A Marseille, Videodrome 2 un festival permanent

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Ma première interaction avec le cinéma marseillais Videodrome 2 s’est faite sur le comptoir d’un bar. Car voilà, si le lieu abrite évidemment un cinéma, on y accède d’abord par une petite buvette et, chose étrange dans un monde désormais régi par Netflix et consorts, on y trouve même un vidéo-club ! Un des derniers de France en l’occurrence…[1] Il ne m’en fallait pas plus pour m’enticher du lieu. Discrètement installé sur le Cours Julien, en plein cœur de la cité phocéenne, le Videodrome 2 est d’une espèce de cinéma qui se fait rare. Bien plus qu’une simple salle de projection, il est en réalité le domicile d’un projet culturel remarquable, pratiquant l’hospitalité comme philosophie. C’est avec cet esprit que j’ai été accueilli par Claire et Charlie dans leur charmante et conviviale salle obscure. La première est cofondatrice du projet, la seconde chargée de la coordination générale de la programmation. Pour Le Temps des Ruptures, elles ont bien voulu répondre à nos questions. 

Le Temps des Ruptures : Corrigez-moi si je me trompe, le Videodrome 2 est né d’une idée, d’une envie première, celle « d’ouvrir une salle où l’on montrera les films qu’on veut voir ». Cela pourrait surprendre mais, de fait, cette position initiale vous a d’emblée placé en marge de l’exploitation cinématographique conventionnelle, et plus précisément dans le champ de la diffusion non-commerciale. Un choix atypique et audacieux qui fait du Videodrome 2 un cinéma franchement pas comme les autres ! Non ?  

Charlie : L’histoire, telle que je l’ai apprise, c’est qu’il y a dix ans, le projet s’est fondé au regard d’un double manque dans le paysage cinématographique marseillais : à la fois de propositions et de lieux de projection (Marseille était alors une des villes en France avec le moins de sièges par habitant pour les salles de cinéma). Il y avait en effet ce besoin de créer un lieu qui puisse modestement répondre à ces ambitions. 

A mon sens, la meilleure façon de décrire le Videodrome 2 dans sa pratique quotidienne aujourd’hui, c’est de parler d’un festival permanent ; avec une et jusqu’à quatre séances par jour, chacune d’entre elle pensée comme un ciné-club (présentation-projection-discussion), le lieu est vivant à la fois des personnes qui le traversent et des images qu’on y découvre : patrimoine du cinéma redécouvert, art vidéo, films expérimentaux, courts métrages autoproduits ou documentaires visibles seulement en festival. Les projections sont d’ailleurs parfois accompagnées de gestes artistiques – des lectures, des performances. D’autres fois, des sélections de livres sont préparées par des librairies partenaires et installées dans le bar. Le lieu se fait aussi hôte d’ateliers, à destination ou non du jeune public, de montage, de bruitage, de programmation… Tout cela, à l’initiative de l’équipe mais aussi d’un collectif élargi du lieu : les ami·es, les ancien·nes de l’équipe, les voisin·es, les associations locales, les festivals, les chercheur·euses et curateur·ices, les cinéastes ! La programmation composite du Videodrome 2, combinée à la pratique du prix libre, permet l’accès à une vraie curiosité du regard. 

 

 

Claire : En effet, nous étions plusieurs à l’origine du projet à rêver un espace de cinéma qui accueillerait les films que nous souhaitions nous-mêmes découvrir. Un égoïste désir cinéphile. L’audace de repenser l’hétérotopie que la salle peut offrir. Le lieu d’une pratique de la mise en commun. Ce, en nous échappant de la logique de l’actualité cinématographique, de cet éternel présent qui fige tout retour dans un rapport de consommation refusé. Cette relation cinéphile nous semblait lovée dans l’idée de cinéclub, à même d’activer une relation vivante et historique au cinéma à travers, par exemple, la question patrimoniale. Le cinéma expérimental est aussi une frange de la production cinématographique qui trouve portes closes hors propositions festivalières. Si de belles propositions de diffusion existaient, aucun lieu marseillais ne se destinait à se faire l’écrin de ces propositions dans une démarche régulière, autre qu’événementielle. Enfin, à cette époque, Marseille était singulièrement peu dotée en cinémas d’exploitation, jouissait d’un marché immobilier accessible, ce qui nous a laissé la place pour imaginer cette aventure et la concrétiser dans une ville par ailleurs porteuse de dynamiques associatives riches et multiples, impliquant parfois à son corps défendant le “do it yourself” et l’autogestion. Avec le soutien d’origine de la Ville, en action dès le début, et les lignes budgétaires ESS (Économie Sociale et Solidaire) qui existaient à l’époque à la Région Sud, des allocations chômage suffisantes pour assumer une période bénévole de lancement pour certain.es, les conditions étaient réunies. 

Que veut le quartier dans son cinéma ? (et il peut vouloir des auteur.rices internationales !) Le Videodrome 2 a été pensé ainsi : être le miroir des relations au cinéma des personnes et des associations de personnes qui s’y impliquent, en embrassant diverses subjectivités, et donc les divers régimes d’images qu’elles mobilisent. Il a fallu alors, partant de cette envie première, inventer la structure administrative, juridique et économique qui nous permettrait de lui donner forme. La diffusion non commerciale s’est imposée du fait de la diversité des formes que nous serions amené.es à proposer, puisque l’exploitation commerciale amène à de nombreuses contraintes, notamment techniques, programmatiques, économiques donc organisationnelles. Ainsi, nous programmons tout, dans tous les formats, dans la limite des contraintes budgétaires et des ayants droit, sauf l’actualité cinématographique qui nous est strictement interdite.

Des réflexions stratégiques et des questions pragmatiques ont aussi influé sur la forme du projet. Nous ne pouvions espérer avec un mono écran et 49 places pouvoir proposer plus de 8 à 9 projections hebdomadaires. Avec le coût qu’elles impliquent.  Il nous fallait aussi respecter le régime juridique de la diffusion non commerciale. L’idée d’une profusion d’actes de programmation impliquait de multiplier les films et les partenaires et donc de partir sur le one shot. Ce, également avec la lucidité de pouvoir mobiliser les publics sur une projection unique ne faisant pas l’objet d’une communication puissante tout en multipliant les canaux de communication via les partenaires. Ce qui en effet a donné la forme d’un “festival permanent” avec une programmation cinématographique différente chaque soir où la question du public comme on l’appelle, s’est posée dans une relation de confiance construite dans le temps et la durée. 

Après 10 années d’existence, nous constatons un lieu dont l’identité est très forte mais qui paradoxalement se fonde sur la pluralité et l’hétérogénéité, à tout point de vue. Une cohabitation de multiples cinéclubs en quelque sorte. Une seule règle : que la personne ou le regroupement de personnes qui programme présente le film (la discussion après séance pouvant rebuter certain.es.) et puisse affirmer ses choix.

 

LTR : Lors de notre échange, vous avez qualifié à plusieurs reprises votre activité de « projet de programmation ». Qu’entendez-vous par là ? On sait qu’au cinéma, le programmateur ou la programmatrice est celui ou celle qui, en deux mots, choisit les films projetés dans l’établissement. Or chez vous – et en harmonie avec votre tradition d’hospitalité – « tout le monde peut programmer », selon votre chouette formule. Pourquoi cette vision et comment la mettez-vous en œuvre ?  

Charlie : Claire pourra le raconter mieux que moi, mais Videodrome 2 à la fondation du projet c’est d’abord une idée collective de ce qu’est le cinéma. À mi-chemin entre l’esprit du cinéclub dont je parlais plus haut, et les principes de l’éducation populaire, une des valeurs centrales du projet c’est l’idée de la programmation amateure (au sens de non-professionnelle) : l’acte de proposer des films, de les éditorialiser, de les présenter en salle, est réalisé presque uniquement par des personnes dont « programmateur » n’est pas le métier. 

C’est pourquoi il s’agit toujours d’abord d’une rencontre entre le lieu et une personne : parfois c’est un·e spectateur·ice qui, secrètement fan de western et inspiré·e par une présentation en salle, voudrait se lancer « devant l’écran » ; parfois c’est un·e client·e au bar qui nous dit « au fait, est-ce que ce serait pas super de montrer des films autours d’imaginaires afrofuturistes ? ». Dans ce cas, cette « vision » s’incarne alors dans les cartes blanches (rétrospectives, thématiques…) qui constituent l’ADN de notre programmation, et que nous faisons le choix d’accompagner professionnellement sur la partie technique (recherche des copies, négociation des droits, communication…). Par ailleurs, cela prend aussi forme dans l’accueil de et le travail avec plus d’une soixantaine de partenaires, à Marseille et plus loin (Image de Ville, Mémoire des Sexualités, Peuple et culture, Documentaire sur grand écran…) avec qui nous faisons des séances à l’année.

Même s’il nous tient à cœur que des pépites cinématographiques classées trop confidentielles puissent être vues (un même film a rarement l’occasion d’être montré plusieurs fois dans notre salle), ce que je trouve intéressant, ce n’est pas tant la projection d’un film en particulier, mais bien la construction d’un ensemble par une voix subjective, à destination d’une communauté de regard. Nous sommes hôtes de ces programmations, qui amènent à rencontrer les films différemment ; le lien qui se crée en salle avec le public est toujours particulier en fonction de la (des) personne(s) qui programme(nt). 

 

 

Claire : Tout ce qu’énonce Charlie est très juste. Je reviens donc sur la fondation pour comprendre la structuration (en termes de gestion, en termes politiques). Nous étions plusieurs à avoir envie de proposer des films aux autres. Partant de ce constat, il était strictement impossible d’imaginer que la programmation soit éditorialisée à partir du désir d’une ou deux personnes. Ce constat a rencontré des réflexions politiques plus larges sur la programmation, sur la place du ou de la programmateur.ice (ou de la curateur.ice) dans notre société, de la construction de nos espaces culturels légitimes. L’Histoire des cinéclubs est aussi une Histoire de l’éducation populaire. Ces Histoires nous ont nourri.es tout comme d’autres lieux en Europe nous ont inspiré.es. Un critique et penseur comme Serge Daney m’a personnellement énormément nourrie. Pour lui, l’essence du cinéma se trouve peut-être du côté de l’acte de montrer, plus que dans les images : « si je vous montre quelque chose, vous me dites quelque chose ». Le cinéma est un moment de l’Histoire qui a proposé une écologie de la question-réponse, « d’une balle envoyée comme au tennis et d’un receveur ayant l’occasion de relancer ». « Le cinéma c’est l’art d’inventer des objets transitionnels et d’inventer des distances » (Itinéraire d’un ciné-fils).

Nous partagions profondément cette relation à l’espace de la salle et au cinéma. Ce faisant, nous avions à déconstruire de nombreux points : l’amateurisme face au professionnalisme tout en ne cédant rien à l’exigence, dé-coïncider les notions de qualité et de professionnalité, déconcentrer l’instance de programmation, réfléchir le partage de l’acte de programmation en dehors même du lieu, réfléchir la question de la légitimité (ou non) construite des différents régimes de l’image en mouvement, réfléchir la relation dialectique entre le spectateur.rice et le film par le fait même qu’il puisse à son tour être dans une possibilité souveraine de programmer. La démarche expérimentale a été aussi principiellement essentielle. Nous nous expérimentions comme nous construisions un espace pour expérimenter, à la fois dans notre façon de montrer des films et dans notre façon de nous organiser. 

Il est apparu fondamental que tout un chacun puisse formuler le souhait de programmer. Les voies de formulation sont multiples comme énoncées par Charlie. Elles ont évolué avec le temps. Boîte mail contact, espace bar, contiguïté spatiale ou affective. Bien sûr, tout le monde ne programme pas. Tout le monde n’a pas envie de programmer. Et s’autoriser (au sens de se rendre auteur, même racine latine) à programmer repose en permanence la question d’une conquête d’une forme de liberté. Nous aurons toujours à la réfléchir. Qui vient dans ce lieu, par quel biais ? Comment animer cette hétérogénéité qui pour moi est le substrat politique ? Comment échapper à la reproduction du même (mêmes goûts, mêmes espaces socioculturels, mêmes langages…). 

Les méthodes sont toujours à revoir, réinventer, déplacer. C’est l’idée contenue dans le terme laboratoire. Et notre projet, tout en souhaitant rendre vivante et existentielle la relation aux films, se situe du côté d’une réflexion du public. Éducation Populaire, équipement de proximité, cinéma de quartier, cinémathèque et ciné-club en ont été les maîtres mots. 

 

 

LTR : Au Videodrome 2 on diffuse de tout et parfois des films inclassables, le prix du billet y est libre (!) et on peut, en plus, soi-même proposer une programmation. C’est dire si c’est un lieu ouvert ! Cette ouverture, cette hospitalité encore une fois, c’est me semble-t-il votre ADN. Et vous accueillez tour à tour festivals, associations, universités et nombre d’autres structures qui savent trouver dans votre établissement un espace d’une grande liberté. Fières d’être un « laboratoire », vous pensez que les politiques publiques culturelles devraient être plus attentives à vos réussites pour concevoir leurs modèles. A quels endroits pensez-vous pouvoir combler un vide ?

Charlie : Depuis le début du projet, le Videodrome 2 a fait l’objet d’une attention et d’un soutien grandissant de la part des institutions et des collectivités territoriales, notamment de la part de la Ville de Marseille, sur qui nous pouvons compter sur une aide en fonctionnement. Bien sûr, nous cherchons toujours aujourd’hui, à mettre en lumière le travail qui est accompli au Videodrome 2 quotidiennement auprès d’un maximum d’acteurs. La difficulté est qu’à l’heure actuelle, le modèle associatif est de plus en plus soumis à un financement par projet (des budgets soumis pour des actions spécifiques, ne recouvrant pas l’entièreté de l’activité de la structure). Des aides comme celle de la Ville sont donc d’autant plus précieuses qu’elles se raréfient ; c’est le cas pour nous, mais également pour les partenaires avec qui nous travaillons, dont les économies se retrouvent fragilisées. Ce soutien permet donc de ne pas faire reposer nos revenus sur nos partenaires, et de pouvoir adapter nos besoins respectifs afin de pouvoir accueillir le plus de projets possible. C’est sans doute à cet endroit que notre hospitalité devient un levier ; cela crée une vraie dynamique de mise en réseau entre différents acteurs des champs culturels et associatifs locaux, de façon organique autour des envies qui leurs sont propres, et non imposées par le cadre d’un appel à projet. 

 

 

Claire : La nature a horreur du vide dit-on. Je ne sais pas si nous comblons un vide. Nous pouvons disparaître et nous serions dans certaines thèses, on parlerait peut-être de nous avec nostalgie ! Nous sommes un espace investi, dans tous les sens du terme. La question est plutôt comment nous interrogeons ce qui se fait et ce qui est considéré comme légitime, efficace, naturel. Comment est perçu le rôle de la culture ? Quels construits fondent notre idée d’un lieu culturel de qualité ? Nous entendons beaucoup parler d’éducation populaire à un moment de crise de notre modèle culturel, crise qui est le résultat de nombreux paramètres. L’échec de « la démocratie culturelle » est souvent pointé du doigt. D’une certaine façon, nos réussites indiquent peut-être certaines vertus de ce que nous défendons. Il y a une réussite précieuse en effet dans ce que nous fabriquons ensemble : créer du commun dans la pluralité en inversant la relation à l’autorité programmatique, en étant un outil pour d’autres. C’est un processus long. Nous tentons de combiner le luxe de cette ligne (qui a un coût et qui est tenue en partie grâce à l’engagement et la conviction des salarié.es) avec les contraintes économiques grandissantes. Notamment celles citées par Charlie. Nous sommes loin d’être les seules victimes du passage du financement en fonctionnement au financement par projet, qui étouffe littéralement tout un secteur associatif socioculturel (vous pouvez lire les travaux de Viviane Tchernonog ou le rapport 2023 Financement et fonctionnement du monde associatif : la marchandisation et ses conséquences) et donc tous les possibles en termes d’innovation sociales, économiques… 

Nous sommes très reconnaissant.es, et ce depuis le début, de la confiance témoignée par la Ville de Marseille, et par d’autres agents des collectivités territoriales que sont la Région PACA et le Département des Bouches-du-Rhône. Et nous ne remettons pas en question la nécessité, à l’heure où les collectivités sont elles-mêmes soumises à des tensions budgétaires massives, de répondre de notre activité, de témoigner d’une maîtrise de nos coûts de fonctionnement dans une relation de confiance avec nos tutelles. Nous avons un enjeu qu’elles comprennent pleinement notre utilité sociale.

