Journalistes politiques 2.0 : les mauvais artisans du bavardage médiatique

Journalistes politiques 2.0 : les mauvais artisans du bavardage médiatique

Depuis plus de dix ans, nous contemplons la lente décomposition du corps médiatique. Les figures du pigiste, du reporter et de l’éditorialiste sont devenues les facettes interchangeables d’un même spectacle. L’opinion, grimée en vérité dévore les faits, et l’information s’engouffre dans le ressac infini du commentaire. La grande braderie sauvage à laquelle se livre l’information n’est que l’aboutissement d’un système de collusion qui ne se cache plus, entre techno-capitalistes, dirigeants politiques et influenceurs. Celui-là même que dénonçait Serge Halimi en 1997 dans Les Nouveaux chiens de garde. Nous voilà donc réduits à scroller parmi des flux interminables, pris au piège d’un marché qui étouffe sous son propre poids, dans lequel les intérêts s’assument haut et fort. Sous l’empire numérique, certaines rédactions tentent encore de résister aux nouvelles injonctions, tandis que les derniers représentants du journalisme de Cour, s’accrochent farouchement à leurs privilèges. Ce qui n’était autrefois qu’une inquiétude diffuse — la défiance du public — est désormais intégré, presque cyniquement, au modèle économique bien huilé de l’information. Cette nouvelle réalité n’en reste pas moins qu’une injonction à se prendre au spectacle.

L’avis, le nouveau produit médiocre de l’information

Les nouvelles tendances de consommation ne sont que de grossières ficelles commerciales ; et c’est celles du clash et de l’escalade réactionnaire qui occupent le devant de la scène médiatique. Derrière cette fièvre, une mode absurde pousse la stratégie des grands médias : à force de travestir les faits en opinions, journalistes, éditorialistes et chroniqueurs ont accouché du nouveau produit ultra-rentable de l’information : « l’avis ».

L’avis est sorti du cerveau des loups de l’infotainment. C’est une unité de production simple, bon marché, adaptée à la cadence imposée par l’agenda médiatique. À mesure que les plateformes ont rongé les audiences des médias mainstream, l’avis s’est imposé, non pour diversifier, mais pour proliférer sans fin.

L’avis frôle la surface des faits, souvent réduits à quelques « petits faits vrais »[1] pour s’user en boucle dans le commentaire. Il s’est imposé en liquidant tout principe de hiérarchisation de l’information et en saturant les ondes. Ainsi, des faits divers malheureusement fréquents se retrouvent livrés au commentaire à chaud, systématiquement politisés pour servir des agendas politiques. Le « petit commerce artisanal de la vérité »[2] prospère ainsi aux côtés de celui de l’horreur dopé aux faits divers, au point que certains journalistes soient devenus les boutiquiers morbides de l’information. Au même moment, des débats futiles sur les phénomènes de mode ou le dernier tweet injurieux d’un député supplantent l’actualité internationale, dans d’interminables tours de tables dédiés aux réactions.

Aujourd’hui, l’avis a des émissions et des ventriloques dédiés à sa cause : des journalistes qui estiment que leur métier n’est plus moins d’informer que de commenter l’actualité. A l’avant-garde de ce glissement, les chaînes d’information en continu comme BFM TV, propriété de Rodolphe Saadé, surexposent les faits divers et recyclent en boucle leurs contenus. Elles ne répondent qu’à des stratégies exclusivement orientées vers l’audience et la rentabilité immédiate.

Mais cet art du confusionnisme a pris racine dans le grand capharnaüm des réseaux sociaux. C’est sur X qu’on a vu émerger une nouvelle génération de journalistes politiques, spécialistes du off[3] et du scoop. À la pression de la concurrence et des chiffres, ils ont répondu par une multiplication des contenus : principalement par le biais du petit commentaire. Alors, ils se sont mis à parler à tout va, à interpeler directement les politiques, à les accabler publiquement ou à faire leur publicité. Ils ne questionnent jamais les effets délétères et désinhibants des plateformes. Au contraire, ils embrassent ce défouloir numérique avec un zèle effarant, arguant une liberté d’expression totale, comme si le tweet n’avait ni auteur, ni responsabilité. Les interpellations des élus deviennent des procès sans règles. Peu importe la réponse des concernés, elle se noiera dans le flot relayé des accusations.

« Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même[4]. »

En lieu et place d’un contrôle de leur parole, un impératif de réaction s’est imposé à certains journalistes. La « réactionnite », autrefois faiblesse est devenue un réflexe. Le bruit médiatique ambiant ne laisse plus filtrer que l’urgence du spectaculaire.

Les maîtres de la télévision et des plateformes numériques ont vite compris que l’avis ne se vendrait plus sur le marché traditionnel de l’information, mais sur un marché entièrement dédié à sa diffusion : celui du commentariat. Cette dynamique que Nicolas Truong a brillamment explorée[5] traduit un bouleversement anthropologique majeur. La société d’aujourd’hui n’a jamais autant parlé, et elle ne le fait pas tant à la recherche d’un but que comme une fin en soi : « Aujourd’hui, c’est précisément le commentaire qui est devenu un spectacle. Et l’information un divertissement »[6].

En vérité, la société du commentaire n’est pas un accident, elle résulte d’un choix : celui d’avoir troqué un idéal déontologique de qualité contre une multiplication infinie des options de consommation. Mais les conséquences sont désastreuses pour le spectateur. Le critique culturel Neil Postman prédisait dès 1985 : « Le danger est que, en traitant l’information comme un divertissement, nous perdons notre capacité à comprendre ce que signifie réellement « être bien informé. »

Les ingénieurs du rideau

Les journalistes politiques pâtissent et usent à la fois de ces transformations, et en tirent des stratégies. Car le bruit médiatique agit à la fois comme un brouilleur d’onde et une formidable chambre d’écho, au point que « La censure ne s’exerce plus par rétention ou élimination, mais par profusion. Pour détruire une nouvelle, il suffit d’en pousser une autre juste derrière. »[7]

Disons-le, ce nouveau paradigme s’est imposé grâce au consentement silencieux de la classe politique qui ne cesse de le nourrir. Les micros n’attendent que ceux prêts à se jeter sur la moindre déclaration présidentielle ou sur le dernier tweet d’un homologue pour exister sur la scène médiatique. Bien sûr, certains trient les sollicitations, mais ce choix reste secondaire tant qu’ils continueront de se faire dicter les conditions du débat public.

Le débat intellectuel s’est lui aussi, profondément transformé, ne jouissant plus d’émissions ni de rubriques de premiers plans. L’éditocratie quant à elle, a renforcé son emprise, dans une quête permanente d’approbation de la part de ses propriétaires. Les journalistes de plateaux, figés par les apparences, distribuent les rôles et comptent les points. Finalement, les nouveaux chiens de garde n’ont jamais lâché leur os.

Le goût de la critique du système s’est vu réduire à des « débats » futiles où provocateurs et pseudo-intellectuels s’affrontent, réduisant l’échange à une parade d’émotions. Les toutologues, ces intellectuels médiatiques « invités partout [mais] experts en rien »[8] circulent sans honte sur les plateaux, investissant des sujets qu’ils ignorent en substance, guidés par l’impératif de remplir l’espace.

Entre le marteau du dollar et l’enclume du clavier, le journaliste otage de ses maîtres

Ces mutations révèlent la mue d’un secteur en crise obsédé par la sauvegarde de ses marges. Les revenus publicitaires, plus nombreux mais moins rentables ont fini de convaincre les dirigeants de dégraisser les rédactions au forceps : sabrer la qualité pour ajuster la rentabilité. L’entreprise de domination du bruit médiatique se transforme en impératif de survie économique, et c’est la qualification du métier qui en a d’abord payé le prix.

Face à l’injonction constante d’alimenter le flux médiatique, beaucoup de journalistes reconnaissent une addiction aux infos préfabriquées, c’est-à-dire à des contenus formatés, immédiats et sans profondeur. « Aujourd’hui, nous brassons des histoires plus que nous n’en écrivons. Presque tout est recyclé d’une autre source […]. Le travail a été déqualifié et énormément amplifié dans le volume et non dans la qualité » rapportait Nigel Hawkes, journaliste à The Time en 2022[9].

Ces dernières  proviennent souvent des relations publiques[10], sous la forme de notes et de communiqués ciselés par des conseillers politiques. Certains articles de presse en sont composés à plus de 80%. Poussés à se rapprocher plus près des décideurs, certains journalistes en sont venus à assumer pleinement des liaisons dangereuses. Faisant mine de dévoiler les coulisses de la politique, les rédactions ont poussé leurs plumes à « raconter davantage les politiques que la politique ». Il est fréquent de lire des articles qui explorent la psychologie des acteurs du pouvoir, dans des récits qui donnent l’illusion d’une proximité quasi-intime avec eux. Dans Il n’y a que moi que ça choque ?[11], Rachid Laïreche critique cette proximité réelle, oscillant entre fascination et courtisanerie.

Lorsqu’ils sont privés d’un accès privilégié à la sphère dirigeante, certains journalistes politiques se replient sur le recyclage routinier des commentaires sur X, se contentant de quelques off pour alimenter leurs analyses. D’ailleurs, la part des articles qui contiennent une citation en off the record est passée de 15% en 1970 à 60% en 2022 pour le seul journal du Monde[12]. En l’absence de sources solides, les tweets viennent aussi souvent combler le vide.

Du journaliste engagé à l’influenceur sans filtres

A mesure que les influenceurs devenaient des vecteurs d’information à part entière, certains nouveaux visages du journalisme politique ont fini par leur emboiter le pas. On les retrouve dans la plupart des médias alternatifs en ligne ou à leur propre compte. Probablement séduits par les promesses de visibilité, ils en ont épousé les codes, notamment à travers une mise en scène théâtrale de l’actualité. Ce glissement progressif les place au carrefour instable de l’analyse, du militantisme et du divertissement.

Dans l’arène de l’influence, le journaliste doit façonner son image de marque, c’est-à-dire, une projection de lui-même taillée pour le regard exigeant du consommateur. Car le journalisme d’influence repose sur un jeu foncièrement dialectique. Le créateur de contenus doit toujours être « engageant ». De fait, l’intérêt migre dans l’image, le fond s’efface derrière la forme : Le consommateur ne cherche plus un produit, mais une relation de consommation. On attend dorénavant des journalistes influenceurs qu’ils nous la livrent « personnalisée », enduite d’affects, authentiquement artificielle. En quête de connexion, on veut « entrer en résonance[13] » avec l’actualité.

Ceux qui suivent cette voie compromettent les fondements mêmes de leur métier. L’éthique professionnelle se réduit alors à une façade d’indépendance, une liberté sans contrepartie. Ce glissement ne clarifie pas le débat politique ; il normalise, par défaut, l’absence de règles. En affaiblissant le sens du politique, ils affaiblissent aussi celui de leur profession. Le journaliste, devenu acteur, renonce à son rôle de contradicteur, pour s’aligner sur les impératifs du spectacle.

Cette déstructuration de l’information ne se déploierait pas pleinement sans l’intervention de l’algorithme. Le faux hasard codé impose ses règles, choisit en silence ce qui circule et ce qui reste en marge. Il pousse les journalistes à adopter sa logique, jusqu’à ce que leur pratique entière s’y conforme.

Conclusion

Aujourd’hui, pris dans le tourbillon des critiques, le journalisme politique doit faire son examen de conscience. En abandonnant les principes élémentaires qui constituaient la déontologie originelle de sa profession, il a laissé ses adversaires issus des plateformes étendre leur emprise. Les mouvances d’extrême droite rendues maîtres dans l’art de désinformer et de manipuler, sont d’ailleurs les nouveaux ingénieurs du chaos[14].

Les responsabilités sont multiples, mais celle de la classe politique est centrale. A travers ses communicants et son addiction aux « petites phrases », elle alimente la caricature des débats, encourage la logique des plateformes et conforte un système qui cède tout à la mise en scène.

Face à ces constats, on pourrait se demander si la fin d’une époque n’annonce pas celle d’un métier. Peut-être que la société du divertissement n’a plus besoin de ses journalistes. Ils incarnent une profession assiégée, livrée à l’ère du vide, où le journal existe sans les journalistes, où le contenant a remplacé le contenu. L’influenceur et le relayeur de dépêches partageant le poids d’un rôle vidé de sa substance. « Devenu « journalisme de communication », le journalisme vit sous la double contrainte des verdicts du marché et de la routinisation des pratiques »[15]. Jusqu’à présent, le journaliste n’a fait que suivre ou ajuster sa trajectoire en fonction des changements imposés.

[1] « L’inconsciente irresponsabilité du journalisme politique », Sylvain Bourmeau, 24/06/2024, AOC

[2] Ibid

[3] Parole non-attribuée visant à protéger la source

[4] Guy Debord, « La société du spectacle », Buchet-Chastel, 1967

[5] Nicolas Truong, « La société du commentaire », Editions de l’Aube, 2022

[6] Le Monde, « Le commentariat étend son influence, des réseaux sociaux aux chaînes d’info en continu » 21/10/2021

[7] Interview d’Umberto Eco, L’Obs, « L’ordinateur est proustien, spirituel et masturbatoire », propos recueillis par Elisabeth Schemla, 17/10/1991

[8] Lisa Guillemin, « L’enquête : Toutologues, les faux experts de l’info », L’Humanité, 2024

[9] The Canadian journalism foundation

[10] Chantal Francoeur, « Convergence : comment le travail des journalistes gravite autour des professionnels de la communication », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 2017

[11] Rachid Laïreche, « Il n’y a que moi que ça choque ? Huit ans dans la bulle des journalistes politiques », Les Arènes, 2023

[12] « Une étrange victoire : l’extrême droite contre la politique », Etienne Ollion et Michaël Foessel, Le Seuil, 2024

[13] Hartmut Rosa, « Rendre le monde indisponible », La Découverte, 2018

[14] « Les ingénieurs du chaos », Giuliano Da Empaoli, Gallimard, 2019

[15] Note de lecture de Jean-François Tétu sur « L’emprise médiatique sur le débat d’idées. Trente années de vie intellectuelle (1989-2019) », Rémy Rieffel, Presses universitaires de France, 2022

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Permettre l’émergence de l’idéal coopératif en remplacement de l’idéal concurrentiel

Permettre l’émergence de l’idéal coopératif en remplacement de l’idéal concurrentiel

Face à l’épuisement des logiques concurrentielles et à la déliaison des rapports sociaux, le biorégionalisme propose un renversement paradigmatique : substituer à l’idéal de compétition celui de coopération symbiotique. En s’inspirant des interactions écologiques, il entend faire advenir une société où l’interdépendance devient norme, et la solidarité, moteur. Cette perspective ne relève ni de la naïveté morale ni de l’utopie désincarnée, mais d’une rationalité écosystémique appliquée au champ social. Ainsi, la symbiose devient principe politique, et la communauté, cadre opératoire de la justice. Cette note est la dernière partie de la recension du livre « l’Art d’habiter la Terre » de Kirkpatrick Sale.

Être en harmonie avec son environnement, son histoire et sa culture, voilà divers objectifs phares du biorégionalisme. Toutefois, nous n’avons pas encore abordé une autre forme d’harmonie, celle entre les individus. Si nous avons rapidement abordé cette idée dans la présentation politique du biorégionalisme, il est nécessaire de détailler plus en profondeur le fort intérêt biorégionaliste en faveur d’une bonne coopération entre les individus. Comme toujours avec le biorégionalisme, cette aspiration à plus de coopération se fondent sur les dynamiques écosystémiques régissant notre environnement. Elle prend ainsi racine dans l’une des lois fondamentales de nos écosystèmes : la symbiose. Phénomène scientifique décrivant les mécanismes du vivant usant de « l’interaction et l’interdépendance comme moyens de survie »[1], la symbiose apparaît sous de nombreux angles comme « le fondement du fonctionnement de la nature »[2]. Aussi, devant l’importance et la persistance de ce phénomène dans la nature, le biorégionalisme souhaite développer une société plus symbiotique, c’est-à-dire une société où chaque individu agit pour le développement de l’autre. Dans l’Art d’Habiter la Terre. Prenant appui sur les travaux du biologiste William Trager, Sale écrit :

Dans son petit ouvrage Symbiose (…), le biologiste William Trager soutien que ce n’est pas nécessairement le résultat de conflits naturels qui atteste du succès d’une espèce : « Peu de gens se rendent compte que la coopération réciproque entre différents types d’organismes, la symbiose, est tout aussi importante, et que le « plus fort » est peut-être celui qui aide le mieux l’autre à survivre. »

Ainsi, la symbiose est un modèle aussi convenable qu’un autre pour une société humaine réussie qu’on peut envisager comme un endroit où les familles coopéreraient au sein des quartiers, les quartiers au sein des communautés, les communautés au sein des villes et les villes au sein des régions, tout cela sur un principe de collaboration et d’échange, de coopération et de bénéfices mutuels. Le « plus fort » y serait celui qui aide le plus – et qui, par là même, est le plus aidé.[3]

La coopération prévalant – ou à minima équivalent – sur la concurrence dans la nature, le biorégionalisme souhaite que cette dernière puisse aussi prévaloir dans les relations humaines. Ô combien éloigné de nos modes de vies, la portée coopérative du biorégionalisme entend ainsi mutualiser les forces pour que le plus forts agissent en faveur du bien-être du plus faible. Derrière ces mots abstraits, il s’agit surtout de faire renaître les logiques de solidarité qui régissaient les relations humaines avant l’ère industrielle. Loin de vouloir seulement maximiser le potentiel des meilleurs d’entre nous, le biorégionalisme entend maximiser le bonheur de toutes et tous via une répartition proportionnelle des efforts collectifs entre les plus aisés et les plus précaires d’entre nous. Autour de logiques de solidarité plus ou moins grandes – qui peuvent se superposer les unes sur les autres comme le souligne Sale –, nous serions alors poussés à nous préoccuper pleinement du sort de l’autre, à être responsables de l’épanouissement de chacun. Sans vouloir l’égalité absolu, le biorégionalisme entend réduire les inégalités entre les individus via la mise en action des plus favorisés au service de ceux en difficultés. En bref, il s’agit de veiller à ce que la maximisation du bonheur collectif prime sur celle du bonheur individuel. Cette logique de coopération au service du plus grand nombre ne s’applique, par ailleurs, pas uniquement aux relations entre les individus. Par exemple, on constate également qu’une juste coopération entre les lieux et espaces de vies est prévu par la pensée biorégionale. Sur ce point, Sale énonce que « Suivant un modèle symbiotique, les objectifs seraient plutôt d’établir la parité dans les relations entre une ville et son arrière-pays, un flux mutuel qui reconnaît la dépendance – une dépendance nécessaire et mutuellement comprise – de l’un par rapport à l’autre »[4]. La symbiose devient ainsi la règle d’or de l’ensemble des interactions humaines, qu’elles soient sociales, économiques, politiques… Sans chercher à ce que chacune de ces relations portent en elle une équité absolue, la symbiose humaine entend nous lier durablement les uns aux autres grâce à des interdépendances connues et apprivoisées de toutes et tous. De la sorte, le modèle biorégionaliste entend développer une vision où l’épanouissement de la communauté est de la responsabilité de tout un chacun. Loin de nous opposer ou nous mettre en concurrence, cette logique souhaite que nous travaillions les uns pour les autres afin de reprendre le pouvoir de façonner une société plus vertueuse.

