Avec la disparition des diverses avant-gardes artistiques qui peuplèrent en nombre le XXe siècle, est remise en cause l’idée que l’art, à travers ses formes multiples, littérature, musique, architecture, a quelque chose à dire de l’état du monde et de la société. Et si les nouvelles technologies (et les tentatives de démocratisation de la culture) ont permis une diffusion sans précédent des œuvres d’art et des productions culturelles, l’art contemporain et les grandes industries culturelles semblent n’avoir plus aucun message à délivrer au public qui les contemple. Le premier par élitisme assumé et snobisme. Les secondes ne répondant qu’à une logique de divertissement. Se pose alors la question de la place désormais occupée par l’art dans notre quotidien et de la possibilité qu’il puisse encore être un facteur de transformation de la société, comme les avant-gardes du XXe siècle l’espéraient encore.
La place à part entière de la culture et de l’art dans l’exercice démocratique
Il est un penseur malheureusement trop peu connu malgré ses riches écrits sur les relations entre art, culture et démocratie (bien que ses textes se soient plus rapidement diffusés dans le monde anglo-saxon qu’en France). Ce penseur, Cornélius Castoradis, avance l’idée originale selon laquelle l’art et la culture constituent avant tout une preuve irréfutable de l’existence de moments historiques où des individus ont interrogé la légitimité de leurs institutions et commencé à se voir comme créateurs de leurs propres lois.
S’il est vrai que dans les sociétés non-démocratiques et traditionnelles, les productions artistiques évoluent peu au cours des siècles et sont soumises aux cadres très stricts imposés par le pouvoir politique et ou religieux (« C’est ainsi et pas autrement que l’on peint sous les Tang ou que l’on sculpte ou bâtit sous la XXe dynastie pharaonique, et il faut être un spécialiste pour pouvoir distinguer ces œuvres de celles qui les précèdent ou les suivent de quelques siècles »(1)), il y a, à l’inverse, une formidable créativité artistique qui se déploie dans les sociétés démocratiques mais également un remodelage permanent des grandes œuvres afin de les re-découvrir, les ré-interpréter et ouvrir ainsi les significations qui les peuplent au plaisir de l’imagination.
Il en est ainsi des rapports qu’entretiennent démocratie et tragédie athéniennes. Et, parmi les œuvres qui nous sont parvenues, hormis les Perses d’Eschyle qui prend sa source dans un événement d’actualité, toutes puisent dans les textes mythologiques, remodèlent le cadre qui leur est fourni par la tradition, lui donnent une nouvelle signification. « Entre l’Electre de Sophocle et celle d’Euripide, il n’y a pour ainsi dire rien de commun, sauf le canevas de l’action. Il y a là une fantastique liberté nourrie d’un travail sur la tradition et créant des œuvres dont les rhapsodes récitant les mythes ou même Homère n’auraient pu rêver »(2). Parmi les cadres posés par la tradition, la religion, ou bien même l’autorité charismatique, aucun ne résiste à l’examen conscient que porte le jugement artistique.
Bien sûr il ne s’agit pas d’ignorer les liens ténus qui existent pendant la plus grande partie de l’histoire des sociétés occidentales entre la philosophie, la recherche scientifique, le grand art d’un côté et la religion de l’autre. Souvent ils se conjuguent ou, à tout le moins, coexistent. L’inverse reviendrait à nier toute qualité artistique à la grande majorité des œuvres qui peuplent pendant des siècles les terres du Vieux continent : les cathédrales romanes puis gothiques, le plafond de la chapelle Sixtine etc… Mais déjà leurs rapports évoluent, se transforment, jusqu’à ce qu’apparaissent des œuvres « profanes » : chez Shakespeare, considéré par Castoriadis comme le plus grand écrivain de l’Europe moderne, aucune trace de religiosité. Chez Laplace et son système monde, aucune mention de l’hypothèse « Dieu », apparue alors comme inutile.
Au-delà des œuvres, ce sont aussi des formes d’art profanes qui s’épanouissent : à l’image du roman, qui pour Castoriadis, en accord avec Milan Kundera, a pour « fonction » de remettre en cause l’ordre établi, de mettre en lumière le quotidien de tout un chacun. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’interrogation qui traverse les œuvres des grands romanciers du début du XXe siècle, Kafka, Proust, Joyce, concerne la possibilité ou non d’accéder effectivement à un sens définitif ; ou s’il faut se contenter d’habiter l’incertitude, si ce n’est l’absurde.
Ce n’est pas non plus par hasard si de 1800 à 1950, alors même que se produisent les grandes révolutions démocratiques, l’Europe entre également dans une période grandiose de création artistique, scientifique, philosophique. Les grandes œuvres se constituent comme autant de miroirs tendus à la face de la société dans laquelle elles s’épanouissent. Avec l’éclatement des cadres traditionnels volent également en éclat les restrictions qui peuplaient auparavant le monde de l’art et des représentations artistiques. Voilà pourquoi, selon Castoriadis, ceux qui proclament, par mode, la « fin de l’art » proclament également, et sans le savoir, la fin de ces sociétés démocratiques et de l’activité politique du peuple, tant leurs épanouissements respectifs sont liés.
La fin de l’art populaire ou l’apathie démocratique
Pourtant une tendance similaire traverse les écrits de Castoriadis. Sans parler de fin de l’art ou de fin de la philosophie, le monde occidental traverse selon lui une crise qui débute vers 1950 (date arbitraire qui ne vient que pour fixer les idées) et qui se matérialise par le fait que l’Occident « cesse de se mettre vraiment en question »(3).
