Ce que le parlementarisme de la IIIème République peut nous enseigner

Ce que le parlementarisme de la IIIème République peut nous enseigner

En publiant l’ouvrage « Le Foyer des Aïeux, figures oubliées de la IIIème République », nous souhaitons éclairer l’action politique au présent à la lumière de personnages passés. Il en va ainsi du parlementarisme, délaissé depuis l’avènement de la Vème République, qui constitue pourtant le fondement de notre tradition républicaine.

La Vème République nous a déshabitués à faire du Parlement l’organe principal de notre démocratie. Le présidentialisme propre à notre système constitutionnel, initialement fondé sur la légitimité charismatique du général de Gaulle, ne s’est pas essoufflé à la mort de ce dernier.

En ce sens, les élections législatives de l’été 2024 ont constitué un bouleversement politique et culturel dans une France qui avait pris pour habitude de tenir en hostilité toute forme d’instabilité, marquée par le souvenir malheureux de la IVème République et des « coups d’épingle permanents » du Parlement (c’est à cette idée, en somme, que Michel Debré, présentant son projet de Constitution devant le Conseil d’Etat, réduisait la fonction du pouvoir législatif).

Pourtant, la situation post-2024 nous offre l’occasion de croire à nouveau dans la force gouvernante du Parlement. Elle nous donne l’opportunité, également, de rappeler à quel point ce dernier joua un rôle déterminant dans l’affermissement de la République en France. Sous la IIIème République, il était le cœur battant de la Nation, d’où se faisaient et se défaisaient les collations, les alliances et les oppositions. Organe vital de notre démocratie, le Parlement fut à l’origine de progrès sociaux majeurs et parvint, de multiples fois, à endiguer les dangers qui menaçaient le régime républicain.

Après la crise de 1877, qui mit fin à toute velléité présidentielle de dissoudre l’Assemblée, les gouvernements ne tenaient que par la confiance des deux Chambres. Le président du Conseil n’existait qu’à travers sa majorité ; il pouvait tomber sur un amendement mal négocié ou un discours bien ajusté. La vie politique se jouait dans l’hémicycle, pas dans les couloirs feutrés de l’Élysée, où désormais la coulisse pèse davantage que l’estrade. Les décisions étaient le fruit de discussions, de compromis parfois, mais elles reposaient sur l’interaction de représentants de la Nation aux poids politiques immenses, soit qu’ils étaient chefs de partis, rédacteurs en chef de grands journaux, avocats ou syndicalistes. Par comparaison, le centre de gravité des institutions, sous la Vème République, a fait basculé le poids politique en dehors de l’enceinte parlementaire.

Sans l’idéaliser, ce régime avait ses grandeurs. Les figures politiques y gagnaient leur autorité au contact direct des débats, sans majorité assurée : Gambetta façonnant un opportunisme républicain capable de concilier idéaux et réalisme ; Léon Bourgeois plaçant le solidarisme au cœur de la philosophie sociale ; Émile Combes, par la loi, affranchissant l’école de la tutelle cléricale… La plupart des grandes réformes qui, aujourd’hui, irriguent notre contrat social, furent arrachées dans ce creuset parlementaire.

Les pessimistes, de bonne foi sûrement, rappelleront l’échec final de la IIIème en 1940, alors que sourdait le péril de la guerre. Mais comme l’indique Benjamin Morel dans son dernier ouvrage « Le Nouveau Régime, ou l’impossible parlementarisme », cet échec est sûrement davantage dû au contexte international qu’aux failles intrinsèques du régime – la Vème République n’a pas eu à « gérer » de conflits géopolitiques touchant aussi directement l’intérêt vital de la France. Ce rappel n’exonère pas la IIIème République de ses responsabilités, mais il empêche de réduire son histoire à un récit téléologique où l’instabilité parlementaire mènerait naturellement et par nécessité à la défaite. D’ailleurs, c’est ce même régime qui avait permis à la France de gagner la Première Guerre mondiale…

En somme, notre vie politique contemporaine ne s’écrit pas sur une page blanche. De ce constat, nous déplorons l’habitude qu’ont prise certains acteurs, institutionnels, politiques ou intellectuels, de porter un regard favorable sur le passé, sur notre passé. Sortons du complexe d’Orphée qui nous frappe et nous empêche d’apprécier tout le génie de la IIIème République. Car, comme l’indiquait si bien Jaurès, le culte du passé n’a pas à être réactionnaire, ni même conservateur. A Barrès, qui considérait que seul le passéisme faisait honneur au passé, il répondait dans la Chambre des députés : « Oui, nous avons, nous aussi, le culte du passé. Ce n’est pas en vain que tous les foyers des générations humaines ont flambé, ont rayonné ; mais c’est nous, parce que nous marchons, parce que nous luttons pour un idéal nouveau, c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre ».

 

A travers notre ouvrage, Le foyer des aïeux, figures oubliées de la IIIème République, publié aux éditions du Bord de l’Eau avec le soutien de la Fondation Jean Jaurès, nous avons souhaité mettre en valeur certains de ces personnages, trop souvent méconnus, qui peuvent encore inspirer une pratique parlementaire aujourd’hui. Retrouvez cet ouvrage dans les librairies dès le 22 août !

 

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Le Conseil de développement : une agora moderne en quête de souffle

Le Conseil de développement : une agora moderne en quête de souffle

Malgré l’engagement de nombreux citoyens en leur sein, les Conseils de développement restent relativement méconnus du grand public. Alors que sur le terrain leur existence est parfois précaire, ces assemblées pourraient constituer un levier essentiel pour revitaliser notre démocratie locale. Maxence Guillaud, membre du Conseil de développement de la Métropole Européenne de Lille, nous éclaire sur les enjeux de ces instances. Entre participation citoyenne concrète et difficultés persistantes, il analyse pourquoi ces conseils, malgré leur potentiel, se heurtent à des obstacles structurels et alerte sur une nouvelle disposition qui pourrait précipiter leur disparition dans de nombreux territoires.

Depuis leur création par la Loi d’Orientation pour l’Aménagement et le développement Durable du Territoire (ou loi Voynet) en 1999, les Conseils de développement incarnent une ambition démocratique forte : rapprocher les citoyens des décisions qui façonnent leur territoire. Concrètement, un Conseil de développement est un organe consultatif, mis en place à l’échelle d’une intercommunalité ou d’un territoire de projet, réunissant des acteurs locaux. Il émet des avis, formule des propositions et contribue à l’élaboration des politiques publiques locales, notamment dans les domaines de l’environnement, du développement économique ou de la mobilité.

Conçus comme des espaces de dialogue et d’intelligence collective, ces instances devaient compléter la démocratie représentative en intégrant une dimension délibérative et participative. Vingt-cinq ans plus tard, le bilan apparaît contrasté, entre réussites locales exemplaires et déceptions ponctuelles.

En juin 2025, le Sénat a adopté en première lecture un amendement gouvernemental permettant au préfet d’exempter une intercommunalité de plus de 50 000 habitants de son obligation de créer un Conseil de développement. Cette actualité apparaît comme une occasion de relancer le débat sur l’avenir et le rôle de ces conseils.

 

Un bilan contrasté : entre ambitions et réalités locales diversifiées.

Dans certains territoires l’ambition de la loi Voynet a porté ses fruits, et ces instances peuvent avoir des rôles déterminants dans des décisions structurantes. Pourtant, la diversité des situations locales tend à montrer que ces succès ne sont pas la règle, et beaucoup de Conseils de développement peinent à trouver leur place dans le paysage institutionnel local. Bien qu’ils soient conçus comme des lieux de critique institutionnalisée des choix intercommunaux et, indirectement, de leurs acteurs, les élus les cantonnent parfois à un rôle décoratif.

L’analyse des pratiques révèle plusieurs freins majeurs au bon fonctionnement des Conseils de développement, dont le premier réside dans leur composition sociale. Ces instances sont souvent dominées par des « professionnels de la participation » – responsables associatifs, experts… – tandis que les citoyens « ordinaires » y restent minoritaires. Cette dynamique crée une différenciation interne marquée : dans certains cas observés dans la littérature, un noyau dur d’une vingtaine de membres joue un rôle dominant, accaparant l’essentiel des débats.

Le citoyen « ordinaire », parfois peu présent ou peu audible, cède la place à une notabilité non-élective. Cette segmentation institutionnelle renforce la distinction entre membres, soulignant que leur légitimité repose moins sur leur statut d’habitant que sur une propriété sociale distinctive. Certains Conseils de développement ne prévoient pas de collège « citoyens » ou « habitants », consacrant ainsi l’asymétrie entre participation formelle et représentation effective de la diversité sociale.

En parallèle, on constate dans certains conseils une présence plus marquée des seniors— dont la disponibilité facilite naturellement l’implication — à la fois dans les effectifs et les échanges, avec le risque d’une vision parfois partielle des enjeux territoriaux.

Les élus et technostructures communautaires conservent le monopole des décisions stratégiques ; les Conseils de développement apparaissent parfois comme des cénacles étroits peu écoutés, créés avant tout pour légitimer des choix déjà décidés.

Cependant, loin d’être de simples « machines à consentement », les Conseils de développement, lorsqu’ils fonctionnent réellement, jouent le rôle d’espaces hybrides. Ils servent de lieux d’apprentissage collectif, favorisant la délibération coopérative et la formulation de compromis. Ils offrent un lieu de critique institutionnalisée des stratégies métropolitaines, favorisant la pluralité des diagnostics et l’émergence d’une intelligence tactique des acteurs investis. Ainsi, même s’ils restent marqués par le cloisonnement et la difficulté à impliquer le « citoyen lambda », ils peuvent participer à une recomposition — certes souvent discrète — des scènes politiques locales.

Le second obstacle réside dans leur faible emprise sur les processus décisionnels. La littérature sur le sujet décrit ponctuellement une « perte en ligne » des contributions : malgré des débats souvent riches et approfondis, les avis des Conseils de développement peinent parfois à se traduire en orientations politiques concrètes. Ce phénomène peut notamment s’expliquer par l’absence de mécanismes contraignants obligeant les exécutifs intercommunaux à prendre en compte ces contributions. Les administrations territoriales, souvent focalisées sur leurs logiques techniques et leurs contraintes budgétaires, tendent ainsi à marginaliser ces espaces de délibération.

Enfin, d’après une enquête de 2022 réalisée par la Coordination nationale des Conseils de développement auprès d’un échantillon de 31 de ces instances, les budgets des Conseils de développement s’échelonnent entre 0 et 60 000 €, avec une moyenne qui s’établit à 12 800 € (hors salaire). Dans certains cas, le manque de moyens propres alloués renforce la dépendance vis-à-vis des exécutifs locaux et réduit la capacité d’action autonome : même sous obligation légale, beaucoup de territoires ignorent ou vident de substance ces dispositifs. Ils sont par ailleurs souvent ainsi perçus comme des structures consultatives « top-down », créées et contrôlées par les exécutifs communautaires. Un financement stable et dédié leur offrirait une réelle autonomie.

 

Le spectre d’un nouveau recul démocratique

Dans ce contexte déjà précaire, l’amendement gouvernemental voté au Sénat en juin 2025, autorisant les EPCI à demander au préfet une dérogation à l’obligation de créer un Conseil de développement, constitue un recul majeur. Ce texte officialise une conception minimaliste de la participation citoyenne.

Selon les données de la Coordination nationale des conseils de développement, 58 intercommunalités et 33 Pôles d’équilibre territorial et rural (PETR) ne respectent déjà pas l’obligation légale de se doter d’un Conseil de développement. Plutôt que de combler ces manquements, le gouvernement choisit donc d’en faciliter l’existence.

L’argument officiel est « d’adapter les formes de concertation aux réalités locales ». Mais cette « souplesse » revient à légaliser la disparition pure et simple des Conseils de développement, déjà souvent contournés. Ces structures ne s’imposent pas spontanément : sans contrainte forte, elles disparaissent ou se vident de leur substance.

Confier au préfet — représentant direct du pouvoir central — le pouvoir de valider ou non la suppression d’un conseil, c’est en réalité renforcer un pouvoir vertical au détriment de la construction collective locale. Le gouvernement offre une échappatoire à ceux qui veulent décider sans contre-pouvoir citoyen. Il consacre la victoire d’une vision gestionnaire et verticale de la démocratie locale, où la concertation devient un supplément optionnel.

En 2019, le projet de loi Engagement et Proximité envisageait déjà la suppression des Conseils de développement du Code général des collectivités territoriales. Face à une importante mobilisation, le législateur avait renoncé à cette mesure, mais avait instauré en contrepartie un relèvement du seuil d’obligation : les intercommunalités ne sont désormais tenues de créer un Conseil de développement qu’à partir de 50 000 habitants, contre 20 000 auparavant.

Ainsi, ce second épisode après celui de 2019 confirme une tendance inquiétante au démantèlement progressif de la démocratie participative locale, qui ne pourra être enrayée que par une mobilisation déterminée des acteurs territoriaux et de l’opposition.

 

 

Pour un renouveau démocratique local : redonner sens aux Conseils de développement

Dans un contexte où les corps intermédiaires voient leur capacité d’action sur leur propre destin s’affaiblir, et où l’ancrage politique territorial des populations se fragilise, les Conseils de développement pourraient jouer un rôle pivot. En offrant un espace de délibération ancré dans le local, ils permettent de recréer du lien entre des citoyens en quête de sens et des institutions souvent perçues comme lointaines. Leur potentiel réside dans leur capacité à articuler plusieurs échelles : en partant des réalités concrètes du territoire (emploi, transition écologique, cohésion sociale), ils peuvent traduire les enjeux globaux en actions compréhensibles et mobilisatrices.

Pour cela, ils doivent toutefois surmonter leurs limites actuelles. Plutôt que de reproduire des logiques d’expertise fermée ou de notabilité, les Conseils de développement gagneraient à devenir de véritables laboratoires de démocratie territoriale, en associant davantage les citoyens ordinaires via la généralisation de certaines méthodes (tirage au sort, ateliers ouverts, budgets participatifs). Leur légitimité dépendrait alors moins de leur composition formelle que de leur aptitude à capter et amplifier les préoccupations locales, tout en les reliant aux grands débats sociétaux. Avec un vrai soutien politique, un budget minimal et une reconnaissance, le Conseil de développement peut devenir un véritable laboratoire d’idées et un levier de transformation démocratique.

S’ils peuvent parfois être instrumentalisés, contournés, affaiblis, ils représentent également une chance rare de reconstruire la confiance, de retisser le lien entre habitants et institutions, et d’expérimenter des solutions nouvelles adaptées aux réalités locales. Les sacrifier, c’est enterrer toute perspective de démocratie locale renouvelée et audacieuse.

Malgré des résultats qui ne correspondent souvent pas aux ambitions initiales, le Conseil de développement pourrait être l’assemblée ouverte où le global se territorialise, où la citoyenneté se réinvente par l’action collective, et où la démocratie retrouve une échelle humaine.

Lorsqu’ils sont animés avec rigueur, ils favorisent l’émergence d’une intelligence collective, produisent des compromis, et poussent les élus à justifier leurs choix face à une pluralité d’acteurs. Ils deviennent alors des espaces d’apprentissage, des lieux où se forment les citoyens, et où se forge un sens du collectif trop rare aujourd’hui. Même si la participation du « citoyen ordinaire » reste faible, la dynamique d’ouverture à la société civile organisée a permis d’élargir la sphère des discussions publiques, d’introduire de nouvelles expertises et d’imposer certaines thématiques dans l’agenda local.

Au moment où la défiance envers la politique atteint des sommets, où les inégalités territoriales se creusent et où les défis environnementaux exigent des réponses collectives fortes, affaiblir les lieux d’expression citoyenne est une faute historique. Plutôt que d’accélérer la régression démocratique, nous devons, au contraire, multiplier et approfondir ces espaces.

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Haro sur les Jacobins ! – Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien

Haro sur les Jacobins ! – Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien

Le jacobinisme est souvent perçu comme un bloc idéologique homogène, d’où serait sorti la terreur et la centralisation autoritaire. Derrière ce mythe se cache une réalité bien différente. Dans leur ouvrage « Haro sur les Jacobins ! Essai sur un mythe politique français (XVIIIe-XXIe siècle) », les historiens Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien explorent le club éponyme comme creuset d’expérimentations démocratiques, laboratoire d’une politisation populaire inédite entre 1789 et 1794. En déconstruisant les oppositions factices entre Girondins et Jacobins, l’ouvrage invite à repenser les héritages de la Révolution dans notre imaginaire républicain.
Le club des Jacobins fait partie intégrante de l’histoire de la Révolution française, mais peut-être plus encore de notre mémoire collective, parfois au mépris justement de l’histoire. Pouvez-vous revenir sur les conditions de sa fondation et sur les mutations successives de son identité politique, jusqu’à sa fermeture en 1794 ?