Cet appel à la solidarité et la coopération entre les individus n’est pas qu’un simple vœu pieu. Ainsi, si nous sommes collectivement attachés à ces valeurs, il serait faux de dire que l’objectif de supériorité sur les autres n’est pas un objectif rationnel que nous adoptons au quotidien. Ce n’est pas par cruauté que nous le faisons, nous le faisons car rien ou presque nous poussent à agir pour l’intérêt général. Aussi, le biorégionalisme entend trouver un moyen pour pousser les individus à faire rationnellement le choix de l’intérêt général. Pour cela, à nouveau, la solution proposée par la pensée biorégionale se fonde dans l’instauration d’une nouvelle échelle de vie pour les individus. On lit ainsi dans l’Art d’Habiter la Terre :

Partager une même biorégion correspond à partager naturellement les mêmes configurations de vie, les mêmes contraintes économiques et sociales, c’est-à-dire les problèmes et opportunités environnementaux, de sorte qu’on a toutes les raisons de s’attendre à y trouver contacts et coopérations.[5]

Pour promouvoir plus de solidarité, il faut que nous nous connaissions les uns les autres. Le fait que nous vivions aujourd’hui de manière ultra éclatée empêche cela et entrave les solidarités entre les individus. Pour éviter ce problème, le biorégionalisme propose de nous replacer dans des espaces où les individus se connaissent et tissent des liens. Sans proximité géographique, nous ne pouvons percevoir l’essence sociale qui fonde tout collectif humain. Nous ne pouvons pas non plus nous placer dans une démarche rationnelle de solidarité envers autrui. Être confronté aux difficultés d’autrui, à sa détresse ou à son mal être conduit chacun et chacune à renouer avec le sens même du mot entraide. Aussi, la proximité humaine et géographique permise par le biorégionalisme entraîne de facto les individus à être dans la perception et l’action concrète envers les autres. L’empathie est un réflexe ancré en chacun et chacune d’entre nous, le problème est « seulement » que ce réflexe a besoin d’être confronté à la réalité pour s’exprimer. C’est en amenant les individus à se connaître les uns les autres, à se confronter aux difficultés d’autrui que le biorégionalisme rend naturel la solidarité entre les individus. Personne ne laisse devant soit quelqu’un mourir de faim ou de froid. Personne ne peut rester impassible ou inactif face à la détresse d’autrui. Cela est d’ailleurs d’autant plus vrai quand on connaît la personne et que l’on dispose des capacités pour l’aider. Tout change donc avec l’échelle biorégionale, la solidarité y devient la règle puisqu’elle concerne des situations et des personnes connues par tous et toutes. L’échelle n’est toutefois pas l’unique focale biorégionale qui favorise la coopération entre les individus. Sale énonce :

L’autosuffisance encourage nécessairement la population à tourner le regard vers elle-même, à chercher une plus grande cohésion, à s’intéresser à elle-même. Elle favorise un sens aigu de la camaraderie, tout en augmentant la fierté et la résilience inhérentes à toute connaissance du soi, ses compétences, contrôles, stabilités et indépendances.[6] 

Dépendre de l’autre conduit à vouloir son épanouissement. Fondé sur l’autosuffisance et la communauté, le biorégionalisme rend concret les liens – matériels comme immatériels – qui unissent nos vies entre elles. L’intérêt personnel et collectif deviennent ici lié l’un à l’autre puisqu’agir pour le bien d’autrui sert autant la société que l’individu lui-même, la prospérité de ce dernier dépendant de celle tous. L’idée que « Le « plus fort » y serait celui qui aide le plus – et qui, par là même, est le plus aidé »[7] prend tout son sens dans cette logique. Tournant le dos aux logiques concurrentiels et égoïstes qui régissent aujourd’hui nos interactions, le projet biorégional réussit à rendre normal ce que la morale n’a pas réussi à faire en plusieurs siècles. Tout cela grâce au changement d’échelle que propose le biorégionalisme. Lié les uns aux autres, les individus forment une vraie communauté humaine où aider autrui coule de source. Cette forte liaison collective permet enfin de renouer avec l’appétence naturelle de l’Homme à l’entraide[8]. De façon concomitance, cette logique collective tend au bon développement des actions humaines favorables à la préservation de l’environnement. Avec le biorégionalisme, le pouvoir appartient à tous et dépend de la bonne action de chacun. C’est en tout cas ce que précise Sale dans son ouvrage. On y lit :

Le pouvoir, s’il fallait le trouver quelque part et le nommer ainsi, appartiendrait à la totalité de la citoyenneté et non à aucune administration. (…) Il serait ainsi du devoir de chaque individu de bien vouloir agir en tant que personne publique, de se renseigner pour rester informé des questions publiques ainsi que de se préoccuper et de décider des politiques publiques.[9]

Chacun disposant d’un pouvoir relatif sur le bien-être collectif, le biorégionalisme mise sur l’action et l’intelligence collective pour bien fonctionner. Afin que le pouvoir soit effectivement réparti entre les individus, une société biorégionale attend à ce titre que chacun et chacune nous jouons pleinement notre rôle au sein de la société. Chaque membre – selon ses capacités – est désormais responsable du respect de l’intérêt collectif, ce dernier étant le préalable à la satisfaction des intérêts individuels. Chacun dépendant de l’autre pour prospérer, il est indispensable qu’aucun passager clandestin[10] ne prenne place dans le tout biorégional. Le processus éducatif préalable à tout projet biorégional doit ainsi servir à éviter l’apparition de ce genre de logique. L’enjeu de la bonne connaissance des logiques écosystémiques qui nous entourent, du rôle de chacun et chacune au sein de la communauté est essentiel à la réussite du projet biorégional. Sale précise et souligne cet élément dans l’Art d’Habiter la Terre. Concernant la définition des délimitations géographiques des espaces biorégionaux, on lit notamment :

C’est pourquoi je pense que les décisions finales relatives aux délimitations des frontières biorégionales ou aux différentes échelles auxquelles créer les institutions humaines peuvent tranquillement être laissées aux personnes qui y vivent, à l’unique condition qu’elles aient accompli leur travail de perfectionnement de sensibilité biorégionale et qu’elles aient aiguisé leur conscience biorégionale.[11]

Sans une fine connaissance des préceptes biorégionalistes, l’idée même d’une répartition horizontale et collective du pouvoir est remise en question. L’idée n’est pas d’instaurer du collectif pour instaurer du collectif. Le collectif ne fait sens dans l’idéal biorégional que s’il assure une symbiose entre les individus, s’il assure l’émergence d’une force commune. Pour cela, il est nécessaire que chaque acteur sache ce qu’il doit faire et agisse en conséquence. Une fois cela fait, l’utopie solidaire et humaniste que porte le biorégional adviendra naturellement. Cette utopie a d’ailleurs pour objectif d’ouvrir ses portes à toutes celles et ceux qui souhaite s’y investir. En effet, si l’idéal biorégional est localement situé, il ne souhaite aucunement rejeter ce qui est extérieur à lui. Cherchant à tout prix à ne pas tomber dans l’entre soit, le projet biorégional aspire au contraire à servir de modèle pour les communautés humaines qui n’ont pas encore adopté son idéal. A ce titre, l’ouverture du biorégionalisme vers l’extérieur est un point indissociable de son fonctionnement et de sa structuration. Confiant en la robustesse de son fonctionnement, le projet biorégional veut ainsi œuvrer avec les autres sans en être dépendant. C’est ce lien du biorégionalisme avec l’extérieur que nous allons aborder dans la prochaine partie.

Défendre une société locale, humaine et solidaire qui refuse le rejet de l’autre

Si être biorégionaliste va de pair avec la défense d’un socle « local », il est important de souligner qu’il n’est en rien synonyme de repli sur soi. Comme nous venons de le dire, le biorégionalisme entend au contraire ouvrir son modèle pour inspirer d’autres communautés. Cette aspiration à l’ouverture répond à une forte volonté de ne pas se renfermer dans une seule et unique vision du monde. En effet, à travers les interférences entre les communautés, le biorégionalisme souhaite développer un localisme dépourvu de toute portée isolationniste – du moins du point de vue culturel et scientifique. A ce titre, il convient de souligner que le mélange des cultures, des modes de vies et des savoirs locaux constituent l’un des piliers du modèle biorégional. Sale aborde logiquement cette particularité du biorégionalisme. Il dit : 

En toute logique, la mosaïque biorégionale devrait donc être fondamentalement constituée de communautés, aussi texturées, développées et complexes que l’on peut imaginer, chacune ayant sa propre identité, son propre esprit, mais toutes ayant évidemment quelque chose en commun avec les communautés voisines dans une biorégion partagée (…). Un aspect fondamental au sujet de cette mosaïque fut suggéré il y a une décennie (…) dans (…) Changer ou disparaître. Plan pour la survie :

Bien que nous pensions que les petites communautés devraient être l’unité de base de la société, et que chaque communauté devrait être aussi autonome que possible, nous voudrions souligner ce fait que nous ne proposons nullement qu’elles soient centrées sur elles-mêmes, égocentrées, ni en aucun cas fermées au reste du monde. Il devrait y avoir un réseau de communication efficace et sensible entre toutes les communautés, de manière à ce que les préceptes de base de l’écologie, comme l’entrelacement des choses et les effets lointains des processus écologiques et de leurs perturbations, puisent influer sur les prises de décisions communes.[12]

Le biorégionalisme est une vision collective du monde, c’est pour cette raison qu’il est inconcevable qu’elle induise la moindre aspiration au rejet de l’autre. Au contraire, l’idéal biorégional souhaite favoriser les liens entre les individus, entre les communautés biorégionales. Comme toujours, cette aspiration s’inspire des mécanismes écosystémiques à l’œuvre dans l’environnement. Par essence, la nature est faite de mélange. Aussi, si chaque communauté doit baser son existence sur ses propres aspirations et capacités, le biorégionalisme entend que chaque communauté soit intégrée à un ensemble biorégionale perméable qui dépasse leur vision propre. La mosaïque biorégionale présentée par Sale représente très justement cette vision globale du biorégionalisme, où les diversités de chaque biorégion s’emboîte les unes entre les autres. Cherchant à éviter que les biorégions soient « fermées au reste du monde », l’idéal biorégional prévoit d’instaurer des liens de communication direct entre chaque biorégion afin que chaque biorégion « puisse influer sur les prises de décisions communes ». Par ce biais, le biorégionalisme entend intégrer dans les processus décisionnels de chaque communauté des éléments dépassant le cadre géographique de la biorégion en question.

Cette volonté de favoriser le dialogue et l’ouverture avec l’autre ne s’arrête pas qu’aux seules dynamiques politiques du biorégionalisme. Par exemple, pour ce qui est de la définition des espaces géographiques propres à chaque biorégion, le biorégionalisme défend la mise en place d’un processus bottom-up où chaque communauté est invitée à définir avec les autres les limites – rigides ou mouvantes – de sa propre biorégion. Cette aspiration à la délimitation par les individus eux-mêmes de leurs espaces de vies est justifié dans l’Art d’Habiter la Terre de la façon suivante :

Bien que cela aille à l’encontre de l’amour qu’ont les sciences pour la rigidité, l’avantage de conserver une imprécision dans un délimitation est bien réel : elle encourage un mélange, un brassage des cultures aux extrémités biorégionales, elle désamorce la possessivité défensive que les frontières fixes font si souvent naître, et de surcroît, elle limite la propension qu’ont les humains à imposer leurs lignes directrices et leurs finalités à la nature.[13]

Se connaître et se mélanger pour éviter les affrontements entre communautés, voici ce qu’apporte l’ouverture à l’autre au biorégionalisme. L’exemple des frontières permet à ce titre de bien concevoir l’importance pour un projet politique multipliant les petites échelles d’ouvrir les groupes humains les uns vis-à-vis des autres. Comme l’histoire a pu nous l’apprendre, le repli sur soi implique un rejet – voir une haine – de l’autre. Cette haine se manifeste ensuite par des conflits qui, en plus de faucher un nombre innombrable de vies, détruisent l’environnement dans lequel ils prennent place. Garder un lien, s’ouvrir à l’autre et se nourrir de ses qualités pour améliorer son projet de vie, ces détails font toute la différence pour l’idéal biorégional. Rien ne justifie de fixer des barrières là où la nature et l’écologie se mélange. Aussi, le biorégionalisme entend puiser sa force, d’une part, d’un tout local commun à un groupe d’individus et, d’autre part, des connexions et liens que les « extrémités biorégionales » nouent avec les autres communautés. Cette même logique s’applique également aux échanges économiques. En effet, si l’autonomie et l’autosuffisance restent les objectifs premiers vers lesquels tendent les sociétés biorégionales, Sale précise :

Evidemment, les communautés dotées d’une conscience biorégionale se trouveraient face à d’innombrables situations où la coopération (…) régionale serait nécessaire, de la gestion de l’eau et des déchets à la gestion des transports, en passant par la production de nourriture, le traitement d’eaux pollués pour les rendre potables ou par le déplacement des populations urbaines vers les zones rurales. L’isolation et l’autosuffisance à une échelle réduite sont tout simplement impossibles : ce serait comme des doigts qui chercheraient à être indépendants de la main et du corps.[14]

Le biorégionalisme tend vers l’autosuffisance mais aucun écosystème seul ne peut l’atteindre totalement. Bien sûr, une réduction de certains besoins des êtres humains peut solutionner ce problème mais elle ne peut représenter un horizon durable pour le biorégionalisme. En réalité, le rationnement du bien-être matériel des individus – qui va au-delà du rationnement sain des besoins inutiles développés par le capitalisme – est le principal élément qui risque de conduire à l’échec d’une biorégion. Dès lors, l’échange avec les autres biorégions est nécessaire pour pourvoir aux besoins effectifs qui ne peuvent être satisfait par sa propre région. Les capacités propres à chaque biorégion tendant à s’étendre à mesure que la connaissance humaine sur ces dernières s’accroît, ces situations – bien que ne devant aucunement être ignorées – seront relativement minoritaire dans chaque communauté. Cette ouverture choisie n’induit ainsi aucune dépendance manifeste à l’autre, cette ouverture ne mettant pas en péril l’autonomie de chaque biorégion. En perspective, il s’agit de la réponse écologique la plus adaptée à tout paradigme biorégional, chaque communauté s’adaptant en fonction de ce que peut lui donner – ou non – son environnement. Sur ce point, Sale précise :

Il me semble important d’ajouter, avant d’être vraiment trop mal compris, que l’autosuffisance n’est en aucun cas synonyme d’isolation, pas plus qu’elle rejette tous les types de commerce. Elle n’a pas besoin de connexions avec l’extérieur, mais, dans des limites strictes, elle les accepte – à condition que les connexions n’aient pas un caractère de dépendance et ne soient ni financières ni préjudiciable. Et, au sein d’un même territoire, elle les encourage. (…) Toute société à l’aise avec ses compétences et en mesure de satisfaire ses besoins a tout intérêt à se montrer ouverte aux idées extérieures à ses frontières et à rester attentive à ces dernières.[15]

Mettre de la mesure dans nos échanges commerciaux n’a jamais signifié y mettre fin. Cette nuance est très justement prise en considération par la pensée biorégionale. La différence avec la situation actuelle est que ce type de relation commerciale devient, dans un monde biorégional, l’exception et non la règle. Il s’agit de l’attitude acceptable si une situation requiert des apports extérieurs à la biorégion. Les limites strictes dont il est ici question sont également à concevoir sous une perspective écologique, une biorégion ne protégeant pas son environnement proche sous couvert de destruction d’un autre plus éloigné. L’autonomie de chaque biorégion est ainsi compatible avec l’ouverture commercial puisque cette ouverture n’apporte qu’une part marginale des besoins et biens nécessaires pour ladite biorégion. Enfin, toute dépendance est impossible dans ce type d’échange puisque le développement de la communauté et la vie quotidienne des individus ne dépend pas foncièrement de ces derniers.

Surtout, cette ouverture culturelle, scientifique et même économique à l’extérieur prend racine dans la confiance viscérale du biorégionalisme en la force de son modèle. C’est parce que la société biorégional est « à l’aise avec ses compétences et en mesure de satisfaire ses besoins » que cette dernière aborde sereinement l’idée de s’ouvrir « aux idées extérieures à ses frontières et à rester attentive à ces dernières » sans craindre que ces dernières la submergent. L’ouverture est ici perçue comme un moyen d’améliorer l’efficience de ce mode de vie et non comme une manière de le remplacer. Une fois atteint, le fonctionnement biorégional n’a aucune raison de ne pas perdurer, ce dernier représentant un modèle de société durable, humain et joyeux pour celles et ceux qui l’embrasse. Le brassage avec autrui ne peut donc pas être un risque, il est simplement une chance pour la bonne continuité de la communauté.

Résumé

La complexité et finesse de la pensée biorégionale est gigantesque. Un seul ouvrage – aussi central soit-il – ne pourra jamais la résumer à elle seule. Cependant, la présentation que nous venons de faire de l’Art d’Habiter la Terre nous permet de disposer d’une vision assez développée des forces et apports qu’entend donner à nos sociétés la pensée biorégionale. Prenant en considération un par un les différents pans de notre monde moderne, le biorégionalisme y apporte méthodiquement des réponses concrètes et efficaces qui font de cette vision du monde un futur accessible et désirable. Pour parachever cet ensemble de notes, voici un tableau résume synthétiquement l’horizon biorégional qui nous est proposée de faire advenir :

 

 

Paradigme biorégional

Paradigme industrialo-scientifique

Echelle

–            Région

–            Communauté

–            Nation

–            Monde

Economie

–            Conservation

–            Stabilité

–            Autosuffisance

–            Coopération

–            Exploitation

–            Changement/Progrès

–            Economie mondiale

–            Compétition

Régime politique

–            Décentralisation

–            Complémentarité

–            Diversité

–            Centralisation

–            Hiérarchie

–            Uniformité

Société

–            Symbiose

–            Evolution

–            Division

–            Polarisation

–            Croissance/Violence

–            Monoculture

 

[1] Partie 2 – Chapitre 8 – p.158

[2] Partie 2 – Chapitre 8 – p.158

[3] Partie 2 – Chapitre 8 – p.159

[4] Partie 2 – Chapitre 6 – p.160

[5] Partie 2 – Chapitre 7 – p.138

[6] Partie 2 – Chapitre 6 – p.117

[7] Partie 2 – Chapitre 8 – p.159

[8] Cette tendance à l’entraide peut être éclairée à travers la pensée de Jean-Jacques Rousseau, qui, dans Du contrat social et d’autres œuvres comme le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, soutient que l’Homme, à l’état de nature, est fondamentalement bon et incliné vers la coopération. Rousseau y décrit une humanité originelle guidée par des sentiments naturels comme la pitié et un instinct de préservation mutuelle, bien avant l’apparition des structures sociales complexes ou des civilisations. Selon lui, l’entraide résulte de cette nature première, où les relations humaines reposaient davantage sur des liens de solidarité que sur des logiques de domination ou de concurrence.

[9] Partie 2 – Chapitre 7 – p.145

[10] L’expression de passager clandestin fait ici référence au free-rider problem. Défini par divers sciences sociales, il s’agit d’une théorie affirmant que tout système collectif engendre des comportements parasitaires de la part de groupes ou d’individus cherchant à profiter de ses avantages sans en supporter les coûts.

[11] Partie 2 – Chapitre 5 – p.97

[12] Partie 2 – Chapitre 5 – p.102

[13] Partie 2 – Chapitre 5 – pp.94-95

[14] Partie2 – Chapitre7 – p.138

[15] Partie 2 – Chapitre 6 – p.118

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« On se mobilise quand on voit en bas de chez soi ce qu’on entend à la télé » – Entretien avec Camille Gourdeau

« On se mobilise quand on voit en bas de chez soi ce qu’on entend à la télé » – Entretien avec Camille Gourdeau

Socio-anthropologue, chercheure associée à l’Urmis (Université Paris Cité) et affiliée à l’Institut Convergences Migrations, Camille Gourdeau travaille sur les politiques d’accueil des personnes étrangères en France et sur les mobilisations de solidarité envers les personnes migrantes. Elle vient de publier Ouistreham, le port de l’espoir. L’engagement local pour l’accueil des migrants, une enquête ethnographique sur un collectif de bénévoles qui s’est formé spontanément à l’arrivée de plusieurs jeunes migrants soudanais à l’été 2017 pour leur apporter de l’aide matérielle de première nécessité (nourriture, eau, vêtements, soins médicaux, hébergement).

Comment avez-vous rencontré le Collectif d’Aide aux Migrants de Ouistreham (CAMO) ?

Un collègue sociologue m’a invité à un apéritif où certains membres du CAMO étaient présents. Dans mes recherches, je m’intéresse beaucoup à l’articulation des rapports sociaux dans les mobilisations et à la division du travail, le fameux « qui fait quoi ». En discutant avec les membres, nous avons souligné la place importante des femmes dans le mouvement. La discussion se faisant, nous avons trouvé des intérêts convergents. J’étais disponible pour entamer une nouvelle recherche et on m’a servi ce terrain sur un plateau !

 

Qu’est-ce qui vous a interpellé dans ce collectif ?