Cette pente critique n’arrive pas sans raison. La première d’entre elles est liée à la perte du lien étroit qui existait auparavant entre art et démocratie, et finalement entre art et couches populaires. Alors même que, et à l’instar de la tragédie et de la démocratie athénienne, s’étaient développées de grandes œuvres accessibles au plus grand nombre – la tragédie élisabéthaine ou les Chorals de Bach sont des œuvres que le peuple de l’époque allait voir au théâtre du Globe ou chantait dans les églises – une scission s’accomplit au XIXe siècle entre culture populaire (rapidement détruite) et culture dominante (celle de la bourgeoisie).
Pour la première fois dans l’histoire des sociétés occidentales modernes apparaît le phénomène de l’avant-garde et de l’artiste nécessairement « incompris ». S’ensuit une réduction de l’artiste au dilemme suivant « être acheté par les bourgeois et la IIIe République, devenir un artiste officiel et pompier – ou suivre son génie et vendre, s’il y arrive, quelques tableaux pour cinq ou dix francs »(4). L’artiste se sépare peu à peu de l’artisan, désormais considéré comme inférieur. Séparation absurde qui atteindra son paroxysme dans les discours de « l’art pour l’art » et le mouvement du Parnasse qui, tout artistes géniaux qu’ils sont, ont pour paradoxe de rompre avec toute inspiration qui puiserait dans les sujets sociaux et politiques tout en revendiquant la similarité du travail de la langue et de celui de la terre (souvent le parnassien se représente en laboureur).
Bien sûr des mouvements de va et vient s’effectuent tout au long du XXe siècle : de nouvelles formes d’art populaire apparaissent. La révolution russe, pendant ses premières années, est le théâtre d’une formidable production artistique où rivalisent des artistes comme Malevitch, Tatline ou encore Kandinsky, avant que l’art ne devienne un instrument du pouvoir stalinien. Bertolt Brecht produit des œuvres qui s’adressent au plus grand nombre, à l’image de L’Opéra de quat’sous. L’invention du design, et l’avènement d’écoles architecturales et d’arts appliqués comme le Bauhaus, renouent les fils autrefois cassés entre production artistique et utilité sociale ; participent de la lutte pour l’intégration des femmes artistes dans le monde machiste de l’art et de l’architecture. Les photomontages dadaïstes scellent le retour du concret, du matériau face au lyrisme néoromantique. « Dada se bat aux côtés du prolétariat révolutionnaire » annonce, de manière grandiloquente, Wieland Herzfelde dans son introduction au catalogue de la « Grande foire Dada »(5).
Mais ces « artistes révolutionnaires », pour beaucoup, fréquentent peu les classes populaires ou s’en sont éloignés depuis longtemps en raison de la reconnaissance artistique autant que financière que leur vaut l’exposition de leurs œuvres dans les salles les plus réputées des capitales occidentales. Nombre de mouvements – voire de disciplines – perdent le talent qui les caractérisait dans la critique sociale. A l’instar du design, peu à peu gagné par le modèle économique dominant, converti aux lois du marché et de la publicité, et désormais simple instrument de distinction pour élites économiques ne sachant plus quoi faire de l’argent accumulé.
Au-delà du seul champ artistique et littéraire, l’avant-garde se diffuse jusque dans les milieux politiques, devient même un mantra du marxisme-léninisme, et finit de dissocier les classes populaires, si ce n’est le mouvement ouvrier lui-même, de ses représentants. A l’Est, en 1947, au moment même où il donne naissance au Kominform, Andreï Jdanov, proche collaborateur de Staline et auteur de la doctrine du même nom, publie également son essai Sur la littérature, la philosophie et la musique. Il y définit les dogmes du réalisme socialiste et rejette d’un même geste toute autre forme d’art comme « bourgeoise » ; renvoyant ce qu’il restait d’artistes russes à la clandestinité.
Mais l’art des pays de l’Ouest ne se porte pas mieux. Jean Clair (pseudonyme de Gérard Reigner) donne d’ailleurs une image drôle autant qu’horrible, de la tenue d’une biennale à Venise dans les années 1980, où pavillon soviétique et pavillon américain se retrouvent l’un à côté de l’autre. Côte à côte par conséquent des peintures de la pure tradition du réalisme socialiste, fades, aux traits grossiers, presque caricaturaux – symbole d’une scène artistique censurée depuis trop longtemps – et des œuvres américaines dont la tiédeur fait pâlir le spectateur. Côte à côte et surtout renvoyées dos à dos, puisque ni l’art soviétique ni l’art américain – en tout cas celui présenté lors de cette biennale – ne sont plus capables de produire la moindre émotion chez le spectateur.
Symbole de cette crise, l’absurde saisit nombre « d’artistes » qui croyant faire entrer la vie quotidienne dans les musées, exposent une bouteille de coca-cola, un mégot de cigarette ; un objet qui pris pour lui-même ne vaut rien et qui prend le risque de passer inaperçu aux yeux d’un public profane sans toutes les procédures de plus en plus sophistiquées et la mise en scène à laquelle se livrent certains musées (éclairages agressifs, cartels aux textes autant complexes que vides de sens, etc.)(6).