Nous souhaitons plutôt interroge   »es p’litiques publiques  du c inéma à l’heure d’une crise des salles de cinéma (moins en termes de fréquentation que sur le spectre des œuvres proposées, la durée d’exploitation des films dits fragiles), des signes de perturbation du modèle français du cinéma. Ici, nous avons quelque chose à dire et à transmettre, avoir voix au chapitre peut-être, aux côtés d’autres projets que sont l’Aquarium à Lyon ou encore l’Univers à Lille. Voire des projets comme le Cosmos à Strasbourg qui essaie un autre type de gouvernance programmatique.

L’inflation de l’offre cinématographique est allée de pair avec le mouvement général d’augmentation du nombre de films en sortie, et l’explosion quantitative et qualitative des plateformes VOD, que le contexte de la pandémie de la COVID a accentué. Ces constats invitent les exploitants de salle à travailler le lien avec leurs publics et à réfléchir les pratiques spectatorielles et la complémentarité avec les plateformes. Que serait un projet d’expérimentation d’exploitation cinématographique qui articule dans une salle d’exploitation un champ non-commercial travaillé à partir des propositions des spectateurs et spectatrices qui la fréquentent ? Et ce de façon conséquente. Pas une ou deux projections mensuelles. De nombreuses salles tentent certaines formules (ateliers de spectateurs.trices, séance mensuelle cinéclub…). Mais elles reposent souvent sur l’engagement de leurs salarié.es, n’intègrent souvent le projet qu’en périphérie. Elles reproduisent parfois des logiques de cinéclubs élitistes ou tombent en désuétude du fait d’une inefficacité ressentie, d’un épuisement des investissements humains nécessaires, souvent bénévoles. 

Ceci dû peut-être au final à un manque de radicalité des propositions qui n’engagent pas les changements organisationnels (et les investissements financiers) nécessaires, et ce faisant un véritable changement de perspective. Il ne faut pas oublier que les salles d’exploitation art et essai ont construit leurs publics sur L’héritage des cinéclubs. Comment le cinéclub, dont une des raisons d’être a été de permettre la diffusion d’œuvres innovatrices avant que les salles d’art et d’essai n’existent, peut-il être un possible levier d’une politique publique du cinéma et de la salle, (voire de l’action culturelle, pour user du langage du management culturel) et constituer, dans un cadre renouvelé, intégrant pourquoi pas de nouvelles logiques techniques et générationnelles (Twitch par exemple), le ferment permettant de renouveler les conceptions de la diffusion des films et de se trouver encore à l’avant-garde de l’exploitation cinématographique en tant que terrain d’expérimentation ? Ceci ne saurait être qu’une initiative à haut niveau, de type CNC (Centre national du Cinéma et de l’Image animée), dans la mesure où il y aurait la nécessité d’un accompagnement (juridique, administratif, financier…). 

 

 

LTR : Je crois que, pris dans la vie de tous les jours, on ne se rend pas toujours compte de ce que nous devons au monde associatif, des missions ô combien diverses et nombreuses qu’il prend en charge. Dans ce contexte, la question des ressources des associations est cruciale. Comment vous débrouillez-vous financièrement ? Vous évoquiez une précarisation du milieu associatif culturel par la généralisation d’un modèle de financement par projets. Comment pensez-vous pouvoir être mieux soutenues ?  

Charlie : Je vais reprendre le terme que j’employais plus tôt de « festival permanent ». Il me permet de souligner, entre autres, le caractère unique de chaque séance, qui fait événement, et donc le nombre de tâches afférentes : depuis les rendez-vous préliminaires d’organisation, jusqu’à la communication finale, en passant par la recherches de copies (en pellicule 35mm ou 16mm puisque nous sommes encore équipés pour les projeter), la négociation des droits avec chaque distributeur, les devis pour chaque partenaire avec qui nous travaillons, tout l’administratif lié, la partie technique en régie… le tout, sur environ 350 séances par an. Et ce n’est là que la partie liée à l’association en charge du projet de programmation ; il faut aussi prendre en compte l’activité du bar, fonctionnant en SCOP (société coopérative de production), et ouvert six jours sur sept sur l’espace animé du Cours Julien.

 

Lorsqu’on prend la mesure de l’éventail de missions qui recouvrent la vie du lieu, on commence à mieux comprendre pourquoi il nécessite le travail de plus de quinze personnes à l’année (bien que toutes au SMIC, et contrats à temps partiel). On regrette donc, notamment, la réduction des aides à l’emploi telles que les contrats aidés. Par ailleurs, si le bar était originellement conçu comme le poumon économique du projet et la possibilité d’assurer salaires et loyers, ce n’est plus le cas dans la perspective d’un voisinage de plus en plus concurrentiel.

 

 

Claire : Il est difficile de répondre à cette question tant elle touche tout le secteur culturel en son entier face à une ultra-libéralisation générale et massive qu’on présente comme inexorable dans une logique de performance économique (et qui est aussi le fruit d’une longue mutation). Il n’y a qu’à regarder les actions de Sous les écrans la dèche au Festival de Cannes actuellement. Et les politiques publiques de façon générale en font les frais. La soutenabilité est une bonne question en effet. La rapidité de la précarisation de grands pans de notre société (éducation, culture, santé) rend très difficile la mise en place de réponses structurelles et organisationnelles permettant une résilience (par exemple formation à la gestion, à la recherche de financement, à la conduite de projet…ce qui est du temps de travail donc du coût de fonctionnement) tandis que la place pour l’engagement associatif bénévole tend à diminuer. 

Par ailleurs, comme la productivité, l’efficience et l’efficacité ont leurs limites. L’appel à projet est différent du conventionnement de fonctionnement. Le financement par projet n’a pas vocation à prendre en charge les frais de fonctionnement et peut dévoyer le projet initial tout en déstabilisant la projection dans le long terme. Il suffit d’un changement de critères ou d’indicateurs pour sortir un projet d’un accès à une source de financement. Et donc de déstabiliser le projet général sur des associations ayant peu de marges de manœuvre. Les problèmes de calendrier sont récurrents (engager un projet sans avoir la réponse sur le financement) et rendent difficile la projection budgétaire et salariale, les investissements et la cohérence entre les résultats, les moyens annoncés et la réalité des moyens mobilisés. Comment le monde associatif doit-il réagir à la notion de performance de l’action publique quand il en est partie prenante ? En schématisant, la fragilisation du secteur associatif, c’est tout simplement la diminution de la capacité citoyenne à prendre des initiatives. Nous sommes le fruit de cette capacité citoyenne. 

Plus pragmatiquement, nous concernant, il est certain que nous avons des difficultés à intégrer certains réseaux de travail comme ceux que mobilise le volet cinéma du plan « Marseille en Grand ». Nous sommes sans doute trop petits. Ou peut-être nos logiques n’intéressent pas l’Institution. Je ne saurais répondre. Et encore plus pragmatiquement, à deux ans, il faut trouver les ressources qui permettent de poursuivre en l’état ou réduire la voilure, revoir à nouveau la proposition générale ou opérer des ajustements. Pour l’heure, nous sommes dans une économie mixte (sur une structuration administrative et juridique double), faite des bénéfices de la vente de boissons, de subventions, d’adhésions, de prestations et de recettes de billetterie. Le passage au prix libre n’a pas entraîné de perte financière. Au contraire, il a correspondu à une augmentation de la fréquentation et la possibilité pour des personnes, souvent jeunes et précaires, de venir découvrir ce qui était proposé. A noter aussi, que la majeure partie des festivals et des associations partenaires jouent le jeu du prix libre. 

 

LTR : Tout projet est à l’image de ses architectes, parfois moins visibles que celui-ci. Alors c’est à vous, Claire et Charlie, que cette dernière question s’adresse plus personnellement. Si vous le voulez bien, parlez-nous donc de ce que vous faites concrètement au Videodrome 2. Que symbolise-t-il à vos yeux, dans le vaste monde du cinéma ?  

Charlie : Je suis chargée de la coordination générale de la programmation, ce qui signifie que j’ai à charge la gestion générale de la grille calendaire. J’ai donc une vision à six mois et plus sur les grandes lignes de la programmation du lieu. En plus de coordonner un certain nombre de séances à l’année (accompagnement des programmateur·ices sur leurs cartes blanches, accueil des festivals, rendez-vous plus ponctuels avec des associations, …), j’ai globalement un œil sur tout ce qui se passe en salle, en concertation avec les autres personnes coordinatrices du lieu, et en lien avec la régie et l’équipe de service au bar. Mon quotidien au Videodrome 2, c’est beaucoup de préparation en amont, du suivi et de l’organisation, le tout récompensé par de chouettes moments en salle ! 

 

Pour moi, ce lieu, c’est une liberté d’approche du cinéma, un espace qui repense la question de l’argument d’autorité de l’écran et du programmateur, c’est la légitimité de porter les films qui nous touchent, et la curiosité de découvrir quelque chose qu’on n’irait peut-être pas voir a priori. C’est un endroit précieux et unique en son genre : c’est la possibilité que puissent se côtoyer dans une même salle (voir dans une même séance) des films fait à partir d’une pellicule super 8mm qui a été enterrée sous terre, des séances de court-métrages entrecoupés de tirage de cartes de tarot, du cinéma muet en noir et blanc, des expérimentations sonores, des films d’archives militants ou encore des classiques cinéphiles de tous les pays du monde.

 

Claire : Comme j’ai pu commencer à l’énoncer précédemment, je crois que Videodrome 2 symbolise un contre-exemple. Un possible. Quand nous avons créé ce lieu, personne dans le monde du cinéma, le monde “légitime” (l’industrie, l’institution), n’y croyait. C’est un lieu aujourd’hui reconnu. Pour moi plus personnellement, il a signifié beaucoup. Beaucoup de joies et de liberté. D’enthousiasme et d’émulation. Et de nombreux sacrifices. Après avoir œuvré pendant 10 ans à sa structuration, son développement, sa programmation aux côtés de mes complices, j’espère l’année qui vient retrouver le désir premier de cinéma, le voir comme le montrer, et continuer à nourrir ce projet autrement, d’un autre endroit (bénévole !), de mes compétences et en continuant d’investir cette question du cinéclub comme espace de travail du cinéma avec d’autres que moi. Et porter cette idée. Avec plus de légèreté ! Et pourquoi pas ailleurs. Videodrome 2 entre de bonnes mains, quoi qu’il advienne, je pourrai me dire : nous avons fait quelque chose. 

 

Références

[1] V. https://www.lesechos.fr/weekend/cinema-series/il-etait-une-fois-le-videoclub-1307401.  

 

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La gauche à la pointe de la lutte contre le narcotrafic

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Il est de bon ton pour les commentateurs politiques de partir du principe que la gauche est nulle en matière de lutte contre l’insécurité. Les termes, éculés, du débat sont connus : la gauche en serait restée au stade de l’angélisme et serait disqualifiée pour apporter des solutions efficaces. Alain Bauer, avec son style, est revenu sur ce serpent de mer du débat politique lors de son audition[1] devant la Commission d’enquête sénatoriale sur l’impact du narcotrafic en France et les moyens pour y remédier le 29 janvier 2024 en évoquant une gauche « Janus » :

«  C’était d’ailleurs une gauche « Janus » – je peux le dire facilement, car j’ai connu beaucoup de ses membres, puisque j’ai été le collaborateur de Michel Rocard pendant très longtemps. Ses membres étaient extrêmement rationnels et prenaient en compte le problème au niveau local, mais une fois arrivés à Paris, ils se transformaient en négationnistes culturels, pour lesquels le problème n’existait pas et était une invention de la droite ».

Cette affirmation bien que caricaturale, trouve quelques éléments de confirmation dans notre histoire politique. Notons cependant qu’Alain Bauer a le bon goût de reconnaître que son constat est cyclique et qu’il arrive que la gauche ouvre en quelque sorte les yeux. On pourra également préciser que la gauche n’est pas monolithique, qu’elle n’affirme pas en bloc que la police tue ou que le sentiment d’insécurité est uniquement le résultat du martelage médiatique sur la question. Le temple de Janus, pour reprendre la métaphore d’Alain Bauer, était fermé en temps de paix et ouvert en temps de guerre. Or, la guerre semble bien s’imposer en ce qui concerne les drogues. Une guerre des narcotrafiquants entre eux et contre notre société davantage qu’une war on drugs chère aux américains.

Le terme de « guerre » apparaît d’ailleurs dans la proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sur les violences à Marseille et sur le territoire français[2] déposée par les représentants des trois groupes de gauche du Sénat le 14 juin 2023 (Marie-Arlette Carlotti, Guy Benarroche, Jérémy Bacchi et Guy Benarroche et 88 de leurs collègues).  Après l’enchaînement des violences sur place et à la suite d’un déplacement que j’avais effectué sur place aux côtés de Mme Carlotti, mobilisée très tôt sur le sujet. Le court exposé des motifs de cette proposition de résolution cernait déjà bien les enjeux de la problématique du narcotrafic en soulignant que « les violences à Marseille se sont transformées, puisqu’elles ne se restreignent plus aux acteurs des trafics de drogues mais touchent des Marseillaises et des Marseillais » ou encore que « la politique lancée par le ministre de l’Intérieur, à savoir le matraquage des points de deal, s’avère inefficace ». Cette initiative, qui n’aurait pu voir le jour sans la mobilisation des élus des Bouches-du-Rhône, pointait déjà que « les violences qui la touchent ne sont plus propres à la cité phocéenne, mais un phénomène qui s’étend et qui concerne d’autres villes du territoire sujettes aux mêmes guerres liées aux trafics de drogue ».

La place particulière de Marseille dans la géopolitique des drogues n’est pas un phénomène nouveau. Mais il est intéressant de noter que c’est sous l’impulsion d’élus de gauche après que cette dernière ait repris les rênes de la ville, grâce à l’alliance du Printemps marseillais, que la mobilisation politique s’est enclenchée. Se retrouvant aux responsabilités et à portée de baffes, les responsables politiques de gauche ont fait le choix de réagir face à l’enchaînement macabre des victimes venant animer les colonnes des rubriques faits divers des journaux mais faisant surtout grimper la peur et le sentiment d’abandon de la population.

Cette proposition de commission d’enquête n’a pu cependant aboutir, en raison de l’épuisement du droit de tirage des groupes socialiste, communiste et écologiste en 2023. Le groupe Les Républicains, qui s’était fait doubler sur une thématique sécuritaire supposée constituer son pré carré, a eu tôt fait de réagir par le biais de sa propre résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier[3], avec un exposé des motifs plus succinct…[4] mais couronné de succès puisque la droite avait alors conservé son droit de tirage.

C’est donc la commission d’enquête dont les contours ont été définis par la droite qui a engagé ses auditions dès le 27 novembre 2023 avec 6 mois de travaux devant elle. Il n’est pas toujours aisé de travailler sur les sujets régaliens pour des parlementaires de gauche en raison du présupposé angélisme de notre bord politique. Cela l’est d’autant moins sur un sujet lié aux drogues, où nos positionnements progressistes peuvent être instrumentalisés par nos adversaires politiques. S’agissant d’un domaine où le bilan du Gouvernement semble perfectible et connaissant la propension des ministres en charge à endosser l’autocritique, la commission avait de grandes chances de se transformer en un piège politique redoutable. Cela n’a finalement pas du tout été le cas.

