Que faire de l’Union européenne ? Recension de l’ouvrage d’Aurélien Bernier

Que faire de l’Union européenne ? Recension de l’ouvrage d’Aurélien Bernier

Dans un petit ouvrage percutant et nécessaire, l’essayiste Aurélien Bernier entend répondre enfin à la question qui devrait être au cœur des débats à gauche : comment sortir du carcan européen pour mener des politiques économiques permettant de rompre avec le néolibéralisme ?

Alors que les conflits en tous genres, l’instabilité géopolitique et le marasme économique poussent la plupart des responsables politiques à user de slogans creux et déconnectés qui convoquent sans cesse l’Europe, on entend peu de voix s’exprimer sur les effets concrets de l’Union européenne. C’est tout le mérite du dernier ouvrage d’Aurélien Bernier[1]que de prendre le contrepoint de la doxa pour rappeler quelques vérités, dont certaines ne sont pas agréables à entendre.

Première vérité incontestable pour qui s’intéresse un peu à la question, l’Union européenne est une institution profondément néolibérale dont les principes de fonctionnement (marché concurrentiel, austérité budgétaire, monétarisme, libre-échange…) sont contradictoires avec la mise en œuvre d’une politique économique progressiste qui serait tournée vers le progrès social et le contrôle démocratique de l’économie. Cette contradiction fondamentale explique pourquoi la question européenne reste « taboue » à gauche, notamment dans sa frange radicale, comme il l’avait noté dans un précédent ouvrage[2]. En effet, pour sortir du néolibéralisme, il faudrait changer de rapport à l’UE. Or la manière de le faire n’a jamais été clairement posée. C’est à cet écueil que prétend répondre l’ouvrage d’Aurélien Bernier après avoir, dans la première partie du livre, établi un déroulé historique précis qui montre comment l’Union européenne s’est construite en contribuant à bâtir une société régulée par la concurrence, le marché, et dans laquelle les droits sociaux sont systématiquement relégués en arrière-plan.

 

L’impossibilité des politiques économiques progressistes

Car, et c’est la deuxième vérité, aucun changement de politique économique nationale ne peut se faire dans le cadre du droit actuel. Pour le démontrer, Bernier prend deux exemples de propositions économiques qui sont filées tout au long du livre : le retour à un service public de l’énergie et la mise en œuvre d’un contrôle des mouvements de capitaux. Bien que les libéralisations des marchés du gaz et de l’électricité ne procèdent pas directement des traités, Aurélien Bernier montre qu’il serait impossible pour la France de revenir en arrière. En effet, le Conseil d’État a reconnu en 1989 la supériorité du droit européen sur le droit français. De ce fait, aucune loi qui serait en contradiction avec les directives européennes ne pourrait être mise en œuvre, ce qui serait le cas d’une loi visant à revenir à un monopole public de fourniture de l’électricité. À ce sujet, le livre rappelle que, contrairement à ce qui est parfois raconté, l’Espagne et le Portugal ne sont pas « sortis » du marché européen de l’électricité en 2022, mais ont négocié – et obtenu – une dérogation temporaire de la part de la Commission, dérogation justifiée du fait de la faiblesse des interconnexions avec le reste du réseau européen.

Quant à revenir sur la libre circulation du capital, seul moyen crédible de mettre un terme à la concurrence fiscale intra- et extra- européenne, ce serait contraire à la lettre des traités ; aussi, toute mesure de ce type serait immédiatement contestée et déclarée contraire au droit par les tribunaux français. Notons, sur ce point, qu’il existe une petite imprécision dans l’ouvrage. Si la libre circulation du capital était bien envisagée dès le traité de Rome de 1957, notamment dans son article 3, seuls les mouvements de capitaux entre États membres étaient concernés. Or, le traité sur l’Acte unique de 1986 est très différent puisqu’il impose l’interdiction du contrôle des mouvements de capitaux non seulement entre États membres, mais surtout vis-à-vis des pays tiers. Ce changement de perspective a fait entrer la CEE de plain-pied dans la mondialisation financière, alors que le traité de Rome permettait de contrôler les mouvements de capitaux vis-à-vis du reste du monde et n’interdisait pas formellement le contrôle des mouvements de capitaux entre États membres, comme cela est d’ailleurs souligné dans l’ouvrage.

 

Un système supranational cadenassé

Troisième vérité absolument indépassable, il est impossible de changer l’UE de l’intérieur. Les traités ont, de fait, cadenassé les politiques économiques et la clé du cadenas n’est pas accessible. Bien évidemment, aucun gouvernement ne peut, à lui tout seul, imposer un changement de traités. Mais même si une majorité d’États le souhaitait, cela serait également impossible. La Commission ou le Parlement européen ne peuvent pas davantage les modifier. En fait, un changement de traité ne peut se faire qu’avec l’unanimité des États membres. Autant dire que c’est quasiment impossible. On répondra que cela a été fait en 2007, avec le traité de Lisbonne. Mais cet exemple relève plutôt d’un contre-exemple tant le processus de ratification a été difficile. Mais surtout, ce qui est significatif est que le traité de Lisbonne ne changeait rien, ou presque, en matière de politique économique. C’est précisément son conservatisme économique et social qui l’a rendu acceptable. Il en serait évidemment tout autrement s’il s’agissait d’organiser une transformation profonde des politiques économiques de l’UE.

Le fond du problème est que les traités européens n’ont pas pour simple objectif de permettre aux institutions européennes de fonctionner. Ils ont un contenu programmatique précis. Ils imposent des politiques économiques dans pratiquement tous les domaines. Ainsi, même si la France insoumise et ses alliés devenaient majoritaires au Parlement européen et contrôlaient la Commission (une perspective de pure science-fiction étant donnés les rapports de force politique actuels), il resterait impossible d’autoriser le contrôle des mouvements de capitaux, d’engager une politique commerciale protectionniste ou remettre en cause les principes de la concurrence. Toute initiative en ce sens serait immédiatement empêchée par la Cour de Luxembourg qui veille au respect des traités.

En fait, l’Union européenne n’est ni nationale ni fédérale ; sa nature est « supranationale » comme le rappelle très justement l’auteur. Elle n’est pas fédérale car il n’existe aucune institution fédérale capable de la diriger et de lui faire changer de cap. De plus, son supranationalisme implique que ses organes de décisions sont extérieurs aux États nations, mais surtout extérieurs à la démocratie elle-même. Aurélien Bernier estime que cette architecture supranationale est unique en son genre. Sur ce point, il a tort, quoique son mode de construction soit probablement novateur. Le supranationalisme est la caractéristique des empires et l’UE n’a rien inventé en la matière. Il faut ici rappeler la perspicacité de Coralie Delaume qui avait parfaitement saisi la ressemblance institutionnelle entre l’Union européenne et le Saint Empire germanique, ce qui explique pourquoi les Allemands se sentent si à l’aise au sein des institutions européennes, contrairement aux Français[3].

 

Désobéir ou sortir ?

Ces constats effectués, que faire ? Que faire si l’on entend mener une autre politique économique que celle qui nous est imposée depuis le milieu des années 1980 ? Puisqu’un changement de l’intérieur est impossible, il ne reste, pour Bernier, que trois options. Désobéir à l’Union européenne, organiser un « Frexit » ou rompre avec l’ordre juridique européen. En trois courts chapitres, Aurélien Bernier passe en revue les trois solutions.

La première, la désobéissance, est jugée comme la moins pertinente. Comme nous l’avons vu, l’ordre juridique français est soumis à l’ordre juridique européen. Autrement dit, il n’est pas possible de désobéir sans sortir de l’État de droit, solution qui « créerait un véritable chaos administratif et politique » et qui n’est acceptable qu’à l’extrême droite, laquelle en appelle régulièrement à se libérer d’un prétendu « gouvernement des juges ».

Une deuxième solution serait de quitter l’Union européenne comme l’a décidé le Royaume-Uni en 2016. Cette solution poserait, selon Bernier, de véritables difficultés qui sont largement sous-estimées par les partisans du Frexit. Un premier défi est politique. Les forces pro-frexit ne sont pas toutes de même obédience politique. Or, il est illusoire de rassembler les souverainistes des deux rives (comprendre : la gauche et la droite) selon Bernier, car le retour d’une véritable souveraineté populaire implique un programme politique clairement marqué à gauche, là où certains souverainistes de droite ne rêvent que d’une destruction pure et simple de l’État social.

Le second problème concerne le dispositif prévu par l’article 50 du traité sur l’Union européenne (TUE). Toute sortie de l’UE implique la négociation d’un accord qui pourrait prendre jusqu’à deux ans. Or, durant cette période transitoire, les traités européens continueront de s’appliquer. Et l’accord de sortie peut lui-même ajouter un délai et impliquer des concessions. C’est ainsi que le Royaume-Uni a mis près de quatre ans à sortir formellement des institutions européennes ; mais ce pays était l’un des moins intégré car il n’appartenait ni à l’espace Schengen ni à l’euro. La France aurait beaucoup plus de mal à éviter une crise financière en cas de Frexit.

En fin de compte, « la sortie pose exactement les mêmes problèmes que la désobéissance, estime Bernier. La France devra contrôler les marchandises et les capitaux, changer de politique monétaire, restructurer sa dette, financer son développement autrement qu’en empruntant sur les marchés… » Or, faire tout cela nécessite au préalable de retrouver une souveraineté juridique pendant la période qui précède la sortie formelle. C’est cette troisième option que privilégie l’auteur.

 

Comment sortir de l’ordre juridique européen ?

Sortir de l’ordre juridique européen sans quitter formellement l’UE est sans doute la voie la plus simple, et ceci pour deux raisons que rappelle justement Aurélien Bernier. La première c’est que cela peut passer par un changement de la Constitution française. Un changement constitutionnel n’est jamais simple, mais cela reste beaucoup moins illusoire qu’un changement des traités européens ou qu’une sortie formelle via l’article 50 du TUE. La deuxième raison de choisir cette voie est qu’elle ouvre la possibilité d’une sortie partielle, par exemple en limitant la portée d’une rupture avec l’ordre juridique européen à quelques domaines précis (l’énergie, le contrôle des marchés financiers, par exemple). Bien sûr, nos partenaires n’accepteront pas une Europe à la carte. Mais pourvu que la France dispose d’une stratégie et d’une volonté clairement affichée de protéger certains pans de sa souveraineté, elle pourrait parfaitement, sans forcément rompre entièrement avec l’UE, imposer un rapport de force tel qu’elle forcerait une renégociation d’ensemble.

Ainsi, comme nous l’écrivions avec Coralie Delaume en 2017[4], il y aurait deux manières de quitter l’UE. La manière britannique qui suit scrupuleusement la voie de l’article 50 et évite « que ne soient écornées les règles élémentaires de la bienséance » écrivions-nous ; la manière hongroise qui consiste à changer sa constitution nationale de manière à recouvrer une souveraineté juridique permettant de placer les règles nationales au-dessus du droit européen. Dans ce cas, les pouvoirs de rétorsion de l’UE seraient très limités. « Que faire d’un pays qui se redécouvre souverain et dont le dirigeant élu décide de se comporter en punk à chien autour de la table du Conseil ? osions-nous. On ne peut le démettre, on ne peut le faire taire et le punir reviendrait à risquer de le voir déchirer la punition face aux caméras de tout le continent ».

 

La question du siècle

L’ouvrage d’Aurélien Bernier n’est pas parfait. On peut lui reprocher certaines facilités ou imprécisions, par exemple sur l’analyse de la crise de 2009 (la hausse de la dette publique n’est pas dû au fait qu’il aurait fallu « sauver les banques » contrairement à ce qu’il affirme, et d’ailleurs il s’agissait moins de sauver les banques que de sauver l’épargne des ménages). De même, il est erroné de considérer le soutien européen à l’Ukraine comme la conséquence d’un suivisme européen qui aurait engagé le Vieux continent dans « une guerre par procuration contre la Russie » en négligeant les « solutions diplomatiques ». L’actualité récente démontre la fausseté de cette analyse[5].

Mais ces points ne concernent pas le cœur de l’ouvrage. De fait, la grande force d’Aurélien Bernier est de ne pas se contenter de slogans. Entre ceux qui brandissent le « Frexit » comme la solution ultime, les autres qui pensent que tout peut se résoudre par un rapport de force politique et une politique de désobéissance, ceux, encore, qui n’ont de cesse de nier la réalité et les faits en parlant d’un modèle social européen ou d’Europe qui protège, et enfin ceux pour qui l’avenir c’est l’UE et qui démontrent qu’ils sont incapables de sortir d’une pensée forgée à l’aube des années 1990, il faut reconnaitre que personne n’a pensé à répondre à la question centrale : « Que faire de l’Union européenne ? » Cet ouvrage ose une réponse claire et argumentée à cette question, sans doute la plus importante du siècle.

Références

[1] Aurélien Bernier, Que faire de l’Union européenne ? Éditions de l’Atelier, 2025, 160 p.

[2] Aurélien Bernier, La Gauche radicale et ses tabous. Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national, Le Seuil, 2014, Paris, 176 p.

[3] Coralie Delaume, Le Couple franco-allemand n’existe pas, Michalon, 2018, 240 p.

[4] Coralie Delaume et David Cayla, La Fin de l’Union européenne, Michalon, 2017, 256 p.

[5] Il est illusoire de dire qu’il existait une issue diplomatique à partir du moment où l’un des deux belligérant – la Russie – voulait la guerre et l’a engagée sans prendre la peine de la déclarer et au mépris des traités internationaux, notamment les mémorandums de Budapest de 1994. De plus, le retournement diplomatique américain n’a engendré aucun changement de la diplomatie européenne, preuve que si suivisme il y avait, il ne pouvait être que dans l’autre sens.

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L ‘Europe a-t-elle déjà perdu la course à l’intelligence artificielle ?

L ‘Europe a-t-elle déjà perdu la course à l’intelligence artificielle ?

L’Europe a-t-elle déjà perdu la course à l’intelligence artificielle (IA) face aux géants que sont les États-Unis et la Chine ? Si ces deux puissances dominent aujourd’hui le secteur par leurs investissements colossaux et leurs innovations de rupture, l’Europe n’est pas pour autant condamnée à l’effacement. Entre régulations rigoureuses et initiatives stratégiques, elle tente de se frayer un chemin dans cette compétition technologique qui façonnera l’avenir de nos sociétés. L’enjeu réside désormais dans sa capacité à transformer ces avantages en moteurs de croissance et d’innovation.

Un retard perceptible mais pas irrémédiable

Les États-Unis et la Chine dominent actuellement le secteur de l’IA, tant en termes d’investissements que d’innovations. En 2023, les investissements dans l’IA ont atteint 70 milliards de dollars aux États-Unis et 45 milliards en Chine, contre seulement 10 milliards pour l’ensemble de l’Union européenne. Les entreprises américaines, telles que Google, Microsoft et OpenAI, ainsi que les géants technologiques chinois, ont pris une avance notable, notamment dans le domaine des modèles de langage et des infrastructures cloud. Cependant, l’Europe n’est pas dépourvue de ressources. Elle dispose d’un marché de consommateurs à haut revenu (l’UE représente près de 450 millions d’habitants et un PIB de 16 600 milliards de dollars en 2023), de talents qualifiés (avec 14 des 50 meilleures universités mondiales en sciences informatiques), et d’entreprises innovantes. Le défi réside dans la mobilisation de ces atouts pour rattraper le retard accumulé et structurer un écosystème capable de rivaliser avec les superpuissances de l’IA.

En paralèle, l’administration Trump a lancé en 2025 le projet Stargate, une initiative massive visant à doter les États-Unis de la plus grande capacité de calcul au monde, spécialement conçue pour l’intelligence artificielle. Doté d’un budget initial de 100 milliards de dollars, avec un objectif d’atteindre 500 milliards de dollars d’ici 2029, ce programme vise à développer une infrastructure d’IA nationale, accessible aux entreprises et universités américaines, pour maximiser les synergies en matière d’innovation. Le projet Stargate ambitionne non seulement de consolider la domination américaine dans l’IA, mais aussi de préparer les industries stratégiques à un avenir où l’automatisation et l’intelligence artificielle joueront un rôle central. Ce programme prévoit la construction de centres de données, notamment à Abilene, au Texas, et ambitionne de créer plus de 100 000 emplois aux États-Unis. Cette stratégie agressive accentue encore davantage la pression sur l’Europe, qui peine à mobiliser des ressources à une telle échelle.