Le minimalisme et ses formes « pures » qui se propagent dans l’art occidental deviennent si obscures pour le commun des mortels que ses représentations peuvent s’afficher, sans jamais émouvoir, sur le devant des sièges des grandes entreprises multinationales « Aucun rappel gênant en elles de l’homme et de ses humeurs pour déranger la sérénité des opérations. L’œuvre d’art était enfin devenue, face à la rugosité du réel, une chose aussi abstraite que peuvent l’être un titre ou une cotation, comparés à la réalité du travail humain qui en constitue la substance.(7)»
A quelques exceptions près, « l’avant-garde » artistique et culturelle que nous offrent nos sociétés occidentales est parfaitement incarnée par cette artiste dont se moque le personnage de Jep Gambardella (incarné par Toni Servillo dans La Grande Bellezza), parlant d’elle à la troisième personne et exécutant des performances consistant à courir nue et à se projeter la tête la première sur le pilier d’un pont romain. Pour continuer sur le registre cinématographique, cette scission entre d’un côté le snobisme artistique qui caractérise actuellement nombre de responsables de gauche, si heureux de promouvoir artistes, œuvres et autres performances que personnes ne comprend, et les classes populaires, est malicieusement abordé dans le délicieux film de Pierre Salvadori En liberté ! Au détour d’une scène où les cambrioleurs d’une bijouterie sont déguisés en insectes géants, sous le regard ébahi de deux vigiles, l’un d’eux lâche cette phrase burlesque : « C’est sûrement une performance artistique, tu sais depuis que la mairie est passée à gauche… »
Bien sûr il ne s’agit pas ici d’aller crier avec les conservateurs de tous poils que « c’était mieux avant ». Tout art ayant vocation à parler au plus grand nombre n’est pas enfoui. Il est également inutile de désespérer de la pop-culture qui peut parfois être une porte d’entrée vers des questions hautement politiques. Pour preuve les multiples débats engendrés partout dans le monde par la dernière saison de la série Game of Thrones : la fin justifie-t-elle les moyens (comme le laisse à penser la maison Lannister) ; le devoir doit-il guider l’action humaine (comme il guide la maison Starck) ; la filiation est-elle le critère ultime de la légitimité d’un souverain ?
Il s’agit plutôt de comprendre ce qui est arrivé et comment nous sommes passé de productions artistiques qui prétendaient délivrer un message politique (quelqu’il soit) et s’adresser au plus grand nombre à un art qui n’a plus rien à dire et ne communique plus qu’avec un public de pseudo initiés.
Certainement qu’un élément de réponse se trouve dans l’échec qui fut celui des avant-gardes du XXe siècle qui imaginaient pouvoir mettre en scène, en musique, sur papier ou sur toile, les représentations d’une humanité irrémédiablement en marche vers un avenir meilleur.
La promesse non tenue de l’art moderne et des avant-gardes artistiques
A partir de 1905 et la naissance du cubisme (date à nouveau arbitraire qui ne vient que pour fixer les idées), s’ouvre une période communément appelée période de l’art moderne qui ne se refermera qu’à la fin des années 1970 avec le délitement des liens entre productions artistiques et messages politiques. Sur ces soixante-dix années se succèdent sans discontinuer une flopée de mouvements artistiques se vivant comme autant d’avant-gardes. Chacun d’eux se perçoit comme une rupture totale d’avec ce qui l’a précédé et charrie avec lui un programme social et politique ; ou à tout le moins une idée précise de ce qu’est une vie humaine digne et réussie. Chacun également affirme haut et fort détenir le dernier mot sur la nature de l’art et la forme qu’il doit prendre. Dans cette lutte sans arrêt recommencée où certains mouvements vont même jusqu’à se raccrocher corps et âme à un régime politique (le futurisme avec le fascisme mussolinien, le réalisme socialiste de l’U.R.S.S) l’art devient un champ de bataille tout aussi important que l’arène politique.
De ce conflit permanent entre écoles, artistes, mouvements résulte une situation d’inventivité rarement égalée. L’affirmation, sans cette reconduite, de la rupture d’avec l’ordre établi pousse naturellement les artistes à transgresser toutes les conventions (artistiques mais pas que) qui rythment la vie des sociétés occidentales. Jusqu’à ce que la transgression et la nouveauté deviennent une quête en soi. Cette inventivité artistique croît également suivant des facteurs externes au domaine artistique. L’avènement de la photographie, du cinéma (muet puis parlant), de la radio transforme considérablement la production artistique. Les œuvres d’art moderne diffèrent tellement des précédentes (par leur transgression des critères du beau, par les matériaux utilisés et parfois volontairement éphémères, par leur gigantisme quelquefois…) qu’il leur faut des musées à leur mesure. « Des œuvres cosmopolites et qui n’étaient plus belles tout en étant des chefs d’œuvre rendaient indispensables des musées d’un autre type, des espaces spécifiques, des cimaises adaptées à leur particularité. » (p.74).
Mais l’art moderne connaît, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, une série de bouleversements qui ne le laisseront pas indemne. Certainement que la fin des grands récits (ou tout simplement des régimes politiques dont ils étaient proches) sur lesquels les différentes avant-gardes s’étaient appuyées n’a pas aidé. Bien que les œuvres de Gorky aient survécu à la mort de l’U.R.S.S le réalisme-socialiste s’est définitivement effondré avec elle. Sans parler du futurisme qui, s’il compte parmi ses membres aussi bien des socialistes que des communistes, s’était développé dans l’ombre du fascisme mussolinien et succombe à bien des égards au même moment.
Certainement également que les décolonisations successives et la mondialisation des échanges ont conduit à relativiser considérablement la place de l’art moderne et de ses représentants dans une histoire de l’art désormais globale et non plus européenne. Eux qui auparavant ne considéraient les arts non occidentaux que pour mieux s’en inspirer ou se comparer, doivent maintenant leur faire une place au sein même des musées du Vieux Continent.