Le club des Jacobins naît à Paris, entre la fin novembre et le début du mois de décembre 1789, sous le nom initial de « Société de la Révolution de Paris ». En posant ces deux éléments (« 1789 », « Société de la Révolution »), on saisit d’emblée sa raison d’être : la Révolution. Depuis l’été, la toute jeune Assemblée nationale (née en juin 1789) est en cours de structuration entre un « côté gauche » et un « côté droit ». Le côté gauche, par-delà les multiples nuances des opinions de ceux qui s’y rangent, se montre favorable aux changements révolutionnaires. Il est même désireux de les pousser plus avant, afin de tenir les promesses de la Déclaration des Droits de l’Homme (26 août 1789). Le côté droit, lui, est composé de ceux qui estiment que ce qui devait être accompli l’a déjà été, et qu’il est déjà grand temps de « terminer la Révolution », autour d’un roi au pouvoir fort, d’un catholicisme demeuré religion d’État, etc. Or, en octobre-novembre 1789, c’est le « côté droit » qui est en position de force à l’Assemblée nationale. La formation d’un club est la réponse du « côté gauche » à cette position temporaire de fragilité. L’enjeu est de discuter entre députés, en amont des séances de l’Assemblée, afin de préparer celles-ci, et si possible de s’entendre, se coordonner.

Le local choisi (une salle dans l’ancien couvent des Jacobins, rue Saint-Honoré, d’où le nom passé à la postérité : « club des Jacobins) témoigne lui-même de ces enjeux : cet endroit a été retenu car il est situé au plus près de la salle de l’Assemblée nationale. Ils sont une centaine de députés du « côté gauche », au moment de la fondation du club des Jacobins. Le nombre augmente rapidement (ils sont trois fois plus, dès janvier). On y retrouve toutes les nuances de la mouvance patriote, depuis les grands nobles libéraux (comme La Rochefoucauld, La Fayette, Aiguillon, etc.), jusqu’aux « démocrates » (façon Robespierre ou Pétion). Le club des jacobins, donc, à cet instant initial, est un lieu de réunion et de travail des députés du « côté gauche ». Durant les mois suivants, le club s’ouvre à des non députés, et compte déjà 1200 membres à l’été 1790. Il se donne aussi une mission nouvelle : assurer et assumer une forme de pédagogie de la Révolution, œuvrer à la diffusion et à la popularisation de ses principes, les faire connaître, de même que les lois adoptées par le pouvoir législatif. Le club va connaître diverses scissions et départs, au gré de sa brève histoire (1789-1794). Dès 1790, des députés modérés, comme Mirabeau, le quittent, et se retrouvent dans un autre club : la « Société de 1789 ». Après la fuite à Varennes, en juin 1791, les députés patriotes modérés, en désaccord avec la radicalité des autres membres de la « Société », quittent à leur tour les Jacobins pour fonder un club rival, plus modéré, le « club des Feuillants ». Mais la force d’entraînement demeure ici, dans ce club, qui se recompose régulièrement, tout en continuant de jouer un rôle dynamique essentiel du « côté gauche ».

En 1791-1792, ceux qui y sont en position de force sont les futurs « Girondins » – les « Girondins », avant d’être appelés ainsi, ont donc d’abord été des « Jacobins. Ils quittent le club, ou en sont exclus, entre la fin de l’été et l’automne 1792. Ils forment il est vrai, au lendemain de la chute de la monarchie (10 août 1792), le nouveau « côté droit » de l’Assemblée – après avoir longtemps siégé avec le « côté gauche » des deux précédentes Assemblées. À compter du départ des Girondins et jusqu’à l’été-automne 1794, le club des Jacobins, qui compte toujours de nombreux députés (plus d’une centaine) parmi ses membres, est surtout proche de « la Montagne » (sans que ces deux étiquettes révolutionnaires, Jacobins/Montagnards, soient entièrement solubles l’une dans l’autre). Les Jacobins, unis par l’adhésion à de grands principes (la liberté, l’égalité, la fraternité, l’unité et l’indivisibilité de la nation, la promotion de droits sociaux), bien davantage qu’à une doctrine clairement définie, sont alors actifs dans la lutte contre les Girondins, mais également dans les tentatives de mise au pas du mouvement sans-culotte (le turbulent mouvement populaire révolutionnaire).

Cependant, il ne faut pas imaginer qu’entre 1792 et 1794, quelques grandes figures « jacobines », comme Robespierre ou Saint-Just, dominent et écrasent le club. Même en l’an II, les Jacobins demeurent un lieu de débats, dont les séances sont devenues publiques depuis l’automne 1791 (et venir assister aux séances des « jacobins » est un spectacle très prisé, dans le Paris révolutionnaire). On y discourt, on s’y oppose, on rédige des pétitions, on y forme et affine ses opinions. On peut débattre, tant du moins que l’échange d’opinions se fait entre personnes qui se reconnaissent comme sincèrement révolutionnaires.

La chute de Robespierre et de ses proches, les 9-10 thermidor an II (27-28 juillet 1794) marque un coup d’arrêt majeur : le club est fermé dans la nuit du 9 au 10 thermidor, sur ordre de la Convention nationale (qui vient de décréter d’arrestation Robespierre et ses proches). Malgré sa réouverture temporaire, quelques jours plus tard, ses jours sont comptés. Il est vrai que les nouveaux maîtres du jeu politique (les thermidoriens) entendent à leur tour « terminer la Révolution », et pour cela « dépolitiser » les catégories populaires. Surtout, ils lancent une violente campagne d’opinion anti-jacobine, dans le but d’attribuer au club et à ses grandes figures récentes (Robespierre au premier chef) les excès de « la Terreur ». L’enjeu est alors moins pour eux de rendre fidèlement compte du réel que de faire du passé récent un usage instrumental, afin de dédouaner la Convention et ses députés des débordements des deux années écoulées (et sauver ainsi, outre les thermidoriens eux-mêmes, l’Etat d’exception). C’est ce qui conduit les députés à ordonner la fermeture du club à l’automne 1794.

Le club des Jacobins est associé au parisianisme, qu’il soit d’ailleurs bourgeois ou populaire. Pourtant, vous montrez dans votre ouvrage que ce club fédérait des milliers d’adhérents dans toute la France, et que, surtout, le club parisien ne dirigeait pas les autres. Dans quelle mesure peut-on considérer cette structuration comme une matrice de la conscientisation politique du peuple français pendant la Révolution française ?

C’est là, effectivement, une donnée essentielle. Dès février 1790, le club des Jacobins admet le principe de « l’association » : le club des Jacobins pourra « s’associer » avec des clubs qui ouvriront ailleurs dans le pays. Cette décision rencontre une dynamique née par en bas : depuis fin 1789, imitant en cela ce qui s’est produit quelques semaines plus tôt à Paris, des clubs commencent à être fondés ici et là. C’est un mouvement urbain, issu des élites patriotes, dans un premier temps. Ces clubs revendiquent un lien celui des Jacobins de Paris (en se nommant comme lui : « Société des Amis de la Constitution », son nom officiel depuis janvier 1790). Ils sont déjà plus de 300 dans le pays fin 1790, 900 fin 1791. Tous les chefs-lieux de département ont désormais le leur, et le mouvement commence même à gagner des villes moyennes et petites, voire parfois déjà des chefs-lieux de canton.

Or, donc, ces clubs demandent à s’associer au club parisien. À Paris, les Jacobins examinent ces demandes et, en fonction du résultat de cet examen, acceptent ou non ces demandes. Si la demande est acceptée, se met alors en place une communication régulière entre le club associé et le club parisien. Ces échanges qui vont dans les deux sens (Paris-province, mais aussi province-Paris) : discours, mots d’ordre, lois depuis la capitale ; transmission d’informations, prises de position locales – sur la guerre, les nobles, le roi…  –, demandes spécifiques depuis la province vers la capitale. À ce titre, ce réseau d’association jacobin contribue à l’établissement d’un lien politique « Paris-province », mais, donc, à double sens. Inquiètes des débordements populaires, les élites révolutionnaires qui créent ces clubs établissent autour d’elle un entre-soi social, par des cotisations élevées. À partir de l’été 1792, toutefois, alors que la guerre fait rage, que la Révolution semble sur le point de perdre la partie, que la patrie est même déclarée « en danger », toutes les bonnes volontés sont les bienvenues. Les clubs commencent donc à s’ouvrir à des couches plus populaires.

S’opère ainsi, de la fin 1792 à l’été 1794, une vraie démocratisation du recrutement des clubs jacobins, même si la « bourgeoisie » continue d’exercer dans ces clubs les fonctions de commandement (présidents, secrétaires). Sur ces bases sociales nouvelles, le mouvement de fondation repart de plus belle, dans des proportions jamais vues jusque-là : le pays compte près de 6000 « sociétés populaires » (comme on les nomme désormais) en 1793-1794, au paroxysme de leur implantation, fortes de près de 500 000 membres (très majoritairement des hommes) ! Le réseau jacobin commence à ce moment-là à essaimer (ponctuellement au moins) jusque dans le monde rural. Ajoutons qu’ici aussi toutes les séances sont désormais publiques, et se déroulent donc devant des spectateurs (parmi lesquelles on trouve des hommes, mais aussi des femmes et même des enfants), élargissant d’autant l’écho jacobin. Du jamais vu en matière de réseau politique, pour l’époque !

Ce qui est fondamental, c’est que tous ces clubs ne sont pas seulement associés au club parisien (en réalité, en l’an II, seuls 800 d’entre eux sont directement associé aux Jacobins de Paris), mais également entre eux. À la logique d’association « Paris-province » se superpose donc une logique beaucoup plus horizontale d’association « province-province ». Un club peut ainsi être associé à une dizaine d’autres clubs (voire davantage), répartis dans l’ensemble du pays, dans une expérience de communication et d’échanges politiques véritablement nationale. Et dans ces échanges horizontaux, ce qui circule, c’est bien, aussi, de la parole politique (discours, pétitions, règlements intérieurs, etc.).

Insistons sur les règlements intérieurs, qui illustrent à eux seuls la nature et le fonctionnement du « réseau jacobin » : chaque club à le sien. Paris n’en impose aucun, pas plus que Paris n’impose la fondation de clubs (sinon chaque localité aurait fini par en avoir un, ce qui est très loin d’être le cas, seuls 16% des communes du pays possédant une société populaire en l’an II). Ces règlements évoluent régulièrement, à l’initiative de chaque club local, sous l’effet d’idées propres à ses membres, sous l’inspiration aussi, pourquoi pas, des principes adoptés par d’autres clubs jacobins avec lesquels on est associé. Pourquoi ces adaptations régulières ? Parce que l’on cherche la meilleure façon de faire de la politique ensemble : comment réglementer la prise de parole, la prise de décision ? comment opérer les élections internes ? On mesure là combien ces clubs ont été des laboratoires de la pratique démocratique moderne.

De là découle un autre élément essentiel : les clubs jacobins ont été autant de leviers fondamentaux de la politisation populaire qui s’opère durant la Révolution, ou, pour parler comme Michel Vovelle, de la « découverte de la politique » qui se joue entre 1789-1794 pour des personnes qui, jusque-là, avaient été tenues à distance de la conduite des affaires publiques. Ces clubs ont été les 6000 scènes sur lesquels de simples individus ont pu entrer en politique, découvrir ses gestes, ses mots, ses pratiques. Lors des séances, ils pouvaient écouter les nouvelles (car on y lisait les journaux, auxquels les clubs s’abonnaient), prendre la parole (sur les grandes affaires nationales comme sur des problèmes de politique locale), débattre, voter, pétitionner, bref apprendre la grammaire politique des temps nouveaux – celle de la démocratie représentative.

Dans l’imaginaire collectif, on oppose facilement jacobins et girondins. Les premiers étant considérés comme des chantres du centralisme, de l’autorité de Paris ; les seconds étant présentés comme plus ouverts, plus démocratiques, plus respectueux des diversités territoriales. Qu’en est-il réellement ?

Cette opposition entre « Jacobins » et « Girondins », pour signifier l’opposition entre « centralisation » et « décentralisation », « autoritarisme » et « libéralisme » vient tout droit des mythes politiques (nombreux) que la Révolution nous a légués. Elle ne repose cependant sur aucune réalité historique. Cela ne veut pas dire que « Jacobins » et « Girondins » ne se sont pas opposés. Ils se sont bel et bien affrontés. Mais encore faut-il situés chronologiquement cette opposition (automne 1792-printemps 1793), remarquer comme nous l’avons fait précédemment qu’avant d’être des adversaires résolus des Jacobins, les grandes figures girondines ont toutes été des figures jacobines (qui plus est parmi les figures jacobines les plus en vue et les plus influentes), et remarquer que l’opposition se structure en réalité entre « Jacobins » et « Montagnards » d’un côté (les Montagnards formant l’aile gauche de l’Assemblée nationale depuis septembre 1792) et « Girondins » de l’autre.

Pour que les choses soient claires, il faut aussi insister sur le fait que, même si les « Girondins » forment, à compter de l’automne 1792, l’aile droite de la Convention nationale, ils n’en sont pas moins d’authentiques révolutionnaires et républicains. Cette opposition, disons-le clairement, n’est pas imputable à un désaccord sur l’organisation de l’État, sur la centralisation ou la décentralisation à mettre en œuvre, comme on le croit souvent. Il n’est qu’à lire, d’ailleurs, la proposition girondine de Constitution pour la République, datée de l’hiver 1793, rédigée par Condorcet : elle est fermement centralisatrice, et même, à bien des égards, plus centralisatrice que certaines propositions constitutionnelles de Robespierre ou de Saint-Just (qui invitent quant à eux à laisser le plus d’autonomie possible aux communes). Dès les premières lignes de la Constitution girondine, il est dit que la République est « une et indivisible », c’est-à-dire que la loi ne peut être faite que par une représentation nationale unique, adoptant des règles devant s’appliquer uniformément sur l’ensemble du territoire de la nation. Il y est également spécifié que ces lois seront exécutées par des administrations locales (départements, communes) soumises à un contrôle hiérarchique et central ferme, remontant au gouvernement. Une municipalité, par exemple, ne pourra pas lever d’impôts locaux sans l’accord de l’administration départementale, administration dont les décisions seront-elles-mêmes contrôlées par le pouvoir exécutif central.

Les Girondins, donc, si l’on veut parler comme aujourd’hui, sont des « centralisateurs ». Ils le sont d’autant plus que le pays est en guerre et que la large autonomie accordée aux communes en 1789 s’est révélée peu efficace. Or, dans un contexte militaire où la Révolution joue sa survie, il faut d’abord et avant tout de l’efficacité partant, aux yeux des Girondins (comme des Montagnards et des Jacobins) un contrôle vertical ferme. On l’aura compris, les Girondins sont très loin d’avoir été des « fédéralistes », c’est-à-dire des partisans d’une République fédérale ou chaque département aurait la possibilité de faire ses propres normes, ses propres lois (chose inenvisageable pour eux). Ajoutons par ailleurs que bien des Girondins se sont montrés, entre l’automne 1792 et le printemps 1793, favorables à des solutions politique d’exception, impliquant le recours à la violence, sous l’égide de l’État. C’est d’ailleurs à l’époque où ils dominent la Convention que sont adoptées l’essentiel des rouages de « l’état d’exception » que l’on nommera ensuite « la Terreur » : tribunal révolutionnaire (criminalisant les opinions politiques), Comité de Salut public, etc.

La réalité de l’opposition entre Jacobins/Montagnards d’un côté et Girondins de l’autre se joue en réalité, à bien des égards, dans leur rapport au mouvement sans-culotte parisien. Les Girondins estiment que ces militants populaires radicaux exercent une contrainte trop lourde sur la Convention nationale, donc sur la conduite des affaires politiques nationale. Il souhaiterait la réduire, quitte à imaginer que l’Assemblée nationale s’installe à Tours ou Bourges (mais que le pouvoir législatif soit situé ailleurs qu’à Paris ne change rien au fait qu’ils imaginent un pouvoir législatif unique, adoptant une législation commune pour l’ensemble de la République). Montagnards et Jacobins, quant à eux, estiment que pour sauver la toute jeune République des périls qui ont entouré sa naissance (guerre extérieure, puis bientôt guerre civile), il faut compter sur l’aide des sans-culottes, et soutenir un certain nombre de leur revendications (par exemple en matière d’encadrement de l’économie).

Ce sont en réalité les « Jacobins » et les « Montagnards » qui vont imputer des opinions « fédéralistes » aux « Girondins », durant le printemps 1793. Pourquoi ? Pas parce que cela répondait à une quelconque réalité politique, mais pour justifier la lutte (à mort) que se livrent ces anciens frères en patriotisme. Depuis 1789, avant même la fondation du club des Jacobins, la Révolution s’est bâtie sur le principe de « l’unité et de l’indivisibilité » de la nation. Dire que les Girondins sont des « fédéralistes », suggérer donc qu’ils veulent, dans la nation, un ensemble de territoires disposant de leurs propres lois, c’est dire qu’ils s’opposent à ce fondement de la Révolution, donc qu’ils sont contre la Révolution, partant qu’il est nécessaire de les combattre. Les « girondins » sont ainsi devenus décentralisateurs à leurs corps défendants.