Du côté de la Chine, DeepSeek, un concurrent majeur de ChatGPT et Gemini, a vu le jour en 2024. Soutenu par le gouvernement chinois et plusieurs entreprises technologiques nationales, DeepSeek bénéficie d’un accès quasi illimité à des données massives et à des infrastructures ultra-performantes. En moins de deux ans, la Chine a réussi à déployer une IA générative capable de rivaliser avec les meilleurs modèles américains. L’initiative chinoise s’appuie sur des partenariats avec des universités de premier plan et une politique agressive d’acquisition de talents, ce qui renforce encore la compétition internationale.

Face à ces avancées majeures aux États-Unis et en Chine, l’Europe doit impérativement renforcer ses investissements et affiner sa stratégie pour éviter de rester en retrait. Lors du Sommet européen sur l’intelligence artificielle (IA) tenu à Paris en février 2025, des engagements financiers significatifs ont été pris afin de positionner l’Europe comme un acteur incontournable du secteur, comme nous le verrons plus loin.

Au niveau continental, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé le lancement de l’initiative « InvestAI », visant à mobiliser 200 milliards d’euros pour le développement de l’IA en Europe. Ce programme inclut 50 milliards d’euros de fonds publics européens et 150 milliards d’euros issus d’investissements privés, réunis au sein de l’alliance « EU AI Champions Initiative ». L’objectif est de soutenir la recherche, d’accélérer la création d’infrastructures dédiées et d’encourager l’innovation dans un cadre réglementaire équilibré.

Ces investissements reflètent la volonté de l’Europe de combler son retard sur les États-Unis et la Chine en développant des infrastructures solides et en renforçant la coopération entre acteurs publics et privés.

 

Une régulation ambitieuse : frein ou levier ?

L’Union européenne a adopté en 2024 l’AI Act, une législation ambitieuse visant à encadrer le développement de l’intelligence artificielle en mettant l’accent sur l’éthique et la sécurité. Cette régulation repose sur un cadre strict classifiant les systèmes d’IA en fonction de leur niveau de risque, allant des usages minimaux aux applications critiques nécessitant un contrôle accru. Si cette approche est largement saluée pour sa volonté de protéger les citoyens contre les dérives potentielles, notamment en matière de surveillance, de manipulation de l’information ou de discrimination algorithmique, elle suscite également des interrogations sur son impact économique et technologique.

En effet, certains acteurs du secteur estiment que des régulations trop contraignantes pourraient freiner le développement de l’IA en Europe, en augmentant les coûts de conformité et en limitant la capacité d’innovation des entreprises. De nombreux experts soulignent que la compétition mondiale en matière d’IA est dominée par les États-Unis et la Chine, où les régulations sont souvent plus souples et les investissements colossaux. Ainsi, le risque est de voir les talents et les capitaux fuir l’Europe pour des environnements plus permissifs, où l’expérimentation et le déploiement rapide de nouvelles technologies sont favorisés.

Toutefois, d’autres estiment que cette législation pourrait au contraire constituer un levier stratégique pour l’Europe. En définissant des standards éthiques élevés et en misant sur la transparence et la fiabilité des systèmes, l’UE pourrait devenir un modèle mondial de régulation, imposant ses normes aux entreprises désireuses d’accéder à son marché. Une régulation stricte ne signifie pas nécessairement un frein à l’innovation, mais peut au contraire encourager le développement d’une IA plus responsable, alignée sur des principes de respect des droits fondamentaux.

La question centrale demeure donc : cette approche permettra-t-elle à l’Europe de se positionner comme un leader technologique ou risque-t-elle de l’écarter de la course à l’IA ?

 

Des initiatives pour stimuler l’innovation

Face aux critiques et aux risques de décrochage, l’UE a progressivement ajusté son approche. Tout en maintenant un cadre éthique strict, elle a assoupli certaines contraintes pour dynamiser la recherche et le développement, notamment en allégeant les obligations pour les startups et les PME.

Dans cette optique, l’Union européenne a adopté un cadre réglementaire plus souple en matière d’intelligence artificielle, tout en conservant des garde-fous pour limiter les dérives. L’un des principaux objectifs est de dynamiser la recherche et le développement, alors que le Vieux Continent accuse un retard notable face aux États-Unis et à la Chine.

Cette démarche vise à soutenir les entreprises en réduisant les obligations bureaucratiques, notamment pour les startups et les PME, qui représentent 99 % du tissu économique européen. De plus, la Commission européenne a annoncé en 2024 un plan d’investissement de 10 milliards d’euros sur cinq ans, destiné à financer des projets d’IA souveraine, à renforcer l’infrastructure cloud et à développer des modèles linguistiques en plusieurs langues européennes. L’initiative inclut également la création de centres d’excellence en IA pour favoriser la collaboration entre universités et entreprises, avec l’ambition d’atteindre un taux d’adoption de l’IA de 75 % dans les entreprises d’ici 2030.

Toutefois, cet assouplissement des régulations ne signifie pas un abandon des valeurs européennes. L’Europe reste attachée à un cadre éthique strict, en particulier sur la transparence des algorithmes et la protection des données personnelles. En parallèle, l’UE envisage la mise en place d’un label IA éthique pour garantir la conformité des solutions développées sur son territoire. Cette approche hybride, entre ouverture à l’innovation et régulation mesurée, vise à positionner l’Europe comme un acteur incontournable de l’intelligence artificielle, capable de concilier compétitivité et respect des droits fondamentaux.

 

La France en action : Mistral AI, « Le Chat » et un plan dinvestissement de 109 milliards deuros 

La France affirme son ambition dans le domaine de l’intelligence artificielle avec des initiatives stratégiques et des investissements colossaux. Au cœur de cette dynamique, la start-up Mistral AI incarne l’essor d’un écosystème européen de l’IA capable de rivaliser avec les GAFAM. Fondée en 2023 par d’anciens chercheurs de Google DeepMind et Meta, Mistral AI s’est rapidement imposé comme un acteur incontournable, misant sur des modèles ouverts et transparents pour offrir une alternative crédible aux solutions américaines et chinoises. 

Ce mois-ci, Mistral AI a franchi une nouvelle étape en lançant « Le Chat », un assistant conversationnel révolutionnaire disponible sur iOS et Android. Conçu pour concurrencer directement les assistants IA « ChatGPT » et « Claude », « Le Chat » se distingue par sa rapidité impressionnante, délivrant des réponses pouvant atteindre 1 000 mots par seconde, tout en garantissant un niveau élevé de personnalisation et de contextualisation. Mais ce qui le rend véritablement unique, c’est son engagement en faveur de l’open source, un choix stratégique qui s’inscrit dans une vision européenne prônant la transparence et la souveraineté numérique. Ce positionnement permet non seulement aux entreprises et aux institutions de mieux comprendre et maîtriser les algorithmes qu’elles utilisent, mais aussi d’éviter une dépendance excessive aux solutions propriétaires développées hors du continent. 

Ce dynamisme s’inscrit dans un plan d’investissement sans précédent. Lors du dernier sommet sur l’IA organisé à Paris, le gouvernement français a annoncé un engagement de 109 milliards d’euros pour accélérer le développement de l’intelligence artificielle et des infrastructures associées. Ce financement massif vise à soutenir la recherche, à renforcer les capacités de calcul européennes et à favoriser l’essor de champions nationaux capables de rivaliser avec les leaders du secteur. Parmi les priorités de ce plan figurent la construction de centres de données à haute efficacité énergétique, la formation de talents spécialisés et la mise en place de cadres réglementaires favorisant l’innovation tout en garantissant l’éthique et la protection des données. 

Grâce à cette impulsion politique et industrielle, la France se positionne comme un acteur clé de la révolution IA en Europe, capable de conjuguer innovation technologique, indépendance stratégique et respect des valeurs démocratiques. L’essor de Mistral AI et de *Le Chat* en est l’illustration parfaite, démontrant que l’Europe n’a pas dit son dernier mot dans la course à l’intelligence artificielle.

 

Un avenir à construire 

Bien que l’Europe ait pris du retard dans la course à l’IA, elle n’a pas encore perdu. Si les États-Unis et la Chine dominent aujourd’hui le secteur, l’Europe peut encore tirer son épingle du jeu en misant sur ses forces : une expertise scientifique reconnue, un tissu industriel diversifié et une tradition de régulation qui, loin d’être un frein, peut devenir un atout stratégique. Avec une stratégie équilibrée alliant soutien à l’innovation et régulation adaptée, elle a le potentiel de devenir un acteur majeur dans le domaine de l’intelligence artificielle. 

La clé réside dans la capacité à mobiliser ses ressources, qu’il s’agisse des financements publics et privés, des talents ou des infrastructures technologiques. Elle doit aussi adapter ses politiques pour créer un cadre incitatif et éviter que ses chercheurs et entreprises ne partent vers des marchés plus compétitifs. En favorisant un écosystème propice au développement de l’IA, intégrant aussi bien les start-ups que les grandes entreprises et les centres de recherche, l’Europe peut non seulement combler son retard mais aussi imposer un modèle d’intelligence artificielle éthique, transparent et respectueux des droits fondamentaux.

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Pour un Régime agricole complémentaire

Pour un Régime agricole complémentaire

Alors que le groupe écologiste vient de déposer une proposition de loi visant à expérimenter la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation, David Cayla estime que la protection d’une agriculture paysanne pourrait être assurée par un dispositif plus simple : la création d’un Régime agricole complémentaire (RAC) permettant de protéger une partie de l’agriculture française en constituant une filière vivrière protégée de la concurrence internationale.

L’annonce par Ursula von der Leyen de la finalisation de l’accord de libre-échange avec le Mercosur a sonné comme un affaiblissement politique de la France après sept années de présidence Macron. Pour autant, cette signature ne contrevient pas aux attributions de la Commission Européenne. Si l’accord est ratifié par le Parlement européen, il n’aura pas besoin d’être validé par l’Assemblée nationale et la France n’aura pas la possibilité de s’y opposer. La suppression des droits de douanes sur les produits agricoles venant du Mercosur et l’augmentation des quotas d’importation de viande bovine, s’appliqueront.

 

Peut-on protéger nos agriculteurs ?

Une fois ratifiés, les traités commerciaux s’imposent au sein du marché unique et donc à la France. Néanmoins, des marges de manœuvre existent pour les autorités françaises. La France, pays contributeur net au budget européen (ce qui signifie qu’elle verse davantage d’argent à l’UE qu’elle n’en reçoit) pourrait obtenir des avancés pratiques lui permettant de limiter les effets destructeurs des accords de libre-échange pour son agriculture.

Cette protection implique de sortir une partie de l’agriculture du marché unique. En effet, même si l’Union Européenne est responsable de l’organisation du marché unique, le fait est qu’elle ne définit pas clairement ce qu’est une marchandise. C’est là que se situe une faille que la France pourrait exploiter.

L’agriculture est incontestablement une activité marchande. Les agriculteurs sont en concurrence et produisent des biens qui ont vocation à être vendus selon le principe de l’offre et de la demande. Pour autant, il existe, dans d’autres secteurs, des exceptions au principe marchand. Certains biens et services échappent aux règles du marché unique en raison de leur caractère spécifique – c’est le cas de l’industrie de défense et de la culture (édition, cinéma, spectacle vivant, etc.) – ou parce qu’ils contribuent à la mise en œuvre d’un service public (secteur pharmaceutique, transport public…)

En élargissant à une partie de la production agricole ce principe d’exception, il serait possible de déroger aux règles actuelles. Une telle exemption pourrait être négociée au nom du principe de souveraineté alimentaire et en faisant de l’alimentation un service public. La France pourrait ainsi définir un secteur agricole non-marchand, le Régime agricole complémentaire (RAC) lui permettant d’organiser un véritable service public de l’alimentation.

 

Pour assurer la souveraineté alimentaire, instituer une agriculture non-marchande

Le RAC serait, comme son nom l’indique, un régime complémentaire réservé à la production agricole vivrière. Les produits agricoles émanant du RAC seraient vendus exclusivement au secteur public à des prix régulés ; ils ne seraient donc plus soumis aux règles de la concurrence. Les producteurs de ce secteur devraient répondre à des normes spécifiques convenues en amont avec les représentants des agriculteurs. Leurs ventes seraient garanties à la manière de ce qui existait du temps de la PAC, avant les réformes des années 1990.

L’objectif de la création de ce second secteur n’est évidemment pas d’imposer un modèle unique à toute la profession mais de le proposer aux agriculteurs volontaires. Ce régime serait limité aux produits agricoles vivriers et ne concernerait pas la production de produits agricoles industriels (textile, biocarburant…) ou de boissons alcoolisées. Cette filière aurait pour fonction d’assurer la souveraineté alimentaire des Français. Sa reconnaissance dans le droit européen pourrait faire l’objet de négociations au sein de l’UE. En effet, il ne s’agit pas de sortir des traités européens mais de créer une nouvelle filière agricole non marchande au nom de la préservation d’une agriculture paysanne à vocation vivrière.

À côté de ce secteur, une agriculture marchande fonctionnant sous le régime habituel subsisterait. Cette dernière resterait soumise aux règles du marché unique et aux traités commerciaux. Le secteur agricole conventionnel pourrait commercer avec l’étranger et bénéficierait des fonds de la PAC comme actuellement. Les outils de traçabilité des produits agricoles à usage alimentaire permettraient de distinguer clairement les productions des deux secteurs.

 

Que ferait l’État de ces produits agricoles ?

Deux options sont possibles pour la distribution. Une première option serait d’imposer aux transformateurs et aux distributeurs de racheter de manière prioritaire la production agricole non marchande. Mais cette option ne serait pas conforme au droit européen puisqu’elle donnerait un avantage décisif à la production agricole du RAC au détriment de la production émanant du secteur agricole marchand.

Une autre solution serait d’organiser une filière publique de production et de transformation. La production agricole du RAC serait ainsi orientée vers la restauration collective des écoles et des administrations publiques. Cette option est possible dans le cadre du droit actuel, la production non marchande pouvant alimenter un secteur de distribution non marchand. C’est ce qui se passe, par exemple, dans le secteur du médicament dont les prix sont régulés et qui alimente les hôpitaux et pharmacies.

En cas d’excès de production au sein du RAC, une partie de la production agricole pourrait être réorientée au profit de l’aide alimentaire et des associations caritatives au service des ménages. L’État pourrait également créer un système de distribution non marchand à destination des populations vulnérables. Enfin, en cas d’excédent persistant, une partie de la production pourrait être déclassée et reversée dans le secteur marchand au prix de marché, comme cela se passe parfois pour la filière bio.

 

S’appuyer sur les régions

Nous avons présenté le Régime agricole complémentaire en partant de l’idée d’organiser une filière agricole non marchande autour de l’État central. Pour autant, il pourrait être plus intéressant d’organiser le RAC par l’intermédiaire des régions. Cette forme de décentralisation encadrée par des règles communes permettrait d’inclure des normes de production fondée sur des savoirs-faires locaux et d’organiser des filières territoriales de transformation et de distribution.

Un système de RAC régionaux fonctionnerait à la manière des TER : des marchés séparés et organisés selon des cahiers des charges spécifiques, mais en connexion les uns avec les autres. Ainsi, les filières de distribution pourraient valoriser certains produits au sein d’autres RAC dans le cadre d’accords régionaux.

 

Engager le débat à gauche puis avec la société

Certains à gauche défendent un projet concurrent, la Sécurité sociale de l’alimentation. Une proposition de loi du groupe des Écologistes à l’Assemblée nationale a été déposée en ce sens le 12 février.[1].

Ce dispositif pose de nombreux problèmes pratiques qui fait qu’il a très peu de chances d’être mis en place concrètement. En effet, c’est un projet qui :

  1. Augmenterait les cotisations sociales de 100 à 200 euros par mois, entrainant une forte baisse du salaire net, ce qui est difficilement acceptable par nos concitoyens ;
  2. Ne prend pas suffisamment en compte le rôle de l’industrie de transformation dans les processus de conventionnement. Or, les Français achètent majoritairement des produits transformés. La consommation de produits bruts nécessite de savoir et de pouvoir les cuisiner. Même si on peut, à juste titre, considérer que cela serait bénéfique tant pour la santé que pour l’environnement, il est difficile d’imposer un retour à la cuisine pour de nombreuses familles qui n’en ont pas forcément le temps et les moyens.
  3. Nécessite de fortes subventions publiques.

