aide pas à jouer le « scandale » lorsque le RN est en passe de gagner des élections.

Un autre facteur clé identifié par les auteurs est la transformation du journalisme politique. Autrefois attentif aux idées et aux projets, celui-ci s’est mué en une arène où dominent les analyses stratégiques et les récits de coulisses. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2022, plus de 60 % des articles politiques du Monde comportaient des citations anonymes, off the record, contre seulement 15 % en 1970. La récente candidature d’Emmanuel Grégoire pour la mairie de Paris en 2026, quelques jours après l’adoubement d’Anne Hidalgo envers Rémi Féraud, laisse déjà voir les journalistes politiques saliver, alors qu’on peut légitimement supposer et craindre que de programme, il ne sera pas question. Cette obsession pour les tactiques et les rivalités personnelles relègue au second plan les idées. Résultat : les électeurs ne sont plus confrontés aux propositions concrètes des candidats, ce qui favorise un parti comme le RN, capable de s’imposer par des slogans simplistes et des idées vagues sans que des journalistes n’interrogent Marine Le Pen ou Jordan Bardella sur l’application concrète de leur programme. Pourtant, des contre-exemples existent, comme ces journalistes de France Bleu lors des législatives de 2024 qui ont confronté les candidats RN à leurs programmes, de sorte que ces derniers sont apparus pour ce qu’ils sont : des incompétents doublés de fieffés réactionnaires.

Ce travail médiatique insuffisant est complété par une stratégie rhétorique redoutable du RN, qui valorise le « bon sens populaire » contre les prétendues arguties des intellectuels de gauche. Cette posture anti-élitiste est un puissant levier électoral : elle résonne auprès de ceux qui se sentent exclus des débats complexes et théoriques. Ici, pas besoin de doctrine métapolitique ambitieuse, comme celle développée par Alain de Benoist dans les années 1970. Le RN adopte une stratégie d’opposition systématique : contre le « wokisme », contre « l’écologisme punitif », contre le « néoféminisme ». Chaque fois, il s’agit de s’appuyer sur des exemples isolés et exagérés – ces fameuses « paniques morales » – pour décrédibiliser l’ensemble de la gauche. Ainsi, une anecdote extrême devient l’emblème supposé d’un mouvement entier.

Cette posture s’accompagne d’un polissage stratégique des discours et des idées. Finies les provocations : plus de sortie de l’UE ou de l’euro, plus de racisme biologique ouvert, et une Marine Le Pen qui évite soigneusement les phrases choc. Le RN d’aujourd’hui, aseptisé, joue la carte de la normalisation. Cette prudence, combinée à une rhétorique de rejet, suffit à capter une frange de l’électorat en quête de repères simples et de solutions rapides et, il faut le dire, déçu des trahisons successives de la gauche.

Avec Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique, Foessel et Ollion ne se contentent pas de diagnostiquer la montée de l’extrême droite ; ils révèlent l’ampleur de la crise politique qui la rend possible. Ce n’est pas une victoire des idées, mais une victoire contre la politique elle-même, contre sa capacité à organiser des débats éclairés et à produire des alternatives ambitieuses. Une victoire étrange, mais redoutablement inquiétante pour l’avenir de notre démocratie.

 

Crédits photo

Le président du Rassemblement national Jordan Bardella, et la présidente du groupe parlementaire du RN, Marine Le Pen, remercient leurs partisans à la fin d’un meeting à Nice, le 6 octobre 2024.
© Laurent Coust/ABACAPRESS.COM

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Vivre en biorégionaliste pour survivre à la crise climatique

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Et si nos manières d’habiter la Terre étaient en décalage total avec les équilibres du vivant ? Et si nos cadres politiques et économiques, hérités de la modernité industrielle, nous empêchaient de reconstruire un lien véritable avec nos territoires ? C’est à ces questions que répond le biorégionalisme, une pensée écologique radicale qui propose de refonder nos sociétés à l’échelle des écosystèmes. Face à un monde globalisé, uniformisé et détaché des réalités locales, le biorégionalisme invite à une relocalisation de nos modes de vie, en s’ancrant dans les spécificités écologiques, culturelles et historiques de chaque territoire. Mais ce projet est-il viable ? C’est à cette question que cette série de 3 notes critiques de L’Art d’habiter la Terre, principal ouvrage théorique du biorégionalisme, va chercher à répondre.

Avant de présenter plus en détail la réflexion et l’analyse de ce livre, il est nécessaire d’expliquer d’où part cette note. Pour cela, il est indispensable de présenter ce qu’est la pensée biorégionaliste. Nombreux sont les auteurs, en particulier anglosaxons, qui ont contribué au cours des dernières décennies à la structuration de ce courant de pensée. Inconnue jusqu’à peu en France, la pensée biorégionaliste a ainsi été l’objet d’interprétations multiples au sein des sphères écologistes et anarchistes américaines.

Pour comprendre la valeur de l’ouvrage et de l’auteur dont il est ici question, une comparaison s’impose. Quand on parle de la pensée socialiste, il apparaît rapidement qu’un grand nombre de chose est relié à Marx. En somme, évoquer le socialisme conduit, tôt au tard, à parler du Capital. L’Art d’habiter la Terre de Kirkpatrick Sale se situe au même niveau en ce qui concerne le biorégionalisme. Tout y est. Il s’agit d’un ouvrage qui, dès sa parution en 1985, fait référence au sein de la sphère universitaire américaine et détone avec ce qui avait été préalablement produit par le milieu biorégionaliste. Comme le souligne Mathias Marot dans la préface de l’édition française « Ce livre constitue en 1985 la toute première monographie théorique sérieuse sur la question biorégionale – et rares seront les travaux ultérieurs qui passeront outre ses apports et propositions »[1].

A l’époque déjà, l’ouvrage fait donc l’effet d’une bombe dans les sphères biorégionalistes américaines. Emergeant véritablement au cours des années 70, le mouvement biorégionaliste américain fait face à une forte effervescence lors des années 80. A cette époque, cette effervescence s’exprime principalement via l’émergence de projets communautaires et intellectuels[2] visant à développer et [2]Dans cet environnement militant relativement réduit, le livre de Sale va alors rapidement faire parler de lui comme nul autre auparavant. Il suffit de lire les critiques littéraires biorégionalistes de l’époque pour s’en rendre compte. Ainsi, voici ce qu’écrit en 1986 Michael Helm[3] dans la revue Raise the Stakes, revue américaine de référence de la pensée biorégionaliste :

Ouah ! Ce que Kirk Sale a fait avec ce livre c’est prendre l’idée du biorégionalisme, lui aplatir la mèche rebelle et l’endimancher de ses plus beaux habits latins pour la rendre intellectuellement respectable. On parle ici de Culture, les gars, avec un C majuscule – comme ça se fait dans les meilleurs travaux de la civilisation occidentale depuis les temps mycéniens.

Comme tout autre courant théorique, le biorégionalisme porte en lui de multiples perceptions du monde, toutes proche les unes des autres. Or, la force de l’Art d’habiter la Terre est d’être aujourd’hui devenue incontournable à chacune d’entre elle. L’importance capitale de cet ouvrage est telle que personne ne peut entièrement s’en détacher. Aucune pensée biorégionaliste n’existe aujourd’hui sans prendre en considération ce livre. Sans conteste, il s’agit donc de la plus importante référence théorique du biorégionalisme. L’Art d’Habiter la Terre est un tour de force remarquable de la pensée biorégionaliste à laquelle il est indispensable de se référer quand on souhaite présenter cette dernière. C’est pour cette raison que la présente série de notes va s’attacher à présenter les grands concepts et principes posés, il y 40 ans, par Kirkpatrick Sale.

Prendre ses distances avec notre environnement artificiel pour mieux vivre

Pour comprendre en profondeur la pensée biorégionaliste, il faut d’abord aborder les raisons de son apparition. C’est à ce titre que les premiers mots et chapitres de l’Art d’habiter la Terre reviennentsur l’identité quasi spirituelle du biorégionalisme. Voulant renouer avec un sens aigu du rapport à l’autre et à notre environnement, le biorégionalisme s’érige en décalage avec l’ère technique et postmoderne dans laquelle nous vivons. Comme l’explique Mathias Rollat, l’idéal biorégionaliste apparaît comme « un désir partagé de retrouver des récits plus radicalement tournés vers le non-humain »[4]. Très clairement, le biorégionalisme porte en lui une vision quasi mystique du lien homme-nature. Cette vision spirituelle se fonde sur l’appropriation, totale ou partielle, des croyances et modes de vies passés. Certaines anciennes civilisations sont ainsi appréhendées avec beaucoup d’intérêt par les biorégionalistes, en lien avec leurs modes de vie et croyances basés sur la préservation de l’environnement. Poussé par une volonté manifeste à prendre du recul sur le monde ultra connecté et complexe dans lequel nous évoluons, l’idéal biorégionaliste entend réappréhender « le monde et ses composants (…) comme dotés de vie, d’esprit et d’intentionnalité »[5].

Logiquement, cette notion spirituelle du biorégionalisme est directement abordé dans la définition qu’en propose Kirkpatrick Sale dans son ouvrage. Ce dernier explique :

Une des manières d’expliquer ce qu’est le biorégionalisme est d’utiliser le mot espagnol querencia. En effet, ce terme n’implique pas tant un « amour du chez soi » comme le disent les dictionnaires, mais tente plutôt de raconter ce sentiment profond et silencieux de bien être intérieur qui provient de la connaissance d’un lieu particulier de la Terre, ses rythmes journaliers et annuels, sa faune et sa flore, son histoire et sa culture ; un endroit précis au sein duquel l’âme donne des signes d’affection et de reconnaissance. (…) c’est un sentiment pleinement universel et un des éléments de l’expérience humaine de la vie depuis si longtemps qu’il semble être inscrit dans nos patrimoines génétiques eux-mêmes.[6]

Ainsi, l’aspiration biorégionaliste apparaît comme une aspiration profonde à se reconnecter avec la Terre sous tous ses aspects. La querencia à laquelle se réfère ici l’auteur souligne la nécessité qu’a l’être humain à se lier à son environnement pour vivre pleinement son existence. Or, on constate que ce lien a aujourd’hui disparu de nos vies, amenant de nombreux individus à ressentir une profonde nécessitée à renouer avec ce dernier. L’idéal biorégionaliste se positionne « spirituellement » dans ce sens et propose une vision du monde renouant avec ce lien. L’objectif même du biorégionalisme est ainsi que chacun puisse retrouver ce « sentiment pleinement universel [qui constitue] un des éléments de l’expérience humaine de la vie »[7]. Cette volonté, d’une certaine manière, de retour en arrière – en ce qui concerne notre rapport au monde – est abordé par Sale dans son ouvrage. Concernant l’idée de recréer un véritable lien entre nous et la nature, il écrit :

Pour reprendre les propos de l’historien Morris Berman : « La vision de la nature qui prédomina dans le monde occidental jusqu’à l’aube de la révolution scientifique état un monde enchanté (…) Le cosmos, en bref, était un lieu d’appartenance. Un membre de ce cosmos n’était pas un observateur aliéné mais un participant direct de ses drames. La destinée de l’un était liée à celle de l’autre, et cette relation donnait du sens à la vie humaine ». Au cours de toute l’histoire humaine, de nos débuts tribaux il y a 30 000 ans (…) jusqu’il y a 400 ans, il me semble que les peuples de cette planète se sont considérés comme des habitants d’un monde vivant.[8]

Cette aspiration à retrouver un lien plus direct, plus fort entre nous et la nature n’émerge par ailleurs pas par hasard au sein de la pensée biorégionaliste. Comme le laisse à penser la précédente citation, elle se positionne en réalité dans une critique globale du tout technique. Pour les biorégionalistes, la crise écologique dans laquelle nous vivons est en grande partie liée à la déconnexion entre l’homme et la nature causé par la révolution scientifique. Envahissant tous les pans de notre vie quotidienne, la technique sous tous ses aspects est venue révolutionner notre rapport au monde, notre rapport à notre environnement.  La place actuelle de la technique dans nos vies est indispensable pour comprendre la volonté biorégionaliste de valoriser certaines logiques passées ayant régi l’existence humaine. Sale traite ainsi directement de ce sujet dans sa théorisation du biorégionalisme. Pour se faire, il propose – dans un premier temps – de faire un état des lieux succinct du sens qu’ont aujourd’hui la technique, le progrès dans nos sociétés. L’auteur américain énonce :

A chaque génération, chaque siècle, la vision scientifique du monde est devenue à la fois plus englobante et envahissante, de sorte qu’aujourd’hui elle paraît presque hégémonique ; en effet, nous n’avons presque plus de méthode de pensée ni de langage pour penser quoi que ce soit à son encontre (…) Elle est devenue, en bref, notre Dieu.[9]

Sale apporte ici une réponse majeure aux détracteurs de la pensée biorégionaliste. En effet, nombre d’entre eux réduisent ce courant de pensée en une croyance béate envers une pureté passée, un paradis prémoderne qu’il conviendrait de retrouver. Avec justesse, Sale affirme que la croyance n’est pas le seul apparat des biorégionalistes. Bien au contraire, il explique que la force des progressistes, cela même qui ont permis au progrès de devenir incontournable, réside dans leur foi inaliénable envers ce concept. C’est parce que les progressistes sont animés d’une croyance absolue en les vertus du progrès qu’ils ont œuvré avec acharnement pour un développement technologique sans limite. C’est parce que leur vision future englobe une idée fantasmée du progrès que toute la société a depuis embrassé un mode de vie opposé à ceux qui ont régi la vie humaine pendant des millénaires. Sale précise :

Plus particulièrement encore ce siècle d’avions, d’automobiles, de satellites, d’ordinateurs et de mégalopoles, l’effet de la technologie scientifique a été la mise à distance psychique entre l’être humain et la nature, ainsi que l’enfermement des gens dans des univers hermétiquement clos, d’où il leur est difficile de voir ou de comprendre les conséquences de leurs actions sur l’environnement (…) si c’est cela notre condition actuelle, c’est avant tout parce que, plutôt que de remettre en cause la vision scientifique, nous l’avons presque entièrement acceptée. Nous sommes les produits évidents de cette expérimentation de 400 ans qui a laissé le monde sens dessus dessous – et nous a conduits à la crise actuelle. »[10]

Aussi, non seulement la croyance dans la pureté scientifique a empêché de regarder frontalement les externalités négatives induites par le progrès, mais cette dernière nous a aussi conduit à nous détacher entièrement desdites externalités. La force – ou le défaut – de la modernité absolue est d’avoir détaché l’homme de son environnement, de nous avoir rendus aveugle à l’impact concret de nos actions. Beaucoup de la crise écologique réside dans ce mécanisme implanté par le progrès dans la pensée humaine. L’acceptation pleine et entière, sans aucune remise en question, de la science sous tous ses aspects nous rend aujourd’hui incapable de concevoir et agir face à la crise écologique.