Le mérite en revient sans aucun doute aux parlementaires de gauche membres de cette structure temporaire (et je ne parle évidemment pas de moi). Ils se sont investis avec sérieux et régularité. Mais je veux également saluer le rapporteur, que personne n’oserait qualifier un seul instant d’homme de gauche. Etienne Blanc a su faire preuve tout au long de nos travaux d’une capacité d’écoute et de questionnement qui force l’admiration. Ce serait par ailleurs une faute d’oublier les élus locaux parmi les acteurs de cette commission d’enquête : maires de villes moyennes ou de métropoles et élus ruraux (que ce soit directement ou via les associations d’élus) ont participé avec enthousiasme à notre commission. Il s’agissait souvent d’hommes et de femmes de gauche. Non pas que la droite rechigne à s’exprimer sur le sujet, mais parce que les élus de nos territoires sont encore en grande partie issus de nos rangs, quand bien même on voudrait faire croire à une faiblesse du camp progressiste dans notre pays.

Je n’ai jamais perçu lors de leurs auditions une quelconque gêne à aborder la thématique du narcotrafic ou de la sécurité. Au contraire, leurs témoignages furent souvent denses, instructifs et ont contribué utilement à nos conclusions. Est-ce à dire qu’ils se seraient contentés de reprendre la doxa de droite répressive sur le sujet ? Évidemment non, ils ont tenu des propos étayés par une vision constructive et critique des actions déjà mises en place, assumant la nécessaire répression des trafiquants ainsi que le travail social et de prévention à mettre en place. Souvent, ils ont regretté de ne pas être toujours suffisamment associés à l’action de l’État en la matière, souhaitant contribuer plus largement encore grâce aux moyens de leurs collectivités.

Les moments de crispation politique ont, à dire vrai, été relativement rares lors de notre commission d’enquête. Je ne vois que les réactions aux déclarations des magistrats marseillais qui avaient créé une vague d’émotion en évoquant les risques d’échec. Isabelle Couderc, responsable du pôle criminalité organisée du parquet de Marseille avait ainsi déclaré « Nous sommes en train de perdre la guerre contre les trafiquants ». Il n’en fallait pas plus pour que l’extrême droite décide de souffler sur les braises. Stéphane Ravier rêve en réponse d’une ville de Marseille « sans immigration » ce qui témoigne d’une vision pour le moins surréaliste de la cité phocéenne et de son histoire. Les réseaux sociaux s’emballent, Marine Le Pen proposera quelques jours plus tard de maîtriser d’abord les frontières (nos services des douanes n’y avaient pas pensé !) avant d’appeler à « maîtriser notre politique migratoire » (il n’y aurait pas de trafiquants de drogue français !).

L’exécutif sent le soufre et met au point son concept des opérations Place nette XXL avec un déplacement en grande pompe du président de la République à Marseille. Place nette XXL sera par la suite déclinée dans d’autres territoires avec des résultats mitigés, que nous avons d’ailleurs abondamment discutés dans les conclusions de notre commission d’enquête. Cette réaction XXL au RN, était d’abord fondée sur la communication plutôt que sur une réorientation quelconque. A l’heure où j’écris ces lignes, il n’en reste d’ailleurs plus grand chose puisque les forces de sécurité ont surtout été concentrées sur les Jeux olympiques et paralympiques. Notre rapport, assumé tant par Etienne Blanc que par moi-même, a en quelque sorte profité de ce contexte d’affrontement politique. Alors que les écrits parlementaires sur cette thématique avaient manqué, nous avons comblé un vide en la matière, dont témoigne la réaction médiatique et institutionnelle quasi unanimement positive.

La gauche n’a pas à rougir de nos conclusions sur le fond.  Nous avons constaté un manque criant de moyens humains, juridiques et techniques pour les services répressifs et pour les juridictions, ce qui rend l’engagement des effectifs mobilisés sur le terrain encore plus admirable ; des défaillances à de nombreux niveaux, qui montrent que notre Etat n’a pas pris la mesure du risque existentiel que le narcotrafic fait peser sur nos institutions alors même que l’exemple de certains de nos voisins le montre : s’il devient assez puissant, il n’hésitera pas à s’attaquer à l’État.

Le narcotrafic s’affirme comme une menace pour les intérêts fondamentaux de la nation. Il faut un sursaut, c’est-à-dire une réponse rapide et ambitieuse des pouvoirs publics, et notamment du Gouvernement, pour donner des moyens supplémentaires aux forces de l’ordre et juridictions, pour repenser le régime d’incarcération des trafiquants et pour redonner toute sa place au renseignement. Ces conclusions sont-elles incompatibles avec l’ADN de nos partis ou avec les attentes de nos électeurs ? Je ne le crois pas.

Si je devais résumer nos propositions concrètes les plus marquantes, je dirais qu’il faut peser d’abord sur quatre chantiers essentiels :

– Rénover la procédure pénale ;

– Doter la lutte contre le narcotrafic de « chefs de file » ;

– Lutter contre un blanchiment devenu endémique pour redonner à l’État les fruits du narcotrafic ;

– Enfin faire barrage à la marée montante de la corruption.

Aucune de ces réponses ne me semble être « de droite ». J’ai d’ailleurs pu le constater lors du « service après-vente » que j’ai assuré après la publication de nos travaux. Les élus locaux de gauche, rencontrés lors de forums d’associations d’élus, étaient curieux et soulagés. Soulagés ! Enfin, ils pouvaient prendre la parole comme hommes et femmes de gauche sur ce sujet qui prend tant de place dans l’actualité et dans l’esprit de nos concitoyens. Prendre la parole avec des pistes de solution entendables, sans se faire taxer d’angélisme ou de dérive sécuritaire. Répondre à ce sujet en étant doté des arguments pour critiquer de manière constructive l’action du Gouvernement.

Ainsi pour en revenir à la réponse macroniste, il ne s’agit pas de contester l’utilité des opérations Place nette, XXL ou pas. Elles contribuent à ramener un peu de tranquillité et ont le mérite de pointer qu’il existe encore une volonté politique de lutte contre ces trafics. Mais en aucune façon ces opérations ne peuvent tenir lieu de politique globale. 473 opérations « place nette » ont été menées entre le 25 septembre 2023 et le 12 avril 2024. Les saisies de drogues autres que le cannabis sont très faibles – moins de 40 kilogrammes pour la cocaïne -, à peine quelques millions d’euros saisis, pour plus de 50 000 gendarmes et policiers mobilisés. Si on se limite aux seules opérations dites « XXL », les résultats ne sont pas meilleurs, avec à peine de 18 kilogrammes de cocaïne saisis.

Des questions, non moins importantes, demeurent aussi sur l’articulation entre les opérations « place nette » et les enquêtes judiciaires et patrimoniales, seules à même de véritablement permettre de remonter une filière et de faire durablement tomber des réseaux – donc d’affaiblir la pieuvre du trafic.

Cela ne signifie pas qu’il ne subsiste pas de points de débat à gauche. Je pense ici à la question de la légalisation du cannabis. Des membres de la commission d’enquête – dont je suis – ont signé une proposition de loi en faveur de cette solution. Ce n’est pour autant pas une solution miracle qui ferait disparaître d’un coup de baguette magique le danger narco. D’autres membres de gauche de la commission d’enquête y restent fondamentalement opposés.

J’ai profité des universités d’été 2024 des partis de gauche pour poursuivre mon travail de popularisation de nos conclusions. L’accueil fut bon, si ce n’est très bon, chez les socialistes comme chez les insoumis ou les écologistes. Il subsiste des points de discussion sur l’encadrement de la procédure pénale (le fameux dossier coffre par exemple), certains craignant que nous ne restreignions trop les libertés publiques en suivant ce chemin. Certains prônent une légalisation d’autres drogues. Mais je ne crois pas qu’aucun de ces désaccords ne soit indépassable, surtout dans le cadre d’une discussion parlementaire qui devrait pouvoir avoir lieu sur des bases saines.

Le Temps des Ruptures a sollicité ce texte de ma part en me demandant de m’intéresser aux conséquences politiques de nos travaux parlementaires sur le narcotrafic. Je crois que la principale rupture est celle-ci : nous sommes désormais prêts à aller présenter nos propositions politiques aux Français (je suis d’ailleurs fier de la présence de la thématique narcotrafic dans le programme du Nouveau Front Populaire) et à le discuter avec la représentation nationale. Je ne doute pas que cela se fera dans les mois qui viennent. Le temps presse. Depuis le 1er janvier 2024, il n’y a plus de Plan Stup en vigueur en France…

[1]    https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20240129/ce_narco.html#toc2

[2]    https://www.senat.fr/leg/exposes-des-motifs/ppr22-741-expose.html

[3]   https://www.senat.fr/leg/ppr23-056.html

[4]   Nulle mention n’y était faite des victimes civiles ou de la réponse sociale devant accompagner la répression

Références

(1)https://www.lesechos.fr/monde/europe/la-norvege-lance-la-prospection-miniere-de-ses-fonds-marins-2045453

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Anticor : un nouvel agrément après une bataille judiciaire sans précédent

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L’association Anticor, depuis sa création en 2002, s’est positionnée comme un acteur clé dans la lutte contre la corruption en France. Forte de plus de 7 000 adhérents et d’une centaine de procédures judiciaires engagées, l’association a, pendant des années, bénéficié d’un agrément gouvernemental lui permettant de se constituer partie civile dans des affaires de corruption. Cet agrément, accordé en 2015, a permis à Anticor de jouer un rôle déterminant dans de nombreux dossiers politico-financiers, en contribuant à exposer et à combattre les dérives de certains responsables publics.

Cependant, l’association a récemment franchi une étape cruciale dans cette lutte. Le 5 septembre 2024, un nouvel arrêté signé par le Premier ministre Gabriel Attal a rétabli l’agrément d’Anticor pour une durée de trois ans, en vertu de l’article 2-23 du code de procédure pénale. Cet agrément, publié au *Journal officiel*, permet à Anticor de retrouver sa capacité à exercer les droits de la partie civile dans les affaires de corruption.

Ce retour à l’agrément est le fruit de mois d’attente et de procédures judiciaires complexes. En effet, après que l’agrément de l’association a été annulé en juin 2023 par le Tribunal administratif de Paris, l’association s’est lancée dans une bataille judiciaire pour le rétablir. Cette décision favorable intervient après que l’association a fourni des pièces complémentaires et prouvé son rôle fondamental dans la lutte contre la corruption et les atteintes à la probité, notamment par ses actions publiques au niveau national et local.

Le jugement du 9 août 2024, suspendant le refus implicite du gouvernement, a marqué un tournant dans ce bras de fer. Bien que le Premier ministre ait maintenu un silence prolongé sur la question, il a finalement cédé aux pressions judiciaires et a réexaminé la demande d’Anticor, comme en témoignent les termes de l’arrêté du 5 septembre.

Pour Anticor, cette victoire est essentielle non seulement pour l’association elle-même, mais aussi pour la démocratie française. L’association rappelle l’importance de son rôle dans la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière. Cet agrément renouvelé lui permet de continuer à contribuer activement à l’intérêt public en défendant les principes de transparence et d’éthique dans la vie publique.

Néanmoins, les obstacles ont soulevé des inquiétudes quant au respect de l’état de droit. Les longues périodes de silence du gouvernement et le refus initial de renouveler l’agrément ont soulevé des questions importantes sur la capacité de l’exécutif à respecter les décisions de justice. « En ne respectant pas une décision de justice, le Premier ministre envoie un message délétère aux citoyens, indiquant que l’état de droit peut être bafoué sans que cela n’entraîne de sanctions », a averti Paul Cassia, président d’Anticor.

Malgré ces défis, Anticor est résolue à poursuivre son combat. Avec ce nouvel agrément en main, l’association espère non seulement continuer à mener des actions en justice contre la corruption, mais aussi renforcer son rôle de vigie dans une société où la transparence et l’intégrité des responsables publics sont plus cruciales que jamais.

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Penser l’alternative : entretien avec Jacques Rigaudiat

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Le Temps des Ruptures : vous consacrez un chapitre sur l’idéologie de la décroissance. Selon vous, cette théorie est incompatible d’une part avec la transition écologique, et avec l’amélioration des conditions de vie des citoyens (par exemple, l’investissement dans les services publics, dans la rénovation des bâtiments, etc.). Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?

Jacques Rigaudiat : 

C’est une question de pur bon sens : comment, en effet, imaginer que sans croissance on puisse faire face aux défis qui nous attendent : c’est-à-dire tout à la fois financer la transition écologique dans l’ensemble de ses dimensions (préservation de la biodiversité, adaptation aux dérèglements climatiques et transition énergétique), rétablir et améliorer les services collectifs qui sont en grave déshérence et assurer une amélioration des conditions et du niveau de vie ?

Certes « faire payer les riches » est nécessaire, et réformer profondément la fiscalité indispensable, mais il faut être conscient des ordres de grandeur : cela ne suffira nullement pour assurer les investissements et les redistributions dont notre société a durablement besoin et une amélioration d’ensemble du niveau de vie. Pour cela, il faut de la croissance.

Le PIB agrège certes des choses très différentes, et il n’y est pas fait de différence entre ce qui constitue un progrès, une réparation des dégâts de la croissance et du réchauffement climatique, ou une production à des fins d’utilisation futilement ostentatoires. L’économiste doit bien sûr ici céder le pas au politique et aux valeurs citoyennes qu’il porte pour un projet de société plus égalitaire, plus sobre et au niveau de vie soutenable pour la planète. C’est pourquoi des consommations seront à réduire voire à prohiber et des gaspillages à résorber ; c’est pourquoi, le modèle productif devra être transformé pour devenir compatible avec les équilibres, notamment climatiques, de la planète.

Mais ce n’est pas céder à un fétichisme du PIB que de rappeler que celui-ci représente tout à la fois l’ensemble des richesses produites, y compris non-marchandes, mais aussi celui des revenus distribués et, enfin, des consommations et des investissements. Avoir pour projet principal de le réduire, c’est, ipso facto, être dans une démarche de régression sociale, qu’elle s’avoue (rarement) ou soit (le plus souvent) déniée. Le projet décroissantiste est une illusion mortifère.

Le Temps des Ruptures : dans le chapitre 7, vous défendez une plus grande électrification des usages, avec une énergie décarbonée. Quels sont les grands défis liés à cette électrification ? quels sont les secteurs devant être décarbonés prioritairement selon vous ? le secteur des transports est emblématique de cette électrification, mais l’augmentation du coût de l’énergie rend cette transition complexe ?

Jacques Rigaudiat : 

D’abord, il faut rappeler que l’électrification n’est qu’un moyen au service de la décarbonation et que celle-ci est une urgence absolue. Toutes les prévisions, même pessimistes, semblent aujourd’hui prises de court par la réalité : le réchauffement climatique -et avec lui les dérèglements (incendies, sécheresses, inondations catastrophiques…) qui l’accompagnent- est plus rapide qu’attendu. Il ne suffira pas de décarboner l’économie et les usages de la société, il faudra aussi l’y adapter à ces conditions nouvelles.

Il ne suffira pas non plus de simplement « décarboner » l’énergie utilisée, il faudra aussi en faire le plus possible l’économie : être plus sobres en énergie, plus efficaces dans leur production comme dans leur utilisation. Enfin, faire en sorte que ces énergies soient aussi décarbonées qu’il est possible. On ne peut dissocier les termes de ce tryptique énergétique : sobriété, efficacité, décarbonation. C’est un programme gigantesque qui nous attend, nous et les générations à venir ; il sera coûteux, très. Il devra être soutenu dans la durée ; elle sera longue. C’est pourquoi, je le redis, le décroissantisme ne peut être un projet politique.

