L’étranger : une vie sur une file d’attente

L’étranger : une vie sur une file d’attente

Bruno Retailleau a annoncé la promulgation d’une nouvelle loi immigration en 2025, voulant rétablir le délit de séjour irrégulier d’étranger, dispositions censurées par le Conseil constitutionnel dans la dernière loi immigration. Face à cette surenchère en matière de politique migratoire, Frank Clüsener a souhaité rappeler la réalité du traitement des demandes de titre de séjour des étrangers en France.

9h00 du matin : Devant les locaux de la préfecture des Bouches-du-Rhône à Marseille, face à l’entrée réservée à l’accueil des étrangers, de nombreuses personnes sont attroupées. Elles sont toutes dans l’attente. Dans l’attente de pouvoir obtenir un rendez-vous pour déposer une première demande de titre de séjour, dans l’attente de nouvelles de leur demande déposée il y a plusieurs mois qui est restée, jusqu’à ce jour, sans réponse ; en attente de leur statut au sein de la République française.

Ce même tableau désolant est dressé devant les sous-préfectures. A 09h00 du matin, une trentaine de personnes s’attroupent devant les grilles de la sous-préfecture d’Aix-en-Provence, demandant l’état d’avancement de leur dossier ou  la possibilité de prendre un rendez-vous afin de déposer leur demande. Cette administration, faute d’effectifs suffisants, met une pincée de rendez-vous physiques à disposition des demandeurs de titre, une vingtaine par semaine, qui partent en moins d’une minute à partir de leur mise en ligne.

Ces rendez-vous sont tellement prisés, que certaines personnes profitent du système, y voyant un moyen de s’enrichir. A l’aide d’algorithmes, ils réservent des rendez-vous et les revendent aux demandeurs désespérés. Une agente de la sous-préfecture s’indigne lors d’un rendez-vous : « les rendez-vous sont gratuits, vous ne devez pas payer 100 euros pour un rendez-vous ! ».

Même si cette attente physique est remplacée au fur et à mesure par une attente électronique, les services de l’État prévoyant pour la plupart des demandes une procédure dématérialisée via le site de l’administration numérique pour les étrangers en France (ANEF), certaines demandes se font au guichet, par exemple pour les demandes de titre étranger parent d’enfant malade, changement de statut.

Surtout, la procédure dématérialisée de l’ANEF est peu claire pour ceux qui ne maîtrisent pas la langue. Sans parler des blocages rencontrés sur la plateforme, la plupart des préfectures mettant en place des rendez-vous physiques « blocage ANEF » permettant d’obtenir des informations, notamment par rapport à l’avancement du dossier.

Qu’il s’agisse d’une attente physique ou électronique, elle reste un moment de silence pendant lequel les étrangers sont plongés dans le doute, l’inquiétude.

Pourtant, les enjeux à la clé de ce silence sont colossaux. Il en va de la régularité du séjour des demandeurs : suis-je régulier ou irrégulier ? est-ce que j’ai un droit à rester sur le territoire français ?

Prenons l’exemple de Mme X, travaillant dans le secteur tertiaire en région PACA. Elle bénéficie d’un titre de séjour mention « travailleuse » d’une durée de validité d’un an. Au moins deux mois avant l’échéance de son titre, comme l’impose la réglementation, elle doit déposer une demande de renouvellement. Ayant procédé à la demande de renouvellement trois mois avant la fin de validité de son titre, celle-ci n’a toujours pas obtenu de réponse de la sous-préfecture chargée d’effectuer le renouvellement de son titre. Or, son employeur est catégorique : à l’échéance de son titre de séjour, son contrat de travail sera suspendu.

Contrainte par sa situation précaire, Mme X a dû faire appel à un avocat afin d’obtenir un rendez-vous auprès de la sous-préfecture, afin que soit brisé le silence que lui opposait l’administration.

Ce silence peut avoir des conséquences graves dans le cadre de ses demandes. Ce long silence, sorte d’épée de Damoclès, qui au bout d’un certain temps tranche le débat : le refus de titre.

Le droit prévoit comme principe que le silence gardé par l’administration par rapport à une demande vaut acceptation au bout d’un certain délai. Néanmoins, de nombreuses exceptions existent où le silence gardé par l’administration a l’effet inverse, tel est notamment le cas en droit des étrangers, et la demande est alors rejetée. On parle d’une décision implicite de rejet[1]. Par exemple, s’agissant d’un renouvellement, le silence gardé par l’administration pendant quatre mois vaut décision de refus[2].

Un mois de plus, et Mme X aurait vu sa demande de renouvellement rejetée et aurait dû redéposer une première demande de titre de séjour. Sans parler des conséquences sur sa vie professionnelle.

Ces longs silences gardés par l’administration sont principalement dus à un manque d’effectifs, mais reflètent également un durcissement de la politique migratoire en France.

Le 26 janvier 2024, la loi pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration a été promulguée. Celle-ci a pour but la lutte contre l’immigration irrégulière, tout en promouvant des garanties de droit d’asile ainsi qu’une amélioration de l’intégration des réfugiés.

Largement censurée par le Conseil constitutionnel, écartant notamment le rétablissement du délit de séjour irrégulier d’étranger, cette loi se veut plus répressive[3].

La politique du nouveau gouvernement formé à la suite de la nomination de M. Michel Barnier, le 05 septembre 2024, ne laisse pas présager des jours meilleurs s’agissant du traitement des demandes de titre de séjour des étrangers.