Il en va à peu près de même pour les « Jacobins », également devenus, d’une certaine façon, des « centralisateurs » post-mortem. Cela tient aux conditions dans lesquelles s’opère la chute de Robespierre, le 9 thermidor an II. Ce renversement brutal des équilibres politiques (des mises à mort sans aucun procès) doit bien être justifié, d’autant plus qu’il est l’œuvre de montagnards contre d’autres montagnards (Robespierre, Saint-Just, Couthon…). Ce sera l’invention, a posteriori, du « système de la terreur » : il fallait renverser Robespierre, car celui-ci était un monstre qui aspirait à la tyrannie, via l’imposition d’un « système de la terreur ». Ce système de la terreur, dit-on, quatre jours après la mort de Robespierre, aurait procédé par une « centralisation totale » : Robespierre aurait voulu concentrer tous les pouvoirs en une source unique, afin de mieux s’en emparer. Mais quel Robespierre accabler ? Le député ? le membre de la Convention ? du Comité de Salut public de cette même Convention ? c’est-à-dire le pouvoir qu’il a exercé (avec d’autres) dans le cadre du système politique d’exception déployé, collectivement, par cette même Convention ? C’était inenvisageable pour ces thermidoriens, puisqu’une fois Robespierre renversé, ils entendaient bien conserver tout ou presque des politiques d’exception mises en œuvre en 1793.

Les Jacobins firent les frais de ce calcul politique : Robespierre étant l’un des Jacobins les plus en vue, les thermidoriens affirmèrent que les Jacobins et leurs milliers de relais dans le pays auraient été les rouages privilégiés de la « centralisation » totale, et donc de la « terreur » voulue par Robespierre – brefs, les leviers de la « centralisation totale » et d’un pouvoir oppressif, au nom de la Révolution. Ce n’était pas vrai, mais l’essentiel était ainsi sauf (le maintien du gouvernement révolutionnaire). D’ailleurs, dans les mois qui suivirent, les thermidoriens rédigèrent une nouvelle Constitution (celle du Directoire), la plus centralisatrice de toute la période révolutionnaire, preuve s’il le fallait que la chute de Robespierre n’avait aucun lien réel avec une quelconque ambition décentralisatrice.

Le « jacobinisme » comme forme intellectuelle qui survit au club des jacobins a-t-il une réalité historique ? Et, si oui, quelle est-elle ?

Il faut ici sans doute distinguer un avant et un après 1794 (avant : l’époque des clubs jacobins ; après, et jusqu’à nous : l’époque où l’épithète « jacobine » se dissocie de l’existence de clubs jacobins). Commençons par souligner qu’entre 1789 et 1794, les Jacobins n’utilisent pas, eux-mêmes, le terme de « jacobinisme ». Ce mot est né en 1791 sous la plume et dans la bouche de pamphlétaires et militants royalistes, ceux de la contre-révolution. Pour eux, ce mot politique ne désigne ni la centralisation, ni un pouvoir vertical ou oppressif, mais la « Révolution » elle-même, les principes révolutionnaires tout entiers, et ceux qui s’en réclament (bien au-delà des seuls adhérents aux clubs jacobins). À ce titre, c’est pour eux un mot de la détestation politique : le « jacobinisme » est tout ce qu’ils exècrent. Quand on parle de « jacobinisme », on remonte donc à cette filiation lexicale et sémantique-là : la « contre-révolution » (matrice historique de l’extrême-droite française).

Quant aux Jacobins eux-mêmes on est bien obligé de dire qu’aucun corps de doctrine spécifique et précisément défini ne les relie entre eux ni ne les dissocie des autres groupes politiques révolutionnaires. Disons-le autrement : le jacobinisme, en tant qu’idéologie cohérente, structurée, appelant un programme d’action clair et partagé n’existe pas entre 1789 et 1794. Bien sûr, des choses rapprochent les jacobins entre eux (sinon pourquoi adhérer à un club ?). C’est, pour l’essentiel, c’est vrai, l’adhésion aux principes révolutionnaires : la liberté, l’égalité, la fraternité, l’unité et l’indivisibilité de la nation, la souveraineté de cette même nation, la force universelle de la loi…

Mais cela posé, il faut introduire trois nuances : d’une part ces principes n’ont pas un contenu stable dans le temps court de la Révolution (il n’est presque aucun jacobin, par exemple, qui ne soit républicain avant l’été 1791 – voire, surtout,  l’été 1792 –, mais tous le seront en revanche farouchement en 1792-1794 ; l’égalité réclamée dès 1789 s’enrichit elle aussi régulièrement de sens, jusqu’à impliquer, en 1793-94, l’abolition de l’esclavage ; la liberté de 1789-1792 avait des implications économiques – on dirait aujourd’hui le libéralisme, ce laisser faire-laisser passer des affaires –, qui reculent en 1793 quand de grandes figures, comme Robespierre, mettent en avant le droit premier de chaque citoyen à l’existence, qui implique un encadrement au moins partiel de la sphère économique). D’autre part, on est bien obligé de remarquer que ces principes n’isolent pas un « groupe jacobin » d’autres groupes révolutionnaires. À maints égards, les Cordeliers, voire même les Girondins, se reconnaissaient dans ces grands principes, et même des citoyens révolutionnaires ordinaires, dans des communes où n’existaient aucun club. Enfin, tous n’entendaient pas de la même manière la déclinaison pratique de ces grands mots d’ordre.

En ce qui concerne l’après-1794, il est difficile de répondre en prenant les termes « réalité historique » au singulier. Il y a les légendes noires qui sont accolées au mot, elles aussi à considérer au pluriel même si revient souvent le spectre de la Terreur comme celui d’un égalitarisme idéaliste et grossier. Sur ce dernier plan, la critique tend d’ailleurs à rejoindre les tentatives de réactivation et de réaffiliation. Quand, autour des Trois Glorieuses de 1830 – qui apparaissent pour bien des contemporains comme une réédition de 1789 après la Restauration –, des révolutionnaires veulent porter les aspirations démocratiques et sociales et pousser plus loin un élan vite contenu dans les étroites limites du régime de Louis-Philippe, ils ne tardent pas à prendre le drapeau du jacobinisme, non comme notion historique pour rendre compte d’un passé révolu mais comme concept politique pour faire réadvenir ce qui a été aboli et reprendre la marche de l’Histoire sur cette base. Cela reste très vivace dans le mouvement révolutionnaire français tout au long du siècle malgré les polémiques et la montée en puissance de questions nouvelles portées par le développement du capitalisme et de la classe ouvrière. Nécessairement, cela prend de plus en plus la forme de l’inscription dans un héritage que celle du programme à redupliquer pour le présent. En tout cas, le Front populaire et la Résistance contribuent à redonner de la force à la référence jacobine. C’est seulement les années 1960-1970-1980 qui voient le triomphe progressif d’une vision très majoritairement négative des jacobins.

Quel est le cheminement de l’histoire intellectuelle qui a débouché sur une vision aussi caricaturale du jacobinisme au XXème siècle ? Est-ce par manque de culture historique ou falsification volontaire des acteurs médiatiques et politiques ?

Il y a une hostilité farouche aux jacobins chez les ennemis de la Révolution dès la Révolution elle-même. Elle se prolonge avec force écho et publications dans tout l’univers de la Contre-Révolution, les ouvrages nouveaux voisinant avec les plus anciens qui peuvent être réédités ou passer de génération en génération, comme les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme de l’abbé Barruel. Ainsi s’ancrent dans une mémoire réactionnaire française mille légendes sans fondement – les tanneries de peaux humaines n’étant que l’exemple le plus saisissant pour frémir, maudire et guetter les retours.

Au-delà de ces cercles, il est des penseurs plus liés aux libéraux comme Quinet qui portent une vision très noire des jacobins : il s’agit alors de sauver 1789 de ses dérives populaires violentes et absolues incarnées par Robespierre et ses proches. L’étiquette jacobine est particulièrement usitée pour désigner ce groupe des proches de Robespierre et ce moment (1793-1794) jusqu’à en faire l’élément central de l’interprétation du phénomène révolutionnaire comme l’illustre un auteur à l’écho aussi puissant et large qu’Hippolyte Taine dans le dernier quart du XIXe siècle. Chez ces historiens, on ne saurait bien sûr parler de manque de culture historique même s’il est vrai qu’en matière de sources, la connaissance des clubs jacobins – notamment de province – était bien plus limitée qu’elle ne l’est aujourd’hui. La force des angoisses politiques contemporaines et des jeux de filiation ne saurait en revanche être écartée. Si on lit Les Origines de la France contemporaine de Taine et, notamment, les bonnes feuilles que l’historien donne à La Revue des deux mondes en amont de la publication du Gouvernement révolutionnaire (le troisième tome), on le mesure aisément. Décrit-il le « programme jacobin », c’est « l’État, seul propriétaire foncier, seul capitaliste, seul industriel, ayant tous les Français à sa solde et à son service », il « assignerait à chacun sa tâche d’après ses aptitudes et distribuerait à chacun d’après ses besoins ». S’agit-il de penser les guillotinés du 9 Thermidor, ces « jacobins à principes », ils sont l’incarnation du « socialisme autoritaire ». C’est peu dire qu’on sent le spectre de la Commune de 1871 et du « péril socialiste » sous la plume de l’historien Taine s’attachant à penser la Révolution.

On pourrait prolonger cette revue historiographique dans les décennies suivantes en évoquant Augustin Cochin et quelques autres mais, pour répondre à votre question, on ne peut s’en tenir aux historiens qui, pour jouer un rôle dans la mémoire nationale, n’en jouent qu’un parmi d’autres. Il faut parler de toutes les productions culturelles, de la « petite histoire » de G. Lenotre aux Dieux ont soif d’Anatole France et ses adaptations au théâtre en passant par le cinéma national et international. Sur ce créneau, en longue durée, c’est la légende noire qui domine, du Thermidor de Sardou au Danton de Wajda avec ses jacobins jaruzelskisés. De toutes ces strates accumulées, il demeure nécessairement quelque chose dans la conscience nationale, même si la connaissance de la Révolution a beaucoup reculé, en particulier dans les milieux politiques. Même si le tranchant de la guillotine n’est jamais loin quand on parle des jacobins aujourd’hui, c’est plutôt l’association avec le centralisme qui domine, paresseuse reprise des légendes thermidoriennes ânonnées avec une tranquillité que rien ne semble pouvoir troubler. Ici, le manque de culture historique le dispute au confort des charentaises de l’esprit.

Le jacobinisme ne souffre-t-il pas d’une association systématique à la figure de Robespierre ? Et ce dernier, comme le club auquel il appartenait, n’est-il pas l’objet de tous les fantasmes et les critiques ? On a récemment vu Raphaël Glucksmann, candidat putatif pour une partie de la gauche à l’élection présidentielle, pourfendre le natif d’Arras.

L’association Robespierre-jacobinisme doit en effet être déconstruite, les jacobins dans leur histoire ne pouvant être réduits à la figure de Robespierre et Robespierre lui-même ne pouvant être résumé par son appartenance au club. Le fantasme demeure et ces trois syllabes l’activent avec une efficacité qui brave les siècles comme peu d’autres.

Le cas de Raphaël Glucksmann n’est toutefois pas très symptomatique. Il s’inscrit en réalité à rebours des évolutions contemporaines de la vie politique marquée par un effondrement de la culture historique, notamment révolutionnaire – ceci dit, sans aucune nostalgie dolente, mais lisez si vous voulez vous en convaincre, Édouard Herriot, Charles de Gaulle ou Thorez… Chez Raphaël Glucksmann, on sent, au contraire, une certaine familiarité si ce n’est avec l’histoire de la Révolution, du moins avec les théorisations qui en ont été faites dans les années 1970 par des historiens comme François Furet ou sans doute davantage encore par les Nouveaux philosophes comme Bernard-Henri Lévy ou son propre père, André Glucksmann. C’est sans doute la raison pour laquelle Raphaël Glucksmann accorde une place si forte à ces références révolutionnaires… avec un succès, sur ce plan, aussi modéré jusqu’à présent. La référence aux Girondins a-t-elle suffisamment de prise aujourd’hui pour soulever un large enthousiasme ?

Enfin, une question plus ouverte : le jacobinisme peut-il encore être utile à la République au XXIème siècle ?

Question redoutable que la vôtre au sens où on a essayé de montrer que « le jacobinisme » savamment défini ex post n’a pas de réalité doctrinale bien nette au temps des jacobins eux-mêmes. Robespierre a des idées politiques ; Saint-Just en a également qui ne sont d’ailleurs qu’en partie communes. Et tout cela évolue au temps formidablement accéléré des révolutions. Il y a des discours de telle ou telle figure, des mesures prises… Si on entend rassembler tout cela avec le mot « jacobinisme », alors, assurément, il y a une très large partie de la Révolution tout entière, un patrimoine extraordinaire de réflexions et de pratiques politiques. Les révolutionnaires voulaient sortir d’un monde injuste pour ouvrir une ère nouvelle qu’ils tâchèrent d’inventer et de faire advenir : dans cette exigence comme dans ces tentatives, il y a mille matériaux pour penser l’organisation du monde, loin de tout esprit de routine et de résignation.

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Quand les toits de plomb semblent comme fondre sur les murs du Palais Bourbon, les députés ont eux bien pris la clef des champs. Les premiers jours de juillet n’auront agi que comme un révélateur de l’expérience de cette Assemblée qui reste, un an après sa dissolution, largement introuvable.

Entamons une petite revue des troupes pour clarifier le propos. Les têtes chercheuses, Rassemblent national et La France insoumise, jouent leur partition. Présence impressionnante pour les premiers, à croire que dès 2024, le scrutin était entièrement proportionnel et que les circonscriptions et leur lot d’engagements, ont disparu. Présence forte pour les seconds et utilisation constante de l’Assemblée nationale comme d’une caisse de résonnance politique visant les réseaux sociaux. Viennent ensuite, dans un peloton resserré, les autres groupes d’opposition : écologistes, socialistes et ciottistes. Oscillation entre censure et sérieux d’un côté, agit-prop d’extrême-droite de l’autre, chacun joue sa partition sans savoir très bien dans quelle symphonie il se trouve. Il n’y a, dans les cas de ces partis, ni ligne limpide pour la présidentielle, ni programme politique qui puisse tenir lieu de colonne vertébrale.

Clôturons par là où nous aurions peut-être dû la commencer : où est donc la majorité ? On l’appellera comme l’on voudra : bloc central, socle commun, LIOT-MODEM-EPR-Hor-LR, partis du bloc central, majorité enfin. Ou plutôt non vu la mobilisation. En effet, ceux qui jouent habituellement de teneur de séance sont les grands déserteurs de cette législature. Les résultats : des textes de loi absolument orthogonaux avec les principes du macronisme originel sont adoptés avec l’aval des macronistes, voire à leur initiative : loi Duplomb sur les protections écologiques et loi Gremillet sur la programmation énergétique, loi Attal sur la justice des mineurs et loi Darmanin sur la sécurité et l’immigration. On est loin du quinquennat écologique et la fin des assignations à résidence. Mais, au-delà de la fuite en avant politique, cette absence crée un vide institutionnel troublant.

Une institution pluri-centenaire comme l’est l’Assemblée nationale est largement tenue par ses us et coutumes. Et comme le dit le poète, un être vous manque et tout est dépeuplé. Et en matière parlementaire aujourd’hui force est de constater qu’il manque bien une majorité. Le Parlement, entendu comme l’association de l’Assemblée et du Sénat, ne peut pas fonctionner correctement sans majorité à l’Assemblée nationale. Et l’on ne parle même pas ici du périmètre des alliances, conjoncturelles ou durables, qui ont défrayé la chronique depuis juin dernier. C’est bien de la vie de l’institution dont il s’agit. L’Assemblée nationale n’est pas la présidence de la République. Elle ne peut pas se soumettre ou se démettre. Cette alternative n’existe pas. Il serait donc temps que les députés, du camp macroniste en premier lieu, se retroussent les manches pour tenir les murs, pour colmater les brèches d’un hémicycle qui prend de plus en plus l’eau.

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Que se passe-t-il donc dans la tête de François Bayrou ? Certaines mauvaises langues, y compris dans le socle commun, ont depuis longtemps jasé sur les faiblesses et les carences du Premier ministre : des journées de travail aussi légères que sa connaissance des dossiers, une confusion patente dans ses propos. Renversons un instant la focale et attribuons à notre Béarnais de Premier ministre le mérite de son incompétence.

