« Favoriser la mixite sociale et scolaire » Entretien avec la sénatrice Colombe Brossel

« Favoriser la mixite sociale et scolaire » Entretien avec la sénatrice Colombe Brossel

Autrice d’une proposition de loi visant à assurer la mixité sociale et scolaire, Colombe Brossel l’a présentée et défendue au Sénat. Si le texte a été rejeté par la droite sénatoriale, reste que son combat doit être entendu face à une dynamique de plus en plus criante : la ségrégation de l’école, publique mais surtout privée.

LTR : Jusqu’il y a quelques années, le ministère de l’Education nationale refusait de rendre publiques l’IPS, indice de position sociale, des collèges et écoles. En juillet 2022, le tribunal administratif de Paris l’a enjoint à fournir ces documents à un journaliste qui les lui demandait. Ce fut finalement chose faite en octobre 2022. On y découvre qu’au collège, les inégalités sont criantes à la fois entre les établissements publics et privés, mais également entre les établissements publics. Est-ce à partir de ce constat que vous avez décidé de déposer votre proposition de loi ?

 

CB: Vous faites bien de le rappeler, la publication des IPS n’a pas été une volonté totalement manifeste du ministère de l’Éducation Nationale puisqu’il a fallu un jugement du tribunal administratif sur le sujet. Cette publication a eu un mérite : illustrer ce que l’on savait toutes et tous comme élu.es de nos territoires, soit de façon très instinctive, soit de façon plus étayée. Moi par exemple, j’ai été adjointe aux affaires scolaires à Paris, donc j’avais déjà une bonne visibilité des différences qui pouvaient exister d’un collège à un autre. Mais là, ça a eu le mérité d’objectiver la situation nationale, avec un indicateur qui, certes n’est pas parfait, mais a le mérite d’exister. La publication des IPS a mis en lumière une chose : les phénomènes de ségrégation ne sont pas exclusivement parisiens et ne concernent pas que les grandes métropoles, mais toute la France.

La PPL est donc en effet la fille de la publication des IPS, car finalement, elle part de ce constat objectif et objectivé, mais aussi de toutes les politiques publiques qui sont mises en place par les collectivités territoriales pour favoriser la mixité sociale et scolaire. La PPL revient à se demander comment donner des outils à l’ensemble des élus locaux pour mettre en œuvre des politiques publiques à l’échelle de leur territoire.

 

LTR : La situation est surtout catastrophique entre les écoles privées et publiques. Car si d’importantes disparités existent aussi dans le public, en 2021, 18,3% des élèves du secteur privé sous contrat étaient de milieu défavorisé contre 42,6% des élèves du secteur public. Comme vous l’avez précisé dans votre intervention au Sénat, la situation empire d’année en année. 

Le sujet est double : l’objectivation et les dynamiques. Ce sont deux sujets qui accroissent les inégalités et la ségrégation. Après, je reste fermement persuadée qu’on ne peut pas travailler sur les questions de mixité sociale et scolaire sans, au préalable, 1. S’occuper de mixité sociale et scolaire – il n’y en a pas un qui est le supplément d’âme de l’autre, c’est bien en travaillant sur les deux que l’on arrive en profondeur à travailler sur les résultats scolaires, mais aussi sur le climat scolaire, la capacité des enfants à vivre ensemble, à élargir leurs horizons – et 2. Se dire que ce n’est qu’une question de public ou de privé.

Je suis élue parisienne, je sais bien vous donner la liste des collèges publics qui sont à moins de 300m l’un de l’autre avec des IPS radicalement différents. Cela veut dire qu’il y a des dynamiques à enclencher pour rétablir de la mixité sociale et scolaire. Une fois que nous avons dit ça, on ne peut pas omettre la question de l’enseignement privé sous contrat qui, pour le coup, montre que si nous ne mettons pas un frein, il y aura dans 10 ans à Paris, plus d’élèves scolarisés dans les collèges privés que dans les collèges publics. Donc, à l’évidence, il faut travailler sur les deux leviers. C’est ce qu’on a proposé dans notre texte au Sénat.

 

LTR : Pour répondre aux critiques faites à la suite de la publication des IPS des établissements scolaires, le ministre Pap Ndiaye avait annoncé vouloir faire de la mixité sociale sa priorité. Il a en ce sens signé un protocole non-contraignant avec l’enseignement catholique. La ministre Anne Genetet l’a d’ailleurs rappelé lors de l’examen de votre proposition de loi. Pensez-vous que cela puisse avoir des effets conséquents ?

CB : Nous n’avons aucune nouvelle du protocole, à part voir défiler des ministres qui nous disent « on vous donnera des nouvelles de la mise en œuvre du protocole ». J’ai entendu Nicole Belloubet nous dire « ne vous inquiétez pas, on vous fera un point d’étape sur la mise en œuvre du protocole » bon, au revoir Nicole Belloubet, bonjour Anne Genetet qui nous a dit la même chose. Moi je suis comme Saint Thomas, je ne crois que ce que je vois.

On est pour l’instant sur un protocole non-contraignant. J’ai entendu toutes les bonnes raisons qui ont été données, notamment par le secrétariat de l’enseignement catholique, sur le fait qu’ils avaient extrêmement envie de participer à l’effort national, mais que c’était très compliqué pour eux. Je pense fondamentalement que la question de la mixité sociale et scolaire n’est pas une question de contrainte, mais de politique publique. Faire de la politique publique, c’est mettre de la régulation. On voudrait nous expliquer qu’au nom de « il ne faut pas relancer la guerre scolaire », on est dans un système de concurrence libre et non-faussée. Or, cette concurrence n’est, ni libre, ni non-faussée. L’enseignement privé et sous contrat ne peut pas être exonéré de régulation et de règles.

 

LTR : Vous qui êtes élue du 19ème arrondissement, avez-vous un état des lieux de la mixité sociale et scolaire dans cet arrondissement ? Diffère-t-il des autres ? 

Pour rappel, en 2013 le ministre socialiste de l’Éducation nationale Vincent Peillon inscrit pour la première fois la notion de mixité sociale dans le code de l’éducation. A la fin du mandat de François Hollande, les premières expérimentations en matière de mixité sociale et scolaire voient le jour lorsque Najat Vallaud Belkacem devient ministre de l’Éducation Nationale. À l’époque, Paris est l’académie la plus ségréguée de France, donc c’est un sujet dont on ne pouvait pas s’exonérer. On décide de mettre en place dans 3 binômes d’établissements – 2 dans le 18e et 1 dans le 19e – une expérimentation de collèges multi-secteurs avec des modalités différentes. Dans le 18e on a un exemple un peu paroxystique avec des collèges très proches géographiquement et très ségrégués (de manières différentes), ou nous avons fait 1 seul et même secteur afin de mélanger tous les élèves. Ce n’était pas simple du tout à mettre en place, en particulier avec la communauté éducative, mais ça a produit des résultats, notamment scolaires.

Dans le 19e, on a une modalité un peu particulière puisqu’on rapproche dans un secteur commun 2 collèges d’une même rue, ils n’ont pas des écarts aussi importants que les collèges du 18e, mais on les met dans un secteur commun avec ce qu’on appelle le choix régulé : les parents émettent une préférence et un algorithme régule l’affectation. Là, nous n’avons pas une réduction notable d’écart entre ces collèges, en revanche nous faisons revenir, de fait, tous les élèves qui disparaissaient entre le CM2 et la 6e et qui n’arrivaient pas dans le collège public. C’est-à-dire, pour être transparente, ceux qui partaient dans le privé. Cette opération a pour vertu de faire cesser le contournement de la carte scolaire. Si après tout, la politique publique ne sert pas à ça, je ne sais pas à quoi elle sert. Elle redonne confiance dans le collège public de secteur.

À Paris, au-delà de ces dispositifs, on a continué, pas sous la forme de secteur multi-collèges, mais sur un travail sur la carte scolaire, y compris en intégrant les sectorisations en « tâche de léopard ». La sectorisation peut ne pas être un carré, il peut y avoir différentes poches qui ne sont pas collées les unes aux autres. Cela implique des investissements, notamment sur les transports. À Toulouse, quand ils détruisent le collège en cœur de quartier politique de la ville et qu’ils emmènent les gamins dans un collège de centre-ville, alors il y a une gratuité des transports scolaires qui est mise en œuvre.

 

LTR : Votre PPL entend garantir la mixité sociale en contraignant l’État à en contrôler l’effectivité dans les établissements publics et privés sous contrat. Mais, concrètement, aurait-il des moyens de sanction en cas de manquement à ces obligations ? 

CB : On commençait par une contrainte positive, c’est-à-dire qu’on rehaussait le niveau de la loi : dans le code de l’éducation, il est écrit depuis 2013 qu’il faut « veiller » à la mixité sociale et scolaire. Nous proposions dans la PPL de la « garantir », donc on change d’échelle. On déclinait dans le code de l’éducation toutes les obligations qui en découlaient et ce, à tous les échelons des collectivités territoriales.

Maintenant qu’on a évoqué la contrainte positive, il faut trouver les moyens de garantir cette mixité. Donc il faut se doter d’outils. C’est à partir de là qu’on a proposé de donner une base légale aux IPS et d’obliger à ce que ces informations soient transmises tous les ans aux différents élus et établissements concernés. Si demain, la ministre ou son administration décide qu’il n’y a plus de calcul des IPS, tout ça peut disparaître du jour au lendemain. Alors c’est bien d’avoir obtenu la publication par le tribunal administratif, mais si l’administration décide de ne plus objectiver ce sujet, alors il n’y a plus d’objectivation. C’est pour ça que ça nous semblait important de donner une base légale aux IPS, qu’elle ne se fonde pas uniquement sur une jurisprudence.

De la même façon, on proposait de donner une base légale à Affelnet, qui existe au niveau national. Si ça n’est pas dans la loi, si le ministère décide pour une raison ou une autre de revenir à tout autre chose, il n’y aura plus de dispositif d’affectation, y compris sa variante permettant d’intégrer des critères de mixité sociale et scolaire.

Il y avait aussi l’idée d’un moratoire de 3 ans qui interdisait de faire dans un même mouvement, une ouverture dans le privé sur un niveau donné, quand dans le même bassin de recrutement, était fermée une classe du même niveau dans le public, pour éviter les phénomènes de contournements et de mise en concurrence.

La 3e partie de la PPL était la plus polémique avec la droite sénatoriale, il s’agissait de considérer que la loi s’appliquait à tous, et que donc si loi existe et qu’on fournit les outils de politiques publiques, alors la loi doit s’appliquer au privé et l’on doit adosser le financement public considérable de l’enseignement privé sous contrat au respect de la loi.

 

LTR : Suite à la publication des IPS et à l’affaire Stanislas dernièrement, derrière la question du financement public des écoles privées (qui est à hauteur de 76%), se pose la question de la contrepartie que ces écoles sous contrat doivent à la République.

CB : Il y a bien sur la question du respect des valeurs de la République, d’autant plus depuis l’affaire Stanislas où un climat latent d’homophobie était révélé, ce qui n’est pas rien. Il y a aussi le respect des objectifs de mixité sociale et scolaire.

Un exemple : il y a quelques mois, nous avons reçu au Sénat le secrétaire général de l’enseignement catholique. Je l’ai interrogé sur le fait que le réseau des écoles catholiques privées sous contrat percevait une partie d’argent public dédiée à certaines politiques publiques comme celle de la réduction du nombre d’enfants par classe. On aboutissait à des résultats extrêmement divergents entre écoles publiques et privées. En Bretagne par exemple, tu avais une application à 90% dans le réseau des écoles publiques de cette politique, tandis que dans le privé, la différence était considérable.

Le secrétaire général de l’enseignement catholique m’a répondu « oui, mais il peut y avoir des écoles dans lesquelles finalement, il n’y a pas tellement d’intérêt à ce que l’on soit moins de 25 par classe ». Soit, mais dans ce cas-là, l’argent n’a pas à être perçu. Le rapport de la Cour des comptes montrait bien justement à quel point l’enseignement privé sous contrat est rarement contrôlé, que ce soit du point de vue administratif, financier ou du respect de l’allocation des moyens.

 

Depuis l’affaire Stanislas, ne faut-il pas relancer le débat sur la guerre scolaire, être plus radical dans l’énoncé de nos propos ? L’échec scolaire étant aujourd’hui l’un des vecteurs essentiels du vote RN, ne serait-ce pas un moyen de montrer que la gauche prend la question scolaire à bras le corps ?

Moi j’avais 7 ans en 1984, donc je n’ai défilé ni dans un sens, ni dans un autre. On est 2024 là, moi mon sujet c’est de faire de la politique en 2024, pas en 1984. Donc, on peut bien m’accuser sur tous les bancs de la droite de vouloir raviver la guerre scolaire, je me sens assez peu concernée par cette expression, car le sujet aujourd’hui c’est : « comment on arrive à faire en sorte que les gamins dans ce pays puissent grandir et apprendre ensemble ? ». Je ne sais pas si c’est radical ou pas, mais c’est en soit un projet de société qui mérite de se sortir les mains des poches, y compris dans le contexte que vous décrivez.

Il n’y a pas un parent de ce pays qui n’a pas envie de la réussite de ses enfants. En revanche, aujourd’hui, on est dans un pays où ce qui conditionne le plus la réussite scolaire, c’est l’origine sociale des parents. Par ailleurs, ce qui nous différencie de 1984, c’est que les écarts se creusent. Donc le sujet politique, c’est de réussir à stopper cette mécanique infernale. En plus, on a une chance folle : 15 années de science de l’éducation viennent étayer ce que l’on dit. Ce qui me rend le plus dingue dans les débats que l’on a, c’est qu’on se fait taxer de dogmatisme idéologique, alors qu’au contraire nous nous reposons sur des enquêtes scientifiques.