Peut-être néanmoins que le coup de grâce a été porté, involontairement, par nul autre que les avant-gardes elles-mêmes. En mettant fin à la distinction entre Grand art et arts mineurs (depuis les papiers collés de Picasso jusqu’au ready-made de Marcel Duchamps) les avant-gardes ont certes repensé totalement la façon dont elles allaient toucher le plus grand nombre. Mais elles ont aussi réduit à peau de chagrin la frontière qui les séparait encore des autres produits de la modernité industrielle : la publicité, le marketing et les grandes industries culturelles qui se développent avec la photographie le cinéma et la radio.(8). L’exportation du mode de vie américain finit de détruire cette frontière déjà si poreuse : « modes de vie (Coca-cola, jeans, T-shirts, fast-foods), formes de la publicité, cinéma hollywoodien, musique (jazz, rock, pop music), danse. Dans les arts visuels, c’est le moment où, selon l’expression de Serge Guilbaut : « New york vole l’idée d’art moderne »(9). (p.81)
A la fin du XXe siècle (et dès la fin des années 1970) il n’y a plus ni Grand Art ni grandes œuvres. L’art moderne qui, dans sa recherche d’absolu, promettait de trouver la forme définitive de l’art, mais également celle de la vie politique, a fini par se dissoudre dans les industries culturelles et s’évaporer(10). Reste selon Yves Michaud trois attitudes face à la mort de l’art moderne.
La première attitude est la constatation par certains de la mort de l’art avec un grand A dans la mesure où celui-ci ne remplit plus de fonction spécifique et se confond désormais avec le tout venant de l’industrie culturelle. « Modernistes attardés et classiques désabusés se retrouvent paradoxalement dans la même déploration de la crise de l’art contemporain. Il leur faudrait de grandes œuvres qu’ils cherchent en vain »(11).
La deuxième attitude est moins sombre mais plus cynique. Elle est l’apanage de ceux qui considèrent qu’il faut se rendre à l’idée de l’ouverture d’un nouveau régime de l’art et de la culture où ces derniers n’ont plus pour fonction d’éveiller les consciences mais bien de divertir. L’art se rapprochant ainsi du tourisme et du spectacle commercial.
La troisième attitude, plus naïve que les deux autres (bien qu’il s’agisse ici d’un jugement personnel) fait l’apologie de la mondialisation qui touche également les productions artistiques comme possibilité qu’adviennent des sociétés multiculturelles et non une homogénéisation des pratiques artistiques. Plus de centre ni de périphérie entre pays ni même au sein des productions culturelles Comme si tout rapport de force entre productions artistiques et culturelles avait disparu et que l’art passait doucement de champ de bataille absolu en un espace harmonieux de cohabitation de tous.
Chacune de ces attitudes, bien que n’en tirant pas les mêmes conséquences, se rend à l’idée que le Grand Art est mort et que les productions artistiques se confondent désormais avec l’industrie culturelle. Mais quelque chose manque fondamentalement pour comprendre comment nous sommes arrivés à cette situation d’un art pour qui n’importe plus ni la forme ni le fond. Et peut-être que ce quelque chose n’est autre qu’une explication « sociologique ». En d’autres termes, si l’art et plus largement la culture sont indissociablement liés aux évolutions de la société il va sans dire qu’ils ne sont pas non plus imperméables aux conflits et luttes qui peuvent exister entre les différents groupes sociaux qui la constitue. Comme comprendre autrement la naissance d’un art contemporain qui est avant tout un art pour élites occidentales ou occidentalisées ?
Misère de l’art contemporain et élites sans valeur
Disons-le tout de suite. Il y a toujours eu des productions artistiques qui ne s’adressaient qu’à un public d’initiés. « Il y a toujours eu des poètes pour happy few et, selon une expression consacrée, des peintres pour peintres. Un art n’a pas forcément vocation à se diffuser démocratiquement comme un service public »(12). Penser le contraire serait de la pure naïveté. En revanche, ce qui est radicalement nouveau dans le cas de l’art contemporain c’est que ce dernier utilise les mêmes matériaux, les mêmes assemblages, les mêmes procédés, les mêmes objets que la société de consommation avec ses produits marketing, ses publicités, ses clips, ses industries etc… Art d’élite et produits de grande consommation (le fameux exemple du mégot de cigarette ou de la bouteille de coca-colas utilisé plus haut) ne diffèrent en rien. Selon l’aveu même d’Yves Michaud « S’il est un cas où le mécanisme bourdivin […] de la distinction s’opère pleinement, c’est celui de l’art contemporain : des expériences très proches voire indistinguables, sont posées comme différentes pour des raisons de…distinction ». Voilà donc la première caractéristique de cet art contemporain : il est un pur art de la distinction d’avec le reste des membres de la société.
L’art contemporain a pour deuxième caractéristique, disons-le également tout de suite, d’être un produit financier comme les autres. Et pour illustrer ce point, le Bouquet of Tulips de Jeff Koons est un exemple plus que parfait(13). Inauguré le 4 octobre 2019 à Paris, dans les jardins des Champs Elysées à Paris, Bouquet of Tulips qui, comme son nom l’indique, représente une main géante tenant onze tulipes de toutes les couleurs, est un « cadeau » de l’artiste américain Jeff Koons à la France en hommage aux victimes des attentats terroristes de 2015 au Bataclan. Cadeau qui n’en a que le nom. Jeff Koons n’a fait don que du dessin. L’œuvre en elle-même a été réalisée par la fonderie allemande Arnold, spécialisée dans les productions technologiques avancées et a été financée par les impôts des Parisiens et la mobilisation des milieux financiers franco-américains.
A l’initiative de cette mobilisation financière, on retrouve l’ambassadrice des Etats-Unis en France, Jane D.Hartley qui est une spécialiste de la levée de fonds politique et du lobbyisme ayant travaillé pour le parti Démocrate lors des campagnes respectives de Bill Clinton et de Barack Obama. Son mari, Ralph Schlosstein, est quant à lui un spécialiste de l’ingénierie des achats et fusions d’entreprises et un proche de Larry Fink, le fondateur du premier fonds d’investissement du monde, Blackrock.