Qui s’étonne désormais des bafouillements à la tribune, des incohérences entre deux phrases. Les députés de la commission d’enquête sur les violences en milieu scolaire qu’il y avait de la mauvaise graine à redresser et des menaces très éducatives. Les partenaires sociaux ont dû être ravis d’apprendre mardi dernier le retour du paritarisme d’après-guerre et du succès du conclave sur les retraites dans la bouche de François Bayrou dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Il n’y avait qu’un pas à faire jusqu’à l’annonce que la maquette budgétaire était achevée et que le naufrage de nos finances publiques allait être colmatée. Comparaison n’est pas raison et il ne faut pas abuser des maximalismes mais il y a néanmoins quelque chose de trumpien dans la manière qu’à ce monsieur de considérer la réalité. Les échecs sont des succès, les erreurs des coups de génie et la prise en défaut relève de la gageure pour les opposants ou les journalistes.

Au-delà de l’instinct de survie politique, il y a quelque chose de plus remarquable qui semble relever d’une théorie du vide politique. La sanction en général, et la motion de censure en particulier, ne peuvent pas être des actions. Elles ne peuvent être des réactions à des faits significatifs. Or rien, absolument rien n’est significatif dans ce qu’a fait François Bayrou depuis six mois. Les socialistes l’ont appris à leurs dépens depuis leur choix de la non-censure en décembre. Pensant entrer dans une logique de compromis, ils ont négocié avec un marchand qui n’avait rien à vendre. Et qui a eu beau jeu, par deux fois, de moquer vertement des motions de censure par la suite vide de sens, car elle n’avait rien à censurer. Le budget était couvert par le conclave, le conclave doit désormais être couvert par le prochain budget.

Le pilote est dans la cabine avec les passagers et attend sereinement l’atterrissage. Cela peut cependant légitimement nous inquiéter pour deux raisons. La première tient à la réalité de nos comptes publics. Les quarante milliards d’euros d’économies ne sont, eux, pas vides de sens. Et il est à craindre que pour sauver son siège le Premier ministre s’en remette à l’expédient le plus facile : l’année blanche et le sacrifice des plus précaires avec l’assentiment gourmand du Rassemblement national. La seconde raison est plus profonde et en cela plus grave. Sondeurs, chercheurs, commentateurs s’unissent, comme rarement pour le dire : on observe une autonomisation croissante de la vie d’un peuple et d’une nation de sa sphère politique. Les champs s’autonomisent, on fait avec, ou plutôt sans politique. Les précédents sont délétères et la démocratie n’en est jamais sortie grandie.

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Journalistes politiques 2.0 : les mauvais artisans du bavardage médiatique

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Depuis plus de dix ans, nous contemplons la lente décomposition du corps médiatique. Les figures du pigiste, du reporter et de l’éditorialiste sont devenues les facettes interchangeables d’un même spectacle. L’opinion, grimée en vérité dévore les faits, et l’information s’engouffre dans le ressac infini du commentaire. La grande braderie sauvage à laquelle se livre l’information n’est que l’aboutissement d’un système de collusion qui ne se cache plus, entre techno-capitalistes, dirigeants politiques et influenceurs. Celui-là même que dénonçait Serge Halimi en 1997 dans Les Nouveaux chiens de garde. Nous voilà donc réduits à scroller parmi des flux interminables, pris au piège d’un marché qui étouffe sous son propre poids, dans lequel les intérêts s’assument haut et fort. Sous l’empire numérique, certaines rédactions tentent encore de résister aux nouvelles injonctions, tandis que les derniers représentants du journalisme de Cour, s’accrochent farouchement à leurs privilèges. Ce qui n’était autrefois qu’une inquiétude diffuse — la défiance du public — est désormais intégré, presque cyniquement, au modèle économique bien huilé de l’information. Cette nouvelle réalité n’en reste pas moins qu’une injonction à se prendre au spectacle.

L’avis, le nouveau produit médiocre de l’information

Les nouvelles tendances de consommation ne sont que de grossières ficelles commerciales ; et c’est celles du clash et de l’escalade réactionnaire qui occupent le devant de la scène médiatique. Derrière cette fièvre, une mode absurde pousse la stratégie des grands médias : à force de travestir les faits en opinions, journalistes, éditorialistes et chroniqueurs ont accouché du nouveau produit ultra-rentable de l’information : « l’avis ».

L’avis est sorti du cerveau des loups de l’infotainment. C’est une unité de production simple, bon marché, adaptée à la cadence imposée par l’agenda médiatique. À mesure que les plateformes ont rongé les audiences des médias mainstream, l’avis s’est imposé, non pour diversifier, mais pour proliférer sans fin.

L’avis frôle la surface des faits, souvent réduits à quelques « petits faits vrais »[1] pour s’user en boucle dans le commentaire. Il s’est imposé en liquidant tout principe de hiérarchisation de l’information et en saturant les ondes. Ainsi, des faits divers malheureusement fréquents se retrouvent livrés au commentaire à chaud, systématiquement politisés pour servir des agendas politiques. Le « petit commerce artisanal de la vérité »[2] prospère ainsi aux côtés de celui de l’horreur dopé aux faits divers, au point que certains journalistes soient devenus les boutiquiers morbides de l’information. Au même moment, des débats futiles sur les phénomènes de mode ou le dernier tweet injurieux d’un député supplantent l’actualité internationale, dans d’interminables tours de tables dédiés aux réactions.

Aujourd’hui, l’avis a des émissions et des ventriloques dédiés à sa cause : des journalistes qui estiment que leur métier n’est plus moins d’informer que de commenter l’actualité. A l’avant-garde de ce glissement, les chaînes d’information en continu comme BFM TV, propriété de Rodolphe Saadé, surexposent les faits divers et recyclent en boucle leurs contenus. Elles ne répondent qu’à des stratégies exclusivement orientées vers l’audience et la rentabilité immédiate.

Mais cet art du confusionnisme a pris racine dans le grand capharnaüm des réseaux sociaux. C’est sur X qu’on a vu émerger une nouvelle génération de journalistes politiques, spécialistes du off[3] et du scoop. À la pression de la concurrence et des chiffres, ils ont répondu par une multiplication des contenus : principalement par le biais du petit commentaire. Alors, ils se sont mis à parler à tout va, à interpeler directement les politiques, à les accabler publiquement ou à faire leur publicité. Ils ne questionnent jamais les effets délétères et désinhibants des plateformes. Au contraire, ils embrassent ce défouloir numérique avec un zèle effarant, arguant une liberté d’expression totale, comme si le tweet n’avait ni auteur, ni responsabilité. Les interpellations des élus deviennent des procès sans règles. Peu importe la réponse des concernés, elle se noiera dans le flot relayé des accusations.

« Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même[4]. »

En lieu et place d’un contrôle de leur parole, un impératif de réaction s’est imposé à certains journalistes. La « réactionnite », autrefois faiblesse est devenue un réflexe. Le bruit médiatique ambiant ne laisse plus filtrer que l’urgence du spectaculaire.

Les maîtres de la télévision et des plateformes numériques ont vite compris que l’avis ne se vendrait plus sur le marché traditionnel de l’information, mais sur un marché entièrement dédié à sa diffusion : celui du commentariat. Cette dynamique que Nicolas Truong a brillamment explorée[5] traduit un bouleversement anthropologique majeur. La société d’aujourd’hui n’a jamais autant parlé, et elle ne le fait pas tant à la recherche d’un but que comme une fin en soi : « Aujourd’hui, c’est précisément le commentaire qui est devenu un spectacle. Et l’information un divertissement »[6].

En vérité, la société du commentaire n’est pas un accident, elle résulte d’un choix : celui d’avoir troqué un idéal déontologique de qualité contre une multiplication infinie des options de consommation. Mais les conséquences sont désastreuses pour le spectateur. Le critique culturel Neil Postman prédisait dès 1985 : « Le danger est que, en traitant l’information comme un divertissement, nous perdons notre capacité à comprendre ce que signifie réellement « être bien informé. »

Les ingénieurs du rideau

Les journalistes politiques pâtissent et usent à la fois de ces transformations, et en tirent des stratégies. Car le bruit médiatique agit à la fois comme un brouilleur d’onde et une formidable chambre d’écho, au point que « La censure ne s’exerce plus par rétention ou élimination, mais par profusion. Pour détruire une nouvelle, il suffit d’en pousser une autre juste derrière. »[7]

Disons-le, ce nouveau paradigme s’est imposé grâce au consentement silencieux de la classe politique qui ne cesse de le nourrir. Les micros n’attendent que ceux prêts à se jeter sur la moindre déclaration présidentielle ou sur le dernier tweet d’un homologue pour exister sur la scène médiatique. Bien sûr, certains trient les sollicitations, mais ce choix reste secondaire tant qu’ils continueront de se faire dicter les conditions du débat public.

Le débat intellectuel s’est lui aussi, profondément transformé, ne jouissant plus d’émissions ni de rubriques de premiers plans. L’éditocratie quant à elle, a renforcé son emprise, dans une quête permanente d’approbation de la part de ses propriétaires. Les journalistes de plateaux, figés par les apparences, distribuent les rôles et comptent les points. Finalement, les nouveaux chiens de garde n’ont jamais lâché leur os.

Le goût de la critique du système s’est vu réduire à des « débats » futiles où provocateurs et pseudo-intellectuels s’affrontent, réduisant l’échange à une parade d’émotions. Les toutologues, ces intellectuels médiatiques « invités partout [mais] experts en rien »[8] circulent sans honte sur les plateaux, investissant des sujets qu’ils ignorent en substance, guidés par l’impératif de remplir l’espace.

Entre le marteau du dollar et l’enclume du clavier, le journaliste otage de ses maîtres

Ces mutations révèlent la mue d’un secteur en crise obsédé par la sauvegarde de ses marges. Les revenus publicitaires, plus nombreux mais moins rentables ont fini de convaincre les dirigeants de dégraisser les rédactions au forceps : sabrer la qualité pour ajuster la rentabilité. L’entreprise de domination du bruit médiatique se transforme en impératif de survie économique, et c’est la qualification du métier qui en a d’abord payé le prix.

Face à l’injonction constante d’alimenter le flux médiatique, beaucoup de journalistes reconnaissent une addiction aux infos préfabriquées, c’est-à-dire à des contenus formatés, immédiats et sans profondeur. « Aujourd’hui, nous brassons des histoires plus que nous n’en écrivons. Presque tout est recyclé d’une autre source […]. Le travail a été déqualifié et énormément amplifié dans le volume et non dans la qualité » rapportait Nigel Hawkes, journaliste à The Time en 2022[9].

Ces dernières  proviennent souvent des relations publiques[10], sous la forme de notes et de communiqués ciselés par des conseillers politiques. Certains articles de presse en sont composés à plus de 80%. Poussés à se rapprocher plus près des décideurs, certains journalistes en sont venus à assumer pleinement des liaisons dangereuses. Faisant mine de dévoiler les coulisses de la politique, les rédactions ont poussé leurs plumes à « raconter davantage les politiques que la politique ». Il est fréquent de lire des articles qui explorent la psychologie des acteurs du pouvoir, dans des récits qui donnent l’illusion d’une proximité quasi-intime avec eux. Dans Il n’y a que moi que ça choque ?[11], Rachid Laïreche critique cette proximité réelle, oscillant entre fascination et courtisanerie.

Lorsqu’ils sont privés d’un accès privilégié à la sphère dirigeante, certains journalistes politiques se replient sur le recyclage routinier des commentaires sur X, se contentant de quelques off pour alimenter leurs analyses. D’ailleurs, la part des articles qui contiennent une citation en off the record est passée de 15% en 1970 à 60% en 2022 pour le seul journal du Monde[12]. En l’absence de sources solides, les tweets viennent aussi souvent combler le vide.

Du journaliste engagé à l’influenceur sans filtres

A mesure que les influenceurs devenaient des vecteurs d’information à part entière, certains nouveaux visages du journalisme politique ont fini par leur emboiter le pas. On les retrouve dans la plupart des médias alternatifs en ligne ou à leur propre compte. Probablement séduits par les promesses de visibilité, ils en ont épousé les codes, notamment à travers une mise en scène théâtrale de l’actualité. Ce glissement progressif les place au carrefour instable de l’analyse, du militantisme et du divertissement.

Dans l’arène de l’influence, le journaliste doit façonner son image de marque, c’est-à-dire, une projection de lui-même taillée pour le regard exigeant du consommateur. Car le journalisme d’influence repose sur un jeu foncièrement dialectique. Le créateur de contenus doit toujours être « engageant ». De fait, l’intérêt migre dans l’image, le fond s’efface derrière la forme : Le consommateur ne cherche plus un produit, mais une relation de consommation. On attend dorénavant des journalistes influenceurs qu’ils nous la livrent « personnalisée », enduite d’affects, authentiquement artificielle. En quête de connexion, on veut « entrer en résonance[13] » avec l’actualité.

Ceux qui suivent cette voie compromettent les fondements mêmes de leur métier. L’éthique professionnelle se réduit alors à une façade d’indépendance, une liberté sans contrepartie. Ce glissement ne clarifie pas le débat politique ; il normalise, par défaut, l’absence de règles. En affaiblissant le sens du politique, ils affaiblissent aussi celui de leur profession. Le journaliste, devenu acteur, renonce à son rôle de contradicteur, pour s’aligner sur les impératifs du spectacle.

Cette déstructuration de l’information ne se déploierait pas pleinement sans l’intervention de l’algorithme. Le faux hasard codé impose ses règles, choisit en silence ce qui circule et ce qui reste en marge. Il pousse les journalistes à adopter sa logique, jusqu’à ce que leur pratique entière s’y conforme.

Conclusion

Aujourd’hui, pris dans le tourbillon des critiques, le journalisme politique doit faire son examen de conscience. En abandonnant les principes élémentaires qui constituaient la déontologie originelle de sa profession, il a laissé ses adversaires issus des plateformes étendre leur emprise. Les mouvances d’extrême droite rendues maîtres dans l’art de désinformer et de manipuler, sont d’ailleurs les nouveaux ingénieurs du chaos[14].

Les responsabilités sont multiples, mais celle de la classe politique est centrale. A travers ses communicants et son addiction aux « petites phrases », elle alimente la caricature des débats, encourage la logique des plateformes et conforte un système qui cède tout à la mise en scène.

Face à ces constats, on pourrait se demander si la fin d’une époque n’annonce pas celle d’un métier. Peut-être que la société du divertissement n’a plus besoin de ses journalistes. Ils incarnent une profession assiégée, livrée à l’ère du vide, où le journal existe sans les journalistes, où le contenant a remplacé le contenu. L’influenceur et le relayeur de dépêches partageant le poids d’un rôle vidé de sa substance. « Devenu « journalisme de communication », le journalisme vit sous la double contrainte des verdicts du marché et de la routinisation des pratiques »[15]. Jusqu’à présent, le journaliste n’a fait que suivre ou ajuster sa trajectoire en fonction des changements imposés.

[1] « L’inconsciente irresponsabilité du journalisme politique », Sylvain Bourmeau, 24/06/2024, AOC

[2] Ibid

[3] Parole non-attribuée visant à protéger la source

[4] Guy Debord, « La société du spectacle », Buchet-Chastel, 1967

[5] Nicolas Truong, « La société du commentaire », Editions de l’Aube, 2022

[6] Le Monde, « Le commentariat étend son influence, des réseaux sociaux aux chaînes d’info en continu » 21/10/2021

[7] Interview d’Umberto Eco, L’Obs, « L’ordinateur est proustien, spirituel et masturbatoire », propos recueillis par Elisabeth Schemla, 17/10/1991

[8] Lisa Guillemin, « L’enquête : Toutologues, les faux experts de l’info », L’Humanité, 2024

[9] The Canadian journalism foundation

[10] Chantal Francoeur, « Convergence : comment le travail des journalistes gravite autour des professionnels de la communication », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 2017

[11] Rachid Laïreche, « Il n’y a que moi que ça choque ? Huit ans dans la bulle des journalistes politiques », Les Arènes, 2023

[12] « Une étrange victoire : l’extrême droite contre la politique », Etienne Ollion et Michaël Foessel, Le Seuil, 2024

[13] Hartmut Rosa, « Rendre le monde indisponible », La Découverte, 2018

[14] « Les ingénieurs du chaos », Giuliano Da Empaoli, Gallimard, 2019

[15] Note de lecture de Jean-François Tétu sur « L’emprise médiatique sur le débat d’idées. Trente années de vie intellectuelle (1989-2019) », Rémy Rieffel, Presses universitaires de France, 2022

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Permettre l’émergence de l’idéal coopératif en remplacement de l’idéal concurrentiel

Permettre l’émergence de l’idéal coopératif en remplacement de l’idéal concurrentiel

Face à l’épuisement des logiques concurrentielles et à la déliaison des rapports sociaux, le biorégionalisme propose un renversement paradigmatique : substituer à l’idéal de compétition celui de coopération symbiotique. En s’inspirant des interactions écologiques, il entend faire advenir une société où l’interdépendance devient norme, et la solidarité, moteur. Cette perspective ne relève ni de la naïveté morale ni de l’utopie désincarnée, mais d’une rationalité écosystémique appliquée au champ social. Ainsi, la symbiose devient principe politique, et la communauté, cadre opératoire de la justice. Cette note est la dernière partie de la recension du livre « l’Art d’habiter la Terre » de Kirkpatrick Sale.