Pour répondre à votre question, aucun secteur, absolument aucun, ne peut échapper à ces impératifs, car ils sont, si j’ose dire, « catégoriques » si nous voulons -et nous le devons- atteindre le « zéro net émissions » (ZNE) le plus rapidement possible. Aucun ne pourra s’en exonérer.

D’autant moins d’ailleurs, j’y insiste au passage, que ce ZNE est le résultat d’une soustraction entre les émissions et la capture du carbone assurée par les puits naturels ; or, conséquence du réchauffement climatique et de ses effets comme on le voit pour la France, ils sont en train de s’effondrer. Il faudra donc aussi les restaurer ou/et développer des moyens de capture du CO2.

Pour en revenir aux secteurs, c’est vrai d’abord, bien sûr des mobilités (32% des émissions, dont la moitié due aux véhicules particuliers), dont l’électrification représente une profonde transformation des usages typiques de la « société de consommation », mais aussi une révolution industrielle risquée pour le secteur et ses emplois. C’est vrai aussi de l’agriculture (19% des émissions), dont au demeurant l’émission principale -le méthane- a sur sa durée de vie propre (de l’ordre de 30 ans) un pouvoir réchauffant 90 fois plus important que le CO2 ; c’est vrai des procès de production de l’industrie (18%), et en priorité les plus énergétiquement intensifs ; c’est vrai encore du bâtiment (16%, dont près des 2/3 des émissions sont dus au résidentiel), qui devra faire l’objet d’un programme de rénovation thermique complet. Quant au secteur de l’énergie, cela peut sembler un paradoxe, il ne représente que 11% des émissions, car il est déjà largement décarboné grâce à un parc nucléaire qui fournit entre 60% et 70% de la production d’électricité et plus récemment du fait du développement des énergies renouvelables intermittentes (EnRi) : solaire photovoltaïque et éolien, terrestre et marin.

Mais, on le voit, ce mouvement d’électrification des usages, productifs ou de consommation, devra encore être massivement développé, et avec lui, donc, la production d’électricité. Comme le dit le rapport Pisani-Mahfouz dans un raccourci saisissant mais juste, il s’agit de « substituer du capital aux sources fossiles ».

Pour de multiples raisons que nous développons dans notre livre, cela aussi coûtera cher. Il faut clairement annoncer la couleur, il est vain d’imaginer comme certains aiment à en cultiver l’illusion que cela aboutira à une énergie peu coûteuse. Éviter la « fin du monde » amènera plus que jamais à poser celle des « fins de mois » et donc celle de la fracture énergétique que cela risque d’entraîner. C’est pourquoi, il faudra aussi s’employer à définir un projet politique qui apporte des solidarités nouvelles ou renforcées en ce domaine.

Le Temps des Ruptures : vous dites également que l’adaptation du mix énergétique de chaque pays dépend d’abord de son point de départ. En France, E. Macron avait évoqué il y a quelques années son souhait de fermer plusieurs réacteurs nucléaires, et de réduire la part du nucléaire dans le mix. Il est ensuite revenu sur ces déclarations, annonçant un grand plan de relance du nucléaire. Qu’en pensez-vous ? ce revirement est-il uniquement dû à la guerre en Ukraine ?

Jacques Rigaudiat : 

De son point de départ, mais pas seulement… Si j’avais un mix électrique idéal à proposer, dans l’absolu ce serait celui de la Norvège : bon an mal an, 88% d’hydraulique, 10% d’éolien ! C’est impossible en France, ne serait-ce que parce que, sauf à ennoyer des vallées entières (et les villages et bourgs qui vont avec), la capacité d’hydraulique y est quasiment saturée.

En France, le nucléaire représente de l’ordre de 60% à 70% de la production d’électricité selon les années, prévoir de s’en priver en fermant à échéance rapide les centrales existantes était à tous égards inepte et conduisait dans une impasse, énergétique et économique bien sûr, mais aussi écologique. Le modèle allemand de l’Energiewende l’illustre un peu plus chaque jour ; aujourd’hui même (4 juillet 2024, 16h00) l’électricité est produite avec 25 g/eq CO2/kWh en France, contre 282 g/eqCO2/kWh en Allemagne ! Et ce rapport de 1 à 10 est une réalité structurelle. Il faut savoir si l’on prend réellement au sérieux le risque climatique !

La guerre en Ukraine a sans doute précipité le revirement que vous évoquez, mais a aussi beaucoup joué l’absurdité à laquelle conduit l’Energiewende allemande : une électricité chère -la plus chère en Europe, à l’exception du Danemark- et dont la production est très émissive. Tout cela sans perspective dans l’immédiat de se passer du combo charbon-lignite et, au-delà, de pouvoir éviter l’utilisation massive de gaz fossile. J’ajoute pour faire bon poids, que, faute d’une diversification de ses sources, l’Allemagne passe ainsi d’une dépendance au gaz russe à celle au gaz (de schiste !) américain ! Diversifier les sources d’approvisionnement c’est ipso facto s’obliger à passer des contrats à long terme avec les nouveaux fournisseurs, comme on l’a vu avec le Qatar ; contrairement à ce qui peut être dit, l’utilisation du gaz fossile a encore de très belles années devant lui en Allemagne !

Au total, ce n’est pas beaucoup s’avancer que de prédire que l’Allemagne devra revenir sur ses choix comme sur ses refus, car cette option n’a pas d’avenir.

Le Temps des Ruptures : les élections européennes se sont achevées il y a quelques semaines. Certains candidats ont défendu un projet européen fédéraliste. Selon vous, même si l’UE semble en apparence avancer vers davantage de fédéralisme, des difficultés (logique d’affrontement plutôt que d’entraide entre les Etats, légitimité des responsables politiques européens, etc.) rendent ce projet inenvisageable. Vous défendez une Union européenne de la coopération plutôt que fédéraliste. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Jacques Rigaudiat : 

Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, les crises successives qu’a connues l’UE, n’ont pas substantiellement changé la donne ; si des avancées fédérales ont bien été engagées, les reculs et les refus ne sont pas négligeables non plus. Si l’UE est devenue plus fédérale dans ses institutions, -en particulier le rôle du Parlement s’est affirmé, ce qui est une bonne chose-, elle n’en demeure pas moins un édifice institutionnel profondément néolibéral, c’est-à-dire où la démocratie n’a de place que limitée : elle doit s’y borner à l’acquiescement ! Cela conduit à deux impasses.

La première est que si la question démocratique reste posée, celle de la légitimité des institutions et de leurs dirigeants l’est aussi. Pas de fédéralisme possible sans une légitimité « supranationale ». On se souvient à cet égard du référendum de 2005 et de la façon dont le rejet populaire du TCE a été dénié ; on se souvient aussi des propos de J. Cl. Juncker en janvier 2015 à propos de l’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce : « il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités ». C’est, je crois, assez dire qu’avec l’UE la démocratie est réduite aux apparences ; ce qui est certes mieux que rien, mais ne peut pour autant passer pour suffisant.

La seconde raison tient à la construction incomplète de la monnaie unique qui en découle. Une BCE strictement indépendante, ainsi mise à l’abri des influences supposément délétères du politique, et qui a pour seul objet de maintenir la stabilité des prix, des traités qui lui interdisent explicitement de financer les États membres (Art 123-1 du TFUE). Ces choix vouent l’euro à aller de crise en crise du fait de la non-coordination des politiques budgétaires et des différentiels d’inflation. Il a fallu que l’euro soit au bord de l’abime en 2015, puis lors de la crise du Covid, pour que ces dispositions soient, transitoirement, mises de côté. On se félicitera certes de cette flexibilité inattendue mais enfin elle démontre surtout, a contrario, l’absurdité de ces règles qu’il faut suspendre dès lors qu’une difficulté un tant soit peu sérieuse se présente. De même, la politique de hausse des taux engagée par la BCE n’avait pour seul but que de casser par avance l’amorce d’une boucle prix-salaires, alors même que l’inflation n’était pas tirée par la demande mais par la hausse brutale des prix de l’énergie et celles résultant des goulots d’étranglement post-Covid des chaînes de production mondialisées, une inflation par les coûts donc ! Bref, une politique austéritaire à l’égard des salariés…

Et enfin, cerise sur le gâteau, que dire de cette phrase d’un banquier central, rapportée par Le Monde (du 4 juillet) à propos de la situation française et du risque d’une hausse du « spread » (écart) de taux à son détriment du fait des incertitudes politiques actuelles ? « On sait que les marchés ont un rôle à jouer dans la discipline budgétaire et nous ne détruirons pas ce rôle », c’est ce que, dans un de ces étranges bégaiements dont l’Histoire est coutumière, dit le gouverneur de la banque centrale de… Grèce. Autant dire que pour affirmer la discipline maastrichtienne et faire en sorte que « La France (puisse) avoir un peu peur », la BCE laissera les marchés jouer contre les choix démocratiques, au risque assumé donc, du chaos pour l’Euro … Le marché comme père Fouettard des citoyens en somme.

Ce sont là les raisons pour lesquelles effectivement nous plaidons pour une coopération entre États-membres et non pour plus de fédéralisme. Pourquoi en effet vouloir déléguer plus encore, alors que, du fait même de la nature des institutions européennes et de l’intangibilité postulée des dispositions des traités, les abandons de souveraineté supplémentaires auxquels il faudrait alors consentir ne s’accompagneront pas et ne seront pas équilibrés par un approfondissement démocratique ?

Le Temps des Ruptures : on observe ces dernières décennies, une part de plus en plus importante du privé à but lucratif dans les secteurs publics (hôpitaux, systèmes de garde, écoles, etc.), ainsi que l’ouverture à la concurrence d’entreprises françaises, remplissant une mission de service public essentielle (électricité, transport, etc.). Les services publics permettent pourtant de réduire les inégalités en redistribuant les revenus (en complément des prestations sociales). Comment endiguer ce glissement des services publics vers le privé ?

Jacques Rigaudiat : 

Ce glissement progressif vers la mise en concurrence généralisée, qu’il s’agisse de services publics ou d’entreprises, est requis par la libéralisation qui est le cœur de la pensée magique néolibérale, sa pierre philosophale, et sert de norme absolue à la CEE, puis à l’UE depuis l’adoption de l’Acte unique voulu par J. Delors en 1986 : un marché unique -et non plus « commun » – des marchandises, des capitaux et des services. Les directives l’organisent, en particulier s’agissant de l’énergie et des transport ; mais ce n’est pas moins vrai, par exemple, des assurances sur lesquelles sont rabattues les mutuelles … Et l’on peut à l’envie multiplier les exemples. Bref, pas vraiment de possibilité de redonner une véritable place aux services publics sans s’affronter d’une manière ou d’une autre aux contraintes que leur fixe indument l’Europe telle qu’elle existe.

Le Temps des Ruptures : en début d’année, le gouvernement a dévoilé son plan de réduction des dépenses pour réaliser 10 milliards d’euros d’économie. Ce n’est qu’une première étape : le gouvernement ambitionne de passer sous la barre des 3% de déficit en 2027. Il y a cette idée qu’on retrouve souvent dans les médias, à la télévision surtout, que la France vit à crédit. Ce que vous dites dans le livre, c’est que la dette ne coûte rien tant que le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance nominal et qu’elle est un levier pour les investissements publics. Pourriez-vous revenir sur ces points ?

Jacques Rigaudiat : 

Ce ne sont pas 10, mais 20 Md€ de réduction des dépenses qui sont (étaient ?) visés pour cette année et 50 Md€ l’an prochain ! Les règles budgétaires issues de Maastricht et récemment renouvelées, nous imposent ce régime drastique de réduction du déficit pour éviter les conséquences de la « procédure de déficit excessif » engagée par Bruxelles contre la France.

Pourquoi pas dira-t-on, car le bon sens veut que la France ne puisse vivre durablement « au-dessus de ses moyens ». Sans doute, mais encore faut-il d’abord préciser que ce déficit est organisé. Ainsi en 2023, le déficit « surprise » de 154 Md€ (5,5 % du PIB) n’est pas le résultat d’une explosion des dépenses publiques ; bien au contraire, leur évolution a été inférieure à l’inflation, en d’autres termes elles ont été réduites en volume. La vraie raison tient à la baisse drastique des recettes (- 4,4% en volume). Elle est essentiellement due aux baisses de fiscalité qui ont été consenties : suppressions de la CVAE et de la taxe d’habitation, exonérations supplémentaires de cotisations employeur. Cadeaux aux ménages les plus riches (suppression de l’impôt sur la fortune, « flat tax » sur les revenus du capital …) et aux entreprises, telles sont les raisons qui, au-delà du « quoi qu’il en coûte », expliquent la persistance de tels déficits et donc un endettement accru.

Cela dit, nous pensons que la dette n’est pas un mal en soi. Elle est (et sera) nécessaire pour financer les très lourds investissements qui, comme je l’ai indiqué précédemment, nous attendent pour les décennies à venir ; elle est le moyen d’en étaler dans le temps la charge, alors même que les effets de ces investissements profiteront aux générations à venir.

Enfin, comme vous l’indiquez dans votre question, les niveaux actuels de la dette et des taux d’intérêt restent largement inférieurs au risque de « boule de neige » qui ferait que nous devrions alors emprunter pour payer … les intérêts. Pour cette raison la France n’est donc pas en faillite. Elle l’est d’ailleurs d’autant moins que, par ailleurs comme nous le dit la comptabilité nationale, le patrimoine détenu par les administrations publiques est supérieur à leur dette.

Le Temps des Ruptures : y-a-t-il d’autres sujets, que vous n’avez pas abordés dans le livre mais qui mériteraient d’y consacrer un chapitre selon vous ?

Jacques Rigaudiat : 

Cet ouvrage est un livre d’économistes qui entendaient le rester ; nous n’avions donc ni l’ambition, ni le projet de nous évader du champ de compétence qui est usuellement assigné à notre discipline. Ce livre ne traite donc, par exemple, ni de sujets « régaliens », ni des questions d’immigration qui leur sont assurément connexes. De bien d’autres questions aussi sans doute. Ce n’est pas en minimiser l’importance, surtout dans l’état actuel du débat public, mais il nous a semblé que cela aurait été une bien misérable approche de ces sujets que celle d’économistes se bornant à chiffrer « combien cela coûte ». Cela sera possible le jour où un projet politique d’ensemble étant disponible, il nous faudra bien faire notre métier.

Si ce livre ne saurait donc passer pour ce qu’il ne se veut pas – un projet politique-, cela ne veut pas dire qu’il n’est pas politique. Car l’intitulé « Réponses à quinze questions qui fâchent » qui lui sert de sous-titre n’est pas anodin. Ce ne sont d’ailleurs pas les questions qui fâchent, mais les réponses que nous leur apportons. Et qui donc fâchent-elles et avec qui nous ont-elles d’ores et déjà fâché, comme la presse a pu s’en faire l’écho ? Ce sont des questions qui traversent la gauche telle qu’elle est désormais et des réponses qui la divisent. Des réponses entre lesquelles il lui faudra trancher, du moins dès lors qu’elle voudra bien dans ses différentes composantes ambitionner un exercice réel des responsabilités.

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Le Nouveau Front Populaire doit devenir le camp de la concorde nationale

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Une Assemblée tripartite : résultat du rejet du RN

Alors que l’ensemble des sondages réalisés dans l’entre-deux tours donnait le Rassemblement national en tête (voire en situation de majorité relative ou absolue) c’est bien le Nouveau Front Populaire qui s’est imposé lors de ces élections législatives anticipées. Avec 182 députés, il devance Ensemble (168 sièges) et le Rassemblement national et ses alliés « ciottistes » (143 sièges, soit un gain de 54 sièges depuis 2022) F

Si le Nouveau Front Populaire s’impose, il reste en revanche très loin de la majorité absolue (289 sièges) tandis que la composition de l’Assemblée entérine la tripartition du paysage politique. Ce que le politiste Pierre Martin observait dès 2018 dans la majorité des démocratie occidentales.