Contrairement à Calais où beaucoup de jeunes venant de toute la France se sont mobilisés sur des temps courts, à Ouistreham les bénévoles sont plus âgés et habitent sur place. Ce sont majoritairement des femmes, entre 40 et 60 ans, issues pour la plupart des classes moyennes intermédiaires et travaillant dans l’éducation ou le domaine médical. C’est un profil commun à de nombreux autres collectifs. La différence, en comparaison aux mobilisations dans la Vallée de Roya par exemple, c’est l’absence de réseau préexistant. Avant le CAMO, la plupart n’avait jamais été impliquée dans la cause des étrangers. Pour une partie d’entre eux, c’était même leur première mobilisation.

 

Quel a été le déclencheur de la mobilisation ?

C’est la rencontre de deux phénomènes. D’une part, le discours ambiant sur les événements internationaux. À partir de 2015, une succession d’événements a fait l’actualité : la mort du petit Aylan sur une plage turque, des naufrages très médiatisés, mais aussi des prises de parole de personnalités qui invitaient à l’accueil comme Angela Merkel ou le Pape François par exemple. D’autre part, les habitants de Ouistreham découvrent en bas de chez eux ce qu’ils entendent à la télé. Il y a un impact direct entre le discours de crise, la prise de conscience que cela se passe chez soi et l’engagement dans des actions de soutien aux personnes migrantes.

 

Avec la montée de l’extrême droite et la radicalisation des discours sur les questions migratoires, avez-vous observé des impacts sur l’engagement des bénévoles ?

Je crois qu’on n’est jamais vraiment sorti du discours de crise. Quand François Bayrou parle de « submersion migratoire », c’est dans la continuité de ce qu’on entendait déjà dix ans auparavant. Ces discours ne sont pas complètement nouveaux. La radicalisation est montée d’un cran mais la lame de fond était déjà là. Je vois surtout des impacts sur les répercussions que peuvent subir les militants, aussi bien de la part d’autres habitants que des forces de l’ordre ou des pouvoirs publics.

 

Dans votre enquête, vous racontez à plusieurs reprises la confrontation avec les forces de l’ordre. Voyez-vous dans les actions du CAMO une forme de désobéissance civile ?

Ce n’est pas la manière dont ils déterminent leur action, d’autant que, contrairement à Calais, il n’y a jamais eu d’interdictions de distribution alimentaire, mais des rumeurs ont été lancées laissant croire qu’il était interdit de donner à manger aux migrants. Les bénévoles ont régulièrement été intimidés à travers des contrôles d’identité à répétition, des plaques d’immatriculation relevées, des amendes injustifiées pour stationnement gênant… Sans parler des violences subies par les migrants. Certains ont été suivis pour connaître l’identité de leurs hébergeurs, réveillés en pleine nuit, agressés à la bombe lacrymogène, etc.

 

La question politique suscite des conflits au sein du collectif. Qu’en pensez-vous  ?

Tous souhaitaient se démarquer de la politique menée par le maire de Ouistreham et des politiques politiciennes des partis. Certains se présentaient comme apolitiques et se contentaient d’apporter de l’aide matérielle, tandis que d’autres revendiquaient de faire de la politique au sens premier du terme, « qui concerne les choses de la cité ». On considère souvent que les humanitaires au sens large ne font pas de politique, mais les bénévoles du CAMO se sont rapidement positionnés sur les deux registres. Ils ont dénoncé les violences policières et ont participé au réseau local associatif. Ils ont aussi tenté à plusieurs reprises d’échanger avec la mairie. Sans succès.

 

L’appellation « Les copains » s’est progressivement imposée au CAMO pour désigner les jeunes migrants. D’où vient-elle ?

C’est l’un des fondateurs du CAMO qui l’a utilisée en premier sur son journal de terrain qu’il publiait sur Facebook. Elle a ensuite été reprise par les autres membres. Tout un vocabulaire du CAMO s’est progressivement mis en place ; on entendait parler de « tambouille », de  « pique-nique ». Des mots qui permettent de réduire les distances.

« Les copains » raconte aussi les liens qui se sont tissés entre les bénévoles du CAMO et les migrants. Certains membres sont même allés visiter des migrants au Royaume-Uni qui avaient réussi à passer la frontière.

 

Votre enquête s’est terminée en février 2019. Pourquoi la publier 6 ans après ?

J’ai recherché des financements pour cette enquête, bénévole à l’origine. Le temps d’édition est long et j’ai également été très occupée par ma vie personnelle et professionnelle.

À Ouistreham, il y a toujours des migrants, même s’ils sont moins nombreux. Pendant la crise sanitaire du Covid-19, ils ont été hébergés puis un campement s’est installé. Le CAMO existe toujours mais il est devenu une association qui intervient aux côtés d’autres grandes associations. Tous se souviennent de cette période de mobilisation collective comme d’un moment déterminant de leur vie.

 

 

Propos recueillis par Hermine Chaumulot

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Faire de la nature et l’autosuffisance la clef de voute d’une société plus raisonnée

Faire de la nature et l’autosuffisance la clef de voute d’une société plus raisonnée

Face aux impasses du capitalisme mondialisé, le biorégionalisme propose une alternative radicale : reconstruire nos sociétés à l’échelle des écosystèmes. En réconciliant humains et milieux de vie, ce modèle entend faire primer la nature sur l’économie, la coopération sur la compétition. Une voie exigeante mais cohérente pour habiter durablement la Terre. Cette note est la deuxième partie sur trois de la recension du livre « l’Art d’habiter la Terre » de Kirkpatrick Sale.

Faire de la nature et l’autosuffisance la clef de voute d’une nouvelle société plus raisonnée

Tout part de la Terre et rien ne peut – durablement – se faire contre elle. Voici la maxime que pose la pensée biorégionaliste dans nos existences. Souhaitant que l’humanité respecte à nouveau les limites planétaires, le biorégionalisme propose de restructurer nos vies en fonction des limites biosystémiques de nos écosystèmes. Aujourd’hui, l’humanité dicte sa loi à la nature. Là est bien le problème, là est l’origine de la crise climatique qui nous menace. Très simplement, le biorégionalisme souhaite régler ce problème en amenant la nature à dicter sa loi à l’Homme. Cette primauté des logiques écologiques sur celles humaines entraîne des conséquences innombrables sur notre monde. 

La première d’entre elle consiste en la quasi-total redéfinition de nos logiques spatiales. Au fil des siècles, nous nous sommes organisés selon des frontières et limites purement artificielles. Coupant en deux des espaces écologiques cohérents, l’humanité a peu à peu produit une conception hors sol de l’espace, une conception administrative qui a contribué à nous couper de la nature. Comment expliquer qu’une frontière sépare le Pays basque espagnol et français alors même que ces espaces partagent une forte cohérence écosystémique et culturelle ? Que dire des Alpes françaises et suisses ? De la Côte d’Azur et la Riviera italienne ? Les exemples de ce type sont pléthoriques rien qu’en ce qui concerne les zones frontalières que nous partageons avec nos voisins. C’est l’ensemble de nos logiques administratives et spatiales qu’il nous faut questionner aujourd’hui.

Pour remplacer ces dites logiques, le biorégionalisme se fonde sur un concept spatial clair : la biorégion. Faisant primer la nature sur l’Homme, la biorégion est parfaitement définie par Sale dans son ouvrage. Il dit :

[Une biorégion est] un territoire de vie, un lieu défini par ses formes de vie, ses topographies et son biote plutôt que par des diktats humains ; une région gouvernée par la nature et non par la législation.[1]

Dès le départ, la biorégion se présente comme l’antithèse des logiques spatiales actuelles. Ici, l’idée est de créer des espaces de vies qui font sens d’un point de vue topographique et écosystémique. Ici, l’objectif est de recréer du lien entre les humains et les écosystèmes qui les entourent. Participant à une redéfinition plus vertueuse de notre rapport à l’espace, la biorégion souhaite ainsi avant tout remettre de la cohérence écologique dans nos modes de vie. Or, force est de constater que cette cohérence n’existe pas aujourd’hui. 

Aujourd’hui, les individus sont amenés à se fondre dans un ensemble administratif et spatial bien plus vaste que les écosystèmes dans lesquels ils se situent. Sans toucher à notre organisation spatiale, nous ne pourrons jamais mettre fin à cette dichotomie qui empêche le retour d’une cohérence écologique dans nos vies. Notre organisation spatiale nous pousse à vivre de façon démesurée puisqu’elle nous place dans un espace – géographique comme économique – démesuré. Cela doit cesser. C’est pour cela que le biorégionalisme fait du retour des logiques naturelles dans la structuration humaine l’un de ses principaux chevaux de bataille. Pour permettre le retour de modes de vie plus sain et modéré, Sale énonce :

Il est certes difficile de parler de hiérarchie en ce qui concerne les lois de Gaea. Toutefois, il n’est probablement pas complètement absurde de pense qu’au sujet de l’échelle, la plus importante des règles est celle selon laquelle la surface de la Terre est organisée selon des régions naturelles plutôt qu’artificielles. Ces régions, bien qu’elles puissent largement varier en taille, sont la plupart du temps bien plus limitées que celles définies par les frontières actuelles de nos pays.[2]

Loin de l’actuelle mondialisation, vouloir reconstruire l’activité humaine sur des échelles écosystémiques cohérentes conduit forcément à revenir à du local. Prenant ses distances avec les échelles toujours plus vastes qui régissent actuellement nos activités, la biorégion souhaite que nous reprenions attache avec nos lieux de vie. Evidemment, – comme cela est toujours le cas dans la nature – les biorégions peuvent induire de multiples organisations spatiales et administratives, en allant de la logique fédérative à étatique[3]

Toutefois, dans tous les cas de figure, la biorégion permet de relier les individus à la matérialité de leurs existences, à la potentialité de leurs lieux de vie. Cette idée de nous relier aux logiques de nos environnements proches se répercute également sur la façon même de concevoir le fonctionnement du « monde économique ». En effet, si la nature prime sur tout le reste, l’économie doit avant tout s’adapter auxdites logiques qui déterminent cette dernière sur un espace donné. Autrement dit, le biorégionalisme entend mettre fin aux logiques économiques voraces qui compromettent aujourd’hui la future viabilité de notre planète. Autour de logiques économiques soutenables, le biorégionalisme veut ainsi mettre au pas notre modèle capitaliste, ce dernier étant incapable d’internaliser dans son fonctionnement les impératifs écologiques qui régissent notre monde. 

A ce titre, l’idéal biorégionaliste place l’être humain et son activité économique dans un fonctionnement écodynamique qui cherche à répondre aux besoins humains tout en respectant les limites des écosystèmes qui nous entourent. Cette conciliation de l’activité humaine avec les limites environnementales de son lieu de vie est développée par Sale dans son livre. Ainsi, après avoir présenté dans les grandes lignes le concept de l’écodynamique, il énonce :

Si l’économie biorégionale devait commencer quelque part, ce serait logiquement là : elle devrait en premier lieu chercher à maintenir le monde naturel plutôt qu’à l’utiliser, à s’adapter à l’environnement plutôt qu’à essayer de l’exploiter ou le manipuler, à conserver non seulement les ressources, mais aussi les relations et les systèmes de ce monde naturel. (…) Les fondements de cette économie reposeraient sur un nombre minimal de biens et la quantité minimale de disruptions environnementales, parallèlement à l’utilisation maximale du travail humain et de son inventivité. (…) sur tous les points, dans tous les objectifs du système seraient de réduire l’utilisation de l’énergie et des ressources, de minimiser la production et de favoriser la conservation et le recyclage, de maintenir la population et les stocks de produit à un niveau à peu près constant et équilibré. La durabilité et non la croissance serait son objectif.[4]

Que dire de plus. Ce passage est sublime tant il résume à merveille la révolution économique que souhaite entreprendre le biorégionalisme. On ne se lasse pas de le relire tant il éclaire la conception du monde que porte l’idéal biorégional. Mettre l’économie au service de la préservation de l’environnement, renouer avec une consommation mesurée en adéquation avec les limites de nos écosystèmes, instaurer des logiques cycliques et durables pour limiter notre tendance à détruire l’environnement, reprendre pied et s’adapter à l’espace topographique dans lequel on vit, créer une existence fondée sur plus de plaisirs immatériels que matériels… Toutes ces perspectives sont décrites et visibles dans ce qu’écrit ici Sale. On en reste bouche bée.

Cette conception de l’économie semble d’ailleurs – à bien des égards – plus cohérente avec l’expérience même de la vie humaine. En effet, comme nous avons pu le dire précédemment, « Les gens ne polluent pas ni ne détruisent sciemment les systèmes naturels desquels dépendent leur vie et leurs moyens d’existence ». 

Ainsi, relier nos économies à ces systèmes naturels apparaît comme le meilleur moyen pour transformer durablement nos modes de vie afin qu’ils œuvrent à la préservation de la planète. Cette rationalité économique du biorégionalisme percute pourtant la perception irrationnelle – d’un point de vue écologique à minima – de notre modèle économique actuel. Bien loin de nous permettre d’agir pour l’environnement, le capitalisme nous poussent toujours plus loin dans la destruction de nos écosystèmes, et ce malgré les risques que cela représente pour notre survie. Faisant primer le court terme sur le moyen/long terme, notre modèle économique actuel nous pousse – en connaissance de cause – toujours plus dans le mur climatique. Cette incohérence écologique et scientifique de l’économie moderne est d’ailleurs abordée par Sale. Il souligne :

Si l’économie est la science de la distribution et de l’utilisation des ressources de la Terre, lesquelles proviennent toutes sans exception d’une écosphère finie, pourquoi alors cette science n’a rien inventé d’autres que des systèmes qui épuisent la totalité de ces ressources ? [5]

Le moins que l’on puisse dire c’est que cette question a le mérite d’exister. Elle est en tous cas celle qui conduit le biorégionalisme à entreprendre une transformation radicale de nos modes de production et de consommation. Bien au-delà des seuls points que nous venons de présenter, l’idéal biorégionaliste entend ainsi modifier notre perception même du système économique. 

Là où la concurrence entre les individus et la maximisation des profits sont la règle, le biorégionalisme souhaite au contraire créer une économie où la coopération et la juste répartition des richesses sont la priorité. 

Cette aspiration à un modèle économique plus collectif qu’individualiste s’inspire par ailleurs des logiques symbiotiques et coopératives à l’œuvre dans la nature. En effet, comme l’explique le 2nd grand principe de l’écodynamique[6], la bonne évolution et survie des êtres vivants est généralement plus optimale en cas de coopération entre espèces que dans ceux de compétition inter-espèces. Cette facette de l’évolution – présente dès les premières perceptions darwiniennes de ce concept – permet alors à « la communauté la plus forte »[7] de survivre « grâce à l’entremêlement des coopérations diverses »[8] comme l’explique Sale dans son ouvrage. 

Pour toutes ces raisons, l’économie biorégional entend faire « disparaître le marché de notre économie capitaliste conventionnelle, de même que l’accent mis sur la compétition, l’exploitation et le profit individuel »[9]. A la place, ce même modèle économique souhaite valoriser « le sentiment que la richesse de la nature est la richesse de tous »[10] afin d’assurer la juste préservation de nos environnements via la participation de toutes et tous. Autrement dit, l’objectif est que « les économies biorégionales [soient] conçues pour le partage »[11] pour favoriser l’adoption par un maximum d’entre nous de comportements collectifs et coopératifs, comportements qui nous conduisent à mieux préserver, respecter et considérer l’environnement. 

Ayant une place prépondérante dans l’idéal biorégionaliste, les notions de collectif et de coopération sont ainsi présentées comme indispensables à tout modèle biorégionaliste. Nous reviendrons d’ailleurs plus en détail sur ce point dans une partie dédiée.

Pour entreprendre un tel changement économique, les biorégionalistes souhaitent également remettre en question certains concepts fondamentaux de nos sociétés contemporaines. Sale aborde indirectement cela dans son ouvrage. En effet, dépeignant les valeurs fondatrices d’un futur biorégionaliste, il énonce que :

Les obligations et devoirs ne seraient pas basés en premier lieu sur la protection de la propriété privée ou la fortune personnelle ou les accomplissements individuels – comme dans la morale occidentale -, mais sur la sécurisation de l’équilibre biorégional et environnemental.[12]

Derrière cette phrase choc et percutante, se trouve une conception nouvelle et révolutionnaire de la notion de propriété. Comme nous avons pu le dire, l’idéal biorégionaliste fait de la préservation de l’environnement l’objectif premier de l’humanité. 

A ce titre, le droit doit être également réorienté vers ce but. Aussi, le biorégionalisme souhaite modifier considérablement la portée du droit de propriété privé. S’il n’entend pas supprimer ce droit de propriété privé – l’idée n’est pas de mettre en place un modèle communiste – il aspire à mettre fin aux nombreuses externalités négatives qui en découle. En effet, sous l’égide de cette notion juridique, nombreux sont les individus qui ont adopté des comportements individuels néfastes d’un point de vue collectif, notamment en matière de préservation de l’environnement. 

Dès lors, il apparaît nécessaire de mettre fin aux accomplissements individuels permis par la propriété privée qui impacte négativement l’ensemble de la communauté humaine. Pour se faire, le biorégionalisme propose de sous-tendre le droit de propriété privée à des concepts collectifs vertueux – en premier lieu la préservation de l’environnement. Primant aujourd’hui sur tous les autres droits, le droit de propriété privée devient avec le modèle biorégional un droit important mais pas prépondérant. 

S’il existe toujours et permet à chacun de jouir de ce qui lui appartient, le droit de propriété privé est ici conditionné à des droits et intérêts collectifs. En somme, il s’agit de s’assurer que le droit permette que les intérêts de la planète et des communautés humaines priment sur celui des individus.

Derrière ces évolutions marquantes, l’idéal biorégionaliste œuvre directement pour un même et unique objectif : redonner du pouvoir d’agir aux individus. Outre l’idée de mieux préserver l’environnement en nous reconnectant avec nos environnements, cette redéfinition économique et spatiale de nos modes de vies entend nous placer dans un monde où nous pouvons pleinement définir notre mode de vie. Prenant en considération l’idéal régionaliste, Sale dresse un aperçu clair des objectifs en la matière du biorégionalisme. Citant l’ouvrage théorique American Regionalism[13], l’Art d’Habiter la Terre explique :

Le régionalisme (…) représente la philosophie et la technique de l’auto-assistance et de l’auto-développement, une initiative dans laquelle chaque unité régionale n’est pas seulement aidé, mais s’engage à un développement plus complet de ses propres ressources. Il suppose que la clé de la redistribution de la richesse et de l’égalisation des chances réside dans la capacité de chaque région à créer de la richesse et, grâce à de nouveaux segments de consommation de produits de base, à maintenir cette capacité d’agir et à conserver cette richesse dans des programmes de production et de consommation bio équilibrés.

Le régionalisme est donc essentiellement une économie non pas de pénurie mais d’abondance, afin que toute la population puisse avoir accès à une nourriture, des vêtements, un logement, des outils, des possibilités d’emplois adéquats.[14]

Voilà l’espérance que le biorégionalisme apporte à l’humanité. Nous avons déjà pu le dire mais il est nécessaire d’appuyer à nouveau sur ce point : le biorégionalisme est le modèle rationnel qui entend donner à chacun la capacité de satisfaire l’ensemble de ces besoins tout en préservant l’environnement. En somme, il s’agit du modèle qui permet de réaliser la révolution collective dont l’humanité a besoin pour survivre. 

Il s’agit d’une révolution joyeuse et saine, une révolution où les individus retrouvent le contrôle de leurs vies, comprennent le milieu humain et écologique dans lequel il se situe. Chaque désir immatériel y est magnifié, chaque besoin matériel y est assuré selon le potentiel propre à chaque environnement régional. L’abondance, au sens utile et nécessaire du terme, y est la norme puisque les richesses que nous offrent la nature y sont équitablement partagées entre tous les individus. Bien-sûr, toutes et tous pourront mener leurs vies comme ils le souhaitent, permettant ainsi l’émergence d’une diversité d’existence tout autant – si ce n’est plus – importante qu’aujourd’hui. Simplement, l’équilibre humain et écologique y est désormais présenté comme la primauté absolue, l’objectif qui sous-tend tous les autres.

Promouvant la maximisation du bonheur collectif, l’idéal biorégional propose de remettre de la modération dans nos vies. Pour cela, le biorégionalisme veut en finir avec certains des nouveaux besoins – pour beaucoup futiles – du capitalisme mondialisé. Placé l’individu dans un environnement limité, dont les potentialités sont exploitées sans jamais être menacé, voici l’horizon vertueux et heureux que le biorégionalisme propose. 