La relation humaine à l’espace-temps est en particulier prise en considération par la critique biorégionaliste de notre société du tout technique. En moins de 24h, le monde entier est désormais accessible en avion pour quelques milliers d’euros là où il fallait auparavant des décennies. Notre rapport au monde s’est accéléré à un rythme si effréné qu’il est inenvisageable de concevoir physiquement ce que signifiait vivre il y a ne serait-ce qu’un siècle. Jamais auparavant l’Homme a connu tel bon en avant, jamais l’humanité n’aura tant évolué en si peu de temps. Le culte absolu du progrès pur et parfait sous-jacent à cette folle avancée est devenu la boussole du monde moderne, le carburant de nos existences et l’horizon infini qu’il faut suivre. Problème, comme l’explique la pensée biorégionaliste, cette croyance absolue dans la technique et la science a dérégulé notre rapport au vivant, à la matérialité de notre existence. Cité par Sale dans son ouvrage, le penseur Lewis Thomas[11] explique ainsi :

Notre plus grande folie est l’idée que nous sommes en charge des lieux terrestres, que nous les possédons et que nous pouvons en quelque sorte les gérer. Nous sommes en train de traiter la Terre comme une sorte d’animal de compagnie, qui vivrait dans un environnement entièrement artificiel, mi-jardin domestique, mi-parc public, mi-zoo. C’est de cette croyance que nous devons nous départir au plus vite, tout simplement par ce qu’il n’est en rien. C’est même le contraire. Nous ne sommes pas des êtres séparés. Nous sommes une partie vivante de la vie terrestre, nous sommes possédés et régis par la Terre et peut-être même spécialement produits pour réaliser des fonctions pour son compte, en un sens que nous n’avons pas encore perçu.[12]

Cette vive critique du biorégionalisme par rapport à la technique est toutefois à nuancer. En effet, si Sale pose clairement la question des méfaits provoqués par la fin du lien homme-nature et souligne l’aliénation de nos esprits en la croyance d’un progrès salvateur, l’Art d’Habiter la Terre porte une vision lucide des apports de la science pour l’Humanité. De la même façon qu’il le fait avec le culte du tout technique, l’ouvrage présente avec franchise les avancées notables qu’a permis le développement de la culture scientifique. Un passage en particulier présente très justement la nuance et la modération que la pensée biorégionaliste porte sur ce sujet :

Il n’y a pas besoin d’idéaliser la science pour reconnaître que nous vivons dans un monde meilleur en matière de connaissance sur l’hygiène, la radiotélégraphie, l’immunologie ou l’électricité (…) personne ne pourra nier tout ce qui a été accompli (…). Impossible toutefois de rester aujourd’hui inconscients des lacunes, des échecs et des dangers fondamentaux inhérents à la science occidentale. C’est dans la mort de Gaea et la transformation de nos relations à la nature que se trouvent les menacent les plus dangereuses.[13]

Ainsi, loin de tomber dans le tout ou rien, le biorégionalisme entend créer rapport nuancé entre les activités humaines et la cuture scientifique. Soulignant que le futur biorégionaliste ne se fera jamais contre le progrès scientifique, l’idéal biorégional souhaite toutefois aborder chaque avancée scientifique de façon critique. Cette vision critique du progrès scientifique doit permettre d’appréhender, le cas échéant, les projets renvoyant aux « lacunes, échecs et dangers fondamentaux inhérents à la science occidentale ». Ainsi, loin de vouloir revenir aux temps des cavernes, le biorégionalisme veut simplement pondérer notre rapport à la technique et à la science pour limiter son action sur nos vies. Cette idée de contrôle et de modération du progrès, en décalage avec la sacralité actuelle de cette notion dans nos sociétés, est parfaitement exprimé dans l’Art d’Habiter la Terre. Un passage en particulier synthétise à lui seul le rapport mesuré du biorégionalisme avec la technique :

Non, la tâche n’est pas d’extirper la science, mais de l’incorporer, non pas de la mettre à l’écart mais de la contenir, non pas d’ignorer ses moyens, mais de mettre en question les fins aux services desquelles nous la mettons en œuvre. La tâche est d’utiliser ses outils indéniablement utiles au service d’une intention différente : au service de la préservation plutôt que de la domination de la nature.[14]

Face à l’omniprésence de la science et de la technique, l’idéal biorégional entend mettre le holà à la dynamique destructive à l’œuvre depuis la révolution industrielle. Alors que cette dynamique nous pousse droit dans le mur climatique, ralentir la marche effrénée de la mondialisation et du capitalisme est l’impératif premier. Pour cela, la pensée biorégionaliste propose de renouer avec un usage raisonné des progrès techniques et souhaite retrouver ce lien immatériel qui nous unit à notre environnement. En réinstaurant le rythme du vivant et en replaçant l’humain au cœur de l’écosystème dans lequel il évolue, le biorégionalisme entend reconnecter l’humanité avec une conception vertueuse et durable de l’existence, bien loin de celle excessive et extractive qui domine aujourd’hui. En somme, l’idéal biorégional propose que nous renouions avec une vie équilibrée et mesurée, où les bonheurs et aspirations immatériels suppléeraient – là où cela est possible – ceux matériels qui prévalent aujourd’hui. A ce sujet, Sale écrit :

Ce n’est (…) pas vers le changement, la nouveauté ou la rapidité qu’une société biorégionale tend, mais plutôt vers la stabilité et l’ajustement, non vers la révolution mais vers l’évolution, pas vers les cataclysmes mais vers le gradualisme. (…) Par conséquent, le caractère global d’une société biorégionale est dirigé par les idées de subsistance et de constance selon le modèle de comportement du vivant, qui est celui de la réparation et de la guérison.[15]

Avec le biorégionalisme, toute une vision nouvelle du monde est possible. La transformation envisagée porte en elle les germes d’une révolution culturelle immense consistant à renouer le lien entre l’Homme et la nature, l’Homme et son environnement. C’est afin d’accompagner cette révolution et d’en présenter les grandes lignes que Sale a écrit cet ouvrage. Car si cet ouvrage est la Bible des biorégionalistes, c’est parce qu’il présente clairement le chemin à suivre pour faire naître cette utopie.

Mieux comprendre et s’adapter à notre environnement pour bien y habiter, y cohabiter

Face à la technique omniprésente, le biorégionalisme entend réinventer notre façon de vivre. Or, pour cela, il est d’abord nécessaire de comprendre pourquoi et comment on le fait. C’est ainsi que les biorégionalistes énoncent que le préalable à tout changement biorégionaliste est la juste compréhension et adaptation à l’environnement. Cette juste appréhension des logiques existant autour de nous n’est malheureusement plus d’actualité. L’Homme, poussé par la Science et le Progrès, a fait fi de la nature et des logiques immuables qui la régissent. L’idéal biorégionaliste entend mettre fin à cela en remettant la connaissance des écosystèmes et du monde qui nous entoure au cœur de la pensée humaine. Sale explique :

En son sens le plus basique, le biorégionalisme exprime ces idées essentielles que je crois nécessaire à la survie de l’humanité sur la Terre : la compréhension écologique, la conscience régionale et communautaire, la possibilité de développer un ensemble de sagesses et de spiritualités basées sur la nature, la sensibilité bio-centrée, l’organisation sociale décentralisée, l’entraide, et l’humilité des groupes humains.[16]

En perdant notre connaissance profonde des logiques terrestre, chacun et chacune d’entre nous a progressivement oublié ce qu’est le dénominateur commun de l’humanité : la survie de notre espèce. Sous l’effet de la technique, nous nous sommes détachés de la matérialité de nos existences, nous nous sommes jetés pieds et poings liés dans le piège climatique. Pour couper court à cette spirale négative, les biorégionalistes énoncent que nous devons réapprendre à vivre sur Terre. Bien sûr, la Science a un rôle à jouer. Il n’est par exemple pas question d’arrêter de se référer aux travaux du GIEC, eux qui constituent l’un des principaux leviers pour expliquer la nécessité de ralentir nos activités et de renouer avec l’environnement. Mais cette connaissance doit aussi puiser dans ce qui nous a permis pendant des millénaires de vivre en harmonie avec l’environnement. En cherchant à nous réouvrir à notre sensibilité envers la nature et en nous plaçant à l’intérieur – et non à l’extérieur – des écosystèmes, le biorégionalisme sème les germes nécessaires au projet de société auquel il aspire. Pour embarquer chaque citoyen et citoyenne dans cette vision du monde, il faut d’abord permettre que toutes et tous comprennent l’intérêt de cette dernière. C’est en nous éduquant que nous pourrons concevoir les bienfaits d’un futur biorégionaliste. A ce titre, l’éducation et la connaissance sont les pierres angulaires à tout projet biorégionaliste qui se respecte. Cette idée est très clairement abordée dans l’Art d’Habiter la Terre. En effet :  

Il n’est pas difficile d’imaginer une alternative à la situation dangereuse dans laquelle nous a plongés le paradigme industrialo-scientifique ; pour cela, il suffit de devenir des « habitants de la terre ». (…) Mais pour devenir des habitants de la terre, pour réapprendre les lois de Gaea, pour en venir à une compréhension profonde et sincère de la Terre, la tâche la plus cruciale (et peut-être celle qui englobe toutes les autres) et de comprendre le lieu, le lieu exact où nous vivons spécifiquement. (…) C’est cela qui constitue l’essence du biorégionalisme.[17]

Réinvestir la connaissance de nos lieux de vies est ce qui nous permettra de renouer avec une existence durable. La bonne connaissance environnementale de nos lieux de vies est l’essence du biorégionalisme, le préalable sans lequel rien ne peut advenir. Ce savoir sur le vivant est, par ailleurs, un élément qui parle encore à beaucoup d’entre nous. Présent dans nos imaginaires et expériences de vies, ce savoir est particulièrement vivace chez celles et ceux qui vivent en zone rurale. Plus en contact avec le vivant, les habitants de zones rurales ont conservé un lien fort avec les écosystèmes dans lesquels ils évoluent. Ils ont appris à les connaître et se sont appropriés – de façon tant matériel qu’immatériel – les éléments constitutifs de ces lieux. Tout cela concourt à un attachement et un amour pour l’environnement. La juste connaissance des écosystèmes est ainsi un levier sur lequel veut jouer le biorégionalisme pour raisonner les pulsions destructives de notre époque. Connaître, c’est s’attacher, connaître, c’est s’intégrer dans un tout qui nous dépasse mais dont on dépend. La théorie biorégionaliste aspire à jouer sur cette logique humaine pour se déployer dans les esprits de chacun, pour transformer nos vies. A ce propos :

J’ai découvert qu’il n’est pas bien difficile de faire passer ce sentiment d’appartenance spontané à une perception des caractéristiques biotiques d’une région, pour autant que les gens soient assez conscients des spécificité (…). Interrogez-les sur leurs bassins versants ; demandez-leur s’ils plantent des tomates le 1er mai ; questionnez-les pour savoir qu’ils ont l’habitude de voir des coyotes, des cafards allemands ou des cerfs sur la route ; et vous aurez une bonne idée de la vision régionale qu’ils ont.[18]

En partant des réalités de chacun, le biorégionalisme réussit le tour de force de rendre réel ce qui ne l’est pas aujourd’hui. Redonnant de la matérialité à la pensée écologique, l’idéal biorégionaliste pousse chacun et chacune à se projeter sur son environnement. De la sorte, cette pensée politique amène les individus à adopter les comportements vertueux dont l’humanité a besoin. Rien chez l’humain ne pousse à l’autodestruction. Amener les individus à regarder dans la bonne direction, à regarder les éléments destructifs à l’œuvre autour d’eux permet le retour d’un comportement rationnel qui préserve notre environnement. Connaître et comprendre le lieu dans lequel on se situe amène toujours à vouloir le protéger. Changer de focale révolutionne donc notre rapport au réel, transforme radicalement notre ordre des priorités. Quand on perçoit à sa juste valeur la portée des risques existentiels que fait peser sur nos vies la crise écologique, les sacro-saint symboles du PIB, de la croissance et de la dette apparaissent pour ce qu’ils sont : des objectifs annexes. Replacer la question écologique sur une échelle humainement concevable et amener les individus à concevoir leurs impacts sur l’environnement sont ainsi les deux faces d’une même pièce visant à implanter la logique biorégionale en nous. Sale explique très justement la portée de ce double défi à la base du paradigme biorégionale :

Les gens ne polluent pas ni ne détruisent sciemment les systèmes naturels desquels dépendent leur vie et leurs moyens d’existence ; ils n’épuisent pas non plus volontairement une ressource sous leurs pieds et sous leurs yeux s’ils perçoivent qu’elle est précieuse, nécessaire et vitale ; pas davantage qu’ils ne tuent des espèces entières s’ils sont en mesure de voir qu’elles importent dans le fonctionnement de leur écosystème.[19]

La meilleure façon de lutter contre la destruction de l’environnement, contre le réchauffement climatique est d’illustrer matériellement l’impact de ces phénomènes. L’instinct primaire des humains à assurer la survie de notre espèce constitue le plus grand allié du combat écologique. Or, cet instinct est aujourd’hui endormi, assommé sous la montagne d’éléments technicistes qui nous entoure. Devant ce constat, les biorégionalistes défendent la nécessité de faire redescendre sur Terre nos existences en renouant avec une échelle intelligible pour l’être humain. Sans revenir à des perceptions localement ancrées, aucune transformation durable de nos sociétés ne sera possible. Il faut parler concret, montrer le vrai et le réel pour créer un phénomène d’entrainement dans lequel les gens se retrouvent. Pour mobiliser les individus et que nous plongions collectivement dans le monde d’après, il faut faire naître chez chacun et chacune l’idée d’une absolue nécessitée de ce choix. Cette idée de rendre visible ce qui ne l’est que peu aujourd’hui est à merveille expliqué par Sale. Il dit :

La question n’est en aucun cas celle de la morale (…) mais celle de l’échelle. (…) Le seul moyen pour que les gens adoptent un « bon comportement » et agissent de manière responsable, c’est de mettre en évidence le problème concret, et de leur faire comprendre leurs liens directs avec ce problème – et cela ne peut être fait qu’à une échelle limitée. (…). Cela ne peut être fait à l’échelle globale, ni à l’échelle d’un continent, ni même à l’échelle nationale, car l’animal humain étant petit et limité, il n’a la vision que d’une partie du monde, et une compréhension restreinte de comment s’y comporter[20]

Ce passage est sublime tant il décrit la double facette qui forme le biorégionalisme. Le bio est ainsi la partie du projet biorégional défendant l’absolue nécessité de créer une société respectueuse de nos environnements. L’idée est de préserver notre biosphère, biotope et biodiversité. En parallèle, le régionalisme cherche lui à ce que l’humain adopte des comportements vertueux en le plaçant dans une échelle restreinte. Par ce biais, l’idée est de nous permettre de bien concevoir et constater l’impact de nos actions. L’idée de départ du biorégionalisme vise ainsi à intégrer l’humanité dans les « réalités géographiques latentes mais intemporelles »[21] qui constituent l’essence même de nos existences. Une fois cela fait, nous retrouverons notre capacité à percevoir notre impact sur le bio nous entourant. Ainsi, nous pourrons agir rationnellement en faveur de la préservation de l’environnement. Cette logique du local plutôt que du mondial, du limité plutôt que du démesuré chamboule l’organisation de notre société. A ce sujet, Sale esquisse ce que pourrait être la réalité matérielle d’un futur biorégional. Il explique :

Toute région devrait apprendre à s’adapter à ses particularités naturelles, développer l’énergie selon ses ressources disponibles (…), cultiver de la nourriture appropriée à son climat et à ses sols, créer un artisanat et des industries en accord avec ses minerais et minéraux, ses bois et ses cuirs, ses tissus et ses fils. Et au moment où tel matériau ou tel matériel serait absent de la biorégion et introuvable dans les services de recyclage ou dans les déchetteries régionales, chaque biorégion dépendrait en premier lieu de l’inspiration humaine.[22]

La société biorégionale a pour vocation de nous délier collectivement des multiples interdépendances qui régissent aujourd’hui nos vies. Réinsérer nos existences dans un cadre géographique limitée permet de devenir plus résilient et autonome. L’aspiration qui en découle à des modes de vies plus terre à terre et circulaire a également l’avantage de nous amener à prendre du recul sur la technique, à réduire notre dépendance à la logique industrialo-scientifique qui nous guide aujourd’hui. Seule l’échelle locale permet un tel changement systémique, seule une communauté humaine faisant face à une même réalité peut permettre à des individus de bifurquer collectivement dans la même direction.