Le nouveau système partisan qui se dessine sous nos yeux semble effectivement prendre la forme d’une structure tripolaire composée d’une droite conservatrice-identitaire (parfaitement incarnée par l’alliance Ciotti-RN), d’une gauche démocrate-écosocialiste et d’un centre libéral-mondialisateur[1].

S’il s’agit d’une tendance de fond qui travaille l’ensemble des systèmes partisans occidentaux, la situation reste inédite dans le cas de la Ve République française peu habituée aux logiques de coalition.

Il faut en revanche garder en tête que le résultat de ce second tour n’est dû qu’aux désistements de candidats NFP et macronistes afin d’éviter un Rassemblement national majoritaire à l’Assemblée. Le front républicain a fonctionné mais force est de constater qu’il se délite peu à peu et que le barrage est de moins en moins efficace.

A tel point que le politiste Jean-Yves Dormagen, considère qu’il s’agit désormais « d’une coalition électorale de barrage plus faible, plus incertaine, allant de l’électorat de gauche jusqu’à une partie des modérés[2] » et non d’un véritable front comme cela avait pu être le cas auparavant.

Et si le Nouveau Front Populaire arrive en tête en nombre de sièges, le Rassemblement national reste la première force en pourcentage des voix. Voilà pourquoi il est difficile de donner tort à Marine le Pen lorsqu’elle évoque, pour son propre camp, l’image d’une marée qui n’a pas fini de monter.

Reste à savoir ce que peut le Nouveau Front Populaire, et la gauche de manière générale, pour que le pire ne se produise pas. 

 

Le premier enjeu pour la gauche : le combat informationnel pour desserrer l’étau identitaire

Nul ne peut ignorer que le chaos qui survient en ce lendemain d’élections vient de loin et n’est pas simplement la conséquence de décisions irresponsables de la part du chef de l’Etat.  Il est avant tout le résultat de la séquence historique dans laquelle nous sommes plongés depuis les années 1980 : à savoir la montée irrémédiable des contestations suite au démantèlement des anciens cadres de régulations de la société par la mondialisation néolibérale.

Chaque sujet humain, pour se construire en tant qu’individu, est fondamentalement dépendant de sa reconnaissance par ses pairs et par la société. Le problème étant qu’avec la destruction des anciens cadres de régulation, c’est l’ensemble des processus de reconnaissance qui sont remis en cause : panne de l’ascenseur social, précarisation des différentes formes d’emploi, délabrement du système de santé et de l’école publique, disparition des services publics, ségrégation urbaine.

Et cette disparition des relations de reconnaissance débouche sur des expériences de mépris et d’humiliation qui ne sont pas sans conséquences sur la capacité d’une société à assurer l’intégration sociale de ses membres. Voilà pourquoi, à la place du lien social tel qu’il pouvait se constituer auparavant, nous assistons désormais dans nos sociétés contemporaines à un « déchirement du social ».

Il en résulte une situation de vulnérabilité et d’insécurité généralisée pour des pans entiers de la société (ceux que l’on désigne tour à tour comme les perdants de la mondialisation, les déclassés, la France des oubliés, etc…). Se forme alors peu à peu ce que Christopher Lash appelle « une société de survie » « composés d’individus désindividués, aux egos fragilisés, infantilisés, insécurisés, plébiscitant des leaders forts pour incarner inconsciemment la figure du « père » émasculé[3] ». Si bien que face à cette évolution, les besoins exprimés par les citoyens se matérialisent moins par une demande d’émancipation face à une société jugée trop corsetée et traditionnelle (comme c’était le cas lors de la révolte de mai 68) que par une demande de protection et de sécurité.

Ayant parfaitement saisi cette demande de protection, les droites et les extrêmes droites ont mis en place une dialectique redoutable : celle consistant à exacerber les paniques morales des déclassés à travers tout un réseau d’entrepreneur du chaos (influenceurs, médias Bollorés) et à incarner de l’autre une réponse politique à ce besoin d’autorité voire d’apaisement national (il n’y a qu’à voir le mot d’ordre du Rassemblement national sur certaines de ses affiches : « la France apaisée »)

Exit le débat d’idées entre des orientations politiques différentes[4], bienvenue dans le monde de la bataille identitaire et de la fragmentation nationale.

Les adeptes de la culture du clash et de l’enfermement communautaire peuvent par ailleurs compter sur des réseaux sociaux qui fonctionnent comme autant de démultiplicateurs de cette bataille des identités.

Leur modèle économique et algorithmique favorise l’entre-soi en ne présentant jamais que des contenus qui nous ressemblent ou avec lesquels nous sommes d’accord. Pire encore, ils favorisent l’étouffement des désaccords au sein de sa propre « communauté » : « sur les réseaux sociaux, on craint paradoxalement moins le camp adverse que les puristes de son propre camp, qui exercent une redoutable police de la pensée »[5]. Les réseaux sociaux ne sont rien d’autre que des ghettos 2.0.

Il en résulte « brutalisation, polarisation, instrumentalisation économique et politique de la violence et de la colère, déflagration des liens, explosion du réel, atomisation des socles communs.[6]»

Si les médias plus traditionnels (presses papiers et en ligne, radios, chaînes TV) assurent encore un rôle de régulateur de ces affects volontairement exacerbés par les réseaux sociaux, il leur est de plus en plus difficile d’assumer cette fonction. On se souvient par exemple en 2002 de l’affaire « Papy Voise » (ce retraité passé à tabac et dont la maison avait été incendiée) et de ses répercussions sur l’élection présidentielle. L’emballement médiatique de TF1, France 2 et LCI à propos de cette affaire (favorisant largement le sentiment d’insécurité) a régulièrement été analysé comme l’une des causes de la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour.

Plus proche de nous, le drame de Crépol (cet adolescent poignardé à mort lors d’une fête de village) a été instrumentalisé par la droite et l’extrême droite afin de prouver le lien selon eux inextricable entre délinquance et immigration. Et ce, quelques mois après les émeutes de juin qui avaient aussi participé à la droitisation dont témoignaient les instituts de sondage à l’été 2023. Les chaînes d’information en continu (Cnews en tête) ont repris en boucle cette « démonstration identitaire » jusqu’à contaminer les journaux télévisés traditionnels.

Les milliardaires Vincent Bolloré, Daniel Kretinsky et Pierre-Edouard Sterin ont d’ailleurs bien compris ce rôle de régulateur des médias traditionnels. Comment expliquer autrement leurs volontés de rachat de médias dont la rentabilité économique fait souvent défaut. De même que Jordan Bardella qui affirmait encore il y a peu que l’une de ses premières mesures en tant que Premier ministre serait de privatiser les chaînes publiques d’information.  

Face à ce cocktail explosif que représente la fusion de la bataille identitaire, des réseaux sociaux et des médias, les gauches sont fondamentalement désarmées et ne peuvent pas gagner.

Les quelques partis à gauche ayant adapté leur stratégie médiatique à cette nouvelle donne identitaire et radicaliser leur communication finissent lentement de se discréditer : la France insoumise est désormais considérée comme une plus grande menace pour la démocratie que le Rassemblement national[7] et comme un parti qui attise la violence. Quant aux partis ayant refusé cette brutalisation du débat public, leur existence médiatique est somme toute assez relative.  

Desserrer l’étau identitaire nécessite de changer drastiquement les règles du jeu médiatique et de réglementer les plateformes et réseaux sociaux : voilà pourquoi le premier combat de la gauche est désormais le combat informationnel.

De nombreuses propositions peuvent être émises dans ce sens. Tant dans la régulation des médias (inscription dans la Constitution d’un droit à l’information et de son corollaire la liberté de la presse ; renforcement du contrôle du Parlement sur les nominations à la tête de l’audiovisuel public ; adoption d’une loi anti-concentration, renforcement de la protection du secret des sources des journalistes, etc…) que dans la régulation des réseaux sociaux (contrôle du rythme des likes, retweets et partages, remise en cause des rentes publicitaires des GAFAM, etc…)[8].

Dans le contexte actuel d’absence de majorité à l’Assemblée nationale, cette lutte pour la régulation médiatique au nom de l’apaisement du débat public, et plus largement de la liberté d’informer, est un des rares combats pour lesquels un compromis est possible entre les partis du Nouveau Front populaire, des députés centristes et de centre-droit. Nul doute également que la société civile est amenée à jouer un grand rôle dans cette lutte.

La fragmentation de la société française n’est pas un horizon irrémédiable. La France n’est pas Twitter comme le dit si bien Denis Maillard et l’image que nous renvoient les réseaux sociaux et les journaux télévisés n’est pas un calque exact de l’état d’esprit des Français (c’est en tout cas l’une des leçons que l’on doit tirer de ces élections législatives)

Lorsqu’éclatent les émeutes urbaines suites à la mort de Nahel Merzouk à l’été 2023, « le discours médiatique a instantanément opposé les « anti-flics » aux « anti-banlieues ». Or l’enquête réalisée par le think tank Destin commun montre qu’une grande majorité de Français ne se situait dans aucun des deux camps : « parmi ceux qui s’inquiétaient de l’hostilité envers les jeunes des quartiers, 80 % étaient aussi inquiets de l’hostilité envers la police, et réciproquement »[9].

La situation est peu ou prou la même en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, « trois mois après le début de la guerre, parmi les 66 % de Français qui se déclaraient inquiets pour la population palestinienne, 79 % exprimaient aussi de l’inquiétude pour la population israélienne »[10].

Certes la division et la fragmentation nationales sont vécues comme telles par une majorité de citoyens : « 75 % des Français jugent que notre pays est divisé et 56 % considèrent même que nos différences sont trop importantes pour que nous puissions continuer à avancer ensemble »[11]. Mais cette situation n’appelle rien d’autre qu’un renforcement de l’intervention des pouvoirs publics afin de retrouver le chemin de la cohésion nationale. Encore faut-il en avoir les moyens et les capacités.

 

Ne pas trahir l’espoir : le nécessaire combat capacitaire

S’engager dans la voie de ce combat informationnel est une nécessité à (très) court-terme mais cela ne peut en aucun cas être l’unique terrain de lutte. Les insécurités, peurs et angoisses vécues par des pans entiers de la population, exacerbées par les réseaux sociaux, n’en sont pas moins réelles. La société de survie, des égos meurtries et des humiliations n’a pas attendu l’avènement de Twitter et de TikTok pour exister.

La dérégulation économique et financière, la compression des salaires, le recul des services publics, la ségrégation urbaine, le développement des avantages fiscaux au profit du capital et des dirigeants des multinationales sont des réalités indéniables.

Et répondre à l’ensemble de ces défis nécessite, avant toute de chose, de disposer de marges de manœuvre. Chose plus simple à dire qu’à faire. Ces fameux pouvoirs publics subissent depuis les années 1980 un affaiblissement continu de leurs capacités d’intervention. Un affaiblissement autant externe qu’interne.

D’une part, l’entrée dans la mondialisation néolibérale n’a pu se faire qu’en dessaisissant les pouvoirs publics (l’Etat au premier titre) d’un certain nombre de prérogatives et de compétences au profit d’institutions internationales par nature libérales (FMI, Banque mondiale, OCDE, Union européenne).

La social-démocratie a notamment, et dès les années 1980, fait le « pari faustien » (selon l’expression du politiste Remi Lefebvre) de la construction européenne : renoncer à la régulation nationale pour retrouver d’hypothétiques marges de manœuvre au niveau européen. Or aucune marge nouvelle n’est apparue. Pire, l’Union européenne a légitimé les dérégulations économiques et financières[12].

Une situation par ailleurs parfaitement résumée par le sénateur de Charente-Maritime Mickaël Vallet dans un article publié par le Temps des Ruptures : « La structuration des institutions européennes pousse systématiquement (au sens littéral) à une politique libérale, alors que la mondialisation des échanges nécessiterait que les peuples conservent la maîtrise de leur choix face au marché pour pouvoir en tirer un bénéfice réel et que cette nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité ne se résume pas à la délocalisation industrielle et à la concurrence entre des travailleurs du même continent.[13]»

D’autre part, cette entrée a été concomitante d’un démantèlement interne des pouvoirs publics. Les différentes vagues de décentralisation que l’on nous a vendues comme un remède à l’éloignement des décisions publiques et au cancer bureaucratique français ne se sont jamais réalisées qu’au profit d’élites et de notables locaux. Elles ont participé au désengagement de l’Etat et au recul des services publics. La décentralisation s’est faite sans le peuple[14].

Quant à l’Etat lui-même, à force de réductions des effectifs de fonctionnaires (enseignants, policiers, personnels de santé, etc..), de règlementations technocratiques absurdes et d’empilement de strates administratives, son action sur la société est devenue brouillonne et peu ambitieuse. Le lien de confiance qui l’unissait auparavant aux citoyens s’est peu à peu distendu.

« On peut s’interroger dès lors sur les conditions de possibilité d’une véritable politique de gauche ou arriver à la conclusion qu’elle implique des choix très radicaux et des ruptures auxquelles beaucoup de dirigeants de gauche ne sont pas prêt à consentir.[15]»

La gauche doit être une réponse à l’impuissance publique organisée depuis maintenant plus de 40 ans. Sans cela, lever l’espoir de grandes transformations sociales et écologiques ne servira à rien sauf à alimenter le ressentiment national.


Nouveau récit, nouveau modèle : la reconquête républicaine

Retrouver « au royaume morcelé du moi-je, le sens et la force du nous[16] » nécessite enfin de retrouver le chemin d’un nouveau récit, susceptible de mettre à bas la mythologie de la guerre civile que les entrepreneurs du chaos entretiennent tout aussi bien que l’apathie démocratique qui sévit dans l’Hexagone.

L’idée républicaine peut jouer ce rôle, si et seulement si, est mis un terme au faux consensus qui règne à son encontre. Manquant de rigueur dans l’analyse et dans le verbe, les faux républicains de la droite macroniste et de l’extrême droite ont réduit le projet républicain à une simple défense des droits civils, lui faisant faire un bon en arrière d’une bonne centaine d’années.

Ce faisant ils méprisent l’ensemble des combats menés au cours du XXe siècle pour la reconnaissance de droits sociaux (le droit du travail, la sécurité sociale, le droit à la retraite) et entrent en contradiction avec la Constitution de la Ve République (qui reconnaît dans son article 1er le caractère social de la République française)

« La gauche « sociale » celle de Louis Blanc, de Jaurès, de Blum, du Conseil national de la Résistance, est la force politique authentiquement porteuse d’un projet républicain qui suppose que les effets inégalitaires du marché soient maîtrisés, que certains biens essentiels à l’autonomie comme l’éducation et la santé demeurent accessibles à tous comme un droit et non pas réservés à ceux qui peuvent les payer.[17]»

Supposant une conception de la liberté comme « non domination », le projet républicain ne demande d’ailleurs qu’à être approfondi par l’intégration des luttes contre les différentes formes de discrimination[18] et du combat écologique (c’est tout le sens des travaux de Serge Audier sur l’éco-républicanisme).

Tel pourrait être en tout cas le sens d’une gauche qui ne se résigne pas à voir la bataille identitaire fracturer un peu plus le pays et qui assumerait de nouveau être le camp d’une concorde et d’une cohésion nationales retrouvées.

Références

[1] Selon la typologie mise en place par Pierre Martin dans son ouvrage Crise mondiale et systèmes partisans, Presses de Sciences Po, 2018,

[2] https://legrandcontinent.eu/fr/2024/07/08/legislatives-comment-la-mecanique-du-barrage-a-fonctionne/

[3] Asma Mhalla, Algorithmes sous tension : La Fièvre en trois équations technopolitiques

à résoudre, Fondation Jean Jaurès

[4] On observe d’ailleurs une réduction drastique du spectre des idées économiques et sociales représentées sur la place publique depuis les années 1980.

