La convivialité : une techno-critique pour résoudre les crises écologiques.

Le Retour de la question stratégique

La convivialité : une techno-critique pour résoudre les crises écologiques.

Depuis la seconde moitié du XXème siècle, les pollutions et exploitations du mode de production et des institutions capitalistes sont de plus en plus visibles et contestées. Cette situation va mener plusieurs intellectuels à formuler critiques et réflexions sur la technique et les outils responsables de l’aliénation individuelle à l’ère du productivisme. Au prisme de cette analyse sera développé un concept-clé de l’écologie politique : la convivialité.

Les discours et politiques publiques environnementales actuels font la part belle à l’adaptation d’outils préexistants et à l’innovation technologique. Green New Deal, investissements dans les énergies renouvelables (ENR), finance verte, et même la 5G sont autant de solutions techniques ou mercantiles pour résoudre la crise climatique. Au risque parfois de se fourvoyer sur l’impact réel de ces solutions, comme en témoigne la foi dans le développement de la fusion nucléaire ou des technologies de capture de CO2 dans un contexte où l’urgence climatique implique une action immédiate.

La question du nucléaire, de manière générale, est d’ailleurs un clivage important au sein des mouvements écologistes qui ne peut se comprendre sans analyser l’histoire des idées écologistes. Car, au-delà de la question technique et des ordres de grandeur (quelle quantité d’énergie peut-on produire ?), les mouvements antinucléaires ne se sont pas contentés, comme à leurs débuts, de s’opposer à l’usage militaire de cette énergie. Ils vont, à partir des années 1970, contester également le nucléaire civil en raison du modèle politique qu’il implique. Centralisée et nécessitant de larges infrastructures et l’acquisition de savoirs de pointe pour la manier (impliquant donc que seules certaines personnes en aient la maîtrise), la technique nécessaire pour le nucléaire serait le reflet de la société de l’époque : bureaucratique, technocratique, antidémocratique.

Les écologistes politiques de l’époque établirent ainsi un lien essentiel entre choix des techniques et outils et choix de société. Un lien élargi au-delà du nucléaire pour servir une techno-critique du capitalisme et du productivisme, qui, d’un même mouvement, privent les humains de leur autonomie et détruisent la nature. Qu’apporte cette analyse de la technique à la critique du capitalisme ? Et quelle alternative politique en découle ? À cette dernière question, un penseur autrichien nommé Ivan Illich répondra en un mot, dans un ouvrage éponyme : la convivialité.

UN ENVIRONNEMENT D’OUTILS : QUAND LA TECHNIQUE DICTE SA LOI

Avant d’expliquer cette notion, il convient de revenir sur l’importance donnée à la technique et aux outils dans les pensées de l’écologie politique : pourquoi s’y attarder, et pourquoi s’attarder sur leur « essence » plutôt que sur leur seule utilisation ?

Quel est même le rapport avec l’écologie ? Car, à première vue, l’environnement n’est pas directement concerné : en effet, on entend ici par “technique” et “outil” ce qu’on qualifie couramment de “technologie”. Un usage dérivé de l’anglais, vu que le troisième terme recouvre l’étude des deux premiers. Cependant, la technique est généralement définie comme l’ensemble des procédés servant à fabriquer, maintenir ou gérer, tandis que l’outil désigne, selon le sens large donné par Illich, tout objet, instrument, ou institution mis au service d’une intentionnalité ou comme moyen d’une fin. Deux définitions semblables qui rangent ainsi dans une même catégorie un marteau, l’école publique ou encore le code du travail pour mieux se concentrer sur l’essentiel : leur utilité, évaluée en fonction de l’efficacité pour atteindre un but défini, et la manière dont ils gouvernent les rapports humains. Jacques Ellul, historien du droit et penseur phare de la technique en France, pose d’ailleurs cette quête absolue de l’efficacité comme critère distinguant la technique de la simple machine.

En effet, la critique de la technique et de l’outil commence par le constat de leur sacralisation et prolifération au point où l’environnement immédiat devient technique, dans le fond comme dans la forme. Partant de sa définition de technique comme quête de l’efficacité, Ellul constate ainsi, dans son ouvrage “Le système technicien” (1977), qu’elle a dépassé le simple statut d’intermédiaire entre l’homme et son environnement pour devenir, matériellement et immatériellement, l’environnement immédiat des individus dans la société occidentale moderne.

Il ne s’agit donc pas uniquement d’une accumulation de machines et de produits : la technique devient à la fois la logique organisatrice de la société et autonome par rapport à celle-ci. La technique ne vise que son propre perfectionnement et étalement, et devient notre environnement car la société s’adapte à ses progrès et à sa logique d’efficacité et d’utilité. Ainsi, l’invention du moteur à combustion entraînerait mécaniquement d’autres innovations techniques, comme la voiture ou l’avion, pour répondre aux besoins de la technique elle-même et pas forcément à ceux des sociétés humaines, qui se plieraient à ces injonctions techniques. Un mécanisme conforme à l’adage “on n’arrête pas la marche du progrès”.

Par son influence et par son autonomie, la technique dépasse alors dans les sociétés modernes le simple statut de moyen en vue d’une fin pour devenir un “milieu environnant à part entière”, ce qui soulève des enjeux écologiques à proprement parler, c’est-à-dire relatif à l’interaction entre l’homme et son milieu. Or, comment évoluer dans un environnement technique sans risquer déconnexion, d’une part, et perte de contrôle de ces techniques, d’autre part ?

Sur le premier plan, la déconnexion serait d’abord ontologique : le philosophe allemand Günther Anders, pionnier de la pensée techno-critique et de la lutte antinucléaire outre-Rhin, propose ainsi la notion de “honte prométhéenne”. Renvoyant à la figure de la mythologie grecque ayant amené aux humains la civilisation par le feu, il décrit une honte de l’individu de n’être “que” biologique, limité et imparfait, en opposition à la machine puissante et sans défaut. En cherchant à atteindre la perfection de la machine, l’humain renforce ainsi sa soumission à la logique technique et s’éloigne des contraintes physiques. Soulignant ainsi une indissociabilité du projet technique et du projet humain, ce qui l’amène à mettre en garde contre le nucléaire, qui ferait entrer l’humanité dans le “temps de la fin”, c’est-à-dire que son temps serait compté avant d’aboutir à son annihilation totale du fait de ses propres créations.

Sur le plan de la perte de contrôle, la critique porte sur l’autonomie de la sphère technique qui la rendrait de plus en plus complexe et « géante » au détriment des bénéfices réels pour les individus. Illich insiste ainsi sur le seuil à partir duquel la technique devient nocive et se retourne contre son but initial et son utilisateur. Prenant l’exemple de la voiture, il montre que sa prolifération n’a pas engendré le gain de temps et de vitesse qu’elle était censée permettre. Entre le nombre d’heures passées à travailler pour pouvoir acquérir une voiture, à entretenir le véhicule, à rester dans les bouchons, et ainsi de suite, la voiture n’aurait pas fait gagner de temps à la population américaine. En prenant en compte le fait qu’une personne lambda consacre en tout et pour tout (temps passé à travailler, entretien, etc…)  plus de 1600h/an à sa voiture pour parcourir en moyenne 10 000km, la voiture ne roule en réalité qu’à … 6 km/h !

L’exemple de la voiture est également utilisé pour montrer que la technique va parfois non seulement créer un besoin, mais se définir comme seule réponse à ce besoin et restreindre l’accès aux autres. En goudronnant les routes et en étalant les villes en fonction des distances que peut parcourir une voiture, cette dernière nous prive de la possibilité de marcher ou de faire du vélo. En exerçant ce monopole radical, selon la formule d’Illich, la technique oblige les individus à recourir à elle. De plus, son niveau de complexité croissant ne permet pas une utilisation libre et contribue à renforcer la technique comme environnement des individus. Illich étend d’ailleurs ce raisonnement à l’école, qui n’éduquerait plus des individus dans le but de les rendre autonomes dans leur vie, mais formerait uniquement à servir les intérêts de formes multiples de la technique. Ou encore à l’appareil hospitalier, qui empêcherait le recours à d’autres formes de soin ou n’existerait que pour permettre de continuer à servir des appareils techniques (les médicaments serviraient à retourner au travail et pas tant à redonner une bonne santé, qui dépendrait plus du cadre de vie que de la prise ou non-prise de médicaments).