Des classes hétérogènes sont des classes qui font réussir tout le monde. Elles font mieux réussir ceux qui réussissaient moins bien, en gros les enfants scolairement et socialement les plus fragiles, issus des familles les plus défavorisées, et elles n’altèrent en rien la réussite de ceux qui réussissaient le mieux. C’est du gagnant-gagnant ! Ça produit en plus de ça, des compétences psycho-sociales pour tous.

Dans un pays où tu arriverais à faire progresser le niveau scolaire et à lutter contre les déterminismes sociaux pour une partie de la population, et par ailleurs à développer les compétences psychosociales de tous, normalement c’est un pays qui va bien. Certainement c’est radical si j’en vois la force des réactions à droite. Mais ça n’est jamais posé, peut-être parce que j’ai été adjointe en charge de l’éducation, ni comme un jugement de valeur, ni comme une volonté de rallumer la guerre scolaire. L’enseignement privé sous contrat, il existe. J’ai des camarades ou des amis qui considèrent qu’il faudrait rayer d’un trait de plume son existence. Je n’en fais pas partie. Il y a aujourd’hui plusieurs millions d’enfants qui y sont scolarisés.

En revanche la loi doit s’appliquer à tous et on ne peut pas avoir un système qui désavantage l’école publique. Ce n’est pas de l’idéologie, ce ne sont pas de grands mots, ça se fonde sur des enquêtes détaillées. Par exemple sur l’académie de Paris que je connais bien, on fermait une classe dans le public pour un delta de dix élèves, on la fermait dans le privé pour un delta de vingt-cinq élèves. Ça, ce n’est pas de la concurrence libre et non faussée.

Le financement public est un levier pour ça, parce qu’il est à hauteur de 76%. C’est pour cela qu’on demande une contrepartie à ce financement public. Des écarts qui se creusent, un enseignement privé qui quelque part se spécialise dans l’accueil des populations qui vont de toute façon réussir à l’école, cela tire tout l’enseignement public vers le bas. Pour autant, ça n’exonère pas de travailler sur la mixité au sein de l’enseignement public.

 

LTR : La Haute-Garonne a mis en place un dispositif innovant en remodelant la sectorisation, en intégrant des publics défavorisés et excentrés dans des secteurs du centre de Toulouse. Est-ce possible de le faire au niveau national ?

CB: Ce qui est passionnant dans l’expérience de la Haute-Garonne, c’est qu’au-delà de ce dont on a beaucoup parlé (la destruction de collèges en bas de tours, la reconstruction dans des espaces plus mixtes, les déplacements en bus des public défavorisés vers le centre), les politiques publiques ne se sont pas arrêtées là ! Tous les ans, la re-sectorisation est retravaillée, en utilisant de la sectorisation en tâche de léopard, en n’hésitant pas à casser des formes trop rectangulaires. Il y a l’élément fondateur mais derrière il y a aussi dix ans de travail. Résultat, aujourd’hui les résultats scolaires des élèves concernés sont meilleurs, et la mixité sociale et scolaire est largement améliorée.

C’est en ça que le travail est vraiment intéressant, c’est qu’au-delà de l’élément de départ qui forcément marque un peu les esprits, c’est la démarche dans la durée qui est absolument passionnante. Ils n’ont jamais rien lâché.

Il y a plein de villes, plein de départements qui font des choses : et ça fonctionne ! Pendant la construction de ma PPL on a rencontré plein de gens, et tous nous ont présenté des systèmes qui permettent davantage de mixité sociale et scolaire. L’objectif, c’est de pouvoir conforter ceux qui font des choses et donner des outils à ce qui n’en font pas encore pour le faire. Dans les paroles des élus de droite on nous a beaucoup accusés de centralisme, de dirigisme et de dogmatisme, alors que l’objectif de la PPL était clairement l’inverse : les solutions partent du terrain, il faut donner des outils au terrain pour que soient mises en œuvre des solutions.

Je ne pense malgré tout pas que nous n’aurions pas eu un débat comme ça il y a cinq ou dix ans. Pas un seul élu de droite n’a contesté le constat, à savoir l’accroissement des inégalités sociales à l’école. Tous ont commencé leur propos par « oui, il y a un problème ». La grande vertu de la publication des IPS, c’est qu’on ne peut plus contester la réalité, nier le sujet de l’accroissement de la ségrégation. Quand Gabriel Attal est devenu ministre de l’Éducation nationale en 2023, il avait balayé nos questions sur la mixité sociale à l’école en disant « circulez y a rien à voir ».

Donc il y a déjà une évolution positive. Bon, c’est un peu facile de dire qu’on est d’accord sur le constat ma,is pas les solutions, d’autant plus lorsqu’en face aucune solution n’est proposée. Dans dix ans, si rien n’est fait, il y aura plus d’un collégien sur deux qui sera scolarisé dans le privé à Paris. Mais au moins, il y a un constat qui est posé et un débat qui n’est pas esquivé. Et désormais un texte législatif existe et propose des solutions.

 

LTR : La Courneuve n’a que des établissements en REP+. Stéphane Troussel, président du département de Seine-Saint-Denis, avait proposé une solution complètement balayée, celle de fusionner les académies de Créteil et de Paris. A la Courneuve on ne peut pas détruire un collège et le reconstruire là où une autre population vit, puisqu’on a la même population dans toute la ville. Comment faire dans ce cas-là ?

CB : La Seine-Saint-Denis vient de sortir un grand plan qui consiste à mettre de gros moyens dans les collèges. En réalité, la Seine-Saint-Denis non plus n’est pas homogène, et tous les quartiers de toutes les villes ne se ressemblent pas et pour autant on y retrouve de la ségrégation. Il faut donc utiliser les mêmes leviers, même si les résultats seront de moindre ampleur. On va se dire les choses franchement, une partie des enfants de Seine-Saint-Denis, des villes limitrophes à Paris, sont scolarisés dans le privé à Paris.

Faisons en sorte que ces enfants des villes limitrophes trouvent dans leur ville des conditions de travail et d’épanouissement que leurs parents recherchent à Paris. Par ailleurs il y a un sujet spécifique à la Seine-Saint-Denis de sous-dotation chronique dans le champ éducatif de la part de l’État, c’est là où les professeurs sont les moins bien payés, où il n’y a pas d’infirmiers scolaires, etc. Il faut quand même agir sur les mêmes leviers.

 

LTR : Comme on pouvait s’y attendre, la droite sénatoriale a rejeté ta proposition de loi. Quelles suites comptes-tu donner à ce texte, et plus largement à ce combat ?

CB : On ne va rien lâcher sur le sujet. L’un des objectifs c’est surtout de ne pas laisser considérer que cette PPL étant battue, on devrait passer à autre chose. Ce sujet existe, il n’existe peut-être plus au Sénat, mais il existe dans la société, dans la tête des parents, des enseignants, des maires. Pas que de gauche !

Quand on a fait tout notre travail de préparation de la PPL, on a rencontré le Maire UDI de la ville de Vendôme. Confronté dans sa ville aux problèmes de ségrégation, il a fermé une école en plein cœur d’un quartier prioritaire de la ville, a redispatché les enfants sur les autres écoles, et de mémoire il avait six secteurs scolaires, il passe à quatre. Ce maire fait de la mixité sociale et scolaire. Donc le débat continue à exister, et doit continuer à exister. On va continuer à la faire vivre, pour montrer qu’il y a des solutions crédibles.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Mariage dès 9 ans en Irak : Quand la loi de Dieu s’impose, les droits des femmes reculent

Mariage dès 9 ans en Irak : Quand la loi de Dieu s’impose, les droits des femmes reculent

Un vent de régression souffle sur l’Irak, et ce sont les droits des femmes qui risquent d’être emportés. Le Parlement irakien vient d’adopter une proposition de loi qui, sous couvert de liberté religieuse, pourrait permettre aux autorités islamiques de régenter des pans entiers de la vie familiale. Si le président irakien décidait de ratifier ce texte, il pourrait entraîner l’autorisation du mariage des filles dès l’âge de neuf ans en vertu de la loi islamique.

Crédits photo : Ahmad Al-Rubaye – AFP

Oui, neuf ans. Comment ne pas voir dans ce projet un recul vertigineux ? En 1959, l’Irak adoptait la loi 188, considérée comme l’une des plus progressistes du Moyen-Orient. Elle garantissait des protections pour les femmes, établissait des règles d’héritage égalitaires et permettait aux femmes de divorcer. Ce texte était alors un phare de modernité dans une région souvent minée par l’obscurantisme islamiste. Aujourd’hui, ces acquis sont attaqués de toutes parts par des forces qui se drapent dans la religion pour mieux asseoir leur domination politique.

La coalition chiite au pouvoir s’obstine à faire passer cet amendement depuis de nombreuses années, mais cette fois, elle y est parvenue, notamment grâce au soutien des autorités religieuses sunnites.

Les divisions religieuses, si elles ont provoqué au fil des siècles guerres et massacres, s’estompent dès lors qu’il est question de violer les droits des femmes. 

Avec cet amendement adopté, les Irakiens auront la possibilité de choisir entre les autorités religieuses et l’Etat pour légiférer sur des questions comme l’héritage, le divorce, la garde des enfants, mais aussi le mariage. Permettre de choisir entre loi civile et loi religieuse en matière familiale n’est pas une liberté. Sous la loi islamique, les droits des femmes s’effondrent : mariage dès 9 ans, interdiction de divorcer, inégalités flagrantes en matière d’héritage. Paré des atours de la liberté, ce « choix » n’est qu’une façade : dans une société patriarcale, les femmes subiront la pression sociale et familiale les pressant de se soumettre à la loi religieuse. Selon une formule bien connue d’Henri Lacordaire, député d’extrême-gauche de la Constituante[1] de 1848, « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur », et l’on pourrait ajouter entre l’homme et la femme, « c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». La loi civile protège bien davantage que la loi des pairs et des pères.

En fragmentant la justice, en fragmentant le droit familial, cette mesure détruit l’égalité devant la loi et sacrifie les plus vulnérables. L’État abdique son rôle de garant des droits fondamentaux et laisse le patriarcat sanctifié dicter ses règles.

Les femmes adultes ne seraient, du reste, pas épargnées. Finie la possibilité de divorcer, adieu à la garde des enfants ou aux droits successoraux. Ce projet, porté par une coalition de partis chiites conservateurs, n’est rien de moins qu’une tentative de renvoyer les femmes irakiennes à l’époque où leur seul rôle social se limitait à servir leur mari et leur famille. Sous couvert de piété, c’est une entreprise méthodique de dépossession des droits élémentaires. Mais peut-être se risquerait-on à dire que la piété ne peut qu’entrainer, lorsqu’elle est politisée, qu’une entre entreprise méthodique de dépossession des droits élémentaires.

Cette mesure réactionnaire n’est que le prolongement d’une politique répressive et régressive des conservateurs chiites. En avril dernier, ceux-ci ont criminalisé les relations homosexuelles et les interventions médicales pour les personnes transgenres, marquant une autre étape dans leur croisade (sans mauvais jeu de mot) contre les libertés individuelles. Leur stratégie est claire : utiliser la religion pour saper les droits individuels, diviser la société et asseoir leur pouvoir.

Le danger est immense. Cette loi envoie un message désastreux : celui qu’il est acceptable, au XXIe siècle, de sacrifier les femmes et les filles sur l’autel de la loi religieuse.

Références

[1] Et pourtant moine ! Dans un temps, celui de la révolution de 1848, où républicanisme et catholicisme n’étaient pas encore devenus des ennemis. 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Situation au Soudan : Nous ne pouvons pas continuer à baisser les yeux

Situation au Soudan : Nous ne pouvons pas continuer à baisser les yeux

Depuis des années, le Soudan s’enfonce dans une guerre civile aux conséquences dramatiques pour sa population. Un conflit dévastateur qui s’intensifie et frappe surtout les femmes et les enfants, où la famine et les viols sont utilisés comme de véritables armes de guerre. Face à cette catastrophe humanitaire, la communauté internationale et notre pays ne peuvent rester indifférents.

 Crédits photo : Amaury Falt-Brown – Khartoum Nord (AFP)

Depuis des années, le Soudan s’enfonce dans une guerre civile aux conséquences dramatiques pour sa population. Un conflit dévastateur qui s’intensifie et frappe surtout les femmes et les enfants, où la famine et les viols sont utilisés comme de véritables armes de guerre. Dans un silence assourdissant de la communauté internationale, des populations entières sont prises au piège des violences et des exactions de groupes armés sans aucune limite; déplacées, tuées, et meurtries par un conflit profondément enraciné. Face à cette catastrophe humanitaire, la communauté internationale et notre pays ne peuvent rester indifférents.

Les populations sont en première ligne de ce conflit. Depuis le 15 avril 2023, l’armée soudanaise et les Forces de Soutien Rapide (RSF) se disputent à travers une guerre civile sans pitié le contrôle du Soudan. Selon les derniers chiffres de l’ONU publié le 4 novembre 2024, 3 millions de personnes ont quitté le pays, 11,4 ont été déplacées, laissant tout derrière eux, et 14 millions d’enfants ont besoin d’assistance. Les infrastructures vitales sont détruites. Les hôpitaux sont débordés ou saccagés et 80% d’entre eux ne fonctionnent plus. L’aide humanitaire internationale peine à atteindre les zones les plus durement touchées. En toute impunité, des violences sexuelles et des massacres ont lieu, Le recrutement d’enfants-soldats se multiplie dans un contexte de terreur pour les populations. Au cœur de ce drame, une fois encore, ce sont les civils qui sont les premières victimes, particulièrement les femmes et les enfants. Des familles entières sont contraintes à un exode dangereux, sans garantie de pouvoir se nourrir ou se protéger. Il y a urgence à agir dans une situation où des millions de vies sont en jeu.