Pour conclure, soulignons que le Régime agricole complémentaire est conçu comme un système contractuel et non comme une étatisation de l’agriculture. Les agriculteurs souhaitant participer à ce régime resteraient indépendants et pourraient librement le quitter. L’objectif de ce dispositif est avant tout d’assurer des débouchés et de garantir des prix décents pour la production vivrière de l’agriculture.

Cette proposition entend démontrer qu’il est possible de créer une filière agricole non marchande en contrepartie d’un cahier des charges négocié avec les agriculteurs mais ambitieux sur les plans alimentaire et écologique. Le droit applicable à ce régime correspondrait à celui du régime des services d’intérêt général qui autorise des subventions spécifiques et une régulation des prix.

Références

[1] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/dossiers/experimentation_securite_sociale_alimentation

 

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Souveraineté sanitaire : Opella devient américaine, mais était-elle française?

Souveraineté sanitaire : Opella devient américaine, mais était-elle française?

L’acquisition d’Opella, filiale de Sanofi, par la société américaine de capital-investissement CD&R a fait l’objet de garanties de la part de Bercy afin de sécuriser la production du doliprane et assurer le maintien des emplois et des usines en France. Pourtant il ne s’agit ni plus ni moins que d’un marché de dupes.

Opella devient américaine, mais était-elle française?

La cession d’un peu plus de 50% du capital d’Opella, filiale du groupe Sanofi à un fonds d’investissement américain a soulevé une tempête politique de plus en France. Elle risque de se perdre comme les autres dans le brouillard des indignations successives.

Alors faut-il s’indigner de cette vente d’un actif industriel français, après bien d’autres dont nous avons pu mesurer les conséquences désastreuses, ou y a-t-il d’autres motifs d’indignation plus sérieux que la vente elle-même dans cette affaire ?

La cession d’Opella au fonds américain CD&R représente l’aboutissement de la stratégie des dirigeants du groupe Sanofi, arrêtée depuis plusieurs années, qui s’est traduite d’abord par la constitution d’une filiale au sein de laquelle ils ont logé tous les produits grand public, délivrés sans ordonnance, afin, assuraient-ils, d’en permettre le développement… avant de décider de la vendre.

 

Un des produits phares de cette filiale de Sanofi est le Doliprane, l’antalgique le plus consommé par les Français (538 millions de boîtes délivrées en pharmacie l’an dernier) qui domine largement le marché français du paracétamol, mais il y en a bien d’autres (Mucosolvan, Dulcolax, Maalox…), des vitamines, des anti-allergiques…

 

Opella a réalisé un chiffre d’affaires mondial de 5,2 milliards d’euros en 2023. Elle a été valorisée 16 milliards d’euros pour son rachat par le fonds américain CD&R, soit environ 14 fois son EBITDA (acronyme anglais qui en français signifie : bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciations et amortissements) estimé pour 2024. C’est un ratio élevé pour un rachat d’entreprise, mais pas forcément dans le secteur de la santé/ pharmacie pour lequel la valorisation moyenne retenue pour l’acquisition d’une entreprise est de 13,7 fois l’EBITDA. Ce chiffre traduit surtout la forte rentabilité des capitaux investis dans les secteur de la santé (cela aurait-il un lien avec le déficit de la sécurité sociale ?). Mais la rentabilité des investissements dans les nouveaux médicaments de lutte contre le cancer ou dans les nouveaux vaccins est infiniment supérieure à celle d’un médicament comme le Doliprane dont la commercialisation a commencé en 1964. En résumé, le doliprane ça rapporte, mais pas assez, alors Sanofi s’en débarrasse.

 

 

SANOFI, un groupe français, vraiment ?

 

C’est la première question que l’on doit se poser pour mesurer la perte éventuelle de souveraineté économique liée à une telle opération, puisque le capital d’Opella est détenu jusqu’à maintenant par sa maison mère, SANOFI. Cette dernière est la lointaine héritière d’une société créée par le groupe Elf Aquitaine (racheté par Total) pour diversifier ses activités.

 

SANOFI est un groupe pharmaceutique dont le siège social est à Paris, mais c’est avant tout un groupe multinational dont les attaches avec la France sont de plus en plus ténues.

 

Le capital de Sanofi, valorisé à environ 125 milliards d’euros, est détenu à hauteur de 67% par des « institutionnels étrangers », 10,8% par des « institutionnels français », 9,4% par L’Oréal, 5,3% par des actionnaires individuels, 2,6% par les employés, 4,9% par divers actionnaires.

 

Les « institutionnels étrangers » qui détiennent plus de 2/3 du capital de Sanofi, sont des banques, des fonds de pensions, des fonds d’investissement publics ou privés, tous en quête d’actifs financiers rentables. Ils ont pris une place croissante dans la détention des grandes entreprises françaises et dans le fonctionnement du capitalisme qui se trouve de ce fait de moins en moins national.

 

Parmi les actionnaires institutionnels étrangers, les actionnaires américains occupent une place prépondérante avec 44,1% du capital de Sanofi, suivi par les Britanniques avec 16%. Les actionnaires américains pèsent donc d’un poids déterminant dans les décisions du groupe Sanofi, bien avant la cession d’Opella.

 

Le directeur général du groupe est un britannique, Paul Hudson, c’est lui qui dirige l’entreprise et non le président du conseil d’administration, Frédéric Oudéa qui a trouvé là un moyen rémunérateur de passer sa retraite après son départ de la direction de la société générale.

 

Dans les entreprises comme ailleurs, celui qui possède commande.

 

On rappellera, de ce point de vue, que Paul Hudson expliqua en 2020 qu’il était normal que son groupe serve prioritairement les Etats-Unis en vaccins contre le Covid, avant la France. Il dut se rétracter après le tollé provoqué par ses déclarations.

 

Dépendant de l’étranger par les détenteurs de son capital, Sanofi l’est également par son activité puisqu’il réalise plus des trois quarts de son chiffre d’affaires hors de France

Les États-Unis représentent par exemple près de 25% du chiffre d’affaires d’Opella tandis que la France n’en représente qu’environ 10%.

 

Un fait montre plus que tout autre combien le cœur des intérêts du groupe Sanofi ne se trouve plus en France, ni même en Europe, mais ailleurs. Selon le « Center for Responsive Politics »  (organisme à but non lucratif basé à Washington, fondé en 1983 par un démocrate et un républicain, dont un des objectifs est d’évaluer l’impact du lobbying sur les décisions politiques), les dépenses de lobbying de Sanofi en 2019 se sont élevées à plus de 5 millions de dollars (       5 117 000$) aux États-Unis ; dans le même temps, selon la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), elles n’ont guère dépassé 10 000€ en France. Cela témoigne soit de l’incorruptibilité des élus français, soit de l’indifférence de Sanofi quant aux décisions prises par les autorités publiques dans notre pays en matière de santé publique.

 

 

Qu’en est-il de sa filiale Opella ?

 

Opella ne produit pas le principe actif du doliprane, ce qui est quand même le plus important. Celui-ci est importé, essentiellement de Chine, comme il l’était avant la crise du COVID. Les usines françaises d’Opella ne font que pratiquer l’opération d’enrobage de ce principe actif et la mise en boîte du médicament avant sa distribution.

 

Il est donc difficile, dans ces conditions, de présenter l’acquisition de la société Opella par un fonds d’investissement américain, comme la perte d’un élément essentiel de notre souveraineté économique et sanitaire. Dans l’état actuel des choses, même si l’acquisition de la filiale de Sanofi était bloquée par le gouvernement, nous pourrions tout aussi bien nous retrouver privés de Doliprane faute de principe actif permettant de le fabriquer, si les Chinois ou les Américains qui en produisent également, décidaient d’arrêter de nous en vendre.

 

C’est donc plutôt de ce côté-là que se trouve le problème essentiel que les Français et les Européens doivent résoudre rapidement, celui de reconstruire une industrie chimique permettant de produire chez nous les principes actifs des principaux médicaments. C’est là que le bât blesse.

 

 

La difficile relocalisation de la production en France et en Europe de principes actifs…

 

Sanofi, n’en est pas à sa première cession d’actifs. En février 2020, les activités commerciales et de développement de principes actifs de six de ses sites de fabrication (Brindisi, Francfort Chimie, Haverhill, Saint-Aubin-Lès-Elbeuf, Újpest et Vertolaye, soit 3 450 salariés, ont été regroupés dans une entité dont Sanofi ne restait actionnaire qu’à hauteur de 30% du capital.

 

Cette nouvelle entreprise, dénommée EUROAPI, a été retenue en juin 2024 parmi les 13 sélectionnées pour bénéficier des aides publiques au titre des Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (PIIEC) consacrés au secteur pharmaceutique. Cependant, depuis son lancement en fanfare en 2020, elle accumule les déboires.

 

En 2023, ses pertes se sont aggravées pour atteindre 190 millions d’euros. Le titre a perdu 60% de sa valeur en une seule journée le 10 octobre 2023, à l’annonce de ses perspectives financières revues nettement à la baisse. Les difficultés s’accumulent malgré le soutien public. Euroapi a commencé à développer ses activités alors que les coûts de l’énergie et les coûts de production en général explosaient en Europe, compromettant sa rentabilité déjà mal assurée.

 

Un plan de restructuration est en cours. Treize principes actifs seront abandonnés, deux des six usines du groupe (Haverhill et Brindisi) pourraient être vendues. L’État, qui détient, à travers Bpifrance, 12 % du capital d’Euroapi, assure, quant à lui, suivre « de très près » le dossier… comme toujours, mais n’a pas été très efficace pour éviter d’en arriver là.

 

Des observateurs et les syndicalistes du groupe considèrent que ces difficultés étaient prévisibles, au-delà des aspects conjoncturels qui les ont aggravées. Sanofi avait regroupé dans l’ensemble Euroapi des sociétés dont certaines étaient déjà faiblement rentables ou déficitaires, en utilisant le discours sur la relocalisation de la production de principes actifs en France et en Europe pour nettoyer ses comptes et se débarrasser d’activités peu rentables, avec le soutien des fonds publics, après avoir sous-investi pendant les années précédant cette réorganisation.

 

… et du paracétamol

 

Les Français se sont aperçus en 2020 que les médicaments qu’ils consommaient, y compris les plus banals comme le paracétamol, n’étaient plus produits ni en France ni en Europe et que l’interruption des courants commerciaux (soit en raison d’une catastrophe sanitaire comme ce fut le cas, mais ce pourrais l’être également pour d’autres raisons : catastrophes naturelles, guerre, etc.) ne nous permettait plus de trouver dans nos pharmacies notre Doliprane, ou tout autre médicament contenant du paracétamol.

 

Emmanuel Macron et son gouvernement, qui semblent avoir découvert cette réalité en même temps que l’ensemble des Français, ont alors engagé des négociations avec les groupes pharmaceutiques. En 2020, l’État accepta d’arrêter de baisser le prix du paracétamol en échange d’engagements des groupes pharmaceutiques de relocaliser la fabrication du principe actif de ce médicament.

 

Le groupe Seqens, spécialiste français de la fabrication de principes actifs est devenu l’acteur majeur de cette relocalisation de la production du paracétamol. Il a entrepris la construction d’une usine de production de 10 000 tonnes /an de paracétamol, dont le coût devrait être de 100 millions d’euros, à Roussillon dans l’Isère. La livraison du médicament devrait commencer en 2026.

 

Mais Seqens n’est pas une PME française qui invente tout à partir de rien. C’est un groupe mondial très présent aux USA, en Inde et en Chine et qui occupe une position importante sur le marché des principes actifs, notamment celui du paracétamol.

 

Son président, Robert Monti, explique les conditions de la reprise de production du paracétamol en France (interview sur le site internet de l’entreprise) : « Nous allons investir environ 100 millions d’euros, dont 30 à 40 % d’aide publique sous forme de subventions et d’avances remboursables, pour la construction d’une nouvelle unité haute performance de production de paracétamol sur le site de Roussillon, en Isère. Cette unité va nous permettre d’enrichir notre dispositif de production avec 10 000 t/an de capacités à Roussillon qui viendront s’ajouter à nos 8 000 t/an de capacités à Wuxi, en Chine.

Nous partirons du para-aminophénol ou PAP pour la production de paracétamol. C’est un intermédiaire que nous produisons déjà à Tanxing, en Chine, pour lequel nous sommes leader mondial. Cette capacité de PAP sera largement suffisante pour alimenter, en toute sécurité et en nous appuyant sur les meilleures techniques disponibles, nos deux usines de Wuxi et de Roussillon.

Nous sommes donc très engagés dans ce domaine et nous allons continuer d’investir. Nos clients UPSA et Sanofi ont pris des engagements très importants sur le long terme pour que le nouvel atelier soit nourri durablement en termes de volume. La production de Roussillon sera réservée pour les Français et les Européens. Et nous nous positionnerons aussi sur le marché américain depuis Roussillon. Les autres territoires seront desservis depuis Wuxi. Les deux usines disposeront donc d’une complémentarité géographique mais également technologique, puisque les deux sites seront équipés de technologies de granulation différente. »

 

C’est donc la combinaison des forces d’un groupe international, s’étant développé en Chine d’abord, du soutien de l’État français à l’investissement et de l’engagement d’un volume d’achat des groupes pharmaceutiques français que résulte la possibilité de relancer la production en France. Au passage, Robert Monti indique que si l’usine de Roussillon travaillait avec les mêmes procédés de fabrication que ceux de ses usines chinoises, les coûts de production seraient de 20% supérieurs à ce qu’ils seront dans l’usine de Roussillon, pour laquelle Seqens a développé de nouvelles technologies différentes de celles utilisées en Chine et permettant de faire des économies. Cela fait réfléchir sur ce qui constitue la compétitivité de l’industrie chinoise et sur la difficulté à soutenir la compétition.

 

Seqens n’est pas le seul à relancer le paracétamol made in France. A Toulouse, une start-up, Ipsophène, s’engage dans la construction d’une usine pour démarrer « la production en 2025, en montant progressivement en puissance, pour atteindre une capacité de 4 000 tonnes à partir de 2027 », selon Jean Boher, son président. Le succès dépendra du soutien de l’État et des acheteurs potentiels, car le produit sera plus cher que les produits concurrents bien que moins polluants.

 

On peut sérieusement se demander s’il ne serait pas plus utile que BPI France dépense son argent (c’est-à-dire le nôtre) à soutenir les entreprises qui investissent pour relocaliser la production de principes actifs en France, plutôt qu’en prenant une part de capital dérisoire dans Opella, devenue propriété d’un fonds d’investissement américain.

 

 

La cession d’Opella est-elle grave ?

Bien qu’Opella ne puisse pas être considérée comme une entreprise stratégique pour les raisons indiquées plus haut, sa cession à un fonds américain n’est pas une bonne nouvelle.

 

L’activité d’encapsulage et de mise en boîte du doliprane est complémentaire de la production de principe actif qui pourrait se développer en France dans les prochaines années. Elle pourrait faire défaut le moment venu si cette activité est démantelée par les nouveaux propriétaires des installations industrielles françaises d’Opella.

 

Le développement de la production de principe actif en France dépend d’engagements à long terme d’achat pris par Opella et son actionnaire majoritaire, Sanofi, dont rien ne peut garantir qu’ils seront tenus dès lors que le groupe passera sous contrôle américain.

 

Le fonds américains CD&R n’est pas une institutions philanthropique. Son objectif est d’acheter des sociétés, de les rendre plus rentables en jouant sur tous les leviers qui peuvent le permettre, avant de les revendre avec profit. La réduction des effectifs est un des leviers et aucun ne sera négligé. Les inquiétudes pour l’emploi des salariés français d’Opella sont donc légitimes. Que deviendront les 1 700 emplois en France, notamment à Lisieux et Compiègne ?

 

Les exemples passés de rachats de sociétés françaises par des sociétés américaines ont laissé un goût amère. Personne n’a oublié le rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electric, les promesses qui l’ont accompagné, notamment en termes d’emplois et la suite, c’est-à-dire les fermetures de sites, le transfert de ce qui intéressait GE et la perte du reste, notamment d’une partie du savoir-faire, l’organisation d’un coûteux rachat imposé à EDF par E. Macron devenu président après qu’il avait permis le dépeçage d’Alstom comme ministre de l’économie.