Bien-sûr, gagner en autonomie amène à perdre un certain nombre de plaisirs capitalistes. Bien-sûr, l’idée de résilience induit la disparition de certains biens de consommation, la fin de certaines logiques productives. Bien sûr, nos modes de vies vont changer et devenir plus « difficiles » sous certains aspects. Mais avant toute chose, ce radical changement sera synonyme de maîtrise et de contrôle. Le sens de chacune de nos actions sera démultiplié et permettra de gagner en richesse sociale là où nous en perdrons en richesse matérielle. L’humain et le vivant avant l’argent, voici l’horizon du biorégionalisme. Citant John Friedmann et Clyde Weaver[23], [24], Sale énonce avec clarté que :

[Le biorégionalisme] tient sa force de l’intérieur, de ses propres ressources, ses propres capacités, ses propres savoirs et découvertes. Il n’attend aucun transfert de pouvoir de pays « donateurs » étrangers. Il ne compte ni sur des transformations miraculeuses ni sur des résultats obtenus sans effort. Il démarre donc dans un développement qui puisse satisfaire les besoins élémentaires tout en en créant de nouveaux.[25]

La perspective d’un monde dénué de toute dépendance est vertigineuse. Pourtant, il s’agit d’une perspective tout à fait possible et réaliste. C’est en tout cas cette dernière qui a prévalu par le passé. Chaque territoire, chaque communauté humaine a en lui les capacités pour développer une société autonome et circulaire. Pour cela, il suffit de comprendre et appréhender ce que peut nous apporter l’environnement qui nous entoure. Tournant le dos aux produits mondialisés qui fleurissent sur les étals de nos supermarchés, le biorégionalisme veut apporter un bien-être collectif en rapport avec ce que peut nous donner chaque territoire. La maxime giscardienne « On n’a pas de pétrole mais on a des idées » devient ici celle du biorégionalisme, le précepte guidant l’avenir de chaque communauté humaine. Se reconnecter à sa terre et user intelligemment de sa force est la recette magique qui assurera un avenir radieux et équilibrée à l’humanité. L’énergie du vivant et de la créativité humaine devient ici la ressource première de nos existences, celle qui rend possible toutes les autres. Etrange et contraire à notre présente conception de l’activité humaine, faire primer la nature sur les autres impératifs humains est pour l’idéal biorégionaliste indispensable afin de faire naître de nouveaux modes de vies vertueux. Car parmi les nombreuses révolutions conceptuelles que propose le biorégionalisme, la plus importante fait de l’Homme un subalterne – parmi d’autres – des règles de la planète Terre.

Références

[1] Mathias Rollot – avant-propos de la traduction français – p.14

[2] Le lancement de la Planet Drum Fondation en 1973 apparaît comme l’acte fondateur du développement intellectuel du biorégionalisme aux Etats-Unis. Impulsé par Peter Berg (créateur de la notion de « biorégion ») et sa femme Judy Goldhaft, cette fondation est – depuis la seconde moitié du XXe siècle – à l’origine de la parution d’une revue et de nombreux ouvrages théoriques et pratiques sur la pensée biorégionale

[3] Essayiste et romancier canadien, Michael Helm a écrit pour diverses de revues critiques nord-américaines, comme Tin House et Brick. Son troisème roman, Cities of Refuge est élu meilleur livre de l’année 2010 par le Globe and Mail et le Now Magazine. Enfin, il est récompensé en 2019 par l’obtention d’une Bourse Guggenheim par la Fondation John-Simon-Guggenheim.

[4] Mathias Rollot – avant-propos de la traduction français – p.22

[5] Partie 1 – Chapitre 1 – p.40

[6] Kirkpatrick Sale – préface traduction française – p.27

[7] Ibid

[8] Partie 1 – Chapitre 1 – p.40

[9] Partie 1 – Chapitre 2 – p.52

[10] Partie 1 – Chapitre 2 – pp.53-54

[11] Lewis Thomas est un scientifique et essayiste américain. Au cours de sa vie, il a exploré dans ses écrits les liens entre science, culture et nature humaine. Utilisant souvent l’étymologie, il s’est évertué à montrer comment les découvertes scientifiques éclairent les structures sociales, l’écologie, et notre compréhension du monde.

[12] Lewis Thomas, New York Times Magazine, 1er avril 1984

[13] Partie 1 – Chapitre 2 – p.53

[14] Partie 1 – Chapitre 2 – p.55

[15] Partie 2 – Chapitre 8 – pp.165-166

[16] Kirkpatrick Sale – préface traduction française – p.28

[17] Partie 2 – Chapitre 4 – pp.75-76

[18] Partie 3 – Chapitre 10 – p.212

[19] Partie 2 – Chapitre 5 – p.89

[20] Partie 2 – Chapitre 5 – p.88

[21] Partie 3 – Chapitre 10 – p.212

[22] Partie 2 – Chapitre 6 – p.113-114

[23] John Friedmann, géographe et urbaniste, est reconnu pour ses travaux sur le développement régional et la planification urbaine. Il explore comment les politiques et les structures économiques influencent l’organisation des villes et le bien-être des populations, mettant en avant l’importance de la participation citoyenne dans la planification.
Clyde Weaver, géographe, s’est spécialisé dans le développement régional et l’urbanisme. Ses recherches portent sur la manière dont les facteurs économiques, sociaux et politiques influencent la structure des régions et des villes, et il s’intéresse particulièrement aux dynamiques de développement régional.

[24] John Friedmann, Clyde Weaver, Territory and Function : The Evolution of Regional Planning, University of California Press, 1979, pp.200-201

[25] Partie 2 – Chapitre 6 – pp.127-128

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Réformer les contrôles d’identité pour une police républicaine au service de la population

Réformer les contrôles d’identité pour une police républicaine au service de la population

Alors que le lien entre la population et la police s’est tendu depuis plusieurs années, la sénatrice socialiste de Seine-Saint-Denis Corinne Narassiguin défendra une proposition de loi visant à rétablir ce lien essentiel pour la cohésion nationale.

Le 15 mai prochain, sera débattue dans la niche socialiste au Sénat, ma proposition de loi tendant à rétablir le lien de confiance entre la police et la population.

Membre de la mission d’information du Sénat relative aux émeutes survenues à compter du 23 juin 2023 après la mort de Nahel Merzouk, j’ai pu constater, à travers les nombreuses auditions, la relation dégradée entre notre police et une partie de la population.

La multiplication des petites frustrations ou petits incidents comme des contrôles d’identité réguliers qui font partie du quotidien de ces jeunes, diminue la confiance dans la police et alimente un fort sentiment d’injustice et de relégation.

Je suis sénatrice du département de la Seine-Saint-Denis, premier département d’accueil des populations immigrées en France. Ces jeunes qui se font régulièrement contrôler sont nombreux dans mon département, je ne veux pas que la première interaction qu’ils aient dans leur vie avec la police soit un contrôle d’identité. Je ne veux pas qu’ils aient cette vision de la République. A force de considérer des jeunes comme des délinquants, ils le deviennent.

L’année dernière, le Conseil d’État a reconnu l’existence de pratiques de contrôles d’identité discriminatoires qui ne peuvent être regardées comme se réduisant à des cas isolés. Plusieurs études documentées ont également établi ces cas de contrôles discriminatoires. En janvier 2017, le Défenseur des Droits dévoilait déjà dans une enquête que les jeunes hommes entre 18 et 25 ans perçus comme noirs ou arabes connaissent une probabilité vingt fois plus élevée que le reste de la population de subir un contrôle. 

Le 19 février dernier, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) a regretté l’absence de mesures prises par la France pour la mise en place d’un dispositif efficace de traçabilité des contrôles d’identité par les forces de l’ordre. 

Dans un rapport de la Cour des comptes publié le 6 décembre 2023, la Cour a apporté pour la première fois une estimation du nombre de contrôles d’identité réalisés chaque année par la police et la gendarmerie : 47 millions, dont 32 millions réalisés sur la voie publique. Mais combien de personnes exactement font partie de ces 32 millions de contrôles ? Là est la question.

Toutes les études convergent vers le même constat : en France, les personnes issues des « minorités visibles » sont contrôlées bien plus fréquemment que les autres.

En novembre 2005, Bouna Traoré et Zyed Benna rentrent d’un match de foot et décèdent dans un transformateur électrique après avoir pris la fuite par crainte d’un contrôle policier. Suite à cela, la France a été confrontée à un épisode important de violences urbaines. Le contrôle policier a été l’étincelle qui a suscité la colère dans de nombreux quartiers et a eu un impact sur la sécurité de la société française toute entière.

Ces contrôles sont un problème pour les jeunes puisqu’ils sont souvent vécus comme des humiliations violentes et créent un fort ressentiment. Il n’est pas acceptable dans notre République qu’un citoyen pense qu’il est contrôlé uniquement car “il n’a pas l’air français”.

Mais ces contrôles sont également un problème pour les forces de l’ordre puisque ces pratiques contribuent à altérer la relation de confiance, indispensable, entre toutes les composantes de la population et la police, et derrière cette dernière les institutions publiques qu’elle représente. L’ancienne directrice de l’inspection générale de la police nationale (IGPN), Agnès Thibault-Lecuivre, a d’ailleurs plaidé il y a quelques mois pour la modification de la loi sur les contrôles d’identité car « on met les policiers en danger en leur demandant d’appliquer une loi d’une complexité rare ».

Selon une étude du Défenseur des Droits publiée le 27 février 2024, près de deux policiers et gendarmes interrogés sur cinq (39,2 %) jugent les contrôles d’identité « peu voire pas efficaces » pour garantir la sécurité d’un territoire. Ce chiffre élevé est le signe d’une perte de sens de cette mission voire du côté contre-productif de cet acte pour beaucoup d’agents de la force publique. Toujours selon cette étude du Défenseur des Droits confiée au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), les policiers et gendarmes sont très peu à être d’accord avec l’affirmation selon laquelle « on peut globalement faire confiance aux citoyens pour se comporter comme il faut » (23,8% des policiers et 34,3% des gendarmes).

Le lien de confiance semble donc rompu des deux côtés entre la police et la population. Cette relation de défiance qui s’instaure peu à peu met à mal notre vivre-ensemble, le contrat social qui fonde notre République et qui repose sur la liberté et l’égalité.

Aussi, j’ai décidé l’année dernière de déposer une proposition de loi visant à instaurer le récépissé de contrôle d’identité. C’était une promesse du quinquennat de François Hollande, et son renoncement était une erreur.

Après plusieurs mois d’auditions d’associations, d’institutions et de professionnels, j’ai décidé d’aller plus loin dans la réforme de cette pratique des contrôles d’identités. La proposition de loi comporte donc trois dispositions principales :

  • Elle instaure un dispositif d’enregistrement et de traçabilité des contrôles d’identité, c’est-à-dire l’attestation de contrôle d’identité.
  • Elle réforme les contrôles dits administratifs en supprimant la possibilité de pouvoir contrôler « toute personne, quel que soit son comportement » et en autorisant les contrôles administratifs uniquement pour assurer la sécurité d’un événement, d’une manifestation ou d’un rassemblement exposé à un risque d’atteinte grave à l’ordre public.
  • Elle rend obligatoire l’enregistrement vidéo des contrôles d’identité via les « caméras piétons ».

J’espère sincèrement que cette traçabilité permettra à la fois de mettre fin aux contrôles au faciès mais aussi de sécuriser les forces de l’ordre dans la pratique de leur métier en leur assurant une meilleure transparence.

Il y a peu de suspens quant à la position de la droite au Sénat sur le sujet, mais je considère qu’il est urgent de provoquer le débat pour mettre fin à une pratique discriminatoire et inefficace. En 2017, Emmanuel Macron avait reconnu pendant sa campagne électorale qu’il y avait « beaucoup trop de contrôles d’identité, avec de la vraie discrimination ». 

Aussi, je compte sur un débat à la hauteur de l’enjeu, et cela pour une police respectable et respectée, gardiens de la paix plutôt que forces de l’ordre, au service des citoyens et de l’Etat de droit. Pour revenir à l’idée même que nous nous faisons de la République.

Par Corinne Narassiguin

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L ‘Europe a-t-elle déjà perdu la course à l’intelligence artificielle ?

L ‘Europe a-t-elle déjà perdu la course à l’intelligence artificielle ?

L’Europe a-t-elle déjà perdu la course à l’intelligence artificielle (IA) face aux géants que sont les États-Unis et la Chine ? Si ces deux puissances dominent aujourd’hui le secteur par leurs investissements colossaux et leurs innovations de rupture, l’Europe n’est pas pour autant condamnée à l’effacement. Entre régulations rigoureuses et initiatives stratégiques, elle tente de se frayer un chemin dans cette compétition technologique qui façonnera l’avenir de nos sociétés. L’enjeu réside désormais dans sa capacité à transformer ces avantages en moteurs de croissance et d’innovation.

Un retard perceptible mais pas irrémédiable

Les États-Unis et la Chine dominent actuellement le secteur de l’IA, tant en termes d’investissements que d’innovations. En 2023, les investissements dans l’IA ont atteint 70 milliards de dollars aux États-Unis et 45 milliards en Chine, contre seulement 10 milliards pour l’ensemble de l’Union européenne. Les entreprises américaines, telles que Google, Microsoft et OpenAI, ainsi que les géants technologiques chinois, ont pris une avance notable, notamment dans le domaine des modèles de langage et des infrastructures cloud. Cependant, l’Europe n’est pas dépourvue de ressources. Elle dispose d’un marché de consommateurs à haut revenu (l’UE représente près de 450 millions d’habitants et un PIB de 16 600 milliards de dollars en 2023), de talents qualifiés (avec 14 des 50 meilleures universités mondiales en sciences informatiques), et d’entreprises innovantes. Le défi réside dans la mobilisation de ces atouts pour rattraper le retard accumulé et structurer un écosystème capable de rivaliser avec les superpuissances de l’IA.

En paralèle, l’administration Trump a lancé en 2025 le projet Stargate, une initiative massive visant à doter les États-Unis de la plus grande capacité de calcul au monde, spécialement conçue pour l’intelligence artificielle. Doté d’un budget initial de 100 milliards de dollars, avec un objectif d’atteindre 500 milliards de dollars d’ici 2029, ce programme vise à développer une infrastructure d’IA nationale, accessible aux entreprises et universités américaines, pour maximiser les synergies en matière d’innovation. Le projet Stargate ambitionne non seulement de consolider la domination américaine dans l’IA, mais aussi de préparer les industries stratégiques à un avenir où l’automatisation et l’intelligence artificielle joueront un rôle central. Ce programme prévoit la construction de centres de données, notamment à Abilene, au Texas, et ambitionne de créer plus de 100 000 emplois aux États-Unis. Cette stratégie agressive accentue encore davantage la pression sur l’Europe, qui peine à mobiliser des ressources à une telle échelle.

Du côté de la Chine, DeepSeek, un concurrent majeur de ChatGPT et Gemini, a vu le jour en 2024. Soutenu par le gouvernement chinois et plusieurs entreprises technologiques nationales, DeepSeek bénéficie d’un accès quasi illimité à des données massives et à des infrastructures ultra-performantes. En moins de deux ans, la Chine a réussi à déployer une IA générative capable de rivaliser avec les meilleurs modèles américains. L’initiative chinoise s’appuie sur des partenariats avec des universités de premier plan et une politique agressive d’acquisition de talents, ce qui renforce encore la compétition internationale.