[5] Denis Maillard, De Baron noir à La Fièvre : portrait du conseiller en scénariste, Fondation Jean Jaurès

[6] Asma Mhalla, Algorithmes sous tension : La Fièvre en trois équations technopolitiques

à résoudre, Fondation Jean Jaurès

[7] https://www.francetvinfo.fr/politique/la-france-insoumise/lfi-considere-comme-plus-dangereux-pour-la-democratie-que-le-rn-selon-un-sondage_6113646.html

[8] Voir à ce sujet Dominique Boullier, Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux, éditions du Passeur, 2020

[9] Denis Maillard, De Baron noir à La Fièvre : portrait du conseiller en scénariste, Fondation Jean Jaurès

[10] Idem

[11] Idem

[12] Voir à ce propos mon article sur la construction européenne : https://letempsdesruptures.fr/index.php/2024/05/22/une-certaine-idee-de-leurope/

[13] https://letempsdesruptures.fr/index.php/2024/06/17/du-resultat-des-europeennes-la-double-pression-2/

[14] Voir à ce sujet Aurélien Bernier, L’illusion localiste, l’arnaque de la décentralisation dans un monde globalisé, les éditions utopia, 2020.

[15] Rémi Lefebvre, Faut-il désespérer de la gauche, éditions textuel, 2022, p.44

[16] Régis Debray, Le moment fraternité, Gallimard, 2009

[17] https://aoc.media/analyse/2024/07/01/larc-republicain-une-mise-au-point/

[18] Voir à ce sujet les thèses de Philip Pettit.

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Penser le rap : entretien avec Kévin Boucaud-Victoire

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Le Temps des Ruptures : Votre livre revient sur l’histoire du rap, de ses origines américaines jusqu’à ses différents embranchements contemporains. Vous montrez bien qu’au départ, loin d’être une musique contestataire, il s’invite dans les block parties. Comment expliquez-vous alors la confusion qui existe dans l’esprit de nombre de nos contemporains lorsqu’ils affirment que le rap serait, par essence et origine, protestataire ?

Kévin Boucaud-Victoire : 

Le rap est né du hip-hop, lui-même issu des block parties. La première d’entre elles se déroule le 11 août 1973, dans le Bronx, à New York, à l’initiative de Clive Campbell – plus connu sous le blaze de DJ Kool Herc – et de sa sœur Cindy Campbell. Il s’agit de l’anniversaire de cette dernière : la soirée a lieu en plein air, la rue est bloquée, l’entrée est payante et le frère est aux platines. Nous sommes après les morts de Malcolm X et Martin Luther King et le Black panthers party est mal-en-point. Les ghettos sont en pleine dépolitisation et sont rongés par la violence et la drogue. Le hip-hop, avec les block parties, est avant tout festif. On peut néanmoins noter que certains acteurs ont déjà une ambition sociale. C’est par exemple le cas d’Afrika Bambaataa, DJ auteur du slogan « Peace, Unity, Love and Having Fun », qui voit dans le mouvement un moyen d’éloigner les jeunes des gangs. Après cette première période, vient celle des premiers tubes : «Rapper’s Delight », de The Sugarhill Gang, en 1979, et «The Message » de Grandmaster Flash, en 1982. Les deux sont sortis sur le même label. Le premier morceau est purement festif. Je qualifierai le second de social – plutôt qu’ “engagé”, car il ne revendique rien. C’est avec ces deux tubes que prend racine le mythe d’un rap qui marcherait sur deux jambes, l’une festive et l’autre engagée.

En France, le rap arrive alors que les médias comme les responsables politiques découvrent le «problème des banlieues ». Le rap lui est immédiatement associé. Ajoutons que durant cette période les banlieues sont bien plus politisées qu’aujourd’hui et le rap le reflète.

Mais la vraie raison est politique. Après l’échec de Mai 68, une partie de l’intelligentsia de gauche cherche un nouvel agent révolutionnaire à même de remplacer le prolétariat. Les jeunes – qui ont fait une apparition foudroyante sur la scène sociale en Mai 68 – et les immigrés font partie des candidats. Les banlieues sont peuplées – quand on les analyse de manière caricaturale – de jeunes, d’origine immigrée et pauvres. Cela en fait de parfaits sujets révolutionnaires. Leur musique ne peut être que subversive. En pratique, le rap du début, à quelques exceptions notables, a mêlé revendications sociales et volonté de s’intégrer au système, rejet des institutions et rêves consuméristes.

Le Temps des Ruptures : dans les années 1990/2000, le rap est perçu comme «la musique des ghettos ». D’une part parce qu’il provient des quartiers populaires français, et y est grandement écouté, d’autre part parce qu’il est supposé incarner ses maux. À l’époque, comment les hommes et femmes politiques appréhendent cette musique «porte-voix » ?

Kévin Boucaud-Victoire : 

Au départ, ils en ont eu peur. Après avoir été un mouvement cool et branché, notamment grâce à l’émission H. I. P. H.O. P., animée par Sidney. Ce sont, pour faire simple, des  jeunes sympas qui tournent sur la tête, parlent en argot et s’habillent de manières originales.

Les choses basculent à la fin des années 1980. Rap, cités, immigration, délinquance, violence et vandalisme commencent alors à être amalgamés. Le rap est en outre de plus en plus associé au tag, qui commence à coûter cher à la RATP et fait l’objet de plusieurs articles et reportages. Que le premier grand groupe français se nomme NTM («Nique ta mère ») n’a pas dû aider. Le rap effraie les hommes et femmes politiques. La droite condamne unanimement et tente même à certains moments de faire censurer des textes. Le rap lui rend bien cette hostilité et la droite devient une de ses cibles favorites. C’est plus clivé à gauche : certains veulent apparaître «dans le coup », y voient justement une musique révolutionnaire ou au moins la musique d’une partie de leur électorat. Le rap obtient alors  la reconnaissance du ministère de la Culture et des soutiens de la politique de la ville.

Le Temps des Ruptures : vous montrez bien dans votre ouvrage que «se présentant souvent volontiers comme anti-systèmes, les rappeurs sont le fruit de la société de consommation ». Le rap, du moins celui qui vend, est incontestablement capitaliste et l’argent y fait office de réussite suprême. Booba a bien résumé cela avec sa phrase : «mes victoires sont des échecs mes échecs sont des chefs d’œuvre ». Mais ne subsiste-t-il pas dans le rap une subversion de la morale (pour le meilleur et souvent pour le pire) ? En témoignent les provocations d’un artiste comme Freeze Corleone.

Kévin Boucaud-Victoire : 

En réalité, tous les biens culturels contemporains, qui sont produits avec des méthodes industrielles – supposant une consommation de masse et une fabrication standardisée – s’insèrent dans le capitalisme. Mais la spécificité du rap, qui le rapproche du rock d’ailleurs, c’est d’avancer avec le masque de la rébellion. Il existe effectivement dans le rap une forme de subversion morale, que ça soit dans les noms des artistes ou groupes («Nique ta mère » de JoeyStarr et Kool Shen par exemple), dans les textes (il suffit d’écouter “Sacrifice de poulet » de Ministère A.M.E.R. ou «Saint-Valentin » d’Orelsan pour s’en convaincre) et même dans le vocabulaire utilisé (il faudrait compter le nombre de «putes » utilisé par morceau d’Alkpote). Le rap est parfaitement calibré pour choquer le bourgeois, même quand il n’est pas revendicatif. C’est d’ailleurs pour cela que les jeunes bourgeois aiment tant écouter du rap en soirée, c’est leur rébellion à eux, leur manière de tuer le père à peu de frais. Malheureusement, depuis au moins les années 1970, l’ordre moral n’est plus le carburant du capitalisme. C’est au contraire la subversion qui est son moteur, comme l’a si bien souligné le philosophe communiste Michel Clouscard. Ce mode de production, devenu un «fait social total », comme dirait l’anthropologue socialiste Marcel Mauss, aime dynamiter la morale, pour mieux favoriser l’extension du domaine du marché.

Le Temps des Ruptures : votre livre présente l’évolution musicale du rap qui, avec le tournant des années 2010 (La Fouine, Soprano, Sexion d’Assaut), devient la nouvelle pop écoutée par tous. Mais ce succès du rap n’est-il pas également dû au métissage avec des musiques dansantes ? Je pense par exemple à l’afrotrap (MHD), ou une sorte de raï rappé (Soolking). La mélodie semble désormais prendre le pas sur les paroles. 

Kévin Boucaud-Victoire : 

Oui,  bien sûr. Comme je le dis, le rap se marie avec tous les styles musicaux. Le rap n’a jamais existé par lui-même musicalement. Au départ, il se nourrit de la funk et de la soul, à travers le sampling, technique qui permet de créer une musique à partir d’un échantillon sonore. Aujourd’hui, le rap puise dans tous les registres, si bien qu’il y en a pour tous les goûts.

Le Temps des Ruptures : vous revenez dans Penser le rap sur l’ultra-conservatisme de nombreux rappeurs. Toutefois, le passage sur le sexisme est assez court alors que cet aspect est prégnant dans le rap. Dans quelle mesure l’imaginaire misogyne véhiculé par le rap prend-il sa source dans un imaginaire mental plus large des quartiers populaires ? Ou au contraire l’exacerbe, voire le pervertit-il ? 

Kévin Boucaud-Victoire : 

En fait, cette question est assez difficile et mérite nombre de nuances. Comme l’écrit Bénédicte Delorme-Montini, dans La gloire du rap : «Étant donné la diversité des profils des rappeurs, en France, il semble en tout cas qu’il faille se résoudre à renoncer à une explication englobante en termes de motivation culturelle, ce qui laisse la question ouverte en ce qui concerne les individus». Je vais essayer néanmoins de fournir un début d’explication. Schématiquement, je dirais qu’il y a deux formes de sexisme dans le rap français : un sexisme «traditionnel » et un sexisme «capitaliste ». Le premier repose sur certaines valeurs traditionnelles, et trouve probablement écho dans une forme de sexisme effectivement courant en banlieue – même s’il faut être prudent et éviter les généralisations. C’est, pour faire simple, la réduction de la femme à la bonne mère, à la bonne ménagère, pure, etc. À titre d’exemple, Rohff rappe dans «Pour ceux » : «Pour les pucelles, celles qui puent pas d’la chatte des aisselles / Qui prennent soin d’elles, font la cuisine, la vaisselle, qui ont fait le mariage hallal ».Ou Seth Gueko dans «Adria music » : «Elle se prennent toutes pour Nicki Minaj / Elles font plus le ménage, elles ont le balai dans la schneck.» Élégant… Le second n’est pas propre au rap, mais ce dernier l’exacerbe et, je pense, influe sur les mentalités. Il repose sur l’objectivation du corps de la femme et sa marchandisation, au moins symbolique.

En effet, Bénédicte Delorme-Montini évoque un « mouvement général de fond qui met le sexe à la une, rencontre du trash commercial et de la spectacularisation de l’intime qui révèle un nouveau rapport au corps et modifie les termes de la présentation de soi. Caractéristique du nouvel univers médiatique impudique et spectaculaire sous-tendu par Internet, la télé-réalité qui explose aussi illustre exemplairement le succès de ce nouveau modèle féminin ». En clair, le rap s’inscrit dans un phénomène d’hyper-sexualisation de la femme, qui touche plus largement la pop music et qui débute dans les années 2000. Si Booba s’est particulièrement bien illustré sur ce mode, celui qui a été le plus loin, c’est sans nul doute Kaaris, dont le premier album, Or noir, a été qualifié de «version cul de Scarface » par le youtubeur Jhon Rachid, et qui a fêté récemment ses dix ans en concert, avec sur scène, des danseuses avec des godes dans les fesses. On peut par exemple y entendre : «J’leur mets profond, j’fais d’la spéléo / J’t’ouvre la gorge comme une trachée / Une facial j’te refais la déco » («Bouchon de liège ») ; «Vingt mille lieues toute l’année, ma bite dans ton cul fait d’l’apnée » («Bouchon de liège ») ; ou encore «Si j’devais choisir entre tout ce biff et toutes ces bitchs / Je prendrais le gros chèque, parce que l’oseille est la plus bonne des schnecks » («Or noir »).

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Préserver la laïcité

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Le Temps des Ruptures : pourquoi avoir décidé de focaliser votre ouvrage sur la question de la laïcité au sein de l’école et des signes religieux ?

Auteurs :

Parce qu’il nous apparaissait essentiel d’expliquer comment une loi si singulière, si française, avait pu être adoptée et désormais largement acceptée. C’est un paradoxe en soi, la France est une des seules démocraties à avoir banni les signes religieux ostensibles à l’école, et pourtant plus de 80% des Français approuvent cette mesure. Par ailleurs, l’occasion faisant le larron, les vingt ans de la loi de 2004 offraient un cadre idéal pour présenter l’histoire de l’appréhension des signes religieux dans l’enceinte scolaire.

Le Temps des Ruptures : un des arguments évoqués par ceux qui étaient contre l’interdiction de signes religieux à l’école en 2004, était la possibilité pour les jeunes, d’être scolarisés dans des établissements privés dispensant un enseignement religieux. Qu’en pensez-vous ? est-ce que la situation, depuis la loi de 2004, a évolué sur ce sujet ?

Auteurs :

Le risque était effectivement que beaucoup de jeunes de confession musulmane se détournent de l’école publique, pour aller dans des écoles coraniques où leur liberté de culte aurait été absolue. L’argument faisait sens, il était également défendu par des personnes qui, à titre personnel, étaient par ailleurs farouchement opposées au port du voile. Le risque d’un départ massif vers les écoles coraniques est aussi évoqué par plusieurs membres de la commission Stasi. Car, rappelons-le, outre les pourfendeurs de la laïcité « à la française », nombreux sont les laïques sincèrement inquiets des conséquences négatives que pourrait provoquer l’interdiction des signes religieux ostensibles et notamment des attaques que pourrait subir la France, à l’image de la prise d’otage de deux Français en août 2004 revendiquée par l’« Armée islamique en Irak », et dont le communiqué ordonne à la France d’« annuler la loi sur le voile, en raison de ce qu’elle comporte comme injustice et agression contre l’islam et la liberté personnelle dans le pays de la liberté présumée ».

C’est pourquoi la loi prévoit que soit réalisée une enquête sur la rentrée scolaire de septembre 2004. C’est Hanifa Chérifi qui s’en est chargée[1]. Or les chiffres montrent que moins d’une centaine de jeunes filles de confession musulmane sont passées du public au privé en raison de la loi entre les années scolaires 2003-2004 et 2004-2005, dont une écrasante majorité vers des établissements privés sous contrat, et non pas des écoles coraniques comme le craignaient beaucoup d’analystes.

Le Temps des Ruptures : vous indiquez que l’ensemble des membres de la commission Stasi, n’était pas favorable à l’adoption d’une loi interdisant les signes religieux au démarrage des travaux. Pouvez-vous revenir sur les éléments clés, qui ont fait évoluer l’opinion des membres plutôt initialement réfractaires ?

Auteurs :

Vous faites bien de rebondir sur cette évolution. Elle est la clé de compréhension de la loi de 2004. Pourquoi les sages se sont-ils progressivement ralliés à l’idée d’une loi d’interdiction ? Comment des « fortes personnalités indépendantes et libres », selon le mot de Rémy Schwartz, finissent-elles par changer d’opinion ?

La question est large et concentre l’essentiel du propos de notre livre. Entre juillet et décembre 2003, quelque 140 auditions, publiques et privées, sont menées par les membres de la commission Stasi. Les personnalités entendues sont diverses : hommes et femmes politiques, élus locaux, syndicalistes, ministres, représentants des cultes, associations de défense des droits de l’homme, professeurs, chefs d’établissement, CPE médecins, policiers et gendarmes, directeurs d’hôpital, infirmières, directeurs de prison, fonctionnaires d’administrations centrales, chefs d’entreprise, jeunes filles concernées par la question du voile, etc. Progressivement, les sages découvrent des réalités de terrain qu’ils ne connaissent pas, ou mal. Certaines auditions, singulièrement marquantes (notamment celles des personnels de l’Éducation nationale et des associations agissant pour les droits des femmes dans les quartiers difficiles), font l’effet d’un électrochoc et révèlent une situation ignorée par certains. Comme le fait remarquer une des membres de la commission Stasi, Gaye Petek, « il fallait pour certains quitter Saint-Germain-des-Prés ».