La communauté internationale doit sortir de sa léthargie. Alors que des millions de Soudanais sombrent dans la misère, aucune réponse internationale n’est à la hauteur des besoins et ce malgré plusieurs initiatives prises par l’ONU. Pire, cette crise semble passer au second plan de l’agenda international, éclipsée par d’autres conflits et des considérations géopolitiques. Ce silence est inadmissible. Nous ne pouvons plus nous contenter de déclarations d’indignation. Un soutien humanitaire massif est indispensable, en facilitant l’accès des organisations aux zones de conflit et par l’instauration de corridors humanitaires. Nous devons aller plus loin et réfléchir à des politiques d’accueil pour les Soudanais.

Une transition démocratique est impérative alliée à une exigence de justice. Après 2019 et la chute d’Omar el-Béchir – chef d’État autoritaire du Soudan,  à la suite de son coup d’État en 1989, le peuple soudanais avait entamé une transition vers une gouvernance civile. Ce processus, bien que fragile, portait en lui les graines d’un Soudan plus libre et plus juste. Aujourd’hui, ces aspirations sont anéanties par ce conflit sanglant. Notre rôle, aux côtés de la société civile soudanaise, doit être de soutenir toutes les initiatives qui permettront un retour à un dialogue inclusif, pour ramener la paix et aboutir à un véritable changement de régime. Les responsables de crimes de guerre doivent être traduits en justice, et la Cour pénale internationale (CPI) doit poursuivre sans relâche les auteurs de massacres et de violences. Cette démarche est essentielle pour restaurer la confiance populaire  et dissuader d’éventuelles nouvelles atrocités.

Le peuple soudanais a le droit de vivre en paix, en sécurité et dans la dignité. Je refuse que cette crise soit réduite au silence. Car au-delà de la question géopolitique, il s’agit de défendre des droits humains fondamentaux. C’est une question de justice. C’est une question de solidarité. Nous ne pouvons pas continuer à baisser les yeux.

Dieynaba Diop, députée des Yvelines, membre de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Droitisation de la France, mythe ou réalité ? Entretien avec Vincent Tiberj

Droitisation de la France, mythe ou réalité ? Entretien avec Vincent Tiberj

Dans son dernier livre, « La droitisation française, mythe et réalités », le sociologue Vincent Tiberj remet en cause l’hypothèse d’une droitisation des Français, qu’il distingue de la droitisation de l’offre politique. Il nous a accordé un entretien pour en débattre.

LTR : La thèse principale de votre ouvrage consiste à montrer que la droitisation électorale ne se traduit pas par une droitisation politique des Français. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

C’est un paradoxe vieux comme la démocratie. Il revient au hiatus existant entre ce que les citoyens pensent, ce qu’ils sont politiquement, et ce qu’on leur laisse exprimer par des instruments particuliers, en l’occurrence souvent le vote. La démocratie est théoriquement le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. Mais en réalité en démocratie représentative ce sont des élus qui font parler le peuple. On ne sait pas trop comment faire s’exprimer la voix du peuple, fut un temps c’était par les urnes, mais ça ne suffit plus.

Selon la question qu’on pose, la façon dont on la pose, on n’aurait pas les mêmes votes. Imaginez qu’on fasse un référendum par exemple sur la réforme des retraites, les réponses seraient très différentes d’une élection où la voix d’un citoyen se transforme (éventuellement contre son gré) uniquement en soutien pour un candidat ou une liste. Rien que cette transformation-là déforme les voix. Des voix aux votes, il y a beaucoup d’éléments qui ne se perçoivent pas. D’autant plus quand, c’est le cas en 2017 et 2022, on vote non pas pour son candidat favori mais pour des questions tactiques – notamment pour éliminer le pire candidat.

Quand on se contente de regarder les équilibres au sein des institutions nationales, les voix des citoyens ne se reflètent pas nécessairement.


LTR : Dans votre deuxième chapitre, vous revenez sur la droitisation par le haut, notamment du monde médiatique intellectuel et politique. En précisant qu’en réalité ce n’est pas tant une droitisation quantitative qu’un accroissement de la résonnance de ces « intellectuels ». Ne pourrait-on pas vous objecter que cette visibilité grandissante n’est que « justice » face à ce qui a été longtemps une hégémonie intellectuelle de la gauche ?

Dans mon livre, j’ai cherché le moyen méthodologique le moins mauvais possible pour discerner les évolutions idéologiques de la société française et des citoyens. Ce qui me permet de dire que ce qui se passe en haut n’est pas ce qui se passe en bas, c’est parce que j’ai travaillé sur le « en bas ». A travers des indices longitudinaux, qui permettent de compiler des séries de questions sur des mêmes sujets, je peux analyser des tendances sur le temps moyen et long. C’est à cette aune-là que je dis qu’il n’y a pas de droitisation sur les questions d’immigration, les questions culturelles, et même les questions sociales. On est plus ouverts, largement plus ouverts, quant au respect des droits LGTBQUIA+, de la diversité, etc. Pour le socioéconomique c’est plus compliqué, il y a des hauts et des bas, mais les demandes de redistribution remontent.

Alors que les voix de la droitisation, celles qui participent à ce que j’appelle un conservatisme d’atmosphère, qui s’appuie sur le « bon sens de la majorité silencieuse ». Ils seraient « la voix des sans-voix ». Donc ça interroge, d’autant plus que ces intellectuels conservateurs sont moins importants qu’on le pense, ou du moins ils sont circonscrits à certains champs. Ils arrivent toutefois à peser sur l’agenda, sur le cadrage médiatique. Ils parviennent à régulièrement mobiliser sur le grand remplacement, l’ensauvagement, l’islam, le wokisme, les impôts, les services publics etc. Ces cadrages mettent surtout dans l’embarras les journalistes.

Prenons l’exemple de Crépol. C’est un affrontement entre deux bandes de jeunes, et ça aboutit à la mort de Thomas. Mais des affrontements de ce type, on en avait connus dans les précédentes décennies, vous avez même un chanteur comme Renaud qui en parlait. Les journalistes locaux ont par exemple expliqué que l’affaire était plus compliquée qu’une affaire de « lutte des civilisations », mais le cadrage de l’extrême-droite a pris dans les grands médias, dans les médias traditionnels. Ça pose des questions sur le fonctionnement du journalisme aujourd’hui.

Ce qui permet aussi de relativiser, c’est la part d’audience de cette extrême-droite. CNews, pour parler de l’éléphant dans la pièce, n’est qu’à 3,2% de part d’audience en septembre 2024. Très loin de TF1, France 2, en matière de part d’audience Cnews ce n’est guère plus qu’Arte (2,8%). Mais ce qui est frappant, c’est l’écho que parviennent à avoir les thématiques et cadrages abordés dans les émissions de la chaîne de Bolloré. Il y a eu le travail de Frédérique Matonti, Comment sommes-nous devenus réac’ ?, qui interrogeait la centralité de nombreux acteurs intellectuels, qui d’ailleurs souvent se disent de gauche, d’une gauche déçue. Mais en fait la prétendue trahison intellectuelle de la gauche dont ils parlent, c’est déjà présent dans les années 1990. Cette figure de la trahison de la gauche, on la retrouve aussi parmi des jeunes, je pense notamment à Paul Melun. Il a 30 ans, et il vient nous expliquer que la gauche a trahi, que ce n’est plus sa gauche, mais il n’a rien connu d’autre ! C’est quelque chose que montrent très bien Étienne Ollion et Michaël Foessel dans Une étrange victoire, l’extrême droite contre la politique. Ces intellectuels-là sont d’abord dans une logique de dénonciation de la gauche, ils ne proposent rien de concret. Ils donnent beaucoup d’importance à des enjeux ou des sujets minoritaires à gauche, comme la transidentité ou le véganisme. Quand ils rentrent en panique morale sur l’enseignement à la sexualité au collège, c’est paradoxal parce que selon eux la gauche est à la fois complaisante vis-à-vis des islamistes, mais en même temps promotrice d’un agenda LGBTQUIA+. Il faut savoir ! La cohérence n’est pas leur problème.

Souvent ils parlent de la note de Terra Nova, la fameuse note de 2011 (dans laquelle mon travail est mobilisé d’ailleurs). Lucas Blériot dans son mémoire de master montre le retour régulier de cette note dans le débat public. Ces intellectuels de droite considèrent que la gauche a abandonné la question sociale. Mais c’est beaucoup plus compliqué, certes le Parti socialiste de Hollande l’a délaissée, mais les intellectuels de gauche, les syndicats et le reste de la gauche partisane qui aujourd’hui est plus important que le PS, eux ne l’ont absolument pas abandonnée. Vous remarquerez que cette droite dénonce l’abandon de la question sociale par la gauche, mais elle ne parle quant à elle jamais de la lutte des classes.

La droitisation par en haut n’est pas si hégémonique. La gauche n’a pas l’équivalent de CNews. C’est faux à cet égard de penser que France Inter serait le pendant de CNews. Oui on peut comparer au niveau des publics celui d’Inter est autant à gauche que celui de CNews est à droite, mais ça ne l’est pas en matière d’exercice du métier, en matière de déontologie, de force de la rédaction. De là à penser que Nicolas Demorand est le double inversé de Pascal Praud… Mais la droite joue sur l’idée qu’il y aurait une hégémonie intellectuelle de la gauche, et que c’est simplement un retour de balancier. Mais c’était quand l’hégémonie intellectuelle de la gauche ? Libération n’a jamais eu les ventes du Parisien, France Inter était derrière Europe 1, et avant vous aviez l’ORTF !

En revanche ce qui est différent aujourd’hui c’est la capacité de ces intellectuels de droite à peser sur l’agenda d’élus qui ne sont pas du Rassemblement national. Là ça doit nous interroger et ça renvoie probablement à la perte d’enracinement, notamment à droite, au centre et dans une partie du Parti socialiste. Les déracinés, ce ne sont pas les sociologues mais bien les politiques qui pensent que CNews est représentatif de la France.


LTR : Sur l’indice longitudinal des questions économiques, il y a une demande de redistribution mais par ailleurs vous pointez une idéologie anti-assistanat qui semble être devenue dominante. Par ailleurs, sur les questions culturelles, le RN ne se revendique plus tant que ça conservateur. Sur l’évolution électorale, pourrait-on parler de lepénisation électorale ? Le programme du RN ne serait-il pas le programme idéal de l’électeur moyen ?

Non, le RN n’a réussi à engranger qu’un tiers des voix. C’est beaucoup, mais c’est loin d’être suffisant pour gouverner avec une majorité des citoyens (mais est-ce le but ?). Le front républicain, bien que fragile chez nombre d’électeurs du centre et encore plus à droite, a tenu. Comme vous dites, sur les questions sociétales, le RN épouse la composante majoritaire de l’électorat français. On ne sait pas si c’est de l’adhésion ou de la stratégie, il y a évidemment des ultra-conservateurs au RN qui promeuvent un conservatisme culturel, mais les figures comme Marion Maréchal Le Pen ont quitté le navire, participant ainsi à la dédiabolisation sur les enjeux sociétaux. Et malgré tout cela, ils sont vent debout contre le « péril woke ». Reprenez le discours de Marine Le Pen le 1er mai l’année dernière, elle part dans une diatribe sur le wokisme comme danger. De la même façon, le RN a plusieurs fois essayé de mettre en place des systèmes de contrôle de « l’islamo-gauchisme », l’écriture inclusive ou autre.

Je reviens sur la question de l’assistanat, vous mettez le doigt sur un élément trop peu souligné. Il y a clairement une demande de redistribution, notamment chez les ouvriers et les employés. Mais en même temps cette idée de conscience triangulaire qu’évoquait Olivier Schwartz est très clairement dans les imaginaires, notamment dans la classe de ceux qui ont un emploi mais ne s’en sortent pas très bien. Il y a cette idée des « petits moyens », qu’on a vue émerger dans les années 2000/2010. Ils se sentent d’abord moyens alors qu’ils sont plus proches économiquement des petits, et donc en matière d’imaginaire ils ne sentent pas solidaires avec les plus pauvres. Cela permet de faire comme s’il n’y avait pas d’inégalités de classe. Les inégalités sont individualisées, chacun voit ses problèmes et l’injustice qu’’il subit sans faire le lien avec les autres. Ça s’est vu avec le « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy, avec Wauquiez qui voulait incarner la « droite sociale » contre « l’assistanat ». En plus, le RN racialise cette question sociale, en attestent les travaux de Félicien Faury. L’identité subjective de classe est donc essentielle. Auparavant, vous aviez plus de gens qui se sentaient appartenir à la classe ouvrière que de personnes qui étaient vraiment des ouvrières et des ouvriers ! Il y avait une logique du « nous », d’un « nous » capable de faire changer les choses. Désormais, les gens ont moins conscience d’appartenir à une classe sociale, et quand c’est le cas c’est souvent la classe moyenne. Cela crée un changement d’imaginaire majeur.


LTR : Selon vous, un des facteurs de réussite du RN est sa capacité à jouer sur des « cordes normatives », en l’occurrence bien davantage sur les enjeux culturels (identité, immigration) que socioéconomiques, sachant que sur ces derniers il est moins bon que la gauche par exemple. Vous ajoutez que la gauche a aussi joué sur ses cordes pour s’attirer de nouveaux électeurs, ce que vous appelez les « libéraux-libertaires ». Cela appelle deux questions. D’une part, lorsqu’un sujet de gauche est mis à l’agenda médiatique, avec en plus un cadrage plutôt favorable – je pense notamment à la mobilisation contre la réforme des retraites – force est de constater que la gauche ne monte pas dans les sondages. D’autre part, votre analyse ne prête-elle pas le flanc à ceux qui pensent que « la gauche » aurait abandonné la question socio-économique pour des questions plus culturelles et sociétales ?