Toutefois, pour que cette utopie puisse advenir, il est nécessaire de l’organiser. Aussi, au-delà des concepts théoriques amenant le biorégionalisme à placer la nature au centre des existences humaines, l’idéal biorégional propose aussi une nouvelle organisation de la société. C’est cette forme spécifique d’organisation et de régulation politique de la société que nous allons maintenant aborder.

Promouvoir une organisation territoriale et équilibrée de la société

Les utopies cessent d’être utopiques quand elles deviennent plausibles. Pour cela, ces dernières doivent prévoir leurs futures formes d’organisation. Le biorégionalisme ne déroge pas à la règle et propose donc une forme d’organisation de la société en accord avec ses principes. 

Pour éviter toutes méprises, Sale énonce très clairement lesdits grands thèmes du biorégionalisme. En lien avec ce que nous avons pu dire précédemment, il rappelle que le biorégionalisme implique de Connaître la terre sur laquelle nous vivons et ses ressources, d’Apprendre des traditions, de Développer le potentiel de son environnement proche et de Libérer le soi. Sans s’attarder sur ces notions, il faut toutefois préciser que la notion de Libérer le soi doit être entendu au sens de réappropriation du pouvoir d’agir sur nos vies. 

L’idée d’Apprendre des traditions énonce quant à elle que l’humanité doit renouer avec les savoirs, connaissances et croyances qui ont guidé l’humanité avant la révolution industrielle. Nous l’avons vu, cela doit nous conduire à retrouver une existence plus directement liée à la nature, plus respectueuse de l’environnement et plus durable car plus « simple ». Au-delà de ces logiques ancestrales, l’idée de tradition est aussi liée à la notion de régionalisme, c’est-à-dire à l’existence d’une histoire, de savoirs et/ou d’une communauté humaine liée à une zone géographique et topographique déterminée. 

Cette notion de traditions désigne ici tout autant la cohérence écologique qu’humaine d’un territoire donné. Ainsi, avec ces grands thèmes, Sale nous rappelle que le biorégionalisme fonctionne sur deux jambes. D’un côté, celle liée à la cohérence écosystémique de l’environnement dans lequel se situe la biorégion. De l’autre, celle liée à la cohérence culturelle, humaine et historique de l’espace géographique dans lequel la biorégion et les individus qui la composent se placent. Le biorégionalisme n’est donc pas uniquement un projet reconnectant les individus à leur environnement mais aussi un projet qui les reconnectent avec la culture, l’histoire de ce même espace écosystémique. D’où la notion de bio et de régionalisme dans le biorégionalisme.

Une fois ces éléments pris en considération, le biorégionalisme est en mesure de proposer une vision novatrice de notre organisation territoriale. Bien qu’aucune définition figée de l’organisation spatiale du biorégionalisme ne soit proposée par Sale, ce dernier explique toutefois que l’expression géographique et administrative du biorégionalisme se subdivise généralement de la manière suivante :

D’abord, il y a l’écorégion. Cette première échelle du biorégionalisme – en l’occurrence la plus large – émerge selon la concomitance d’un faisceau de caractéristiques naturelles lié à un espace géographique. Prenant avant tout en considération les homogénéités topographiques et écosystémiques de chaque région, les écorégions se placent en général sur des espaces grands de plusieurs dizaine voire centaines de milliers de kilomètres carrés.

Ensuite, les écorégions se subdivisent en plusieurs géo-régions. Faisant généralement une dizaine de milliers de kilomètres carrés, cette seconde échelle du biorégionalisme est caractérisée par des « spécificités physiographiques claires telles que des bassins versants, des vallées, des chaînes de montagnes ainsi que quelques caractéristiques florales et faunesques»[15]. Sous de nombreux aspects, les géo-régions sont ainsi l’échelle qui se calent le plus sur les logiques écosystémiques propres à chaque espace naturel. La cohérence environnementale du lieu prime ici et vient définir les frontières administratives de la géo-région concernée.

Enfin, ces géo-régions se subdivisent en morpho-régions. Représentant la plus petite échelle du modèle biorégional et n’existant pas forcément au sein de chaque géo-région – certaines géo-régions pouvant exister sans forcément avoir une subdivision en morpho-régions –, les morpho-régions sont énoncées comme « de plus petit territoire de quelques milliers de km² que l’on peut identifier grâce aux formes de vie qu’on y trouve – villes et villages, mines et usines, champs et fermes – ainsi qu’aux formes du territoire qui en premier lieux permettent à ces formes particulières de voir le jour »[16]

En somme, les morpho-régions sont donc l’échelle organisant les sociétés humaines en fonction de l’histoire, de la culture et des traditions propres aux groupes d’individus qui la composent. La morpho-région est ainsi l’émanation de la perspective culturelle et historique que souhaite porter le projet biorégional, celle qui permet de prendre en considération le lien immatériel et traditionnel qui unit des individus entre eux sur un même territoire.

Trois échelles distinctes qui elles-mêmes pourraient prendre place dans un cadre étatique et fédéral plus élargi… Tout ceci a de quoi nous rappeler notre actuelle subdivision entre région, département et intercommunalité ! Ainsi, outre l’intérêt théorique émanant de cette division géographique du monde, cette dernière dispose déjà d’un cadre administratif similaire, ce qui doit permettre une acceptation facilitée de l’organisation géographique biorégionale. 

Cette existence préalable ne justifie cependant en rien le modèle ici présenté. En effet, comme nous avons pu le dire, la puissance de cette nouvelle manière d’organiser l’activité sur un territoire n’est en rien dictée par nos actuelles logiques administratives et économiques. Loin de nos logiques capitalistes et mondialisés, l’organisation géographique biorégionale se fonde sur la réalité écologique, historique et culturelle de nos existences pour replacer l’humain au centre du monde qui l’entoure. 

L’idée n’est plus de réfléchir en fonction de principes économiques/géopolitiques ou de veiller à ce que chaque part de la Nation joue son rôle. L’idée est ici de remettre l’humain dans son environnement naturel, c’est-à-dire celui dans lequel il évolue et qui s’impose à lui via diverses dynamiques écologiques et culturelles. C’est parce que le biorégionalisme entend rompre avec la démesure technique qu’il propose une organisation spatiale faite pour que nous nous positionnons dans un espace limité et que nous reprenions le contrôle sur nos propres actions. Cette aspiration à la mesure s’exprime dans l’ensemble de l’idéal politique et organisationnel du biorégionalisme. Ainsi, on lit dans l’Art d’Habiter la Terre que :

Un régime politique biorégional doit chercher à atteindre la diffusion du pouvoir et la décentralisation des institutions. Il doit prendre garde à ce que les actions ne soient pas effectuées à un niveau supérieur à celui nécessaire et à ce que toute autorité s’écoule progressivement de la plus petite unité politique vers la plus grande. Par conséquent, le premier lieu des prises de décisions, de contrôle politique et économique devrait être la communauté (…). C’est dans un tel lieu – où les gens se connaissent entre eux et connaissent l’essentiel de l’environnement qu’ils partagent, où, au minimum, les informations les plus basiques relatives à la résolution de problème sont connues ou facilement disponibles – que la gouvernance devrait prendre racine. Les décisions prises à cette échelle, aussi innombrables qu’elles puissent être, ont de bonnes chances d’être justes et effectués avec compétence.[17]

Diffuser le pouvoir autant que possible, voici une perspective bien différente de notre monarchie présidentielle ! Défenseur de la force collective plutôt que de l’hubris individuel, le biorégionalisme entend implanter le pouvoir au plus proche des individus. L’idéal biorégional se fixe ici un objectif clair : veiller « à ce que les actions ne soient pas effectuées à un niveau supérieur à celui nécessaire et à ce que toute autorité s’écoule progressivement de la plus petite unité politique vers la plus grande »[18]

C’est en partant de ce principe que Sale pense que la communauté est l’échelle humaine la plus adaptée pour la prise de décision. Ainsi, il défend, autant que faire se peut, la nécessité que les décisions soient prises à cette échelle. Cette volonté de faire de la communauté l’échelle préférentielle d’exercice du pouvoir rejoint par ailleurs l’aspiration écologique du biorégionalisme. 

En effet, dans chaque communauté biotique, ce sont les êtres vivants eux-mêmes qui, par leur action locale, déclenchent les logiques écosystémiques qui impactent l’ensemble du vivant. Comme dans la nature, le biorégionalisme souhaite donc que l’être humain agissent selon les dynamiques œuvrant autour de lui. La centralisation du pouvoir à des millions de kilomètres des lieux de vie des individus ne peut être compatible avec l’aspiration biorégionaliste. Pour remettre les individus face à la matérialité de leurs vies, il est indispensable que le modèle politique biorégionaliste rompe avec cette logique. Surtout, ce changement de paradigme porte en lui – comme de nombreux autres éléments s’inspirant des dynamiques écologiques – de nombreuses germes pour un exercice plus vertueux du pouvoir. Sale explique :

Ce type de gouvernance promeut la liberté en diminuant les risques d’actions gouvernementales arbitraires et en proposant davantage d’accessibilité aux citoyens, davantage de points de pression aux minorités concernées. Il améliore l’égalité en assurant plus de participation aux individus et en évitant de concentrer la grande partie du pouvoir dans quelques organismes et bureaux lointains. Il augmente l’efficacité en permettant au gouvernement d’être plus sensible et plus flexible, de reconnaître de nouvelles conditions et de s’y ajuster, ainsi que de répondre plus facilement aux nouvelles demandes des populations qu’il sert. Il assure prospérité parce qu’à une petite échelle, il est en mesure de quantifier les besoins de la population et d’y répondre le plus rapidement possible à bas prix et de la manière la plus pertinente qui soit.[19]

Une fois de plus, les mots manquent pour compléter ceux de Sale. Voici une utopie réaliste tant elle rejoint les logiques politiques qui ont organisé nos sociétés avant l’émergence des Etats-nations. Replacer le pouvoir à une échelle locale est le choix rationnel par excellence pour toute communauté humaine souhaitant prendre ses distances avec le tout technique. Seul une échelle locale permet de renouer avec une bonne compréhension des dynamiques afférentes à nos existences, permet d’agir véritablement sur nos vies. L’idée de relier nos existences au monde qui nous entoure explique également l’idée que « le biorégionalisme n’envisage pas non plus une prise de pouvoir du gouvernement national ou une vaste réorganisation de l’appareil national (…). Non, son esprit est local et il considère que les questions d’envergure nationale sont, du moins pour l’heure, totalement impertinentes. »[20]

Relier les individus entre eux autour de leurs environnements de vies afin qu’ils puissent collectivement retrouver leurs capacités d’agir, voici donc la vision politique du biorégionalisme. Réaliste et cohérente, cette vision politique nécessite toutefois une évolution importante de nos mentalités. 

En effet, formatés par plusieurs siècles d’hégémonie capitaliste, nous avons progressivement intégré l’idée que nos existences se résument à une compétition acharnée entre les individus d’où sort vainqueur le plus brillant ou méritant d’entre nous. Or, s’il se développe dans un cadre individualiste et compétitif, il est certain que l’idéal biorégionaliste n’a aucune chance d’advenir. Aussi, l’un des grands enjeux du biorégionalisme est de faire comprendre aux individus l’intérêt collectif et individuel qu’ils ont à s’entraider, agir ensemble. La concurrence absolue doit laisser place à la pleine coopération de toutes et tous. Comme on peut le lire dans l’Art d’Habiter la Terre :

La tâche, après tout, consiste à construire le pouvoir par le bas et non à l’enlever du sommet ; il s’agit de libérer les énergies, celles longtemps cachées et systématiquement émoussées, celles qui proviennent des gens, de là où ils vivent réellement et des problèmes auxquels ils sont régulièrement confrontés.[21]

 Pour que les énergies enfouies en nous s’expriment enfin, nous devons collectivement permettre à ce que chacune d’elles disposent d’un espace pour advenir. C’est en coopérant et s’entraidant ainsi que nous permettons à chacun et chacune de s’exprimer pleinement. Vouloir battre ou rabaisser l’autre pour s’élever n’aide point à nous sauver de la catastrophe climatique. Remplacer l’idéal concurrentiel par celui coopératif, voici donc l’horizon que nous aborderons dans la prochaine et dernière note de lecture.

 

Référence

[1] Partie 2 – Chapitre 4 – p.77

[2] Partie 2 – Chapitre 5 – p.90

[3] En effet, selon les vus et conceptions que l’on donne à la biorégion, cette dernière peut être vu comme une région s’inscrivant dans une organisation « étatique » plus large qui fédèrent plusieurs biorégions entre elles ou bien comme l’échelle même sur laquelle se fonde une « organisation » étatique elle-même.

[4] Partie 2 – Chapitre 6 – pp.106-107

[5] Partie 2 – Chapitre 6 – p.109

[6] Page 106, Sale définit la seconde loi de l’écodynamique comme le principe selon lesquels « les systèmes naturels tendent à la stabilité, pas de faon entropique ou désordonnée, mais vers un climax ». Usant d’une citation du fondateur des lois écodynamique – créés pour confronter de nouveaux principes scientifiques aux lois thermodynamiques -, le britannique Edward Goldsmith, Sale précise ensuite que : « Toute croissance par-delà le climax ne peut-être considérée comme bénéfique en termes écologiques dès lors qu’elle ne peut être atteinte que par une violation des lois de base de la biosphère – qui ne peut que mener à une désintégration de la biosphère, à savoir un éloignement de l’organisation optimum (…). Le climax doit correspondre à un équilibre écologique. »

[7] Partie 2 – Chapitre 6 – p.121

[8] Ibid

[9] Partie 2 – Chapitre 6 – p.122

[10] Partie 2 – Chapitre 6 – p.124

[11] Ibid

[12] Partie 2 – Chapitre 8 – p.167

[13] Howard Odum, Harry Estill Moore, American Regionalism, Holt, 1938, pp.10-11

[14] Partie 3 – Chapitre 9 – p.195

[15] Partie 2 – Chapitre 5 – p.92

[16] Partie 2 – Chapitre 5 – p.93

[17] Partie 2 – Chapitre 7 – p.137

[18] Partie 2 – Chapitre 7 – p.137

[19] Partie 2 – Chapitre 7 – p.139

[20] Partie 3 – Chapitre 11 – p.222

[21] Partie 3 – Chapitre 11 – pp.222-223

Pas très clair ce passage.

 

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L’étrange victoire de l’extrême-droite contre la politique

L’étrange victoire de l’extrême-droite contre la politique

Michaël Foessel et Étienne Ollion signent avec leur ouvrage Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique une réflexion percutante sur la montée en puissance de l’extrême droite en France. Leur propos prend à contre-pied une idée largement admise, notamment à gauche : le succès du Rassemblement national (RN) ne résulte pas d’une « bataille culturelle » victorieuse.

Michaël Foessel et Étienne Ollion signent avec leur ouvrage Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique une réflexion percutante sur la montée en puissance de l’extrême droite en France. Leur propos prend à contre-pied une idée largement admise, notamment à gauche : le succès du Rassemblement national (RN) ne résulte pas d’une « bataille culturelle » victorieuse.

Sur quel thème, immigration exceptée, peut-on prétendre que le RN a gagné la bataille des idées ? Comme le démontre Vincent Tiberj dans La droitisation française, mythe et réalités, il n’y a pas de droitisation des électeurs ou des Français. C’est donc autre part qu’il faut rechercher les facteurs de la réussite électorale du RN.

La gauche pense souvent les succès électoraux du RN à la lumière de la nouvelle droite d’Alain de Benoist qui, dans les années 1970, entendait utiliser Gramsci pour conquérir l’hégémonie culturelle à la gauche (avec la revue Éléments et le GRECE, Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne). Cette nouvelle droite faisait le constat d’une « supériorité » intellectuelle de la gauche, du moins d’une domination dans les milieux universitaires, à laquelle la droite devait s’oppose à travers une métapolitique – c’est-à-dire, produire une doctrine capable de dicter « le juste, le bien et le beau » fondée sur de solides argumentations intellectuelles.

Mais pour Michaël Foessel et Étienne Ollion, si l’on souhaite comprendre le succès du RN, ce n’est pas tant du côté de la métapolitique qu’il faut chercher que vers celui de l’infrapolitique. Là réside l’étrangeté de sa victoire : ce n’est pas par une doctrine robuste qu’elle convainc, mais en évitant soigneusement d’en proposer une.

Cette façon de faire est du reste facilitée par une crise profonde de la politique elle-même. Les grands repères qui structuraient autrefois l’espace public – les clivages idéologiques nets entre gauche et droite, un langage commun pour débattre, des cadres d’action partagés – se sont érodés. Ce brouillage général profite à l’extrême droite, qui capitalise sur l’effacement des oppositions classiques. S’il n’y a plus de gauche et de droite, alors il n’y a pas non plus d’extrême-droite. Aujourd’hui, le centre triangule sur son extrême droite (« programme immigrationniste » du NFP, ensauvagement, réarmement démographique, loi immigration, vote de la préférence nationale dans la CMP, etc), la gauche n’est plus sûre de son républicanisme (ou à tout le moins c’est ce qui transparaît dans le discours médiatique, en témoigne la diabolisation de LFI depuis le 7 octobre 2023) et l’extrême droite se dédiabolise (vote constitutionnalisation IVG, en se présentant comme défenseur des Juifs de France, etc). Cela n’aide pas à jouer le « scandale » lorsque le RN est en passe de gagner des élections.

Un autre facteur clé identifié par les auteurs est la transformation du journalisme politique. Autrefois attentif aux idées et aux projets, celui-ci s’est mué en une arène où dominent les analyses stratégiques et les récits de coulisses. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2022, plus de 60 % des articles politiques du Monde comportaient des citations anonymes, off the record, contre seulement 15 % en 1970. La récente candidature d’Emmanuel Grégoire pour la mairie de Paris en 2026, quelques jours après l’adoubement d’Anne Hidalgo envers Rémi Féraud, laisse déjà voir les journalistes politiques saliver, alors qu’on peut légitimement supposer et craindre que de programme, il ne sera pas question. Cette obsession pour les tactiques et les rivalités personnelles relègue au second plan les idées. Résultat : les électeurs ne sont plus confrontés aux propositions concrètes des candidats, ce qui favorise un parti comme le RN, capable de s’imposer par des slogans simplistes et des idées vagues sans que des journalistes n’interrogent Marine Le Pen ou Jordan Bardella sur l’application concrète de leur programme. Pourtant, des contre-exemples existent, comme ces journalistes de France Bleu lors des législatives de 2024 qui ont confronté les candidats RN à leurs programmes, de sorte que ces derniers sont apparus pour ce qu’ils sont : des incompétents doublés de fieffés réactionnaires.

Ce travail médiatique insuffisant est complété par une stratégie rhétorique redoutable du RN, qui valorise le « bon sens populaire » contre les prétendues arguties des intellectuels de gauche. Cette posture anti-élitiste est un puissant levier électoral : elle résonne auprès de ceux qui se sentent exclus des débats complexes et théoriques. Ici, pas besoin de doctrine métapolitique ambitieuse, comme celle développée par Alain de Benoist dans les années 1970. Le RN adopte une stratégie d’opposition systématique : contre le « wokisme », contre « l’écologisme punitif », contre le « néoféminisme ». Chaque fois, il s’agit de s’appuyer sur des exemples isolés et exagérés – ces fameuses « paniques morales » – pour décrédibiliser l’ensemble de la gauche. Ainsi, une anecdote extrême devient l’emblème supposé d’un mouvement entier.

Cette posture s’accompagne d’un polissage stratégique des discours et des idées. Finies les provocations : plus de sortie de l’UE ou de l’euro, plus de racisme biologique ouvert, et une Marine Le Pen qui évite soigneusement les phrases choc. Le RN d’aujourd’hui, aseptisé, joue la carte de la normalisation. Cette prudence, combinée à une rhétorique de rejet, suffit à capter une frange de l’électorat en quête de repères simples et de solutions rapides et, il faut le dire, déçu des trahisons successives de la gauche.

Avec Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique, Foessel et Ollion ne se contentent pas de diagnostiquer la montée de l’extrême droite ; ils révèlent l’ampleur de la crise politique qui la rend possible. Ce n’est pas une victoire des idées, mais une victoire contre la politique elle-même, contre sa capacité à organiser des débats éclairés et à produire des alternatives ambitieuses. Une victoire étrange, mais redoutablement inquiétante pour l’avenir de notre démocratie.