Sans dramatisation aucune, ils découvrent dans certains quartiers la ségrégation subie par de nombreuses jeunes filles. Une dirigeante associative déclare que « la situation des filles dans les cités relève d’un véritable drame ». Le rapport Stasi précise, sur le fondement de ses auditions : « Les jeunes filles, une fois voilées, peuvent traverser les cages d’escalier d’immeubles collectifs et aller sur la voie publique sans craindre d’être conspuées, voire maltraitées, comme elles l’étaient auparavant, tête nue ». Ils appréhendent mieux la progression de l’islamisme dans plusieurs territoires, et notamment à l’école, cible privilégiée s’il en est tant elle est au fondement du socle républicain.

Pour certains, ce furent les auditions des personnels de l’Education nationale qui ont modifié leur perception des choses. Pour d’autres, celles des associations de quartiers ou des jeunes filles venues exprimer leur détresse.

Le Temps des Ruptures : vous citez Jean Poperen dans le livre au sujet de l’intégration, qui selon lui est « une des grandes questions des années à venir ». Sommes-nous passés à côté de cette question ? le rapport Stasi avait proposé plusieurs mesures sur l’intégration, qui n’ont pas été retenues à l’époque (par exemple l’adaptation du calendrier, avec des fêtes religieuses non-catholiques).

Auteurs :

C’est un sujet délicat, puisque tout dépend ce qu’on entend par intégration. N’en étant pas un expert, je ne m’y essayerais pas. Il est toutefois certain que le rapport Stasi tenait sur deux jambes : d’une part une plus grande fermeté vis-à-vis du prosélytisme religieux, et d’autre part la reconnaissance du pluralisme religieux et un travail fait sur l’intégration et l’ascenseur social. C’est certain, la deuxième jambe n’a pas tenu. La faute à Chirac. Peut-être un gouvernement de gauche aurait-il été davantage capable d’articuler les deux aspects, restrictif d’un côté et intégrateur de l’autre. Une des mesures phares que tu cites, c’est la proposition de Patrick Weil de faire des fêtes religieuses de Kippour et de l’Aïd-el-Kébir des jours fériés dans toutes les écoles de la République. Considérant à juste titre que le paysage religieux a changé depuis 1905, et que les fêtes nationales religieuses sont exclusivement catholiques, ou à tout le moins chrétiennes, les sages prônent cette mesure audacieuse. Malheureusement, Jacques Chirac n’en fera rien.

Le Temps des Ruptures : depuis l’affaire de Creil, le vide juridique et l’arrêt du Conseil d’Etat de 1989, a entretenu une situation floue pour les professeurs, jusqu’à l’adoption de la loi de 2004. Considérez-vous, qu’aujourd’hui, la loi de 2004 donne l’ensemble des outils aux professeurs pour pouvoir permettre le respect de la laïcité et la gestion de situations religieuses difficiles ? comme vous l’indiquez dans l’ouvrage, le pourcentage de professeurs qui indiquent se censurer pour éviter des accidents, est en augmentation (notamment depuis les meurtres de Samuel Paty, et de Dominique Bernard).

Auteurs :

La loi de 2004 est une loi d’apaisement, indéniablement. Elle a fait ses preuves, et plus grand monde aujourd’hui (à part quelques trotskistes et islamistes) ne la remet en cause. A chaque sondage, entre 80 et 90% de Français l’approuvent, et les chiffres sont équivalents chez les professeurs.

Cette loi était et est toujours indispensable, mais elle ne peut résoudre à elle seule les problèmes posés par l’intégrisme religieux, notamment islamique, à l’école. Il s’agit d’un combat de long terme, presque un conflit civilisationnel entre la République laïque et l’islamisme, comme au temps de la lutte entre les cléricaux et les républicains. Le combat est politique et culturel tout autant que juridique et administratif. Des progrès ont été faits dans la gestion des atteintes à la laïcité depuis l’assassinat de Samuel Paty. Enfin, des progrès sur le chemin administratif à mener pour tordre le bras à ces atteintes. Malheureusement, ces atteintes augmentent d’année en année, et les professeurs sont de plus en plus inquiets. Tout ne se résoudra toutefois pas avec des mesures législatives, ou répressives. C’est un combat de longue haleine que nous devons collectivement mener.

Le Temps des Ruptures : dans quelle mesure les réseaux sociaux, notamment Tik-Tok, contribuent selon vous à organiser les atteintes à la laïcité ? Le rôle de ce réseau social, a bien été démontré lors des polémiques autour de l’abaya à l’école en 2023.

Auteurs :

Je ne pense pas que TikTok contribue aux atteintes individuelles à la laïcité. Je peux me tromper, mais je pense qu’elles sont davantage dues à l’environnement familial. Par exemple, pour certains parents, il apparaît évident qu’un homme ne peut serrer la main à une femme, sans que soit exprimée explicitement la consigne à l’enfant d’en faire de même. Mais, l’enfant voyant que sa famille applique une certaine orthopraxie, décidera d’en faire de même.

En revanche TikTok joue deux rôles distincts mais complémentaires. Il donne voix aux imams rétrogrades (le mot est faible), lesquels peuvent apparaître sur les fils d’actualité des jeunes. Dès lors, même si les imams ne promeuvent pas d’atteinte à la laïcité à l’école, leurs prêchent mettent en exergue une vision intégriste de la religion musulmane, laquelle peut persuader ou convaincre des adolescents qu’elle est la bonne. En 2022 en revanche, il y a clairement eu une action concertée des prédicateurs islamistes, suivis ensuite par les influenceuses et influenceurs, afin de mener une offensive à la rentrée de septembre, avec la recommandation d’un port massif de l’abaya. Plusieurs notes ministérielles, des renseignements territoriaux ou du CIPDR, avaient d’ailleurs alerté le ministre dès l’été, en vain.

Le Temps des Ruptures : diriez-vous qu’une certaine partie de l’opinion publique, notamment les jeunes (vous parlez d’effet de génération dans l’ouvrage), est en train de devenir favorable à un multiculturalisme à l’anglo-saxonne ? Si oui, quel en est les causes ?

Auteurs :

Je dis qu’il y a sûrement un effet de génération, mais également probablement un effet d’âge. On ne pourra distinguer les deux que lorsque des études sociologiques seront menées sur cette « portée » des 18-24 ans. Pour répondre à ta question, la laïcité est de moins en moins comprise par une partie de la population, notamment les jeunes. Car, chez les autres catégories d’âge, l’attachement au principe de laïcité est toujours aussi fort. Les Français sont d’ailleurs parfois plus « laïcards » que ce que la loi prévoit.

L’impérialisme américain, qui passe autant par les séries que les réseaux sociaux, a fait émerger une vision effectivement plus « libérale » de la laïcité chez les jeunes Français. Le conflit entre l’Église et la République nous apparaît de plus en plus lointain, et la liberté promise par la laïcité est bien plus exigeante que la tolérance anglo-saxonne. On peut mobiliser le philosophe Philip Pettit, lequel distingue deux formes de libertés. Une liberté comme non interférence, c’est un peu celle à la mode, assimilable au néolibéralisme, « je suis donc je choisis ». L’autre, la liberté comme non domination, est plus assimilable au républicanisme français. Cette forme de liberté incite à prendre en compte les dominations non juridiques, celles exercées par les groupes de pairs, les divers cercles de sociabilité. L’exemple typique, c’est le voile.

En fait, dans la tradition laïque française qui fait de l’État le protecteur des individus face aux cléricalismes – ce qui nous distingue de la tradition anglo-saxonne –, l’interdiction des signes religieux ostensibles protège la majorité des élèves musulmanes qui ne le portent pas et ne souhaitent pas le porter, au détriment certes de la minorité qui le porte par choix. La liberté de conscience prime sur la liberté de culte. Comme l’explique le philosophe et membre de la commission Stasi Henri Peña-Ruiz : « en France, l’enfant a droit à deux vies. La vie dans la famille, où il est incliné à suivre telle ou telle religion, par imprégnation, osmose ou obligation. La deuxième vie, c’est la vie à l’école, où il ne recevra aucun conditionnement religieux, où sa liberté s’épanouira ». L’idée n’est évidemment pas de nier le caractère déterminé de toute existence – tant sur le volet social que culturel ou religieux –, mais de donner aux élèves un espace de « respiration laïque » sur le temps de l’école. La laïcité se confond alors avec l’émancipation, ou plutôt la possibilité de l’émancipation.

Le Temps des Ruptures : la loi de 2004, est-elle toujours adaptée pour pouvoir identifier les nouveaux signes religieux ? Une intervention du politique, notamment de Gabriel Attal à la rentrée 2023 pour indiquer que l’abaya, ainsi que le qamis sont des signes religieux, a été nécessaire pour dissiper le flou.

Auteurs :

Oui. En fait, le gouvernement aurait pu réagir dès 2022, sans essayer d’en faire une instrumentalisation médiatique en septembre 2023 pour éviter que l’on parle de l’absence de professeurs dans des centaines de classes…  Car la jurisprudence du Conseil d’État avait quant à elle, dès 2007, confirmé qu’un signe a priori non religieux – en l’occurrence un bandana – pouvait être caractérisé comme religieux. La loi de 2004 ne listait pas de signes religieux, justement pour éviter qu’un événement comme l’émergence de l’abaya soit possible. Le Conseil d’État, dont la tradition en matière de la laïcité est libérale, crée, par cette jurisprudence, en plus de la catégorie des signes religieux ostensibles par nature, la notion de signes religieux par destination. En d’autres termes, savoir si un signe est prescrit ou non par les autorités religieuses n’intéresse pas l’État. Ce qui compte c’est le caractère que lui donne l’élève. Vous remarquerez d’ailleurs que, d’une part une écrasante majorité de professeurs a soutenu cette interdiction, d’autre part il n’y eut plus de problème quelques jours après l’annonce de Gabriel Attal.

Références

[1] Hanifa Chérifi, « Application de la loi du 15 mars 2004 », Hommes & migrations, Laïcité : les 100 ans d’une idée neuve. I. À l’école, 2005, p. 33-48.

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Célébrer la pride

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“Qui fait l’homme et qui fait la femme” ? Cette question, d’un ton plutôt daté, la plupart des couples queer l’ont entendue. Bien que la tolérance sexuelle ait gagné du terrain ces dernières années, dans la loi comme dans les médias(1), l’équilibre de ces couples questionne encore beaucoup. L’indiscrétion des personnes osant cette question est-elle plus à blâmer que l’origine de cette idée ? Si l’idée d’une répartition genrée dans le couple est si répandue, c’est bien parce qu’elle est socialement actée. L’attribution de rôles genrés aux femmes et aux hommes est intrinsèquement liée aux dynamiques en place dans la société patriarcale. Et ce constat s’étend également aux couples homosexuels, qui bien qu’hors de l’hétérosexualité, n’en subissent pas moins les injonctions hétéronormées.

Alors qui fait l’homme et qui fait la femme ?

Dans l’esprit de celui ou celle qui pose cette question, existe une version assez précise d’un couple homosexuel, tout d’abord visuellement. L’apparence est en effet le premier trait donné aux injonctions de genre, qui attribue certains traits physiques au domaine du féminin et du masculin. Cette caractérisation ne s’arrête pas aux portes de l’hétérosexualité, elle intervient également dans les milieux queer, catégorisant des personnes comme masculines ou féminines. La classification genrée qui est appliquée aux personnes queer est directement issue de la vision hétérosexuelle que nous avons de la société et plus précisément du couple. Une femme doit faire couple avec un homme et si ce n’est pas le cas alors il faut que cette dichotomie soit représentée dans le couple de femmes, avec l’une jouant le rôle de l’homme et l’autre jouant le rôle de la femme. Ces rôles ne se limitent pas à l’expression physique du genre, ils s’expriment également dans les attentes qui peuvent apparaître au sein du couple, qui bien que queer, n’est pas pour autant immunisé face aux exigences hétéronormées de la société. L’intériorisation de normes sociales genrées peut ainsi faire peser sur les épaules des membres du couple des attentes propres à leur expression de genre, qui se résume vulgairement aux personnes féminines à la cuisine et masculines au bricolage.

Le féminisme a beaucoup à apporter également aux couples queer, puisque venant déconstruire la vision patriarcale que nous impose la société. Nombre de sociologues(2), philosophes(3), ou encore anthropologues(4) féministes viennent repenser les rôles genrés voire même le genre, et ainsi nourrir une vision radicalement différente de celle imposée par le patriarcat. Ces travaux nous permettent alors de remettre en question les rôles genrés, dans le couple hétérosexuel comme queer. S’affranchir de ces considérations binaires permet d’accueillir plus librement les expressions d’identités multiples, plus que de genre, et en particulier dans les couples queers, dans lesquels ces questions ne se limitent pas toujours à la binarité du genre.

Il y a donc une multitude de réponses à la question que nous avons tous entendue. Monique Wittig répondrait que les lesbiennes ne sont pas des femmes(5), coupant ainsi court à l’injonction des rôles genrés dans le couple lesbien. Chacun(e) est libre d’apporter la réponse qu’il ou elle souhaite, même si le mieux serait que cette question ne soit plus posée.

Références

(1)En France

(2) Christine Delphy

(3) Monique Wittig

(4) Véra Nikolski

(5) Monique Wittig, La pensée Straight, 1992

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Front populaire contre Front national : les médias doivent choisir leur camp

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Depuis le dimanche 9 juin 2024, aux alentours de 21h, le monde politique est bouleversé par l’annonce présidentielle de la dissolution de l’Assemblée nationale. Entre alliance des gauches et explosion des partis de droite et d’extrême droite, ces journées politiques offrent un spectacle étonnant. Le sujet de cet édito n’est pas de revenir sur ces tractations ou même de présenter une analyse globale des enjeux que recouvrent les prochaines élections législatives. Il entend simplement analyser un point saillant qui risque de déterminer en grande partie les résultats du 7 juillet : le cadrage médiatique.

Selon toute vraisemblance, et plus que jamais, les médias joueront un rôle crucial dans ces élections législatives. A chaque échéance électorale il en va de même, mais notre hypothèse est qu’ils seront, cette-fois ci, plus que jamais déterminants.

Selon Le Figaro(1), en se fondant sur les résultats des élections européennes du 9 juin, 536 (sur 577) circonscriptions pourraient voir un duel entre le Front populaire et le Rassemblement national au second tour. C’est évidemment une fourchette – très, très – haute, et on imagine mal les candidats de la majorité présidentielle ou de LR n’arriver au second tour que dans une quarantaine de circonscriptions. Toutefois ce qui ressort des différentes analyses, c’est qu’une majorité de duels se fera entre le RN et le Front populaire.

Dès lors, ce sont les suffrages des électeurs centristes, macronistes, qui détermineront le vainqueur d’un second tour. Plusieurs enquêtes menées en 2023 montrent que, désormais, Jean-Luc Mélenchon fait figure d’épouvantail pour la bourgeoisie centriste, bien plus que Marine Le Pen. Un sondage de mars 2023 indiquait que Marine Le Pen inquiétaient 39% des électeurs Renaissance ; Jean-Luc Mélenchon 44%. La situation s’est, du reste, empirée depuis le 7 octobre et l’attaque terroriste du Hamas : refus de qualifier le Hamas d’organisation terroriste, rupture de la NUPES par le Parti socialiste, sorties antisémites de Jean-Luc Mélenchon, attaques quotidiennes sur Raphaël Glucksmann, etc.