Il faut bien avoir en tête que Jean-Marie Le Pen a politisé les enjeux culturels depuis longtemps, mais en réalité la gauche avait commencé aussi à le faire. En 1981 avec la dépénalisation de l’homosexualité ou la peine de mort, Mitterrand cherchait à faire jouer des cordes normatives plutôt libérales qui pouvaient plaire à des femmes et hommes pas forcément intéressés par les questions sociales. Hollande, en 2012, récupère une partie des socio-autoritaires parce que Sarkozy était trop libéral, mais il récupère aussi des libéraux-libertaires qui votaient plutôt Bayrou parce qu’il était crédible sur cette question. En gros, « mon ennemi c’est la finance » et le mariage pour tous c’était un combo gagnant.

Le deuxième axe, l’axe culturel, est autant mobilisé à gauche qu’à droite. En revanche se pose à gauche la question de la crédibilité sur le socio-économique, notamment au Parti socialiste qui a été le parti dominant et qui a fortement déçu une partie de l’électorat de la gauche. LFI, je ne pense pas qu’ils aient ce problème. Les Verts, il faut aussi qu’ils s’y mettent. Le vrai souci aujourd’hui, c’est la question de la doctrine économique du PS. On sait que ça a commencé à travailler le PS depuis un certain moment. D’accord, il y a le tournant de la rigueur de 1983. Mais quand vous y réfléchissez, le mandat de Jospin Premier ministre de 1997 à 2002 ça fonctionne bien ! Le PS marchait sur ses jeux jambes : jambe sociale (35h, CMU) et jambe culturelle (PACS, loi sur la parité, régularisation). A ce titre, l’analyse de la défaite de Jospin en 2002 est à mon avis mauvaise. 50% des proches du PS n’ont pas voté Jospin parce qu’ils trouvaient son programme pas assez à gauche… Ce n’est pas l’enjeu de la sécurité qui explique sa défaite.

On peut se demander si le PS, notamment Hollande, n’a pas utilisé les questions socio-économiques comme un marqueur identitaire, un marqueur obligé d’un programme de gauche, sans pour autant adhérer à un véritable « socialisme ». Ceux qui tenaient le PS étaient plus favorables à la troisième voie de Blair et Schröder, une sorte de « there is no alternative » de gauche. Le PS ne se sentait plus d’investir sur ces questions-là. Surtout cela a cassé dans l’électorat : entre 2012 et2014 la gauche recule chez les employés, les ouvriers, les jeunes, ; sans que cela ne profite à la droite et cela n’est toujours pas résorbé.

Mais pour revenir à votre question sur la mobilisation contre la réforme des retraites, on touche à une théorie que je défends dans mon livre, celle de la « Grande démission ». Les citoyens n’avaient pas forcèment les idées très claires sur la réforme Borne, mais après 3 mois de débat, ils savaient. Donc indubitablement il y avait une forte opposition à la réforme chez les Français. Mais ça n’a rien fait bouger en matière de positionnement politique, parce que les partis politiques qui incarnent la gauche, chacun présente des lacunes qui déplaisent à une partie de l’électorat. Un nombre conséquent d’électeurs de gauche ont voté pour Mélenchon en 2022 mais ne l’apprécient pas. De la même manière, beaucoup d’électeurs de gauche ont toujours une forte défiance vis-à-vis du Parti socialiste. En revanche quand il y a une alliance, comme avec la NUPES ou le NFP, ça fonctionne quand même mieux. Pendant ce temps-là, le RN a affirmé être contre la réforme, mais ça s’arrête là. La crédibilité de leur programme économique n’est pas un problème pour leur électorat.

A l’inverse, la mise à l’agenda des thématiques migratoires et le cadrage de ces questions ont largement favorisé le RN. L’extrême-droite n’a même pas besoin de lutter pour que ses thématiques soient sur le devant de la scène, la droite et les macronistes le font déjà très bien. Or on préférera toujours l’original à la copie, et dès lors que le centre et la droite parlent comme le RN, alors au fond le vote RN n’apparaît plus comme fondamentalement dérangeant ou marginal. Il n’y a pas de droitisation générale mais il y a une extrême-droitisation des électeurs de droite. Cette bascule est d’autant plus dangereuse que les générations les plus xénophobes et conservatrices, notamment celle des boomers, étaient celles qui résistaient malgré tout au vote RN. Désormais, c’est fini, le RN parvient à activer chez ces vieux électeurs (qui votent beaucoup) des cordes normatives très à droite. Vraisemblablement, les faire revenir en arrière maintenant qu’elles ont franchi le pas, ça va être très compliqué. Nous sommes donc dans une situation où le RN est favori. Il a un électorat constant, un électorat solide.


LTR : Dans votre indice longitudinal sur les questions de tolérance, vous évoquez l’immigration et la diversité. Vous n’incluez donc pas la sécurité, alors que cet enjeu est généralement parmi les plus plébiscités par les Français lorsqu’on leur demande ce qui les préoccupe. Comment vous appréhendez ce facteur dans l’hypothèse d’une éventuelle droitisation ?

C’est une bonne question. On n’a pas suffisamment de données pour en faire un facteur à part entière. Les quelques données que j’ai sont inscrites dans l’indice longitudinal culturel, mais de ce fait elles sont noyées dans d’autres éléments comme le genre ou la sexualité. Les questions qu’on retrouve alors sont celles de la peine de mort ou du laxisme de la justice. Et même sur cela, ça a quand même pas mal bougé. Contrairement à ce que beaucoup avancent, les Français sont bien plus opposés à la peine de mort qu’il y a quelques décennies.

Mais de fait, il n’y a plus de contestation du cadre imposé par Chirac, Sarkozy, Darmanin et les autres. L’insécurité, on en parle sur des faits divers, on part du principe qu’il faut des peines de plus en plus dures. Les questions de prévention, des services publics, des services sociaux, sont totalement mises de côté. Seule la répression est plébiscitée. Toutefois lorsqu’on teste des citoyens sur la proposition de police de proximité, ça fonctionne bien ! Sa mise en place par la gauche avait fait ses preuves, avant que Sarkozy ne la supprime. Faire exister des cadrages alternatifs sur les questions sécuritaires, c’est presque devenu impossible.


LTR : Ce que montre Faury, c’est aussi que la question de la sécurité est racialisée. Elle se fonde certes sur un vécu, mais sur un vécu qui par la suite est généralisé et essentialisé. Et ça semble être un élément de droitisation.

Vous avez raison. De la même façon, pourquoi des gens croient que le grand remplacement existe ? Ce n’est pas forcément parce qu’ils se font abrutir par CNews. Ces gens vivent dans le périurbain, et dès qu’ils se déplacent dans les grands centres urbains, ils sont frappés par la diversité ethnique, et craignent que leur lieu de vie devienne identique. Alors que pour les habitants des grands centres urbains, la diversité c’est leur quotidien depuis des décennies donc ils n’y voient aucun problème. La droitisation fonctionne parce que les acteurs qui la souhaitent mettent l’accent que sur certaines dimensions, naturellement celles qui leur sont favorables.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

DJ Mehdi, le pont manquant entre rap et électro

DJ Mehdi, le pont manquant entre rap et électro

La sublime série documentaire “DJ Mehdi : Made in France” de Thibaut de Longeville, diffusée sur Arte, est probablement LE documentaire culturel français de 2024, tant l’histoire et le portait qu’il raconte sont uniques et suscitent l’admiration.

La série documentaire et son grand succès amplement mérité ont permis de braquer les projecteurs pour de bon sur DJ Mehdi, prodige musical décédé prématurément à 34 ans d’un accident domestique, et de le faire connaître ainsi que son héritage musical auprès des personnes à travers les générations qui ne l’avaient pas connu jusqu’ici. Elle immerge pleinement les téléspectateurs dans la vie, l’univers et l’évolution musicale de cet artiste, comme jamais auparavant.

Une œuvre à la fois hip-hop et électro

De son vrai nom Mehdi Favéris-Essadi, DJ Mehdi, né le 20 janvier 1977 dans une famille franco-tunisienne en banlieue parisienne, après s’être fabriqué son premier sampler puis rejoint le groupe hip-hop Idéal J (dont faisait partie notamment Kery James), commence à gagner en notoriété et rejoint le collectif Mafia K‘1 Fry (comptant notamment dans ses rangs Rohff et Rim‘K).

Après avoir été beatmaker pour nombre de rappeurs, DJ Mehdi décide par la suite de sortir des projets solo, et ses productions ne sont alors plus exclusivement hip-hop mais également beaucoup plus électro. Il ne connaît tout d’abord qu’un succès relatif, et ses anciens collègues rappeurs ne manquent pas de le charrier sans retenue concernant ce changement d’orientation. Cependant, DJ Mehdi, loin de se décourager, persiste dans cette voie et rejoint le bientôt célébrissime label électro Ed Banger, alors tout juste fondé, sur lequel viendront se rajouter notamment par la suite Justice. C’est alors que le succès revient pour DJ Mehdi, et il continuera à faire de la musique électronique jusqu’à sa mort en 2011.

L‘humain derrière l’artiste

« DJ Mehdi : Made in France » ne nous présente pas DJ Mehdi uniquement à travers son incroyable carrière, mais nous montre aussi Mehdi Favéris-Essadi, la personne. On découvre en lui un homme très sympathique, humble, les pieds sur terre, avec une ouverture d’esprit exceptionnelle. Autrement dit, l’ami que tout le monde aimerait avoir.

Mehdi nous est présenté par ceux qui l’ont fréquenté de près. De nombreuses archives le montrant en studio, en concert devant des foules en délire, en interview, complètent le portrait, tout comme les interviews des collaborateurs de DJ Mehdi et de sa famille, qui permettent également de le replacer dans son contexte familial, culturel et musical.

La puissance du documentaire

Si le documentaire a connu un tel succès, c’est bien évidemment en premier lieu en raison de l’histoire hors du commun qu’il raconte et des univers qu’il concerne, le hip-hop et l’électro, aujourd’hui tous deux très solidement installés dans le paysage musical contemporain, bien que ce ne fut pas forcément le cas à l’époque de DJ Mehdi. Et voir un artiste se déplacer du hip-hop vers l’électronique, comme l’a fait DJ Mehdi, était du jamais-vu à l’époque.

Cependant, deux aspects expliquent également le succès de « DJ Mehdi : Made in France » : la qualité du documentaire lui-même, en plus de l’histoire qu’il raconte, et la pertinence des thèmes abordés, qui ajoutent au grand impact du documentaire et le rendent pertinent pour toutes les générations. Le documentaire est d’une telle qualité et d’un tel rythme que l’on est tout de suite absorbé et captivé, comme on le serait pour un film. Ensuite, il met en valeur des thèmes comme l’importance de la famille, de l’amitié, la passion quand on se consacre avec un tel dévouement à un projet (DJ Mehdi était un vrai perfectionniste, très rigoureux et exigeant envers lui-même), ou encore la perte d’un être cher (il est difficile de ne pas se sentir révolté par l’injustice de la mort prématurée d’un artiste aussi talentueux, prometteur, mais également profondément bienveillant et fédérateur).

Au-delà du décès de DJ Mehdi, une célébration de sa vie et de son œuvre

Le documentaire rend hommage à DJ Mehdi de la plus belle des manières. Certes, sa vie a pris fin prématurément, mais une fois arrivé à la fin de la série, on n’est pas inconsolable comme on pourrait être tenté de le penser. Pourquoi ? D’abord, parce qu’on nous montre que DJ Mehdi continue à vivre parmi nous, à nous faire danser et vivre nos émotions à travers sa musique. Ensuite, parce que la quasi-totalité du documentaire célèbre sa vie, et les différents protagonistes du récit revivent lors des interviews leur joie d’avoir connu Mehdi et passé de merveilleux moments avec lui.

En ce qui concerne la postérité de l’artiste, la musique de DJ Mehdi a, à elle seule, énormément contribué à ce qui allait être le son des années 2010. En témoignent notamment les hommages d’énormément de stars de la musique (Pharrell Williams et Drake pour ne citer qu’eux !) sur Twitter après son décès.

Qualifier de documentaire cette série en six épisodes serait presque réducteur, tant on est à la fois captivé et profondément ému par ce personnage incomparable de l’histoire de la musique française (et peut-être mondiale) ? Le terme « film en 6 parties » conviendrait presque mieux. Enfin, un autre mérite du documentaire est d’être accessible à beaucoup de générations, et ses bonnes ondes hautement contagieuses permettent de faire connaître l’artiste à d’autres parties de la société française. Espérons que DJ Mehdi, auparavant, malgré tout essentiellement connu par les millenials en France, ait désormais la popularité qu’il mérite. La génération Z française a désormais fait plus largement connaissance avec lui, et continue de faire vivre ainsi son héritage près de 15 ans après sa mort.

Au cas où vous n’auriez pas encore vu le documentaire (ou plutôt le film en 6 parties), pas de panique : « DJ Mehdi : Made in France » est encore disponible sur le site et l’application Arte (et YouTube) jusqu’au 31 juillet 2027. Pour autant, inutile d’attendre trop longtemps avant de le regarder, ou plutôt de le dévorer, tant les épisodes sont hautement addictifs, et d’une durée raisonnable (une quarantaine de minutes pour la plupart).

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Fret SNCF : une mise à mort orchestrée par Bruxelles et Paris

Fret SNCF : une mise à mort orchestrée par Bruxelles et Paris

Au lieu de défendre les intérêts du fret français, Paris courbe l’échine face à la Commission européenne et condamne le Fret SNCF. Au 1er janvier 2025, l’entreprise sera dépossédée de ses activités les plus rentables, au profit des entreprises concurrentes et au détriment des salariés et de l’écologie.