Côté français on retrouve l’entreprise Noirmontartproduction, fondée par Jérôme et Emmanuelle de Noirmont, qui accompagne les artistes « bankable » dans la réalisation d’expositions et la mobilisation des fonds nécessaires. On retrouve également la structure de droit privé créée sur demande d’Anne Hidalgo en 2015 « Fonds pour Paris » (liée à Paris Foundation une association américaine miroir). Yves Michaud dresse d’ailleurs la liste de membres du conseil d’administration de la structure à la date du 1er novembre 2019 : cinq élus municipaux et neuf personnalités représentant le monde des affaires, du tourisme et de l’immobilier. On y retrouve notamment : Laurent Dassault, petit-fils de Marcel Dassault, Georges Rech, ancien ministre de la Culture du gouvernement Raffarin en 2002 et conseiller de François Pinault ; Anne Maux, présidente d’Image7 et proche de François Pinault ; Rémi Gaston-Dreyfus qui préside le conseil d’administration du fonds et est le président de la foncière d’investissement GDG spécialisée dans la rénovation et la restructuration d’actifs immobiliers. Gaston-Dreyfus est par ailleurs membre de Christie’s, la société de vente aux enchères de François Pinault. « La composition du groupe parle d’elle-même : il s’agit d’une élite de pouvoir […] d’un réseau de décideurs et d’influenceurs du monde politico-financier tournés vers l’art contemporain, le commerce du tourisme et l’immobilier, une sorte de nomenklatura mondaine parisienne.(14)»
Tout ce petit monde s’est donc réuni afin de lever les fonds nécessaires pour que voit le jour le bouquet de tulipes de Jeff Koons. La liste des donateurs(15) témoigne par ailleurs qu’il ne s’agit pas d’une banale et généreuse opération de bienfaisance mais plutôt d’une affaire de promotion de l’art américain à travers le soutien d’un de ses artistes les plus financièrement attractifs(16). Voilà donc la deuxième caractéristique de l’art contemporain : il s’est étendu un peu partout via « les marchés financiers, que ce soit LBO, ventes à découvert, bons spéculatifs » et couvrant ses opérations artistiques les plus ridicules (à l’image des tulipes) à coup de sentiments convenus (solidarité envers les victimes, joie de vivre face au terrorisme). En somme, un pur produit financier au service d’intérêts, osons dire le mot, de classe.
N’en déplaise aux prophètes des temps malheureux, le capitalisme libéral « est parvenu à créer un art à son image, un art affranchi des injonctions et des illusions modernistes, un art sans modèles, sans valeurs, sans idéaux, sans perspective humaniste, bref, un art « conforme », témoin désabusé, très peu contestataire, véritable sismographe d’un monde agité et déboussolé »(17).
Art gazeux, art identitaire, art écologique
De la même manière que l’époque moderne a eu son art (moderne) qui n’était jamais que son reflet, partageant avec lui ses obsessions (celle de l’avenir et du radicalement nouveau) ; l’époque contemporaine a des produits culturels et artistiques qui lui ressemblent. Dans l’art contemporain comme dans les industries de divertissement, qu’importe les matériaux, qu’importe même la signification d’une œuvre (ou l’absence de signification), il faut du radicalement nouveau qui ne tient compte d’aucune tradition passée, qui s’évanouit tout de suite après (certains artistes prenant d’ailleurs l’habitude de produire des œuvres pour des événements particuliers et les détruisant juste après) mais qui rapporte. Aux artistes certes, mais surtout aux actionnaires. Laissant la mémoire vierge de tout souvenir et les musées avec un dilemme insolvable : comment faire le tri dans le tout-venant industriel de la production contemporaine et conserver ce qui n’a pas vocation à durer ?
Et si l’art est souvent le reflet (traitre ou fidèle) d’une époque, il y a fort à parier qu’il sera secoué demain par les mêmes forces qui sévissent dès aujourd’hui dans les autres domaines de la vie humaine. Sans conteste, et comme elle bouleverse le marché du travail, les loisirs, la recherche scientifique, l’intelligence artificielle fait déjà sentir ses effets sur l’art. L’IA repose avec insistance la question de sa définition (peut-il y avoir des œuvres quand il n’y a pas d’artiste ? Peut-il y avoir du beau quand il n’est produit que par des technologies ?). Et loin de stopper le côté évanescent des productions artistiques et culturelles contemporaines, l’IA risque au contraire de lui donner un nouveau souffle. Dès 2016, Microsoft a lancé The Next Rembrandt. Un logiciel capable de stocker et d’analyser tous les détails des visages et portraits peints par Rembrandt puis de réaliser, à l’aide d’une super-imprimante, de nouveaux portraits que le maître hollandais aurait pu signer de sa main(18). La mélodie du morceau « Hello Shadow » interprété par Stromae et Kiesza a été composée de bout en bout par une intelligence artificielle.
La tentation d’un art et d’industries culturelles « identitaires » se fait également de plus en plus forte et connaît déjà des manifestations multiples. En 2019 la représentation des Suppliantes d’Eschyle dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne est bloquée par des manifestants car dénoncée de manière saugrenue comme une pièce raciste. Un an auparavant, c’est Ariane Mnouchkine et Robert Lepage qui sont accusés d’appropriation culturelle, pour leur pièce Kanata. Peu à peu, et fortement poussé en ce sens par quelques mouvements et militants de gauche, l’art est gagné par l’idée qu’il n’a pas à réinterroger l’ordre et les identités, si fluctuantes et mouvantes soient-elles. Les différents régionalismes se saisissent de l’art et investissent dans les productions culturelles pour qu’on leur reconnaisse une identité propre en tant que nation (même si cela donne parfois des idées saugrenues comme la succursale du musée Guggenheim, soit la panacée de l’art américain, à Bilbao en pleine terre basque). Les conservateurs n’hésitent plus à produire des films faisant l’apologie des monarchies d’antan. Cet art identitaire est tourné vers un passé de nouveau glorifié à la mémoire de vaincus qui se transforment en victimes éternelles (et dont le statut de victime se transmet de génération en génération) où à celle d’une grandeur disparue (à la manière du film produit par le Puy du fou « Vaincre ou mourir » en hommage au royaliste et chef vendéen Charrette lors des guerres de Vendée pendant la Révolution française).