 

Crédits photo

Le président du Rassemblement national Jordan Bardella, et la présidente du groupe parlementaire du RN, Marine Le Pen, remercient leurs partisans à la fin d’un meeting à Nice, le 6 octobre 2024.
© Laurent Coust/ABACAPRESS.COM

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Vivre en biorégionaliste pour survivre à la crise climatique

Vivre en biorégionaliste pour survivre à la crise climatique

Et si nos manières d’habiter la Terre étaient en décalage total avec les équilibres du vivant ? Et si nos cadres politiques et économiques, hérités de la modernité industrielle, nous empêchaient de reconstruire un lien véritable avec nos territoires ? C’est à ces questions que répond le biorégionalisme, une pensée écologique radicale qui propose de refonder nos sociétés à l’échelle des écosystèmes. Face à un monde globalisé, uniformisé et détaché des réalités locales, le biorégionalisme invite à une relocalisation de nos modes de vie, en s’ancrant dans les spécificités écologiques, culturelles et historiques de chaque territoire. Mais ce projet est-il viable ? C’est à cette question que cette série de 3 notes critiques de L’Art d’habiter la Terre, principal ouvrage théorique du biorégionalisme, va chercher à répondre.

Avant de présenter plus en détail la réflexion et l’analyse de ce livre, il est nécessaire d’expliquer d’où part cette note. Pour cela, il est indispensable de présenter ce qu’est la pensée biorégionaliste. Nombreux sont les auteurs, en particulier anglosaxons, qui ont contribué au cours des dernières décennies à la structuration de ce courant de pensée. Inconnue jusqu’à peu en France, la pensée biorégionaliste a ainsi été l’objet d’interprétations multiples au sein des sphères écologistes et anarchistes américaines.

Pour comprendre la valeur de l’ouvrage et de l’auteur dont il est ici question, une comparaison s’impose. Quand on parle de la pensée socialiste, il apparaît rapidement qu’un grand nombre de chose est relié à Marx. En somme, évoquer le socialisme conduit, tôt au tard, à parler du Capital. L’Art d’habiter la Terre de Kirkpatrick Sale se situe au même niveau en ce qui concerne le biorégionalisme. Tout y est. Il s’agit d’un ouvrage qui, dès sa parution en 1985, fait référence au sein de la sphère universitaire américaine et détone avec ce qui avait été préalablement produit par le milieu biorégionaliste. Comme le souligne Mathias Marot dans la préface de l’édition française « Ce livre constitue en 1985 la toute première monographie théorique sérieuse sur la question biorégionale – et rares seront les travaux ultérieurs qui passeront outre ses apports et propositions »[1].

A l’époque déjà, l’ouvrage fait donc l’effet d’une bombe dans les sphères biorégionalistes américaines. Emergeant véritablement au cours des années 70, le mouvement biorégionaliste américain fait face à une forte effervescence lors des années 80. A cette époque, cette effervescence s’exprime principalement via l’émergence de projets communautaires et intellectuels[2] visant à développer et [2]Dans cet environnement militant relativement réduit, le livre de Sale va alors rapidement faire parler de lui comme nul autre auparavant. Il suffit de lire les critiques littéraires biorégionalistes de l’époque pour s’en rendre compte. Ainsi, voici ce qu’écrit en 1986 Michael Helm[3] dans la revue Raise the Stakes, revue américaine de référence de la pensée biorégionaliste :

Ouah ! Ce que Kirk Sale a fait avec ce livre c’est prendre l’idée du biorégionalisme, lui aplatir la mèche rebelle et l’endimancher de ses plus beaux habits latins pour la rendre intellectuellement respectable. On parle ici de Culture, les gars, avec un C majuscule – comme ça se fait dans les meilleurs travaux de la civilisation occidentale depuis les temps mycéniens.

Comme tout autre courant théorique, le biorégionalisme porte en lui de multiples perceptions du monde, toutes proche les unes des autres. Or, la force de l’Art d’habiter la Terre est d’être aujourd’hui devenue incontournable à chacune d’entre elle. L’importance capitale de cet ouvrage est telle que personne ne peut entièrement s’en détacher. Aucune pensée biorégionaliste n’existe aujourd’hui sans prendre en considération ce livre. Sans conteste, il s’agit donc de la plus importante référence théorique du biorégionalisme. L’Art d’Habiter la Terre est un tour de force remarquable de la pensée biorégionaliste à laquelle il est indispensable de se référer quand on souhaite présenter cette dernière. C’est pour cette raison que la présente série de notes va s’attacher à présenter les grands concepts et principes posés, il y 40 ans, par Kirkpatrick Sale.

Prendre ses distances avec notre environnement artificiel pour mieux vivre

Pour comprendre en profondeur la pensée biorégionaliste, il faut d’abord aborder les raisons de son apparition. C’est à ce titre que les premiers mots et chapitres de l’Art d’habiter la Terre reviennentsur l’identité quasi spirituelle du biorégionalisme. Voulant renouer avec un sens aigu du rapport à l’autre et à notre environnement, le biorégionalisme s’érige en décalage avec l’ère technique et postmoderne dans laquelle nous vivons. Comme l’explique Mathias Rollat, l’idéal biorégionaliste apparaît comme « un désir partagé de retrouver des récits plus radicalement tournés vers le non-humain »[4]. Très clairement, le biorégionalisme porte en lui une vision quasi mystique du lien homme-nature. Cette vision spirituelle se fonde sur l’appropriation, totale ou partielle, des croyances et modes de vies passés. Certaines anciennes civilisations sont ainsi appréhendées avec beaucoup d’intérêt par les biorégionalistes, en lien avec leurs modes de vie et croyances basés sur la préservation de l’environnement. Poussé par une volonté manifeste à prendre du recul sur le monde ultra connecté et complexe dans lequel nous évoluons, l’idéal biorégionaliste entend réappréhender « le monde et ses composants (…) comme dotés de vie, d’esprit et d’intentionnalité »[5].

Logiquement, cette notion spirituelle du biorégionalisme est directement abordé dans la définition qu’en propose Kirkpatrick Sale dans son ouvrage. Ce dernier explique :

Une des manières d’expliquer ce qu’est le biorégionalisme est d’utiliser le mot espagnol querencia. En effet, ce terme n’implique pas tant un « amour du chez soi » comme le disent les dictionnaires, mais tente plutôt de raconter ce sentiment profond et silencieux de bien être intérieur qui provient de la connaissance d’un lieu particulier de la Terre, ses rythmes journaliers et annuels, sa faune et sa flore, son histoire et sa culture ; un endroit précis au sein duquel l’âme donne des signes d’affection et de reconnaissance. (…) c’est un sentiment pleinement universel et un des éléments de l’expérience humaine de la vie depuis si longtemps qu’il semble être inscrit dans nos patrimoines génétiques eux-mêmes.[6]

Ainsi, l’aspiration biorégionaliste apparaît comme une aspiration profonde à se reconnecter avec la Terre sous tous ses aspects. La querencia à laquelle se réfère ici l’auteur souligne la nécessité qu’a l’être humain à se lier à son environnement pour vivre pleinement son existence. Or, on constate que ce lien a aujourd’hui disparu de nos vies, amenant de nombreux individus à ressentir une profonde nécessitée à renouer avec ce dernier. L’idéal biorégionaliste se positionne « spirituellement » dans ce sens et propose une vision du monde renouant avec ce lien. L’objectif même du biorégionalisme est ainsi que chacun puisse retrouver ce « sentiment pleinement universel [qui constitue] un des éléments de l’expérience humaine de la vie »[7]. Cette volonté, d’une certaine manière, de retour en arrière – en ce qui concerne notre rapport au monde – est abordé par Sale dans son ouvrage. Concernant l’idée de recréer un véritable lien entre nous et la nature, il écrit :

Pour reprendre les propos de l’historien Morris Berman : « La vision de la nature qui prédomina dans le monde occidental jusqu’à l’aube de la révolution scientifique état un monde enchanté (…) Le cosmos, en bref, était un lieu d’appartenance. Un membre de ce cosmos n’était pas un observateur aliéné mais un participant direct de ses drames. La destinée de l’un était liée à celle de l’autre, et cette relation donnait du sens à la vie humaine ». Au cours de toute l’histoire humaine, de nos débuts tribaux il y a 30 000 ans (…) jusqu’il y a 400 ans, il me semble que les peuples de cette planète se sont considérés comme des habitants d’un monde vivant.[8]

Cette aspiration à retrouver un lien plus direct, plus fort entre nous et la nature n’émerge par ailleurs pas par hasard au sein de la pensée biorégionaliste. Comme le laisse à penser la précédente citation, elle se positionne en réalité dans une critique globale du tout technique. Pour les biorégionalistes, la crise écologique dans laquelle nous vivons est en grande partie liée à la déconnexion entre l’homme et la nature causé par la révolution scientifique. Envahissant tous les pans de notre vie quotidienne, la technique sous tous ses aspects est venue révolutionner notre rapport au monde, notre rapport à notre environnement.  La place actuelle de la technique dans nos vies est indispensable pour comprendre la volonté biorégionaliste de valoriser certaines logiques passées ayant régi l’existence humaine. Sale traite ainsi directement de ce sujet dans sa théorisation du biorégionalisme. Pour se faire, il propose – dans un premier temps – de faire un état des lieux succinct du sens qu’ont aujourd’hui la technique, le progrès dans nos sociétés. L’auteur américain énonce :

A chaque génération, chaque siècle, la vision scientifique du monde est devenue à la fois plus englobante et envahissante, de sorte qu’aujourd’hui elle paraît presque hégémonique ; en effet, nous n’avons presque plus de méthode de pensée ni de langage pour penser quoi que ce soit à son encontre (…) Elle est devenue, en bref, notre Dieu.[9]

Sale apporte ici une réponse majeure aux détracteurs de la pensée biorégionaliste. En effet, nombre d’entre eux réduisent ce courant de pensée en une croyance béate envers une pureté passée, un paradis prémoderne qu’il conviendrait de retrouver. Avec justesse, Sale affirme que la croyance n’est pas le seul apparat des biorégionalistes. Bien au contraire, il explique que la force des progressistes, cela même qui ont permis au progrès de devenir incontournable, réside dans leur foi inaliénable envers ce concept. C’est parce que les progressistes sont animés d’une croyance absolue en les vertus du progrès qu’ils ont œuvré avec acharnement pour un développement technologique sans limite. C’est parce que leur vision future englobe une idée fantasmée du progrès que toute la société a depuis embrassé un mode de vie opposé à ceux qui ont régi la vie humaine pendant des millénaires. Sale précise :

Plus particulièrement encore ce siècle d’avions, d’automobiles, de satellites, d’ordinateurs et de mégalopoles, l’effet de la technologie scientifique a été la mise à distance psychique entre l’être humain et la nature, ainsi que l’enfermement des gens dans des univers hermétiquement clos, d’où il leur est difficile de voir ou de comprendre les conséquences de leurs actions sur l’environnement (…) si c’est cela notre condition actuelle, c’est avant tout parce que, plutôt que de remettre en cause la vision scientifique, nous l’avons presque entièrement acceptée. Nous sommes les produits évidents de cette expérimentation de 400 ans qui a laissé le monde sens dessus dessous – et nous a conduits à la crise actuelle. »[10]

Aussi, non seulement la croyance dans la pureté scientifique a empêché de regarder frontalement les externalités négatives induites par le progrès, mais cette dernière nous a aussi conduit à nous détacher entièrement desdites externalités. La force – ou le défaut – de la modernité absolue est d’avoir détaché l’homme de son environnement, de nous avoir rendus aveugle à l’impact concret de nos actions. Beaucoup de la crise écologique réside dans ce mécanisme implanté par le progrès dans la pensée humaine. L’acceptation pleine et entière, sans aucune remise en question, de la science sous tous ses aspects nous rend aujourd’hui incapable de concevoir et agir face à la crise écologique.

La relation humaine à l’espace-temps est en particulier prise en considération par la critique biorégionaliste de notre société du tout technique. En moins de 24h, le monde entier est désormais accessible en avion pour quelques milliers d’euros là où il fallait auparavant des décennies. Notre rapport au monde s’est accéléré à un rythme si effréné qu’il est inenvisageable de concevoir physiquement ce que signifiait vivre il y a ne serait-ce qu’un siècle. Jamais auparavant l’Homme a connu tel bon en avant, jamais l’humanité n’aura tant évolué en si peu de temps. Le culte absolu du progrès pur et parfait sous-jacent à cette folle avancée est devenu la boussole du monde moderne, le carburant de nos existences et l’horizon infini qu’il faut suivre. Problème, comme l’explique la pensée biorégionaliste, cette croyance absolue dans la technique et la science a dérégulé notre rapport au vivant, à la matérialité de notre existence. Cité par Sale dans son ouvrage, le penseur Lewis Thomas[11] explique ainsi :

Notre plus grande folie est l’idée que nous sommes en charge des lieux terrestres, que nous les possédons et que nous pouvons en quelque sorte les gérer. Nous sommes en train de traiter la Terre comme une sorte d’animal de compagnie, qui vivrait dans un environnement entièrement artificiel, mi-jardin domestique, mi-parc public, mi-zoo. C’est de cette croyance que nous devons nous départir au plus vite, tout simplement par ce qu’il n’est en rien. C’est même le contraire. Nous ne sommes pas des êtres séparés. Nous sommes une partie vivante de la vie terrestre, nous sommes possédés et régis par la Terre et peut-être même spécialement produits pour réaliser des fonctions pour son compte, en un sens que nous n’avons pas encore perçu.[12]

Cette vive critique du biorégionalisme par rapport à la technique est toutefois à nuancer. En effet, si Sale pose clairement la question des méfaits provoqués par la fin du lien homme-nature et souligne l’aliénation de nos esprits en la croyance d’un progrès salvateur, l’Art d’Habiter la Terre porte une vision lucide des apports de la science pour l’Humanité. De la même façon qu’il le fait avec le culte du tout technique, l’ouvrage présente avec franchise les avancées notables qu’a permis le développement de la culture scientifique. Un passage en particulier présente très justement la nuance et la modération que la pensée biorégionaliste porte sur ce sujet :

Il n’y a pas besoin d’idéaliser la science pour reconnaître que nous vivons dans un monde meilleur en matière de connaissance sur l’hygiène, la radiotélégraphie, l’immunologie ou l’électricité (…) personne ne pourra nier tout ce qui a été accompli (…). Impossible toutefois de rester aujourd’hui inconscients des lacunes, des échecs et des dangers fondamentaux inhérents à la science occidentale. C’est dans la mort de Gaea et la transformation de nos relations à la nature que se trouvent les menacent les plus dangereuses.[13]

Ainsi, loin de tomber dans le tout ou rien, le biorégionalisme entend créer rapport nuancé entre les activités humaines et la cuture scientifique. Soulignant que le futur biorégionaliste ne se fera jamais contre le progrès scientifique, l’idéal biorégional souhaite toutefois aborder chaque avancée scientifique de façon critique. Cette vision critique du progrès scientifique doit permettre d’appréhender, le cas échéant, les projets renvoyant aux « lacunes, échecs et dangers fondamentaux inhérents à la science occidentale ». Ainsi, loin de vouloir revenir aux temps des cavernes, le biorégionalisme veut simplement pondérer notre rapport à la technique et à la science pour limiter son action sur nos vies. Cette idée de contrôle et de modération du progrès, en décalage avec la sacralité actuelle de cette notion dans nos sociétés, est parfaitement exprimé dans l’Art d’Habiter la Terre. Un passage en particulier synthétise à lui seul le rapport mesuré du biorégionalisme avec la technique :

Non, la tâche n’est pas d’extirper la science, mais de l’incorporer, non pas de la mettre à l’écart mais de la contenir, non pas d’ignorer ses moyens, mais de mettre en question les fins aux services desquelles nous la mettons en œuvre. La tâche est d’utiliser ses outils indéniablement utiles au service d’une intention différente : au service de la préservation plutôt que de la domination de la nature.[14]

Face à l’omniprésence de la science et de la technique, l’idéal biorégional entend mettre le holà à la dynamique destructive à l’œuvre depuis la révolution industrielle. Alors que cette dynamique nous pousse droit dans le mur climatique, ralentir la marche effrénée de la mondialisation et du capitalisme est l’impératif premier. Pour cela, la pensée biorégionaliste propose de renouer avec un usage raisonné des progrès techniques et souhaite retrouver ce lien immatériel qui nous unit à notre environnement. En réinstaurant le rythme du vivant et en replaçant l’humain au cœur de l’écosystème dans lequel il évolue, le biorégionalisme entend reconnecter l’humanité avec une conception vertueuse et durable de l’existence, bien loin de celle excessive et extractive qui domine aujourd’hui. En somme, l’idéal biorégional propose que nous renouions avec une vie équilibrée et mesurée, où les bonheurs et aspirations immatériels suppléeraient – là où cela est possible – ceux matériels qui prévalent aujourd’hui. A ce sujet, Sale écrit :

Ce n’est (…) pas vers le changement, la nouveauté ou la rapidité qu’une société biorégionale tend, mais plutôt vers la stabilité et l’ajustement, non vers la révolution mais vers l’évolution, pas vers les cataclysmes mais vers le gradualisme. (…) Par conséquent, le caractère global d’une société biorégionale est dirigé par les idées de subsistance et de constance selon le modèle de comportement du vivant, qui est celui de la réparation et de la guérison.[15]

Avec le biorégionalisme, toute une vision nouvelle du monde est possible. La transformation envisagée porte en elle les germes d’une révolution culturelle immense consistant à renouer le lien entre l’Homme et la nature, l’Homme et son environnement. C’est afin d’accompagner cette révolution et d’en présenter les grandes lignes que Sale a écrit cet ouvrage. Car si cet ouvrage est la Bible des biorégionalistes, c’est parce qu’il présente clairement le chemin à suivre pour faire naître cette utopie.