FRET SNCF agonise depuis plusieurs années déjà. Sa part modale n’a cessé de baisser, jusqu’à descendre en dessous de 10%. Son déclin a été accentué par un certain nombre de facteurs :

D’abord, l’ouverture à la concurrence qui a contribué à morceler complètement le marché et qui n’a pas réussi contrairement aux promesses de l’Union européenne, à rendre ses lettres de noblesse au fret.   Le nombre de marchandises en milliards de tonnes.km(1) était déjà en déclin depuis les années 1980, il a été divisé par deux en 2010. On peut légitimement considérer que cette baisse drastique et soudaine, est corrélée à l’ouverture à la concurrence effective depuis 2005/2006.

Ensuite, la concurrence déloyale de la route face à laquelle l’Union européenne reste muette. Les investissements massifs dans le réseau routier ont contribué à créer un réseau correctement maillé, efficace et permettant d’effectuer des trajets de bout-en-bout ce qui n’est aujourd’hui pas le cas du réseau ferroviaire.

Les acteurs empruntant les réseaux routiers peuvent par ailleurs contourner la fiscalité en place. En effet, l’utilisation des réseaux routier et ferroviaire nécessite de s’acquitter d’un péage. Pourtant, les acteurs du réseau routier peuvent facilement éviter de payer péages et taxes, en utilisant le réseau routier gratuit et en ne réalisant pas le plein d’essence en France mais dans les pays voisins. Ainsi, ces acteurs ne payent pas la taxe intérieure de consommation des produits énergétiques (TICPE), qui est de 4 centimes par litre pour les transporteurs. Avec la déréglementation du transport routier les entreprises peuvent également faire appel à des travailleurs étrangers moins rémunérés, réduisant ainsi le coût du travail.

Enfin, l’état catastrophique des infrastructures induit une qualité de service insatisfaisante pour les entreprises. En 2022 près d’un train sur six (16%) a accusé un retard de plus de 30 minutes. Le réseau est extrêmement dégradé ce qui explique ces retards : les lignes capillaires qui connectent les entrepôts / usines au réseau principal ont en moyenne 73 ans. De nombreuses lignes ont également été fermés ces dernières années faute de travaux de remise en état.

Désinvestissement dans le réseau, investissement massif dans le réseau routier, évitement de la fiscalité par les transporteurs routiers, concurrence déloyale, ouverture à la concurrence, circulation des méga-camions favorisée en Union européenne… Voici une liste non-exhaustive des principaux facteurs qui sont en train de tuer le fret ferroviaire.

Pour répondre aux pressions et aux menaces de liquidation totale de la Commission européenne qui visait fret SNCF d’une enquête pour non-respect des règles de la concurrence, le gouvernement a donc décidé de mettre en œuvre en toute discrétion, la réforme présentée par Clément Beaune en mai 2023. La commission accuse notamment fret SNCF d’avoir bénéficié de subventions notamment pour la recapitalisation de l’entreprise, et l’annulation de la dette en 2019 pour un montant d’environ 5 milliards d’euros.

La réforme devient désormais réalité. Au 1er janvier 2025, fret SNCF va être divisé en 2 sociétés, Hexafret pour le transport de marchandises et Technis pour la maintenance.

Il faut également mentionner que malgré le morcellement du marché, fret SNCF conservait encore près de 50% des parts de marché et restait donc un acteur clé. Ces parts de marché vont désormais être réparties entre les autres acteurs du marché. En effet, la réforme oblige fret SNCF à abandonner 23 flux de marchandises (représentant 20% de son chiffre d’affaires), évidemment les plus rentables pour l’entreprise. Ces flux vont être ouverts à la concurrence, sans que fret SNCF puisse y candidater pendant près de 10 ans. L’ouverture à la concurrence n’est donc pas la même pour tous : comment justifier cet écartement de fret SNCF des appels d’offres pendant 10 ans ?

Dernière étape de la réforme : ouvrir le capital de fret SNCF à des investisseurs privés, d’ici quelques années.

Dans « La révolution ratée du transport ferroviaire au XXIème siècle(2) », j’écrivais déjà avant confirmation de la réforme que sa mise en œuvre serait la mort pure et simple de l’entreprise et qu’elle engendrerait le chaos sur le marché. Evidemment, la situation est d’autant plus catastrophique qu’elle impacte directement les cheminots, avec la suppression de 500 emplois.

Le gouvernement défend la réforme en indiquant qu’elle sera un nouveau souffle pour fret SNCF, et que l’Etat va aider le secteur à hauteur de 370 millions d’euros. Cette somme est très faible, au regard des demandes des acteurs du secteur. Selon la commission des finances du Sénat, près de 10 milliards d’euros devraient être investis pour la rénovation du réseau d’ici 2030.

Comment comprendre la schizophrénie de l’Union européenne ? Alors que cette dernière s’est fixée des objectifs ambitieux en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, elle condamne un secteur qui serait clé dans cette baisse. En effet, le secteur des transports représente 30% des émissions au niveau mondial et elle condamne aujourd’hui, avec l’accord de la France, un secteur clé pour amorcer la transition.

Au lieu de défendre ses intérêts, la France courbe l’échine face à la Commission européenne et condamne ainsi le fret, qui serait pourtant clé à la fois pour accompagner la réindustrialisation du pays et également pour amorcer la transition écologique. Tout ceci est un non-sens écologique et stratégique.

Pour en savoir plus, vous pouvez dès à présent vous procurer le dernier livre de notre collection avec les Editions du bord de l’eau sur le sujet, « la révolution ratée du transport ferroviaire au XXIème siècle ». Sortie le 15/11/2024 : https://www.editionsbdl.com/produit/la-revolution-ratee-du-transport-ferroviaire-au-21e-siecle/

Références

(1)La tonne-kilomètre est une unité de mesure de quantité de transport correspondant au transport d’une tonne sur un kilomètre. La quantité de transport s’appelle le volume de transport.

(2) La révolution ratée du transport ferroviaire, Chloé PETAT, 15/11/2024 https://www.editionsbdl.com/produit/la-revolution-ratee-du-transport-ferroviaire-au-21e-siecle/

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Elections américaines 2024 : La guerre culturelle n’a pas eu lieu

Elections américaines 2024 : La guerre culturelle n’a pas eu lieu

Contrairement à ce que beaucoup de commentateurs français mal renseignés prétendent, la guerre culturelle n’est pas le facteur principal de la victoire de Trump. La grande différence par rapport à 2020 et même 2016, c’est la bascule des indécis et des indépendants. Ils avaient largement plébiscité Joe Biden il y a 4 ans, Donald Trump y est fortement majoritaire cette année. Explications.

Deux Amériques qui s’affrontent, ne se parlent plus, se haïssent viscéralement, considèrent la victoire de l’autre comme un péril démocratique, et se livrent à une guerre civique tous les deux ans, voilà la base de toute analyse politique digne de ce nom pour expliquer la situation électorale américaine.

Difficile de le nier, entre l’Amérique blanche, rurale, évangélique, masculine et non diplômée, et l’Amérique colored, urbaine, peu croyante, féminine et diplômée, le dialogue est rompu. La première vote systématiquement pour le parti républicain et ses candidats, la seconde pour les démocrates.

Peut-on cependant imputer le résultat de chaque élection, depuis maintenant dix ans que Donald Trump a chamboulé le paysage politique américain, à une simple fluctuation de participation électorale de ces deux Amériques ? Le triomphe trumpiste, indéniable et sans appel, du 5 novembre 2024, invite à plus de prudence.

A l’heure actuelle, Donald Trump réalise un score historique. Il dépasserait le parti démocrate au suffrage direct, une première en 20 ans, et pour la seconde fois seulement en 32 ans. Il accroît son nombre de voix par rapport à 2020, qui était déjà un record. Sous réserve des résultats définitifs au Nevada, il gagnerait cet Etat et ferait donc mieux qu’en 2016, quand il l’avait perdu de peu. Les républicains reprennent également le contrôle du Sénat, en défaisant au moins 2 sénateurs démocrates sortants, et potentiellement encore deux autres d’ici la fin du décompte. Le résultat à la Chambre des Représentants n’est pas encore net, mais les tendances actuelles donnent les républicains gagnants, accroissant peut-être leur majorité de 2022.

Comment expliquer cette déroute démocrate, alors que Donald Trump et son colistier JD Vance sont, selon les enquêtes d’opinion, largement plus impopulaires que Kamala Harris et Tim Walz ? Alors que les mensonges et le coup d’Etat manqué de janvier 2021 ont marqué profondément les Américains, pas seulement démocrates. Alors les démocrates ont réussi leur stratégie de conquête des banlieues huppées ?

La réponse est toute trouvée pour les partisans de la théorie de la guerre culturelle. Pour la droite culturelle, les minorités auraient compris que le « wokisme » serait une impasse, la preuve, Trump progresse chez les afro-américains et talonne les démocrates chez les latinos, malgré (ou grâce, selon les plus radicaux) les multiples propos racistes tenus à l’égard d’à peu près toutes les minorités. Pour la gauche culturelle, Gaza et le soutien à Israël seraient la cause unique de la défaite démocrate, qui aurait démobilisé les jeunes et les minorités, la preuve, la ville jadis démocrate de Dearborn au Michigan, majoritairement musulmane, a voté pour Trump, et les villes étudiantes du Michigan sont dans la même situation.

Ces données électorales sont vraies, elles sont aussi anecdotiques. La grande différence par rapport à 2020 et même 2016, c’est la bascule des indécis et des indépendants. Ils avaient largement plébiscité Joe Biden il y a 4 ans, Donald Trump y est fortement majoritaire cette année.

L’électeur indécis et indépendant moyen américain est favorable à l’avortement mais opposé à l’immigration. Partant de ce fait, à chaque élection, les démocrates tentent d’orienter le débat sur l’avortement, et les républicains sur l’immigration. Las, ces sujets n’étaient que les troisième et quatrième priorités des électeurs d’après les sondages de sortie d’urne. Le ciblage communautaire est également un échec pour les deux campagnes : les démocrates misaient grandement sur le basculement de l’électorat blanc et féminin, il n’a que peu bougé, et c’est en faveur des républicains. Les républicains misaient sur une participation renforcée des hommes blancs, ce fut le cas, mais les démocrates y ont légèrement comblé leur retard abyssal.

La première préoccupation des électeurs, l’avenir de la démocratie aux Etats-Unis, est un sujet partagé chez les bases démocrate, effrayée des annonces autoritaristes de Donald Trump, et républicaine, toujours persuadée d’un grand complot du Parti Démocrate ayant dérobé l’élection de 2020.

Finalement, le sujet qui a déterminé les indécis et les indépendants, c’est l’état de l’économie, et l’inflation considérable qui touche les Etats-Unis depuis 2021. Si cette préoccupation arrive en seconde position nationalement, elle est la première dans les Swing States et chez les électeurs qui se sont décidés dans la dernière semaine avant le vote.

C’est d’abord et avant tout la mise en avant de ce sujet qui explique la victoire de Donald Trump. Il a réussi à tenir sa coalition, les évangéliques et la classe ouvrière blanche, en y agrégeant les indécis et les indépendants. En se faisant discret sur l’avortement et en martelant sur l’immigration. Les démocrates, en se faisant discret sur l’immigration et en martelant sur l’avortement, ont aussi maintenu leur coalition des diplômés, des minorités, des femmes et des urbains, même si elle est légèrement en retrait.

Ce qui semble manquer à la plupart des analyses, c’est qu’au-delà de la guerre culturelle, bien réelle, en cours au Etats-Unis, il y a une crise économique persistante, et que c’est celle-ci qui a déterminé les électeurs pas ou peu politisés, pour qui les appels du pied identitaire, d’un camp ou de l’autre, n’ont pas fonctionné.

Donald Trump, en parlant plus d’économie et en s’associant avec des hommes d’affaires tout au long de la campagne, est apparu plus crédible sur le sujet. Il gagne largement dans des Etats où des référendums sur l’avortement ont été perdus par les républicains. La guerre culturelle n’a pas été déterminante la nuit dernière, les républicains comme les démocrates devraient s’en souvenir s’ils veulent engranger de futures victoires.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Présidentielle américaine : le grand gagnant et la grande perdante !

Présidentielle américaine : le grand gagnant et la grande perdante !

A quelques heures de la fin du vote, s’il est difficile de prédire la victoire de Kamala Harris ou de Donald Trump, l’on peut d’ores et déjà parler d’un cas d’école et tirer la sonnette d’alarme pour que les dérives de cette campagne ne se produisent pas en France.

JIM WATSON/AFP via Getty Images

Les campagnes de Donald Trump et de Kamala Harris sont elles révolutionnaire ? Je ne le pense pas.

Renversent-elles la table, bousculent-elles fondamentalement les codes ? Je ne le pense pas non plus, du moins, si l’on ne fantasme pas sur Elon Musk.

Mais il y a déjà deux grands gagnants dans cette campagne — et ce n’est pas forcément une bonne nouvelle : d’abord, le réseau social X, qui prouve, malgré ses 18 ans d’existence, que les journalistes et la sphère médiatico-politique n’arrivent toujours pas à s’en défaire, comme un vieux Chewing-gum collé à une semelle.
→ Et vraiment, il va falloir que cela change !

Deuxième gagnant, Elon Musk, qui rafle tout. Entre autopromotion de lui-même et valorisation de ses entreprises à commencer par X bien sûr. C’est un strike. Car s’il l’on parle d’Elon Musk alors bien sûr l’on parle de ses entreprises.

En effet, non seulement le milliardaire à mis son réseau social et ses algorithmes à son entière disposition — il n’y a qu’à voir la surreprésentation de ses publications dans la rubrique “for you” au quotidien dès l’ouverture de l’application (plus encore pour ceux qui le follow), ce qui lui permet d’obtenir une visibilité monstrueuse et sans précédent (10, 20, 30, voire 50 millions d’impressions par posts) — mais il profite également de cette campagne présidentielle 2024 pour faire directement et indirectement la promotion de son réseau social qui n’est autre qu’une plateforme privée à but lucratif : comme si demain, Xavier Niel décidait, pendant la campagne présidentielle, d’utiliser le réseau Free et le journal Le Monde pour envoyer tous les jours à ses clients, ses opinions, des clashs, etc.