On peut d’ailleurs difficilement en vouloir à cet « art identitaire » de resurgir. De la même manière que la croissance infinie de la production économique et le flux continue des marchandises touchent aux limites naturelles de la planète, l’art contemporain et les industries culturelles de masse approchent des limites biologiques et cognitives de l’être humain. Le flot permanent des clips musicaux, des films et plateformes vidéos, des jeux-vidéos, des expositions élitistes qui n’émeuvent personne, des affichages publicitaires aussitôt détournés, ne laisse finalement aucune trace. Tout coule, tout passe. Si vite que l’oreille est sourde avant que d’être réellement stimulée, la rétine abreuvée jusqu’à plus soif. Le cerveau quant à lui n’a pas le temps de sélectionner ce qui compte et ne compte pas. Le temps d’attention se réduit considérablement (8 secondes en moyenne, soit moins que le poisson rouge(19)). Le souvenir est enterré avant que d’être. Les sens sont tellement irrités qu’on loue désormais des caissons d’isolation sensorielle pour faire l’expérience de courts instants sans lumière, sans son, sans toucher, sans odeur ni sensation d’apesanteur.
Dans ce contexte, quel réflexe plus naturel que celui de se tourner vers ce qui nous semble avoir passé avec succès l’épreuve du temps ; avoir duré plus d’une génération(20). Les pyramides d’Egypte et celles des civilisations précolombiennes, le Parthénon d’Athènes, le Colysée et le mur d’Hadrien, les cathédrales européennes, les temples d’Angkor, le pavillon d’or à Kyoto laissent des souvenirs plus mémorables que ne le fera jamais le Bouquet of Tulips de Jeff Koons(21).
Mais il y a fort à parier que l’art sera également bouleversé par la prise de conscience de la crise écologique et environnementale. Si les manifestants écologistes collant leurs mains à l’aide de Superglue à des tableaux de Monet ou jetant de la soupe sur un Van Gogh laissent une piètre image des relations entre art et écologie, il y a heureusement quelque chose de plus profond qui prend place, doucement. Peu à peu, l’art est gagné par l’idée qu’il a aussi son mot à dire sur les relations désormais exécrables de l’être humain avec son environnement naturel. Avouons tout de suite qu’il y a beaucoup de snobisme là-dedans. L’art contemporain en particulier a érigé les sentiments convenus sur la crise écologique au même niveau que son apologie de l’inclusion de « l’Autre ». Mais une fois balayé d’un revers de main les productions superficielles, un autre paysage apparaît, parsemés d’œuvres aux formes multiples (sculptures, peintures, cinéma, jardins, musiques). Des noms d’artistes se dessinent. S’il ne fallait en citer qu’un ce serait celui de Noémie Goudal dont les photographies, toujours à la lisière entre réalité et fiction, montre une vie humaine fantomatique (incarnée par des monuments froids et délaissés au milieu de paysages vierges) aux prises avec le glissement du monde naturel(22). La programmation culturelle de villes comme Malakoff montre d’ailleurs suffisamment la place que prend désormais l’écologie dans les multiples productions artistiques(23).
Le beau, comme préoccupation artistique mais également politique, est loin d’avoir disparu des considérations citoyennes. Mais il n’est plus dans les multiples vernissages pour artistes « bankable ». Il est dehors : dans la contemplation de la nature ; dans la cohabitation entre édifices humains et vivants. Pour preuve la dernière étude de la fondation Jean Jaurès sur « Les Marseillais et leur ville » : 77% des Marseillais trouvent que leur ville est belle. Et 71% d’entre eux considèrent que les espaces naturels constituent l’un des critères les plus importants pour la beauté d’une cité(24).
Peu à peu également, cet art écologique voit naître ses propres théories, ses propres exercices de pensée. Comme tout courant politique ou artistique, il y a du bon et du moins bon. Voire du fondamentalement mauvais. Mais certains, à l’instar de Guillaume Logé, mérite d’être salués pour le travail formidable qu’ils ont entrepris. L’auteur de Renaissance sauvage : l’art de l’Anthropocène revient sur la Renaissance italienne du XVe siècle, moment de bascule, parfaitement incarné par l’œuvre de Léonard de Vinci ou encore l’invention de la perspective, où les différents domaines de la connaissance (sciences, philosophie, art) se conjuguent et donnent ainsi un souffle nouveau à la création humaine.
Plutôt que de mener une critique caricaturale et monolithique de la modernité comme mépris de la nature et adoration de la technique, Guillaume Logé souligne en son sein la présence de traditions artistiques et politiques « écologistes ». Parmi elles il y a ce qu’il appelle la « Renaissance sauvage ». A travers ce nom énigmatique est désignée une tradition débutant dès la fin du XIXe siècle (et se prolongeant jusqu’à nos jours) et s’incarnant dans différents mouvements artistiques comme le mouvement Arts and Craft. Parsemée de textes comme celui de William Morris Les arts décoratifs, leur relation avec la vie moderne, la Renaissance sauvage est avant tout un appel à une nouvelle collaboration entre les arts, les sciences et la nature.