Mieux comprendre et s’adapter à notre environnement pour bien y habiter, y cohabiter

Face à la technique omniprésente, le biorégionalisme entend réinventer notre façon de vivre. Or, pour cela, il est d’abord nécessaire de comprendre pourquoi et comment on le fait. C’est ainsi que les biorégionalistes énoncent que le préalable à tout changement biorégionaliste est la juste compréhension et adaptation à l’environnement. Cette juste appréhension des logiques existant autour de nous n’est malheureusement plus d’actualité. L’Homme, poussé par la Science et le Progrès, a fait fi de la nature et des logiques immuables qui la régissent. L’idéal biorégionaliste entend mettre fin à cela en remettant la connaissance des écosystèmes et du monde qui nous entoure au cœur de la pensée humaine. Sale explique :

En son sens le plus basique, le biorégionalisme exprime ces idées essentielles que je crois nécessaire à la survie de l’humanité sur la Terre : la compréhension écologique, la conscience régionale et communautaire, la possibilité de développer un ensemble de sagesses et de spiritualités basées sur la nature, la sensibilité bio-centrée, l’organisation sociale décentralisée, l’entraide, et l’humilité des groupes humains.[16]

En perdant notre connaissance profonde des logiques terrestre, chacun et chacune d’entre nous a progressivement oublié ce qu’est le dénominateur commun de l’humanité : la survie de notre espèce. Sous l’effet de la technique, nous nous sommes détachés de la matérialité de nos existences, nous nous sommes jetés pieds et poings liés dans le piège climatique. Pour couper court à cette spirale négative, les biorégionalistes énoncent que nous devons réapprendre à vivre sur Terre. Bien sûr, la Science a un rôle à jouer. Il n’est par exemple pas question d’arrêter de se référer aux travaux du GIEC, eux qui constituent l’un des principaux leviers pour expliquer la nécessité de ralentir nos activités et de renouer avec l’environnement. Mais cette connaissance doit aussi puiser dans ce qui nous a permis pendant des millénaires de vivre en harmonie avec l’environnement. En cherchant à nous réouvrir à notre sensibilité envers la nature et en nous plaçant à l’intérieur – et non à l’extérieur – des écosystèmes, le biorégionalisme sème les germes nécessaires au projet de société auquel il aspire. Pour embarquer chaque citoyen et citoyenne dans cette vision du monde, il faut d’abord permettre que toutes et tous comprennent l’intérêt de cette dernière. C’est en nous éduquant que nous pourrons concevoir les bienfaits d’un futur biorégionaliste. A ce titre, l’éducation et la connaissance sont les pierres angulaires à tout projet biorégionaliste qui se respecte. Cette idée est très clairement abordée dans l’Art d’Habiter la Terre. En effet :  

Il n’est pas difficile d’imaginer une alternative à la situation dangereuse dans laquelle nous a plongés le paradigme industrialo-scientifique ; pour cela, il suffit de devenir des « habitants de la terre ». (…) Mais pour devenir des habitants de la terre, pour réapprendre les lois de Gaea, pour en venir à une compréhension profonde et sincère de la Terre, la tâche la plus cruciale (et peut-être celle qui englobe toutes les autres) et de comprendre le lieu, le lieu exact où nous vivons spécifiquement. (…) C’est cela qui constitue l’essence du biorégionalisme.[17]

Réinvestir la connaissance de nos lieux de vies est ce qui nous permettra de renouer avec une existence durable. La bonne connaissance environnementale de nos lieux de vies est l’essence du biorégionalisme, le préalable sans lequel rien ne peut advenir. Ce savoir sur le vivant est, par ailleurs, un élément qui parle encore à beaucoup d’entre nous. Présent dans nos imaginaires et expériences de vies, ce savoir est particulièrement vivace chez celles et ceux qui vivent en zone rurale. Plus en contact avec le vivant, les habitants de zones rurales ont conservé un lien fort avec les écosystèmes dans lesquels ils évoluent. Ils ont appris à les connaître et se sont appropriés – de façon tant matériel qu’immatériel – les éléments constitutifs de ces lieux. Tout cela concourt à un attachement et un amour pour l’environnement. La juste connaissance des écosystèmes est ainsi un levier sur lequel veut jouer le biorégionalisme pour raisonner les pulsions destructives de notre époque. Connaître, c’est s’attacher, connaître, c’est s’intégrer dans un tout qui nous dépasse mais dont on dépend. La théorie biorégionaliste aspire à jouer sur cette logique humaine pour se déployer dans les esprits de chacun, pour transformer nos vies. A ce propos :

J’ai découvert qu’il n’est pas bien difficile de faire passer ce sentiment d’appartenance spontané à une perception des caractéristiques biotiques d’une région, pour autant que les gens soient assez conscients des spécificité (…). Interrogez-les sur leurs bassins versants ; demandez-leur s’ils plantent des tomates le 1er mai ; questionnez-les pour savoir qu’ils ont l’habitude de voir des coyotes, des cafards allemands ou des cerfs sur la route ; et vous aurez une bonne idée de la vision régionale qu’ils ont.[18]

En partant des réalités de chacun, le biorégionalisme réussit le tour de force de rendre réel ce qui ne l’est pas aujourd’hui. Redonnant de la matérialité à la pensée écologique, l’idéal biorégionaliste pousse chacun et chacune à se projeter sur son environnement. De la sorte, cette pensée politique amène les individus à adopter les comportements vertueux dont l’humanité a besoin. Rien chez l’humain ne pousse à l’autodestruction. Amener les individus à regarder dans la bonne direction, à regarder les éléments destructifs à l’œuvre autour d’eux permet le retour d’un comportement rationnel qui préserve notre environnement. Connaître et comprendre le lieu dans lequel on se situe amène toujours à vouloir le protéger. Changer de focale révolutionne donc notre rapport au réel, transforme radicalement notre ordre des priorités. Quand on perçoit à sa juste valeur la portée des risques existentiels que fait peser sur nos vies la crise écologique, les sacro-saint symboles du PIB, de la croissance et de la dette apparaissent pour ce qu’ils sont : des objectifs annexes. Replacer la question écologique sur une échelle humainement concevable et amener les individus à concevoir leurs impacts sur l’environnement sont ainsi les deux faces d’une même pièce visant à implanter la logique biorégionale en nous. Sale explique très justement la portée de ce double défi à la base du paradigme biorégionale :

Les gens ne polluent pas ni ne détruisent sciemment les systèmes naturels desquels dépendent leur vie et leurs moyens d’existence ; ils n’épuisent pas non plus volontairement une ressource sous leurs pieds et sous leurs yeux s’ils perçoivent qu’elle est précieuse, nécessaire et vitale ; pas davantage qu’ils ne tuent des espèces entières s’ils sont en mesure de voir qu’elles importent dans le fonctionnement de leur écosystème.[19]

La meilleure façon de lutter contre la destruction de l’environnement, contre le réchauffement climatique est d’illustrer matériellement l’impact de ces phénomènes. L’instinct primaire des humains à assurer la survie de notre espèce constitue le plus grand allié du combat écologique. Or, cet instinct est aujourd’hui endormi, assommé sous la montagne d’éléments technicistes qui nous entoure. Devant ce constat, les biorégionalistes défendent la nécessité de faire redescendre sur Terre nos existences en renouant avec une échelle intelligible pour l’être humain. Sans revenir à des perceptions localement ancrées, aucune transformation durable de nos sociétés ne sera possible. Il faut parler concret, montrer le vrai et le réel pour créer un phénomène d’entrainement dans lequel les gens se retrouvent. Pour mobiliser les individus et que nous plongions collectivement dans le monde d’après, il faut faire naître chez chacun et chacune l’idée d’une absolue nécessitée de ce choix. Cette idée de rendre visible ce qui ne l’est que peu aujourd’hui est à merveille expliqué par Sale. Il dit :

La question n’est en aucun cas celle de la morale (…) mais celle de l’échelle. (…) Le seul moyen pour que les gens adoptent un « bon comportement » et agissent de manière responsable, c’est de mettre en évidence le problème concret, et de leur faire comprendre leurs liens directs avec ce problème – et cela ne peut être fait qu’à une échelle limitée. (…). Cela ne peut être fait à l’échelle globale, ni à l’échelle d’un continent, ni même à l’échelle nationale, car l’animal humain étant petit et limité, il n’a la vision que d’une partie du monde, et une compréhension restreinte de comment s’y comporter[20]

Ce passage est sublime tant il décrit la double facette qui forme le biorégionalisme. Le bio est ainsi la partie du projet biorégional défendant l’absolue nécessité de créer une société respectueuse de nos environnements. L’idée est de préserver notre biosphère, biotope et biodiversité. En parallèle, le régionalisme cherche lui à ce que l’humain adopte des comportements vertueux en le plaçant dans une échelle restreinte. Par ce biais, l’idée est de nous permettre de bien concevoir et constater l’impact de nos actions. L’idée de départ du biorégionalisme vise ainsi à intégrer l’humanité dans les « réalités géographiques latentes mais intemporelles »[21] qui constituent l’essence même de nos existences. Une fois cela fait, nous retrouverons notre capacité à percevoir notre impact sur le bio nous entourant. Ainsi, nous pourrons agir rationnellement en faveur de la préservation de l’environnement. Cette logique du local plutôt que du mondial, du limité plutôt que du démesuré chamboule l’organisation de notre société. A ce sujet, Sale esquisse ce que pourrait être la réalité matérielle d’un futur biorégional. Il explique :

Toute région devrait apprendre à s’adapter à ses particularités naturelles, développer l’énergie selon ses ressources disponibles (…), cultiver de la nourriture appropriée à son climat et à ses sols, créer un artisanat et des industries en accord avec ses minerais et minéraux, ses bois et ses cuirs, ses tissus et ses fils. Et au moment où tel matériau ou tel matériel serait absent de la biorégion et introuvable dans les services de recyclage ou dans les déchetteries régionales, chaque biorégion dépendrait en premier lieu de l’inspiration humaine.[22]

La société biorégionale a pour vocation de nous délier collectivement des multiples interdépendances qui régissent aujourd’hui nos vies. Réinsérer nos existences dans un cadre géographique limitée permet de devenir plus résilient et autonome. L’aspiration qui en découle à des modes de vies plus terre à terre et circulaire a également l’avantage de nous amener à prendre du recul sur la technique, à réduire notre dépendance à la logique industrialo-scientifique qui nous guide aujourd’hui. Seule l’échelle locale permet un tel changement systémique, seule une communauté humaine faisant face à une même réalité peut permettre à des individus de bifurquer collectivement dans la même direction.

Bien-sûr, gagner en autonomie amène à perdre un certain nombre de plaisirs capitalistes. Bien-sûr, l’idée de résilience induit la disparition de certains biens de consommation, la fin de certaines logiques productives. Bien sûr, nos modes de vies vont changer et devenir plus « difficiles » sous certains aspects. Mais avant toute chose, ce radical changement sera synonyme de maîtrise et de contrôle. Le sens de chacune de nos actions sera démultiplié et permettra de gagner en richesse sociale là où nous en perdrons en richesse matérielle. L’humain et le vivant avant l’argent, voici l’horizon du biorégionalisme. Citant John Friedmann et Clyde Weaver[23], [24], Sale énonce avec clarté que :

[Le biorégionalisme] tient sa force de l’intérieur, de ses propres ressources, ses propres capacités, ses propres savoirs et découvertes. Il n’attend aucun transfert de pouvoir de pays « donateurs » étrangers. Il ne compte ni sur des transformations miraculeuses ni sur des résultats obtenus sans effort. Il démarre donc dans un développement qui puisse satisfaire les besoins élémentaires tout en en créant de nouveaux.[25]

La perspective d’un monde dénué de toute dépendance est vertigineuse. Pourtant, il s’agit d’une perspective tout à fait possible et réaliste. C’est en tout cas cette dernière qui a prévalu par le passé. Chaque territoire, chaque communauté humaine a en lui les capacités pour développer une société autonome et circulaire. Pour cela, il suffit de comprendre et appréhender ce que peut nous apporter l’environnement qui nous entoure. Tournant le dos aux produits mondialisés qui fleurissent sur les étals de nos supermarchés, le biorégionalisme veut apporter un bien-être collectif en rapport avec ce que peut nous donner chaque territoire. La maxime giscardienne « On n’a pas de pétrole mais on a des idées » devient ici celle du biorégionalisme, le précepte guidant l’avenir de chaque communauté humaine. Se reconnecter à sa terre et user intelligemment de sa force est la recette magique qui assurera un avenir radieux et équilibrée à l’humanité. L’énergie du vivant et de la créativité humaine devient ici la ressource première de nos existences, celle qui rend possible toutes les autres. Etrange et contraire à notre présente conception de l’activité humaine, faire primer la nature sur les autres impératifs humains est pour l’idéal biorégionaliste indispensable afin de faire naître de nouveaux modes de vies vertueux. Car parmi les nombreuses révolutions conceptuelles que propose le biorégionalisme, la plus importante fait de l’Homme un subalterne – parmi d’autres – des règles de la planète Terre.

Références

[1] Mathias Rollot – avant-propos de la traduction français – p.14

[2] Le lancement de la Planet Drum Fondation en 1973 apparaît comme l’acte fondateur du développement intellectuel du biorégionalisme aux Etats-Unis. Impulsé par Peter Berg (créateur de la notion de « biorégion ») et sa femme Judy Goldhaft, cette fondation est – depuis la seconde moitié du XXe siècle – à l’origine de la parution d’une revue et de nombreux ouvrages théoriques et pratiques sur la pensée biorégionale

[3] Essayiste et romancier canadien, Michael Helm a écrit pour diverses de revues critiques nord-américaines, comme Tin House et Brick. Son troisème roman, Cities of Refuge est élu meilleur livre de l’année 2010 par le Globe and Mail et le Now Magazine. Enfin, il est récompensé en 2019 par l’obtention d’une Bourse Guggenheim par la Fondation John-Simon-Guggenheim.

[4] Mathias Rollot – avant-propos de la traduction français – p.22

[5] Partie 1 – Chapitre 1 – p.40

[6] Kirkpatrick Sale – préface traduction française – p.27

[7] Ibid

[8] Partie 1 – Chapitre 1 – p.40

[9] Partie 1 – Chapitre 2 – p.52

[10] Partie 1 – Chapitre 2 – pp.53-54

[11] Lewis Thomas est un scientifique et essayiste américain. Au cours de sa vie, il a exploré dans ses écrits les liens entre science, culture et nature humaine. Utilisant souvent l’étymologie, il s’est évertué à montrer comment les découvertes scientifiques éclairent les structures sociales, l’écologie, et notre compréhension du monde.

[12] Lewis Thomas, New York Times Magazine, 1er avril 1984

[13] Partie 1 – Chapitre 2 – p.53

[14] Partie 1 – Chapitre 2 – p.55

[15] Partie 2 – Chapitre 8 – pp.165-166

[16] Kirkpatrick Sale – préface traduction française – p.28

[17] Partie 2 – Chapitre 4 – pp.75-76

[18] Partie 3 – Chapitre 10 – p.212

[19] Partie 2 – Chapitre 5 – p.89

[20] Partie 2 – Chapitre 5 – p.88

[21] Partie 3 – Chapitre 10 – p.212

[22] Partie 2 – Chapitre 6 – p.113-114

[23] John Friedmann, géographe et urbaniste, est reconnu pour ses travaux sur le développement régional et la planification urbaine. Il explore comment les politiques et les structures économiques influencent l’organisation des villes et le bien-être des populations, mettant en avant l’importance de la participation citoyenne dans la planification.
Clyde Weaver, géographe, s’est spécialisé dans le développement régional et l’urbanisme. Ses recherches portent sur la manière dont les facteurs économiques, sociaux et politiques influencent la structure des régions et des villes, et il s’intéresse particulièrement aux dynamiques de développement régional.

[24] John Friedmann, Clyde Weaver, Territory and Function : The Evolution of Regional Planning, University of California Press, 1979, pp.200-201

[25] Partie 2 – Chapitre 6 – pp.127-128

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Réformer les contrôles d’identité pour une police républicaine au service de la population

Réformer les contrôles d’identité pour une police républicaine au service de la population

Alors que le lien entre la population et la police s’est tendu depuis plusieurs années, la sénatrice socialiste de Seine-Saint-Denis Corinne Narassiguin défendra une proposition de loi visant à rétablir ce lien essentiel pour la cohésion nationale.

Le 15 mai prochain, sera débattue dans la niche socialiste au Sénat, ma proposition de loi tendant à rétablir le lien de confiance entre la police et la population.

Membre de la mission d’information du Sénat relative aux émeutes survenues à compter du 23 juin 2023 après la mort de Nahel Merzouk, j’ai pu constater, à travers les nombreuses auditions, la relation dégradée entre notre police et une partie de la population.

La multiplication des petites frustrations ou petits incidents comme des contrôles d’identité réguliers qui font partie du quotidien de ces jeunes, diminue la confiance dans la police et alimente un fort sentiment d’injustice et de relégation.

Je suis sénatrice du département de la Seine-Saint-Denis, premier département d’accueil des populations immigrées en France. Ces jeunes qui se font régulièrement contrôler sont nombreux dans mon département, je ne veux pas que la première interaction qu’ils aient dans leur vie avec la police soit un contrôle d’identité. Je ne veux pas qu’ils aient cette vision de la République. A force de considérer des jeunes comme des délinquants, ils le deviennent.

L’année dernière, le Conseil d’État a reconnu l’existence de pratiques de contrôles d’identité discriminatoires qui ne peuvent être regardées comme se réduisant à des cas isolés. Plusieurs études documentées ont également établi ces cas de contrôles discriminatoires. En janvier 2017, le Défenseur des Droits dévoilait déjà dans une enquête que les jeunes hommes entre 18 et 25 ans perçus comme noirs ou arabes connaissent une probabilité vingt fois plus élevée que le reste de la population de subir un contrôle. 

Le 19 février dernier, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) a regretté l’absence de mesures prises par la France pour la mise en place d’un dispositif efficace de traçabilité des contrôles d’identité par les forces de l’ordre. 

Dans un rapport de la Cour des comptes publié le 6 décembre 2023, la Cour a apporté pour la première fois une estimation du nombre de contrôles d’identité réalisés chaque année par la police et la gendarmerie : 47 millions, dont 32 millions réalisés sur la voie publique. Mais combien de personnes exactement font partie de ces 32 millions de contrôles ? Là est la question.

Toutes les études convergent vers le même constat : en France, les personnes issues des « minorités visibles » sont contrôlées bien plus fréquemment que les autres.

En novembre 2005, Bouna Traoré et Zyed Benna rentrent d’un match de foot et décèdent dans un transformateur électrique après avoir pris la fuite par crainte d’un contrôle policier. Suite à cela, la France a été confrontée à un épisode important de violences urbaines. Le contrôle policier a été l’étincelle qui a suscité la colère dans de nombreux quartiers et a eu un impact sur la sécurité de la société française toute entière.

Ces contrôles sont un problème pour les jeunes puisqu’ils sont souvent vécus comme des humiliations violentes et créent un fort ressentiment. Il n’est pas acceptable dans notre République qu’un citoyen pense qu’il est contrôlé uniquement car “il n’a pas l’air français”.

Mais ces contrôles sont également un problème pour les forces de l’ordre puisque ces pratiques contribuent à altérer la relation de confiance, indispensable, entre toutes les composantes de la population et la police, et derrière cette dernière les institutions publiques qu’elle représente. L’ancienne directrice de l’inspection générale de la police nationale (IGPN), Agnès Thibault-Lecuivre, a d’ailleurs plaidé il y a quelques mois pour la modification de la loi sur les contrôles d’identité car « on met les policiers en danger en leur demandant d’appliquer une loi d’une complexité rare ».

Selon une étude du Défenseur des Droits publiée le 27 février 2024, près de deux policiers et gendarmes interrogés sur cinq (39,2 %) jugent les contrôles d’identité « peu voire pas efficaces » pour garantir la sécurité d’un territoire. Ce chiffre élevé est le signe d’une perte de sens de cette mission voire du côté contre-productif de cet acte pour beaucoup d’agents de la force publique. Toujours selon cette étude du Défenseur des Droits confiée au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), les policiers et gendarmes sont très peu à être d’accord avec l’affirmation selon laquelle « on peut globalement faire confiance aux citoyens pour se comporter comme il faut » (23,8% des policiers et 34,3% des gendarmes).

Le lien de confiance semble donc rompu des deux côtés entre la police et la population. Cette relation de défiance qui s’instaure peu à peu met à mal notre vivre-ensemble, le contrat social qui fonde notre République et qui repose sur la liberté et l’égalité.

Aussi, j’ai décidé l’année dernière de déposer une proposition de loi visant à instaurer le récépissé de contrôle d’identité. C’était une promesse du quinquennat de François Hollande, et son renoncement était une erreur.

Après plusieurs mois d’auditions d’associations, d’institutions et de professionnels, j’ai décidé d’aller plus loin dans la réforme de cette pratique des contrôles d’identités. La proposition de loi comporte donc trois dispositions principales :

  • Elle instaure un dispositif d’enregistrement et de traçabilité des contrôles d’identité, c’est-à-dire l’attestation de contrôle d’identité.
  • Elle réforme les contrôles dits administratifs en supprimant la possibilité de pouvoir contrôler « toute personne, quel que soit son comportement » et en autorisant les contrôles administratifs uniquement pour assurer la sécurité d’un événement, d’une manifestation ou d’un rassemblement exposé à un risque d’atteinte grave à l’ordre public.
  • Elle rend obligatoire l’enregistrement vidéo des contrôles d’identité via les « caméras piétons ».

J’espère sincèrement que cette traçabilité permettra à la fois de mettre fin aux contrôles au faciès mais aussi de sécuriser les forces de l’ordre dans la pratique de leur métier en leur assurant une meilleure transparence.

Il y a peu de suspens quant à la position de la droite au Sénat sur le sujet, mais je considère qu’il est urgent de provoquer le débat pour mettre fin à une pratique discriminatoire et inefficace. En 2017, Emmanuel Macron avait reconnu pendant sa campagne électorale qu’il y avait « beaucoup trop de contrôles d’identité, avec de la vraie discrimination ». 

Aussi, je compte sur un débat à la hauteur de l’enjeu, et cela pour une police respectable et respectée, gardiens de la paix plutôt que forces de l’ordre, au service des citoyens et de l’Etat de droit. Pour revenir à l’idée même que nous nous faisons de la République.

Par Corinne Narassiguin

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L ‘Europe a-t-elle déjà perdu la course à l’intelligence artificielle ?

L ‘Europe a-t-elle déjà perdu la course à l’intelligence artificielle ?