Elon Musk est allé encore plus loin en proposant 1 million de $ par tirage au sort aux Américains qui soutiennent Donald Trump et vont voter pour lui. Là encore, un nouveau coup du milliardaire plus motivé par la publicité et son autopromotion finalement à moindres frais puisque le monde entier s’est fait le relai de cette information. 1 million / jour pour avoir la visibilité publicitaire d’un Super Bowl, franchement, ce n’est rien du tout ! Ce n’est donc ni de la générosité ni de l’altruisme et probablement encore moins lié à un véritable engagement politique. Non seulement terrifiant, mais, là encore, l’on constate des failles contre lesquelles personne ne semble en mesure de lutter.

43,6 millions : c’est la somme en dollars qu’Elon Musk a ajoutée au financement de la campagne de Donald Trump, rapporte le Monde.

À titre de comparaison, le tarif du spot publicitaire au Super Bowl était d’environ 7 millions de dollars les 30 secondes. 43,6 millions de dollars pour Elon Musk correspondraient à seulement 7 spots publicitaires de 30 secondes… Clairement, cet investissement lui est plus que favorable d’autant qu’une partie non négligeable (la moitié) de l’Amérique est acquise à la cause des républicains : une magnifique audience, une source de business gigantesque.

→ LIRE AUSSI : Elon Musk a transformé X en arme politique

Ainsi, j’en arrive à la grande perdante de cette période de campagne et de cette élection américaine : la démocratie* !

*Forme de gouvernement dans laquelle la souveraineté appartient au peuple ; État ainsi gouverné.

À deux jours d’un scrutin qui s’annonce très serré, le monde entier se voit suspendu à un choix effrayant entre un Donald Trump de plus en plus grotesque, mais nationaliste, et une Kamala Harris qui, malgré ses trois gros défauts (être une femme, une femme de couleur, et être l’héritière de Joe Biden), est, selon moi, la meilleure candidate. D’ailleurs, du point de vue de la communication, je trouve la campagne de Kamala Harris très réussie. Particulièrement sur la tonalité très bien illustrée par la chanson FREEDOM de Beyoncé. Les contenus vidéos, en nombre, ont été savamment calculés et s’accordent parfaitement au storytelling de la campagne de la candidate. Cela mérite un article complet sur le sujet !

Je reviens sur notre triste perdante : la démocratie.

Là encore, je vais parler des deux milliardaires républicains, qui sont tous les deux en plein égotrip. Il y a d’abord la marionnette “Donald Trump” et son manipulateur, notre cher Elon. Deux hommes et des équipes, dont il manque vraisemblablement la case “éthique” dans leur logiciel, sont prêts à se battre pour gagner un pays, à diviser sa population pour la faire s’affronter, annonçant déjà la non-reconnaissance du scrutin et laissant planer le doute d’une nouvelle prise du Capitole. Pour arriver à ses fins, Elon Musk s’est transformé en machine à troll russe et l’on sait à quel point cela fonctionne. N’ayons pas peur de faire le lien avec les méthodes utilisées pour faire monter l’extrême droite et ses valeurs partout dans le monde …

Comme le souligne Matt Navarra , Elon Musk est désormais le plus grand promoteur de complots anti-immigrés de sa plateforme X.

 

En effet, cette année, l’immigration et la fraude électorale (qui met en danger la démocratie américaine) sont devenues les sujets les plus fréquemment postés par Elon Musk, récoltant un nombre d’impressions absolument gargantuesque de 10 MILLIARDS DE VUES = très inquiétant.

Je ne suis pas certain qu’il soit très utile de prolonger la démonstration sur le cas Trump x Elon tout deux en position d’abus de pouvoir.

Je propose cependant, à celles et ceux que cela intéresse de rédiger un Projet de Loi pour qu’une telle dérive ne puisse se produire en France et, pourquoi pas, en Europe. La lutte contre la désinformation, et celle de réguler le pouvoir du privé sur le public me semblent essentielles. La protection de nos démocraties passe par l’adaptation des règles qui les protègent en fonction des évolutions de la société. Nous avons un cas d’école, tirons-en dès maintenant une bonne leçon.

N’oublions pas qu’il est bon de s’indigner : cela évite de tomber.

Par ailleurs, le danger Bolloré (CNEWS, C8, Fayard, le JDD …) est bien présent en France. je vous invite d’ailleurs à lire le livre suivant : POP fascisme, comment l’extrême droite a gagné la bataille culturelle, Pierre Plotu et Maxime Macé, éditions Divergences, 2024. 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Souveraineté sanitaire : Opella devient américaine, mais était-elle française?

Souveraineté sanitaire : Opella devient américaine, mais était-elle française?

L’acquisition d’Opella, filiale de Sanofi, par la société américaine de capital-investissement CD&R a fait l’objet de garanties de la part de Bercy afin de sécuriser la production du doliprane et assurer le maintien des emplois et des usines en France. Pourtant il ne s’agit ni plus ni moins que d’un marché de dupes.

Opella devient américaine, mais était-elle française?

La cession d’un peu plus de 50% du capital d’Opella, filiale du groupe Sanofi à un fonds d’investissement américain a soulevé une tempête politique de plus en France. Elle risque de se perdre comme les autres dans le brouillard des indignations successives.

Alors faut-il s’indigner de cette vente d’un actif industriel français, après bien d’autres dont nous avons pu mesurer les conséquences désastreuses, ou y a-t-il d’autres motifs d’indignation plus sérieux que la vente elle-même dans cette affaire ?

La cession d’Opella au fonds américain CD&R représente l’aboutissement de la stratégie des dirigeants du groupe Sanofi, arrêtée depuis plusieurs années, qui s’est traduite d’abord par la constitution d’une filiale au sein de laquelle ils ont logé tous les produits grand public, délivrés sans ordonnance, afin, assuraient-ils, d’en permettre le développement… avant de décider de la vendre.

 

Un des produits phares de cette filiale de Sanofi est le Doliprane, l’antalgique le plus consommé par les Français (538 millions de boîtes délivrées en pharmacie l’an dernier) qui domine largement le marché français du paracétamol, mais il y en a bien d’autres (Mucosolvan, Dulcolax, Maalox…), des vitamines, des anti-allergiques…

 

Opella a réalisé un chiffre d’affaires mondial de 5,2 milliards d’euros en 2023. Elle a été valorisée 16 milliards d’euros pour son rachat par le fonds américain CD&R, soit environ 14 fois son EBITDA (acronyme anglais qui en français signifie : bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciations et amortissements) estimé pour 2024. C’est un ratio élevé pour un rachat d’entreprise, mais pas forcément dans le secteur de la santé/ pharmacie pour lequel la valorisation moyenne retenue pour l’acquisition d’une entreprise est de 13,7 fois l’EBITDA. Ce chiffre traduit surtout la forte rentabilité des capitaux investis dans les secteur de la santé (cela aurait-il un lien avec le déficit de la sécurité sociale ?). Mais la rentabilité des investissements dans les nouveaux médicaments de lutte contre le cancer ou dans les nouveaux vaccins est infiniment supérieure à celle d’un médicament comme le Doliprane dont la commercialisation a commencé en 1964. En résumé, le doliprane ça rapporte, mais pas assez, alors Sanofi s’en débarrasse.

 

 

SANOFI, un groupe français, vraiment ?

 

C’est la première question que l’on doit se poser pour mesurer la perte éventuelle de souveraineté économique liée à une telle opération, puisque le capital d’Opella est détenu jusqu’à maintenant par sa maison mère, SANOFI. Cette dernière est la lointaine héritière d’une société créée par le groupe Elf Aquitaine (racheté par Total) pour diversifier ses activités.

 

SANOFI est un groupe pharmaceutique dont le siège social est à Paris, mais c’est avant tout un groupe multinational dont les attaches avec la France sont de plus en plus ténues.

 

Le capital de Sanofi, valorisé à environ 125 milliards d’euros, est détenu à hauteur de 67% par des « institutionnels étrangers », 10,8% par des « institutionnels français », 9,4% par L’Oréal, 5,3% par des actionnaires individuels, 2,6% par les employés, 4,9% par divers actionnaires.

 

Les « institutionnels étrangers » qui détiennent plus de 2/3 du capital de Sanofi, sont des banques, des fonds de pensions, des fonds d’investissement publics ou privés, tous en quête d’actifs financiers rentables. Ils ont pris une place croissante dans la détention des grandes entreprises françaises et dans le fonctionnement du capitalisme qui se trouve de ce fait de moins en moins national.

 

Parmi les actionnaires institutionnels étrangers, les actionnaires américains occupent une place prépondérante avec 44,1% du capital de Sanofi, suivi par les Britanniques avec 16%. Les actionnaires américains pèsent donc d’un poids déterminant dans les décisions du groupe Sanofi, bien avant la cession d’Opella.

 

Le directeur général du groupe est un britannique, Paul Hudson, c’est lui qui dirige l’entreprise et non le président du conseil d’administration, Frédéric Oudéa qui a trouvé là un moyen rémunérateur de passer sa retraite après son départ de la direction de la société générale.

 

Dans les entreprises comme ailleurs, celui qui possède commande.

 

On rappellera, de ce point de vue, que Paul Hudson expliqua en 2020 qu’il était normal que son groupe serve prioritairement les Etats-Unis en vaccins contre le Covid, avant la France. Il dut se rétracter après le tollé provoqué par ses déclarations.

 

Dépendant de l’étranger par les détenteurs de son capital, Sanofi l’est également par son activité puisqu’il réalise plus des trois quarts de son chiffre d’affaires hors de France

Les États-Unis représentent par exemple près de 25% du chiffre d’affaires d’Opella tandis que la France n’en représente qu’environ 10%.

 

Un fait montre plus que tout autre combien le cœur des intérêts du groupe Sanofi ne se trouve plus en France, ni même en Europe, mais ailleurs. Selon le « Center for Responsive Politics »  (organisme à but non lucratif basé à Washington, fondé en 1983 par un démocrate et un républicain, dont un des objectifs est d’évaluer l’impact du lobbying sur les décisions politiques), les dépenses de lobbying de Sanofi en 2019 se sont élevées à plus de 5 millions de dollars (       5 117 000$) aux États-Unis ; dans le même temps, selon la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), elles n’ont guère dépassé 10 000€ en France. Cela témoigne soit de l’incorruptibilité des élus français, soit de l’indifférence de Sanofi quant aux décisions prises par les autorités publiques dans notre pays en matière de santé publique.

 

 

Qu’en est-il de sa filiale Opella ?

 

Opella ne produit pas le principe actif du doliprane, ce qui est quand même le plus important. Celui-ci est importé, essentiellement de Chine, comme il l’était avant la crise du COVID. Les usines françaises d’Opella ne font que pratiquer l’opération d’enrobage de ce principe actif et la mise en boîte du médicament avant sa distribution.

 

Il est donc difficile, dans ces conditions, de présenter l’acquisition de la société Opella par un fonds d’investissement américain, comme la perte d’un élément essentiel de notre souveraineté économique et sanitaire. Dans l’état actuel des choses, même si l’acquisition de la filiale de Sanofi était bloquée par le gouvernement, nous pourrions tout aussi bien nous retrouver privés de Doliprane faute de principe actif permettant de le fabriquer, si les Chinois ou les Américains qui en produisent également, décidaient d’arrêter de nous en vendre.

 

C’est donc plutôt de ce côté-là que se trouve le problème essentiel que les Français et les Européens doivent résoudre rapidement, celui de reconstruire une industrie chimique permettant de produire chez nous les principes actifs des principaux médicaments. C’est là que le bât blesse.

 

 

La difficile relocalisation de la production en France et en Europe de principes actifs…

 

Sanofi, n’en est pas à sa première cession d’actifs. En février 2020, les activités commerciales et de développement de principes actifs de six de ses sites de fabrication (Brindisi, Francfort Chimie, Haverhill, Saint-Aubin-Lès-Elbeuf, Újpest et Vertolaye, soit 3 450 salariés, ont été regroupés dans une entité dont Sanofi ne restait actionnaire qu’à hauteur de 30% du capital.

 

Cette nouvelle entreprise, dénommée EUROAPI, a été retenue en juin 2024 parmi les 13 sélectionnées pour bénéficier des aides publiques au titre des Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (PIIEC) consacrés au secteur pharmaceutique. Cependant, depuis son lancement en fanfare en 2020, elle accumule les déboires.

 

En 2023, ses pertes se sont aggravées pour atteindre 190 millions d’euros. Le titre a perdu 60% de sa valeur en une seule journée le 10 octobre 2023, à l’annonce de ses perspectives financières revues nettement à la baisse. Les difficultés s’accumulent malgré le soutien public. Euroapi a commencé à développer ses activités alors que les coûts de l’énergie et les coûts de production en général explosaient en Europe, compromettant sa rentabilité déjà mal assurée.

 

Un plan de restructuration est en cours. Treize principes actifs seront abandonnés, deux des six usines du groupe (Haverhill et Brindisi) pourraient être vendues. L’État, qui détient, à travers Bpifrance, 12 % du capital d’Euroapi, assure, quant à lui, suivre « de très près » le dossier… comme toujours, mais n’a pas été très efficace pour éviter d’en arriver là.

 

Des observateurs et les syndicalistes du groupe considèrent que ces difficultés étaient prévisibles, au-delà des aspects conjoncturels qui les ont aggravées. Sanofi avait regroupé dans l’ensemble Euroapi des sociétés dont certaines étaient déjà faiblement rentables ou déficitaires, en utilisant le discours sur la relocalisation de la production de principes actifs en France et en Europe pour nettoyer ses comptes et se débarrasser d’activités peu rentables, avec le soutien des fonds publics, après avoir sous-investi pendant les années précédant cette réorganisation.