AUTONOMIE ET HÉTÉRONOMIE : L’ALIÉNATION PAR LA TECHNIQUE

Finalement la critique de certaines œuvres de la technique, à l’exemple de la voiture, pose ainsi la question de l’autonomie individuelle. C’est le cas notamment chez André Gorz qui, marqué par l’existentialisme de Sartre, pose toujours la liberté et l’émancipation de l’individu comme boussole politique. En effet, passé un certain seuil de développement et de prolifération, la technique rend les connaissances de moins en moins accessibles aux individus privés d’expertise, de plus en plus dépendants des institutions et appareils techniques pour satisfaire leurs besoins.

Illich et Gorz qualifient ainsi de “monde hétéronome” cet environnement promouvant et animé par des logiques qui nuisent à l’autonomie de l’individu, les rendant dépendants de leurs ouvrages techniques pour satisfaire leurs besoins. C’est là un des effets principaux des monopoles radicaux et de la technique comme environnement : nous ne sommes pas autonomes dans nos déplacements lorsque nous dépendons de la voiture pour se déplacer. Nous ne sommes pas autonomes si nous avons l’obligation de passer par l’industrie pharmaceutique pour se soigner, sans pouvoir comprendre les médicaments ni décider de comment ils sont produits. Et cette hétéronomie est amplifiée par les interconnexions et effets cliquets que provoquent les créations de techniques et outils nouveaux : lorsque toute la société s’est habituée à l’usage du téléphone mobile, nous sommes de moins en moins libres de ne pas en avoir un.

La technique légitime ainsi la consommation, et donc la valeur du travail : Illich pointe du doigt l’aptitude des individus à se soigner, produire ou apprendre par eux-mêmes qui serait confisquée par les personnes détenant l’usage de l’outil industriel. Ce phénomène est l’un des cinq équilibres dont dépendent, selon Illich, les humains pour vivre sur Terre et que l’outil industriel détruit. Après la destruction de l’autonomie de l’individu, on retrouve ainsi :

1/ La menace du droit de l’homme à s’enraciner dans son environnement : isolé dans un environnement technique, l’être humain perdrait sa capacité à cerner les limites de la biosphère, et serait incapable de voir que ce sont les outils dont il s’est entouré qui causent pollution et surproduction

2/ L’équilibre du savoir : distinguant le savoir acquis par interactions avec son environnement (parler, marcher, parler en public, etc.) et le “savoir réifié de l’homme agi par son milieu outillé”, plus intentionnel et programmé (les mathématiques, la danse classique, etc.), Illich note un accroissement du second type de savoir au détriment du premier. Provoquant une raréfaction du savoir et une délégitimation des savoirs qui ne répondent pas aux exigences des outils.

3/ L’équilibre du pouvoir : la structure même de l’outil industriel empêche les personnes non-qualifiées de se servir de ces outils, et permet aux élites sachant manier l’outil de définir les besoins des autres. L’outil industriel établit alors forcément une polarisation du pouvoir. C’est cet outil et non pas les personnes qui le manient qui détermine cette polarisation, ce qui amènera Illich à dire “changer l’équipe dirigeante, ce n’est pas une révolution”.

4/ Le droit à l’histoire et à la tradition : comme les individus ne sont pas libres de choisir leur production, “l’outil impose la direction et le rythme de l’innovation” (p.109). Cette innovation, couplée à l’obsolescence des anciens produits qui en résulte, prive la majorité de la population de références communes.

En détruisant son environnement et la capacité même de l’individu à s’y déterminer librement, la technique provoque une crise écologique en même temps qu’elle provoque une crise du sens. L’individu est condamné à faire tourner ce moyen devenu une fin en soi, et ne peut plus définir ses besoins propres. L’aliénation, au sens marxien, ne se limite alors plus au travail, mais touche la vie tout entière : notre consommation, notre environnement, tout devient déterminé de l’extérieur par des techniques hors du contrôle de la majorité de la population.

Pour autant – et c’est la nuance qui retient les penseurs de l’écologie de tomber dans un rejet complet de la technique et de la civilisation –, la technique n’a pas à être aliénante. Chez Gorz, si elle l’est, c’est parce qu’elle a été conçue pour servir des intérêts capitalistes et productivistes (et s’oppose ainsi à la thèse du développement autonome de la technique défendue par Ellul). Illich note bien que c’est aussi la question des limites et des seuils qui rendent un outil aliénant et contre-productif, et non l’outil lui-même. Et les deux admettent la nécessité d’avoir des outils se déployant à grande échelle.

CONVIVIALITÉ OU ÉCOFASCISME

Répondre à la crise écologique nécessite donc de répondre à la crise humaine, la technique provoquant les deux d’un même mouvement destructeur et autoritaire. Dès lors, quel système politique ériger pour répondre à la fois à l’aliénation individuelle et à la crise écologique ? Les penseurs de la technique clarifient les choses : rejeter totalement la technique, et donc l’industrie et les espaces hétéronomes, serait un non-sens. Se détachant de tout projet politique de “retour à la lampe à huile”, les écologistes techno-critiques prônent un régime politique garantissant le maximum d’autonomie aux individus en s’éloignant d’une logique productiviste et capitaliste. Une rupture nécessitant un débat sur les technologies et la production pour choisir celles qui répondent à des besoins définis démocratiquement.

Ce débat est essentiel car la focalisation sur les seuls problèmes environnementaux ne suffira pas pour libérer les humains. Gorz admet ainsi la possibilité d’un techno-fascisme, d’une dictature technocratique, où la réponse à la crise écologique serait laissée aux seuls experts contrôlant tous les facteurs de l’existence. Une telle réponse renforcerait alors l’emprise de la technique industrielle sur les humains, réduisant davantage encore leur autonomie.

Gorz rappelle à cet égard que les progrès scientifiques permettant déjà de nourrir, loger et vêtir tout le monde sur Terre, la politique et l’organisation de la production sont les seuls freins à la satisfaction des besoins humains. La crise écologique devient alors indissociable d’une crise du sens : qu’adviendrait-il de la vie sur une planète débarrassée des crises écologiques mais où toute autonomie serait impossible ?

Face à cette force aliénante et destructrice du lien social et de l’environnement que représente la technique, Illich propose donc la notion de convivialité. Une reconstruction conviviale déboucherait sur une société respectant les cinq équilibres que l’outil industriel détruirait, et laisserait ainsi le maximum d’autonomie à l’individu dans le respect de celle des autres.

Elle se définit d’abord par des outils dont le caractère convivial repose sur le respect de trois exigences : la garantie de l’efficience sans amoindrissement de l’autonomie personnelle, la disparition des rapports de sujétion et de servitude, l’élargissement du rayon d’action personnel, c’est-à-dire le périmètre au sein duquel l’individu peut exprimer sa créativité et agir sur son environnement. Le niveau de technicité n’est ainsi pas forcément un critère : Illich présente d’ailleurs le téléphone comme un outil convivial car il est facilement appropriable, et permettant d’étendre notre champ d’action sans priver les autres de leur liberté.

Dans une société conviviale, de tels outils et techniques de production sont choisis démocratiquement. Les techniques, outils, et modes de production qui en découlent y sont librement débattus et choisis par les individus les maniant, et sont subordonnées “à l’extension continuelle des autonomies individuelles et communautaires”. Ce choix n’est pas déterminé par les seuls experts monopolisant le savoir, mais par les “producteurs-et-usagers” de la communauté concernée en fonction de leurs besoins, eux-mêmes définis par cette même communauté. Selon Gorz, cette redéfinition de la technique est préalable et essentielle à toute tentative de sortie du capitalisme et de construction de modèles de production alternatifs.