 

Un des membres du Conseil d’administration de Sanofi au moins sait tout des conditions de vente aux Américains d’une grande entreprise française et de ses conséquences ; il s’agit de Patrick Kron, qui a organisé le bradage de la branche énergie d’Alstom dans le dos du gouvernement français, sans oublier de se faire grassement rémunérer au passage pour ce haut fait d’armes (6 609 912 € de rémunérations en tant que PDG d’Alstom en 2016 – deuxième position des patrons français les mieux payés à l’époque, 4 millions de bonus quand il quitte Alstom en janvier 2016 et une retraite chapeau de 10 millions). C’est sans doute en raison des compétences acquises à cette occasion qu’il fait partie du Conseil d’administration de Sanofi.

 

Le rachat d’Alcatel Lucent par Nokia, auparavant, avait obéi au même scénario.

 

 

L’accord tripartie protège-t-il Opella et ses salariés ?

 

D’après Le journal « Le Monde » du 21 octobre, l’accord passé entre Sanofi, CD&R et le gouvernement français prévoit les garanties suivantes :

  • La pérennité des usines de Lisieux et Compiègne et le maintien « d’un niveau minimum de valeur ajoutée produit sur ces sites pendant cinq ans »(On appréciera le flou de la formulation). Une sanction financière, pouvant s’élever jusqu’à 40 millions d’euros, s’appliquerait en cas d’arrêt de production sur ces deux sites.
  • Une assurance sur le maintien de l’emploi en France, prévoyant « une pénalité de 100 000 euros par emploi supprimé par licenciement économique contraint »,
  • Un objectif d’investissement à hauteur de 70 millions d’euros sur cinq ans
  • « Un maintien des volumes de production pour les produits sensibles d’Opella : Doliprane, Lanzor, Aspégic ».
  • Le maintien des engagements pour l’achat du principe actif du Doliprane (le paracétamol) auprès de l’entreprise Seqens, qui est en train d’en relocaliser la production en France, sous peine, en cas de non-respect de cette clause, d’une sanction de 100 millions d’euros.
  • Pour compléter le tout, l’entrée de BPI France au capital d’Opella, à hauteur de 2% du capital.

L’expérience montre que ce type d’accord ne représente jamais un engagement réel du groupe étranger acheteur de l’entreprise française. Les promesses faites ne résistent jamais à l’évolution de la situation économique et aux plans de restructuration conduits pour améliorer la rentabilité de la société acquise, dans des délais rapides, ceux des affaires dans lesquelles interviennent des fonds d’investissement, créés pour générer des plus-value rapides sur les acquisitions et non pour financer une stratégie de développement à long terme.

 

Enfin, les sanctions financières prévues sont dérisoires pour un fonds d’investissement qui gère 57 milliards de dollars d’actifs financiers en 2023.

 

 

Le gouvernement aurait-il dû interdire la session d’Opella au fonds américain ?

Les moyens législatifs et réglementaires permettant au gouvernement de s’opposer à une telle acquisition existent (article L 151-3 et R 151-3 du code monétaire et financier). Ils lui donnent la possibilité de refuser une autorisation d’investissement étranger si celui-ci peut avoir pour effet de menacer la protection de la santé publique (entre autres cas de figure).

 

Ce point de vue aurait pu être défendu dans le cas d’espèce, même s’il pouvait être contesté compte tenu de ce que nous avons indiqué plus haut.

 

L’offre alternative au fonds américain, présentée par un fonds d’investissement français PAI Partners, n’était en réalité pas tellement plus nationale que l’autre puisque le fonds français présentait son offre d’achat en consortium avec le fonds souverain d’Abou Dhabi ADIA, le fonds de pension canadien BCI et le fonds souverain singapourien GIC.

 

On notera au passage la place croissante prise par les fonds souverains contrôlés par des États dans le fonctionnement du capitalisme mondial. Nous sommes décidément de plus en plus loin de la libre concurrence entre agents économiques faisant valoir sur la marché libre leurs propositions pour répondre à la demande de consommateurs atomisés.

Jamais les États par l’intermédiaire de leurs fonds souverains n’ont joué un rôle aussi important dans l’économie, en même temps qu’ils semblent impuissants face au pouvoir croissant des entreprises multinationales.

 

La seule solution véritablement française aurait donc été un rachat par l’État de l’entreprise mise en vente par Sanofi, Mais on voit mal ce qui aurait pu justifier la prise en charge par le contribuable français, pour plus de 8 milliards d’euros, d’une entreprise dont le contrôle ne représente pas un intérêt vital pour le pays. C’est d’ailleurs une solution que je n’ai guère vue proposée par tous ceux qui se sont indignés de cette vente.

 

 

La responsabilité de Sanofi dans tout ça

Ce qui mériterait sans doute d’être passé au peigne fin à l’occasion de la crise créé par cette nouvelle session, c’est le management du groupe Sanofi et la responsabilité de sa direction dans le déclassement progressif de ce groupe au niveau mondial. En quelques années, Sanofi est passé du 3e rang au 7e rang mondial des groupes pharmaceutiques.

 

Sanofi a arrêté ses recherches sur l’ARN messager deux ans avant la crise du COVID, ce qui montre la grande prescience de ses dirigeants. Il s’est fait doubler par les vaccins lancés par le duo Pfizer-BioNTech et par Moderna. Dans le cancer du sein, son candidat-médicament, l’Amcenestrant, sur lequel le laboratoire fondait une partie de ses espoirs, a été abandonné en 2022, faute de résultats probants

 

Paul Hudson justifie la vente d’Opella par la nécessité de recentrer l’activité de son groupe sur des médicaments nouveaux à forte valeur ajoutée et ce qu’il appelle « le retour à la science ». Il n’est lui-même pas un scientifique, mais on espère que les équipes de Sanofi ne se sont pas trop éloignées de la science au cours de ces dernières années, malgré l’orientation de leurs dirigeants qui ont multiplié les plans de restructuration du groupe et réduit continûment le nombre de chercheurs.

 

En attendant de trouver de nouvelles sources de profits grâce aux molécules qui permettront de faire progresser l’immunothérapie et la lutte contre le cancer, Sanofi vend des actifs. Il préparerait maintenant la session de ses centres de distribution à l’allemand DHL. Et il programme une nouvelle réduction des coûts de 2 milliards d’euros en 2024.

 

Mais rassurons-nous,  les actionnaires ne souffriront pas trop. Paul Hudson indique dans une interview au journal Le Monde du 23 octobre, qu’une partie des revenus tirés de la vente d’Opella leur sera destinée et le groupe a consacré 600 M€ au rachat de ses actions pour en faire monter le cours et mieux rémunérer ses actionnaires, plutôt qu’à financer la recherche.

 

Plus fondamentalement encore, cette affaire montre la difficulté qu’il y a à construire ce que l’on appelle couramment « des champions nationaux », qui ne peuvent être que des compagnies multinationales, tout en s’assurant que ces entreprises gardent un lien fort avec leur pays d’origine, lorsqu’il s’agit d’un pays ayant une population de 68 millions d’habitants, un PIB de       3 000 milliards d’euros, et en conséquence un marché de consommation et une puissance financière forcément limités.

 

Leur expansion généralement saluée à son commencement et soutenue par les pouvoirs publics, finit par les couper de leur base nationale française et les décisions stratégiques ne coïncident plus nécessairement avec l’intérêt national du pays.

 

C’est à cette question de l’insertion d’une économie de taille limitée, comme celle de notre pays, dans l’économie mondiale, sans aliéner totalement notre souveraineté, qu’il faut répondre, au lieu de se focaliser sur la vente d’une entreprise, aussi importante soit-elle. Elle devrait occuper une place importante dans tout projet politique.

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Crise du logement : les classes populaires en première ligne

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Face à la crise du logement qui touche notre pays, Maxence Pigrée dénonce l’inaction d’Emmanuel Macron depuis 2017 pour résorber cette crise. Par manque de volonté politique, le gouvernement a laissé sombrer le logement – et notamment le logement social – dans une situation catastrophique qui n’a fait que multiplier les inégalités sociales et territoriales de notre pays.

Les chiffres sont sans appel : 2,4 millions de ménages sont en attente d’un logement social et 330 000 personnes sont sans domicile fixe selon les données de la Fondation Abbé Pierre[1]. Depuis 2017, le président de la République et les différents gouvernements se sont désengagés de ce combat.  Dès l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron et de sa majorité, le ton était donné : 6,5 millions des français bénéficiaires de l’aide personnalisée au logement (APL) se voyaient retirer 5€ de leur allocation. Les coupes budgétaires se sont ensuite multipliées avec notamment le gel du barème des allocations-logement ou encore la baisse du budget total du logement : 42 milliards en 2017 contre 37,6 milliards en 2022 alors même que la crise n’a fait que s’accentuer. Dans cette situation, ce sont les classes populaires qui ont subi de plein fouet ces mesures.

Depuis près de 7 ans, la crise du logement s’aggrave et le gouvernement regarde ailleurs. Malgré des promesses de construction, le nombre de logements sociaux n’a pas suivi la demande croissante. Cela a aggravé la précarité des ménages les plus modestes, pour qui l’accès à un logement abordable est de plus en plus difficile.  Des mesures comme la loi de 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (Elan) visaient à faciliter la construction de logements, mais celles-ci ont finalement trop favorisé la libéralisation du secteur immobilier, au détriment du logement social. En outre, ces réformes n’ont pas permis de réduire significativement les délais de construction ou les coûts du logement.

Le logement est la matrice des inégalités sociales et territoriales dans notre pays. La part du revenu des classes populaires qui lui est consacrée est toujours plus élevée. En 2021, selon l’INSEE, toute catégorie sociale confondue, 26,7 % du budget des ménages est consacré au logement et 25 % des ménages les plus modestes consacrent 32% de leurs revenus à leurs dépenses en logement, contre 14,1 % pour les ménages les plus aisés. Par ailleurs, les inégalités territoriales se manifestent par des écarts importants entre les zones urbaines attractives, où les activités et opportunités économiques et culturelles sont nombreuses, et les zones rurales ou périphériques, souvent moins bien desservies en termes d’emplois, d’infrastructures et de services publics. Les ménages qui n’ont pas les moyens de se loger dans les centres-villes ou les quartiers proches des pôles économiques sont contraints de s’installer en périphérie, ce qui renforce la ségrégation spatiale. Cette situation oblige les classes populaires à s’installer dans des lieux d’où il leur sera quasiment impossible d’en sortir, les assignant inévitablement à résidence avec toutes les conséquences que cela leur imposera : manque de transport, difficultés à accéder à un emploi, à des activités culturelles ou sportives.

Dans de nombreuses villes, les quartiers autrefois populaires subissent des phénomènes de gentrification. Sous l’effet de l’arrivée de populations plus aisées, cette gentrification entraîne une hausse des prix de l’immobilier et des loyers, rendant l’accès au logement de plus en plus difficile pour ces classes populaires qui y vivaient historiquement. Ces familles, souvent déjà fragilisées économiquement, sont contraintes de quitter leurs quartiers, repoussées vers des zones périphériques. Cette gentrification – loin de n’être qu’un simple renouveau urbain – exacerbe les inégalités sociales en déplaçant les habitants les plus vulnérables. Cette dynamique accroît les inégalités territoriales et favorise une polarisation sociale : les centres-villes deviennent des espaces pour les classes plus aisées tandis que les classes populaires sont reléguées en périphérie.

Face à ce constat, les dernières annonces en matière de logement sont celles de l’ancien Premier ministre Gabriel Attal en février 2024 et restent très insuffisantes au regard de l’immense crise que les gouvernements successifs ont laissé prospérer. La construction de 30 000 nouveaux logements paraît dérisoire au regard des 4,1  millions français mal-logés. Si gouverner, c’est prévoir, alors que le gouvernement ne prévoit aucune politique du logement social depuis 2017. Pire, Emmanuel Macron a guidé son action en faveur du logement en pensant que les acteurs privés seraient  en capacité de résorber une grande partie de la crise du logement. Force est de constater qu’en 2023, les chantiers ont chuté de près de 22% selon la Fondation AP.

Le nouveau gouvernement de Michel Barnier ne semble pas prendre la mesure de cette crise au regard des annonces très insuffisantes qui ont été faites ces derniers jours, notamment dans le cadre du projet de loi de finances pour 2025 : aucune impulsion budgétaire majeure pour le logement. Pire, la politique de rénovation énergétique est rabotée de près d’un milliard d’euros dans ce projet de loi de finances, passant 1,2 milliard sur 3 ans à 350 millions d’euros sur 2 ans.

Ces données alarmantes devraient créer un véritable électrochoc face à cette crise sociale. La politique du logement a trop souvent manqué de coordination entre les différentes échelles locales et nationales. Les zones tendues, comme Paris, Lyon, Marseille ou Toulouse, nécessitent des politiques spécifiques, mais les réponses apportées ont souvent été jugées trop générales ou mal adaptées aux réalités locales. L’accès au logement détermine en grande partie l’accès à d’autres droits fondamentaux, comme l’éducation, la santé, et l’emploi, et contribue ainsi à perpétuer ou à renforcer les inégalités sociales et économiques dans le pays. Réduire ces inégalités nécessite des politiques publiques ambitieuses et ciblées, tant en matière de construction de logements accessibles que de lutte contre la ségrégation spatiale et les discriminations.

Certains chiffres de cet article sont issus de la Fondation Abbé Pierre dans un climat où celle-ci a annoncé réfléchir à un changement de nom suite aux dernières révélations sur les agressions sexuelles commises par l’Abbé Pierre. Cela ne change en rien la qualité et l’immense travail de cette Fondation, dont l’engagement des salariés pour éclairer sur l’ampleur de cette crise est plus que jamais nécessaire.

Références

[1] 29ème rapport sur l’état du mal-logement en France 2024, p12.

 

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RSA, quand le gouvernement expérimente le travail gratuit

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Le Secours Catholique, ATD Quart Monde et AequitaZ publient ce 14 octobre 2025 un rapport particulièrement critique sur l’expérimentation des 15h-20h d’activités pour les allocataires du RSA. Les effets de la réforme risquent selon eux d’être particulièrement délétères, suffisamment en tout cas pour en appeler à sa suspension.

La loi plein emploi ou la légitimation du travail gratuit

Présenté comme l’un des grands projets du gouvernement au cours du second quinquennat d’Emmanuel Macron, la loi Plein emploi du 18 décembre 2023 est à l’origine de la création de France Travail et poursuit l’objectif de réduire le chômage en France autour de 5% d’ici 2027.

Parmi les mesures phares se trouvent la réforme de l’accompagnement des demandeurs d’emploi handicapés, l’inscription généralisée auprès de France Travail (y compris les allocataires du RSA, les jeunes en missions locales, les demandeurs d’emploi handicapés) mais également la mise en œuvre d’un nouveau contrat d’engagement.

Désormais tous les demandeurs d’emploi devront signer un contrat d’engagement commun à la suite de la réalisation d’un diagnostic global de leurs situations. Ce contrat a vocation à remplacer les dispositifs existants : projet personnalisé d’accès à l’emploi (PPAE) pour France Travail, contrat d’engagement réciproque (CER) pour certains allocataires du RSA, contrat d’engagement jeune (CEJ).

Il s’accompagne néanmoins d’une autre obligation pour les allocataires du RSA : celle d’effectuer obligatoirement 15h à 20h d’activités par semaine (la non-réalisation de ces heures entraînant une suspension du versement de l’allocation). Expérimentées tout d’abord dans 18 départements pilotes, les 15h-20h d’activités concernent désormais 47 d’entre eux et seront généralisées à l’ensemble du territoire national au 1er janvier 2025.

Engagés dès les premières discussions sur la loi Plein Emploi en 2023,le Secours Catholique, ATD Quart Monde et AequitaZ publient ce 14 octobre 2025 un rapport[1] particulièrement critique sur l’expérimentation des 15h-20h d’activités pour les allocataires du RSA. Les effets de la réforme risquent selon eux d’être particulièrement délétères, suffisamment en tout cas pour en appeler à sa suspension.

Construit autour d’entretiens réalisés auprès d’allocataires, de professionnels de l’insertion et sur la base de données quantitatives collectées par France Travail, le rapport formule quatre alertes :

    1. Le risque de glissement vers le travail gratuit réalisé par des allocataires du RSA ;
    2. L’accompagnement renforcé qui met en cause le pouvoir d’agir des allocataires ;
    3. L’aggravation possible de la mécanique des radiations ;
    4. Les réalités contrastées du retour à l’emploi.