Être en harmonie avec son environnement, son histoire et sa culture, voilà divers objectifs phares du biorégionalisme. Toutefois, nous n’avons pas encore abordé une autre forme d’harmonie, celle entre les individus. Si nous avons rapidement abordé cette idée dans la présentation politique du biorégionalisme, il est nécessaire de détailler plus en profondeur le fort intérêt biorégionaliste en faveur d’une bonne coopération entre les individus. Comme toujours avec le biorégionalisme, cette aspiration à plus de coopération se fondent sur les dynamiques écosystémiques régissant notre environnement. Elle prend ainsi racine dans l’une des lois fondamentales de nos écosystèmes : la symbiose. Phénomène scientifique décrivant les mécanismes du vivant usant de « l’interaction et l’interdépendance comme moyens de survie »[1], la symbiose apparaît sous de nombreux angles comme « le fondement du fonctionnement de la nature »[2]. Aussi, devant l’importance et la persistance de ce phénomène dans la nature, le biorégionalisme souhaite développer une société plus symbiotique, c’est-à-dire une société où chaque individu agit pour le développement de l’autre. Dans l’Art d’Habiter la Terre. Prenant appui sur les travaux du biologiste William Trager, Sale écrit :

Dans son petit ouvrage Symbiose (…), le biologiste William Trager soutien que ce n’est pas nécessairement le résultat de conflits naturels qui atteste du succès d’une espèce : « Peu de gens se rendent compte que la coopération réciproque entre différents types d’organismes, la symbiose, est tout aussi importante, et que le « plus fort » est peut-être celui qui aide le mieux l’autre à survivre. »

Ainsi, la symbiose est un modèle aussi convenable qu’un autre pour une société humaine réussie qu’on peut envisager comme un endroit où les familles coopéreraient au sein des quartiers, les quartiers au sein des communautés, les communautés au sein des villes et les villes au sein des régions, tout cela sur un principe de collaboration et d’échange, de coopération et de bénéfices mutuels. Le « plus fort » y serait celui qui aide le plus – et qui, par là même, est le plus aidé.[3]

La coopération prévalant – ou à minima équivalent – sur la concurrence dans la nature, le biorégionalisme souhaite que cette dernière puisse aussi prévaloir dans les relations humaines. Ô combien éloigné de nos modes de vies, la portée coopérative du biorégionalisme entend ainsi mutualiser les forces pour que le plus forts agissent en faveur du bien-être du plus faible. Derrière ces mots abstraits, il s’agit surtout de faire renaître les logiques de solidarité qui régissaient les relations humaines avant l’ère industrielle. Loin de vouloir seulement maximiser le potentiel des meilleurs d’entre nous, le biorégionalisme entend maximiser le bonheur de toutes et tous via une répartition proportionnelle des efforts collectifs entre les plus aisés et les plus précaires d’entre nous. Autour de logiques de solidarité plus ou moins grandes – qui peuvent se superposer les unes sur les autres comme le souligne Sale –, nous serions alors poussés à nous préoccuper pleinement du sort de l’autre, à être responsables de l’épanouissement de chacun. Sans vouloir l’égalité absolu, le biorégionalisme entend réduire les inégalités entre les individus via la mise en action des plus favorisés au service de ceux en difficultés. En bref, il s’agit de veiller à ce que la maximisation du bonheur collectif prime sur celle du bonheur individuel. Cette logique de coopération au service du plus grand nombre ne s’applique, par ailleurs, pas uniquement aux relations entre les individus. Par exemple, on constate également qu’une juste coopération entre les lieux et espaces de vies est prévu par la pensée biorégionale. Sur ce point, Sale énonce que « Suivant un modèle symbiotique, les objectifs seraient plutôt d’établir la parité dans les relations entre une ville et son arrière-pays, un flux mutuel qui reconnaît la dépendance – une dépendance nécessaire et mutuellement comprise – de l’un par rapport à l’autre »[4]. La symbiose devient ainsi la règle d’or de l’ensemble des interactions humaines, qu’elles soient sociales, économiques, politiques… Sans chercher à ce que chacune de ces relations portent en elle une équité absolue, la symbiose humaine entend nous lier durablement les uns aux autres grâce à des interdépendances connues et apprivoisées de toutes et tous. De la sorte, le modèle biorégionaliste entend développer une vision où l’épanouissement de la communauté est de la responsabilité de tout un chacun. Loin de nous opposer ou nous mettre en concurrence, cette logique souhaite que nous travaillions les uns pour les autres afin de reprendre le pouvoir de façonner une société plus vertueuse.

Cet appel à la solidarité et la coopération entre les individus n’est pas qu’un simple vœu pieu. Ainsi, si nous sommes collectivement attachés à ces valeurs, il serait faux de dire que l’objectif de supériorité sur les autres n’est pas un objectif rationnel que nous adoptons au quotidien. Ce n’est pas par cruauté que nous le faisons, nous le faisons car rien ou presque nous poussent à agir pour l’intérêt général. Aussi, le biorégionalisme entend trouver un moyen pour pousser les individus à faire rationnellement le choix de l’intérêt général. Pour cela, à nouveau, la solution proposée par la pensée biorégionale se fonde dans l’instauration d’une nouvelle échelle de vie pour les individus. On lit ainsi dans l’Art d’Habiter la Terre :

Partager une même biorégion correspond à partager naturellement les mêmes configurations de vie, les mêmes contraintes économiques et sociales, c’est-à-dire les problèmes et opportunités environnementaux, de sorte qu’on a toutes les raisons de s’attendre à y trouver contacts et coopérations.[5]

Pour promouvoir plus de solidarité, il faut que nous nous connaissions les uns les autres. Le fait que nous vivions aujourd’hui de manière ultra éclatée empêche cela et entrave les solidarités entre les individus. Pour éviter ce problème, le biorégionalisme propose de nous replacer dans des espaces où les individus se connaissent et tissent des liens. Sans proximité géographique, nous ne pouvons percevoir l’essence sociale qui fonde tout collectif humain. Nous ne pouvons pas non plus nous placer dans une démarche rationnelle de solidarité envers autrui. Être confronté aux difficultés d’autrui, à sa détresse ou à son mal être conduit chacun et chacune à renouer avec le sens même du mot entraide. Aussi, la proximité humaine et géographique permise par le biorégionalisme entraîne de facto les individus à être dans la perception et l’action concrète envers les autres. L’empathie est un réflexe ancré en chacun et chacune d’entre nous, le problème est « seulement » que ce réflexe a besoin d’être confronté à la réalité pour s’exprimer. C’est en amenant les individus à se connaître les uns les autres, à se confronter aux difficultés d’autrui que le biorégionalisme rend naturel la solidarité entre les individus. Personne ne laisse devant soit quelqu’un mourir de faim ou de froid. Personne ne peut rester impassible ou inactif face à la détresse d’autrui. Cela est d’ailleurs d’autant plus vrai quand on connaît la personne et que l’on dispose des capacités pour l’aider. Tout change donc avec l’échelle biorégionale, la solidarité y devient la règle puisqu’elle concerne des situations et des personnes connues par tous et toutes. L’échelle n’est toutefois pas l’unique focale biorégionale qui favorise la coopération entre les individus. Sale énonce :

L’autosuffisance encourage nécessairement la population à tourner le regard vers elle-même, à chercher une plus grande cohésion, à s’intéresser à elle-même. Elle favorise un sens aigu de la camaraderie, tout en augmentant la fierté et la résilience inhérentes à toute connaissance du soi, ses compétences, contrôles, stabilités et indépendances.[6] 

Dépendre de l’autre conduit à vouloir son épanouissement. Fondé sur l’autosuffisance et la communauté, le biorégionalisme rend concret les liens – matériels comme immatériels – qui unissent nos vies entre elles. L’intérêt personnel et collectif deviennent ici lié l’un à l’autre puisqu’agir pour le bien d’autrui sert autant la société que l’individu lui-même, la prospérité de ce dernier dépendant de celle tous. L’idée que « Le « plus fort » y serait celui qui aide le plus – et qui, par là même, est le plus aidé »[7] prend tout son sens dans cette logique. Tournant le dos aux logiques concurrentiels et égoïstes qui régissent aujourd’hui nos interactions, le projet biorégional réussit à rendre normal ce que la morale n’a pas réussi à faire en plusieurs siècles. Tout cela grâce au changement d’échelle que propose le biorégionalisme. Lié les uns aux autres, les individus forment une vraie communauté humaine où aider autrui coule de source. Cette forte liaison collective permet enfin de renouer avec l’appétence naturelle de l’Homme à l’entraide[8]. De façon concomitance, cette logique collective tend au bon développement des actions humaines favorables à la préservation de l’environnement. Avec le biorégionalisme, le pouvoir appartient à tous et dépend de la bonne action de chacun. C’est en tout cas ce que précise Sale dans son ouvrage. On y lit :

Le pouvoir, s’il fallait le trouver quelque part et le nommer ainsi, appartiendrait à la totalité de la citoyenneté et non à aucune administration. (…) Il serait ainsi du devoir de chaque individu de bien vouloir agir en tant que personne publique, de se renseigner pour rester informé des questions publiques ainsi que de se préoccuper et de décider des politiques publiques.[9]

Chacun disposant d’un pouvoir relatif sur le bien-être collectif, le biorégionalisme mise sur l’action et l’intelligence collective pour bien fonctionner. Afin que le pouvoir soit effectivement réparti entre les individus, une société biorégionale attend à ce titre que chacun et chacune nous jouons pleinement notre rôle au sein de la société. Chaque membre – selon ses capacités – est désormais responsable du respect de l’intérêt collectif, ce dernier étant le préalable à la satisfaction des intérêts individuels. Chacun dépendant de l’autre pour prospérer, il est indispensable qu’aucun passager clandestin[10] ne prenne place dans le tout biorégional. Le processus éducatif préalable à tout projet biorégional doit ainsi servir à éviter l’apparition de ce genre de logique. L’enjeu de la bonne connaissance des logiques écosystémiques qui nous entourent, du rôle de chacun et chacune au sein de la communauté est essentiel à la réussite du projet biorégional. Sale précise et souligne cet élément dans l’Art d’Habiter la Terre. Concernant la définition des délimitations géographiques des espaces biorégionaux, on lit notamment :

C’est pourquoi je pense que les décisions finales relatives aux délimitations des frontières biorégionales ou aux différentes échelles auxquelles créer les institutions humaines peuvent tranquillement être laissées aux personnes qui y vivent, à l’unique condition qu’elles aient accompli leur travail de perfectionnement de sensibilité biorégionale et qu’elles aient aiguisé leur conscience biorégionale.[11]

Sans une fine connaissance des préceptes biorégionalistes, l’idée même d’une répartition horizontale et collective du pouvoir est remise en question. L’idée n’est pas d’instaurer du collectif pour instaurer du collectif. Le collectif ne fait sens dans l’idéal biorégional que s’il assure une symbiose entre les individus, s’il assure l’émergence d’une force commune. Pour cela, il est nécessaire que chaque acteur sache ce qu’il doit faire et agisse en conséquence. Une fois cela fait, l’utopie solidaire et humaniste que porte le biorégional adviendra naturellement. Cette utopie a d’ailleurs pour objectif d’ouvrir ses portes à toutes celles et ceux qui souhaite s’y investir. En effet, si l’idéal biorégional est localement situé, il ne souhaite aucunement rejeter ce qui est extérieur à lui. Cherchant à tout prix à ne pas tomber dans l’entre soit, le projet biorégional aspire au contraire à servir de modèle pour les communautés humaines qui n’ont pas encore adopté son idéal. A ce titre, l’ouverture du biorégionalisme vers l’extérieur est un point indissociable de son fonctionnement et de sa structuration. Confiant en la robustesse de son fonctionnement, le projet biorégional veut ainsi œuvrer avec les autres sans en être dépendant. C’est ce lien du biorégionalisme avec l’extérieur que nous allons aborder dans la prochaine partie.

Défendre une société locale, humaine et solidaire qui refuse le rejet de l’autre

Si être biorégionaliste va de pair avec la défense d’un socle « local », il est important de souligner qu’il n’est en rien synonyme de repli sur soi. Comme nous venons de le dire, le biorégionalisme entend au contraire ouvrir son modèle pour inspirer d’autres communautés. Cette aspiration à l’ouverture répond à une forte volonté de ne pas se renfermer dans une seule et unique vision du monde. En effet, à travers les interférences entre les communautés, le biorégionalisme souhaite développer un localisme dépourvu de toute portée isolationniste – du moins du point de vue culturel et scientifique. A ce titre, il convient de souligner que le mélange des cultures, des modes de vies et des savoirs locaux constituent l’un des piliers du modèle biorégional. Sale aborde logiquement cette particularité du biorégionalisme. Il dit : 

En toute logique, la mosaïque biorégionale devrait donc être fondamentalement constituée de communautés, aussi texturées, développées et complexes que l’on peut imaginer, chacune ayant sa propre identité, son propre esprit, mais toutes ayant évidemment quelque chose en commun avec les communautés voisines dans une biorégion partagée (…). Un aspect fondamental au sujet de cette mosaïque fut suggéré il y a une décennie (…) dans (…) Changer ou disparaître. Plan pour la survie :

Bien que nous pensions que les petites communautés devraient être l’unité de base de la société, et que chaque communauté devrait être aussi autonome que possible, nous voudrions souligner ce fait que nous ne proposons nullement qu’elles soient centrées sur elles-mêmes, égocentrées, ni en aucun cas fermées au reste du monde. Il devrait y avoir un réseau de communication efficace et sensible entre toutes les communautés, de manière à ce que les préceptes de base de l’écologie, comme l’entrelacement des choses et les effets lointains des processus écologiques et de leurs perturbations, puisent influer sur les prises de décisions communes.[12]

Le biorégionalisme est une vision collective du monde, c’est pour cette raison qu’il est inconcevable qu’elle induise la moindre aspiration au rejet de l’autre. Au contraire, l’idéal biorégional souhaite favoriser les liens entre les individus, entre les communautés biorégionales. Comme toujours, cette aspiration s’inspire des mécanismes écosystémiques à l’œuvre dans l’environnement. Par essence, la nature est faite de mélange. Aussi, si chaque communauté doit baser son existence sur ses propres aspirations et capacités, le biorégionalisme entend que chaque communauté soit intégrée à un ensemble biorégionale perméable qui dépasse leur vision propre. La mosaïque biorégionale présentée par Sale représente très justement cette vision globale du biorégionalisme, où les diversités de chaque biorégion s’emboîte les unes entre les autres. Cherchant à éviter que les biorégions soient « fermées au reste du monde », l’idéal biorégional prévoit d’instaurer des liens de communication direct entre chaque biorégion afin que chaque biorégion « puisse influer sur les prises de décisions communes ». Par ce biais, le biorégionalisme entend intégrer dans les processus décisionnels de chaque communauté des éléments dépassant le cadre géographique de la biorégion en question.