Face à ces avancées majeures aux États-Unis et en Chine, l’Europe doit impérativement renforcer ses investissements et affiner sa stratégie pour éviter de rester en retrait. Lors du Sommet européen sur l’intelligence artificielle (IA) tenu à Paris en février 2025, des engagements financiers significatifs ont été pris afin de positionner l’Europe comme un acteur incontournable du secteur, comme nous le verrons plus loin.

Au niveau continental, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé le lancement de l’initiative « InvestAI », visant à mobiliser 200 milliards d’euros pour le développement de l’IA en Europe. Ce programme inclut 50 milliards d’euros de fonds publics européens et 150 milliards d’euros issus d’investissements privés, réunis au sein de l’alliance « EU AI Champions Initiative ». L’objectif est de soutenir la recherche, d’accélérer la création d’infrastructures dédiées et d’encourager l’innovation dans un cadre réglementaire équilibré.

Ces investissements reflètent la volonté de l’Europe de combler son retard sur les États-Unis et la Chine en développant des infrastructures solides et en renforçant la coopération entre acteurs publics et privés.

 

Une régulation ambitieuse : frein ou levier ?

L’Union européenne a adopté en 2024 l’AI Act, une législation ambitieuse visant à encadrer le développement de l’intelligence artificielle en mettant l’accent sur l’éthique et la sécurité. Cette régulation repose sur un cadre strict classifiant les systèmes d’IA en fonction de leur niveau de risque, allant des usages minimaux aux applications critiques nécessitant un contrôle accru. Si cette approche est largement saluée pour sa volonté de protéger les citoyens contre les dérives potentielles, notamment en matière de surveillance, de manipulation de l’information ou de discrimination algorithmique, elle suscite également des interrogations sur son impact économique et technologique.

En effet, certains acteurs du secteur estiment que des régulations trop contraignantes pourraient freiner le développement de l’IA en Europe, en augmentant les coûts de conformité et en limitant la capacité d’innovation des entreprises. De nombreux experts soulignent que la compétition mondiale en matière d’IA est dominée par les États-Unis et la Chine, où les régulations sont souvent plus souples et les investissements colossaux. Ainsi, le risque est de voir les talents et les capitaux fuir l’Europe pour des environnements plus permissifs, où l’expérimentation et le déploiement rapide de nouvelles technologies sont favorisés.

Toutefois, d’autres estiment que cette législation pourrait au contraire constituer un levier stratégique pour l’Europe. En définissant des standards éthiques élevés et en misant sur la transparence et la fiabilité des systèmes, l’UE pourrait devenir un modèle mondial de régulation, imposant ses normes aux entreprises désireuses d’accéder à son marché. Une régulation stricte ne signifie pas nécessairement un frein à l’innovation, mais peut au contraire encourager le développement d’une IA plus responsable, alignée sur des principes de respect des droits fondamentaux.

La question centrale demeure donc : cette approche permettra-t-elle à l’Europe de se positionner comme un leader technologique ou risque-t-elle de l’écarter de la course à l’IA ?

 

Des initiatives pour stimuler l’innovation

Face aux critiques et aux risques de décrochage, l’UE a progressivement ajusté son approche. Tout en maintenant un cadre éthique strict, elle a assoupli certaines contraintes pour dynamiser la recherche et le développement, notamment en allégeant les obligations pour les startups et les PME.

Dans cette optique, l’Union européenne a adopté un cadre réglementaire plus souple en matière d’intelligence artificielle, tout en conservant des garde-fous pour limiter les dérives. L’un des principaux objectifs est de dynamiser la recherche et le développement, alors que le Vieux Continent accuse un retard notable face aux États-Unis et à la Chine.

Cette démarche vise à soutenir les entreprises en réduisant les obligations bureaucratiques, notamment pour les startups et les PME, qui représentent 99 % du tissu économique européen. De plus, la Commission européenne a annoncé en 2024 un plan d’investissement de 10 milliards d’euros sur cinq ans, destiné à financer des projets d’IA souveraine, à renforcer l’infrastructure cloud et à développer des modèles linguistiques en plusieurs langues européennes. L’initiative inclut également la création de centres d’excellence en IA pour favoriser la collaboration entre universités et entreprises, avec l’ambition d’atteindre un taux d’adoption de l’IA de 75 % dans les entreprises d’ici 2030.

Toutefois, cet assouplissement des régulations ne signifie pas un abandon des valeurs européennes. L’Europe reste attachée à un cadre éthique strict, en particulier sur la transparence des algorithmes et la protection des données personnelles. En parallèle, l’UE envisage la mise en place d’un label IA éthique pour garantir la conformité des solutions développées sur son territoire. Cette approche hybride, entre ouverture à l’innovation et régulation mesurée, vise à positionner l’Europe comme un acteur incontournable de l’intelligence artificielle, capable de concilier compétitivité et respect des droits fondamentaux.

 

La France en action : Mistral AI, « Le Chat » et un plan dinvestissement de 109 milliards deuros 

La France affirme son ambition dans le domaine de l’intelligence artificielle avec des initiatives stratégiques et des investissements colossaux. Au cœur de cette dynamique, la start-up Mistral AI incarne l’essor d’un écosystème européen de l’IA capable de rivaliser avec les GAFAM. Fondée en 2023 par d’anciens chercheurs de Google DeepMind et Meta, Mistral AI s’est rapidement imposé comme un acteur incontournable, misant sur des modèles ouverts et transparents pour offrir une alternative crédible aux solutions américaines et chinoises. 

Ce mois-ci, Mistral AI a franchi une nouvelle étape en lançant « Le Chat », un assistant conversationnel révolutionnaire disponible sur iOS et Android. Conçu pour concurrencer directement les assistants IA « ChatGPT » et « Claude », « Le Chat » se distingue par sa rapidité impressionnante, délivrant des réponses pouvant atteindre 1 000 mots par seconde, tout en garantissant un niveau élevé de personnalisation et de contextualisation. Mais ce qui le rend véritablement unique, c’est son engagement en faveur de l’open source, un choix stratégique qui s’inscrit dans une vision européenne prônant la transparence et la souveraineté numérique. Ce positionnement permet non seulement aux entreprises et aux institutions de mieux comprendre et maîtriser les algorithmes qu’elles utilisent, mais aussi d’éviter une dépendance excessive aux solutions propriétaires développées hors du continent. 

Ce dynamisme s’inscrit dans un plan d’investissement sans précédent. Lors du dernier sommet sur l’IA organisé à Paris, le gouvernement français a annoncé un engagement de 109 milliards d’euros pour accélérer le développement de l’intelligence artificielle et des infrastructures associées. Ce financement massif vise à soutenir la recherche, à renforcer les capacités de calcul européennes et à favoriser l’essor de champions nationaux capables de rivaliser avec les leaders du secteur. Parmi les priorités de ce plan figurent la construction de centres de données à haute efficacité énergétique, la formation de talents spécialisés et la mise en place de cadres réglementaires favorisant l’innovation tout en garantissant l’éthique et la protection des données. 

Grâce à cette impulsion politique et industrielle, la France se positionne comme un acteur clé de la révolution IA en Europe, capable de conjuguer innovation technologique, indépendance stratégique et respect des valeurs démocratiques. L’essor de Mistral AI et de *Le Chat* en est l’illustration parfaite, démontrant que l’Europe n’a pas dit son dernier mot dans la course à l’intelligence artificielle.

 

Un avenir à construire 

Bien que l’Europe ait pris du retard dans la course à l’IA, elle n’a pas encore perdu. Si les États-Unis et la Chine dominent aujourd’hui le secteur, l’Europe peut encore tirer son épingle du jeu en misant sur ses forces : une expertise scientifique reconnue, un tissu industriel diversifié et une tradition de régulation qui, loin d’être un frein, peut devenir un atout stratégique. Avec une stratégie équilibrée alliant soutien à l’innovation et régulation adaptée, elle a le potentiel de devenir un acteur majeur dans le domaine de l’intelligence artificielle. 

La clé réside dans la capacité à mobiliser ses ressources, qu’il s’agisse des financements publics et privés, des talents ou des infrastructures technologiques. Elle doit aussi adapter ses politiques pour créer un cadre incitatif et éviter que ses chercheurs et entreprises ne partent vers des marchés plus compétitifs. En favorisant un écosystème propice au développement de l’IA, intégrant aussi bien les start-ups que les grandes entreprises et les centres de recherche, l’Europe peut non seulement combler son retard mais aussi imposer un modèle d’intelligence artificielle éthique, transparent et respectueux des droits fondamentaux.

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Contre la proportionnelle, Entretien avec Julien Jeanneney

Contre la proportionnelle, Entretien avec Julien Jeanneney

Alors que la réforme du mode de scrutin législatif revient au cœur des débats politiques, Julien Jeanneney met en garde contre les illusions de la proportionnelle. Constitutionnaliste, il s’appuie sur l’histoire institutionnelle française pour en analyser les risques, soulignant les dangers de fragmentation et de paralysie qu’un tel système pourrait engendrer. Il a accordé un entretien au Temps des Ruptures.

Crédits photo : Francesca Mantovani – Éditions Gallimard 

LTR : Pourquoi avoir choisi ce moment singulier dans notre histoire politique récente pour intervenir dans le débat public sur la question du mode de scrutin des élections législatives ?

La raison est circonstancielle. Comme nombre de mes collègues constitutionnalistes, j’ai été sollicité cet été pour mettre en perspective les questions constitutionnelles nouvelles qui se sont posées à la suite des élections législatives de juillet 2024. Un magazine m’a demandé d’écrire un texte sur la « crise de la démocratie ». J’ai alors constaté que de nombreuses tribunes appelaient à l’établissement d’un mode de scrutin proportionnel pour l’élection des députés, qui m’a conduit à m’intéresser de plus près à la question. De prime abord, cette tendance pouvait sembler paradoxale : les élections législatives venaient de produire une Assemblée nationale pulvérisée d’un point de vue partisan – à la manière d’une assemblée produite à la proportionnelle ; les doutes sur la capacité des partis à forger des compromis étaient évidents. S’agissait-il d’un exemple à suivre pour l’avenir ? Au terme de recherches poussées, notamment dans les travaux parlementaires des IIIe et IVe Républiques, il m’est apparu que les dangers de ce mode de scrutin étaient bien plus nombreux que ses avantages potentiels. Ainsi ai-je écrit un premier texte, pour ce magazine, puis une version plus détaillée de ce dernier, qui est devenue ce « Tract », aux éditions Gallimard.

La nomination à Matignon de François Bayrou peu après sa publication a donné à ce texte une actualité nouvelle : la proportionnelle est au cœur de son combat politique depuis plusieurs décennies. L’évocation de la question lors de son discours de politique générale laisse à penser que, si son gouvernement arrive à s’inscrire dans la durée, un projet de loi sur la question pourrait être débattu ce printemps.

LTR : A quoi est dû selon vous l’attrait pour le scrutin proportionnel aujourd’hui, alors que les trois expériences passées en France au XXème siècle lui ont pourtant fait, comme vous l’expliquez dans votre livre, plutôt mauvaise presse ? Est-ce, comme l’indique Ferdinand Buisson que vous citez, « une popularité faite surtout de l’impopularité du régime électoral en place » ?

Certains puristes vous diraient que l’on n’a jamais connu d’élection véritablement proportionnelle en France. Toutes les élections à tonalité proportionnelle ont été organisées, en effet, à l’échelle départementale – qui tend à tempérer la portée proportionnelle d’un scrutin, en particulier dans les départements qui élisent peu de députés. À chaque fois, pourtant, on a bien entendu mettre en place une forme de « représentation proportionnelle » – vieille ambition défendue notamment pendant les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Cette expérience historique nous éclaire donc sur les avantages et les défauts de ce mode de scrutin dans la culture politique française.

Pourquoi la question connaît-elle aujourd’hui un regain d’intérêt dans plusieurs partis politiques ? À gauche, l’idée séduit ceux qui n’aiment pas beaucoup la Cinquième République et ce qu’ils perçoivent comme une trop grande concentration des pouvoirs entre les mains du président de la République. Le raisonnement est simple : si un mode de scrutin proportionnel permet d’affaiblir la tendance du président à gouverner efficacement en bénéficiant d’une majorité claire et stable à l’Assemblée nationale, alors il n’est pas mauvais à prendre. Au centre, on espère bénéficier d’un phénomène observé sous la IVe République : le renforcement des partis du centre au détriment des partis situés aux marges du spectre politique. Quant à l’extrême-droite, on y défend aujourd’hui un mode de scrutin qui n’aurait de « proportionnel » que le nom, où un fort bonus de sièges serait attribué au parti arrivé en tête au terme de l’élection : ainsi le Rassemblement national espère-t-il obtenir une majorité absolue à l’Assemblée nationale.

Ainsi convient-il de se méfier de l’idée, que l’on entend beaucoup ces derniers jours, selon laquelle une quasi-unanimité existerait entre les partis politiques en faveur de la proportionnelle. D’une part, à une échelle fine, au sein de chaque groupe, les parlementaires ont bien souvent des idées très différentes sur la question. D’autre part, la proportionnelle souhaitée à gauche, au centre et à l’extrême-droite ne sont pas du tout les mêmes. Il n’est pas dit, dès lors, que les partis se mettent d’accord sur un système acceptable par tous. Derrière « la proportionnelle », en effet, il y a une diversité de systèmes possibles. Les variables en la matière, sont très nombreuses : amplitude des circonscriptions, seuil de voix permettant d’obtenir un premier élu, prime en sièges attribuée aux listes arrivées en tête, notamment. Des parlementaires apparemment d’accord sur le principe d’un scrutin proportionnel pourrait bien se déchirer au moment de dessiner ses contours dans le détail.

LTR : L’argument des partis de gauche selon lequel la proportionnelle affaiblirait la toute-puissance du président de la République, argument que vous venez d’évoquer, ne comporte-il pas une part de vrai ?

Le président de la République ne pourrait plus compter sur une majorité absolue de députés pour son seul parti, effectivement. Est-ce propre à limiter le pouvoir du président ? Je n’en suis pas certain. Le pouvoir d’Emmanuel Macron est-il moindre depuis juillet 2024 ? Peut-être. Mais, à l’inverse, on peut considérer que l’Assemblée nationale est également affaiblie et décrédibilisée. Ce n’est pas nécessairement un jeu de vases communicants : il ne suffit pas d’affaiblir la présidence de la République pour renforcer le Parlement.

Certes, on ne peut pas exclure qu’à très long terme, l’habitude du scrutin proportionnel oblige les partis politiques à découvrir la culture du compromis. Le risque est grand que les défauts de ce mode de scrutin conduise – comme cela a toujours été le cas par le passé en France – à revenir en arrière après un ou deux scrutins. Or un changement du mode de scrutin ne se décrète pas. Le fonctionnement actuel de l’Assemblée nationale, qui aurait pu être produite à la proportionnelle, ne rend pas optimiste à cet égard.

LTR : Des défenseurs de la proportionnelle pourraient vous rétorquer qu’une culture politique peut évoluer. Jusqu’à 1962, on n’élisait pas de président de la République au suffrage universel direct. Ce « fait nouveau », insolite dans le républicanisme parlementariste, est pourtant rapidement devenu incontournable dans notre culture politique.