Des allocataires bénévoles

Comme cela avait été pressenti dès les discussions sur la loi Plein emploi, ce que recouvre effectivement les 15h à 20h d’activités obligatoires des allocataires du RSA est particulièrement vague : heures d’activité dans des structures d’insertion, heures d’accompagnement… ? Le Conseil constitutionnel lui-même a semblé embarrassé par ce flou. Par une réserve d’interprétation, il a jugé que « cette durée devra être adaptée à la situation personnelle et familiale de l’intéressé et limitée au temps nécessaire à l’accompagnement requis, sans pouvoir excéder la durée légale du travail en cas d’activité salariée ».

Le flou qui accompagne cette obligation de 15h à 20h d’activités concerne également les hypothèses à l’origine de la mesure : aucune étude scientifique ne démontre que l’obligation de travail accélère la reprise d’emploi des allocataires du RSA, d’autant qu’il s’agit dans de nombreux cas de personnes particulièrement éloignées du marché du travail. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’un caprice de sénateurs LR qui, lors de la discussion sur la loi Plein emploi, souhaitaient passer pour plus inflexibles que le gouvernement (la mesure ne figurait pas dans le texte initial).

L’un des risques qui entoure également une telle obligation est celui d’empêcher la création de véritables emplois au motif qu’il faut trouver des heures d’activités pour les allocataires du RSA. Le rapport mentionne par exemple la commune de Villers-en-Vexin dans l’Eure, dont le maire a décidé de faire travailler les allocataires du RSA sur la végétalisation du cimetière au motif qu’il n’a « qu’un agent communal à 15h par semaine et [qu’il n’a] pas les moyens d’embaucher du personnel ».

Une situation pareille est possible et même généralisée puisqu’elle s’inscrit dans le cadre d’un appel à projet du département de l’Eure qui invite les communes et les EPCI à contacter leurs services sociaux si elles ont « besoin de bras pour une mission ponctuelle ». Appelées « missions d’intérêts collectifs », elles rappellent, comme le souligne le Secours catholique, les « travaux d’intérêt général », soit une peine sanctionnant une infraction et qui concerne les personnes sous main de justice.

Le poids des algorithmes

Si quelques départements n’ont pas souhaité recourir à un tel mécanisme, la majorité des territoires expérimentaux s’appuie sur un algorithme de traitement des informations fournies par les allocataires. Sur la base de ces données est réalisé un pré-diagnostic visant à orienter la personne vers l’organisme (France Travail, le département, la mission locale, Cap emploi…) et le parcours les plus adéquats.

Sans même mentionner le peu de place qui est laissé à l’allocataire dans le choix du parcours, un tel traitement algorithmique soulève de nombreuses questions : quels sont les critères d’orientation sur lesquels s’appuie l’algorithme, comment ont-ils été définis, qui est à l’origine de cet algorithme ?

Comme le mentionne le rapport, la Quadrature du Net a d’ores et déjà enquêté sur le poids des algorithmes dans le traitement des données d’organismes tels que la CNAF ou encore France Travail. Un poids croissant qui favorise le tri, le classement et le contrôle des usagers et « participe d’une déshumanisation de l’accompagnement social ».

Le risque d’une mauvaise orientation existe d’ailleurs bel et bien. Les données du dossier d’inscription au RSA sur lesquelles se base l’algorithme ne couvrent pas l’ensemble de la situation de l’allocataire (données de santé physique et psychologique notamment). Les premiers chiffres de l’expérimentation confirment d’ailleurs cette hypothèse : 30% des personnes orientées dans le parcours emploi (il s’agit du parcours mis en place pour les personnes les plus proches de l’emploi) déclarent présenter au moins deux freins à l’emploi (mobilité, santé, etc…). Le risque est grand pour elles de se retrouver sanctionnées, et de perdre une partie de leur allocation, puisqu’elles n’auront pas la capacité de réaliser les 15h à 20h d’activités. De quoi alimenter une véritable trappe à pauvreté.

La radiation et le non-recours au bout du chemin

De nombreux économistes ont déjà exprimé leurs craintes quant aux conséquences matérielles mais également psychologiques de cette obligation de travail pour les allocataires du RSA. Le rapport mentionne notamment Audrey Rain qui pointe le risque accru d’une augmentation du non-recours[2] en raison d’une « défiance plus grande de certains bénéficiaires vis-à-vis des institutions, ou une augmentation des radiations ». Le son de cloche est sensiblement le même du côté de Mickaël Zemmour qui condamne « le discours de la carotte et du bâton qui a des conséquences psychologiques fortes sur les allocataires du RSA et peut générer du non-recours ».

Une nouvelle fois ces craintes sont confirmées par les chiffres. Dans les départements qui expérimentent les 15h à 20h d’activités, une hausse de 10,8% du non-recours au RSA est enregistrée depuis le début de l’expérimentation (alors même que le taux de non-recours était déjà supérieur à 30% avant l’entrée en vigueur de la loi Plein emploi). A l’inverse, dans les autres départements, ce taux recule de 0,8% sur la même période.

Pire…la France semble être en retard sur les études internationales menées sur le sujet : le chercheur Markus Wolf de l’Institute for Employment Research de Nuremberg a été auditionné le 4 juillet 2023 par le groupe de travail du CNLE (Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale) au sujet des sanctions. Selon lui « plusieurs études ont démontré que les sanctions ont un effet négatif sur les revenus les plus bas et ont un impact négatif à long terme sur la qualité de l’emploi. Certaines études démontrent sans surprise que les bénéficiaires sanctionnés de manière répétée connaissent une détérioration de leur situation matérielle. Dans certains cas, les sanctions peuvent avoir des conséquences très dures, allant jusqu’à l’insécurité alimentaire ou la perte de logement, mais aussi une dégradation du bien-être mental. Tous ces effets constituent eux-mêmes des obstacles à l’intégration sur le marché du travail »[3].

Le rapport alerte également sur un autre point : l’austérité budgétaire souhaitée par le gouvernement (et qui se concrétise par des baisses effectives et potentielles de plusieurs milliards pour le budget Emploi-Travail) favorise un objectif sous-jacent de la loi Plein Emploi : la réalisation d’économies par la baisse des effectifs des allocataires du RSA et des demandeurs d’emploi et l’augmentation des contrôles et des radiations.

En effet, France Travail souhaite augmenter drastiquement les contrôles : « En 2023, les 520 000 contrôles réalisés ont abouti à 90 000 radiations. A l’avenir, les équipes dédiées au contrôle devront en assurer 600 000 en 2025 et 1,5 million en 2027 »[4].

Dans le même temps, certains départements à l’instar de l’Eure, annoncent vouloir baisser de 3000 le nombre d’allocataires du RSA d’ici 2028. De quoi s’interroger quant aux motivations poursuivies tant par les exécutifs départementaux que par le ministère du Travail : est-ce l’amélioration de l’accompagnement des allocataires ou la simple poursuite d’économies budgétaires ?

La généralisation de la précarité

Si les données relatives au taux de retour à l’emploi durable des allocataires du RSA concernés par l’expérimentation sont rares, rien ne présage pour autant d’une embellie. Au contraire : la conjugaison de la loi Plein emploi et de la réforme de l’assurance chômage de 2019 risque d’être profondément délétère pour le marché du travail.

Parmi les allocataires qui retrouvent un emploi, la majorité d’entre eux dispose de contrats de moins de 6 mois. Or, comme s’interroge le rapport : que peut bien faire une personne après un CDD de moins de 6 mois ? Sans indemnité chômage en raison de l’augmentation de la durée d’affiliation requise (passant de 4 à 6 mois), elle n’aura pas d’autre choix que de se réinscrire au RSA (faute de pouvoir rebondir sur un autre emploi).

Bien que spécifique, le cas du département de la Réunion n’en reste pas moins éclairant. En mai 2023, les élus du conseil départemental ont voté en commission permanente une motion dans laquelle ils se disent « défavorables à toute évolution du régime des sanctions qui serait inadaptée à la situation réunionnaise » et soulignent que « la levée des freins sociaux relève d’une logique d’accompagnement renforcé et d’encouragement et non d’une logique de sanctions ».

Disposant de 40 000 postes disponibles pour 150 000 demandeurs d’emploi et allocataires du RSA, la Réunion est tout simplement en incapacité d’appliquer les obligations d’activités comprises dans la loi Plein emploi. Ce que résume parfaitement le président du Conseil départemental : « Il y a des conditions économiques, sociales qui doivent être réunies. […] Vous voulez sanctionner les personnes alors qu’il est impossible de leur proposer ce que propose la loi. [5]»

On ne peut, à la lecture de ce rapport, qu’être d’accord avec sa conclusion « Pousser les personnes à enchaîner des petits boulots de subsistance qui ne respectent ni le métier, ni le projet professionnel, ni le temps de travail souhaité, ni le niveau de qualification de la personne est un immense gâchis humain en plus d’être inefficace en matière de lutte contre la pauvreté. »

Références

[1] https://www.secours-catholique.org/m-informer/nos-positions/reforme-du-rsa-nos-inquietudes

[2] Le fait de ne pas demander ses droits, notamment les allocations.

[3] Citation tirée du rapport du Secours catholique, Avis du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) : “sanctions : le point de vue du vécu”, mars 2024. Consultable ici : https://solidarites.gouv.fr/sites/solidarite/files/2024-04/CNLE-Avis-sanctions-27-03-2024.pdf

[4] https://www.lemonde.fr/emploi/article/2024/04/26/des-demandeurs-d-emploi-toujours-plus-controles_6230067_1698637.html

[5] https://www.clicanoo.re/article/societe/2024/05/07/video-le-departement-contre-les-sanctions-envers-les-beneficiaires-du-rsa

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Apple, Google et la transformation du droit de la concurrence par l’UE

Apple, Google et la transformation du droit de la concurrence par l’UE

Au sein de l’Union européenne, le droit de la concurrence est aujourd’hui utilisé pour lutter contre l’évasion fiscale et les abus des plates-formes numériques. Pour efficace qu’il soit, cet usage est quelque peu problématique, à l’heure où les plates-formes numériques tendent à remplacer les marchés eux-mêmes.

Le 10 septembre dernier, après une longue procédure judiciaire qui avait d’abord conduit la Commission européenne à condamner Apple à une amende de 13 milliards d’euros en 2016, puis le Tribunal de l’UE à annuler cette décision en 2020, la Cour de justice de l’UE (CJUE) jugeait finalement que les exonérations fiscales accordées à Apple par le gouvernement irlandais constituaient bien des aides d’État et devaient donc être remboursées. Autrement dit, Apple devra régler 13 milliards d’euros d’amende à l’État irlandais qui n’en demandait pas tant.

S’il n’en demandait pas tant, c’est parce que l’Irlande mène, depuis la fin des années 1980, une politique agressive de baisse de la fiscalité des entreprises. L’objectif est d’attirer sur son territoire les investissements industriels et productifs au détriment de ses partenaires européens.

Moins de 1 % des bénéfices comme impôt

Tout le monde connaît le faible taux d’imposition sur les sociétés de 12,5 % que demande l’Irlande aux entreprises installées sur son sol. Ce qu’on sait moins et que l’affaire Apple a révélé, c’est que le géant des smartphones n’a même pas payé l’impôt officiel. Pendant plus de deux décennies, Apple s’est acquitté d’un impôt qui représentait moins de 1 % de ses bénéfices. La Commission, dans son enquête, a même calculé que le montant versé par Apple au fisc irlandais a représenté en 2014 à peine 0,005 % de ses bénéfices. Elle a ainsi estimé que l’immense écart entre l’impôt théorique et l’impôt effectivement versé constituait une aide d’État qui faussait la concurrence et a condamné Apple à rembourser cette somme.

Comment une telle manœuvre a-t-elle été rendue possible ? En fait, depuis le début des années 1990, Apple négociait directement avec le fisc irlandais. Pour ce faire, elle constituait un montage grossier, diminuant artificiellement ses bénéfices, qu’elle faisait ensuite valider en demandant un rescrit fiscal à l’administration irlandaise. Un rescrit constitue une réponse administrative à la suite d’une demande de clarification de la part d’un administré. Cela permet, en théorie, d’éviter les erreurs puisque la réponse du fisc vaut validation. Dans le cas d’Apple, les rescrits ont servi à faire valider des montages parfaitement illégaux mais que la réponse du fisc rendait légaux.

Le fléau de la concurrence fiscale

En rendant sa décision, la CJUE a donc condamné Apple, mais elle a aussi condamné le gouvernement irlandais qui s’était livré à ce genre de pratique. Pour le gouvernement irlandais, la condamnation est paradoxale, car elle lui permet d’encaisser de l’argent. De fait, depuis quelques années, les pays européens et l’OCDE tentent d’uniformiser leurs règles fiscales et d’imposer un taux minimal d’impôt sur les sociétés à 15 %.

La concurrence fiscale à laquelle se livrent les États est un fléau. Elle risque d’aboutir à la disparition de toute fiscalité sur les entreprises, ce qui pourrait entraîner à terme une hausse de la pression fiscale qui pèse sur les ménages. Mais comment contraindre un pays comme l’Irlande à renoncer à sa stratégie fiscale ? Comment obliger un pays souverain à collecter l’impôt ? La réponse de la Commission a été d’utiliser le droit de la concurrence. La décision de la CJUE valide donc cette stratégie et enfonce un coin important dans l’un des principes de l’UE, à savoir la liberté fiscale des États membres.


2,4 milliards d’euros d’amende pour Google

Le droit de la concurrence a trouvé une nouvelle fonction qui n’était pas prévue à l’origine, celle de lutter contre le dumping fiscal que se livrent les États membres de l’UE. Mais cela peut aller encore plus loin. Dans une autre affaire, également tranchée le 10 septembre, la CJUE a confirmé la condamnation de Google à payer 2,4 milliards d’euros au titre d’un abus de position dominante. Là aussi, l’affaire remonte à plusieurs années. En 2017, Google est condamné par l’autorité européenne de la concurrence pour avoir avantagé ses propres services dans son moteur de recherche. L’année suivante, l’entreprise est condamnée à 4,34 milliards d’euros d’amende pour avoir imposé l’usage de ce même moteur dans le système d’exploitation Android qui est massivement utilisé dans les smartphones.

Dans ces deux cas, la Commission s’attaque à une stratégie qui est au cœur de l’industrie du numérique et qui consiste à exploiter une plate-forme de mise en relation pour centraliser les services et contrôler ce qu’en font les utilisateurs. En contrôlant le système d’exploitation et le moteur de recherche favori des internautes, Google peut, en quelque sorte, manipuler les comportements de ses usagers et ainsi pousser les internautes à aller vers des sites commerciaux qu’elle contrôle, ou passer des accords avec d’autres entreprises pour les faire bénéficier de ses consommateurs captifs.

Un problème de concurrence. Vraiment ?

À l’évidence, ces pratiques ne constituent pas qu’un problème de concurrence. Certes, Google profite de sa situation dominante pour tordre le marché à son avantage, et c’est ce qui lui est reproché. Mais le véritable danger de ces pratiques est plutôt que ses propres utilisateurs n’ont aucune conscience d’être manipulés puisque tout le processus passe par des algorithmes qui sont le plus souvent invisibles. Les pratiques de Google illustrent donc un problème plus général de l’économie numérique, celui de l’opacité des plates-formes et de la manière dont elles manipulent nos comportements pour gagner de l’argent.

Dans un ouvrage très remarqué, la sociologue Shoshana Zubof dénonçait déjà la manipulation comportementale qu’exerce Google sur les individus. Plus largement, le fonctionnement des réseaux sociaux tels Twitter ou TikTok sont accusés de créer une addiction et d’enfermer leurs utilisateurs dans des bulles informationnelles qui favorisent les idées complotistes ou d’extrême droite. Enfin, des entreprises comme Uber, Airbnb ou Amazon, pour ne prendre que ces exemples, parviennent à contrôler la mise en relation des offreurs et des demandeurs qui sont chacun leurs clients. C’est ce qu’on appelle un marché biface. Ce contrôle à la fois de l’offre et de la demande leur permet de détourner les ressources et le travail de leurs utilisateurs en les mettant en relation.

Plus d’algorithmes, moins de marchés

Pour éviter les abus et le développement de rapports de force inégaux qui apparaissent avec la croissance de l’économie numérique, l’Union européenne essaie d’agir de deux manières. D’une part, elle entend réglementer davantage les pratiques en améliorant l’information et la transparence des usagers. C’est ce que permettent des législations telles que le RGPD (Règlement général de protection des données) instauré en 2018 ou le DSA (Digital service act), en vigueur depuis 2023. Mais, comme on le voit, le droit de la concurrence est aussi largement mis à contribution et permet de défendre des droits et des principes qui dépassent la simple question de la concurrence.