La critique écologiste de la technique redéfinit ainsi ce que l’on qualifie d’ordinaire de progrès, en dehors des sentiers du progrès technique et de la croissance sans limite. Dans un XXème siècle où le progrès technique était une condition sine qua none de l’émancipation, la techno-critique veut ouvrir un chemin rejetant les impératifs d’efficacité et glorifiant l’autonomie et la diversité des activités. Et ce, dans un but d’émancipation du genre humain, en ne se concentrant plus sur le « plus » mais sur le « mieux ». Les critères définissant alors une société écologiste deviennent la mesure et l’équilibre menant à un mieux-être.

Que reste-t-il de cette techno-critique aujourd’hui ?

Constatons tout de même que le fétichisme de la technique et de la prouesse technologique a du plomb dans l’aile. L’installation de nouvelles techniques aux effets sanitaires ou environnementaux potentiellement risqués (nucléaire, 5G) n’est plus acceptée comme allant de soi, notamment du fait de leur imposition sans concertation préalable.

D’autre part, les notions de sobriété (Illich qualifiait d’“austère” l’humain vivant en société conviviale), de respect des équilibres avec l’environnement et d’autonomie (prise dans son acception la plus large et non uniquement dans le cadre du travail) ont apporté de nouvelles grilles de lecture et imaginaires pour les courants politiques s’emparant de la thématique écologiste, à l’image des formations partisanes existant à gauche. Pour nombre de nos contemporains, l’association entre progrès technique et progrès humain ne va plus de soi, elle a été remplacée, au contraire, dans l’imaginaire collectif, par de la méfiance vis-à-vis d’une technique dont l’usage intensif crée un risque pour l’humanité. C’est donc également une révolution intellectuelle pour une gauche marquée par le marxisme et le productivisme : le problème n’est plus uniquement le patron, mais aussi l’usine elle-même.

Politiquement, si la techno-critique relève plutôt du libertarisme de gauche (autogestion, égalité, communautés à taille humaine, démocratie directe, …), elle ne s’est pas cantonnée à ce camp. Ainsi, l’intuition d’imputer à la même cause – l’organisation du système productif – la destruction de la planète et celle des humains se retrouve à la base du courant écosocialiste (qui fut largement inspiré par Gorz). Certains groupes politiques français s’en revendiquent, comme le Parti de Gauche et la France Insoumise, tous deux créés par Jean-Luc Mélenchon. Ce qui n’est sans doute pas un hasard, vu son attention portée à l’Amérique Latine où l’écosocialisme a connu son heure de gloire, notamment via le concept de “buen vivir”. Ces concepts pourraient, davantage aujourd’hui qu’hier, connaître une vitalité nouvelle à la faveur du consensus qui se dégage dans les opinions publiques des pays démocratiques et dans le domaine scientifique sur l’urgence écologique et le lien entre question sociale et question environnementale.

Néanmoins, cette source d’inspiration ne nous dispense pas d’effectuer un retour critique sur ces concepts forgés par des auteurs marqués par les contingences de leur époque.  La première critique concerne l’absence de prise en compte du vivant non-humain : les penseurs de la technique que nous avons mentionnés ici ne remettent pas en cause la grande et classique division entre nature et culture. Gorz ne voyait ainsi pas comme un problème en soi la dégradation de la nature tant que cela ne remettait pas en cause les équilibres permettant la vie, c’est-à-dire essentiellement la vie humaine. Il ne considère pas les crises écologiques comme des problèmes en soi, mais comme une justification supplémentaire pour mettre fin à un système aliénant pour les humains, voire comme un problème secondaire.

Or la mise en scène de cette distinction fut à la base d’un mouvement d’appropriation sans précédent du vivant et on ne peut, au XXIe siècle, se satisfaire d’un tel aveuglement sur les causes comme sur les conséquences d’une crise écologique dont les manifestations n’étaient certes pas aussi évidentes à l’époque de Gorz qu’elles ne sont aujourd’hui, ni l’information à ce sujet aussi bien partagée, mais dont les prémices auraient dû tout de même attirer son attention. Si la société de la technique implique un fétichisme de l’efficacité et du contrôle dont il s’agit de se débarrasser, comment ne pas aussi remettre en question l’hubris d’une maîtrise totale de notre environnement naturel induit par un tel fétichisme ?

Gorz et les penseurs de la technique ont aussi eu tendance à voir en la science une entité presque toujours assimilable par le capitalisme lorsqu’elle n’alimente pas un projet politique. En avertissant sur le risque d’un écofascisme et en distinguant son écologie politique d’une écologie scientiste, Gorz supposait que le capitalisme userait comme toujours de sa capacité d’adaptation pour intégrer les connaissances sur le climat et la biodiversité sans changer son modèle. Or, force est de constater que le capitalisme et ses défenseurs ont nié, minimisé, détourné les alertes et recommandations des scientifiques, comme ce fut le cas de certaines majors de l’énergie et du pétrole, à l’image d’ExxonMobil ou de Total.

De même, une expérience comme celle de la Convention pour le Climat, où des propositions furent élaborées selon un processus de délibération citoyenne fondé sur des données scientifiques et avec le concours de la communauté scientifique, montre bien qu’il n’y a pas d’appropriation de la production scientifique par des intérêts économiques, bien que certains intérêts économiques n’hésitent pas à développer des pratiques s’apparentant à de la corruption intellectuelle pour obtenir un blanc-seing scientifique.

L’enjeu est ici, dans le processus de production et de diffusion de la connaissance scientifique et comme le remarquait Bruno Latour dans son essai Politiques de la nature, de penser les voies et moyens pour « faire entrer les sciences en démocratie » et sortir justement du règne sans partage de l’expertise qui ne peut mener qu’à une technocratie anti-conviviale.

NOTA : sauf mention contraire, les extraits cités ici sont tous tirés soit de “La convivialité” (1973) d’Ivan Illich, soit de “Ecologie et politique” (1975) et “Ecologie et liberté” (1977) d’André Gorz.

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L’écologie républicaine : entretien avec Chloé Ridel

La Cité

L’écologie républicaine : entretien avec Chloé Ridel

Chloé Ridel est haut fonctionnaire, militante associative, présidente de l’association Mieux Voter et directrice adjointe de l’Institut Rousseau. Elle est également chargée des questions européennes au sein du conseil scientifique de l’Institut. Dans cet entretien Chloé Ridel revient sur la notion d’écologie républicaine, un concept permettant de lier l’écologie politique et la tradition républicaine afin d’aboutir à une pensée écologique sociale et non punitive qui ne pèse pas sur les catégories populaires. Elle revient également sur l’histoire de la pensée écologique et les outils permettant de mettre en place une politique écologique républicaine.
LTR : Qu’est-ce que l’écologie républicaine ?
C.Ridel :

C’est une nouvelle matrice politique qui pourrait remplacer la social-démocratie dans un nouveau cycle historique de la gauche.

C’est la tentative de faire se marier la tradition de pensée républicaine et la tradition de pensée de l’écologie politique. La seconde apparaît sur la scène politique dans les années 70 avec le rapport Meadows sur la croissance et la présentation de la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle en 1974. À l’origine, les « écolos » sont encore présents dans l’imaginaire de beaucoup de Français, notamment les plus âgés, comme « les tartes aux fleurs » à travers les luttes libertaires, le plateau du Larzac, la lutte anti-nucléaire. Depuis, et on le voit bien, Europe Écologie Les Verts s’est enrichi d’autres traditions ! 