C’est d’ailleurs tout le génie de Guillaume Logé que d’avoir compris que « l’art écologique » (au même titre qu’une politique écologique par ailleurs) ne pourra jamais être un art du radicalement nouveau. Pour s’imposer il lui faut retrouver le fil de traditions perdues au travers de grandes figures artistiques mais également de pratiques culturelles ancrées dans des traditions populaires. Il n’est d’ailleurs pas le seul à explorer cette voie. Mickaël Löwy et Robert Sayre revisitent le romantisme qui est selon eux bien plus qu’un mouvement littéraire. Il est « une protestation culturelle contre la civilisation capitaliste et une critique radicale des dégâts infligés par celle-ci à la planète qui court de la fin du XVIIIe siècle à aujourd’hui ». Le poète et éditeur William Morris fait, pour eux aussi, office de phare écologique dans la nuit industrielle. Mais d’autres figures tracent une ligne chronologique pour arriver jusqu’à nous : le botaniste-voyageur William Bartram, le peintre Thomas Cole, Walter Benjamin et sa dénonciation du meurtre de la nature, l’essayiste Raymond Williams et finalement Naomie Klein. Un retour donc sur la dimension critique que contient le romantisme vis-à-vis du progrès technologique mais pas une glorification éhontée du passé(25).
Prolongeant sa réflexion dans son Musée monde, Guillaume Logé redonne ses lettres de noblesses à une institution trop longtemps discréditée à gauche comme élitiste. Loin d’être dépassé, le musée (quand il ne ressemble pas à un parc d’attraction) est un refuge autant mental que physique, au même titre que la salle de classe, permettant de se couper du flot incessant des activités humaines pour mieux s’émerveiller et percevoir autrement le monde qui nous entoure. En son sein, peuvent s’imaginer d’autres façon de faire collaborer sciences, arts et nature.
L’art n’a donc jamais cessé d’être un champ de bataille. Mais ce n’est plus désormais le futurisme, le réalisme socialiste ou (en peinture) l’expressionnisme abstrait américain qui occupent ce champ. Tout du moins sur la scène artistique européenne et nord-américaine. Art gazeux (sous les traits de l’art contemporain comme des industries de divertissement), « art identitaire » et « art écologique » ont pris leur place(26). L’avenir sera certainement marqué par le mélange des genres : l’art identitaire n’ayant aucun mal à produire du divertissement quand il s’agit de convaincre quant aux malheurs subis par l’un de ses héros (comme le le film Vaincre ou Mourir du Puy du Fou). Les multiples productions des industries culturelles, à la manière des films Netflix, continueront encore longtemps d’être utilisées par les élites mondialisatrices, afin de maintenir la température de nos sociétés en dessous du niveau d’ébullition.
L’art écologique devra certainement faire face au défi de sa démocratisation. Il lui faudra éviter le snobisme caractéristique de l’art contemporain et ne pas se transformer en niches pour militants politiques écologistes métropolitains. Mais si les artistes qui le composent y arrivent, il peut être une formidable chance d’éveiller les consciences quant au défi, éminemment politique, de l’urgence climatique et d’imaginer de nouvelles voies de collaboration entre sociétés humaines et nature.
Quant aux artistes, la place qu’ils ont désormais dans nos sociétés contemporaines n’a plus rien à voir avec celle qu’occupaient auparavant les diverses avant-gardes du XXe siècle. Certes, la responsabilité sociale qui est la leur, puisqu’ils sont un groupe indispensable à la remise en cause de la société telle qu’elle va, n’est pas près de s’éteindre. Mais on ne leur demande plus de définir les critères ultimes du beau et encore moins du juste. Fini les artistes prophètes. Et c’est tant mieux.
Une figure se détache à la fin de cet article. C’est celle de Cornélius Castoriadis, que nous avions évoqué plus haut, et des derniers mots qu’il prononça lors de la conférence donnée à Madrid en 1994 : « La philosophie nous montre qu’il serait absurde de croire que nous aurons jamais épuisé le pensable, le faisable, le formable, de même qu’il serait absurde de poser des limites à la puissance de formation qui gît toujours dans l’imagination psychique et l’imaginaire collectif social-historique. Mais elle ne nous empêche pas de constater que l’humanité a traversé des périodes d’affaissement et de léthargie, d’autant plus insidieuses qu’elles ont été accompagnées de ce qu’il est convenu d’appeler un « bien-être matériel ». Dans la mesure, faible ou pas, où cela dépend de ceux qui ont un rapport direct et actif à la culture, si leur travail reste fidèle à la liberté et à la responsabilité, ils pourront contribuer à ce que cette phase de léthargie soit la plus courte possible »(27).
Références
(1)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p.239
(2) Ibid.90
(3) Ibid.75.
(4) Ibid. p.89
(5) Il ne faut d’ailleurs pas confondre art démocratique et art populaire selon Castoriadis. Un art peut être démocratique même s’il ne correspond pas au goût populaire dans la mesure où il est libérateur. Par ce qu’il montre, il remet en cause l’ordre existant, ou l’expose totalement nu et sans défense. « Et il est démocratique alors même que ses représentants peuvent être politiquement réactionnaires, comme l’ont été Chateaubriand, Balzac, Dostoïevski, Degas et tant d’autres. » Ibid.p.245. La comédie humaine de Balzac expose les vices de la bourgeoisie triomphante face à une aristocratie condamnée. Les mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand exprime comme aucune autre œuvre le passage entre deux époques et deux conceptions du temps (l’Ancien Régime tourné vers la glorification du passé et la Révolution qui fait de l’avenir un horizon d’espoir et de progrès). « Je me suis retrouvé entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue ».