 

… et du paracétamol

 

Les Français se sont aperçus en 2020 que les médicaments qu’ils consommaient, y compris les plus banals comme le paracétamol, n’étaient plus produits ni en France ni en Europe et que l’interruption des courants commerciaux (soit en raison d’une catastrophe sanitaire comme ce fut le cas, mais ce pourrais l’être également pour d’autres raisons : catastrophes naturelles, guerre, etc.) ne nous permettait plus de trouver dans nos pharmacies notre Doliprane, ou tout autre médicament contenant du paracétamol.

 

Emmanuel Macron et son gouvernement, qui semblent avoir découvert cette réalité en même temps que l’ensemble des Français, ont alors engagé des négociations avec les groupes pharmaceutiques. En 2020, l’État accepta d’arrêter de baisser le prix du paracétamol en échange d’engagements des groupes pharmaceutiques de relocaliser la fabrication du principe actif de ce médicament.

 

Le groupe Seqens, spécialiste français de la fabrication de principes actifs est devenu l’acteur majeur de cette relocalisation de la production du paracétamol. Il a entrepris la construction d’une usine de production de 10 000 tonnes /an de paracétamol, dont le coût devrait être de 100 millions d’euros, à Roussillon dans l’Isère. La livraison du médicament devrait commencer en 2026.

 

Mais Seqens n’est pas une PME française qui invente tout à partir de rien. C’est un groupe mondial très présent aux USA, en Inde et en Chine et qui occupe une position importante sur le marché des principes actifs, notamment celui du paracétamol.

 

Son président, Robert Monti, explique les conditions de la reprise de production du paracétamol en France (interview sur le site internet de l’entreprise) : « Nous allons investir environ 100 millions d’euros, dont 30 à 40 % d’aide publique sous forme de subventions et d’avances remboursables, pour la construction d’une nouvelle unité haute performance de production de paracétamol sur le site de Roussillon, en Isère. Cette unité va nous permettre d’enrichir notre dispositif de production avec 10 000 t/an de capacités à Roussillon qui viendront s’ajouter à nos 8 000 t/an de capacités à Wuxi, en Chine.

Nous partirons du para-aminophénol ou PAP pour la production de paracétamol. C’est un intermédiaire que nous produisons déjà à Tanxing, en Chine, pour lequel nous sommes leader mondial. Cette capacité de PAP sera largement suffisante pour alimenter, en toute sécurité et en nous appuyant sur les meilleures techniques disponibles, nos deux usines de Wuxi et de Roussillon.

Nous sommes donc très engagés dans ce domaine et nous allons continuer d’investir. Nos clients UPSA et Sanofi ont pris des engagements très importants sur le long terme pour que le nouvel atelier soit nourri durablement en termes de volume. La production de Roussillon sera réservée pour les Français et les Européens. Et nous nous positionnerons aussi sur le marché américain depuis Roussillon. Les autres territoires seront desservis depuis Wuxi. Les deux usines disposeront donc d’une complémentarité géographique mais également technologique, puisque les deux sites seront équipés de technologies de granulation différente. »

 

C’est donc la combinaison des forces d’un groupe international, s’étant développé en Chine d’abord, du soutien de l’État français à l’investissement et de l’engagement d’un volume d’achat des groupes pharmaceutiques français que résulte la possibilité de relancer la production en France. Au passage, Robert Monti indique que si l’usine de Roussillon travaillait avec les mêmes procédés de fabrication que ceux de ses usines chinoises, les coûts de production seraient de 20% supérieurs à ce qu’ils seront dans l’usine de Roussillon, pour laquelle Seqens a développé de nouvelles technologies différentes de celles utilisées en Chine et permettant de faire des économies. Cela fait réfléchir sur ce qui constitue la compétitivité de l’industrie chinoise et sur la difficulté à soutenir la compétition.

 

Seqens n’est pas le seul à relancer le paracétamol made in France. A Toulouse, une start-up, Ipsophène, s’engage dans la construction d’une usine pour démarrer « la production en 2025, en montant progressivement en puissance, pour atteindre une capacité de 4 000 tonnes à partir de 2027 », selon Jean Boher, son président. Le succès dépendra du soutien de l’État et des acheteurs potentiels, car le produit sera plus cher que les produits concurrents bien que moins polluants.

 

On peut sérieusement se demander s’il ne serait pas plus utile que BPI France dépense son argent (c’est-à-dire le nôtre) à soutenir les entreprises qui investissent pour relocaliser la production de principes actifs en France, plutôt qu’en prenant une part de capital dérisoire dans Opella, devenue propriété d’un fonds d’investissement américain.

 

 

La cession d’Opella est-elle grave ?

Bien qu’Opella ne puisse pas être considérée comme une entreprise stratégique pour les raisons indiquées plus haut, sa cession à un fonds américain n’est pas une bonne nouvelle.

 

L’activité d’encapsulage et de mise en boîte du doliprane est complémentaire de la production de principe actif qui pourrait se développer en France dans les prochaines années. Elle pourrait faire défaut le moment venu si cette activité est démantelée par les nouveaux propriétaires des installations industrielles françaises d’Opella.

 

Le développement de la production de principe actif en France dépend d’engagements à long terme d’achat pris par Opella et son actionnaire majoritaire, Sanofi, dont rien ne peut garantir qu’ils seront tenus dès lors que le groupe passera sous contrôle américain.

 

Le fonds américains CD&R n’est pas une institutions philanthropique. Son objectif est d’acheter des sociétés, de les rendre plus rentables en jouant sur tous les leviers qui peuvent le permettre, avant de les revendre avec profit. La réduction des effectifs est un des leviers et aucun ne sera négligé. Les inquiétudes pour l’emploi des salariés français d’Opella sont donc légitimes. Que deviendront les 1 700 emplois en France, notamment à Lisieux et Compiègne ?

 

Les exemples passés de rachats de sociétés françaises par des sociétés américaines ont laissé un goût amère. Personne n’a oublié le rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electric, les promesses qui l’ont accompagné, notamment en termes d’emplois et la suite, c’est-à-dire les fermetures de sites, le transfert de ce qui intéressait GE et la perte du reste, notamment d’une partie du savoir-faire, l’organisation d’un coûteux rachat imposé à EDF par E. Macron devenu président après qu’il avait permis le dépeçage d’Alstom comme ministre de l’économie.

 

Un des membres du Conseil d’administration de Sanofi au moins sait tout des conditions de vente aux Américains d’une grande entreprise française et de ses conséquences ; il s’agit de Patrick Kron, qui a organisé le bradage de la branche énergie d’Alstom dans le dos du gouvernement français, sans oublier de se faire grassement rémunérer au passage pour ce haut fait d’armes (6 609 912 € de rémunérations en tant que PDG d’Alstom en 2016 – deuxième position des patrons français les mieux payés à l’époque, 4 millions de bonus quand il quitte Alstom en janvier 2016 et une retraite chapeau de 10 millions). C’est sans doute en raison des compétences acquises à cette occasion qu’il fait partie du Conseil d’administration de Sanofi.

 

Le rachat d’Alcatel Lucent par Nokia, auparavant, avait obéi au même scénario.

 

 

L’accord tripartie protège-t-il Opella et ses salariés ?

 

D’après Le journal « Le Monde » du 21 octobre, l’accord passé entre Sanofi, CD&R et le gouvernement français prévoit les garanties suivantes :

  • La pérennité des usines de Lisieux et Compiègne et le maintien « d’un niveau minimum de valeur ajoutée produit sur ces sites pendant cinq ans »(On appréciera le flou de la formulation). Une sanction financière, pouvant s’élever jusqu’à 40 millions d’euros, s’appliquerait en cas d’arrêt de production sur ces deux sites.
  • Une assurance sur le maintien de l’emploi en France, prévoyant « une pénalité de 100 000 euros par emploi supprimé par licenciement économique contraint »,
  • Un objectif d’investissement à hauteur de 70 millions d’euros sur cinq ans
  • « Un maintien des volumes de production pour les produits sensibles d’Opella : Doliprane, Lanzor, Aspégic ».
  • Le maintien des engagements pour l’achat du principe actif du Doliprane (le paracétamol) auprès de l’entreprise Seqens, qui est en train d’en relocaliser la production en France, sous peine, en cas de non-respect de cette clause, d’une sanction de 100 millions d’euros.
  • Pour compléter le tout, l’entrée de BPI France au capital d’Opella, à hauteur de 2% du capital.

L’expérience montre que ce type d’accord ne représente jamais un engagement réel du groupe étranger acheteur de l’entreprise française. Les promesses faites ne résistent jamais à l’évolution de la situation économique et aux plans de restructuration conduits pour améliorer la rentabilité de la société acquise, dans des délais rapides, ceux des affaires dans lesquelles interviennent des fonds d’investissement, créés pour générer des plus-value rapides sur les acquisitions et non pour financer une stratégie de développement à long terme.

 

Enfin, les sanctions financières prévues sont dérisoires pour un fonds d’investissement qui gère 57 milliards de dollars d’actifs financiers en 2023.

 

 

Le gouvernement aurait-il dû interdire la session d’Opella au fonds américain ?

Les moyens législatifs et réglementaires permettant au gouvernement de s’opposer à une telle acquisition existent (article L 151-3 et R 151-3 du code monétaire et financier). Ils lui donnent la possibilité de refuser une autorisation d’investissement étranger si celui-ci peut avoir pour effet de menacer la protection de la santé publique (entre autres cas de figure).

 

Ce point de vue aurait pu être défendu dans le cas d’espèce, même s’il pouvait être contesté compte tenu de ce que nous avons indiqué plus haut.

 

L’offre alternative au fonds américain, présentée par un fonds d’investissement français PAI Partners, n’était en réalité pas tellement plus nationale que l’autre puisque le fonds français présentait son offre d’achat en consortium avec le fonds souverain d’Abou Dhabi ADIA, le fonds de pension canadien BCI et le fonds souverain singapourien GIC.

 

On notera au passage la place croissante prise par les fonds souverains contrôlés par des États dans le fonctionnement du capitalisme mondial. Nous sommes décidément de plus en plus loin de la libre concurrence entre agents économiques faisant valoir sur la marché libre leurs propositions pour répondre à la demande de consommateurs atomisés.

Jamais les États par l’intermédiaire de leurs fonds souverains n’ont joué un rôle aussi important dans l’économie, en même temps qu’ils semblent impuissants face au pouvoir croissant des entreprises multinationales.

 

La seule solution véritablement française aurait donc été un rachat par l’État de l’entreprise mise en vente par Sanofi, Mais on voit mal ce qui aurait pu justifier la prise en charge par le contribuable français, pour plus de 8 milliards d’euros, d’une entreprise dont le contrôle ne représente pas un intérêt vital pour le pays. C’est d’ailleurs une solution que je n’ai guère vue proposée par tous ceux qui se sont indignés de cette vente.

 

 

La responsabilité de Sanofi dans tout ça

Ce qui mériterait sans doute d’être passé au peigne fin à l’occasion de la crise créé par cette nouvelle session, c’est le management du groupe Sanofi et la responsabilité de sa direction dans le déclassement progressif de ce groupe au niveau mondial. En quelques années, Sanofi est passé du 3e rang au 7e rang mondial des groupes pharmaceutiques.

 

Sanofi a arrêté ses recherches sur l’ARN messager deux ans avant la crise du COVID, ce qui montre la grande prescience de ses dirigeants. Il s’est fait doubler par les vaccins lancés par le duo Pfizer-BioNTech et par Moderna. Dans le cancer du sein, son candidat-médicament, l’Amcenestrant, sur lequel le laboratoire fondait une partie de ses espoirs, a été abandonné en 2022, faute de résultats probants

 

Paul Hudson justifie la vente d’Opella par la nécessité de recentrer l’activité de son groupe sur des médicaments nouveaux à forte valeur ajoutée et ce qu’il appelle « le retour à la science ». Il n’est lui-même pas un scientifique, mais on espère que les équipes de Sanofi ne se sont pas trop éloignées de la science au cours de ces dernières années, malgré l’orientation de leurs dirigeants qui ont multiplié les plans de restructuration du groupe et réduit continûment le nombre de chercheurs.

 

En attendant de trouver de nouvelles sources de profits grâce aux molécules qui permettront de faire progresser l’immunothérapie et la lutte contre le cancer, Sanofi vend des actifs. Il préparerait maintenant la session de ses centres de distribution à l’allemand DHL. Et il programme une nouvelle réduction des coûts de 2 milliards d’euros en 2024.

 

Mais rassurons-nous,  les actionnaires ne souffriront pas trop. Paul Hudson indique dans une interview au journal Le Monde du 23 octobre, qu’une partie des revenus tirés de la vente d’Opella leur sera destinée et le groupe a consacré 600 M€ au rachat de ses actions pour en faire monter le cours et mieux rémunérer ses actionnaires, plutôt qu’à financer la recherche.

 

Plus fondamentalement encore, cette affaire montre la difficulté qu’il y a à construire ce que l’on appelle couramment « des champions nationaux », qui ne peuvent être que des compagnies multinationales, tout en s’assurant que ces entreprises gardent un lien fort avec leur pays d’origine, lorsqu’il s’agit d’un pays ayant une population de 68 millions d’habitants, un PIB de       3 000 milliards d’euros, et en conséquence un marché de consommation et une puissance financière forcément limités.

 

Leur expansion généralement saluée à son commencement et soutenue par les pouvoirs publics, finit par les couper de leur base nationale française et les décisions stratégiques ne coïncident plus nécessairement avec l’intérêt national du pays.