L’idée d’élire directement le président de la République est certes relativement nouvelle – quoiqu’il ne faille pas oublier l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte en 1848. Le culte du chef ne se limite cependant pas, dans notre culture politique, à ce mode de scrutin. Bon nombre de rois, d’empereurs et d’hommes politiques flamboyants de la IIIe République ont provoqué des sentiments comparables, quoiqu’ils n’aient pas été élus dans ces conditions.

La rupture concrétisée par la nouvelle Constitution de 1958 et par la réforme de 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel direct est indubitable. Ce mode d’élection de nos présidents est devenu un élément central des équilibres institutionnels. À l’aune de l’attachement des Français à ce qu’ils perçoivent comme le principal moment où il leur revient de peser sur le cours des affaires politiques, il est peu probable que cela change à moyen terme. Ainsi se prolonge notre accoutumance collective à l’élection présidentielle, quoiqu’elle présente des effets pervers bien connus.

LTR : Pour revenir sur le fond du débat relatif à la proportionnelle, il existe en statistique l’indice de Gallagher qui est utilisé pour mesurer la disproportionnalité des résultats d’une élection. Il est fondé sur la différence entre les pourcentages de votes reçus et les pourcentages de sièges concédés à un parti à la suite d’une élection. En France jusqu’en 2022 nous avions le pire indice de Gallagher des pays de l’UE. Si la donne a changé en 2022 et en 2024, il semble qu’il existe toujours une disproportionnalité entre résultats électoraux et nombre de sièges. Une étude du Grand Continent a par exemple montré que dans la plupart des autres systèmes électoraux européens, le RN aurait été grand gagnant. Le scrutin majoritaire ne pose-t-il donc pas un problème de représentativité des résultats nationaux ?

C’est la différence majeure entre les scrutins majoritaires et les scrutins proportionnels : les premiers sont un peu moins justes , mais plus efficaces ; les seconds sont un peu plus justes, mais moins efficaces.

À l’égard du Rassemblement national, deux postures peuvent être envisagées. La première consisterait à considérer qu’il faut traiter ce parti comme les autres, et que, partant, serait injuste tout mode de scrutin qui conduirait à favoriser tendanciellement les partis les moins extrêmes en rendant possible un effet du barrage au second tour – ce qui continue jusqu’alors à désavantager marginalement ce parti. La seconde consiste à considérer que, dès lors que ce parti ne joue pas avec les mêmes règles et que l’arrivée au pouvoir de partis illibéraux, dans différents pays, a souvent provoqué une modification des institutions mêmes perçues par leurs responsables comme d’insupportables contre-pouvoirs, ce léger déséquilibre se justifie. C’est là une question de choix politique.

LTR : Ne pourrait-on pas considérer, à l’inverse, d’un point de vue purement tactique, que la proportionnelle permettrait aujourd’hui d’empêcher le RN d’avoir la majorité absolue.

Bon nombre de scrutins proportionnels ont pour effet de rendre presque impossible le fait pour un parti seul d’obtenir une majorité absolue des sièges dans une assemblée parlementaire. Tout dépend néanmoins des propriétés attachées au mode de scrutin : un scrutin présenté comme proportionnel, mais où une forte prime en sièges est donnée à la force politique arrivée en tête – comme cela existe en Grèce, comme aimerait l’imposer Georgia Meloni en Italie ou Marine Le Pen en France – présente deux caractéristiques : d’une part, ce mode de scrutin n’a plus grand-chose de proportionnel ; d’autre part, il favoriserait aujourd’hui probablement les forces politiques d’extrême-droite en France, comme dans de nombreux pays européens.

Il est toujours risqué de privilégier un mode de scrutin pour des visées tactiques de court terme. Ce fut le choix de François Mitterrand en 1986 : le succès des deux grands partis de droite n’a été tempéré qu’au prix de l’arrivée inédite de trente-cinq députés du Front national à l’Assemblée nationale, ce qui a consolidé la présence médiatique de Jean-Marie Le Pen. Quelques mois après les élections législatives de 1986, la décision de revenir au scrutin majoritaire fut globalement consensuelle.

LTR : Une des critiques majeures que vous adressez au scrutin proportionnel est la double distance qu’il crée entre élus et citoyens. D’un côté, il déracine les parlementaires qui n’ont plus à rendre des comptes à leurs électeurs, de l’autre il éloigne les électeurs de leurs députés, qu’ils ne connaissent plus. Mais ne pourrait-on pas vous objecter que, justement, ce déracinement pourrait avoir des effets bénéfiques en permettant au député de se concentrer sur son travail législatif et plus sur l’objectif de se faire réélire à tout prix par ses électeurs ?

C’est un argument ancien : le scrutin majoritaire favoriserait le clientélisme des députés. Les députés ne cherchant qu’à se faire réélire, ils passeraient la majorité de leur temps dans leur circonscription à rendre des services, dans l’espoir  d’« acheter » ainsi de futures votes. Le constat de députés structurellement poussés à négliger ainsi leurs travaux parlementaires a poussé certains professeurs de droit – à l’instar de Guy Carcassonne – à défendre la suppression du cumul des mandats.

Un tel argument mérite certainement d’être tempéré à l’aune de la capacité du scrutin majoritaire à pérenniser un lien entre les députés et les Français. Bon nombre de scrutins proportionnels présentent le défaut inverse. Pour être réélus, les députés sont incités à être surtout bien vus dans les états-majors de leurs partis. Quant aux électeurs confrontés à des listes bloquées – comme c’est aujourd’hui le cas pour les élections européennes –, ils sont encore moins incités qu’au scrutin majoritaire à connaître leurs députés.

S’y ajoute le constat opéré depuis la réforme du « non-cumul » mise en place en 2017 : la moindre présence des députés dans leurs circonscriptions n’a amélioré de façon déterminante ni la qualité des lois, ni le contrôle parlementaire de l’action de l’exécutif.

LTR : L’engouement pour la proportionnelle vient certainement du « blocage » politique de la France depuis juillet 2024. L’idée de changer le mode de scrutin ne permettrait-elle pas un nouveau souffle démocratique ?

Nous connaissons parfois – c’est bien naturel – une forme de « bougeotte » institutionnelle. Le changement nous apparaît comme vertueux en lui-même, indépendamment de ce qu’il s’agit de modifier. Le philosophe et homme politique Ferdinand Buisson le notait en 1910 : la « popularité » de la représentation proportionnelle lui semblait déjà « faite surtout de l’impopularité du régime électoral » en place. Méfions-nous de cette tendance : en instaurant, dans l’espoir d’améliorer nos institutions, un mode de scrutin proportionnel pour l’élection des députés, nous risquons bien d’aggraver les choses.

LTR : Le scrutin proportionnel pourrait-il permettre de favoriser les compromis au sein des forces partisanes ? Aujourd’hui, les électeurs votent pour qu’un programme soit appliqué. Si demain scrutin proportionnel il y avait, les électeurs sauraient par avance que les programmes des partis politiques seraient destinés à être amendés pour s’accorder avec ceux d’autres partis politiques.

C’est l’un des enjeux décisifs en la matière. Le scrutin majoritaire, auquel nous sommes habitués, incite les partis politiques à abattre leurs cartes avant le scrutin : certains forment des « cartels électoraux », à l’image de la « gauche plurielle » en 1997 ou du « nouveau front populaire » en 2024. Un tel système contraint certes les partis qui ne réussissent pas vraiment à tirer leur épingle du jeu lors des négociations pré-électorales – à l’instar du parti socialiste en 2024. Il présente cependant une vertu cardinale : la clarté. Les électeurs savent ce pour quoi ils votent.

À l’inverse, à la proportionnelle, les partis sont incités à garder le silence en critiquant leurs voisins idéologiques immédiats, dans l’espoir de gagner des parts de marché électoral. Tout dépend ensuite d’accords organisés par les députés après l’élection, sur lesquels les électeurs n’ont plus la main. Prenez les élections législatives de 1951, sous la IVe République, organisées selon un mode de scrutin à forte tonalité proportionnelle : les Français ont connu des présidents du Conseil de droite – Antoine Pinay –, du centre – Edgar Faure – ou de gauche – Pierre Mendès France –, sans avoir jamais été conduits, entre temps, à se prononcer. Tout aussi inattendus ont été des accords plus récents, en Italie, entre le mouvement « cinq étoiles » et la Ligue, puis entre ce mouvement et le parti démocrate, toujours menés dans le dos des électeurs, après l’élection.

L’urgence est-elle aujourd’hui de conduire les Français à donner un blanc-seing aux députés, afin que ces derniers s’allient comme ils l’entendent après les élections législatives, de manière imprévisible ? Le temps passant, on oublie à quel point les Français ont pu juger détestables ces pratiques sous la IVe République. Gardons-nous, sur ce point, d’une naïveté amnésique.

En matière électorale, la clarté et la simplicité du mode de scrutin sont des vertus cardinales. Il nous faut garantir une « traçabilité » entre la volonté exprimée dans les urnes et les résultat gouvernemental produit en bout de course. À cet égard, les modes de scrutin proportionnels aujourd’hui envisagés marqueraient un retour en arrière.

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« La France réconciliée, voilà l’horizon commun », entretien avec Boris Vallaud

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Dans son ouvrage « En permanence, ces vies que je fais mienne », le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale Boris Vallaud revient sur les récits de vie meurtrie des habitants de sa circonscription des Landes.
Le Temps des Ruptures : votre ouvrage, En permanence, ces vies que je fais miennes, choisit un angle original, celui de récits de vie meurtrie, sinon brisée. A la manière d’un Ruffin. D’une certaine manière, à rebours de ce que vous proposiez dans votre précédent livre, vous donnez à voir à vos lecteurs le quotidien d’un député en circonscription, loin de la théorie et des envolées lyriques du palais Bourbon. Pourquoi ce choix original ?
Boris VALLAUD : 

J’ai écrit ce livre par nécessité ! J’ai ressenti le besoin de m’arracher au brouillard de l’époque, des idées, des valeurs, des fidélités partisanes… un besoin d’échapper à la confusion politique généralisée, au bruit médiatique, à la tyrannie des réseaux sociaux et des chaines d’info continue qui nous somme de prendre parti sur tout, sans délai et sans nuance. La politique n’a pas besoin de plus de bruit, elle a besoin de plus de sincérité, de vérité dans son rapport au réel, aux femmes et aux hommes que nous représentons, à leurs souffrances, à leurs attentes, à leurs espoirs. Ce livre est un retour à l’essentiel, un retour aux choses humaines. J’y fais les portraits sensibles des femmes et des hommes que je reçois dans ma permanence et qui sont, d’une certaine façon, la France. Des vies singulières et pourtant universelles. A la politique qui ne fait que parler, le plus souvent d’elle-même, je voulais offrir un moment d’écoute. C’était aussi pour moi une façon de renouer avec ce qui fonde mon engagement. De régler aussi quelque chose d’ambivalent dans mon rapport à la politique, que j’aime et que je déteste dans une parfaite égalité de sentiments. Et sans doute aussi une façon de dévoiler un peu plus profondément qui je suis, de témoigner de mon rapport au monde, de ma relation aux autres, de ce qui fonde mes convictions politiques. Mais si ces vies sont difficiles, il n’y a rien de désenchanté ou de larmoyant dans ces portraits. Au contraire, je tire, et je crois que l’on peut tirer collectivement, une grande force dans ce qui s’apparente à du courage heureux.

Le Temps des Ruptures : dès les premières pages, on ressent le fossé entre Paris et les Landes. « Parce que dans les fermes et les villages des Landes, une grande part de ce que je défends depuis Paris est à côté de la plaque, à côté de leurs vies, à côté de leurs exigences, bon à être mis de côté pour de bon » dites-vous. Janus politique, votre action de député est duale, entre la circonscription et l’Assemblée nationale. Comment parvenez-vous, mentalement, presque psychologiquement, à appréhender les différents enjeux de votre fonction ?
Boris Vallaud : 

J’ai parfois le sentiment, en effet, que coexistent et même cohabitent tant bien que mal deux figures du député. Dans mon livre, je fais de mes trajets en train entre Paris et les Landes le moment de la « modification », du passage d’un député à un autre. A Paris, le député à distance des passions humaines et à la recherche de l’intérêt général jusqu’à l’abstraction parfois. En circonscription, le député au plus près de la réalité brute des vies humaines et qui se frotte aux situations particulières. Je reprends à mon compte ce que Diderot appelait le « paradoxe du comédien » en l’appliquant à la fonction de député. Le meilleur des comédiens dit-il est celui qui joue ses personnages de sang-froid, en les mettant à distance. Le meilleur des députés serait-il celui qui met à distance, se tient en surplomb et légifère de sang-froid ou au contraire celui qui se plonge dans la vie des autres pour être le plus juste interprète ? C’est de cette disjonction que peut naître parfois le sentiment d’être à côté de la plaque comme je l’écris. Ces vies, à la fois singulières et universelles, rencontrées dans ma permanence guident et inspirent l’idée que je me fais de la politique, de l’intérêt général, de la République. Je les fais miennes en quelque sorte. Tout mon travail dans ce livre et dans l’exercice de mon mandat consiste à chercher le point de réconciliation de ces deux députés, en dessinant Janus à un seul visage. Cette quête se double d’un questionnement permanent sur la façon d’être à sa fonction, d’être à ses concitoyens et sur ce que représenter veut dire. Tout est apprentissage. Écouter par exemple, qui est au fondement de la représentation. Écouter sans être encombré de soi-même, de sa fonction bien-sûr, mais aussi de ce que l’on est socialement, culturellement. Écouter sans juger ; alors que la politique est surchargée en morale, pour être le plus juste interprète d’une sorte de « Vérité ».

Le Temps des Ruptures : l’un des aspects du fossé entre Paris et les Landes que vous décrivez renvoie à ce qui est de l’ordre du culturel, voire du civilisationnel. En présentant un des récits de vie dans votre livre, vous en dites : « Ce sentiment confus qui se révèle à lui-même d’être l’un des derniers représentants d’une civilisation disparue ». Tancées depuis Paris, appréhendées comme « archaïques » voire « réactionnaires », certaines pratiques culturelles sont pourtant au cœur de l’identité de nombre de ruraux. Comment, lorsqu’il est question de chasse, de corrida ou autre, concilier traditions populaires et progressisme ?
Boris Vallaud : 

J’avais sous-estimé à la fois la part d’angoisse existentielle qui peut traverser nos sociétés, et en l’espèce nos campagnes, et la place qu’occupent les identités dans la construction de soi, au travers notamment de la question des cultures locales. Quand je parle des « derniers représentants d’une civilisation disparue », je pense en particulier à l’épreuve pratique de la « fin des paysans », pour reprendre le titre d’Henri Mandras ; c’est une réalité vécue, dont les témoins ne sont pas les seuls paysans, mais toutes celles et tous ceux qui vivent dans ces territoires. Elle est une angoisse existentielle que je crois très présente dans la psyché de nos campagnes, parce qu’elle pose la question de leur place dans un monde en pleine mutation et en prise avec des défis considérables.

Ce qui lui est consubstantiel, c’est le sentiment de l’éloignement, et d’abord de l’éloignement de la politique. Il est puissant autant qu’il est dangereux dans ce qu’il peut produire de frustration, de ressentiment et de colère. Paris est la figure fantasmée ou réelle de cet éloignement. Est également très vif, le sentiment d’une domination culturelle d’une France sur une autre, France urbaine d’un côté, France rurale de l’autre, et – vrai ou faux – d’un pouvoir central qui chercherait à « civiliser » des territoires entiers au nom d’un progrès qu’ils ne perçoivent pas ? La formulation même de votre question peut le suggérer en mettant en opposition – même si c’est pour en chercher le point de conciliation – « traditions populaires » et « progressisme », suggérant ainsi une hiérarchie entre les deux et une forme d’aliénation dans l’attachement à la tradition dont il faudrait se libérer. Toutes ces mises en cause sont ressenties avec une grande violence, comme une humiliation, avec le sentiment d’appartenir à un monde contesté parce que minoritaire. Je mesure évidemment l’océan d’incompréhension que peut recouvrir ces questions qui, qu’on le veuille ou non, sont indissociables des questions de domination, de dignité, de recherche du commun, d’acceptation de l’altérité.