Un sondage IFOP du 8 février 2024 montre qu’en cas de second tour entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle, 66% des sympathisants Renaissance voteraient pour la candidate du Rassemblement national. Insistons sur ce point : les deux tiers de l’électorat macroniste voteraient pour l’extrême droite en cas de duel face au chef de la France insoumise. Il faut avoir cet élément essentiel en tête à l’heure d’appréhender le rôle que jouent et joueront les médias dans la campagne législative en cours.

En partant donc de l’hypothèse selon laquelle beaucoup de seconds tours verront s’affronter candidats estampillés Front populaire et candidats d’extrême droite, l’électeur centriste est à convaincre. La modération dont a fait preuve Jean-Luc Mélenchon au JT de France 2, et les compromis sur le programme commun (construction européenne, reconnaissance des actes terroristes du Hamas, soutien à l’Ukraine, etc) témoignent de cette prise de conscience. Il faut rassurer le bourgeois.

Mais si les femmes et hommes de gauche ont pris leur responsabilité, il reste un élément qu’ils n’ont pas entièrement entre les mains – même si leurs prises de position peuvent l’influencer -, le traitement médiatique des futurs seconds tours. Car rappelons-nous qu’en avril 2022, au soir du premier tour de l’élection présidentielle, le président de la République Emmanuel Macron n’était crédité que de 53% des suffrages, contre 47% pour Marine Le Pen. Ici, c’étaient les électeurs de gauche qu’il fallait convaincre. Eux qui avaient déjà fait barrage à l’extrême droite en 2002, en 2017, étaient à nouveau appelés à voter pour le candidat de la casse sociale par excellence. Nombre d’entre eux souhaitaient s’abstenir.

Les deux semaines qui ont précédé le second tour ont vu, comme on pouvait s’y attendre, une campagne médiatique de front républicain se mettre en place. Progressivement, à mesure que le risque fasciste devenait réalité (les sondages inquiétants étaient dans les bouches de tous les chroniqueurs et journalistes politiques), à l’initial « ni-ni » était préféré un vote en faveur d’Emmanuel Macron. Finalement, l’on est passé de 6 points d’écart à 17.

La chose est dure à quantifier, mais je fais l’hypothèse que sur les électeurs centristes, les médias dits « traditionnels » ont encore une influence considérable. Que l’on pense aux millions d’auditeurs des matinales radio, ou aux millions de téléspectateurs du journal de 20h, l’audience touchée est grande et, surtout, c’est un audimat dont on peut fortement supposer qu’une grande partie aura voté pour un candidat de la majorité présidentielle au premier tour.

Ces médias ne vont pas appeler à voter pour tel ou tel camp, mais le cadrage médiatique qu’ils feront des sorties des uns et des autres sera décisif. Insidieusement, la diabolisation ou la dédiabolisation afférées au Front Populaire ou au Rassemblement national par la radio, la télévision ou les médias du « centre raisonnable » (qui, généralement, abhorre tout autant voire plus la France insoumise que le Rassemblement national) orienteront une partie non négligeable de l’électorat macroniste à se décider.

Car il ne s’agit pas de savoir si le RN aura 50 ou 100 députés. Il ne s’agit pas de savoir si LFI en aura 30, 50 ou 70. Il s’agit bel et bien de savoir si les électeurs centristes sont prêts à propulser l’extrême droite à la tête de la France.

Références

(1)Le Figaro, 12 juin 2024. 

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Du résultat des européennes : la double pression

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Depuis le dimanche 9 juin au soir et la nouvelle période politique ouverte par le résultat des élections européennes et par la dissolution décidée par le président de la République, vous êtes nombreux sur le terrain à m’interroger sur cette situation et nous sommes nombreux à nous interroger tout court.

Tirer les enseignements de ce qui vient de se passer mériterait un livre en plusieurs tomes tant la densité politique du moment est d’une force rare, et tant ce qui arrive présentement ne peut s’expliquer que par des décennies d’affaiblissement du pouvoir politique, de la parole politique et du niveau général des dirigeants.

Je me limiterai donc, pour l’heure, aux considérations essentielles.

De nombreux maires m’ont fait part de leur effarement dès dimanche soir. « Je me bats dans ma commune pour mettre en place des services, des animations, de l’action culturelle, de l’écoute et de l’aide sociale. Nous faisons en sorte de faire vivre notre petite nation communale et le plus souvent en bonne entente avec la population. Et au moment du dépouillement je ne reconnais pas mes habitants et je ne comprends pas où se trouvent mes 40% d’électeurs d’extrême droite. Qu’est-ce que je peux faire de plus à la mairie pour éviter ça ? ». À ces maires, je veux dire que je comprends leur remise en question mais qu’elle n’est pas justifiée. Les électeurs ont, beaucoup plus que certains ne veulent le croire, l’intelligence de la compréhension du scrutin pour lequel ils se déplacent. Ils savent ce qu’est une élection européenne, ils savent ce qu’est une élection nationale et ils savent ce qu’est une élection locale. Ils savent surtout, et c’est un point fondamental, ce qu’est l’Etat. Si un maire exerce son mandat de la meilleure façon possible c’est en menant des projets dans le domaine d’action qui est le sien. Mais lorsqu’une agence du Trésor public ferme, lorsque des moyens en personnel de l’Education nationale manquent dans les écoles, lorsque la facture de l’énergie n’est pas maîtrisée, lorsque le prix de l’essence vient percuter toute l’organisation d’un ménage qui doit travailler, se déplacer, se chauffer, ces électeurs attendent d’abord de l’Etat qu’il joue son rôle. Nous sommes français et cela est profondément inscrit dans notre inconscient politique. Et les échecs, véritables, sur ces questions-là ne sont pas à imputer aux élus municipaux.

Un citoyen, même s’il se sent aussi bien que possible dans sa commune, peut en toute sincérité électorale faire connaître un choix dans une élection nationale à l’opposé des valeurs portées par son maire. Et le maire est dans son bon droit, c’est même son devoir, de dire lui aussi à ces électeurs ce qu’il pense de leur choix. Dans la commune où je vis, et dont je fus maire douze ans, l’extrême droite dépasse 40% des suffrages exprimés. Je sais les raisons de ce vote, je sais que les électeurs font des choix en conscience (il y a longtemps que je ne crois plus au vote « coup de gueule » ou « défouloir ») et j’assume de dire à ces électeurs qu’ils se leurrent, comme j’avais su le dire en 2017 lorsque tant de concitoyens s’enthousiasmaient pour Emmanuel Macron, alors que la supercherie de cette soi-disant posture ni gauche ni droite m’apparaissait évidente. J’avais alors tenu à être candidat à l’élection législative que je savais ingagnable, mais il me paraissait important de combattre pour les valeurs auxquelles je crois et de faire une campagne claire sur le refus de cette illusion du moment. Et d’affirmer haut et fort qu’à la différence de certains de mes désormais anciens camarades, je ne trouvais rien d’enthousiasmant chez le « Mozart de la finance ». Aujourd’hui, la supercherie du candidat TikTok Bardella et de toute la famille le Pen n’est pas moins évidente pour moi. Pour n’avoir pas voulu de Mozart en 2017, je ne suis pas demandeur de Wagner en 2024.

Si les électeurs savent parfaitement les enjeux de l’élection pour laquelle ils se déplacent, on peut en revanche constater que deux camps politiques ont perverti ce scrutin en en faisant autre chose qu’une élection européenne. Le RN a fait en sorte qu’elle ne soit pas une élection européenne mais un référendum contre le président de la République, et le président de la République à lui commis la faute de transformer l’élection européenne en élection législative par la décision de dissoudre de manière aussi soudaine.

Le paysage électoral en a été totalement modifié car la soupape ne demandait déjà qu’à sauter. Et c’est sous une double pression que le scrutin des européennes s’est déroulé.

La première pression provient de l’incapacité à répondre aux défis posés par la mondialisation et par le caractère libéral des institutions européennes. Je défends un point de vue eurocritique depuis que je milite et j’ai toujours chéri ma part de culture chevènementiste. Mais les patriotes de gauche n’ont pas réussi à persuader le reste de la gauche démocratique et de gouvernement qu’il y avait un problème dans la manière dont nous abordions la mondialisation des échanges et le fonctionnement de cette union particulière d’Etats qu’est l’Europe. Cette Europe ne peut se faire du jour au lendemain en forçant les peuples. Elle ne peut se faire sans respecter le fait national qui n’est pas un repli mais qui est la plus belle forme de solidarité politiquement inventée depuis la fin des empires au 19e siècle. Nous n’avons pas trouvé mieux que la nation pour faire d’un individu un citoyen. La structuration des institutions européennes pousse systématiquement (au sens littéral) à une politique libérale, alors que la mondialisation des échanges nécessiterait que les peuples conservent la maîtrise de leur choix face au marché pour pouvoir en tirer un bénéfice réel et que cette nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité ne se résume pas à la délocalisation industrielle et à la concurrence entre des travailleurs du même continent.

La deuxième source de pression vient de la perversion de l’outil démocratique qui s’est accélérée grandement sous la présidence d’Emmanuel Macron. En 2005, à l’occasion du référendum par lequel les Français ont rejeté à raison le texte sur la constitution européenne, puis en 2008 lorsque le Congrès a adopté un texte quasi similaire, une plaie s’est ouverte et ne s’est jamais refermée. Les partis politiques qui ont participé à cette forfaiture n’ont pas fait l’analyse de leur acte et n’ont pas reconnu cette faute, ce qui a empêché la cicatrisation. Sous Emmanuel Macron, la plaie s’est même surinfectée. L’élection présidentielle de 2017 a vu la désignation d’un président par défaut au second tour. Comme pour Jacques Chirac en 2002, cette situation aurait dû conduire le premier des Français à une approche humble, ouverte et rassembleuse. Il aurait fallu se comporter en Athéna, déesse de la sagesse et nous avons eu un président se désignant Jupiter alors même qu’il était plus sûrement Saturne, le Titan qui dévorait ses enfants. Le garant de la Constitution a joué avec pour finir par la distordre. Au mouvement des gilets jaunes qui fut une expression concrète et sincère de la violence de la mondialisation ressentie par les classes populaires, il a répondu par une doctrine de maintien de l’ordre inadaptée et par un grand débat qui aura endormi l’opinion plutôt que de réveiller le gouvernement. D’autres sujets ont été étouffés par des procédures dont nous savons maintenant que le président de la République a le secret : Cent jours, Rendez-vous de Bercy, Ségur de la Santé, conventions citoyennes…Le pire fut à n’en pas douter le Conseil National de la Refondation empruntant honteusement les 3 lettres du Conseil National de la Résistance dont le programme aura été foulé aux pieds par le président Macron en tout point. L’élection présidentielle de 2022 a vu son débat réduit au minimum par l’actualité internationale tragique du fait de la guerre en Ukraine, ce dont le président Macron n’est pas personnellement responsable mais dont il n’a pas tiré les enseignements. Notamment lorsque à la majorité relative qui lui a été donnée à l’Assemblée il répond par le 49.3 systématique (abîmant au passage l’utilité ponctuelle du 49.3) au lieu de chercher réellement un accord global avec les forces politiques.

Nous étions nombreux à savoir que les Cent jours sous le gouvernement d’Elisabeth Borne et le Big Bang annoncé en janvier 2024 avec le gouvernement de Gabriel Attal n’étaient que pure communication. La démocratie politique compliquée par une majorité relative n’amena pas pour autant le pouvoir à pratiquer la démocratie sociale puisqu’il resta sourd aux demandes exprimées par des centaines de milliers de personnes manifestant à de nombreuses reprises pendant la réforme des retraites. La pression populaire ne trouvera pas non plus d’exutoire démocratique dans les tentatives de référendum d’initiative partagée que ni la gauche (sur les super-profits) ni la droite (sur l’immigration) ne parviendront à mettre en œuvre. Il peut paraître simpliste de comparer la politique au système d’une cocotte-minute mais c’est pourtant la meilleure illustration que nous puissions donner s’agissant des années Macron.

L’impensé et les contradictions anciennes de toute la classe politique sur la mondialisation et la question européenne, un positionnement tout en repli, en outrance et en xénophobie de la part de l’extrême droite et les réponses simplistes qui vont avec, des citoyens de plus en plus empêchés d’exprimer une volonté qui trouve un débouché politique, et un débat démocratique profondément abîmé par le recul des médias responsables avec de vraies rédactions chérissant le débat et hiérarchisant les sujets pour contenir l’infobésité auquel on ajoutera enfin les manipulations et le bruissement des réseaux sociaux dont l’extrême-droite fait un usage immodéré  : voilà la situation sur laquelle le pouvoir présidentiel était assis et les Européennes ont vu jaillir un geyser.

Il convient également d’avoir un mot sur la gauche et le camp du progrès. C’est mon camp et ça le sera toujours parce que je sais que la fraternité est la solution de long terme, parce que je sais qu’on ne construit une société que dans l’attention au plus faible, parce que je sais que l’éducation est la clé d’une cohésion nationale réussie et parce que la démocratie sans le progrès social n’est pas la République. La famille Le Pen (le père, la fille, la nièce et le petit prince) recueille aujourd’hui les suffrages de la classe ouvrière et des travailleurs. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que l’on abuse ainsi les classes populaires. Pour autant cela ne change rien à la conviction que c’est en se préoccupant du plus grand nombre et non pas en l’entretenant dans la haine de l’autre et de l’assisté mais en conquérant des droits nouveaux et en poursuivant l’idéal d’égalité que l’on fait œuvre utile pour sa nation et pour l’humanité. Mais mon camp a commis l’erreur de s’aligner sur l’européisme libéral de la droite et de ne pas savoir jouer le rapport de force avec l’économie allemande. Le quinquennat Hollande l’a montré et je reste très fier d’avoir accueilli en 2015 dans ma commune l’assemblée d’été de ceux que l’on a appelés les Frondeurs[1]. Même s’il doit être précisé que j’étais en accord sur le fond avec eux mais pas sur la méthode. Sous la Vème République la fronde parlementaire n’existe pas. Tout au plus peut-on scinder un groupe parlementaire.

Aucun débouché politique n’a été donné aux colères créées par la mondialisation libérale qui n’est pas seulement affaire de marchés, de bourses et de règlements européens mais surtout d’industrie disparue, d’anciens monopoles publics dépecés par des spéculateurs (le marché de l’énergie est l’exemple le plus ubuesque) et de renoncement au protectionnisme. Le bulletin de vote s’est démonétisé. Rien d’étonnant à ce qu’il soit utilisé contre le pouvoir national à l’occasion d’élections européennes.

Et voilà que la boucle est bouclée avec le début de mon propos.

Est-il trop tard pour bien faire ? Probablement pas. Mais c’est un long chemin que celui de l’éveil des consciences. Déjà en 2014 je publiais une tribune alertant sur ce sujet[2], et c’est régulièrement dans mes prises de paroles au Sénat que je rappelle la nécessité de parler clairement de souveraineté et de la nécessité que la France ne s’aligne pas sur les Etats-Unis comme un allié parmi d’autres. Certes, les victoires idéologiques sont longues, mais par histoire familiale et personnelle comme par connaissance de l’histoire de la France et de la gauche démocratique, je ne vois rien de mieux à faire que de poursuivre la lutte, quand bien même elle change indéniablement de nature puisque, si l’extrême-droite n’est pas au pouvoir à l’heure où je publie cette analyse, elle est devenue et pour un temps certain le nouveau pôle autour duquel s’organise la droite. Mais nous sommes demain le 18 juin et il y a des flammes qui ne s’éteindront pas. Et ce ne sont ni celles du RN, ni celles de ses alliés européens.

Références

[1] Vous retrouverez ici mon discours d’accueil :  https://www.youtube.com/watch?v=2rL9KE8l5SY&t=1s

[2] https://mickaelvallet.fr/2014/05/26/langoisse-du-premier-federal-au-moment-decrire-le-communique-de-la-defaite-reaction-personnelle-au-resultat-des-europeennes/, reprise par Marianne dans un entretien : https://mickaelvallet.fr/2014/05/27/comme-toute-structure-le-ps-peut-mourir

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