L’écologie républicaine est une écologie sociale. Elle l’est profondément, puisque les inégalités environnementales sont des inégalités sociales. Ce sont les riches qui polluent le plus : les 10% les plus riches polluent 4 fois plus que la tranche des 10% les plus modestes. Ce sont aussi les plus pauvres qui subissent le plus le changement climatique, qui meurent le plus de la pollution de l’air, qui habitent près du périphérique…

En augmentant les taxes sur l’essence, on prend à la gorge des gens qui ont besoin de leur voiture pour aller acheter leur baguette de pain, pour aller travailler, pour aller emmener leurs enfants à l’école. Par contre, on laisse les riches continuer de prendre l’avion comme ils veulent, et puis les très, très riches, prendre des fusées pour aller faire du tourisme spatial.

Il y a le besoin d’un ordre républicain – c’est pour cela que cette épithète est primordiale. Si l’on veut augmenter les taxes sur l’essence, il faut construire une société où les personnes ne dépendront plus de leur voiture pour se déplacer. 

L’écologie républicaine et sociale se différencie de ce qu’on peut appeler le « capitalisme vert », qui va tout faire reposer sur la responsabilité individuelle, « l’auto-responsabilisation » des entreprises (la fiscalité, les marchés de droits à polluer) et des individus. Ce capitalisme vert est aussi techno-solutionniste. En Chine, aux États-Unis, on se met à manipuler les nuages en mettant de l’iodure d’argent dans l’atmosphère, ce qui fait pleuvoir sur les endroits où on craint pour la sécheresse. On manipule le climat. C’est une vision terrible. Afin de ne pas répondre à l’injonction de sobriété, et continuer de produire toujours plus, on en vient à compter uniquement sur le facteur technologique.

L’écologie républicaine se différencie aussi des collapsologistes, et des personnes qui partent du principe qu’il faut se regrouper dans des communautés d’entraide pour survivre. C’est une sorte de survivalisme new age. Ce n’est certainement pas l’écologie républicaine. On y parle « d’effondrement », sans jamais vraiment le définir. Ce vocabulaire porte le risque de provoquer une angoisse si forte qu’elle peut conduire au nihilisme.

Quelque part, je compare l’angoisse climatique -ce qu’on appelle la solastalgie, très forte dans la jeunesse- à l’angoisse que les identitaires ont vis-à-vis du grand remplacement.  Cela crée des discours dogmatiques, de la négativité et de l’impuissance. L’écologie républicaine, c’est une écologie qui dompte la peur légitime du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité par des actions ambitieuses et résolues. 

LTR : On a dernièrement parlé d’une vague verte, mais, on l’a vu au moment des municipales, elle n’a en fait touché que quelques grandes métropoles. Il existe par ailleurs une écologie de droite, voire d’extrême-droite. 
C.Ridel :

Absolument. Tout ça commence à se mettre en place. Je ne pense pas que l’écologie puisse être la marque d’un seul parti. L’écologie va se fondre dans le clivage Gauche/Droite. Il y a une écologie d’extrême droite qui commence à émerger autour des notions de localisme et d’identité. C’est celle de la revue « Limite ». Et c’est une écologie qui a le mérite d’être cohérente. « Limite », ce sont des catholiques de droite (et de gauche), qui disent que l’écologie porte une forte idée de sobriété, héritée de la pensée chrétienne : vivre pauvre, condition ascétique, etc. Et ils portent cette idée très forte de limites sur les sujets sociétaux. Pour eux, quand on est écologiste, on ne peut pas cautionner la manipulation de la vie. Sur des sujets bioéthiques, l’écologie de Droite et d’Extrême Droite est très conservatrice.

LTR : Des bioconservateurs donc ?
C.Ridel : 

Oui. Mais certains écologistes de gauche le sont aussi. Il y aussi une écologie de droite libérale, c’est ce capitalisme vert dont on a parlé plus haut. Je ne la range pas dans le cadre de l’écologie républicaine. Parce que ce qui la définit, avant le caractère social, c’est la puissance publique. La matrice, c’est la puissance publique, la règle commune qui s’applique à tous. La notion de « biens communs » (air, eau) est à ce titre essentielle.

Au contraire, le capitalisme vert peut dire « donnons un bien commun en gestion à des sociétés privées », c’était le cas au Chili par exemple, où l’eau était possédée à 100% par des groupes privés… L’écologie républicaine refuse ce genre de choses : les biens communs doivent être publics.

L’écologie républicaine est une écologie du temps long et de la planification, une écologie sociale où chacun contribue de sa juste part à l’effort de reconstruction écologique. Il y a des idées d’ISF climatique, mais aussi de quotas carbone… On parlait du tourisme spatial, de Jeff Bezos qui s’est envoyé dans l’espace. Ça il ne faut pas le taxer, il faut interdire ! On ne doit pas avoir le droit de faire ça, parce que cela pollue en 10 minutes l’équivalent de ce que polluent 1 milliard de personnes sur leur vie entière, juste parce que quelqu’un est suffisamment riche pour s’offrir ce caprice. Donc non : c’est aussi une écologie qui va interdire des choses, on n’est pas uniquement dans l’incitation. 

Tout ceci amène un retour de la puissance publique, et pas que de l’État ! C’est aussi l’Union européenne, les collectivités, la commune. Même si l’Etat doit avoir un rôle prépondérant de planificateur, la puissance publique est plus large.

LTR : D’un point de vue économique,cela signifie qu’on ne fait pas confiance au privé pour opérer la transformation de lui-même, même si on lui a donné le bon cadre institutionnel et juridique, la bonne transparence sur les risques climatiques, les bonnes incitations fiscales (ce que recherche le capitalisme vert incitatif et responsabilisateur). Les outils de l’écologie républicaine sont-ils d’abord des outils coercitifs (quotas, interdictions, normes…) ? 
C.Ridel :

Non, ce n’est pas une écologie qui est méfiante du secteur privé par nature. Cependant, l’écologie républicaine ne va pas compter sur l’auto-responsabilisation des entreprises.

C’est ce qu’a fait le gouvernement avec la loi PACTE : ils ont créé des « entreprises à missions » : qui doivent discuter d’un projet d’entreprise, se définir une « raison d’être » : les collaborateurs réfléchissent à la mission de leur entreprise, pour déclencher un cercle vertueux…C’est intéressant mais ce n’est pas obligatoire. Il y a quelques incitations financières à le faire, mais c’est une sorte de bonus. On dit « s’il vous plaît devenez des entreprises à mission ».

L’entreprise est une organisation humaine fondamentale, mais elle doit être mise au service du bien commun. Il est absurde que des travailleurs donnent leur force à des entreprises qui sur le long terme détruisent leurs vies. Donc l’entreprise doit être mise au service du bien commun. Cela implique de taxer les comportements polluants, voire de les  interdire. C’est tout le droit environnemental, la notion de droit de la nature, portée notamment par Marie Toussaint, avec le crime d’écocide… L’écologie devra mettre des limites à la liberté d’entreprendre. Aujourd’hui elle est un principe constitutionnel. Une des propositions des socialistes pour l’élection présidentielle, c’est d’inscrire dans la constitution que le bien commun doit prévaloir sur la liberté d’entreprendre. C’est intéressant ! ça reformate le contentieux entre l’économique et l’écologique dans un sens qui est tout autre. Aujourd’hui, le juge quand il a d’un côté la liberté d’entreprendre et la propriété privée, et de l’autre [des considérations écologiques], il tente de les concilier, mais rien ne prévaut. L’écologie va demander de porter atteinte à la propriété privée ou à la liberté d’entreprendre au nom du bien commun. Il y a une hiérarchisation à établir.

On vit depuis Adam Smith sur un régime d’économie libérale où la propriété privée prévaut (au centre de la Révolution Française aussi). Il va falloir remodeler ces principes fondamentaux de notre organisation économique pour l’adapter à de nouvelles contraintes.

Dans un monde où on va être 7,5 milliards… Nous allons devoir avoir des règles scrupuleuses que tout le monde devra respecter ! La moindre chose que je fais a un impact sur les autres et notre vie en commun.