Je ne m’attendais pas à me trouver, au travers la question des cultures locales, au point de tension entre l’universel et le particulier. Le particulier vaincu au nom de l’universel, je le dis avec un peu d’exagération sans doute, « tenant sous l’éteignoir les élans culturels régionaux comme autant de prétentions séparatistes portant en elles le risque de la dislocation ». On peut le récuser, s’en désoler ou s’en moquer mais quand on brutalise les identités, on prend le risque des identitaires. Pour ma part, je préfère croire au dialogue, à la compréhension de l’autre, c’est peut-être là le chemin vers un progrès partagé et une société réconciliée à laquelle je veux croire.

Le Temps des Ruptures : le film Daniel Blake et la recherche du formulaire A38 dans Les douze travaux d’Astérix renvoient dans votre livre tous deux aux difficultés rencontrées face à l’administration. Vous dites d’ailleurs que votre rôle consiste souvent non pas à résoudre des problèmes, mais à guider les personnes rencontrées dans les sinueux dédales administratifs. La lutte contre la bureaucratisation croissante, non pas seulement du public (comme un certain préjugé le laisse entendre) mais de la société dans son ensemble est un combat que la gauche a abandonné depuis longtemps. La droite s’est engouffrée dans cette brèche à coups d’arguments fallacieux pour mieux fustiger une sphère publique dont elle souhaite réduire le champ d’action. Quel discours peut encore porter la gauche face à ce phénomène ?
Boris Vallaud : 

Je me fais, en effet, chaque semaine, un peu écrivain public, défenseur des droits ou travailleur social et j’ai l’habitude de dire que je reçois dans ma permanence des « Daniel Blake » à la chaine. C’est-à-dire des femmes et des hommes en prise avec une administration lointaine, souvent sans visage, souvent incapable de saisir la complexité des vies et des sentiments de celles et de ceux qui sont dans la difficulté, entre honte et colère. Faire valoir ses droits est parfois une véritable épreuve. J’ai le souvenir ce cette maman d’un enfant en situation de handicap venue avec un Cerfa de 24 pages dans lequel lui était demandé de… « décrire le projet de vie de l’enfant ». J’ai lu la panique dans ses yeux et j’ai trouvé cela d’une grande violence. Vous avez raison de dire que nous avons abandonné à la droite la critique de la bureaucratie, comme si cela revenait à en épouser la vulgate et les caricatures, du fonctionnaire rond-de-cuir à la dénonciation de la marée montante du fonctionnarisme en passant par la revendication d’une déréglementation tous azimuts et d’un État minimal… L’efficacité de l’action publique doit pourtant nous préoccuper : avoir une réflexion sur la bureaucratie, ce n’est pas faire la critique systématique des normes, mais se poser la question de l’accessibilité, de l’applicabilité, de l’intelligibilité des politiques publiques. Si elles n’atteignent pas celles et ceux auxquelles elles sont destinées alors nous sommes « à côté de la plaque », pour reprendre l’expression que vous releviez plus haut. Je ne crois pas que la question de l’inflation législative, et dès lors règlementaire, doive pour autant être esquivée. Elle est consubstantielle d’une réflexion plus globale sur ce que le service public doit être et que nous réduisons trop souvent à un débat sur les moyens. J’ai la conviction que nous légiférons trop et mal. Qu’il faut mieux réarticuler les fonctions d’évaluation et de contrôle avec les fonctions proprement législatives. D’autres parlements le font infiniment mieux que nous. Il y a en réalité deux victimes de la bureaucratie : les administrés et les fonctionnaires.

Le Temps des Ruptures : votre travail en circonscription provoque chez vous « un sentiment de traiter les maux plus que le mal ». Si le rôle du parlementaire est certes de traiter les maux, celui du candidat putatif à l’élection présidentielle (ou au premier secrétariat du Parti socialiste) ne consiste-t-il pas aussi dans la proposition d’une analyse globale, systémique et critique du modèle économique ou tout simplement de la société telle qu’elle va ?
Boris Vallaud : 

Il faut connaître les maux pour traiter le mal. Je revendique dans ce livre la liberté que je me suis donnée. Lorsque je parle de « littérature », ça n’est pas pour revendiquer une qualité de plume mais pour m’autoriser un livre politique qui n’est pas, précisément, une analyse globale, systémique et critique de la société telle qu’elle va, mais un retour aux choses humaines. J’ai cherché d’abord dans ce texte à redonner la vue à un monde politique devenu parfois aveugle à celles et ceux pour lesquels elle se bat… autant qu’aux raisons de se battre. La politique ne parle bien trop souvent plus que d’elle-même. Ce livre n’est pas la recherche d’un programme mais d’une éthique politique, une façon d’être et de faire pour la gauche. Dans ce livre, je ne veux rien prouver ou démontrer… mais éprouver mes convictions au contact du réel, montrer ce que je vois et ce que je comprends. Beaucoup d’hommes et de femmes que je rencontre se posent une seule et même question à propos de leurs représentants : « que savent-ils de nos vies ? ». J’essaye à travers cette galerie de portraits sensibles, par un travail méticuleux sur les mots pour ne pas trahir, de parler de leurs vies et de faire de la politique à l’échelle humaine, c’est-à-dire à la fois à hauteur de femme et d’homme, mais aussi en saisissant ce qu’il y a d’universel dans chacune de ces vies rencontrées, écoutées, comprises. Nous sommes, dit-on, chacune et chacun à cinq ou six poignées de mains du président de la République… mais à combien de poignées de mains est-il, lui, des Françaises et des Français ? C’est cette distance que je veux réduire. Est-ce à dire que ces vies ne dessinent aucun horizon politique ? Au contraire, j’ai acquis la conviction que dans un pays que l’on dit fracturé, rongé par le sentiment d’injustice et dans lequel chacun parait défendre sa colère, les Françaises et les Français sont disponibles pour recoudre la société. J’en fais d’ailleurs ma conclusion. Le projet de la gauche, c’est d’abattre les barrières invisibles qui partout s’opposent à la fraternité humaine. « Je porte en mon cœur un rêve de fraternité et de justice, et je veux travailler jusqu’au bout à le réaliser » disait Jaurès. Il faut réconcilier le rêve et l’action. Je fais de la fraternité un projet politique en tant que tel, comme le moyen d’arracher les femmes et les hommes à la solitude dans laquelle la société libérale les a enfermés. C’est un projet de réconciliation de la France avec elle-même, des Français avec eux-mêmes. La France réconciliée, voilà l’horizon commun.

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Les élections législatives de juillet dernier peuvent être interprétées de deux manières. La première est de considérer qu’après les échecs de 2017 et 2022, la création du NFP et l’union des partis de gauche derrière un programme commun lui ont permis de devenir la première force politique représentée à l’Assemblée nationale. Ce serait une victoire à laquelle le Président aurait dû « se soumettre » en nommant un Premier ministre issu du NFP.

Cette interprétation du résultat des dernières législatives est pourtant contestable. En effet, la victoire de la gauche doit beaucoup à la stratégie du front républicain qui a mécaniquement affaibli la représentation du Rassemblement national. Pour avoir une vision plus juste du poids réel des partis de gauche dans l’opinion, il faudrait plutôt regarder les scores du premier tour et les comparer avec ceux des élections précédentes.

Figure 1 : Évolution des rapports de force politiques au premier tour des élections législatives depuis 1993 en % des bulletins exprimés

 

La Figure 1 met en évidence deux phénomènes majeurs. Le premier est l’extraordinaire croissance de l’extrême droite depuis l’accession d’Emmanuel Macron au pouvoir. Alors qu’ils plafonnaient aux alentours de 12 à 15% depuis 1993 – l’année 2007 faisant exception – les partis d’extrême droite ont plus que doublé leur score dans la période récente. Ils sont ainsi devenus la première force politique du pays, obtenant cinq points de plus que la gauche et deux points de plus que l’addition de la droite et des macronistes.

Le second phénomène frappant est l’effondrement électoral structurel de la gauche. En 1993, cette dernière avait subi une défaite historique alors que son score était bien meilleur que celui qu’elle obtient aujourd’hui. Certes, l’expansion du bloc central a mécaniquement affaibli son poids électoral. Mais la politique d’Emmanuel Macron s’est beaucoup déportée à droite depuis 2017. Pourtant, les partis de gauche en ont très peu profité puisque leur score en 2024 était pratiquement le même que celui de 2022… et à peine 2,22 points supérieurs à celui de 2017.

Outre le fait que les forces de gauche ne progressent pas sur le plan électoral, on peut observer trois autres phénomènes apparus lors des derniers scrutins. Premièrement, l’exercice du pouvoir a affaibli le bloc central macroniste sans le faire s’effondrer ; deuxièmement, la droite classique s’est faite progressivement cannibalisée par l’extrême droite et le bloc central sans disparaître pour autant ; enfin, l’extrême gauche a pratiquement disparu des scrutins.

 

 

Pourquoi la gauche échoue-t-elle ?

Le niveau électoral très faible de la gauche dans son ensemble et son absence de progression réelle depuis 2017 impose une certaine lucidité. Contrairement à ce qu’affirment ses responsables, le NFP n’a jamais été en mesure de prendre le pouvoir. Plus grave, la seule force politique qui profite d’être dans l’opposition est l’extrême droite.

Faire un tel constat d’échec impose de ne pas en faire porter la responsabilité sur des facteurs externes. Il est tentant, et d’une certaine façon légitime, de dénoncer le rôle ambigu de la presse et des réseaux sociaux dans la montée de l’extrême droite. C’est d’autant plus tentant que la France n’est pas isolée et que l’extrême droite progresse dans la plupart des pays du monde. Néanmoins, une vision trop mécanique du rôle des médias est assez vaine. Si Vincent Bolloré et son empire médiatique ont obtenu l’influence qu’ils ont aujourd’hui, ce n’est pas simplement grâce au talent de leurs journalistes et animateurs. C’est aussi parce que ces médias rencontrent une opinion qui est prête à les écouter et à adhérer à leurs messages, chose que la gauche parvient de moins en moins à faire.

Pourquoi échoue-t-elle à convaincre ? En premier lieu, parce qu’elle a déçu. À ce titre, on ne peut faire l’économie d’une analyse lucide du mandat catastrophique de François Hollande. Car cet échec n’est pas un accident. Il a été préparé par d’autres échecs, celui de Lionel Jospin, et ceux de François Mitterrand avant lui.

Pour comprendre pourquoi la gauche subit systématiquement une lourde défaite après avoir exercé le pouvoir, il convient de revenir au contenu des politiques menées et sur l’ambiguïté de son discours et de ses pratiques. Le NFP prétend incarner les classes populaires, mais la sociologie de son électorat n’a cessé de s’en éloigner. Celle-ci est aujourd’hui essentiellement composé des catégories moyennes déclassées et diplômées qui habitent dans les métropoles et les centres-villes. Si elle parvient à subsister dans certains quartiers populaires urbains, elle a totalement disparu des campagnes et des petites villes au profit de l’extrême droite. Longtemps présente dans le nord industriel, elle en est progressivement balayée. À ce titre, l’échec de Fabien Roussel et l’élection très difficile de François Ruffin en juillet dernier dans leurs circonscriptions respectives témoignent du fait que l’éviction de la gauche de ses bastions historiques se poursuit et que le décalage entre la gauche parlementaire et les populations qu’elle entend représenter s’approfondit.

 

 

Une gauche néolibérale dépassée

La gauche n’a pas fait fuir les ouvriers sans raison. Elle a, aux yeux de nombre d’entre eux, accompagné, si ce n’est activement participé, au démantèlement des infrastructures industrielles du pays. Les chiffres sont assez éloquents. La France est l’un des pays d’Europe qui s’est le plus désindustrialisé. Entre 2000 et 2023, son secteur manufacturier a perdu 22,5% de ses emplois. Or, cette évolution est en grande partie la conséquence d’une dynamique de spécialisation au sein de l’Union européenne. Les zones centrales situées près des ports de la Mer du Nord bénéficient d’un positionnement géographique privilégié qui leur permet d’attirer les usines et l’emploi, tandis que les zones géographiquement éloignées, telles que le Portugal (-26,5%), la Finlande (-24%), ou la Grèce (-17,5%) ont vu leur activité industrielle s’effondrer[1]. Cette dynamique de polarisation protège l’activité manufacturière des pays situés dans le cœur industriel de l’Europe tels que l’Allemagne (+0%) et les pays à bas coûts salariaux qui lui sont proches (Pologne +1,7%), mais est dévastatrice pour les pays qui en sont éloignés[2].

Pourquoi accuser la gauche de complicité ? Principalement parce que c’est elle qui est à l’origine des grandes décisions qui ont accéléré la désindustrialisation française. À ce titre, le « tournant de la rigueur » de 1983, mais surtout la mise en place du marché unique européen par Jacques Delors lorsqu’il était président de la Commission européenne (1985-1995) furent des étapes décisives dans la conversion de la gauche au néolibéralisme. Le marché unique organise un double processus de concurrence. En permettant la libre circulation interne du capital, il met les différents territoires européens en compétition directe les uns avec les autres pour attirer les investissements productifs et les emplois. En supprimant le contrôle des flux de capitaux vis-à-vis des pays tiers, une mesure imposée par les autorités allemandes à Delors,[3] il a fait entrer l’UE de plain-pied dans la mondialisation. Conjuguée à la disparition progressive des droits de douane, cette dernière décision a engendré l’accélération des délocalisations vers les pays à bas coût.

Avec l’instauration du marché unique et la création de l’euro, l’industrie française a donc été prise en tenaille entre la concurrence des pays en voie de développement et celle des autres pays européens disposants d’avantages géographiques spécifiques. Les grandes entreprises industrielles françaises, y compris Renault dans laquelle l’État disposait de participations, se sont développées à l’international en investissant massivement à l’étranger. Or, à aucun moment, les responsables de gauche n’ont contesté cette logique néolibérale. Lors du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, la grande majorité des partis de gauche ont appelé au vote « oui ». Aujourd’hui encore, ils sont largement silencieux sur le contenu des projets de la Commission qui visent à renforcer la fluidité du Grand marché, en créant par exemple l’union des marchés de capitaux promettant de faire disparaître les régulations nationales de l’épargne et des marchés financiers. Tout cela contraste avec les déplorations opportunes d’un manque « d’Europe sociale » et la critique des paradis fiscaux. En effet, si certains pays européens maintiennent des salaires faibles et attirent les entreprises avec une fiscalité presque inexistante, c’est bien parce que la gauche a organisé le libre-échange et la libre circulation du capital. De fait, François Hollande n’a eu de cesse de dénoncer le protectionnisme comme « la pire des réponses »[4].

Le mandat Hollande est la conséquence de cette conversion au néolibéralisme. Partant du principe qu’il n’est pas possible de changer les règles européennes, la politique économique de la France s’est fourvoyée dans une vaine politique de l’offre visant à rendre son territoire plus attractif. Cette stratégie poussa les gouvernements Ayrault, puis Valls, à multiplier les cadeaux fiscaux aux entreprises et à engager la réforme du droit du travail, via la loi El-Khomri de 2016. Le « Pacte de responsabilité » de 2014, a ainsi engendré une baisse de 40 milliards des prélèvements sociaux et fiscaux au profit des entreprises.