Il reste néanmoins un problème. La plupart des plates-formes numériques qui mettent en relation les services des uns et la demande des autres ne font rien d’autre que de se substituer aux marchés. Ainsi, au lieu de se retrouver sur une place publique pour effectuer des transactions de manière autonome, les agents de l’économie numérique évoluent de plus en plus au sein d’espaces privés dans lesquels les transactions sont gérées par des algorithmes et où ils n’ont pratiquement plus de capacité de négociation.

Autrement dit, le développement de l’économie numérique tend à faire disparaître les marchés pour les remplacer par des systèmes d’échanges dirigés et contrôlés par quelques acteurs dominants. Or, le droit de la concurrence ne peut se déployer, par définition, que s’il existe réellement un marché. Si on n’a pas de marché, on ne peut pas avoir de concurrence et donc le droit de la concurrence n’a plus lieu de s’appliquer. Aussi, l’effacement progressif des marchés et l’apparition de ces plates-formes suggère qu’il faudra peut-être inventer autre chose, à terme, si l’on veut éviter les abus qui, sinon, risquent de se multiplier au sein de l’espace numérique.

Cet article a été tout d’abord publié par l’auteur sur le site du média The Conversation : Apple, Google et la transformation du droit de la concurrence par l’UE (theconversation.com)

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La gauche à la pointe de la lutte contre le narcotrafic

La gauche à la pointe de la lutte contre le narcotrafic

Il est de bon ton pour les commentateurs politiques de partir du principe que la gauche est nulle en matière de lutte contre l’insécurité. Les termes, éculés, du débat sont connus : la gauche en serait restée au stade de l’angélisme et serait disqualifiée pour apporter des solutions efficaces. Pourtant certains à gauche se mobilisent, à l’instar du sénateur Jérôme Durain lors d’une commission d’enquête, et proposent des réponses sérieuses à une situation sécuritaire qui s’aggrave d’année en année.

Il est de bon ton pour les commentateurs politiques de partir du principe que la gauche est nulle en matière de lutte contre l’insécurité. Les termes, éculés, du débat sont connus : la gauche en serait restée au stade de l’angélisme et serait disqualifiée pour apporter des solutions efficaces. Alain Bauer, avec son style, est revenu sur ce serpent de mer du débat politique lors de son audition[1] devant la Commission d’enquête sénatoriale sur l’impact du narcotrafic en France et les moyens pour y remédier le 29 janvier 2024 en évoquant une gauche « Janus » :

«  C’était d’ailleurs une gauche « Janus » – je peux le dire facilement, car j’ai connu beaucoup de ses membres, puisque j’ai été le collaborateur de Michel Rocard pendant très longtemps. Ses membres étaient extrêmement rationnels et prenaient en compte le problème au niveau local, mais une fois arrivés à Paris, ils se transformaient en négationnistes culturels, pour lesquels le problème n’existait pas et était une invention de la droite ».

Cette affirmation bien que caricaturale, trouve quelques éléments de confirmation dans notre histoire politique. Notons cependant qu’Alain Bauer a le bon goût de reconnaître que son constat est cyclique et qu’il arrive que la gauche ouvre en quelque sorte les yeux. On pourra également préciser que la gauche n’est pas monolithique, qu’elle n’affirme pas en bloc que la police tue ou que le sentiment d’insécurité est uniquement le résultat du martelage médiatique sur la question. Le temple de Janus, pour reprendre la métaphore d’Alain Bauer, était fermé en temps de paix et ouvert en temps de guerre. Or, la guerre semble bien s’imposer en ce qui concerne les drogues. Une guerre des narcotrafiquants entre eux et contre notre société davantage qu’une war on drugs chère aux américains.

Le terme de « guerre » apparaît d’ailleurs dans la proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sur les violences à Marseille et sur le territoire français[2] déposée par les représentants des trois groupes de gauche du Sénat le 14 juin 2023 (Marie-Arlette Carlotti, Guy Benarroche, Jérémy Bacchi et Guy Benarroche et 88 de leurs collègues).  Après l’enchaînement des violences sur place et à la suite d’un déplacement que j’avais effectué sur place aux côtés de Mme Carlotti, mobilisée très tôt sur le sujet. Le court exposé des motifs de cette proposition de résolution cernait déjà bien les enjeux de la problématique du narcotrafic en soulignant que « les violences à Marseille se sont transformées, puisqu’elles ne se restreignent plus aux acteurs des trafics de drogues mais touchent des Marseillaises et des Marseillais » ou encore que « la politique lancée par le ministre de l’Intérieur, à savoir le matraquage des points de deal, s’avère inefficace ». Cette initiative, qui n’aurait pu voir le jour sans la mobilisation des élus des Bouches-du-Rhône, pointait déjà que « les violences qui la touchent ne sont plus propres à la cité phocéenne, mais un phénomène qui s’étend et qui concerne d’autres villes du territoire sujettes aux mêmes guerres liées aux trafics de drogue ».

La place particulière de Marseille dans la géopolitique des drogues n’est pas un phénomène nouveau. Mais il est intéressant de noter que c’est sous l’impulsion d’élus de gauche après que cette dernière ait repris les rênes de la ville, grâce à l’alliance du Printemps marseillais, que la mobilisation politique s’est enclenchée. Se retrouvant aux responsabilités et à portée de baffes, les responsables politiques de gauche ont fait le choix de réagir face à l’enchaînement macabre des victimes venant animer les colonnes des rubriques faits divers des journaux mais faisant surtout grimper la peur et le sentiment d’abandon de la population.

Cette proposition de commission d’enquête n’a pu cependant aboutir, en raison de l’épuisement du droit de tirage des groupes socialiste, communiste et écologiste en 2023. Le groupe Les Républicains, qui s’était fait doubler sur une thématique sécuritaire supposée constituer son pré carré, a eu tôt fait de réagir par le biais de sa propre résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier[3], avec un exposé des motifs plus succinct…[4] mais couronné de succès puisque la droite avait alors conservé son droit de tirage.

C’est donc la commission d’enquête dont les contours ont été définis par la droite qui a engagé ses auditions dès le 27 novembre 2023 avec 6 mois de travaux devant elle. Il n’est pas toujours aisé de travailler sur les sujets régaliens pour des parlementaires de gauche en raison du présupposé angélisme de notre bord politique. Cela l’est d’autant moins sur un sujet lié aux drogues, où nos positionnements progressistes peuvent être instrumentalisés par nos adversaires politiques. S’agissant d’un domaine où le bilan du Gouvernement semble perfectible et connaissant la propension des ministres en charge à endosser l’autocritique, la commission avait de grandes chances de se transformer en un piège politique redoutable. Cela n’a finalement pas du tout été le cas.

Le mérite en revient sans aucun doute aux parlementaires de gauche membres de cette structure temporaire (et je ne parle évidemment pas de moi). Ils se sont investis avec sérieux et régularité. Mais je veux également saluer le rapporteur, que personne n’oserait qualifier un seul instant d’homme de gauche. Etienne Blanc a su faire preuve tout au long de nos travaux d’une capacité d’écoute et de questionnement qui force l’admiration. Ce serait par ailleurs une faute d’oublier les élus locaux parmi les acteurs de cette commission d’enquête : maires de villes moyennes ou de métropoles et élus ruraux (que ce soit directement ou via les associations d’élus) ont participé avec enthousiasme à notre commission. Il s’agissait souvent d’hommes et de femmes de gauche. Non pas que la droite rechigne à s’exprimer sur le sujet, mais parce que les élus de nos territoires sont encore en grande partie issus de nos rangs, quand bien même on voudrait faire croire à une faiblesse du camp progressiste dans notre pays.

Je n’ai jamais perçu lors de leurs auditions une quelconque gêne à aborder la thématique du narcotrafic ou de la sécurité. Au contraire, leurs témoignages furent souvent denses, instructifs et ont contribué utilement à nos conclusions. Est-ce à dire qu’ils se seraient contentés de reprendre la doxa de droite répressive sur le sujet ? Évidemment non, ils ont tenu des propos étayés par une vision constructive et critique des actions déjà mises en place, assumant la nécessaire répression des trafiquants ainsi que le travail social et de prévention à mettre en place. Souvent, ils ont regretté de ne pas être toujours suffisamment associés à l’action de l’État en la matière, souhaitant contribuer plus largement encore grâce aux moyens de leurs collectivités.

Les moments de crispation politique ont, à dire vrai, été relativement rares lors de notre commission d’enquête. Je ne vois que les réactions aux déclarations des magistrats marseillais qui avaient créé une vague d’émotion en évoquant les risques d’échec. Isabelle Couderc, responsable du pôle criminalité organisée du parquet de Marseille avait ainsi déclaré « Nous sommes en train de perdre la guerre contre les trafiquants ». Il n’en fallait pas plus pour que l’extrême droite décide de souffler sur les braises. Stéphane Ravier rêve en réponse d’une ville de Marseille « sans immigration » ce qui témoigne d’une vision pour le moins surréaliste de la cité phocéenne et de son histoire. Les réseaux sociaux s’emballent, Marine Le Pen proposera quelques jours plus tard de maîtriser d’abord les frontières (nos services des douanes n’y avaient pas pensé !) avant d’appeler à « maîtriser notre politique migratoire » (il n’y aurait pas de trafiquants de drogue français !).

L’exécutif sent le soufre et met au point son concept des opérations Place nette XXL avec un déplacement en grande pompe du président de la République à Marseille. Place nette XXL sera par la suite déclinée dans d’autres territoires avec des résultats mitigés, que nous avons d’ailleurs abondamment discutés dans les conclusions de notre commission d’enquête. Cette réaction XXL au RN, était d’abord fondée sur la communication plutôt que sur une réorientation quelconque. A l’heure où j’écris ces lignes, il n’en reste d’ailleurs plus grand chose puisque les forces de sécurité ont surtout été concentrées sur les Jeux olympiques et paralympiques. Notre rapport, assumé tant par Etienne Blanc que par moi-même, a en quelque sorte profité de ce contexte d’affrontement politique. Alors que les écrits parlementaires sur cette thématique avaient manqué, nous avons comblé un vide en la matière, dont témoigne la réaction médiatique et institutionnelle quasi unanimement positive.

La gauche n’a pas à rougir de nos conclusions sur le fond.  Nous avons constaté un manque criant de moyens humains, juridiques et techniques pour les services répressifs et pour les juridictions, ce qui rend l’engagement des effectifs mobilisés sur le terrain encore plus admirable ; des défaillances à de nombreux niveaux, qui montrent que notre Etat n’a pas pris la mesure du risque existentiel que le narcotrafic fait peser sur nos institutions alors même que l’exemple de certains de nos voisins le montre : s’il devient assez puissant, il n’hésitera pas à s’attaquer à l’État.

Le narcotrafic s’affirme comme une menace pour les intérêts fondamentaux de la nation. Il faut un sursaut, c’est-à-dire une réponse rapide et ambitieuse des pouvoirs publics, et notamment du Gouvernement, pour donner des moyens supplémentaires aux forces de l’ordre et juridictions, pour repenser le régime d’incarcération des trafiquants et pour redonner toute sa place au renseignement. Ces conclusions sont-elles incompatibles avec l’ADN de nos partis ou avec les attentes de nos électeurs ? Je ne le crois pas.

Si je devais résumer nos propositions concrètes les plus marquantes, je dirais qu’il faut peser d’abord sur quatre chantiers essentiels :

– Rénover la procédure pénale ;

– Doter la lutte contre le narcotrafic de « chefs de file » ;

– Lutter contre un blanchiment devenu endémique pour redonner à l’État les fruits du narcotrafic ;

– Enfin faire barrage à la marée montante de la corruption.

Aucune de ces réponses ne me semble être « de droite ». J’ai d’ailleurs pu le constater lors du « service après-vente » que j’ai assuré après la publication de nos travaux. Les élus locaux de gauche, rencontrés lors de forums d’associations d’élus, étaient curieux et soulagés. Soulagés ! Enfin, ils pouvaient prendre la parole comme hommes et femmes de gauche sur ce sujet qui prend tant de place dans l’actualité et dans l’esprit de nos concitoyens. Prendre la parole avec des pistes de solution entendables, sans se faire taxer d’angélisme ou de dérive sécuritaire. Répondre à ce sujet en étant doté des arguments pour critiquer de manière constructive l’action du Gouvernement.

Ainsi pour en revenir à la réponse macroniste, il ne s’agit pas de contester l’utilité des opérations Place nette, XXL ou pas. Elles contribuent à ramener un peu de tranquillité et ont le mérite de pointer qu’il existe encore une volonté politique de lutte contre ces trafics. Mais en aucune façon ces opérations ne peuvent tenir lieu de politique globale. 473 opérations « place nette » ont été menées entre le 25 septembre 2023 et le 12 avril 2024. Les saisies de drogues autres que le cannabis sont très faibles – moins de 40 kilogrammes pour la cocaïne -, à peine quelques millions d’euros saisis, pour plus de 50 000 gendarmes et policiers mobilisés. Si on se limite aux seules opérations dites « XXL », les résultats ne sont pas meilleurs, avec à peine de 18 kilogrammes de cocaïne saisis.

Des questions, non moins importantes, demeurent aussi sur l’articulation entre les opérations « place nette » et les enquêtes judiciaires et patrimoniales, seules à même de véritablement permettre de remonter une filière et de faire durablement tomber des réseaux – donc d’affaiblir la pieuvre du trafic.

Cela ne signifie pas qu’il ne subsiste pas de points de débat à gauche. Je pense ici à la question de la légalisation du cannabis. Des membres de la commission d’enquête – dont je suis – ont signé une proposition de loi en faveur de cette solution. Ce n’est pour autant pas une solution miracle qui ferait disparaître d’un coup de baguette magique le danger narco. D’autres membres de gauche de la commission d’enquête y restent fondamentalement opposés.

J’ai profité des universités d’été 2024 des partis de gauche pour poursuivre mon travail de popularisation de nos conclusions. L’accueil fut bon, si ce n’est très bon, chez les socialistes comme chez les insoumis ou les écologistes. Il subsiste des points de discussion sur l’encadrement de la procédure pénale (le fameux dossier coffre par exemple), certains craignant que nous ne restreignions trop les libertés publiques en suivant ce chemin. Certains prônent une légalisation d’autres drogues. Mais je ne crois pas qu’aucun de ces désaccords ne soit indépassable, surtout dans le cadre d’une discussion parlementaire qui devrait pouvoir avoir lieu sur des bases saines.

Le Temps des Ruptures a sollicité ce texte de ma part en me demandant de m’intéresser aux conséquences politiques de nos travaux parlementaires sur le narcotrafic. Je crois que la principale rupture est celle-ci : nous sommes désormais prêts à aller présenter nos propositions politiques aux Français (je suis d’ailleurs fier de la présence de la thématique narcotrafic dans le programme du Nouveau Front Populaire) et à le discuter avec la représentation nationale. Je ne doute pas que cela se fera dans les mois qui viennent. Le temps presse. Depuis le 1er janvier 2024, il n’y a plus de Plan Stup en vigueur en France…

[1]    https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20240129/ce_narco.html#toc2

[2]    https://www.senat.fr/leg/exposes-des-motifs/ppr22-741-expose.html

[3]   https://www.senat.fr/leg/ppr23-056.html

[4]   Nulle mention n’y était faite des victimes civiles ou de la réponse sociale devant accompagner la répression

Références

(1)https://www.lesechos.fr/monde/europe/la-norvege-lance-la-prospection-miniere-de-ses-fonds-marins-2045453

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Penser l’alternative : entretien avec Jacques Rigaudiat

Penser l’alternative : entretien avec Jacques Rigaudiat

Dans cet entretien Jacques Rigaudiat, co-auteur de « Penser l’alternative : réponse à quinze questions qui fâchent » revient sur plusieurs thèmes abordés dans le livre (transition écologique, dette, services publics, etc.) et explique en quoi la dette n’est pas un danger et la décroissance n’est pas une réponse à la transition écologique.

Le Temps des Ruptures : vous consacrez un chapitre sur l’idéologie de la décroissance. Selon vous, cette théorie est incompatible d’une part avec la transition écologique, et avec l’amélioration des conditions de vie des citoyens (par exemple, l’investissement dans les services publics, dans la rénovation des bâtiments, etc.). Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?