C’est pour cela que la matrice républicaine est la seule qui puisse permettre la reconstruction écologique. Il s’agit d’organiser la vie commune et le bien commun. En France, cela passe par la république. On a un tel changement à conduire : il faut qu’on s’appuie sur ce qui fait notre force, et c’est cette matrice républicaine !

LTR: Vous avez évoqué tout à l’heure la notion d’échelle au regard de la puissance publique, notamment à travers l’Union européenne. On a aussi des conséquences au niveau mondial. Comment est-ce qu’on inscrit une république écologique dans un modèle mondialisé ? 
C.Ridel :

C’est une question très intéressante. L’UE a une voix à faire entendre sur l’écologie, différente de la Chine, des États-Unis et de la Russie. La chine s’oriente vers un modèle d’écologie autoritaire et scientiste (l’an dernier ils se sont engagés à la neutralité carbone en 2060, ce qui est un game changer énorme parce qu’ils représentent 25% des émissions mondiales). Mais ils vont le faire d’une façon qui ne sera pas du tout la nôtre !

Les Etats-Unis de leur côté seront moins autoritaires (en Chine il y a des dynamiques de notation sociale, environnementale, etc. Si tu portes atteinte à l’environnement tu perds des points). Ils miseront beaucoup sur l’innovation et sur la technologie. Et c’est aussi inquiétant. Avec un courant survivaliste très fort. Mais pas un courant survivaliste de pauvres comme chez nous, c’est quelque chose pour les riches, avec des bunkers, etc.

L’Europe, qui a une tradition écologique franchement extrêmement précoce :les principaux intellectuels de l’écologie politique sont des Européens : Arne Næss, Serge Moscovici, Bruno Latour, André Gorz… Les rédacteurs du rapport Meadows sont des Britanniques, c’est en Europe qu’on trouve le plus d’associations et d’ONG environnementales, on pourrait continuer la liste. On est vraiment le continent de l’écologie dans le monde, et on a évidemment une voix à porter. Et si on ne peut pas dicter leur conduite à la Chine ou aux Etats-Unis, on peut être une sorte de phare, faire jouer notre influence et notre modèle en la matière, et surtout imposer notre modèle en se servant de la taille de notre marché. Il est toujours le premier marché de consommateurs au monde, et il fait notre principale force. Il faut le transformer de fond en comble mais surtout ne pas le détruire car il est notre force. Et quand on adopte une règle à 27, c’est très long, mais par exemple quand on interdit la pêche en eaux profondes, ça veut dire que ne rentrent plus sur notre marché des produits issus de la pêche en eaux profondes. Donc on exporte nos normes au reste du monde. Quand on interdit la pêche électrique, c’est pareil. On pousse pour que ceux qui veulent avoir accès à notre marché interdisent aussi la pêche électrique ! On va aussi mettre des taxes carbones aux frontières, la Commission l’a compris, c’est ce qu’elle appelle l’ajustement carbone pour éviter les “fuites carbone’’.    

Mais on peut faire beaucoup plus, par exemple sur l’agriculture ! Pour l’instant on n’impose pas de réciprocité pour les produits agricoles importés, sur le plan des règles phytosanitaires et environnementales. C’est inacceptable.

Donc il faut se servir de notre marché, ne pas le détruire, avec des changements longs à faire, mais ça progresse. Et s’en servir comme une protection, une régulation de la mondialisation et un levier d’influence vis-à-vis du reste du monde.

On ne fera pas d’extraterritorialité du droit à l’américaine en allant pourchasser les gens chez eux, par contre on serait légitimes à refuser l’entrée sur notre marché de marchandises qu’on juge produites avec trop de dégâts sur l’environnement.

 LTR: Vous dites donc que notre grand marché est utile, et qu’il faut le garder dans une perspective écologique. Mais est-ce que l’écologie ne porte pas elle-même une critique de ce grand marché mondialisé, avec des échanges aussi importants avec l’autre bout de la planète ?
C.Ridel :

En l’état actuel, le marché européen empêche beaucoup de comportements qui seraient vertueux d’un point de vue écologique, ou social. On ne peut pas, par exemple, favoriser l’approvisionnement en circuits courts. Que ce soit en matière agricole ou autre. Au nom de la libre circulation des marchandises. Si demain on fait une TVA à taux réduit sur les légumes dans un rayon de 100km autour de chez nous, on va être censuré par l’UE, parce que c’est une aide déloyale qui contrevient à la concurrence libre et non faussée. Cela revient à subventionner des produits agricoles au détriment de produits qui viennent de plus loin. Donc il faut revoir ça. Ce sera compliqué : le marché agricole européen est un totem.

Donc non seulement il faudra changer notre marché commun vis à vis du reste du monde, mais il faudra aussi changer le marché à l’intérieur de l’UE, pour renverser la logique. Aujourd’hui on a un marché qui pénalise ceux qui sont les mieux disant socialement et d’un point de vue environnemental dans le marché européen. Si on choisit d’imposer des normes écologiques ou sociales plus dures pour les entreprises, on va être pénalisé. C’est absurde ! Il faut au contraire protéger ceux qui décident d’avoir un comportement vertueux.

Donc il y a différentes façons de le faire. Par exemple, un droit à protéger son marché de telle ou telle manière si on prévoit des normes sociales et environnementales qui sont supérieures aux minimums européens. Il faut inventer des choses là-dessus, mais c’est sûr qu’on devra réformer le marché européen. Et donc rentrer dans un rapport de force. Se pose donc la question de la stratégie, centrale à gauche. Car on est tous d’accord sur le constat que le marché est imparfait. Je pense qu’il faut faire de la désobéissance ciblée. Ne pas avoir peur de dire “oui ma TVA est à 2% sur les nectarines du Gard qui sont concurrencées par les nectarines espagnoles !”. 

On aura des plaintes, et une discussion politique à Bruxelles, pour remettre les choses à plat. Ce ne sera pas facile, chacun a ses intérêts, mais si la Commission est d’accord avec les objectifs climatiques qui sont les nôtres, on ne pourra pas échapper à ce genre de discussions. 

 LTR: Ça ne concerne pas que l’écologie, sur le volet social on a déjà eu l’exemple des travailleurs détachés…
 C.Ridel :

Oui, ça a déjà été changé ! Mais ça a mis quatre ans. Pour le coup, c’est à mettre au crédit de la France et d’Emmanuel Macron, qui a enclenché la négociation sur la réforme de la directive travailleurs détachés, avec des discussions très rudes avec les pays d’Europe centrale coalisés contre cette réforme. Ça a été une négociation longue de trois ans, mais on y est arrivé. On n’a plus le droit maintenant dans un pays d’employer des gens qui ont un même métier mais un salaire différent. 

LTR: Par rapport à l’emploi, vous avez beaucoup travaillé sur les Territoires Zéro Chômeurs, la Garantie Emploi Vert, etc. Quand on parle d’écologie on parle beaucoup de fermetures d’usines, et forcément on a des gens à gauche qui s’opposent à ces perspectives de perte d’emploi, avec du chômage. Est-ce que l’écologie républicaine pourrait être créatrice d’emplois ?
C.Ridel :

En tout cas, l’écologie républicaine n’a pas pour but de mettre les gens au chômage. Une république sociale doit garantir un emploi pour tous, permettre à chacun d’avoir un emploi. L’emploi c’est la dignité, la participation à la vie, un droit même. L’écologie, si elle est républicaine, devra trouver un travail pour tout le monde. Mais beaucoup de gens pensent que l’écologie est synonyme de destruction d’emplois parce que dans leur tête, « emploi = productivisme ». 