Cette volonté de favoriser le dialogue et l’ouverture avec l’autre ne s’arrête pas qu’aux seules dynamiques politiques du biorégionalisme. Par exemple, pour ce qui est de la définition des espaces géographiques propres à chaque biorégion, le biorégionalisme défend la mise en place d’un processus bottom-up où chaque communauté est invitée à définir avec les autres les limites – rigides ou mouvantes – de sa propre biorégion. Cette aspiration à la délimitation par les individus eux-mêmes de leurs espaces de vies est justifié dans l’Art d’Habiter la Terre de la façon suivante :

Bien que cela aille à l’encontre de l’amour qu’ont les sciences pour la rigidité, l’avantage de conserver une imprécision dans un délimitation est bien réel : elle encourage un mélange, un brassage des cultures aux extrémités biorégionales, elle désamorce la possessivité défensive que les frontières fixes font si souvent naître, et de surcroît, elle limite la propension qu’ont les humains à imposer leurs lignes directrices et leurs finalités à la nature.[13]

Se connaître et se mélanger pour éviter les affrontements entre communautés, voici ce qu’apporte l’ouverture à l’autre au biorégionalisme. L’exemple des frontières permet à ce titre de bien concevoir l’importance pour un projet politique multipliant les petites échelles d’ouvrir les groupes humains les uns vis-à-vis des autres. Comme l’histoire a pu nous l’apprendre, le repli sur soi implique un rejet – voir une haine – de l’autre. Cette haine se manifeste ensuite par des conflits qui, en plus de faucher un nombre innombrable de vies, détruisent l’environnement dans lequel ils prennent place. Garder un lien, s’ouvrir à l’autre et se nourrir de ses qualités pour améliorer son projet de vie, ces détails font toute la différence pour l’idéal biorégional. Rien ne justifie de fixer des barrières là où la nature et l’écologie se mélange. Aussi, le biorégionalisme entend puiser sa force, d’une part, d’un tout local commun à un groupe d’individus et, d’autre part, des connexions et liens que les « extrémités biorégionales » nouent avec les autres communautés. Cette même logique s’applique également aux échanges économiques. En effet, si l’autonomie et l’autosuffisance restent les objectifs premiers vers lesquels tendent les sociétés biorégionales, Sale précise :

Evidemment, les communautés dotées d’une conscience biorégionale se trouveraient face à d’innombrables situations où la coopération (…) régionale serait nécessaire, de la gestion de l’eau et des déchets à la gestion des transports, en passant par la production de nourriture, le traitement d’eaux pollués pour les rendre potables ou par le déplacement des populations urbaines vers les zones rurales. L’isolation et l’autosuffisance à une échelle réduite sont tout simplement impossibles : ce serait comme des doigts qui chercheraient à être indépendants de la main et du corps.[14]

Le biorégionalisme tend vers l’autosuffisance mais aucun écosystème seul ne peut l’atteindre totalement. Bien sûr, une réduction de certains besoins des êtres humains peut solutionner ce problème mais elle ne peut représenter un horizon durable pour le biorégionalisme. En réalité, le rationnement du bien-être matériel des individus – qui va au-delà du rationnement sain des besoins inutiles développés par le capitalisme – est le principal élément qui risque de conduire à l’échec d’une biorégion. Dès lors, l’échange avec les autres biorégions est nécessaire pour pourvoir aux besoins effectifs qui ne peuvent être satisfait par sa propre région. Les capacités propres à chaque biorégion tendant à s’étendre à mesure que la connaissance humaine sur ces dernières s’accroît, ces situations – bien que ne devant aucunement être ignorées – seront relativement minoritaire dans chaque communauté. Cette ouverture choisie n’induit ainsi aucune dépendance manifeste à l’autre, cette ouverture ne mettant pas en péril l’autonomie de chaque biorégion. En perspective, il s’agit de la réponse écologique la plus adaptée à tout paradigme biorégional, chaque communauté s’adaptant en fonction de ce que peut lui donner – ou non – son environnement. Sur ce point, Sale précise :

Il me semble important d’ajouter, avant d’être vraiment trop mal compris, que l’autosuffisance n’est en aucun cas synonyme d’isolation, pas plus qu’elle rejette tous les types de commerce. Elle n’a pas besoin de connexions avec l’extérieur, mais, dans des limites strictes, elle les accepte – à condition que les connexions n’aient pas un caractère de dépendance et ne soient ni financières ni préjudiciable. Et, au sein d’un même territoire, elle les encourage. (…) Toute société à l’aise avec ses compétences et en mesure de satisfaire ses besoins a tout intérêt à se montrer ouverte aux idées extérieures à ses frontières et à rester attentive à ces dernières.[15]

Mettre de la mesure dans nos échanges commerciaux n’a jamais signifié y mettre fin. Cette nuance est très justement prise en considération par la pensée biorégionale. La différence avec la situation actuelle est que ce type de relation commerciale devient, dans un monde biorégional, l’exception et non la règle. Il s’agit de l’attitude acceptable si une situation requiert des apports extérieurs à la biorégion. Les limites strictes dont il est ici question sont également à concevoir sous une perspective écologique, une biorégion ne protégeant pas son environnement proche sous couvert de destruction d’un autre plus éloigné. L’autonomie de chaque biorégion est ainsi compatible avec l’ouverture commercial puisque cette ouverture n’apporte qu’une part marginale des besoins et biens nécessaires pour ladite biorégion. Enfin, toute dépendance est impossible dans ce type d’échange puisque le développement de la communauté et la vie quotidienne des individus ne dépend pas foncièrement de ces derniers.

Surtout, cette ouverture culturelle, scientifique et même économique à l’extérieur prend racine dans la confiance viscérale du biorégionalisme en la force de son modèle. C’est parce que la société biorégional est « à l’aise avec ses compétences et en mesure de satisfaire ses besoins » que cette dernière aborde sereinement l’idée de s’ouvrir « aux idées extérieures à ses frontières et à rester attentive à ces dernières » sans craindre que ces dernières la submergent. L’ouverture est ici perçue comme un moyen d’améliorer l’efficience de ce mode de vie et non comme une manière de le remplacer. Une fois atteint, le fonctionnement biorégional n’a aucune raison de ne pas perdurer, ce dernier représentant un modèle de société durable, humain et joyeux pour celles et ceux qui l’embrasse. Le brassage avec autrui ne peut donc pas être un risque, il est simplement une chance pour la bonne continuité de la communauté.

Résumé

La complexité et finesse de la pensée biorégionale est gigantesque. Un seul ouvrage – aussi central soit-il – ne pourra jamais la résumer à elle seule. Cependant, la présentation que nous venons de faire de l’Art d’Habiter la Terre nous permet de disposer d’une vision assez développée des forces et apports qu’entend donner à nos sociétés la pensée biorégionale. Prenant en considération un par un les différents pans de notre monde moderne, le biorégionalisme y apporte méthodiquement des réponses concrètes et efficaces qui font de cette vision du monde un futur accessible et désirable. Pour parachever cet ensemble de notes, voici un tableau résume synthétiquement l’horizon biorégional qui nous est proposée de faire advenir :

 

 

Paradigme biorégional

Paradigme industrialo-scientifique

Echelle

–            Région

–            Communauté

–            Nation

–            Monde

Economie

–            Conservation

–            Stabilité

–            Autosuffisance

–            Coopération

–            Exploitation

–            Changement/Progrès

–            Economie mondiale

–            Compétition

Régime politique

–            Décentralisation

–            Complémentarité

–            Diversité

–            Centralisation

–            Hiérarchie

–            Uniformité

Société

–            Symbiose

–            Evolution

–            Division

–            Polarisation

–            Croissance/Violence

–            Monoculture

 

[1] Partie 2 – Chapitre 8 – p.158

[2] Partie 2 – Chapitre 8 – p.158

[3] Partie 2 – Chapitre 8 – p.159

[4] Partie 2 – Chapitre 6 – p.160

[5] Partie 2 – Chapitre 7 – p.138

[6] Partie 2 – Chapitre 6 – p.117

[7] Partie 2 – Chapitre 8 – p.159

[8] Cette tendance à l’entraide peut être éclairée à travers la pensée de Jean-Jacques Rousseau, qui, dans Du contrat social et d’autres œuvres comme le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, soutient que l’Homme, à l’état de nature, est fondamentalement bon et incliné vers la coopération. Rousseau y décrit une humanité originelle guidée par des sentiments naturels comme la pitié et un instinct de préservation mutuelle, bien avant l’apparition des structures sociales complexes ou des civilisations. Selon lui, l’entraide résulte de cette nature première, où les relations humaines reposaient davantage sur des liens de solidarité que sur des logiques de domination ou de concurrence.

[9] Partie 2 – Chapitre 7 – p.145

[10] L’expression de passager clandestin fait ici référence au free-rider problem. Défini par divers sciences sociales, il s’agit d’une théorie affirmant que tout système collectif engendre des comportements parasitaires de la part de groupes ou d’individus cherchant à profiter de ses avantages sans en supporter les coûts.

[11] Partie 2 – Chapitre 5 – p.97

[12] Partie 2 – Chapitre 5 – p.102

[13] Partie 2 – Chapitre 5 – pp.94-95

[14] Partie2 – Chapitre7 – p.138

[15] Partie 2 – Chapitre 6 – p.118

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« On se mobilise quand on voit en bas de chez soi ce qu’on entend à la télé » – Entretien avec Camille Gourdeau

« On se mobilise quand on voit en bas de chez soi ce qu’on entend à la télé » – Entretien avec Camille Gourdeau

Socio-anthropologue, chercheure associée à l’Urmis (Université Paris Cité) et affiliée à l’Institut Convergences Migrations, Camille Gourdeau travaille sur les politiques d’accueil des personnes étrangères en France et sur les mobilisations de solidarité envers les personnes migrantes. Elle vient de publier Ouistreham, le port de l’espoir. L’engagement local pour l’accueil des migrants, une enquête ethnographique sur un collectif de bénévoles qui s’est formé spontanément à l’arrivée de plusieurs jeunes migrants soudanais à l’été 2017 pour leur apporter de l’aide matérielle de première nécessité (nourriture, eau, vêtements, soins médicaux, hébergement).

Comment avez-vous rencontré le Collectif d’Aide aux Migrants de Ouistreham (CAMO) ?

Un collègue sociologue m’a invité à un apéritif où certains membres du CAMO étaient présents. Dans mes recherches, je m’intéresse beaucoup à l’articulation des rapports sociaux dans les mobilisations et à la division du travail, le fameux « qui fait quoi ». En discutant avec les membres, nous avons souligné la place importante des femmes dans le mouvement. La discussion se faisant, nous avons trouvé des intérêts convergents. J’étais disponible pour entamer une nouvelle recherche et on m’a servi ce terrain sur un plateau !

 

Qu’est-ce qui vous a interpellé dans ce collectif ?

Contrairement à Calais où beaucoup de jeunes venant de toute la France se sont mobilisés sur des temps courts, à Ouistreham les bénévoles sont plus âgés et habitent sur place. Ce sont majoritairement des femmes, entre 40 et 60 ans, issues pour la plupart des classes moyennes intermédiaires et travaillant dans l’éducation ou le domaine médical. C’est un profil commun à de nombreux autres collectifs. La différence, en comparaison aux mobilisations dans la Vallée de Roya par exemple, c’est l’absence de réseau préexistant. Avant le CAMO, la plupart n’avait jamais été impliquée dans la cause des étrangers. Pour une partie d’entre eux, c’était même leur première mobilisation.

 

Quel a été le déclencheur de la mobilisation ?

C’est la rencontre de deux phénomènes. D’une part, le discours ambiant sur les événements internationaux. À partir de 2015, une succession d’événements a fait l’actualité : la mort du petit Aylan sur une plage turque, des naufrages très médiatisés, mais aussi des prises de parole de personnalités qui invitaient à l’accueil comme Angela Merkel ou le Pape François par exemple. D’autre part, les habitants de Ouistreham découvrent en bas de chez eux ce qu’ils entendent à la télé. Il y a un impact direct entre le discours de crise, la prise de conscience que cela se passe chez soi et l’engagement dans des actions de soutien aux personnes migrantes.

 

Avec la montée de l’extrême droite et la radicalisation des discours sur les questions migratoires, avez-vous observé des impacts sur l’engagement des bénévoles ?

Je crois qu’on n’est jamais vraiment sorti du discours de crise. Quand François Bayrou parle de « submersion migratoire », c’est dans la continuité de ce qu’on entendait déjà dix ans auparavant. Ces discours ne sont pas complètement nouveaux. La radicalisation est montée d’un cran mais la lame de fond était déjà là. Je vois surtout des impacts sur les répercussions que peuvent subir les militants, aussi bien de la part d’autres habitants que des forces de l’ordre ou des pouvoirs publics.

 

Dans votre enquête, vous racontez à plusieurs reprises la confrontation avec les forces de l’ordre. Voyez-vous dans les actions du CAMO une forme de désobéissance civile ?

Ce n’est pas la manière dont ils déterminent leur action, d’autant que, contrairement à Calais, il n’y a jamais eu d’interdictions de distribution alimentaire, mais des rumeurs ont été lancées laissant croire qu’il était interdit de donner à manger aux migrants. Les bénévoles ont régulièrement été intimidés à travers des contrôles d’identité à répétition, des plaques d’immatriculation relevées, des amendes injustifiées pour stationnement gênant… Sans parler des violences subies par les migrants. Certains ont été suivis pour connaître l’identité de leurs hébergeurs, réveillés en pleine nuit, agressés à la bombe lacrymogène, etc.

 

La question politique suscite des conflits au sein du collectif. Qu’en pensez-vous  ?

Tous souhaitaient se démarquer de la politique menée par le maire de Ouistreham et des politiques politiciennes des partis. Certains se présentaient comme apolitiques et se contentaient d’apporter de l’aide matérielle, tandis que d’autres revendiquaient de faire de la politique au sens premier du terme, « qui concerne les choses de la cité ». On considère souvent que les humanitaires au sens large ne font pas de politique, mais les bénévoles du CAMO se sont rapidement positionnés sur les deux registres. Ils ont dénoncé les violences policières et ont participé au réseau local associatif. Ils ont aussi tenté à plusieurs reprises d’échanger avec la mairie. Sans succès.

 

L’appellation « Les copains » s’est progressivement imposée au CAMO pour désigner les jeunes migrants. D’où vient-elle ?

C’est l’un des fondateurs du CAMO qui l’a utilisée en premier sur son journal de terrain qu’il publiait sur Facebook. Elle a ensuite été reprise par les autres membres. Tout un vocabulaire du CAMO s’est progressivement mis en place ; on entendait parler de « tambouille », de  « pique-nique ». Des mots qui permettent de réduire les distances.

« Les copains » raconte aussi les liens qui se sont tissés entre les bénévoles du CAMO et les migrants. Certains membres sont même allés visiter des migrants au Royaume-Uni qui avaient réussi à passer la frontière.

 

Votre enquête s’est terminée en février 2019. Pourquoi la publier 6 ans après ?

J’ai recherché des financements pour cette enquête, bénévole à l’origine. Le temps d’édition est long et j’ai également été très occupée par ma vie personnelle et professionnelle.

À Ouistreham, il y a toujours des migrants, même s’ils sont moins nombreux. Pendant la crise sanitaire du Covid-19, ils ont été hébergés puis un campement s’est installé. Le CAMO existe toujours mais il est devenu une association qui intervient aux côtés d’autres grandes associations. Tous se souviennent de cette période de mobilisation collective comme d’un moment déterminant de leur vie.

 

 

Propos recueillis par Hermine Chaumulot

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Faire de la nature et l’autosuffisance la clef de voute d’une société plus raisonnée

Faire de la nature et l’autosuffisance la clef de voute d’une société plus raisonnée

Face aux impasses du capitalisme mondialisé, le biorégionalisme propose une alternative radicale : reconstruire nos sociétés à l’échelle des écosystèmes. En réconciliant humains et milieux de vie, ce modèle entend faire primer la nature sur l’économie, la coopération sur la compétition. Une voie exigeante mais cohérente pour habiter durablement la Terre. Cette note est la deuxième partie sur trois de la recension du livre « l’Art d’habiter la Terre » de Kirkpatrick Sale.

Faire de la nature et l’autosuffisance la clef de voute d’une nouvelle société plus raisonnée

Tout part de la Terre et rien ne peut – durablement – se faire contre elle. Voici la maxime que pose la pensée biorégionaliste dans nos existences. Souhaitant que l’humanité respecte à nouveau les limites planétaires, le biorégionalisme propose de restructurer nos vies en fonction des limites biosystémiques de nos écosystèmes. Aujourd’hui, l’humanité dicte sa loi à la nature. Là est bien le problème, là est l’origine de la crise climatique qui nous menace. Très simplement, le biorégionalisme souhaite régler ce problème en amenant la nature à dicter sa loi à l’Homme. Cette primauté des logiques écologiques sur celles humaines entraîne des conséquences innombrables sur notre monde. 

La première d’entre elle consiste en la quasi-total redéfinition de nos logiques spatiales. Au fil des siècles, nous nous sommes organisés selon des frontières et limites purement artificielles. Coupant en deux des espaces écologiques cohérents, l’humanité a peu à peu produit une conception hors sol de l’espace, une conception administrative qui a contribué à nous couper de la nature. Comment expliquer qu’une frontière sépare le Pays basque espagnol et français alors même que ces espaces partagent une forte cohérence écosystémique et culturelle ? Que dire des Alpes françaises et suisses ? De la Côte d’Azur et la Riviera italienne ? Les exemples de ce type sont pléthoriques rien qu’en ce qui concerne les zones frontalières que nous partageons avec nos voisins. C’est l’ensemble de nos logiques administratives et spatiales qu’il nous faut questionner aujourd’hui.

Pour remplacer ces dites logiques, le biorégionalisme se fonde sur un concept spatial clair : la biorégion. Faisant primer la nature sur l’Homme, la biorégion est parfaitement définie par Sale dans son ouvrage. Il dit :

[Une biorégion est] un territoire de vie, un lieu défini par ses formes de vie, ses topographies et son biote plutôt que par des diktats humains ; une région gouvernée par la nature et non par la législation.[1]

Dès le départ, la biorégion se présente comme l’antithèse des logiques spatiales actuelles. Ici, l’idée est de créer des espaces de vies qui font sens d’un point de vue topographique et écosystémique. Ici, l’objectif est de recréer du lien entre les humains et les écosystèmes qui les entourent. Participant à une redéfinition plus vertueuse de notre rapport à l’espace, la biorégion souhaite ainsi avant tout remettre de la cohérence écologique dans nos modes de vie. Or, force est de constater que cette cohérence n’existe pas aujourd’hui. 