Jacques Rigaudiat : 

C’est une question de pur bon sens : comment, en effet, imaginer que sans croissance on puisse faire face aux défis qui nous attendent : c’est-à-dire tout à la fois financer la transition écologique dans l’ensemble de ses dimensions (préservation de la biodiversité, adaptation aux dérèglements climatiques et transition énergétique), rétablir et améliorer les services collectifs qui sont en grave déshérence et assurer une amélioration des conditions et du niveau de vie ?

Certes « faire payer les riches » est nécessaire, et réformer profondément la fiscalité indispensable, mais il faut être conscient des ordres de grandeur : cela ne suffira nullement pour assurer les investissements et les redistributions dont notre société a durablement besoin et une amélioration d’ensemble du niveau de vie. Pour cela, il faut de la croissance.

Le PIB agrège certes des choses très différentes, et il n’y est pas fait de différence entre ce qui constitue un progrès, une réparation des dégâts de la croissance et du réchauffement climatique, ou une production à des fins d’utilisation futilement ostentatoires. L’économiste doit bien sûr ici céder le pas au politique et aux valeurs citoyennes qu’il porte pour un projet de société plus égalitaire, plus sobre et au niveau de vie soutenable pour la planète. C’est pourquoi des consommations seront à réduire voire à prohiber et des gaspillages à résorber ; c’est pourquoi, le modèle productif devra être transformé pour devenir compatible avec les équilibres, notamment climatiques, de la planète.

Mais ce n’est pas céder à un fétichisme du PIB que de rappeler que celui-ci représente tout à la fois l’ensemble des richesses produites, y compris non-marchandes, mais aussi celui des revenus distribués et, enfin, des consommations et des investissements. Avoir pour projet principal de le réduire, c’est, ipso facto, être dans une démarche de régression sociale, qu’elle s’avoue (rarement) ou soit (le plus souvent) déniée. Le projet décroissantiste est une illusion mortifère.

Le Temps des Ruptures : dans le chapitre 7, vous défendez une plus grande électrification des usages, avec une énergie décarbonée. Quels sont les grands défis liés à cette électrification ? quels sont les secteurs devant être décarbonés prioritairement selon vous ? le secteur des transports est emblématique de cette électrification, mais l’augmentation du coût de l’énergie rend cette transition complexe ?

Jacques Rigaudiat : 

D’abord, il faut rappeler que l’électrification n’est qu’un moyen au service de la décarbonation et que celle-ci est une urgence absolue. Toutes les prévisions, même pessimistes, semblent aujourd’hui prises de court par la réalité : le réchauffement climatique -et avec lui les dérèglements (incendies, sécheresses, inondations catastrophiques…) qui l’accompagnent- est plus rapide qu’attendu. Il ne suffira pas de décarboner l’économie et les usages de la société, il faudra aussi l’y adapter à ces conditions nouvelles.

Il ne suffira pas non plus de simplement « décarboner » l’énergie utilisée, il faudra aussi en faire le plus possible l’économie : être plus sobres en énergie, plus efficaces dans leur production comme dans leur utilisation. Enfin, faire en sorte que ces énergies soient aussi décarbonées qu’il est possible. On ne peut dissocier les termes de ce tryptique énergétique : sobriété, efficacité, décarbonation. C’est un programme gigantesque qui nous attend, nous et les générations à venir ; il sera coûteux, très. Il devra être soutenu dans la durée ; elle sera longue. C’est pourquoi, je le redis, le décroissantisme ne peut être un projet politique.

Pour répondre à votre question, aucun secteur, absolument aucun, ne peut échapper à ces impératifs, car ils sont, si j’ose dire, « catégoriques » si nous voulons -et nous le devons- atteindre le « zéro net émissions » (ZNE) le plus rapidement possible. Aucun ne pourra s’en exonérer.

D’autant moins d’ailleurs, j’y insiste au passage, que ce ZNE est le résultat d’une soustraction entre les émissions et la capture du carbone assurée par les puits naturels ; or, conséquence du réchauffement climatique et de ses effets comme on le voit pour la France, ils sont en train de s’effondrer. Il faudra donc aussi les restaurer ou/et développer des moyens de capture du CO2.

Pour en revenir aux secteurs, c’est vrai d’abord, bien sûr des mobilités (32% des émissions, dont la moitié due aux véhicules particuliers), dont l’électrification représente une profonde transformation des usages typiques de la « société de consommation », mais aussi une révolution industrielle risquée pour le secteur et ses emplois. C’est vrai aussi de l’agriculture (19% des émissions), dont au demeurant l’émission principale -le méthane- a sur sa durée de vie propre (de l’ordre de 30 ans) un pouvoir réchauffant 90 fois plus important que le CO2 ; c’est vrai des procès de production de l’industrie (18%), et en priorité les plus énergétiquement intensifs ; c’est vrai encore du bâtiment (16%, dont près des 2/3 des émissions sont dus au résidentiel), qui devra faire l’objet d’un programme de rénovation thermique complet. Quant au secteur de l’énergie, cela peut sembler un paradoxe, il ne représente que 11% des émissions, car il est déjà largement décarboné grâce à un parc nucléaire qui fournit entre 60% et 70% de la production d’électricité et plus récemment du fait du développement des énergies renouvelables intermittentes (EnRi) : solaire photovoltaïque et éolien, terrestre et marin.

Mais, on le voit, ce mouvement d’électrification des usages, productifs ou de consommation, devra encore être massivement développé, et avec lui, donc, la production d’électricité. Comme le dit le rapport Pisani-Mahfouz dans un raccourci saisissant mais juste, il s’agit de « substituer du capital aux sources fossiles ».

Pour de multiples raisons que nous développons dans notre livre, cela aussi coûtera cher. Il faut clairement annoncer la couleur, il est vain d’imaginer comme certains aiment à en cultiver l’illusion que cela aboutira à une énergie peu coûteuse. Éviter la « fin du monde » amènera plus que jamais à poser celle des « fins de mois » et donc celle de la fracture énergétique que cela risque d’entraîner. C’est pourquoi, il faudra aussi s’employer à définir un projet politique qui apporte des solidarités nouvelles ou renforcées en ce domaine.

Le Temps des Ruptures : vous dites également que l’adaptation du mix énergétique de chaque pays dépend d’abord de son point de départ. En France, E. Macron avait évoqué il y a quelques années son souhait de fermer plusieurs réacteurs nucléaires, et de réduire la part du nucléaire dans le mix. Il est ensuite revenu sur ces déclarations, annonçant un grand plan de relance du nucléaire. Qu’en pensez-vous ? ce revirement est-il uniquement dû à la guerre en Ukraine ?

Jacques Rigaudiat : 

De son point de départ, mais pas seulement… Si j’avais un mix électrique idéal à proposer, dans l’absolu ce serait celui de la Norvège : bon an mal an, 88% d’hydraulique, 10% d’éolien ! C’est impossible en France, ne serait-ce que parce que, sauf à ennoyer des vallées entières (et les villages et bourgs qui vont avec), la capacité d’hydraulique y est quasiment saturée.

En France, le nucléaire représente de l’ordre de 60% à 70% de la production d’électricité selon les années, prévoir de s’en priver en fermant à échéance rapide les centrales existantes était à tous égards inepte et conduisait dans une impasse, énergétique et économique bien sûr, mais aussi écologique. Le modèle allemand de l’Energiewende l’illustre un peu plus chaque jour ; aujourd’hui même (4 juillet 2024, 16h00) l’électricité est produite avec 25 g/eq CO2/kWh en France, contre 282 g/eqCO2/kWh en Allemagne ! Et ce rapport de 1 à 10 est une réalité structurelle. Il faut savoir si l’on prend réellement au sérieux le risque climatique !

La guerre en Ukraine a sans doute précipité le revirement que vous évoquez, mais a aussi beaucoup joué l’absurdité à laquelle conduit l’Energiewende allemande : une électricité chère -la plus chère en Europe, à l’exception du Danemark- et dont la production est très émissive. Tout cela sans perspective dans l’immédiat de se passer du combo charbon-lignite et, au-delà, de pouvoir éviter l’utilisation massive de gaz fossile. J’ajoute pour faire bon poids, que, faute d’une diversification de ses sources, l’Allemagne passe ainsi d’une dépendance au gaz russe à celle au gaz (de schiste !) américain ! Diversifier les sources d’approvisionnement c’est ipso facto s’obliger à passer des contrats à long terme avec les nouveaux fournisseurs, comme on l’a vu avec le Qatar ; contrairement à ce qui peut être dit, l’utilisation du gaz fossile a encore de très belles années devant lui en Allemagne !

Au total, ce n’est pas beaucoup s’avancer que de prédire que l’Allemagne devra revenir sur ses choix comme sur ses refus, car cette option n’a pas d’avenir.

Le Temps des Ruptures : les élections européennes se sont achevées il y a quelques semaines. Certains candidats ont défendu un projet européen fédéraliste. Selon vous, même si l’UE semble en apparence avancer vers davantage de fédéralisme, des difficultés (logique d’affrontement plutôt que d’entraide entre les Etats, légitimité des responsables politiques européens, etc.) rendent ce projet inenvisageable. Vous défendez une Union européenne de la coopération plutôt que fédéraliste. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Jacques Rigaudiat : 

Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, les crises successives qu’a connues l’UE, n’ont pas substantiellement changé la donne ; si des avancées fédérales ont bien été engagées, les reculs et les refus ne sont pas négligeables non plus. Si l’UE est devenue plus fédérale dans ses institutions, -en particulier le rôle du Parlement s’est affirmé, ce qui est une bonne chose-, elle n’en demeure pas moins un édifice institutionnel profondément néolibéral, c’est-à-dire où la démocratie n’a de place que limitée : elle doit s’y borner à l’acquiescement ! Cela conduit à deux impasses.

La première est que si la question démocratique reste posée, celle de la légitimité des institutions et de leurs dirigeants l’est aussi. Pas de fédéralisme possible sans une légitimité « supranationale ». On se souvient à cet égard du référendum de 2005 et de la façon dont le rejet populaire du TCE a été dénié ; on se souvient aussi des propos de J. Cl. Juncker en janvier 2015 à propos de l’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce : « il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités ». C’est, je crois, assez dire qu’avec l’UE la démocratie est réduite aux apparences ; ce qui est certes mieux que rien, mais ne peut pour autant passer pour suffisant.

La seconde raison tient à la construction incomplète de la monnaie unique qui en découle. Une BCE strictement indépendante, ainsi mise à l’abri des influences supposément délétères du politique, et qui a pour seul objet de maintenir la stabilité des prix, des traités qui lui interdisent explicitement de financer les États membres (Art 123-1 du TFUE). Ces choix vouent l’euro à aller de crise en crise du fait de la non-coordination des politiques budgétaires et des différentiels d’inflation. Il a fallu que l’euro soit au bord de l’abime en 2015, puis lors de la crise du Covid, pour que ces dispositions soient, transitoirement, mises de côté. On se félicitera certes de cette flexibilité inattendue mais enfin elle démontre surtout, a contrario, l’absurdité de ces règles qu’il faut suspendre dès lors qu’une difficulté un tant soit peu sérieuse se présente. De même, la politique de hausse des taux engagée par la BCE n’avait pour seul but que de casser par avance l’amorce d’une boucle prix-salaires, alors même que l’inflation n’était pas tirée par la demande mais par la hausse brutale des prix de l’énergie et celles résultant des goulots d’étranglement post-Covid des chaînes de production mondialisées, une inflation par les coûts donc ! Bref, une politique austéritaire à l’égard des salariés…

Et enfin, cerise sur le gâteau, que dire de cette phrase d’un banquier central, rapportée par Le Monde (du 4 juillet) à propos de la situation française et du risque d’une hausse du « spread » (écart) de taux à son détriment du fait des incertitudes politiques actuelles ? « On sait que les marchés ont un rôle à jouer dans la discipline budgétaire et nous ne détruirons pas ce rôle », c’est ce que, dans un de ces étranges bégaiements dont l’Histoire est coutumière, dit le gouverneur de la banque centrale de… Grèce. Autant dire que pour affirmer la discipline maastrichtienne et faire en sorte que « La France (puisse) avoir un peu peur », la BCE laissera les marchés jouer contre les choix démocratiques, au risque assumé donc, du chaos pour l’Euro … Le marché comme père Fouettard des citoyens en somme.

Ce sont là les raisons pour lesquelles effectivement nous plaidons pour une coopération entre États-membres et non pour plus de fédéralisme. Pourquoi en effet vouloir déléguer plus encore, alors que, du fait même de la nature des institutions européennes et de l’intangibilité postulée des dispositions des traités, les abandons de souveraineté supplémentaires auxquels il faudrait alors consentir ne s’accompagneront pas et ne seront pas équilibrés par un approfondissement démocratique ?

Le Temps des Ruptures : on observe ces dernières décennies, une part de plus en plus importante du privé à but lucratif dans les secteurs publics (hôpitaux, systèmes de garde, écoles, etc.), ainsi que l’ouverture à la concurrence d’entreprises françaises, remplissant une mission de service public essentielle (électricité, transport, etc.). Les services publics permettent pourtant de réduire les inégalités en redistribuant les revenus (en complément des prestations sociales). Comment endiguer ce glissement des services publics vers le privé ?

Jacques Rigaudiat : 

Ce glissement progressif vers la mise en concurrence généralisée, qu’il s’agisse de services publics ou d’entreprises, est requis par la libéralisation qui est le cœur de la pensée magique néolibérale, sa pierre philosophale, et sert de norme absolue à la CEE, puis à l’UE depuis l’adoption de l’Acte unique voulu par J. Delors en 1986 : un marché unique -et non plus « commun » – des marchandises, des capitaux et des services. Les directives l’organisent, en particulier s’agissant de l’énergie et des transport ; mais ce n’est pas moins vrai, par exemple, des assurances sur lesquelles sont rabattues les mutuelles … Et l’on peut à l’envie multiplier les exemples. Bref, pas vraiment de possibilité de redonner une véritable place aux services publics sans s’affronter d’une manière ou d’une autre aux contraintes que leur fixe indument l’Europe telle qu’elle existe.

Le Temps des Ruptures : en début d’année, le gouvernement a dévoilé son plan de réduction des dépenses pour réaliser 10 milliards d’euros d’économie. Ce n’est qu’une première étape : le gouvernement ambitionne de passer sous la barre des 3% de déficit en 2027. Il y a cette idée qu’on retrouve souvent dans les médias, à la télévision surtout, que la France vit à crédit. Ce que vous dites dans le livre, c’est que la dette ne coûte rien tant que le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance nominal et qu’elle est un levier pour les investissements publics. Pourriez-vous revenir sur ces points ?

Jacques Rigaudiat : 

Ce ne sont pas 10, mais 20 Md€ de réduction des dépenses qui sont (étaient ?) visés pour cette année et 50 Md€ l’an prochain ! Les règles budgétaires issues de Maastricht et récemment renouvelées, nous imposent ce régime drastique de réduction du déficit pour éviter les conséquences de la « procédure de déficit excessif » engagée par Bruxelles contre la France.

Pourquoi pas dira-t-on, car le bon sens veut que la France ne puisse vivre durablement « au-dessus de ses moyens ». Sans doute, mais encore faut-il d’abord préciser que ce déficit est organisé. Ainsi en 2023, le déficit « surprise » de 154 Md€ (5,5 % du PIB) n’est pas le résultat d’une explosion des dépenses publiques ; bien au contraire, leur évolution a été inférieure à l’inflation, en d’autres termes elles ont été réduites en volume. La vraie raison tient à la baisse drastique des recettes (- 4,4% en volume). Elle est essentiellement due aux baisses de fiscalité qui ont été consenties : suppressions de la CVAE et de la taxe d’habitation, exonérations supplémentaires de cotisations employeur. Cadeaux aux ménages les plus riches (suppression de l’impôt sur la fortune, « flat tax » sur les revenus du capital …) et aux entreprises, telles sont les raisons qui, au-delà du « quoi qu’il en coûte », expliquent la persistance de tels déficits et donc un endettement accru.

Cela dit, nous pensons que la dette n’est pas un mal en soi. Elle est (et sera) nécessaire pour financer les très lourds investissements qui, comme je l’ai indiqué précédemment, nous attendent pour les décennies à venir ; elle est le moyen d’en étaler dans le temps la charge, alors même que les effets de ces investissements profiteront aux générations à venir.