Il faut aller vers des emplois et une forme d’économie qui ne soit plus productiviste. On a déjà accumulé beaucoup de biens dans notre économie, on a tous une voiture, un frigo, une machine à laver, des équipements modernes. Pendant les Trente glorieuses, tous les Français ont eu accès à ces équipements, et il fallait une économie productiviste pour satisfaire les besoins des gens. Mais maintenant qu’on a tout ça, et qu’on a accumulé autant de biens, l’économie va évoluer vers ce que David Djaïz appelle dans son dernier livre l’économie du bien-être. C’est une économie sur laquelle la France est déjà très bien positionnée : la santé, la silver economy autour du vieillissement, la culture, la gastronomie, l’éducation… Les gens ont accumulé des biens et veulent maintenant vivre mieux, accumuler des expériences, développer leur être… ça va créer des emplois différents ! Et, pour que la société ne s’appauvrisse pas massivement, il va falloir continuer de  produire des richesses et maintenir une productivité suffisamment élevée. 

Par exemple sur l’agriculture, qui représente la plus grande perte d’emplois depuis les années 80 (nous n’avons plus que 400 000 exploitations agricoles en France). Si on veut sortir l’agriculture des intrants chimiques, on aura besoin de plus de gens pour travailler la terre ! Il n’est pas question de retourner à la charrette et à la faux, mais ce sera potentiellement demandeur d’emplois, avec des installations plus petites en permaculture, en hauteur etc.

Après la disparition des paysans que la France a vécu à compter des années 1950, 60, on garde une image très dégradée du travail de la terre : ce serait dur et dégradant. Notre génération doit relever le drapeau ! C’est une population délaissée, mal payée, qui se suicide… c’est scandaleux ! Il faut revaloriser cette image de l’agriculteur. C’est en cours avec les néo ruraux, qui ouvrent de nouvelles exploitations… c’est une minorité mais ça participe de la revalorisation de l’image des gens qui travaillent la Terre.

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L’éthique environnementale ou l’idée d’une valeur intrinsèque de la nature

Le Retour de la question stratégique

L’éthique environnementale ou l’idée d’une valeur intrinsèque de la nature

Dans ce premier article de notre série consacrée aux sources de l’écologie politique, nous étudions l’environnement dans une perspective éthique. Il s’agit là d’un courant mal connu en France – et pour cause ses principaux auteurs sont de filiation anglo-saxonne – pourtant riche de toute une tradition qui infuse dans le débat public. Le projet de l’éthique environnementale consiste à identifier dans l’éthique dominante un anthropocentrisme latent qui explique pourquoi la préservation de l’environnement n’est jamais un objectif en soi. Mais qu’est-ce au juste que l’éthique environnementale ?
Vers Un grand récit écologiste

Qu’est-ce qu’un grand récit ? Un discours, un vocabulaire, une stratégie, une philosophie politique, une vision historique ? Sûrement un peu de tous ces éléments à la fois. La force d’un grand récit est d’abord et avant tout sa capacité d’entrainement par la production de sens. Ce ne peut pas être un discours prêt-à-penser, au contraire un grand récit doit permettre une certaine souplesse intellectuelle pour que des courants, des tendances se dessinent et se développent. C’est enfin une capacité à replacer l’action politique le long d’un arc temporel qui s’étend d’un passé plus ou moins lointain marqué par des évènements fondateurs jusqu’à un avenir esquissé à la manière d’un horizon. La révolution de 1789 a été à ce titre le mythe fondateur d’un grand récit républicain en France, tout comme le marxisme a été le creuset d’un grand récit populaire.

Pour bien des raisons que nous n’analyserons pas ici, l’époque contemporaine – à gros traits la postmodernité – se caractérise notamment par la désuétude de ces grands récits. Or un champ politique sans récits antagonistes pour le structurer est comme un spectacle sans histoire, une scène sur laquelle des acteurs errent sans but pour distraire des spectateurs amorphes. Les visions étriquées et démagogues ou bien la tactique électorale à la petite semaine masquent mal une incapacité à produire du sens par l’action politique, réduisant les élus au rôle de simples gestionnaires d’un Léviathan administratif en pilotage automatique.

La série d’articles que nous inaugurons ici a pour projet d’explorer les grands courants qui structurent ce qui pourrait justement être l’un des grands récits de notre siècle : l’écologie politique. »

Pourtant, ce constat ne saurait occulter l’affirmation , ces dernières années, d’un discours qui convainc de plus en plus de citoyens et d’électeurs : l’écologie politique. Mais qu’est-ce que l’écologie politique ? Son inconsistance lui assure aujourd’hui une certaine prospérité. Derrière ce signifiant (un peu) vide se cachent pourtant des dizaines d’auteurs, de pensées différentes et bien souvent divergentes mais qui ont en commun une qualité essentielle de tous les grands récits : elles proposent une vision du monde totalisante. L’écologie politique désigne en premier lieu un ensemble de thèses et de doctrines hétérogènes qui pointent toutes vers une même finalité : faire de la préservation de notre environnement l’enjeu politique fondamental. La série d’articles que nous inaugurons ici a pour projet d’explorer les grands courants qui structurent ce qui pourrait justement être l’un des grands récits de notre siècle : l’écologie politique.

1. Le champ éthique, l’environnement et la notion de valeur

L’éthique comme champ philosophique correspond à la « science des mœurs ». Le terme est un emprunt au latin ethica, lui-même repris du grec ethikon, « relatif aux mœurs et à la morale ». L’éthique se caractérise par sa dimension pratique, c’est-à-dire qu’elle se propose de servir de guide, de boussole pour l’action. Deux grandes écoles éthiques ont émergé à la faveur de la modernité philosophique. La première est le conséquentialisme qui évalue la moralité d’une action en fonction des conséquences qu’elle aura. Sa plus célèbre version est l’utilitarisme – transposition à l’éthique des grands principes libéraux – qui transforme la philosophie pratique en une succession de calculs d’utilité, chaque individu faisant ainsi des choix guidés par son intérêt propre. L’école déontologique constitue la seconde grande école éthique, qui évalue non pas les conséquences des actes de l’individu mais prioritairement la visée poursuivie par celui-ci, c’est-à-dire son intention initiale.

Sans entrer dans le détail des développements et des limites d’une opposition statique entre écoles – la première représentée classiquement par Bentham et Mill, la seconde par Kant – remarquons que ces deux approches supposent que l’on place au fondement de l’évaluation – soit de la visée, soit des conséquences – une valeur cardinale à l’aune de laquelle l’action recevra sa qualification éthique, bonne ou mauvaise : le plus souvent le bien-être ou le bonheur de l’individu, tant que cela ne nuit pas à la communauté. L’éthique est toujours une tentative rationnelle de réconciliation entre les désirs individuels et l’intérêt collectif par la prescription de règles de conduite qui sont autant de limites à l’action individuelle. C’est pour cela notamment que la constitution de la communauté éthique est suspendue à la reconnaissance préalable entre semblables, entre égaux, c’est-à-dire entre personnes qui se reconnaissent mutuellement comme agents éthiques et acceptent de limiter leur puissance d’agir tant que les autres membres de la communauté en font autant.

quelle valeur éthique accorder à l’environnement dans une perspective éthique traditionnelle ? Pour le dire autrement, peut-on faire de la préservation de l’environnement une fin en soi ? »

Après ce bref rappel, posons-nous donc la question centrale : quelle valeur éthique accorder à l’environnement dans une perspective éthique traditionnelle ? Pour le dire autrement, peut-on faire de la préservation de l’environnement une fin en soi ?

L’homme du XXIe siècle qui comprend les enjeux du réchauffement climatique et la menace qui pèse sur la biodiversité voudra répondre « oui » sans hésiter. Mais est-ce que derrière la pseudo-évidence ne se cacherait pas une difficulté ? En effet, l’utilitariste comme le déontologue de bonne foi peuvent tout à fait reconnaître que la défense de l’environnement constitue une fin, certes, mais celle-ci n’est pas une fin en soi. Elle est une fin pour l’être humain, ou pour la communauté humaine, car celle-ci a besoin de préserver son environnement pour assurer sa propre survie. La valeur que nous reconnaissons à l’environnement dans cette perspective est instrumentale et non intrinsèque. Le fondement profondément humaniste de l’éthique condamne cette dernière à ne reconnaître de valeur intrinsèque qu’à l’homme qui peut seul être considéré comme fin en soi. On retrouve ici l’impératif pratique kantien énoncé dans la Critique de la raison pratique : « agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » L’octroi d’une valeur intrinsèque à un être autre que l’homme est une quasi-impossibilité logique pour les éthiques modernes qui se prescrivent des limites strictes dès lors qu’elles font de la reconnaissance entre égaux le préalable à la constitution de la communauté morale. L’éthique moderne nous « condamne » donc en un sens à l’anthropocentrisme.