Aujourd’hui, les individus sont amenés à se fondre dans un ensemble administratif et spatial bien plus vaste que les écosystèmes dans lesquels ils se situent. Sans toucher à notre organisation spatiale, nous ne pourrons jamais mettre fin à cette dichotomie qui empêche le retour d’une cohérence écologique dans nos vies. Notre organisation spatiale nous pousse à vivre de façon démesurée puisqu’elle nous place dans un espace – géographique comme économique – démesuré. Cela doit cesser. C’est pour cela que le biorégionalisme fait du retour des logiques naturelles dans la structuration humaine l’un de ses principaux chevaux de bataille. Pour permettre le retour de modes de vie plus sain et modéré, Sale énonce :

Il est certes difficile de parler de hiérarchie en ce qui concerne les lois de Gaea. Toutefois, il n’est probablement pas complètement absurde de pense qu’au sujet de l’échelle, la plus importante des règles est celle selon laquelle la surface de la Terre est organisée selon des régions naturelles plutôt qu’artificielles. Ces régions, bien qu’elles puissent largement varier en taille, sont la plupart du temps bien plus limitées que celles définies par les frontières actuelles de nos pays.[2]

Loin de l’actuelle mondialisation, vouloir reconstruire l’activité humaine sur des échelles écosystémiques cohérentes conduit forcément à revenir à du local. Prenant ses distances avec les échelles toujours plus vastes qui régissent actuellement nos activités, la biorégion souhaite que nous reprenions attache avec nos lieux de vie. Evidemment, – comme cela est toujours le cas dans la nature – les biorégions peuvent induire de multiples organisations spatiales et administratives, en allant de la logique fédérative à étatique[3]

Toutefois, dans tous les cas de figure, la biorégion permet de relier les individus à la matérialité de leurs existences, à la potentialité de leurs lieux de vie. Cette idée de nous relier aux logiques de nos environnements proches se répercute également sur la façon même de concevoir le fonctionnement du « monde économique ». En effet, si la nature prime sur tout le reste, l’économie doit avant tout s’adapter auxdites logiques qui déterminent cette dernière sur un espace donné. Autrement dit, le biorégionalisme entend mettre fin aux logiques économiques voraces qui compromettent aujourd’hui la future viabilité de notre planète. Autour de logiques économiques soutenables, le biorégionalisme veut ainsi mettre au pas notre modèle capitaliste, ce dernier étant incapable d’internaliser dans son fonctionnement les impératifs écologiques qui régissent notre monde. 

A ce titre, l’idéal biorégionaliste place l’être humain et son activité économique dans un fonctionnement écodynamique qui cherche à répondre aux besoins humains tout en respectant les limites des écosystèmes qui nous entourent. Cette conciliation de l’activité humaine avec les limites environnementales de son lieu de vie est développée par Sale dans son livre. Ainsi, après avoir présenté dans les grandes lignes le concept de l’écodynamique, il énonce :

Si l’économie biorégionale devait commencer quelque part, ce serait logiquement là : elle devrait en premier lieu chercher à maintenir le monde naturel plutôt qu’à l’utiliser, à s’adapter à l’environnement plutôt qu’à essayer de l’exploiter ou le manipuler, à conserver non seulement les ressources, mais aussi les relations et les systèmes de ce monde naturel. (…) Les fondements de cette économie reposeraient sur un nombre minimal de biens et la quantité minimale de disruptions environnementales, parallèlement à l’utilisation maximale du travail humain et de son inventivité. (…) sur tous les points, dans tous les objectifs du système seraient de réduire l’utilisation de l’énergie et des ressources, de minimiser la production et de favoriser la conservation et le recyclage, de maintenir la population et les stocks de produit à un niveau à peu près constant et équilibré. La durabilité et non la croissance serait son objectif.[4]

Que dire de plus. Ce passage est sublime tant il résume à merveille la révolution économique que souhaite entreprendre le biorégionalisme. On ne se lasse pas de le relire tant il éclaire la conception du monde que porte l’idéal biorégional. Mettre l’économie au service de la préservation de l’environnement, renouer avec une consommation mesurée en adéquation avec les limites de nos écosystèmes, instaurer des logiques cycliques et durables pour limiter notre tendance à détruire l’environnement, reprendre pied et s’adapter à l’espace topographique dans lequel on vit, créer une existence fondée sur plus de plaisirs immatériels que matériels… Toutes ces perspectives sont décrites et visibles dans ce qu’écrit ici Sale. On en reste bouche bée.

Cette conception de l’économie semble d’ailleurs – à bien des égards – plus cohérente avec l’expérience même de la vie humaine. En effet, comme nous avons pu le dire précédemment, « Les gens ne polluent pas ni ne détruisent sciemment les systèmes naturels desquels dépendent leur vie et leurs moyens d’existence ». 

Ainsi, relier nos économies à ces systèmes naturels apparaît comme le meilleur moyen pour transformer durablement nos modes de vie afin qu’ils œuvrent à la préservation de la planète. Cette rationalité économique du biorégionalisme percute pourtant la perception irrationnelle – d’un point de vue écologique à minima – de notre modèle économique actuel. Bien loin de nous permettre d’agir pour l’environnement, le capitalisme nous poussent toujours plus loin dans la destruction de nos écosystèmes, et ce malgré les risques que cela représente pour notre survie. Faisant primer le court terme sur le moyen/long terme, notre modèle économique actuel nous pousse – en connaissance de cause – toujours plus dans le mur climatique. Cette incohérence écologique et scientifique de l’économie moderne est d’ailleurs abordée par Sale. Il souligne :

Si l’économie est la science de la distribution et de l’utilisation des ressources de la Terre, lesquelles proviennent toutes sans exception d’une écosphère finie, pourquoi alors cette science n’a rien inventé d’autres que des systèmes qui épuisent la totalité de ces ressources ? [5]

Le moins que l’on puisse dire c’est que cette question a le mérite d’exister. Elle est en tous cas celle qui conduit le biorégionalisme à entreprendre une transformation radicale de nos modes de production et de consommation. Bien au-delà des seuls points que nous venons de présenter, l’idéal biorégionaliste entend ainsi modifier notre perception même du système économique. 

Là où la concurrence entre les individus et la maximisation des profits sont la règle, le biorégionalisme souhaite au contraire créer une économie où la coopération et la juste répartition des richesses sont la priorité. 

Cette aspiration à un modèle économique plus collectif qu’individualiste s’inspire par ailleurs des logiques symbiotiques et coopératives à l’œuvre dans la nature. En effet, comme l’explique le 2nd grand principe de l’écodynamique[6], la bonne évolution et survie des êtres vivants est généralement plus optimale en cas de coopération entre espèces que dans ceux de compétition inter-espèces. Cette facette de l’évolution – présente dès les premières perceptions darwiniennes de ce concept – permet alors à « la communauté la plus forte »[7] de survivre « grâce à l’entremêlement des coopérations diverses »[8] comme l’explique Sale dans son ouvrage. 

Pour toutes ces raisons, l’économie biorégional entend faire « disparaître le marché de notre économie capitaliste conventionnelle, de même que l’accent mis sur la compétition, l’exploitation et le profit individuel »[9]. A la place, ce même modèle économique souhaite valoriser « le sentiment que la richesse de la nature est la richesse de tous »[10] afin d’assurer la juste préservation de nos environnements via la participation de toutes et tous. Autrement dit, l’objectif est que « les économies biorégionales [soient] conçues pour le partage »[11] pour favoriser l’adoption par un maximum d’entre nous de comportements collectifs et coopératifs, comportements qui nous conduisent à mieux préserver, respecter et considérer l’environnement. 

Ayant une place prépondérante dans l’idéal biorégionaliste, les notions de collectif et de coopération sont ainsi présentées comme indispensables à tout modèle biorégionaliste. Nous reviendrons d’ailleurs plus en détail sur ce point dans une partie dédiée.

Pour entreprendre un tel changement économique, les biorégionalistes souhaitent également remettre en question certains concepts fondamentaux de nos sociétés contemporaines. Sale aborde indirectement cela dans son ouvrage. En effet, dépeignant les valeurs fondatrices d’un futur biorégionaliste, il énonce que :

Les obligations et devoirs ne seraient pas basés en premier lieu sur la protection de la propriété privée ou la fortune personnelle ou les accomplissements individuels – comme dans la morale occidentale -, mais sur la sécurisation de l’équilibre biorégional et environnemental.[12]

Derrière cette phrase choc et percutante, se trouve une conception nouvelle et révolutionnaire de la notion de propriété. Comme nous avons pu le dire, l’idéal biorégionaliste fait de la préservation de l’environnement l’objectif premier de l’humanité. 

A ce titre, le droit doit être également réorienté vers ce but. Aussi, le biorégionalisme souhaite modifier considérablement la portée du droit de propriété privé. S’il n’entend pas supprimer ce droit de propriété privé – l’idée n’est pas de mettre en place un modèle communiste – il aspire à mettre fin aux nombreuses externalités négatives qui en découle. En effet, sous l’égide de cette notion juridique, nombreux sont les individus qui ont adopté des comportements individuels néfastes d’un point de vue collectif, notamment en matière de préservation de l’environnement. 

Dès lors, il apparaît nécessaire de mettre fin aux accomplissements individuels permis par la propriété privée qui impacte négativement l’ensemble de la communauté humaine. Pour se faire, le biorégionalisme propose de sous-tendre le droit de propriété privée à des concepts collectifs vertueux – en premier lieu la préservation de l’environnement. Primant aujourd’hui sur tous les autres droits, le droit de propriété privée devient avec le modèle biorégional un droit important mais pas prépondérant. 

S’il existe toujours et permet à chacun de jouir de ce qui lui appartient, le droit de propriété privé est ici conditionné à des droits et intérêts collectifs. En somme, il s’agit de s’assurer que le droit permette que les intérêts de la planète et des communautés humaines priment sur celui des individus.

Derrière ces évolutions marquantes, l’idéal biorégionaliste œuvre directement pour un même et unique objectif : redonner du pouvoir d’agir aux individus. Outre l’idée de mieux préserver l’environnement en nous reconnectant avec nos environnements, cette redéfinition économique et spatiale de nos modes de vies entend nous placer dans un monde où nous pouvons pleinement définir notre mode de vie. Prenant en considération l’idéal régionaliste, Sale dresse un aperçu clair des objectifs en la matière du biorégionalisme. Citant l’ouvrage théorique American Regionalism[13], l’Art d’Habiter la Terre explique :

Le régionalisme (…) représente la philosophie et la technique de l’auto-assistance et de l’auto-développement, une initiative dans laquelle chaque unité régionale n’est pas seulement aidé, mais s’engage à un développement plus complet de ses propres ressources. Il suppose que la clé de la redistribution de la richesse et de l’égalisation des chances réside dans la capacité de chaque région à créer de la richesse et, grâce à de nouveaux segments de consommation de produits de base, à maintenir cette capacité d’agir et à conserver cette richesse dans des programmes de production et de consommation bio équilibrés.

Le régionalisme est donc essentiellement une économie non pas de pénurie mais d’abondance, afin que toute la population puisse avoir accès à une nourriture, des vêtements, un logement, des outils, des possibilités d’emplois adéquats.[14]

Voilà l’espérance que le biorégionalisme apporte à l’humanité. Nous avons déjà pu le dire mais il est nécessaire d’appuyer à nouveau sur ce point : le biorégionalisme est le modèle rationnel qui entend donner à chacun la capacité de satisfaire l’ensemble de ces besoins tout en préservant l’environnement. En somme, il s’agit du modèle qui permet de réaliser la révolution collective dont l’humanité a besoin pour survivre. 

Il s’agit d’une révolution joyeuse et saine, une révolution où les individus retrouvent le contrôle de leurs vies, comprennent le milieu humain et écologique dans lequel il se situe. Chaque désir immatériel y est magnifié, chaque besoin matériel y est assuré selon le potentiel propre à chaque environnement régional. L’abondance, au sens utile et nécessaire du terme, y est la norme puisque les richesses que nous offrent la nature y sont équitablement partagées entre tous les individus. Bien-sûr, toutes et tous pourront mener leurs vies comme ils le souhaitent, permettant ainsi l’émergence d’une diversité d’existence tout autant – si ce n’est plus – importante qu’aujourd’hui. Simplement, l’équilibre humain et écologique y est désormais présenté comme la primauté absolue, l’objectif qui sous-tend tous les autres.

Promouvant la maximisation du bonheur collectif, l’idéal biorégional propose de remettre de la modération dans nos vies. Pour cela, le biorégionalisme veut en finir avec certains des nouveaux besoins – pour beaucoup futiles – du capitalisme mondialisé. Placé l’individu dans un environnement limité, dont les potentialités sont exploitées sans jamais être menacé, voici l’horizon vertueux et heureux que le biorégionalisme propose. 

Toutefois, pour que cette utopie puisse advenir, il est nécessaire de l’organiser. Aussi, au-delà des concepts théoriques amenant le biorégionalisme à placer la nature au centre des existences humaines, l’idéal biorégional propose aussi une nouvelle organisation de la société. C’est cette forme spécifique d’organisation et de régulation politique de la société que nous allons maintenant aborder.

Promouvoir une organisation territoriale et équilibrée de la société

Les utopies cessent d’être utopiques quand elles deviennent plausibles. Pour cela, ces dernières doivent prévoir leurs futures formes d’organisation. Le biorégionalisme ne déroge pas à la règle et propose donc une forme d’organisation de la société en accord avec ses principes. 

Pour éviter toutes méprises, Sale énonce très clairement lesdits grands thèmes du biorégionalisme. En lien avec ce que nous avons pu dire précédemment, il rappelle que le biorégionalisme implique de Connaître la terre sur laquelle nous vivons et ses ressources, d’Apprendre des traditions, de Développer le potentiel de son environnement proche et de Libérer le soi. Sans s’attarder sur ces notions, il faut toutefois préciser que la notion de Libérer le soi doit être entendu au sens de réappropriation du pouvoir d’agir sur nos vies. 

L’idée d’Apprendre des traditions énonce quant à elle que l’humanité doit renouer avec les savoirs, connaissances et croyances qui ont guidé l’humanité avant la révolution industrielle. Nous l’avons vu, cela doit nous conduire à retrouver une existence plus directement liée à la nature, plus respectueuse de l’environnement et plus durable car plus « simple ». Au-delà de ces logiques ancestrales, l’idée de tradition est aussi liée à la notion de régionalisme, c’est-à-dire à l’existence d’une histoire, de savoirs et/ou d’une communauté humaine liée à une zone géographique et topographique déterminée. 

Cette notion de traditions désigne ici tout autant la cohérence écologique qu’humaine d’un territoire donné. Ainsi, avec ces grands thèmes, Sale nous rappelle que le biorégionalisme fonctionne sur deux jambes. D’un côté, celle liée à la cohérence écosystémique de l’environnement dans lequel se situe la biorégion. De l’autre, celle liée à la cohérence culturelle, humaine et historique de l’espace géographique dans lequel la biorégion et les individus qui la composent se placent. Le biorégionalisme n’est donc pas uniquement un projet reconnectant les individus à leur environnement mais aussi un projet qui les reconnectent avec la culture, l’histoire de ce même espace écosystémique. D’où la notion de bio et de régionalisme dans le biorégionalisme.

Une fois ces éléments pris en considération, le biorégionalisme est en mesure de proposer une vision novatrice de notre organisation territoriale. Bien qu’aucune définition figée de l’organisation spatiale du biorégionalisme ne soit proposée par Sale, ce dernier explique toutefois que l’expression géographique et administrative du biorégionalisme se subdivise généralement de la manière suivante :

D’abord, il y a l’écorégion. Cette première échelle du biorégionalisme – en l’occurrence la plus large – émerge selon la concomitance d’un faisceau de caractéristiques naturelles lié à un espace géographique. Prenant avant tout en considération les homogénéités topographiques et écosystémiques de chaque région, les écorégions se placent en général sur des espaces grands de plusieurs dizaine voire centaines de milliers de kilomètres carrés.

Ensuite, les écorégions se subdivisent en plusieurs géo-régions. Faisant généralement une dizaine de milliers de kilomètres carrés, cette seconde échelle du biorégionalisme est caractérisée par des « spécificités physiographiques claires telles que des bassins versants, des vallées, des chaînes de montagnes ainsi que quelques caractéristiques florales et faunesques»[15]. Sous de nombreux aspects, les géo-régions sont ainsi l’échelle qui se calent le plus sur les logiques écosystémiques propres à chaque espace naturel. La cohérence environnementale du lieu prime ici et vient définir les frontières administratives de la géo-région concernée.