(6) Bien sûr, le simple retour, en peinture, à la figuration ne résoudra jamais la fracture qui existe entre classes populaires et monde artistique. Pas plus que la simple exposition d’œuvres d’art prêtées par les musées et exposées dans les usines et les entreprises. Le sort des Constructeurs, le plus connu des tableaux de Fernand Léger – peintre aux origines populaires et au compagnonnage longtemps assumé avec le Parti Communiste – représentant des ouvriers sur des poutrelles métalliques, en est un exemple bien triste. Exposé dans la cantine des usines Renault à Boulogne-Billancourt en 1953, l’œuvre ne fait l’objet que de ricanements. « Je savais qu’il était inutile de faire des expositions, des conférences, ils ne viendraient pas les gars, ça les rebute. Alors, je décidai que la meilleure chose à faire était de les faire vivre avec la peinture, raconte Fernand Léger, en 1954 à la critique Dora Vallier dans Cahiers d’art. A midi, les gars sont arrivés. En mangeant, ils regardaient les toiles. Il y en avait qui ricanaient : “Regarde-les, mais ils ne pourraient jamais travailler ces bonhommes avec des mains comme ça.” En somme, ils faisaient un jugement par comparaison. Mes toiles leur semblaient drôles, ils ne comprenaient rien. Moi, je les écoutais, et j’avalais tristement ma soupe… »
(7)Jean Clair, Considérations sur l’Etat des Beaux-Arts, Critique de la modernité, Gallimard, Folio Essais, 1983, p.81
(8) Ce rapprochement est entrevu très tôt par Walter Benjamin (L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique).
(9) Yves Michaud, L’art à l’état gazeux, Essai sur le triomphe de l’esthétique, Pluriel, 2011, p.81
(10) Selon l’expression d’Yves Michaud qui parle de vaporisation de l’art et d’un art désormais « gazeux ».
(11) Ibid. p.102
(12) Ibid. p.45
(13) Voir Yves Michaud, Ceci n’est pas une tulipe, Art, luxe et enlaidissement des villes, Fayard, 2020.
(14) Ibid. p53
(15) Weber investissements (fonds d’investissement), Kenneth C. Griffin (fonds spéculatif), Accor (groupe hôtelier), Cantor Fitzgerald/Aurel BGC (société de Bourse), Financière Saint James Michaël Benabou (Investissement immobilier), Jane Hartley et Ralph Schlosstein (Evercore), LVMH (luxe), Chaille B. Maddox & Jonathan A.Knee (Evercore), Natixis (banque), Debra & Leon Black (comme l’indique Yves Michaud, ancien financier ayant participé à la création des bons spéculatifs), Free (Xavier Niel), Tishman Speyer (société immobilière), Leonard A. Lauder (Société Estée Lauder et collectionneur), J.P Morgan (banque), The Edward John and Patricia Rosenwald Foundation (fondation philanthropique à partir de fortune bancaire) et Bloomberg (marchés financiers).
(16) L’emplacement de l’œuvre laisse lui aussi place à quelques interrogations. Œuvre prétendument commémorative des attentats du Bataclan, on s’attendrait à ce qu’elle soit placée à proximité des lieux du massacre. Rien de tel. Le choix de Jeff Koons et de ses agents s’est d’abord porté sur la colline de Chaillot, entre le palais de Tokyo et le musée d’Art moderne de la ville de Paris. Puis, après négociation avec la mairie de Paris, il a été décidé d’installer ce Bouquet of Tulips dans les jardins des Champs-Elysées, non loin du Petit Palais. L’art américain ne s’exporte pas partout (et surtout pas du côté de la Villette, lieu parmi d’autres proposés par la Mairie), il lui faut occuper le centre du monde financier, artistique et politique parisien.
(17) Marc Jimenez, « La fin de la fin de l’art », Le Philosophoire, vol. 36, no. 2, 2011, pp. 93-99.
(18) https://www.forbes.fr/technologie/une-intelligence-artificielle-peut-elle-produire-de-l-art/
(19) https://atlantico.fr/article/decryptage/alerte-a-la-panne-d-intelligence–notre-duree-d-attention-moyenne-est-en-chute-libre-depuis-l-an-2000–que-se-passe-t-il–philippe-vernier
(20) Le succès des patrimoines matériels et immatériels (et ce qu’on appelle désormais la patrimonialisation de l’histoire) est un symbole parfait de l’union du tourisme de masse et de la consommation à outrance d’avec l’image d’un passé glorieux avant que d’être interrogé.
(21) Un monument, selon la définition d’Alois Riegl, citée par Yves Michaud, est « une œuvre érigée avec l’intention précise de maintenir à jamais présents dans la conscience es générations futures des événements ou des faits humains particuliers (ou un ensemble des uns et des autres) ».
(22) Il y a également les réseaux de toiles tissés par des araignées et réalisés par Tomás Saraceno.
(23) https://maisondesarts.malakoff.fr/3/agenda.htm
(24) https://www.jean-jaures.org/publication/les-marseillais-et-leur-ville/
(25) Dans « Leur tradition et la nôtre » paru dans la revue britannique Tribune, le sociologue marxiste Vivek Chibber déconstruit l’idée saugrenue selon laquelle la gauche et le socialisme n’auraient qu’un rapport de pure négation de la tradition. Au contraire, le mouvement ouvrier n’a cessé de s’appuyer sur les traditions locales et les résistances populaires pour résister à la destruction des milieux de vie par le développement du capitalisme industriel puis financier.
(26) Il ne s’agit bien évidemment ici que de grands « idéaux-types ».
(27) Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, La culture dans une société démocratique, op.cit p.248