Enfin, comme vous l’indiquez dans votre question, les niveaux actuels de la dette et des taux d’intérêt restent largement inférieurs au risque de « boule de neige » qui ferait que nous devrions alors emprunter pour payer … les intérêts. Pour cette raison la France n’est donc pas en faillite. Elle l’est d’ailleurs d’autant moins que, par ailleurs comme nous le dit la comptabilité nationale, le patrimoine détenu par les administrations publiques est supérieur à leur dette.

Le Temps des Ruptures : y-a-t-il d’autres sujets, que vous n’avez pas abordés dans le livre mais qui mériteraient d’y consacrer un chapitre selon vous ?

Jacques Rigaudiat : 

Cet ouvrage est un livre d’économistes qui entendaient le rester ; nous n’avions donc ni l’ambition, ni le projet de nous évader du champ de compétence qui est usuellement assigné à notre discipline. Ce livre ne traite donc, par exemple, ni de sujets « régaliens », ni des questions d’immigration qui leur sont assurément connexes. De bien d’autres questions aussi sans doute. Ce n’est pas en minimiser l’importance, surtout dans l’état actuel du débat public, mais il nous a semblé que cela aurait été une bien misérable approche de ces sujets que celle d’économistes se bornant à chiffrer « combien cela coûte ». Cela sera possible le jour où un projet politique d’ensemble étant disponible, il nous faudra bien faire notre métier.

Si ce livre ne saurait donc passer pour ce qu’il ne se veut pas – un projet politique-, cela ne veut pas dire qu’il n’est pas politique. Car l’intitulé « Réponses à quinze questions qui fâchent » qui lui sert de sous-titre n’est pas anodin. Ce ne sont d’ailleurs pas les questions qui fâchent, mais les réponses que nous leur apportons. Et qui donc fâchent-elles et avec qui nous ont-elles d’ores et déjà fâché, comme la presse a pu s’en faire l’écho ? Ce sont des questions qui traversent la gauche telle qu’elle est désormais et des réponses qui la divisent. Des réponses entre lesquelles il lui faudra trancher, du moins dès lors qu’elle voudra bien dans ses différentes composantes ambitionner un exercice réel des responsabilités.

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Préserver la laïcité

Préserver la laïcité

Dans cet entretien, les auteurs reviennent sur les thèses principales de leur ouvrage « Préserver la laïcité » : quel a été le cheminement jusqu’à l’adoption de la loi de 2004 ? Quels ont été ses effets à l’école et surtout, en quoi reste t-elle toujours d’actualité ?

Le Temps des Ruptures : pourquoi avoir décidé de focaliser votre ouvrage sur la question de la laïcité au sein de l’école et des signes religieux ?

Auteurs :

Parce qu’il nous apparaissait essentiel d’expliquer comment une loi si singulière, si française, avait pu être adoptée et désormais largement acceptée. C’est un paradoxe en soi, la France est une des seules démocraties à avoir banni les signes religieux ostensibles à l’école, et pourtant plus de 80% des Français approuvent cette mesure. Par ailleurs, l’occasion faisant le larron, les vingt ans de la loi de 2004 offraient un cadre idéal pour présenter l’histoire de l’appréhension des signes religieux dans l’enceinte scolaire.

Le Temps des Ruptures : un des arguments évoqués par ceux qui étaient contre l’interdiction de signes religieux à l’école en 2004, était la possibilité pour les jeunes, d’être scolarisés dans des établissements privés dispensant un enseignement religieux. Qu’en pensez-vous ? est-ce que la situation, depuis la loi de 2004, a évolué sur ce sujet ?

Auteurs :

Le risque était effectivement que beaucoup de jeunes de confession musulmane se détournent de l’école publique, pour aller dans des écoles coraniques où leur liberté de culte aurait été absolue. L’argument faisait sens, il était également défendu par des personnes qui, à titre personnel, étaient par ailleurs farouchement opposées au port du voile. Le risque d’un départ massif vers les écoles coraniques est aussi évoqué par plusieurs membres de la commission Stasi. Car, rappelons-le, outre les pourfendeurs de la laïcité « à la française », nombreux sont les laïques sincèrement inquiets des conséquences négatives que pourrait provoquer l’interdiction des signes religieux ostensibles et notamment des attaques que pourrait subir la France, à l’image de la prise d’otage de deux Français en août 2004 revendiquée par l’« Armée islamique en Irak », et dont le communiqué ordonne à la France d’« annuler la loi sur le voile, en raison de ce qu’elle comporte comme injustice et agression contre l’islam et la liberté personnelle dans le pays de la liberté présumée ».

C’est pourquoi la loi prévoit que soit réalisée une enquête sur la rentrée scolaire de septembre 2004. C’est Hanifa Chérifi qui s’en est chargée[1]. Or les chiffres montrent que moins d’une centaine de jeunes filles de confession musulmane sont passées du public au privé en raison de la loi entre les années scolaires 2003-2004 et 2004-2005, dont une écrasante majorité vers des établissements privés sous contrat, et non pas des écoles coraniques comme le craignaient beaucoup d’analystes.

Le Temps des Ruptures : vous indiquez que l’ensemble des membres de la commission Stasi, n’était pas favorable à l’adoption d’une loi interdisant les signes religieux au démarrage des travaux. Pouvez-vous revenir sur les éléments clés, qui ont fait évoluer l’opinion des membres plutôt initialement réfractaires ?

Auteurs :

Vous faites bien de rebondir sur cette évolution. Elle est la clé de compréhension de la loi de 2004. Pourquoi les sages se sont-ils progressivement ralliés à l’idée d’une loi d’interdiction ? Comment des « fortes personnalités indépendantes et libres », selon le mot de Rémy Schwartz, finissent-elles par changer d’opinion ?

La question est large et concentre l’essentiel du propos de notre livre. Entre juillet et décembre 2003, quelque 140 auditions, publiques et privées, sont menées par les membres de la commission Stasi. Les personnalités entendues sont diverses : hommes et femmes politiques, élus locaux, syndicalistes, ministres, représentants des cultes, associations de défense des droits de l’homme, professeurs, chefs d’établissement, CPE médecins, policiers et gendarmes, directeurs d’hôpital, infirmières, directeurs de prison, fonctionnaires d’administrations centrales, chefs d’entreprise, jeunes filles concernées par la question du voile, etc. Progressivement, les sages découvrent des réalités de terrain qu’ils ne connaissent pas, ou mal. Certaines auditions, singulièrement marquantes (notamment celles des personnels de l’Éducation nationale et des associations agissant pour les droits des femmes dans les quartiers difficiles), font l’effet d’un électrochoc et révèlent une situation ignorée par certains. Comme le fait remarquer une des membres de la commission Stasi, Gaye Petek, « il fallait pour certains quitter Saint-Germain-des-Prés ».

Sans dramatisation aucune, ils découvrent dans certains quartiers la ségrégation subie par de nombreuses jeunes filles. Une dirigeante associative déclare que « la situation des filles dans les cités relève d’un véritable drame ». Le rapport Stasi précise, sur le fondement de ses auditions : « Les jeunes filles, une fois voilées, peuvent traverser les cages d’escalier d’immeubles collectifs et aller sur la voie publique sans craindre d’être conspuées, voire maltraitées, comme elles l’étaient auparavant, tête nue ». Ils appréhendent mieux la progression de l’islamisme dans plusieurs territoires, et notamment à l’école, cible privilégiée s’il en est tant elle est au fondement du socle républicain.

Pour certains, ce furent les auditions des personnels de l’Education nationale qui ont modifié leur perception des choses. Pour d’autres, celles des associations de quartiers ou des jeunes filles venues exprimer leur détresse.

Le Temps des Ruptures : vous citez Jean Poperen dans le livre au sujet de l’intégration, qui selon lui est « une des grandes questions des années à venir ». Sommes-nous passés à côté de cette question ? le rapport Stasi avait proposé plusieurs mesures sur l’intégration, qui n’ont pas été retenues à l’époque (par exemple l’adaptation du calendrier, avec des fêtes religieuses non-catholiques).

Auteurs :

C’est un sujet délicat, puisque tout dépend ce qu’on entend par intégration. N’en étant pas un expert, je ne m’y essayerais pas. Il est toutefois certain que le rapport Stasi tenait sur deux jambes : d’une part une plus grande fermeté vis-à-vis du prosélytisme religieux, et d’autre part la reconnaissance du pluralisme religieux et un travail fait sur l’intégration et l’ascenseur social. C’est certain, la deuxième jambe n’a pas tenu. La faute à Chirac. Peut-être un gouvernement de gauche aurait-il été davantage capable d’articuler les deux aspects, restrictif d’un côté et intégrateur de l’autre. Une des mesures phares que tu cites, c’est la proposition de Patrick Weil de faire des fêtes religieuses de Kippour et de l’Aïd-el-Kébir des jours fériés dans toutes les écoles de la République. Considérant à juste titre que le paysage religieux a changé depuis 1905, et que les fêtes nationales religieuses sont exclusivement catholiques, ou à tout le moins chrétiennes, les sages prônent cette mesure audacieuse. Malheureusement, Jacques Chirac n’en fera rien.

Le Temps des Ruptures : depuis l’affaire de Creil, le vide juridique et l’arrêt du Conseil d’Etat de 1989, a entretenu une situation floue pour les professeurs, jusqu’à l’adoption de la loi de 2004. Considérez-vous, qu’aujourd’hui, la loi de 2004 donne l’ensemble des outils aux professeurs pour pouvoir permettre le respect de la laïcité et la gestion de situations religieuses difficiles ? comme vous l’indiquez dans l’ouvrage, le pourcentage de professeurs qui indiquent se censurer pour éviter des accidents, est en augmentation (notamment depuis les meurtres de Samuel Paty, et de Dominique Bernard).

Auteurs :

La loi de 2004 est une loi d’apaisement, indéniablement. Elle a fait ses preuves, et plus grand monde aujourd’hui (à part quelques trotskistes et islamistes) ne la remet en cause. A chaque sondage, entre 80 et 90% de Français l’approuvent, et les chiffres sont équivalents chez les professeurs.

Cette loi était et est toujours indispensable, mais elle ne peut résoudre à elle seule les problèmes posés par l’intégrisme religieux, notamment islamique, à l’école. Il s’agit d’un combat de long terme, presque un conflit civilisationnel entre la République laïque et l’islamisme, comme au temps de la lutte entre les cléricaux et les républicains. Le combat est politique et culturel tout autant que juridique et administratif. Des progrès ont été faits dans la gestion des atteintes à la laïcité depuis l’assassinat de Samuel Paty. Enfin, des progrès sur le chemin administratif à mener pour tordre le bras à ces atteintes. Malheureusement, ces atteintes augmentent d’année en année, et les professeurs sont de plus en plus inquiets. Tout ne se résoudra toutefois pas avec des mesures législatives, ou répressives. C’est un combat de longue haleine que nous devons collectivement mener.

Le Temps des Ruptures : dans quelle mesure les réseaux sociaux, notamment Tik-Tok, contribuent selon vous à organiser les atteintes à la laïcité ? Le rôle de ce réseau social, a bien été démontré lors des polémiques autour de l’abaya à l’école en 2023.

Auteurs :

Je ne pense pas que TikTok contribue aux atteintes individuelles à la laïcité. Je peux me tromper, mais je pense qu’elles sont davantage dues à l’environnement familial. Par exemple, pour certains parents, il apparaît évident qu’un homme ne peut serrer la main à une femme, sans que soit exprimée explicitement la consigne à l’enfant d’en faire de même. Mais, l’enfant voyant que sa famille applique une certaine orthopraxie, décidera d’en faire de même.

En revanche TikTok joue deux rôles distincts mais complémentaires. Il donne voix aux imams rétrogrades (le mot est faible), lesquels peuvent apparaître sur les fils d’actualité des jeunes. Dès lors, même si les imams ne promeuvent pas d’atteinte à la laïcité à l’école, leurs prêchent mettent en exergue une vision intégriste de la religion musulmane, laquelle peut persuader ou convaincre des adolescents qu’elle est la bonne. En 2022 en revanche, il y a clairement eu une action concertée des prédicateurs islamistes, suivis ensuite par les influenceuses et influenceurs, afin de mener une offensive à la rentrée de septembre, avec la recommandation d’un port massif de l’abaya. Plusieurs notes ministérielles, des renseignements territoriaux ou du CIPDR, avaient d’ailleurs alerté le ministre dès l’été, en vain.

Le Temps des Ruptures : diriez-vous qu’une certaine partie de l’opinion publique, notamment les jeunes (vous parlez d’effet de génération dans l’ouvrage), est en train de devenir favorable à un multiculturalisme à l’anglo-saxonne ? Si oui, quel en est les causes ?

Auteurs :

Je dis qu’il y a sûrement un effet de génération, mais également probablement un effet d’âge. On ne pourra distinguer les deux que lorsque des études sociologiques seront menées sur cette « portée » des 18-24 ans. Pour répondre à ta question, la laïcité est de moins en moins comprise par une partie de la population, notamment les jeunes. Car, chez les autres catégories d’âge, l’attachement au principe de laïcité est toujours aussi fort. Les Français sont d’ailleurs parfois plus « laïcards » que ce que la loi prévoit.

L’impérialisme américain, qui passe autant par les séries que les réseaux sociaux, a fait émerger une vision effectivement plus « libérale » de la laïcité chez les jeunes Français. Le conflit entre l’Église et la République nous apparaît de plus en plus lointain, et la liberté promise par la laïcité est bien plus exigeante que la tolérance anglo-saxonne. On peut mobiliser le philosophe Philip Pettit, lequel distingue deux formes de libertés. Une liberté comme non interférence, c’est un peu celle à la mode, assimilable au néolibéralisme, « je suis donc je choisis ». L’autre, la liberté comme non domination, est plus assimilable au républicanisme français. Cette forme de liberté incite à prendre en compte les dominations non juridiques, celles exercées par les groupes de pairs, les divers cercles de sociabilité. L’exemple typique, c’est le voile.

En fait, dans la tradition laïque française qui fait de l’État le protecteur des individus face aux cléricalismes – ce qui nous distingue de la tradition anglo-saxonne –, l’interdiction des signes religieux ostensibles protège la majorité des élèves musulmanes qui ne le portent pas et ne souhaitent pas le porter, au détriment certes de la minorité qui le porte par choix. La liberté de conscience prime sur la liberté de culte. Comme l’explique le philosophe et membre de la commission Stasi Henri Peña-Ruiz : « en France, l’enfant a droit à deux vies. La vie dans la famille, où il est incliné à suivre telle ou telle religion, par imprégnation, osmose ou obligation. La deuxième vie, c’est la vie à l’école, où il ne recevra aucun conditionnement religieux, où sa liberté s’épanouira ». L’idée n’est évidemment pas de nier le caractère déterminé de toute existence – tant sur le volet social que culturel ou religieux –, mais de donner aux élèves un espace de « respiration laïque » sur le temps de l’école. La laïcité se confond alors avec l’émancipation, ou plutôt la possibilité de l’émancipation.

Le Temps des Ruptures : la loi de 2004, est-elle toujours adaptée pour pouvoir identifier les nouveaux signes religieux ? Une intervention du politique, notamment de Gabriel Attal à la rentrée 2023 pour indiquer que l’abaya, ainsi que le qamis sont des signes religieux, a été nécessaire pour dissiper le flou.

Auteurs :

Oui. En fait, le gouvernement aurait pu réagir dès 2022, sans essayer d’en faire une instrumentalisation médiatique en septembre 2023 pour éviter que l’on parle de l’absence de professeurs dans des centaines de classes…  Car la jurisprudence du Conseil d’État avait quant à elle, dès 2007, confirmé qu’un signe a priori non religieux – en l’occurrence un bandana – pouvait être caractérisé comme religieux. La loi de 2004 ne listait pas de signes religieux, justement pour éviter qu’un événement comme l’émergence de l’abaya soit possible. Le Conseil d’État, dont la tradition en matière de la laïcité est libérale, crée, par cette jurisprudence, en plus de la catégorie des signes religieux ostensibles par nature, la notion de signes religieux par destination. En d’autres termes, savoir si un signe est prescrit ou non par les autorités religieuses n’intéresse pas l’État. Ce qui compte c’est le caractère que lui donne l’élève. Vous remarquerez d’ailleurs que, d’une part une écrasante majorité de professeurs a soutenu cette interdiction, d’autre part il n’y eut plus de problème quelques jours après l’annonce de Gabriel Attal.

Références

[1] Hanifa Chérifi, « Application de la loi du 15 mars 2004 », Hommes & migrations, Laïcité : les 100 ans d’une idée neuve. I. À l’école, 2005, p. 33-48.

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