L’Europe a-t-elle déjà perdu la course à l’intelligence artificielle (IA) face aux géants que sont les États-Unis et la Chine ? Si ces deux puissances dominent aujourd’hui le secteur par leurs investissements colossaux et leurs innovations de rupture, l’Europe n’est pas pour autant condamnée à l’effacement. Entre régulations rigoureuses et initiatives stratégiques, elle tente de se frayer un chemin dans cette compétition technologique qui façonnera l’avenir de nos sociétés. L’enjeu réside désormais dans sa capacité à transformer ces avantages en moteurs de croissance et d’innovation.

Un retard perceptible mais pas irrémédiable

Les États-Unis et la Chine dominent actuellement le secteur de l’IA, tant en termes d’investissements que d’innovations. En 2023, les investissements dans l’IA ont atteint 70 milliards de dollars aux États-Unis et 45 milliards en Chine, contre seulement 10 milliards pour l’ensemble de l’Union européenne. Les entreprises américaines, telles que Google, Microsoft et OpenAI, ainsi que les géants technologiques chinois, ont pris une avance notable, notamment dans le domaine des modèles de langage et des infrastructures cloud. Cependant, l’Europe n’est pas dépourvue de ressources. Elle dispose d’un marché de consommateurs à haut revenu (l’UE représente près de 450 millions d’habitants et un PIB de 16 600 milliards de dollars en 2023), de talents qualifiés (avec 14 des 50 meilleures universités mondiales en sciences informatiques), et d’entreprises innovantes. Le défi réside dans la mobilisation de ces atouts pour rattraper le retard accumulé et structurer un écosystème capable de rivaliser avec les superpuissances de l’IA.

En paralèle, l’administration Trump a lancé en 2025 le projet Stargate, une initiative massive visant à doter les États-Unis de la plus grande capacité de calcul au monde, spécialement conçue pour l’intelligence artificielle. Doté d’un budget initial de 100 milliards de dollars, avec un objectif d’atteindre 500 milliards de dollars d’ici 2029, ce programme vise à développer une infrastructure d’IA nationale, accessible aux entreprises et universités américaines, pour maximiser les synergies en matière d’innovation. Le projet Stargate ambitionne non seulement de consolider la domination américaine dans l’IA, mais aussi de préparer les industries stratégiques à un avenir où l’automatisation et l’intelligence artificielle joueront un rôle central. Ce programme prévoit la construction de centres de données, notamment à Abilene, au Texas, et ambitionne de créer plus de 100 000 emplois aux États-Unis. Cette stratégie agressive accentue encore davantage la pression sur l’Europe, qui peine à mobiliser des ressources à une telle échelle.

Du côté de la Chine, DeepSeek, un concurrent majeur de ChatGPT et Gemini, a vu le jour en 2024. Soutenu par le gouvernement chinois et plusieurs entreprises technologiques nationales, DeepSeek bénéficie d’un accès quasi illimité à des données massives et à des infrastructures ultra-performantes. En moins de deux ans, la Chine a réussi à déployer une IA générative capable de rivaliser avec les meilleurs modèles américains. L’initiative chinoise s’appuie sur des partenariats avec des universités de premier plan et une politique agressive d’acquisition de talents, ce qui renforce encore la compétition internationale.

Face à ces avancées majeures aux États-Unis et en Chine, l’Europe doit impérativement renforcer ses investissements et affiner sa stratégie pour éviter de rester en retrait. Lors du Sommet européen sur l’intelligence artificielle (IA) tenu à Paris en février 2025, des engagements financiers significatifs ont été pris afin de positionner l’Europe comme un acteur incontournable du secteur, comme nous le verrons plus loin.

Au niveau continental, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé le lancement de l’initiative « InvestAI », visant à mobiliser 200 milliards d’euros pour le développement de l’IA en Europe. Ce programme inclut 50 milliards d’euros de fonds publics européens et 150 milliards d’euros issus d’investissements privés, réunis au sein de l’alliance « EU AI Champions Initiative ». L’objectif est de soutenir la recherche, d’accélérer la création d’infrastructures dédiées et d’encourager l’innovation dans un cadre réglementaire équilibré.

Ces investissements reflètent la volonté de l’Europe de combler son retard sur les États-Unis et la Chine en développant des infrastructures solides et en renforçant la coopération entre acteurs publics et privés.

 

Une régulation ambitieuse : frein ou levier ?

L’Union européenne a adopté en 2024 l’AI Act, une législation ambitieuse visant à encadrer le développement de l’intelligence artificielle en mettant l’accent sur l’éthique et la sécurité. Cette régulation repose sur un cadre strict classifiant les systèmes d’IA en fonction de leur niveau de risque, allant des usages minimaux aux applications critiques nécessitant un contrôle accru. Si cette approche est largement saluée pour sa volonté de protéger les citoyens contre les dérives potentielles, notamment en matière de surveillance, de manipulation de l’information ou de discrimination algorithmique, elle suscite également des interrogations sur son impact économique et technologique.

En effet, certains acteurs du secteur estiment que des régulations trop contraignantes pourraient freiner le développement de l’IA en Europe, en augmentant les coûts de conformité et en limitant la capacité d’innovation des entreprises. De nombreux experts soulignent que la compétition mondiale en matière d’IA est dominée par les États-Unis et la Chine, où les régulations sont souvent plus souples et les investissements colossaux. Ainsi, le risque est de voir les talents et les capitaux fuir l’Europe pour des environnements plus permissifs, où l’expérimentation et le déploiement rapide de nouvelles technologies sont favorisés.

Toutefois, d’autres estiment que cette législation pourrait au contraire constituer un levier stratégique pour l’Europe. En définissant des standards éthiques élevés et en misant sur la transparence et la fiabilité des systèmes, l’UE pourrait devenir un modèle mondial de régulation, imposant ses normes aux entreprises désireuses d’accéder à son marché. Une régulation stricte ne signifie pas nécessairement un frein à l’innovation, mais peut au contraire encourager le développement d’une IA plus responsable, alignée sur des principes de respect des droits fondamentaux.

La question centrale demeure donc : cette approche permettra-t-elle à l’Europe de se positionner comme un leader technologique ou risque-t-elle de l’écarter de la course à l’IA ?

 

Des initiatives pour stimuler l’innovation

Face aux critiques et aux risques de décrochage, l’UE a progressivement ajusté son approche. Tout en maintenant un cadre éthique strict, elle a assoupli certaines contraintes pour dynamiser la recherche et le développement, notamment en allégeant les obligations pour les startups et les PME.

Dans cette optique, l’Union européenne a adopté un cadre réglementaire plus souple en matière d’intelligence artificielle, tout en conservant des garde-fous pour limiter les dérives. L’un des principaux objectifs est de dynamiser la recherche et le développement, alors que le Vieux Continent accuse un retard notable face aux États-Unis et à la Chine.

Cette démarche vise à soutenir les entreprises en réduisant les obligations bureaucratiques, notamment pour les startups et les PME, qui représentent 99 % du tissu économique européen. De plus, la Commission européenne a annoncé en 2024 un plan d’investissement de 10 milliards d’euros sur cinq ans, destiné à financer des projets d’IA souveraine, à renforcer l’infrastructure cloud et à développer des modèles linguistiques en plusieurs langues européennes. L’initiative inclut également la création de centres d’excellence en IA pour favoriser la collaboration entre universités et entreprises, avec l’ambition d’atteindre un taux d’adoption de l’IA de 75 % dans les entreprises d’ici 2030.

Toutefois, cet assouplissement des régulations ne signifie pas un abandon des valeurs européennes. L’Europe reste attachée à un cadre éthique strict, en particulier sur la transparence des algorithmes et la protection des données personnelles. En parallèle, l’UE envisage la mise en place d’un label IA éthique pour garantir la conformité des solutions développées sur son territoire. Cette approche hybride, entre ouverture à l’innovation et régulation mesurée, vise à positionner l’Europe comme un acteur incontournable de l’intelligence artificielle, capable de concilier compétitivité et respect des droits fondamentaux.

 

La France en action : Mistral AI, « Le Chat » et un plan dinvestissement de 109 milliards deuros 

La France affirme son ambition dans le domaine de l’intelligence artificielle avec des initiatives stratégiques et des investissements colossaux. Au cœur de cette dynamique, la start-up Mistral AI incarne l’essor d’un écosystème européen de l’IA capable de rivaliser avec les GAFAM. Fondée en 2023 par d’anciens chercheurs de Google DeepMind et Meta, Mistral AI s’est rapidement imposé comme un acteur incontournable, misant sur des modèles ouverts et transparents pour offrir une alternative crédible aux solutions américaines et chinoises. 

Ce mois-ci, Mistral AI a franchi une nouvelle étape en lançant « Le Chat », un assistant conversationnel révolutionnaire disponible sur iOS et Android. Conçu pour concurrencer directement les assistants IA « ChatGPT » et « Claude », « Le Chat » se distingue par sa rapidité impressionnante, délivrant des réponses pouvant atteindre 1 000 mots par seconde, tout en garantissant un niveau élevé de personnalisation et de contextualisation. Mais ce qui le rend véritablement unique, c’est son engagement en faveur de l’open source, un choix stratégique qui s’inscrit dans une vision européenne prônant la transparence et la souveraineté numérique. Ce positionnement permet non seulement aux entreprises et aux institutions de mieux comprendre et maîtriser les algorithmes qu’elles utilisent, mais aussi d’éviter une dépendance excessive aux solutions propriétaires développées hors du continent. 

Ce dynamisme s’inscrit dans un plan d’investissement sans précédent. Lors du dernier sommet sur l’IA organisé à Paris, le gouvernement français a annoncé un engagement de 109 milliards d’euros pour accélérer le développement de l’intelligence artificielle et des infrastructures associées. Ce financement massif vise à soutenir la recherche, à renforcer les capacités de calcul européennes et à favoriser l’essor de champions nationaux capables de rivaliser avec les leaders du secteur. Parmi les priorités de ce plan figurent la construction de centres de données à haute efficacité énergétique, la formation de talents spécialisés et la mise en place de cadres réglementaires favorisant l’innovation tout en garantissant l’éthique et la protection des données. 

Grâce à cette impulsion politique et industrielle, la France se positionne comme un acteur clé de la révolution IA en Europe, capable de conjuguer innovation technologique, indépendance stratégique et respect des valeurs démocratiques. L’essor de Mistral AI et de *Le Chat* en est l’illustration parfaite, démontrant que l’Europe n’a pas dit son dernier mot dans la course à l’intelligence artificielle.

 

Un avenir à construire 

Bien que l’Europe ait pris du retard dans la course à l’IA, elle n’a pas encore perdu. Si les États-Unis et la Chine dominent aujourd’hui le secteur, l’Europe peut encore tirer son épingle du jeu en misant sur ses forces : une expertise scientifique reconnue, un tissu industriel diversifié et une tradition de régulation qui, loin d’être un frein, peut devenir un atout stratégique. Avec une stratégie équilibrée alliant soutien à l’innovation et régulation adaptée, elle a le potentiel de devenir un acteur majeur dans le domaine de l’intelligence artificielle. 

La clé réside dans la capacité à mobiliser ses ressources, qu’il s’agisse des financements publics et privés, des talents ou des infrastructures technologiques. Elle doit aussi adapter ses politiques pour créer un cadre incitatif et éviter que ses chercheurs et entreprises ne partent vers des marchés plus compétitifs. En favorisant un écosystème propice au développement de l’IA, intégrant aussi bien les start-ups que les grandes entreprises et les centres de recherche, l’Europe peut non seulement combler son retard mais aussi imposer un modèle d’intelligence artificielle éthique, transparent et respectueux des droits fondamentaux.

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Contre la proportionnelle, Entretien avec Julien Jeanneney

Contre la proportionnelle, Entretien avec Julien Jeanneney

Alors que la réforme du mode de scrutin législatif revient au cœur des débats politiques, Julien Jeanneney met en garde contre les illusions de la proportionnelle. Constitutionnaliste, il s’appuie sur l’histoire institutionnelle française pour en analyser les risques, soulignant les dangers de fragmentation et de paralysie qu’un tel système pourrait engendrer. Il a accordé un entretien au Temps des Ruptures.

Crédits photo : Francesca Mantovani – Éditions Gallimard 

LTR : Pourquoi avoir choisi ce moment singulier dans notre histoire politique récente pour intervenir dans le débat public sur la question du mode de scrutin des élections législatives ?

La raison est circonstancielle. Comme nombre de mes collègues constitutionnalistes, j’ai été sollicité cet été pour mettre en perspective les questions constitutionnelles nouvelles qui se sont posées à la suite des élections législatives de juillet 2024. Un magazine m’a demandé d’écrire un texte sur la « crise de la démocratie ». J’ai alors constaté que de nombreuses tribunes appelaient à l’établissement d’un mode de scrutin proportionnel pour l’élection des députés, qui m’a conduit à m’intéresser de plus près à la question. De prime abord, cette tendance pouvait sembler paradoxale : les élections législatives venaient de produire une Assemblée nationale pulvérisée d’un point de vue partisan – à la manière d’une assemblée produite à la proportionnelle ; les doutes sur la capacité des partis à forger des compromis étaient évidents. S’agissait-il d’un exemple à suivre pour l’avenir ? Au terme de recherches poussées, notamment dans les travaux parlementaires des IIIe et IVe Républiques, il m’est apparu que les dangers de ce mode de scrutin étaient bien plus nombreux que ses avantages potentiels. Ainsi ai-je écrit un premier texte, pour ce magazine, puis une version plus détaillée de ce dernier, qui est devenue ce « Tract », aux éditions Gallimard.

La nomination à Matignon de François Bayrou peu après sa publication a donné à ce texte une actualité nouvelle : la proportionnelle est au cœur de son combat politique depuis plusieurs décennies. L’évocation de la question lors de son discours de politique générale laisse à penser que, si son gouvernement arrive à s’inscrire dans la durée, un projet de loi sur la question pourrait être débattu ce printemps.

LTR : A quoi est dû selon vous l’attrait pour le scrutin proportionnel aujourd’hui, alors que les trois expériences passées en France au XXème siècle lui ont pourtant fait, comme vous l’expliquez dans votre livre, plutôt mauvaise presse ? Est-ce, comme l’indique Ferdinand Buisson que vous citez, « une popularité faite surtout de l’impopularité du régime électoral en place » ?

Certains puristes vous diraient que l’on n’a jamais connu d’élection véritablement proportionnelle en France. Toutes les élections à tonalité proportionnelle ont été organisées, en effet, à l’échelle départementale – qui tend à tempérer la portée proportionnelle d’un scrutin, en particulier dans les départements qui élisent peu de députés. À chaque fois, pourtant, on a bien entendu mettre en place une forme de « représentation proportionnelle » – vieille ambition défendue notamment pendant les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Cette expérience historique nous éclaire donc sur les avantages et les défauts de ce mode de scrutin dans la culture politique française.

Pourquoi la question connaît-elle aujourd’hui un regain d’intérêt dans plusieurs partis politiques ? À gauche, l’idée séduit ceux qui n’aiment pas beaucoup la Cinquième République et ce qu’ils perçoivent comme une trop grande concentration des pouvoirs entre les mains du président de la République. Le raisonnement est simple : si un mode de scrutin proportionnel permet d’affaiblir la tendance du président à gouverner efficacement en bénéficiant d’une majorité claire et stable à l’Assemblée nationale, alors il n’est pas mauvais à prendre. Au centre, on espère bénéficier d’un phénomène observé sous la IVe République : le renforcement des partis du centre au détriment des partis situés aux marges du spectre politique. Quant à l’extrême-droite, on y défend aujourd’hui un mode de scrutin qui n’aurait de « proportionnel » que le nom, où un fort bonus de sièges serait attribué au parti arrivé en tête au terme de l’élection : ainsi le Rassemblement national espère-t-il obtenir une majorité absolue à l’Assemblée nationale.

Ainsi convient-il de se méfier de l’idée, que l’on entend beaucoup ces derniers jours, selon laquelle une quasi-unanimité existerait entre les partis politiques en faveur de la proportionnelle. D’une part, à une échelle fine, au sein de chaque groupe, les parlementaires ont bien souvent des idées très différentes sur la question. D’autre part, la proportionnelle souhaitée à gauche, au centre et à l’extrême-droite ne sont pas du tout les mêmes. Il n’est pas dit, dès lors, que les partis se mettent d’accord sur un système acceptable par tous. Derrière « la proportionnelle », en effet, il y a une diversité de systèmes possibles. Les variables en la matière, sont très nombreuses : amplitude des circonscriptions, seuil de voix permettant d’obtenir un premier élu, prime en sièges attribuée aux listes arrivées en tête, notamment. Des parlementaires apparemment d’accord sur le principe d’un scrutin proportionnel pourrait bien se déchirer au moment de dessiner ses contours dans le détail.

LTR : L’argument des partis de gauche selon lequel la proportionnelle affaiblirait la toute-puissance du président de la République, argument que vous venez d’évoquer, ne comporte-il pas une part de vrai ?

Le président de la République ne pourrait plus compter sur une majorité absolue de députés pour son seul parti, effectivement. Est-ce propre à limiter le pouvoir du président ? Je n’en suis pas certain. Le pouvoir d’Emmanuel Macron est-il moindre depuis juillet 2024 ? Peut-être. Mais, à l’inverse, on peut considérer que l’Assemblée nationale est également affaiblie et décrédibilisée. Ce n’est pas nécessairement un jeu de vases communicants : il ne suffit pas d’affaiblir la présidence de la République pour renforcer le Parlement.

Certes, on ne peut pas exclure qu’à très long terme, l’habitude du scrutin proportionnel oblige les partis politiques à découvrir la culture du compromis. Le risque est grand que les défauts de ce mode de scrutin conduise – comme cela a toujours été le cas par le passé en France – à revenir en arrière après un ou deux scrutins. Or un changement du mode de scrutin ne se décrète pas. Le fonctionnement actuel de l’Assemblée nationale, qui aurait pu être produite à la proportionnelle, ne rend pas optimiste à cet égard.

LTR : Des défenseurs de la proportionnelle pourraient vous rétorquer qu’une culture politique peut évoluer. Jusqu’à 1962, on n’élisait pas de président de la République au suffrage universel direct. Ce « fait nouveau », insolite dans le républicanisme parlementariste, est pourtant rapidement devenu incontournable dans notre culture politique.

L’idée d’élire directement le président de la République est certes relativement nouvelle – quoiqu’il ne faille pas oublier l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte en 1848. Le culte du chef ne se limite cependant pas, dans notre culture politique, à ce mode de scrutin. Bon nombre de rois, d’empereurs et d’hommes politiques flamboyants de la IIIe République ont provoqué des sentiments comparables, quoiqu’ils n’aient pas été élus dans ces conditions.

La rupture concrétisée par la nouvelle Constitution de 1958 et par la réforme de 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel direct est indubitable. Ce mode d’élection de nos présidents est devenu un élément central des équilibres institutionnels. À l’aune de l’attachement des Français à ce qu’ils perçoivent comme le principal moment où il leur revient de peser sur le cours des affaires politiques, il est peu probable que cela change à moyen terme. Ainsi se prolonge notre accoutumance collective à l’élection présidentielle, quoiqu’elle présente des effets pervers bien connus.

LTR : Pour revenir sur le fond du débat relatif à la proportionnelle, il existe en statistique l’indice de Gallagher qui est utilisé pour mesurer la disproportionnalité des résultats d’une élection. Il est fondé sur la différence entre les pourcentages de votes reçus et les pourcentages de sièges concédés à un parti à la suite d’une élection. En France jusqu’en 2022 nous avions le pire indice de Gallagher des pays de l’UE. Si la donne a changé en 2022 et en 2024, il semble qu’il existe toujours une disproportionnalité entre résultats électoraux et nombre de sièges. Une étude du Grand Continent a par exemple montré que dans la plupart des autres systèmes électoraux européens, le RN aurait été grand gagnant. Le scrutin majoritaire ne pose-t-il donc pas un problème de représentativité des résultats nationaux ?

C’est la différence majeure entre les scrutins majoritaires et les scrutins proportionnels : les premiers sont un peu moins justes , mais plus efficaces ; les seconds sont un peu plus justes, mais moins efficaces.