 

C’est à cette question de l’insertion d’une économie de taille limitée, comme celle de notre pays, dans l’économie mondiale, sans aliéner totalement notre souveraineté, qu’il faut répondre, au lieu de se focaliser sur la vente d’une entreprise, aussi importante soit-elle. Elle devrait occuper une place importante dans tout projet politique.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Les Etats-Unis au bord de la guerre civile ? Entretien avec Mathieu Gallard

Les Etats-Unis au bord de la guerre civile ? Entretien avec Mathieu Gallard

Alors que l’élection présidentielle américaine arrive à grands pas, Mathieu Gallard, directeur d’études chez Ipsos publie Les États-Unis au bord de la guerre civile ? (Éditions de l’Aube). Il revient pour Le Temps des Ruptures sur les enjeux du scrutin et la polarisation idéologique et affective qui touche la scène politique américaine.
  • La thèse centrale de votre ouvrage consiste à montrer comment les électeurs américains, ainsi que leurs représentants, se sont progressivement polarisés pour aujourd’hui déboucher sur deux camps qui se font face. D’un pays faiblement politisé où le vote se faisait sur un attachement affectif à un parti, les États-Unis voient désormais des taux de participation record et des électeurs plus idéologiques que jamais. Quels facteurs expliquent cette lente homogénéisation sociale et idéologique des démocrates et des républicains ?

Effectivement, le paysage politique américain de l’après Seconde Guerre mondiale était l’exact opposé de ce qu’il est aujourd’hui : des partis politiques à la fois très modérés et composé d’élus très hétérogènes idéologiquement, et des électeurs mus par un attachement affectif aux partis souvent hérité de leur socialisation familiale, mais très peu par un attachement idéologique.

 

Tout change dans les années 1960, quand l’aile progressiste du parti démocrate menée par le Président Lyndon Johnson prend suffisamment de poids pour imposer à son aile conservatrice le vote de lois sur les droits civiques qui imposent la fin de la ségrégation raciale dans le Sud du pays. Conséquence, l’électorat conservateur – en fait, raciste et réactionnaire – du parti l’abandonne pour rallier le parti républicain, dont les électeurs progressistes font alors défection en sens inverse, en faveur des démocrates. En quelques années, les deux partis deviennent relativement cohérents idéologiquement, avec un parti démocrate qui se situe désormais assez clairement au centre-gauche et un parti républicain au centre-droit.

 

Ensuite, à partir des années 1980-1990, les deux partis s’éloignent de plus en plus. Ce phénomène a des causes très diverses. Tout d’abord, le phénomène de mise en cohérence idéologique des deux partis est évidemment lent : les flux d’électeurs et d’élus démocrates conservateurs vers le parti républicain (et vice-versa) s’étalent sur des décennies, ce qui renforce progressivement la radicalisation des partis. Il y a aussi des aspects liés au fonctionnement du système politique américain : le système des primaires, où la base électorale de chaque parti se mobilise fortement, ce qui favorise les candidats radicaux par rapport aux modérés ; le charcutage des circonscriptions électorales qui crée des districts très sûrs et dispense de plus en plus d’élus de faire campagne en direction de l’électorat modéré ; le système de financement de la vie politique, qui pousse les candidats à satisfaire les intérêts souvent radicaux des grandes entreprises, des riches donateurs ou des lobbys ; la montée dans les années 1990 des chaînes de télévision partisanes (Fox News à droite, MSNBC à gauche), suivies des réseaux sociaux dans les années 2010, qui créent des phénomènes de « bulles de filtres » enfermant les bases électorales politisées des deux partis dans des représentations du monde de plus en plus opposées…

 

 

  • Dans le sens inverse, l’on pourrait dire qu’au fossé politique se superpose dorénavant un fossé affectif entre électeurs. Aujourd’hui, à quel point les relations sociales entre électeurs démocrates et électeurs républicains sont-elles dans un déplorable état ?

Depuis une quinzaine d’année, on parle effectivement de plus en plus d’un phénomène de polarisation « affective » qui s’ajoute à la polarisation idéologique. Non seulement, les électeurs d’un parti sont de plus en plus éloignés de ceux de l’autre parti du point de vue idéologique, mais ils ont effectivement une perception de plus en plus dégradée de ces derniers : avant, ils étaient des adversaires, désormais ils deviennent des ennemis. De fait, le pourcentage de démocrates qui perçoivent les républicains comme malintentionnés, stupides ou malhonnêtes – et vice-versa – est désormais nettement majoritaire.

 

Cela a des conséquences sociales bien concrètes, avec des pans entiers de la population qui ont du mal à parler non seulement de politique, mais aussi de tous les enjeux qui ont trait de près ou de loin à leurs valeurs avec des personnes de l’autre bord, quand bien même il s’agit d’amis ou de membres de sa famille. On constate ainsi que seuls 9% des couples américains sont constitués d’un(e) démocrate et d’un(e) républicain(e) – un véritable effondrement au cours des dernières décennies.

 

 

  • Dans votre ouvrage, vous mettez en avant l’importance croissante des « guerres culturelles » dans le débat politique américain. Par quel(s) processus celles-ci ont supplanté les questions socio-économiques ? Et dans quelle mesure les questions économiques restent-elles prégnantes ?

Je ne sais pas si on peut vraiment résumer l’histoire politique américaine à une lente montée en puissance des enjeux culturels au détriment des enjeux socio-économiques. Après tout, des sujets éminemment culturels comme l’esclavage dans les années 1850-1860, la prohibition dans les années 1920-1930 ou les droits civiques dans les années 1950-1960 ont exercé une influence électorale majeure. Et a contrario, actuellement, les enjeux socio-économiques restent très importants aussi bien pour les candidats que pour les électeurs.

 

Il est néanmoins vrai que les débats sur l’accès à l’IVG, les droits des personnes LGBT ou des minorités raciales et l’acceptation de l’immigration sont très mis en avant par les candidats et jouent un rôle croissant dans les choix électoraux des Américains. Les mécanismes qui expliquent cette montée des enjeux culturels sont assez simples : ils sont plus propices à la polarisation, car il peut très facilement y avoir un rapport direct entre l’identité des citoyens et le positionnement des candidats. C’est moins le cas pour les enjeux socio-économiques, qui sont souvent plus complexes et nécessitent pour être décryptés un minimum d’intérêt et de connaissances. Pour un candidat qui, dans un contexte de polarisation, souhaite chauffer à blanc sa base électorale, les enjeux culturels sont bien plus porteurs que les enjeux économiques et sociaux.

 

 

  • La politique économique interventionniste d’un Joe Biden, notamment son plan de relance de 1 900 milliards de dollars en 2021, a-t-elle malgré tout des effets électoraux ?

C’est très difficile de démontrer clairement qu’une politique publique a des effets électoraux, et en tout cas qu’elle peut contribuer à modifier l’opinion et le vote des individus à grande échelle. J’aurais tendance à dire que non, tant la perception de la réalité par les électeurs est désormais totalement décidée à travers leurs a priori partisans. C’est particulièrement vrai sur le plan économique : les sondages sur le moral des ménages de l’université du Michigan indiquent que ce qui détermine le plus le sentiment des Américains vis-à-vis de la situation économique du pays, c’est leur proximité à un parti. Les républicains jugeaient très majoritairement que la situation économique était bonne sous le mandat de Donald Trump, avant que ce sentiment ne s’effondre au moment de l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche. Et pour les démocrates, le mouvement a été inverse. Dans ce contexte, les politiques publiques telles que le plan de relance de 2021 n’ont probablement pas convaincu beaucoup d’électeurs républicains de changer de camp, de même que les baisses d’impôts massives votées sous le mandat de Trump n’ont pas eu d’impact sur les électeurs démocrates.

 

 

  • L’on craint souvent, à tort ou à raison, que ce qui se déroule aux États-Unis arrive en France avec quelques années de décalage. De plus en plus, en France aussi, c’est notamment une des thèses du dernier livre de Vincent TIberj, les questions socio-économiques laissent place aux questions identitaires, culturelles, dans le débat public. S’achemine-t-on donc dans notre pays vers la même forme de polarisation politique ?

Certains des facteurs qui alimentent le processus de polarisation idéologique et affective aux Etats-Unis, comme le charcutage électoral des circonscriptions le système de primaires, l’utilisation massive de publicités politiques ou le financement privé quasi-illimité des campagnes électorales n’existent pas en France, ou en tous cas pas à la même échelle. En conséquence, nous n’en sommes clairement pas au même degré de polarisation dans notre pays

 

Mais clairement, la tendance à la polarisation des élus est à l’œuvre ici : la réforme des retraites, la loi sur l’immigration ou les débats actuels sur le budget sont l’occasion d’une hostilité virulente entre les députés, et les gouvernements utilisent toutes les ressources du « parlementarisme rationnalisé » face à des oppositions qui sont tentées par une obstruction farouche.

 

Mais est-ce qu’il y a, parallèlement à cette polarisation des élus, une polarisation des électorats ? C’est moins évident. Il me semble que les électorats de nos trois blocs sont à ce stade beaucoup moins homogènes socialement et idéologiquement que ceux des deux partis américains. Il reste des électeurs qui passent d’un bloc à l’autre – comme les électeurs de la liste Glucksmann aux européennes qui sont revenus vers le camp macroniste aux législatives, ce qui devient rarissime aux Etats-Unis. Enfin, le simple fait que nous sommes actuellement dans un contexte de tripartition est sans doute moins propice à un affrontement très fort dans les électorats qu’une situation binaire qui favorise la rhétorique du « eux contre nous ». Mais la dynamique en cours n’en reste pas moins à surveiller.

 

 

  • Vers la fin de votre livre, vous nuancez votre propos sur l’extrême polarisation américaine en démontrant que deux tiers de la population restent modérés. Quels seraient, selon vous, les leviers pour que ces modérés puissent reprendre une place centrale dans le débat politique ? Pensez-vous que la dépolarisation passe nécessairement par une refonte des institutions, des médias ou de l’éducation politique des citoyens ?

Effectivement, un point à garder en tête c’est qu’une part importante des Américains se qualifient encore de modérés malgré le contexte de polarisation. Mais déjà, cela ne veut pas forcément dire qu’ils le sont effectivement dans leurs valeurs et leurs idées. De plus, la très grande majorité de ces modérés s’identifient néanmoins, à des degrés plus ou moins fort, à un des deux partis : les vrais « indépendants », qui n’acceptent aucune proximité avec les deux partis, sont désormais très rares ; et les républicains « modérés » comme les démocrates « modérés » votent au final autant que les républicains « conservateurs » et les démocrates « libéraux » pour les candidats de leur parti.

 

Quand on regarde ce que proposent les experts et les universitaires pour ralentir voire affaiblir la dynamique de polarisation, cela passe souvent par redonner à ces modérés un poids plus important dans la vie politique. Tout d’abord, en renforçant leur participation électorale – car ils ont tendance à moins voter que les autres – en simplifiant les procédures (par exemple, vote le week-end ou un jour férié). Ensuite, en favorisant les moments d’échanges et de discussion entre des électeurs modérés des deux camps, qui se rendraient compte qu’ils sont en fait proches sur de nombreux sujets et pourraient influer sur leur parti. Enfin, en renforçant les procédures visant au compromis et aux projets bipartisans au Congrès pour redonner du poids aux élus modérés.

 

Tout ceci est très intéressant, mais il y a un écueil : dans le contexte actuel de polarisation massive, comment pousser les dirigeants de deux partis, qui sont très hostiles, à mettre en place des réformes institutionnelles et politiques qui les pousseront à travailler ensemble, alors que les bases électorales militantes ne le souhaitent pas ? A court-terme, ces pistes ne semble pas très opérationnelles, et il n’y a donc pas de solution évidente.

 

 

  • Le titre de votre ouvrage est plus radical que son contenu. Pensez-vous qu’une véritable guerre civile sourde à bas bruit outre-Atlantique ?

La conclusion, c’est effectivement qu’on n’en est sans doute pas rendu au point où une guerre civile stricto sensu pourrait se déclencher aux Etats-Unis, en tous cas à court et moyen-terme. Le poids de l’électorat modéré reste important dans les deux partis, et leur influence est donc forte. En tout état de cause Donald Trump ne dispose plus de ses pouvoirs présidentiels de 2020 et sa base la plus radicalisée a sans doute été refroidie par les peines très lourdes qui ont été infligées à certains des participants à l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021. Il sera donc plus difficile de rééditer un évènement de ce type.

 

On peut donc éventuellement parler de guerre « civique » entre deux électorats qui ne partagent désormais plus guère de valeurs et d’aspirations communes, mais le vocable de « guerre civile » paraît donc trop fort pour qualifier la situation actuelle. Mais si la dynamique de polarisation s’amplifie dans les années à venir, alors rien n’est impossible.

 

 

  • Quelles seraient les conséquences d’une victoire des démocrates aux prochaines élections sur la polarisation américaine ? Et d’une victoire des républicains ?

Je ne vois pas très bien comment la victoire d’un des deux camps pourrait conduire à une réduction de la dynamique de polarisation. Il n’en reste pas moins qu’une victoire de Donald Trump pourrait avoir des conséquences majeures sur le fonctionnement de la démocratie américaine. C’est vrai par les mesures qu’il pourrait prendre, mais c’est aussi et surtout vrai par le signal envoyé par un Président sans doute mieux préparé qu’en 2016 à sa base électorale. On sait que la montée de la polarisation conduit à une montée de l’autoritarisme : dans un contexte d’opposition viscérale entre deux camps, de plus en plus d’électeurs préfèrent troquer les principes démocratiques contre leurs intérêts partisans. Ainsi, depuis 2020, une majorité d’électeurs républicains s’obstine à penser que le scrutin présidentiel ayant conduit à la défaite de leur poulain a été truqué et à penser que les élus conservateurs au Congrès n’auraient pas dû en certifier les résultats. Après quatre années de radicalisation supplémentaire, je ne suis pas certain qu’ils pourraient supporter, le cas échéant, d’abandonner le pouvoir à un démocrate

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Un tout petit effort pour ne rien rater …

Inscrivez-vous à notre newsletter