Enfin, ces géo-régions se subdivisent en morpho-régions. Représentant la plus petite échelle du modèle biorégional et n’existant pas forcément au sein de chaque géo-région – certaines géo-régions pouvant exister sans forcément avoir une subdivision en morpho-régions –, les morpho-régions sont énoncées comme « de plus petit territoire de quelques milliers de km² que l’on peut identifier grâce aux formes de vie qu’on y trouve – villes et villages, mines et usines, champs et fermes – ainsi qu’aux formes du territoire qui en premier lieux permettent à ces formes particulières de voir le jour »[16]

En somme, les morpho-régions sont donc l’échelle organisant les sociétés humaines en fonction de l’histoire, de la culture et des traditions propres aux groupes d’individus qui la composent. La morpho-région est ainsi l’émanation de la perspective culturelle et historique que souhaite porter le projet biorégional, celle qui permet de prendre en considération le lien immatériel et traditionnel qui unit des individus entre eux sur un même territoire.

Trois échelles distinctes qui elles-mêmes pourraient prendre place dans un cadre étatique et fédéral plus élargi… Tout ceci a de quoi nous rappeler notre actuelle subdivision entre région, département et intercommunalité ! Ainsi, outre l’intérêt théorique émanant de cette division géographique du monde, cette dernière dispose déjà d’un cadre administratif similaire, ce qui doit permettre une acceptation facilitée de l’organisation géographique biorégionale. 

Cette existence préalable ne justifie cependant en rien le modèle ici présenté. En effet, comme nous avons pu le dire, la puissance de cette nouvelle manière d’organiser l’activité sur un territoire n’est en rien dictée par nos actuelles logiques administratives et économiques. Loin de nos logiques capitalistes et mondialisés, l’organisation géographique biorégionale se fonde sur la réalité écologique, historique et culturelle de nos existences pour replacer l’humain au centre du monde qui l’entoure. 

L’idée n’est plus de réfléchir en fonction de principes économiques/géopolitiques ou de veiller à ce que chaque part de la Nation joue son rôle. L’idée est ici de remettre l’humain dans son environnement naturel, c’est-à-dire celui dans lequel il évolue et qui s’impose à lui via diverses dynamiques écologiques et culturelles. C’est parce que le biorégionalisme entend rompre avec la démesure technique qu’il propose une organisation spatiale faite pour que nous nous positionnons dans un espace limité et que nous reprenions le contrôle sur nos propres actions. Cette aspiration à la mesure s’exprime dans l’ensemble de l’idéal politique et organisationnel du biorégionalisme. Ainsi, on lit dans l’Art d’Habiter la Terre que :

Un régime politique biorégional doit chercher à atteindre la diffusion du pouvoir et la décentralisation des institutions. Il doit prendre garde à ce que les actions ne soient pas effectuées à un niveau supérieur à celui nécessaire et à ce que toute autorité s’écoule progressivement de la plus petite unité politique vers la plus grande. Par conséquent, le premier lieu des prises de décisions, de contrôle politique et économique devrait être la communauté (…). C’est dans un tel lieu – où les gens se connaissent entre eux et connaissent l’essentiel de l’environnement qu’ils partagent, où, au minimum, les informations les plus basiques relatives à la résolution de problème sont connues ou facilement disponibles – que la gouvernance devrait prendre racine. Les décisions prises à cette échelle, aussi innombrables qu’elles puissent être, ont de bonnes chances d’être justes et effectués avec compétence.[17]

Diffuser le pouvoir autant que possible, voici une perspective bien différente de notre monarchie présidentielle ! Défenseur de la force collective plutôt que de l’hubris individuel, le biorégionalisme entend implanter le pouvoir au plus proche des individus. L’idéal biorégional se fixe ici un objectif clair : veiller « à ce que les actions ne soient pas effectuées à un niveau supérieur à celui nécessaire et à ce que toute autorité s’écoule progressivement de la plus petite unité politique vers la plus grande »[18]

C’est en partant de ce principe que Sale pense que la communauté est l’échelle humaine la plus adaptée pour la prise de décision. Ainsi, il défend, autant que faire se peut, la nécessité que les décisions soient prises à cette échelle. Cette volonté de faire de la communauté l’échelle préférentielle d’exercice du pouvoir rejoint par ailleurs l’aspiration écologique du biorégionalisme. 

En effet, dans chaque communauté biotique, ce sont les êtres vivants eux-mêmes qui, par leur action locale, déclenchent les logiques écosystémiques qui impactent l’ensemble du vivant. Comme dans la nature, le biorégionalisme souhaite donc que l’être humain agissent selon les dynamiques œuvrant autour de lui. La centralisation du pouvoir à des millions de kilomètres des lieux de vie des individus ne peut être compatible avec l’aspiration biorégionaliste. Pour remettre les individus face à la matérialité de leurs vies, il est indispensable que le modèle politique biorégionaliste rompe avec cette logique. Surtout, ce changement de paradigme porte en lui – comme de nombreux autres éléments s’inspirant des dynamiques écologiques – de nombreuses germes pour un exercice plus vertueux du pouvoir. Sale explique :

Ce type de gouvernance promeut la liberté en diminuant les risques d’actions gouvernementales arbitraires et en proposant davantage d’accessibilité aux citoyens, davantage de points de pression aux minorités concernées. Il améliore l’égalité en assurant plus de participation aux individus et en évitant de concentrer la grande partie du pouvoir dans quelques organismes et bureaux lointains. Il augmente l’efficacité en permettant au gouvernement d’être plus sensible et plus flexible, de reconnaître de nouvelles conditions et de s’y ajuster, ainsi que de répondre plus facilement aux nouvelles demandes des populations qu’il sert. Il assure prospérité parce qu’à une petite échelle, il est en mesure de quantifier les besoins de la population et d’y répondre le plus rapidement possible à bas prix et de la manière la plus pertinente qui soit.[19]

Une fois de plus, les mots manquent pour compléter ceux de Sale. Voici une utopie réaliste tant elle rejoint les logiques politiques qui ont organisé nos sociétés avant l’émergence des Etats-nations. Replacer le pouvoir à une échelle locale est le choix rationnel par excellence pour toute communauté humaine souhaitant prendre ses distances avec le tout technique. Seul une échelle locale permet de renouer avec une bonne compréhension des dynamiques afférentes à nos existences, permet d’agir véritablement sur nos vies. L’idée de relier nos existences au monde qui nous entoure explique également l’idée que « le biorégionalisme n’envisage pas non plus une prise de pouvoir du gouvernement national ou une vaste réorganisation de l’appareil national (…). Non, son esprit est local et il considère que les questions d’envergure nationale sont, du moins pour l’heure, totalement impertinentes. »[20]

Relier les individus entre eux autour de leurs environnements de vies afin qu’ils puissent collectivement retrouver leurs capacités d’agir, voici donc la vision politique du biorégionalisme. Réaliste et cohérente, cette vision politique nécessite toutefois une évolution importante de nos mentalités. 

En effet, formatés par plusieurs siècles d’hégémonie capitaliste, nous avons progressivement intégré l’idée que nos existences se résument à une compétition acharnée entre les individus d’où sort vainqueur le plus brillant ou méritant d’entre nous. Or, s’il se développe dans un cadre individualiste et compétitif, il est certain que l’idéal biorégionaliste n’a aucune chance d’advenir. Aussi, l’un des grands enjeux du biorégionalisme est de faire comprendre aux individus l’intérêt collectif et individuel qu’ils ont à s’entraider, agir ensemble. La concurrence absolue doit laisser place à la pleine coopération de toutes et tous. Comme on peut le lire dans l’Art d’Habiter la Terre :

La tâche, après tout, consiste à construire le pouvoir par le bas et non à l’enlever du sommet ; il s’agit de libérer les énergies, celles longtemps cachées et systématiquement émoussées, celles qui proviennent des gens, de là où ils vivent réellement et des problèmes auxquels ils sont régulièrement confrontés.[21]

 Pour que les énergies enfouies en nous s’expriment enfin, nous devons collectivement permettre à ce que chacune d’elles disposent d’un espace pour advenir. C’est en coopérant et s’entraidant ainsi que nous permettons à chacun et chacune de s’exprimer pleinement. Vouloir battre ou rabaisser l’autre pour s’élever n’aide point à nous sauver de la catastrophe climatique. Remplacer l’idéal concurrentiel par celui coopératif, voici donc l’horizon que nous aborderons dans la prochaine et dernière note de lecture.

 

Référence

[1] Partie 2 – Chapitre 4 – p.77

[2] Partie 2 – Chapitre 5 – p.90

[3] En effet, selon les vus et conceptions que l’on donne à la biorégion, cette dernière peut être vu comme une région s’inscrivant dans une organisation « étatique » plus large qui fédèrent plusieurs biorégions entre elles ou bien comme l’échelle même sur laquelle se fonde une « organisation » étatique elle-même.

[4] Partie 2 – Chapitre 6 – pp.106-107

[5] Partie 2 – Chapitre 6 – p.109

[6] Page 106, Sale définit la seconde loi de l’écodynamique comme le principe selon lesquels « les systèmes naturels tendent à la stabilité, pas de faon entropique ou désordonnée, mais vers un climax ». Usant d’une citation du fondateur des lois écodynamique – créés pour confronter de nouveaux principes scientifiques aux lois thermodynamiques -, le britannique Edward Goldsmith, Sale précise ensuite que : « Toute croissance par-delà le climax ne peut-être considérée comme bénéfique en termes écologiques dès lors qu’elle ne peut être atteinte que par une violation des lois de base de la biosphère – qui ne peut que mener à une désintégration de la biosphère, à savoir un éloignement de l’organisation optimum (…). Le climax doit correspondre à un équilibre écologique. »

[7] Partie 2 – Chapitre 6 – p.121

[8] Ibid

[9] Partie 2 – Chapitre 6 – p.122

[10] Partie 2 – Chapitre 6 – p.124

[11] Ibid

[12] Partie 2 – Chapitre 8 – p.167

[13] Howard Odum, Harry Estill Moore, American Regionalism, Holt, 1938, pp.10-11

[14] Partie 3 – Chapitre 9 – p.195

[15] Partie 2 – Chapitre 5 – p.92

[16] Partie 2 – Chapitre 5 – p.93

[17] Partie 2 – Chapitre 7 – p.137

[18] Partie 2 – Chapitre 7 – p.137

[19] Partie 2 – Chapitre 7 – p.139

[20] Partie 3 – Chapitre 11 – p.222

[21] Partie 3 – Chapitre 11 – pp.222-223

Pas très clair ce passage.

 

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L’étrange victoire de l’extrême-droite contre la politique

L’étrange victoire de l’extrême-droite contre la politique

Michaël Foessel et Étienne Ollion signent avec leur ouvrage Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique une réflexion percutante sur la montée en puissance de l’extrême droite en France. Leur propos prend à contre-pied une idée largement admise, notamment à gauche : le succès du Rassemblement national (RN) ne résulte pas d’une « bataille culturelle » victorieuse.

Michaël Foessel et Étienne Ollion signent avec leur ouvrage Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique une réflexion percutante sur la montée en puissance de l’extrême droite en France. Leur propos prend à contre-pied une idée largement admise, notamment à gauche : le succès du Rassemblement national (RN) ne résulte pas d’une « bataille culturelle » victorieuse.

Sur quel thème, immigration exceptée, peut-on prétendre que le RN a gagné la bataille des idées ? Comme le démontre Vincent Tiberj dans La droitisation française, mythe et réalités, il n’y a pas de droitisation des électeurs ou des Français. C’est donc autre part qu’il faut rechercher les facteurs de la réussite électorale du RN.

La gauche pense souvent les succès électoraux du RN à la lumière de la nouvelle droite d’Alain de Benoist qui, dans les années 1970, entendait utiliser Gramsci pour conquérir l’hégémonie culturelle à la gauche (avec la revue Éléments et le GRECE, Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne). Cette nouvelle droite faisait le constat d’une « supériorité » intellectuelle de la gauche, du moins d’une domination dans les milieux universitaires, à laquelle la droite devait s’oppose à travers une métapolitique – c’est-à-dire, produire une doctrine capable de dicter « le juste, le bien et le beau » fondée sur de solides argumentations intellectuelles.

Mais pour Michaël Foessel et Étienne Ollion, si l’on souhaite comprendre le succès du RN, ce n’est pas tant du côté de la métapolitique qu’il faut chercher que vers celui de l’infrapolitique. Là réside l’étrangeté de sa victoire : ce n’est pas par une doctrine robuste qu’elle convainc, mais en évitant soigneusement d’en proposer une.

Cette façon de faire est du reste facilitée par une crise profonde de la politique elle-même. Les grands repères qui structuraient autrefois l’espace public – les clivages idéologiques nets entre gauche et droite, un langage commun pour débattre, des cadres d’action partagés – se sont érodés. Ce brouillage général profite à l’extrême droite, qui capitalise sur l’effacement des oppositions classiques. S’il n’y a plus de gauche et de droite, alors il n’y a pas non plus d’extrême-droite. Aujourd’hui, le centre triangule sur son extrême droite (« programme immigrationniste » du NFP, ensauvagement, réarmement démographique, loi immigration, vote de la préférence nationale dans la CMP, etc), la gauche n’est plus sûre de son républicanisme (ou à tout le moins c’est ce qui transparaît dans le discours médiatique, en témoigne la diabolisation de LFI depuis le 7 octobre 2023) et l’extrême droite se dédiabolise (vote constitutionnalisation IVG, en se présentant comme défenseur des Juifs de France, etc). Cela n’aide pas à jouer le « scandale » lorsque le RN est en passe de gagner des élections.

Un autre facteur clé identifié par les auteurs est la transformation du journalisme politique. Autrefois attentif aux idées et aux projets, celui-ci s’est mué en une arène où dominent les analyses stratégiques et les récits de coulisses. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2022, plus de 60 % des articles politiques du Monde comportaient des citations anonymes, off the record, contre seulement 15 % en 1970. La récente candidature d’Emmanuel Grégoire pour la mairie de Paris en 2026, quelques jours après l’adoubement d’Anne Hidalgo envers Rémi Féraud, laisse déjà voir les journalistes politiques saliver, alors qu’on peut légitimement supposer et craindre que de programme, il ne sera pas question. Cette obsession pour les tactiques et les rivalités personnelles relègue au second plan les idées. Résultat : les électeurs ne sont plus confrontés aux propositions concrètes des candidats, ce qui favorise un parti comme le RN, capable de s’imposer par des slogans simplistes et des idées vagues sans que des journalistes n’interrogent Marine Le Pen ou Jordan Bardella sur l’application concrète de leur programme. Pourtant, des contre-exemples existent, comme ces journalistes de France Bleu lors des législatives de 2024 qui ont confronté les candidats RN à leurs programmes, de sorte que ces derniers sont apparus pour ce qu’ils sont : des incompétents doublés de fieffés réactionnaires.

Ce travail médiatique insuffisant est complété par une stratégie rhétorique redoutable du RN, qui valorise le « bon sens populaire » contre les prétendues arguties des intellectuels de gauche. Cette posture anti-élitiste est un puissant levier électoral : elle résonne auprès de ceux qui se sentent exclus des débats complexes et théoriques. Ici, pas besoin de doctrine métapolitique ambitieuse, comme celle développée par Alain de Benoist dans les années 1970. Le RN adopte une stratégie d’opposition systématique : contre le « wokisme », contre « l’écologisme punitif », contre le « néoféminisme ». Chaque fois, il s’agit de s’appuyer sur des exemples isolés et exagérés – ces fameuses « paniques morales » – pour décrédibiliser l’ensemble de la gauche. Ainsi, une anecdote extrême devient l’emblème supposé d’un mouvement entier.

Cette posture s’accompagne d’un polissage stratégique des discours et des idées. Finies les provocations : plus de sortie de l’UE ou de l’euro, plus de racisme biologique ouvert, et une Marine Le Pen qui évite soigneusement les phrases choc. Le RN d’aujourd’hui, aseptisé, joue la carte de la normalisation. Cette prudence, combinée à une rhétorique de rejet, suffit à capter une frange de l’électorat en quête de repères simples et de solutions rapides et, il faut le dire, déçu des trahisons successives de la gauche.

Avec Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique, Foessel et Ollion ne se contentent pas de diagnostiquer la montée de l’extrême droite ; ils révèlent l’ampleur de la crise politique qui la rend possible. Ce n’est pas une victoire des idées, mais une victoire contre la politique elle-même, contre sa capacité à organiser des débats éclairés et à produire des alternatives ambitieuses. Une victoire étrange, mais redoutablement inquiétante pour l’avenir de notre démocratie.

 

Crédits photo

Le président du Rassemblement national Jordan Bardella, et la présidente du groupe parlementaire du RN, Marine Le Pen, remercient leurs partisans à la fin d’un meeting à Nice, le 6 octobre 2024.
© Laurent Coust/ABACAPRESS.COM

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