En renonçant à agir sur le cadre dans lequel l’économie français est enferrée, une partie de la gauche française a annoncé la politique économique que poursuivra Emmanuel Macron. Le pire est que non seulement cette stratégie n’a pas permis d’enrayer la désindustrialisation, mais elle a tari les recettes fiscales, contraignant l’État à raboter ses dépenses, notamment celles qui permettent de faire fonctionner les services publics.

 

 

L’impasse de la gauche identitaire

Face à l’échec de la gauche néolibérale, une autre gauche s’est levée en déployant un discours plus radical que celui porté par une social-démocratie discréditée. Incarnée par Jean-Luc Mélenchon lors de la campagne de 2017, cette gauche s’est d’abord montrée critique vis-à-vis des institutions européennes, puis son discours s’est infléchi en adoptant une rhétorique plus englobante inspirée des travaux de la philosophe Chantal Mouffe[5]. Le point principal de la proposition de Mouffe, le « populisme de gauche », est d’abandonner la lutte des classes comme axe central de l’action politique au profit d’une stratégie d’agrégation de luttes censées mieux refléter les préoccupations de la jeunesse et des classes urbaines : les combats sociétaux et féministes, l’antiracisme, l’écologie, la condition animale…

Un autre aspect de cette stratégie est qu’elle part du principe que le néolibéralisme est en crise et que la priorité ne doit donc pas être d’engager un combat contre lui mais contre l’autre force concurrente, le « populisme de droite ». « Dans les années à venir, j’en suis persuadée, c’est entre populisme de droite et populisme de gauche que passera l’axe central du conflit politique, écrit Chantal Mouffe dans l’introduction de son ouvrage. Aussi, c’est en construisant un ‘‘peuple’’ et en mobilisant les affects communs pour faire naître une volonté commune d’égalité et de justice sociale que l’on pourra combattre efficacement les politiques xénophobes défendues par les partis populistes de droite ».

Comment, concrètement, « construire un peuple » ? Pour Mouffe, cela passe par la mobilisation des affects et par un tribun dont le charisme peut transcender les contradictions qui traversent les mobilisations militantes. Cette mobilisation des affects implique de déplacer le combat politique du terrain de l’argumentation rationnelle vers celui des principes moraux et des valeurs culturelles. Il faudrait ainsi mettre en avant la « bataille culturelle », chère à Antonio Gramsci, au détriment de la « bataille des idées ». Le problème est que lorsqu’on entend se battre sur le front culturel, on ne cherche plus à convaincre mais à se placer sur le terrain des valeurs. Une illustration de cette stratégie a été donnée lors de l’élection européenne de juin 2024. En affichant un soutien indéfectible à la cause palestinienne, la France insoumise ne s’est pas engagée sur le champ de l’argumentation, mais sur celui des affects et des valeurs. De fait, il n’y avait guère de propositions crédibles pour mettre fin au conflit à Gaza dans le programme proposé par LFI.

Parce qu’elle met l’accent sur les questions culturelles, cette gauche peine à développer un véritable discours économique et donc à combattre le néolibéralisme. Le plus souvent, elle ne propose pas de mesures précises visant à agir sur les structures de l’économie, mais entend mettre l’État au service d’un vaste programme de redistribution : taxer les riches et les grandes entreprises au profit des jeunes et des classes populaires. Le paradoxe est que si ce discours répond aux attentes des populations les plus défavorisées, il s’avère en profond décalage avec les angoisses des milieux ouvriers qui subissent la concurrence intra- et extra-européenne et craignent pour leur emploi.

Comment qualifier cette gauche ? Elle est, au fond, « identitaire » au sens où elle entend rassembler ses partisans et ses militants derrière des combats d’identité. Ainsi, à l’instar du site créé par Théo Delemazure, elle est prompte à labéliser des postures ou des politiques comme étant « de droite » ou « de gauche », comme si la question la plus importante n’était pas celle de savoir si une mesure est pertinente ou non, si elle participe à la construction d’un projet de société cohérent et désirable, mais si elle peut ou non être rangée dans le camp de ce qui constitue culturellement la gauche.

En fin de compte, le choix proposé aujourd’hui aux électeurs par les partis de gauche se décline en deux grands menus : le premier est celui de la gauche gestionnaire, héritière un peu honteuse des années hollande et qui est persuadée qu’on ne peut agir qu’à la marge sur les structures de l’économie. Elle entend gérer au mieux les contradictions du capitalisme néolibéral sans le remettre en question. Le second menu est celui concocté par la France insoumise et les mouvements qui incarnent les luttes écologiques et sociétales. Cette gauche-là prétend reconstruire la société à partir de combats culturels et de valeurs, mais sans s’intéresser au fonctionnement de l’économie contemporaine et aux contraintes qu’elle impose à l’exercice du pouvoir.

Malheureusement, on ne peut que faire le constat que ces deux menus peinent à convaincre et n’empêchent pas la progression électorale de l’extrême droite. Il faudrait donc inventer une troisième gauche, centrée sur les questions productives et économiques, et qui parvienne à s’adresser aux électeurs des classes populaires qui sont aujourd’hui tentés par l’abstention ou le vote RN. Cette gauche peine encore à émerger.

Références

[1] Sur les origines géographiques des phénomènes de polarisation industrielle lire : David Cayla (2019), « Crise de l’euro et divergences économiques : les conséquences du marché unique pour l’unité européenne », en ligne.

[2] Source : Main-d’œuvre dans l’industrie – données annuelles, Eurostat. Consulté le 30/10/2024.

[3] Lire à ce sujet l’excellent livre de Rawi Abdelal Capital Rules: The Construction of Global Finance, Harvard University Press, 2007, pages 10 et 11.

[4] « Le protectionnisme, « pire des réponses », dit Hollande au Chili », Reuters, 22/01/2017, un propos à nouveau martelé un mois plus tard à Belfort.

[5] Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 2018.

 

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La grande farce des responsabilités

La grande farce des responsabilités

Dans le calme de la fin de semaine, je me suis interrogé : quelque observateur attentif du train-train politique français aurait-il fait le compte, du nombre de fois ces derniers jours, que le mot responsabilité a été prononcé, revendiqué, rejeté ? Bafoué en réalité, ce mot plein de sens, en a été vidé.

Rappelons clairement de quoi on parle. La responsabilité, du latin respondere : répondre, est l’obligation qu’a une personne de répondre de ses actes, de les assumer, d’en supporter les conséquences du fait de sa charge, de sa position. Au risque d’insister : la responsabilité n’est donc pas une faculté, il s’agit d’une obligation. Quelle qu’en soit la nature, juridique, morale voire politique, la responsabilité engage ceux qui décident de l’endosser, elle les oblige. C’est une évidence sans doute. Mais ça va mieux en le disant.

Aussi, ce début de mois décembre m’est apparu comme une grande farce. La grande farce des responsabilités, telle une mauvaise pièce de théâtre mettant en scène une compagnie en déroute, inconsciente de ce que les gradins se sont progressivement, et impitoyablement vidés. Si seulement ce n’était qu’une farce. La réalité, c’est que cette mauvaise pièce n’est rien d’autre que l’actualité politique française. Que la compagnie en déroute représente l’essentiel du personnel politique de ce pays. Que c’est nous enfin, spectateurs effarés et égarés, qui avons quitté la salle.

Pour la deuxième fois dans l’histoire de la Ve République, un gouvernement a été censuré. Un évènement historique qui aura essentiellement, à mes yeux, cristallisé et révélé un très fort climat d’irresponsabilité. Celle je crois du Premier ministre Barnier qui, malgré sa volonté sans doute authentique de servir, s’est doublement fourvoyé. D’abord en croyant pouvoir négocier avec l’extrême droite, indifférente à toute autre considération que sa seule ascension vers le pouvoir, et en contradiction flagrante avec la logique du front républicain ayant présidé aux dernières élections législatives. Ensuite, en participant à la mascarade démocratique consistant à ostraciser le Nouveau Front populaire et l’ensemble de ses revendications, bloc politique pourtant arrivé en tête de ces élections – faut-il le rappeler ?

Celle de la droite plus largement, dénaturée par un courant dont l’égarement idéologique n’est un secret pour personne. Pour cette droite, s’il est désormais de bon ton de légiférer sous la tutelle du Rassemblement national, la perspective de s’exercer au compromis avec ne serait-ce que le Parti socialiste est une « ligne rouge ». Comprenez, c’est une question de responsabilité. Et que dire de La France insoumise qui, non contente de refuser elle aussi tout compromis – alors même qu’après avoir fait tomber le gouvernement Barnier, désormais, tout l’y oblige – défend encore son projet absurde de destitution du président de la République[1].

Si la France n’a aucun intérêt à voir son président destitué, Emmanuel Macron pour sa part, a tout intérêt à faire un sérieux examen de conscience. Dans sa dernière allocution télévisée, le président constatait lucidement que « certains sont tentés de [le] rendre responsable de cette situation ». Drôle d’idée ! Il semblerait surtout que nombreux sont ceux qui n’ont pas oublié sa responsabilité dans une décision en particulier, « cette décision [qui] n’a pas été comprise » selon sa formule, teintée soit dit en passant d’un paternalisme insolent. Depuis le 9 juin 2024 au soir et la dissolution de l’Assemblée nationale décidée dans une solitude absolument vertigineuse, il se trouve que l’endettement s’est envolé et le Parlement divisé comme jamais. Le tout dans un contexte européen et international dans lequel la France ne peut d’aucune façon se payer le luxe de rester à l’écart.

Aussi, le jeu dangereux, ayant consisté ces derniers temps pour les dirigeants et élus de ce pays, dans le rejet et renvoi systématique de leurs responsabilités n’a que trop duré. Cette grande farce doit désormais cesser. Le président de la République, au premier chef comptable à la Nation de la crise majeure que nous traversons, doit donner l’exemple. Or un début judicieux, serait d’enfin se plier aux principes démocratiques en tenant compte des derniers suffrages exprimés. Ceux-ci commandent le compromis. Non pas en postures et discours, mais en actes. L’amorce d’un changement pourrait se dégager des actuelles rencontres entre l’Élysée et les partis de gauche ayant accepté de s’y présenter.

Du moins, on doit l’espérer, car il y va de leur responsabilité.

Références

[1] Sur le détail de cette procédure voir : https://www.leclubdesjuristes.com/politique/article-68-la-procedure-de-destitution-du-president-de-la-republique-comment-ca-marche-6800/.

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Mayotte, la grande oubliée de la République

Mayotte, la grande oubliée de la République

Mayotte, département d’Outre-mer français, est aujourd’hui confrontée à l’une des pires crises de son histoire depuis l’obtention, par référendum, de son statut de département de plein-droit le 31 mars 2011.

L’archipel souffre d’un sous-investissement en infrastructures et services publics, accentuant les crises. Dès lors, les différents gouvernements tentent, par petites annonces, de répondre au cas par cas aux demandes des élus locaux, sans pour autant définir un cap et une vision pour ce territoire. Les mahoraises et les mahorais sont, de fait, exclus de la communauté nationale. Se pose alors la question de l’intégration de ce territoire au sein de la République et de la réelle volonté de l’État d’en faire une partie intégrante de la communauté de destins de notre pays.

 

À cela s’ajoute le défi de l’immigration, dont est issue 50% de la population. Mayotte se situe à environ 70 km par la mer de l’île comorienne d’Anjouan, et ce court passage maritime est traversé par des embarcations de fortune. Ces traversées dangereuses sont fréquentes malgré les risques d’accidents et de naufrages. La moitié de la population totale de Mayotte est estimée être d’origine étrangère, principalement comorienne. Ces flux migratoires, combinés à une croissance démographique importante, mettent sous pression les infrastructures locales, notamment les services de santé et d’éducation, et posent des défis sociaux et économiques majeurs pour l’île.

 

Mayotte est le département le plus pauvre de France, avec un PIB par habitant bien inférieur à celui de la métropole ou même d’autres départements d’outre-mer. Le chômage, notamment chez les jeunes, y est très élevé (37% de la population active !), et 75% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, c’est cinq fois plus que dans l’Hexagone. Cette situation économique difficile renforce le sentiment d’exclusion et d’inégalité, car les Mahorais perçoivent un fossé entre leur niveau de vie et celui des autres départements français.

 

L’archipel est soumis à des régimes juridiques et sociaux particuliers qui diffèrent du droit français appliqué dans l’Hexagone. Les droits sociaux, comme les allocations familiales ou les retraites, sont moins élevés qu’en métropole et les lois françaises y sont appliquées progressivement, avec des retards. Par exemple, l’application du Code civil et du Code de la Sécurité sociale y est partielle, ce qui crée un sentiment d’inégalité. Le droit local, inspiré des coutumes religieuses parfois archaïques, persiste également, même s’il a été restreint pour s’aligner davantage avec le droit français.

 

Depuis 2016, Mayotte fait face à une grave pénurie en eau, l’île étant particulièrement soumise aux aléas climatiques, notamment aux pluies qui permettent de régénérer l’eau en surface. Mais l’île fait aussi face aux sous-investissements de son réseau de distribution en eau et à l’augmentation de la consommation qui accentue les difficultés. Par ailleurs, les infrastructures d’eau potable sont vieillissantes et ne couvrent pas tous les besoins de la population. Les installations de traitement de l’eau et les réservoirs de stockage sont souvent insuffisants. De plus, des pertes importantes d’eau sont causées par des fuites dans le réseau de distribution, aggravant la pénurie.

 

Face à la crise de l’eau, des mesures temporaires, comme la distribution de bouteilles d’eau ou la mise en place de points d’eau, ont été mises en place. Les autorités locales et nationales envisagent des projets à long terme, tels que le renforcement des infrastructures de distribution, l’augmentation des capacités de stockage et le développement de solutions de dessalement de l’eau de mer. Cependant, ces solutions nécessitent des investissements conséquents – que le gouvernement français ne semble pas réaliser, qui ne pourront pas résoudre immédiatement la situation actuelle.

Cette crise ne s’arrête pas à la problématique de l’eau potable. Tous les services publics souffrent. Les écoles sont saturées, les hôpitaux sont sous-équipés et le réseau de transport est quasi inexistant. Cela ne fait que renforcer le sentiment d’exclusion ressenti par les Mahorais, qui se considèrent comme des citoyens de seconde zone.

L’éducation est l’immense défi pour l’avenir de Mayotte. Le sous-effectif d’enseignants est un problème majeur. Mayotte a du mal à recruter et à retenir des enseignants qualifiés, en partie en raison de l’éloignement et des conditions de travail difficiles. Les enseignants affectés à Mayotte viennent souvent en mission temporaire et repartent au bout de quelques années, ce qui entraîne une forte rotation du personnel. Cette instabilité ne permet pas d’assurer un suivi pédagogique stable pour les élèves.

A cette situation s’ajoute l’état catastrophique des infrastructures scolaires. Beaucoup d’écoles manquent d’aménagements indispensables : certaines salles de classe sont des bâtiments précaires, souvent insalubres, sans climatisation, et mal adaptées aux besoins des élèves et des enseignants. Les écoles manquent aussi d’équipements pédagogiques essentiels, comme des manuels scolaires, des équipements informatiques et du matériel pour les activités sportives et culturelles.