On comprend bien mieux ainsi la dimension novatrice, pour ne pas dire subversive, d’un projet éthique rationnel visant à reconnaître à la nature une valeur intrinsèque, une valeur telle que sa préservation puisse être une fin en soi. Et à regarder de plus près les différentes tendances issues de ce que l’on appelle l’écologie profonde il n’est pas rare que, faute de trouver un soubassement rationnel à la valeur intrinsèque de la nature, on lui substitue une valeur spirituelle. La sacralisation, voire la divinisation de la nature tient ainsi lieu de fondement à une éthique environnementale. On retrouve d’ailleurs dans ces pensées une certaine inclination à l’immanentisme, d’inspiration Spinoziste – caractérisée par la célèbre formule « deus sive natura », c’est-à-dire que Dieu est identifié à la nature – qui contraste avec la philosophie d’un Descartes que l’on classe d’ordinaire volontiers parmi les héritiers des pensées de la transcendance.

2. L’éthique ratiocentriste, la nature et la valeur intrinsèque

Plusieurs philosophes, spécialistes d’éthique de l’environnement, ont tenté de frayer une voie pour sortir des apories de l’anthropocentrisme et inaugurer une éthique authentiquement biocentrique. C’est par exemple le cas de Baird Callicott, de Holston Rolmes ou encore de Paul Taylor(1) qui sont au cœur de notre étude.

En premier lieu, notons que chacun de ces auteurs assume un parti-pris théorique qui consiste à ne pas sortir du cadre de la philosophie moderne que l’on pourrait qualifier de philosophie du sujet et définie, à très (trop) gros traits par la bipartition cartésienne du sujet et de l’objet et fondée sur l’évidence du cogito(2), bien que Callicott soit celui qui tente le plus de s’en éloigner.

Pourquoi cela est-il important ? Parce qu’une telle bipartition suppose que le monde soit conçu comme un réseau infini de relations entre des sujets, seuls à même de porter des jugements, notamment des jugements de valeurs, et des objets qui sont de simples choses.

Mais si le monde n’est qu’un tissu de relations, se pose dès-lors la question de la possibilité même qu’existe quelque chose comme une valeur intrinsèque. Si le monde n’existe que pour des sujets, alors la valeur ne naît qu’à l’occasion des jugements portés par ces mêmes sujets sur leur monde alentour. Dit autrement et pour reprendre une formule célèbre de Jean Wahl « y aurait-il encore des étoiles dans le ciel sans personne pour les regarder ? » Or si l’on parle de valeur intrinsèque, celle-ci ne doit pas dépendre du jugement d’un sujet valorisant mais doit être absolue et exister même en l’absence de sujet formulant des jugements.

C’est dans ce cadre très contraint que l’éthique kantienne trouve sa place en détournant le problème. La reconnaissance des égaux se fait sur le fondement d’une reconnaissance mutuelle entre sujets : chaque sujet se représente son existence, accorde à sa vie une valeur propre, irréductible. Et c’est parce que j’identifie dans autrui un autre soi-même, un autre être rationnel, un autre ego cogito, que je peux inférer que, tout comme moi, lui aussi accorde à sa vie une valeur également irréductible. C’est donc la possession de la raison qui, ultimement, fonde la communauté morale. C’est une éthique non seulement anthropocentrique mais que l’on pourrait même qualifier de ratiocentrique ou logocentrique.

Quittons le terrain âpre des philosophies du sujet pour revenir à la valeur intrinsèque de la nature. Le principal obstacle à l’élargissement de la communauté éthique à la nature en général est la réciprocité qu’impose une éthique fondée sur la raison, c’est à dire une éthique ratiocentriste .

Mais pour Callicott, il existe au moins deux preuves de l’existence de la valeur intrinsèque et celles-ci n’ont rien à voir avec la raison. La première est la preuve téléologique, reprise d’Aristote, qui peut se résumer ainsi : si nous n’accordons qu’une valeur instrumentale aux choses, si nos actes ne visent jamais des fins en soi mais toujours des moyens en vue de, cette chaîne doit nécessairement s’arrêter à une fin dernière, qui ne peut être qu’une fin en soi. Pour le dire autrement : l’existence de valeurs instrumentales implique nécessairement l’existence d’une valeur intrinsèque qui est fin dernière, tout comme, lorsque nous remontons une chaîne de causes, nous devons nécessairement aboutir à identifier une cause première.

La seconde preuve, qui nous intéresse davantage, est la preuve phénoménologique, qui reprend l’assertion de Kant sur la valeur que nous accordons à notre vie propre. Pour Callicott, nous accordons, chacun d’entre nous, une valeur effective à notre existence, qui dépasse la valeur que nous sommes enclins à nous accorder en vertu de notre position sociale ou familiale. L’homme isolé, reclus aux marges de la société, continue de considérer que son existence a une valeur irréductible, une valeur existentielle.

Pour Holmes Rolston, l’évolution même, par les différentes stratégies que déploie le vivant pour survivre, est la manifestation d’une volonté de vivre si puissamment ancrée et inhérente qu’elle témoigne à elle-seule de la valeur intrinsèque que chaque être vivant accorde à son existence propre. »

Cette preuve phénoménologique se passe de démonstration car elle se donne, à l’instar du cogito cartésien, sur le mode d’une évidence apodictique, c’est-à-dire que cette assertion est nécessairement vraie mais ne peut être démontrée. Or selon nos deux auteurs, cette valorisation intrinsèque de l’existence n’est pas le fait des seuls êtres humains mais doit être étendue à l’ensemble du vivant. Pour Holmes Rolston, l’évolution même, par les différentes stratégies que déploie le vivant pour survivre, est la manifestation d’une volonté de vivre si puissamment ancrée et inhérente qu’elle témoigne à elle-seule de la valeur intrinsèque que chaque être vivant accorde à son existence propre.

En cela Rolston prend un chemin qui s’éloigne du ratiocentrisme puisqu’il n’est nul besoin d’adosser cette valeur à autre chose qu’elle-même, ni même que celle-ci soit formulée explicitement par des êtres doués de langage. Par ailleurs, si le seul fait de se valoriser existentiellement suffit à fonder la valeur intrinsèque et, par extension, à fonder la communauté morale, alors la condition de réciprocité tombe d’elle-même et la communauté s’élargit à l’ensemble du vivant.

D’aucun remarqueront que cette valeur intrinsèque, qui devient ici une véritable valeur existentielle, ressemble furieusement au vouloir-vivre de Schopenhauer, qui identifiait, derrière les apparences multiples et biaisées du monde, l’expression d’une force invisible mais réelle, vérité de l’existence et de l’être : le vouloir-vivre. On retrouve également une idée similaire dans la philosophie tardive de Nietzsche, via le concept de volonté de puissance telle qu’il le caractérise dans La Généalogie de la morale et plus encore dans Ainsi parlait Zarathoustra. On la retrouve enfin, sous d’autres traits, plus tôt dans notre histoire et à l’issue d’un cheminement philosophique bien différent, chez Spinoza qui parle du conatus, qui n’est autre que la persévérance dans l’être propre à toute chose qui existe et souhaite continuer à exister.