À l’égard du Rassemblement national, deux postures peuvent être envisagées. La première consisterait à considérer qu’il faut traiter ce parti comme les autres, et que, partant, serait injuste tout mode de scrutin qui conduirait à favoriser tendanciellement les partis les moins extrêmes en rendant possible un effet du barrage au second tour – ce qui continue jusqu’alors à désavantager marginalement ce parti. La seconde consiste à considérer que, dès lors que ce parti ne joue pas avec les mêmes règles et que l’arrivée au pouvoir de partis illibéraux, dans différents pays, a souvent provoqué une modification des institutions mêmes perçues par leurs responsables comme d’insupportables contre-pouvoirs, ce léger déséquilibre se justifie. C’est là une question de choix politique.

LTR : Ne pourrait-on pas considérer, à l’inverse, d’un point de vue purement tactique, que la proportionnelle permettrait aujourd’hui d’empêcher le RN d’avoir la majorité absolue.

Bon nombre de scrutins proportionnels ont pour effet de rendre presque impossible le fait pour un parti seul d’obtenir une majorité absolue des sièges dans une assemblée parlementaire. Tout dépend néanmoins des propriétés attachées au mode de scrutin : un scrutin présenté comme proportionnel, mais où une forte prime en sièges est donnée à la force politique arrivée en tête – comme cela existe en Grèce, comme aimerait l’imposer Georgia Meloni en Italie ou Marine Le Pen en France – présente deux caractéristiques : d’une part, ce mode de scrutin n’a plus grand-chose de proportionnel ; d’autre part, il favoriserait aujourd’hui probablement les forces politiques d’extrême-droite en France, comme dans de nombreux pays européens.

Il est toujours risqué de privilégier un mode de scrutin pour des visées tactiques de court terme. Ce fut le choix de François Mitterrand en 1986 : le succès des deux grands partis de droite n’a été tempéré qu’au prix de l’arrivée inédite de trente-cinq députés du Front national à l’Assemblée nationale, ce qui a consolidé la présence médiatique de Jean-Marie Le Pen. Quelques mois après les élections législatives de 1986, la décision de revenir au scrutin majoritaire fut globalement consensuelle.

LTR : Une des critiques majeures que vous adressez au scrutin proportionnel est la double distance qu’il crée entre élus et citoyens. D’un côté, il déracine les parlementaires qui n’ont plus à rendre des comptes à leurs électeurs, de l’autre il éloigne les électeurs de leurs députés, qu’ils ne connaissent plus. Mais ne pourrait-on pas vous objecter que, justement, ce déracinement pourrait avoir des effets bénéfiques en permettant au député de se concentrer sur son travail législatif et plus sur l’objectif de se faire réélire à tout prix par ses électeurs ?

C’est un argument ancien : le scrutin majoritaire favoriserait le clientélisme des députés. Les députés ne cherchant qu’à se faire réélire, ils passeraient la majorité de leur temps dans leur circonscription à rendre des services, dans l’espoir  d’« acheter » ainsi de futures votes. Le constat de députés structurellement poussés à négliger ainsi leurs travaux parlementaires a poussé certains professeurs de droit – à l’instar de Guy Carcassonne – à défendre la suppression du cumul des mandats.

Un tel argument mérite certainement d’être tempéré à l’aune de la capacité du scrutin majoritaire à pérenniser un lien entre les députés et les Français. Bon nombre de scrutins proportionnels présentent le défaut inverse. Pour être réélus, les députés sont incités à être surtout bien vus dans les états-majors de leurs partis. Quant aux électeurs confrontés à des listes bloquées – comme c’est aujourd’hui le cas pour les élections européennes –, ils sont encore moins incités qu’au scrutin majoritaire à connaître leurs députés.

S’y ajoute le constat opéré depuis la réforme du « non-cumul » mise en place en 2017 : la moindre présence des députés dans leurs circonscriptions n’a amélioré de façon déterminante ni la qualité des lois, ni le contrôle parlementaire de l’action de l’exécutif.

LTR : L’engouement pour la proportionnelle vient certainement du « blocage » politique de la France depuis juillet 2024. L’idée de changer le mode de scrutin ne permettrait-elle pas un nouveau souffle démocratique ?

Nous connaissons parfois – c’est bien naturel – une forme de « bougeotte » institutionnelle. Le changement nous apparaît comme vertueux en lui-même, indépendamment de ce qu’il s’agit de modifier. Le philosophe et homme politique Ferdinand Buisson le notait en 1910 : la « popularité » de la représentation proportionnelle lui semblait déjà « faite surtout de l’impopularité du régime électoral » en place. Méfions-nous de cette tendance : en instaurant, dans l’espoir d’améliorer nos institutions, un mode de scrutin proportionnel pour l’élection des députés, nous risquons bien d’aggraver les choses.

LTR : Le scrutin proportionnel pourrait-il permettre de favoriser les compromis au sein des forces partisanes ? Aujourd’hui, les électeurs votent pour qu’un programme soit appliqué. Si demain scrutin proportionnel il y avait, les électeurs sauraient par avance que les programmes des partis politiques seraient destinés à être amendés pour s’accorder avec ceux d’autres partis politiques.

C’est l’un des enjeux décisifs en la matière. Le scrutin majoritaire, auquel nous sommes habitués, incite les partis politiques à abattre leurs cartes avant le scrutin : certains forment des « cartels électoraux », à l’image de la « gauche plurielle » en 1997 ou du « nouveau front populaire » en 2024. Un tel système contraint certes les partis qui ne réussissent pas vraiment à tirer leur épingle du jeu lors des négociations pré-électorales – à l’instar du parti socialiste en 2024. Il présente cependant une vertu cardinale : la clarté. Les électeurs savent ce pour quoi ils votent.

À l’inverse, à la proportionnelle, les partis sont incités à garder le silence en critiquant leurs voisins idéologiques immédiats, dans l’espoir de gagner des parts de marché électoral. Tout dépend ensuite d’accords organisés par les députés après l’élection, sur lesquels les électeurs n’ont plus la main. Prenez les élections législatives de 1951, sous la IVe République, organisées selon un mode de scrutin à forte tonalité proportionnelle : les Français ont connu des présidents du Conseil de droite – Antoine Pinay –, du centre – Edgar Faure – ou de gauche – Pierre Mendès France –, sans avoir jamais été conduits, entre temps, à se prononcer. Tout aussi inattendus ont été des accords plus récents, en Italie, entre le mouvement « cinq étoiles » et la Ligue, puis entre ce mouvement et le parti démocrate, toujours menés dans le dos des électeurs, après l’élection.

L’urgence est-elle aujourd’hui de conduire les Français à donner un blanc-seing aux députés, afin que ces derniers s’allient comme ils l’entendent après les élections législatives, de manière imprévisible ? Le temps passant, on oublie à quel point les Français ont pu juger détestables ces pratiques sous la IVe République. Gardons-nous, sur ce point, d’une naïveté amnésique.

En matière électorale, la clarté et la simplicité du mode de scrutin sont des vertus cardinales. Il nous faut garantir une « traçabilité » entre la volonté exprimée dans les urnes et les résultat gouvernemental produit en bout de course. À cet égard, les modes de scrutin proportionnels aujourd’hui envisagés marqueraient un retour en arrière.

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« La France réconciliée, voilà l’horizon commun », entretien avec Boris Vallaud

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Dans son ouvrage « En permanence, ces vies que je fais mienne », le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale Boris Vallaud revient sur les récits de vie meurtrie des habitants de sa circonscription des Landes.
Le Temps des Ruptures : votre ouvrage, En permanence, ces vies que je fais miennes, choisit un angle original, celui de récits de vie meurtrie, sinon brisée. A la manière d’un Ruffin. D’une certaine manière, à rebours de ce que vous proposiez dans votre précédent livre, vous donnez à voir à vos lecteurs le quotidien d’un député en circonscription, loin de la théorie et des envolées lyriques du palais Bourbon. Pourquoi ce choix original ?
Boris VALLAUD : 

J’ai écrit ce livre par nécessité ! J’ai ressenti le besoin de m’arracher au brouillard de l’époque, des idées, des valeurs, des fidélités partisanes… un besoin d’échapper à la confusion politique généralisée, au bruit médiatique, à la tyrannie des réseaux sociaux et des chaines d’info continue qui nous somme de prendre parti sur tout, sans délai et sans nuance. La politique n’a pas besoin de plus de bruit, elle a besoin de plus de sincérité, de vérité dans son rapport au réel, aux femmes et aux hommes que nous représentons, à leurs souffrances, à leurs attentes, à leurs espoirs. Ce livre est un retour à l’essentiel, un retour aux choses humaines. J’y fais les portraits sensibles des femmes et des hommes que je reçois dans ma permanence et qui sont, d’une certaine façon, la France. Des vies singulières et pourtant universelles. A la politique qui ne fait que parler, le plus souvent d’elle-même, je voulais offrir un moment d’écoute. C’était aussi pour moi une façon de renouer avec ce qui fonde mon engagement. De régler aussi quelque chose d’ambivalent dans mon rapport à la politique, que j’aime et que je déteste dans une parfaite égalité de sentiments. Et sans doute aussi une façon de dévoiler un peu plus profondément qui je suis, de témoigner de mon rapport au monde, de ma relation aux autres, de ce qui fonde mes convictions politiques. Mais si ces vies sont difficiles, il n’y a rien de désenchanté ou de larmoyant dans ces portraits. Au contraire, je tire, et je crois que l’on peut tirer collectivement, une grande force dans ce qui s’apparente à du courage heureux.

Le Temps des Ruptures : dès les premières pages, on ressent le fossé entre Paris et les Landes. « Parce que dans les fermes et les villages des Landes, une grande part de ce que je défends depuis Paris est à côté de la plaque, à côté de leurs vies, à côté de leurs exigences, bon à être mis de côté pour de bon » dites-vous. Janus politique, votre action de député est duale, entre la circonscription et l’Assemblée nationale. Comment parvenez-vous, mentalement, presque psychologiquement, à appréhender les différents enjeux de votre fonction ?
Boris Vallaud : 

J’ai parfois le sentiment, en effet, que coexistent et même cohabitent tant bien que mal deux figures du député. Dans mon livre, je fais de mes trajets en train entre Paris et les Landes le moment de la « modification », du passage d’un député à un autre. A Paris, le député à distance des passions humaines et à la recherche de l’intérêt général jusqu’à l’abstraction parfois. En circonscription, le député au plus près de la réalité brute des vies humaines et qui se frotte aux situations particulières. Je reprends à mon compte ce que Diderot appelait le « paradoxe du comédien » en l’appliquant à la fonction de député. Le meilleur des comédiens dit-il est celui qui joue ses personnages de sang-froid, en les mettant à distance. Le meilleur des députés serait-il celui qui met à distance, se tient en surplomb et légifère de sang-froid ou au contraire celui qui se plonge dans la vie des autres pour être le plus juste interprète ? C’est de cette disjonction que peut naître parfois le sentiment d’être à côté de la plaque comme je l’écris. Ces vies, à la fois singulières et universelles, rencontrées dans ma permanence guident et inspirent l’idée que je me fais de la politique, de l’intérêt général, de la République. Je les fais miennes en quelque sorte. Tout mon travail dans ce livre et dans l’exercice de mon mandat consiste à chercher le point de réconciliation de ces deux députés, en dessinant Janus à un seul visage. Cette quête se double d’un questionnement permanent sur la façon d’être à sa fonction, d’être à ses concitoyens et sur ce que représenter veut dire. Tout est apprentissage. Écouter par exemple, qui est au fondement de la représentation. Écouter sans être encombré de soi-même, de sa fonction bien-sûr, mais aussi de ce que l’on est socialement, culturellement. Écouter sans juger ; alors que la politique est surchargée en morale, pour être le plus juste interprète d’une sorte de « Vérité ».

Le Temps des Ruptures : l’un des aspects du fossé entre Paris et les Landes que vous décrivez renvoie à ce qui est de l’ordre du culturel, voire du civilisationnel. En présentant un des récits de vie dans votre livre, vous en dites : « Ce sentiment confus qui se révèle à lui-même d’être l’un des derniers représentants d’une civilisation disparue ». Tancées depuis Paris, appréhendées comme « archaïques » voire « réactionnaires », certaines pratiques culturelles sont pourtant au cœur de l’identité de nombre de ruraux. Comment, lorsqu’il est question de chasse, de corrida ou autre, concilier traditions populaires et progressisme ?
Boris Vallaud : 

J’avais sous-estimé à la fois la part d’angoisse existentielle qui peut traverser nos sociétés, et en l’espèce nos campagnes, et la place qu’occupent les identités dans la construction de soi, au travers notamment de la question des cultures locales. Quand je parle des « derniers représentants d’une civilisation disparue », je pense en particulier à l’épreuve pratique de la « fin des paysans », pour reprendre le titre d’Henri Mandras ; c’est une réalité vécue, dont les témoins ne sont pas les seuls paysans, mais toutes celles et tous ceux qui vivent dans ces territoires. Elle est une angoisse existentielle que je crois très présente dans la psyché de nos campagnes, parce qu’elle pose la question de leur place dans un monde en pleine mutation et en prise avec des défis considérables.

Ce qui lui est consubstantiel, c’est le sentiment de l’éloignement, et d’abord de l’éloignement de la politique. Il est puissant autant qu’il est dangereux dans ce qu’il peut produire de frustration, de ressentiment et de colère. Paris est la figure fantasmée ou réelle de cet éloignement. Est également très vif, le sentiment d’une domination culturelle d’une France sur une autre, France urbaine d’un côté, France rurale de l’autre, et – vrai ou faux – d’un pouvoir central qui chercherait à « civiliser » des territoires entiers au nom d’un progrès qu’ils ne perçoivent pas ? La formulation même de votre question peut le suggérer en mettant en opposition – même si c’est pour en chercher le point de conciliation – « traditions populaires » et « progressisme », suggérant ainsi une hiérarchie entre les deux et une forme d’aliénation dans l’attachement à la tradition dont il faudrait se libérer. Toutes ces mises en cause sont ressenties avec une grande violence, comme une humiliation, avec le sentiment d’appartenir à un monde contesté parce que minoritaire. Je mesure évidemment l’océan d’incompréhension que peut recouvrir ces questions qui, qu’on le veuille ou non, sont indissociables des questions de domination, de dignité, de recherche du commun, d’acceptation de l’altérité.

Je ne m’attendais pas à me trouver, au travers la question des cultures locales, au point de tension entre l’universel et le particulier. Le particulier vaincu au nom de l’universel, je le dis avec un peu d’exagération sans doute, « tenant sous l’éteignoir les élans culturels régionaux comme autant de prétentions séparatistes portant en elles le risque de la dislocation ». On peut le récuser, s’en désoler ou s’en moquer mais quand on brutalise les identités, on prend le risque des identitaires. Pour ma part, je préfère croire au dialogue, à la compréhension de l’autre, c’est peut-être là le chemin vers un progrès partagé et une société réconciliée à laquelle je veux croire.

Le Temps des Ruptures : le film Daniel Blake et la recherche du formulaire A38 dans Les douze travaux d’Astérix renvoient dans votre livre tous deux aux difficultés rencontrées face à l’administration. Vous dites d’ailleurs que votre rôle consiste souvent non pas à résoudre des problèmes, mais à guider les personnes rencontrées dans les sinueux dédales administratifs. La lutte contre la bureaucratisation croissante, non pas seulement du public (comme un certain préjugé le laisse entendre) mais de la société dans son ensemble est un combat que la gauche a abandonné depuis longtemps. La droite s’est engouffrée dans cette brèche à coups d’arguments fallacieux pour mieux fustiger une sphère publique dont elle souhaite réduire le champ d’action. Quel discours peut encore porter la gauche face à ce phénomène ?
Boris Vallaud : 

Je me fais, en effet, chaque semaine, un peu écrivain public, défenseur des droits ou travailleur social et j’ai l’habitude de dire que je reçois dans ma permanence des « Daniel Blake » à la chaine. C’est-à-dire des femmes et des hommes en prise avec une administration lointaine, souvent sans visage, souvent incapable de saisir la complexité des vies et des sentiments de celles et de ceux qui sont dans la difficulté, entre honte et colère. Faire valoir ses droits est parfois une véritable épreuve. J’ai le souvenir ce cette maman d’un enfant en situation de handicap venue avec un Cerfa de 24 pages dans lequel lui était demandé de… « décrire le projet de vie de l’enfant ». J’ai lu la panique dans ses yeux et j’ai trouvé cela d’une grande violence. Vous avez raison de dire que nous avons abandonné à la droite la critique de la bureaucratie, comme si cela revenait à en épouser la vulgate et les caricatures, du fonctionnaire rond-de-cuir à la dénonciation de la marée montante du fonctionnarisme en passant par la revendication d’une déréglementation tous azimuts et d’un État minimal… L’efficacité de l’action publique doit pourtant nous préoccuper : avoir une réflexion sur la bureaucratie, ce n’est pas faire la critique systématique des normes, mais se poser la question de l’accessibilité, de l’applicabilité, de l’intelligibilité des politiques publiques. Si elles n’atteignent pas celles et ceux auxquelles elles sont destinées alors nous sommes « à côté de la plaque », pour reprendre l’expression que vous releviez plus haut. Je ne crois pas que la question de l’inflation législative, et dès lors règlementaire, doive pour autant être esquivée. Elle est consubstantielle d’une réflexion plus globale sur ce que le service public doit être et que nous réduisons trop souvent à un débat sur les moyens. J’ai la conviction que nous légiférons trop et mal. Qu’il faut mieux réarticuler les fonctions d’évaluation et de contrôle avec les fonctions proprement législatives. D’autres parlements le font infiniment mieux que nous. Il y a en réalité deux victimes de la bureaucratie : les administrés et les fonctionnaires.

Le Temps des Ruptures : votre travail en circonscription provoque chez vous « un sentiment de traiter les maux plus que le mal ». Si le rôle du parlementaire est certes de traiter les maux, celui du candidat putatif à l’élection présidentielle (ou au premier secrétariat du Parti socialiste) ne consiste-t-il pas aussi dans la proposition d’une analyse globale, systémique et critique du modèle économique ou tout simplement de la société telle qu’elle va ?
Boris Vallaud : 

Il faut connaître les maux pour traiter le mal. Je revendique dans ce livre la liberté que je me suis donnée. Lorsque je parle de « littérature », ça n’est pas pour revendiquer une qualité de plume mais pour m’autoriser un livre politique qui n’est pas, précisément, une analyse globale, systémique et critique de la société telle qu’elle va, mais un retour aux choses humaines. J’ai cherché d’abord dans ce texte à redonner la vue à un monde politique devenu parfois aveugle à celles et ceux pour lesquels elle se bat… autant qu’aux raisons de se battre. La politique ne parle bien trop souvent plus que d’elle-même. Ce livre n’est pas la recherche d’un programme mais d’une éthique politique, une façon d’être et de faire pour la gauche. Dans ce livre, je ne veux rien prouver ou démontrer… mais éprouver mes convictions au contact du réel, montrer ce que je vois et ce que je comprends. Beaucoup d’hommes et de femmes que je rencontre se posent une seule et même question à propos de leurs représentants : « que savent-ils de nos vies ? ». J’essaye à travers cette galerie de portraits sensibles, par un travail méticuleux sur les mots pour ne pas trahir, de parler de leurs vies et de faire de la politique à l’échelle humaine, c’est-à-dire à la fois à hauteur de femme et d’homme, mais aussi en saisissant ce qu’il y a d’universel dans chacune de ces vies rencontrées, écoutées, comprises. Nous sommes, dit-on, chacune et chacun à cinq ou six poignées de mains du président de la République… mais à combien de poignées de mains est-il, lui, des Françaises et des Français ? C’est cette distance que je veux réduire. Est-ce à dire que ces vies ne dessinent aucun horizon politique ? Au contraire, j’ai acquis la conviction que dans un pays que l’on dit fracturé, rongé par le sentiment d’injustice et dans lequel chacun parait défendre sa colère, les Françaises et les Français sont disponibles pour recoudre la société. J’en fais d’ailleurs ma conclusion. Le projet de la gauche, c’est d’abattre les barrières invisibles qui partout s’opposent à la fraternité humaine. « Je porte en mon cœur un rêve de fraternité et de justice, et je veux travailler jusqu’au bout à le réaliser » disait Jaurès. Il faut réconcilier le rêve et l’action. Je fais de la fraternité un projet politique en tant que tel, comme le moyen d’arracher les femmes et les hommes à la solitude dans laquelle la société libérale les a enfermés. C’est un projet de réconciliation de la France avec elle-même, des Français avec eux-mêmes. La France réconciliée, voilà l’horizon commun.

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