Le manque d’infrastructures pousse également certaines écoles à pratiquer le système de rotation, où les élèves alternent entre le matin et l’après-midi pour permettre à tous d’accéder aux cours. Cette situation est une rupture d’égalité inadmissible avec les écoliers de l’Hexagone. Améliorer la situation des écoles à Mayotte est crucial pour le développement de l’île et pour offrir aux jeunes Mahorais les mêmes chances de réussite que les autres enfants français. Des actions fortes et une réelle volonté politique de la part de l’État sont indispensables pour améliorer les infrastructures, recruter et stabiliser les enseignants.

L’accès à la santé – droit fondamental et pilier essentiel de notre République – est lui aussi mis à mal à Mayotte. Le département qui ne dispose que d’un seul hôpital public, le CHM de Mamoudzou, manque de services spécialisés. Le personnel hospitalier est très insuffisant. Beaucoup de praticiens sont à Mayotte en contrat temporaire – situation qui met à mal la continuité des soins pour les Mahorais. Les patients doivent parfois être transportés vers la Réunion ou l’Hexagone, déclenchant un coût considérable pour les familles.

Avec un taux de natalité parmi les plus élevés de France, la demande en soins maternels et pédiatriques est considérable. Le CHM doit gérer un grand nombre d’accouchements avec un effectif souvent limité, et les suivis postnataux sont parfois inadéquats. Les services de néonatologie sont régulièrement débordés, mettant en danger la santé des nouveau-nés.

Mayotte est dans une situation sanitaire et sociale catastrophique et l’État regarde ailleurs. Où est la promesse républicaine d’égalité ? Accepterions-nous une telle situation au sein d’un autre département ?

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Contrainte ou consentement, quelques réflexions sur la définition pénale du viol

Contrainte ou consentement, quelques réflexions sur la définition pénale du viol

Ce 25 novembre, et 25e journée mondiale de lutte contre les violences faites aux femmes, est l’occasion de revenir sur l’opposition entre la France et l’Union européenne en matière de criminalisation du viol.

Dès la fin de l’année 2023, lors des négociations autour de l’adoption de la directive européenne sur la lutte contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique, la définition pénale française du viol a fait débat. La transcription dans le débat public de cette question a toutefois entrainé une simplification exacerbée des enjeux, de sorte qu’en préalable, il est nécessaire de revenir sur plusieurs points.

En premier lieu : non, l’opposition de la diplomatie française à la définition du viol posée par la directive ne signifiait pas que la France est opposée à la criminalisation du viol.

L’inadaptation relative du droit à la lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes et à la protection des droits des femmes est une des manifestations de la domination masculine. On peut ici, en veillant à ne pas verser dans l’anachronisme, citer le code civil de 1804, faisant de l’épouse l’éternelle mineure de son époux, qui se traduit encore aujourd’hui par la persistance de la notion de bon père de famille dans les pratiques juridiques, ou encore de l’utilisation de la communauté de vie pour déduire un devoir conjugal permettant le prononcé de divorce aux torts exclusifs de l’épouse en cas de refus prolongé de relations sexuelles[1]  ; mais nous pouvons aussi mentionner la pénalisation de l’avortement jusqu’en 1975, les inégalités patrimoniales favorisées par les stratégies notariales autour des successions, ou encore la – trop – récente criminalisation du viol, conjuguée au phénomène de la correctionnalisation.

Pour autant, en France, et grâce au militantisme acharné de Gisèle Halimi et du mouvement féministe, le viol est bien un crime, prévu par les articles 222-23 et s. du code pénal. Il est assorti de circonstances aggravantes, limitativement énumérées, prenant en particulier en considération la vulnérabilité de la victime, le sexe, et l’âge.

Lorsque la diplomatie française s’oppose à l’article 5 de la directive relative à la criminalisation du viol, elle ne rejette pas la criminalisation du viol mais bien l’insertion du viol dans la catégorie des euro-crimes, relevant de la compétence de l’Union européenne. Sans verser ici dans un exposé plus complet de droit européen, il est utile de préciser que la compétence de l’Union européenne est fondée sur la subsidiarité, c’est-à-dire sur le choix du niveau le plus efficace pour agir. 

Ajoutons aussi que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme impose aux États parties de criminaliser le viol et de mettre en œuvre les moyens adéquats pour poursuivre les auteurs de violences sexuelles et prévenir la réitération de ces violences, et ce y compris si cela requiert des investigations transfrontalières. 

En conclusion, il apparait que la diplomatie française manifestait davantage une opposition à l’insertion du viol dans la catégorie des eurocrimes. La définition de la directive axée sur le consentement a également fait naître des réserves. La définition française du viol est-elle incompatible avec la prise en compte du consentement ?


Le consentement, quid ?

En droit, le consentement est une notion avant tout civiliste. Il s’agit, dans une relation d’égalité entre des particuliers, de protéger l’intégrité du consentement de chaque partie dans les actes juridiques qui naissent de leurs rapports. Lorsque le consentement est vicié, l’acte juridique est considéré comme nul et non avenu. L’approche est bien celle du droit civil fondée sur l’égalité des individus : le code civil cherche à garantir cette égalité et prévoit des mécanismes permettant de protéger la partie faible, notamment afin de s’assurer de son consentement. 

En droit pénal, l’approche est radicalement différente. Le droit pénal n’oppose pas la victime à l’auteur d’une infraction : elle oppose le ministère public, c’est-à-dire l’ensemble de la société, à celui ou celle qui commet une contravention, un délit ou un crime. Il s’agit de réparer le trouble à l’ordre public qui en découle et de protéger la société de la réitération. Il s’agit aussi de garantir la sécurité de chacun et chacune en pénalisant les comportements antisociaux, intentionnellement préjudiciables. 

Dans cette approche, la victime est partie civile, c’est-à-dire qu’elle est tierce à la procédure. Elle n’est pas positionnée sur le même plan que l’auteur ou que le ministère public. Procéduralement, l’égalité n’est pas possible. En revanche, il est tout à fait loisible à la victime de poursuivre également au civil l’auteur afin d’obtenir réparation de son préjudice. 

Ajoutons à ceci que commettre une infraction pénale requiert trois éléments cumulatifs : un élément légal (la pénalisation), un élément matériel (la commission) et un élément intentionnel (la volonté). Il en résulte que l’infraction pénale est fondée sur le comportement de l’auteur. Pas de la victime. 

A cet égard, le premier alinéa de l’article 36 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite Convention d’Istanbul, dispose que les Parties contractantes ont l’obligation d’ériger en infraction pénale la commission intentionnelle de violences sexuelles, y compris et spécifiquement le viol, constitué lorsqu’il y a pénétration non consentie.

Trois éléments sont donc mis en exergue par l’article 36 : la nécessité de pénaliser le viol et les violences sexuelles, la dimension intentionnelle de l’infraction s’agissant du comportement de l’auteur, et la qualification du viol et des violences sexuelles par le non-consentement. Il est précisé ensuite que « le consentement doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la personne considérée dans le contexte des circonstances environnantes. ».

La lettre de la convention d’Istanbul encadre la définition du consentement, considérant qu’il doit être donné positivement et qu’il est évalué en fonction du contexte. Une telle rédaction ne limite donc pas le consentement à l’expression d’un accord libre, en appréhendant également la manifestation du consentement ou de son absence par l’examen des circonstances. 


La définition pénale du viol – contrainte, violence, menace ou surprise – n’exclut pas en soi l’examen du consentement

En droit français, le viol est le crime par lequel son auteur pénètre ou tente de pénétrer la victime, par contrainte, violence, menace ou surprise. Contrainte, violence, menace ou surprise : les quatre critères constitutifs recouvrent un champ large. Aucun d’entre eux n’est limité à la commission de violences physiques : la violence peut être psychologique, la contrainte peut être morale, la menace désigne par définition la mise en œuvre d’une coercition par l’usage de procédés faisant craindre un péril pour la victime ou ses proches. Enfin, la surprise peut être caractérisée notamment quand la victime ne peut consentir à la pénétration qui lui est imposée, qu’elle soit ou non d’ailleurs en état de sidération ou de dissociation traumatique. 

Parmi ces critères, la contrainte et la surprise peuvent permettre, en l’absence de violences physiques, de prendre en compte l’absence de consentement de la victime, et ce même si le mot consentement n’apparaît pas nommément. Il pourrait être utile de compléter la définition de la contrainte par l’adjonction de l’environnement coercitif : toutefois, dans leur office, les juges du fond sont déjà libres de soulever la coercition. 

En clair : il ne s’agit pas ici de dire que la définition pénale du viol ne requiert pas d’améliorations. Toutefois, il est inexact juridiquement d’affirmer que l’interprétation du viol exclut le consentement. De même, il n’y avait pas d’incompatibilité irréductible entre l’article 5 de la directive définissant le viol par l’absence de consentement et la définition française du viol : sinon, comment la France aurait-elle pu ratifier la Convention d’Istanbul sans que n’en découlent les modifications législatives adéquates ?

La loi peut beaucoup, mais elle ne peut pas tout. Dans sa mise en œuvre, l’intention du législateur et la jurisprudence permettent également d’en dessiner les contours. Et dans leur office, les juges utilisent déjà la notion de consentement lorsqu’ils ont à se prononcer sur des violences sexuelles et sur des viols. Ils et elles ne le font d’ailleurs pas toujours en faveur des victimes, dans un contentieux souvent réduit à la peau de chagrin des paroles des victimes contre les dénégations des auteurs, où les preuves sont souvent trop rares. Dans un contentieux massif, où les moyens manquent cruellement. Dans un contentieux qui s’étire infiniment dans le temps pour de trop nombreuses victimes.


Ne faisons pas de la définition pénale du viol l’alpha et l’oméga de la prise en charge défaillante des victimes : la responsabilité du service public de la justice

Nul.le ne prétend, et encore moins les militant.e.s féministes, que le viol est poursuivi et condamné à la hauteur de ce que les hommes infligent aux femmes, à la hauteur de la négation de leur humanité, à la hauteur de la douleur et des traumatismes qui en résultent.

Toutes les victimes de viol n’ont pas accès à la justice, loin s’en faut, soit parce qu’elles ne la saisissent pas, soit parce que leur plainte est classée sans suite, soit parce que le viol infligé est correctionnalisé.

C’est d’ailleurs pour cette raison que les délais de prescription ont été allongés. De surcroît, l’engorgement de la justice a abouti à la mise en place des Cours criminelles départementales. Généralisées le 1er janvier 2023, les Cours criminelles départementales constituent une juridiction destinée de facto au contentieux des violences sexuelles et en particulier du viol. Elles ont été installées afin de mettre un frein à la pratique des correctionnalisations, et dans l’objectif affiché de réduire les délais de jugement.

A ce sujet, plusieurs points soulèvent des questions qui mériteraient de figurer davantage dans le débat public eu égard à l’impact qu’elles produisent déjà sur les affaires et en conséquence sur les victimes.

Premièrement, l’obligation de formation des magistrats au contentieux des violences sexuelles et à la prise en charge des victimes a été instaurée par la loi en 2014. Or, les juges des cours criminelles départementales sont pour l’essentiel des magistrats et avocats honoraires (à la retraite), qui n’ont donc pas bénéficié d’une telle formation dans leur formation initiale. Ils n’ont pas plus été formés spécifiquement au contentieux des violences sexuelles, alors même que la poursuite des auteurs présumés de viol constitue l’immense majorité du contentieux des cours criminelles départementales.

En second lieu, il n’est pas certain que les cours criminelles départementales répondent à l’impératif de pédagogie nécessaire dans la lutte contre les violences sexuelles et la prévention de la récidive, alors même que le temps consacré à l’audience est réduit au moins de moitié par rapport aux cours d’assises.

En troisième lieu, les délais croissants d’audiencement s’approchent de plus en plus de ceux en vigueur pour les viols jugés aux Assises, à rebours des engagements pris lors du lancement de l’expérimentation ayant mené à la généralisation.

Notre service public de la justice a la responsabilité immense d’une part de répondre aux attentes que placent entre ses mains les victimes de violences sexuelles ; et d’autre part de protéger la société en condamnant les auteurs. Or, il n’est pas à la hauteur. Les ressources ne suivent pas.

Face à un contentieux aussi massif, face aux multiples manifestations de la haine des hommes, face au continuum des violences patriarcales, il n’y a pas assez d’effectifs de police, il n’y a pas assez de moyens dédiés à la lutte contre les violences sexuelles en général et à la poursuite et à l’investigation en particulier, il n’y a pas assez de juges d’instruction, il n’y a pas assez d’audiences, il n’y a pas assez non plus de place en détention provisoire ni dans les centres pénitentiaires. Et il n’y a pas que des « pas assez », il y a aussi des « trop » : trop de viols bien sûr, mais aussi trop de confrontations directes imposées comme seule méthode d’enquête, trop de classements sans suite, trop de non-lieux, trop de temps qui passe entre le viol, le signalement et le point final de la procédure.


Ces « pas assez », ces « trop », il ne faut pas y consentir. Et parce que nous n’y consentons pas, nous ne voulons pas que le débat sur le consentement masque la responsabilité immense des pouvoirs publics s’agissant de la protection insuffisante des femmes et des enfants face au viol. 

Nous ne voulons pas que les classements sans suite se trouvent excusés ou justifiés par l’absence du mot consentement dans la définition pénale du viol, alors que les professionnel.le.s de la justice disposent de tous les outils législatifs nécessaires pour condamner les violeurs à la hauteur de ce qu’ils infligent à leurs victimes.

Nous ne voulons pas que les victimes de viol aient le moindre doute sur la réalité des violences subies, qu’elles aient ou non dit « non ». Parce que nous les croyons.

Dès lors, au-delà du débat autour de l’insertion du mot « consentement » à l’article 222-23 du code pénal, il semble pertinent de réfléchir de manière rigoureuse à la place de la victime dans le procès pénal. C’est d’ailleurs ce que la Fondation des Femmes et de nombreuses associations féministes invitent le gouvernement et les parlementaires à faire dans le cadre de son plaidoyer pour une loi-cadre intégrale visant à lutter contre les violences sexuelles.

Les leviers sont nombreux : actes d’enquête dans un délai d’un mois après le dépôt de plainte, motivation suffisante des classements sans suite, information régulière des victimes et de leurs avocats tout au long de la procédure, y compris en post-sentenciel, garantie de l’éloignement de leur agresseur présumé pendant la procédure, protection effective contre les menaces susceptibles d’être proférées par l’entourage du mis en cause, enregistrement audiovisuel de la plainte afin d’éviter d’avoir à revivre le récit du viol, ouverture du droit d’appel à la partie civile, extension du principe de prescription glissante aux victimes majeures, possibilité du cumul des circonstances aggravantes, amélioration du régime desdites circonstances avec l’ajout du guet-apens et de la soumission chimique, etc.

Finalement, il semble que le débat sur le consentement procède d’une crainte : celle que la volonté et la parole des femmes soient ignorées et méprisées par la justice. 

Cette crainte trouve d’ailleurs son origine – voire sa confirmation – à travers les statistiques de condamnation des auteurs de violences sexuelles. Or, ne procède-t-elle pas avant tout de la place secondaire laissée à la victime dans le cadre du procès pénal ? Du coût de la justice ? Des multiples entraves sur le chemin de la dénonciation des violences ?

Alors, ne faisons pas à un mot le procès du viol. Faisons du service public de la justice le fer de lance contre l’impunité des agresseurs.

Références

[1] Cela est d’autant plus paradoxal que ces décisions sont incohérentes avec le droit pénal. Une telle distorsion s’explique peut-être par le caractère relativement récent de la criminalisation du viol par conjoint (2006) et de la reconnaissance de la conjugalité comme circonstance aggravante (2010).

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