3. LIMITES PRATIQUES ET PERSPECTIVES JURIDIQUES

Mais que faire d’une telle éthique bio-centrée ? Est-elle effective ? Commençons par mesurer ce qu’elle impliquerait. Callicott montre bien qu’une telle éthique environnementale est difficile à manœuvrer, voire impotente et ce pour au moins deux raisons :

A) Elle met un terme à la distinction entre valeur instrumentale et valeur intrinsèque, ce qui pose d’innombrables problèmes philosophiques mais aussi très concret. En effet, dans une telle perspective, l’élevage d’animaux à quelque fin que ce soit (production de lait, de laine, de viande) devient rigoureusement impossible et l’exploitation des sols à des fins agricoles pourrait, un jour, poser problème. Tout être vivant, du grand mammifère à la plus petite plante doit désormais être considéré comme fin en soi. Une telle éthique dissout la communauté morale pour laisser place à la communauté du vivant.

B) Elle n’accorde aucune valeur intrinsèque aux milieux c’est-à-dire aux grands ensembles abiotiques que sont notamment les montagnes et glaciers, les océans ou l’atmosphère. Ces ensembles-là continuent, dans cette perspective, de n’être considérés qu’au seul prisme de leur valeur instrumentale pour la communauté du vivant, or c’est bien la saturation de ces puits de carbones qui est à l’origine du réchauffement atmosphérique et donc des dérèglements climatiques sans qu’aucune valeur intrinsèque ne leur soit reconnue.

En réalité l’éthique environnementale de Rolston souffre de n’être qu’une transposition au vivant tout entier d’une éthique individuelle qui a été conçue dans un esprit profondément humaniste. »

En réalité l’éthique environnementale de Rolston souffre de n’être qu’une transposition au vivant tout entier d’une éthique individuelle qui a été conçue dans un esprit profondément humaniste. Mais à ces deux critiques, ajoutons-en une troisième que Rolston et Callicott feignent de ne pas voir mais qui pose pourtant une difficulté majeure : l’absence de réciprocité. Nos deux auteurs balayent d’un revers de main cette objection, mais cela est-il possible sans modifier en profondeur le sens même de l’éthique ?

Illustrons par un exemple concret : un homme A se trouve face à un prédateur P qui s’apprête, non pas à l’attaquer lui – le cas serait trop aisé à résoudre – mais à attaquer une personne B, qui n’a témoigné aucune agressivité envers quelque animal que ce soit et qui est tout à fait inconnue de A. A peut, s’il le souhaite, empêcher le prédateur de s’attaquer à B mais il doit pour cela tuer P. Que doit-il faire ?

Le sens commun nous enjoint à considérer que A doit sauver B en tuant P. Mais si l’on adopte la perspective de Rolston, cela n’est plus tout à fait évident. En effet, toute vie doit être également valorisée et P a surement de très bonnes raisons d’attaquer B (comme se nourrir pour survivre ou nourrir ses petits). L’intervention de A en faveur de B témoignerait donc d’un parti-pris anthropocentrique évident. Pour s’en convaincre, remplaçons B par n’importe quel autre animal. Dans ce second cas, il est évident que H n’interviendra pas et laissera P dévorer B.

Nous sommes naturellement enclins à vouloir sauver nos semblables et opérons ainsi une forme de gradation dans la valeur que nous accordons aux êtres vivants en traçant une ligne de démarcation claire entre nos semblables et le reste du vivant, qui ressemble beaucoup à la ligne que nous traçons entre sujets et objets et qui n’est rien d’autre que la condition essentielle de la réciprocité. Nous n’acceptons dans la communauté morale que ceux dont nous savons qu’ils sont susceptibles de nous reconnaître comme fin en soi également, ce qui implique qu’ils soient des sujets au sens cartésien du terme.

On pourrait même dire que la réciprocité forme une condition qui, à certains égards, supplante la règle de la reconnaissance des égaux. Ce sont par exemple tous les cas où une relation homme-animal se noue (avec un chien, un cheval ou un singe) qui peut conduire la personne à reconnaître à l’animal en question une valeur supérieure à celle d’un de ses semblables. Mais la valeur est ici adossée à un affect et on s’éloigne alors d’une éthique objective.

Enfin, il y a bien ce que l’on pourrait qualifier de biais dans la manière dont Rolston et Callicott abordent le problème. Tous deux parlent d’une valeur intrinsèque de la nature mais leur méthode consiste à étirer à l’envie la notion cartésienne de sujet, et donc la dignité morale qui lui est associée. Or la nature dans sa totalité ne pouvant être considérée comme un seul sujet, leur stratégie consiste à étendre la notion de sujet au vivant, pris comme somme des organismes vivants. Ainsi ce n’est pas la nature qui est dotée d’une valeur intrinsèque mais le bios en général et de façon indiscriminée, ce qui pose la question de la limite : peut-on accorder la même valeur à un mammifère, un invertébré, un arbre, un champignon ou même une bactérie, un virus ? Faut-il que nous plongions dans les méandres de la classification des êtres vivants pour arriver à tracer une limite acceptable à cette nouvelle communauté morale ?

En revanche, l’extension de la notion de sujet présente un intérêt pratique évident car le dualisme cartésien et notamment la notion de sujet a notamment permis de forger la fiction juridique moderne de l’homme comme sujet de droit, c’est-à-dire comme entité physique à laquelle des droits inaliénables sont attachés et qui, en contrepartie, est présumé assumer l’entière responsabilité de ses actes – à la différence des animaux que la modernité juridique a exclu du champ des sujets de droits pour cette raison précise.

L’extension du concept de sujet de droit à la nature ou l’environnement est une stratégie politique et normative intéressante afin d’améliorer la protection juridique du vivant »

Or l’extension du concept de sujet de droit à la nature ou l’environnement est une stratégie politique et normative intéressante afin d’améliorer la protection juridique du vivant, mais ce concept, parce qu’il est fondé sur la notion même de sujet, implique la reconnaissance préalable d’une valeur intrinsèque. Si l’on y parvenait, cela permettrait par exemple de renverser la charge de la preuve en droit environnemental : plutôt que d’avoir à démontrer la nuisance particulière causée au milieu naturel par un acte d’exploitation pour l’interdire, il s’agirait de démontrer l’utilité d’un acte entrainant l’exploitation du milieu naturel pour l’autoriser.

Faute de pouvoir fixer une borne, une limite permettant de contenir la taille de la communauté morale, les promoteurs de la valeur intrinsèque de la nature échouent à fonder celle-ci rationnellement en butant sur le concept cartésien de sujet qu’ils ne parviennent ni à abandonner, ni à dépasser. De là à dire, au grand dam de nombreux penseurs de l’écologie – dont certains ont emboité le pas aux philosophes de la déconstruction du sujet de la seconde moitié du XXe siècle, de Foucault à Derrida – que Descartes est indépassable et les philosophies du sujet également, il n’y a qu’un pas.

Références

(1) Ces trois auteurs Américains, méconnus en France, ont publié essentiellement dans les années 1980 et 1990. Ils ont tous contribué à une revue célèbre outre-Atlantique dénommée Environmental ethics et fondée en 1979. Cette revue a constitué, pendant plusieurs décennies, un point de ralliement pour tous les philosophes désireux de participer au débat et à l’édification d’une éthique environnementale qui réponde, sur le plan de la théorie, aux enjeux intellectuels de l’écologie que ces précurseurs avaient identifié dès la fin des années 1970.

(2) Pour rappel le cogito cartésien est l’évidence qualifiée d’apodictique (c’est-à-dire qui est nécessairement vraie mais ne peut être démontrée) selon laquelle j’acquiers de façon préréflexive (c’est-à-dire avant toute réflexion, tout retour sur moi-même) la certitude de mon existence. Le cogito constitue non-seulement un fondement existentiel (il fonde la certitude de l’existence) et un fondement épistémologique puisqu’il inaugure la bipartition du sujet et de l’objet qui est à la base de toute l’entreprise moderne de connaissance. Sa formule la plus célèbre est le fameux cogito ergo sum, je pense donc je suis.

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