En effet, le nouveau ministre de l’intérieur, M. Bruno Retailleau, issu des rangs républicains, a annoncé la promulgation d’une nouvelle loi immigration d’ici 2025, voulant rétablir le délit de séjour irrégulier d’étranger, dispositions censurées par le Conseil constitutionnel dans la dernière loi immigration.

Plus encore, il souhaite abolir les anciennes circulaires, notamment la circulaire Valls de 2012[4] ayant pour but la régularisation des étrangers en séjour irrégulier en France.

Le 28 octobre 2024, M. Retailleau a franchi une étape en adressant une circulaire à tous les préfets de départements afin de renforcer le pilotage de la politique migratoire[5]. Il exige la complète mobilisation des services, des résultats concrets, sollicitant notamment que soit mené à terme « l’examen des dossiers qui n’avaient pu aboutir à une décision d’éloignement ou à une mesure d’expulsion ».

Ces demandes de résultats et d’objectifs fixés aux services déconcentrés se heurtent à la réalité du terrain, au manque de moyens mis à disposition des préfectures afin d’accomplir leurs missions.

Ceci vaut également pour le retard de traitement des demandes de titres de séjour dû à un manque crucial de personnel.

Or les statistiques le démontrent : de nombreuses personnes dépendent des services des préfectures. Rien qu’en 2023 il y avait plus de 4 millions de personnes détentrices d’un titre de séjour et les préfectures ont délivré plus de 320 000 premiers titres de séjours[6]. Et combien sont encore en attente d’une réponse.

Tout vient à point à qui sait attendre ? Permettez-moi d’en douter.

Références

[1] Article R. 432-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA).

[2] Article R. 432-2 CESEDA.

[3] Décision n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024 du Conseil constitutionnel.

[4] Circulaire NOR INTK1229185C du 28 novembre 2012 portant sur les            conditions d’examen des demandes d’admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière dans le cadre des dispositions du CESEDA.

[5] Circulaire NOR INTK2428339J du 28 octobre 2024 renforçant la politique migratoire.

[6] https://www.immigration.interieur.gouv.fr

 

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« La France réconciliée, voilà l’horizon commun », entretien avec Boris Vallaud

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Dans son ouvrage « En permanence, ces vies que je fais mienne », le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale Boris Vallaud revient sur les récits de vie meurtrie des habitants de sa circonscription des Landes.
Le Temps des Ruptures : votre ouvrage, En permanence, ces vies que je fais miennes, choisit un angle original, celui de récits de vie meurtrie, sinon brisée. A la manière d’un Ruffin. D’une certaine manière, à rebours de ce que vous proposiez dans votre précédent livre, vous donnez à voir à vos lecteurs le quotidien d’un député en circonscription, loin de la théorie et des envolées lyriques du palais Bourbon. Pourquoi ce choix original ?
Boris VALLAUD : 

J’ai écrit ce livre par nécessité ! J’ai ressenti le besoin de m’arracher au brouillard de l’époque, des idées, des valeurs, des fidélités partisanes… un besoin d’échapper à la confusion politique généralisée, au bruit médiatique, à la tyrannie des réseaux sociaux et des chaines d’info continue qui nous somme de prendre parti sur tout, sans délai et sans nuance. La politique n’a pas besoin de plus de bruit, elle a besoin de plus de sincérité, de vérité dans son rapport au réel, aux femmes et aux hommes que nous représentons, à leurs souffrances, à leurs attentes, à leurs espoirs. Ce livre est un retour à l’essentiel, un retour aux choses humaines. J’y fais les portraits sensibles des femmes et des hommes que je reçois dans ma permanence et qui sont, d’une certaine façon, la France. Des vies singulières et pourtant universelles. A la politique qui ne fait que parler, le plus souvent d’elle-même, je voulais offrir un moment d’écoute. C’était aussi pour moi une façon de renouer avec ce qui fonde mon engagement. De régler aussi quelque chose d’ambivalent dans mon rapport à la politique, que j’aime et que je déteste dans une parfaite égalité de sentiments. Et sans doute aussi une façon de dévoiler un peu plus profondément qui je suis, de témoigner de mon rapport au monde, de ma relation aux autres, de ce qui fonde mes convictions politiques. Mais si ces vies sont difficiles, il n’y a rien de désenchanté ou de larmoyant dans ces portraits. Au contraire, je tire, et je crois que l’on peut tirer collectivement, une grande force dans ce qui s’apparente à du courage heureux.

Le Temps des Ruptures : dès les premières pages, on ressent le fossé entre Paris et les Landes. « Parce que dans les fermes et les villages des Landes, une grande part de ce que je défends depuis Paris est à côté de la plaque, à côté de leurs vies, à côté de leurs exigences, bon à être mis de côté pour de bon » dites-vous. Janus politique, votre action de député est duale, entre la circonscription et l’Assemblée nationale. Comment parvenez-vous, mentalement, presque psychologiquement, à appréhender les différents enjeux de votre fonction ?
Boris Vallaud : 

J’ai parfois le sentiment, en effet, que coexistent et même cohabitent tant bien que mal deux figures du député. Dans mon livre, je fais de mes trajets en train entre Paris et les Landes le moment de la « modification », du passage d’un député à un autre. A Paris, le député à distance des passions humaines et à la recherche de l’intérêt général jusqu’à l’abstraction parfois. En circonscription, le député au plus près de la réalité brute des vies humaines et qui se frotte aux situations particulières. Je reprends à mon compte ce que Diderot appelait le « paradoxe du comédien » en l’appliquant à la fonction de député. Le meilleur des comédiens dit-il est celui qui joue ses personnages de sang-froid, en les mettant à distance. Le meilleur des députés serait-il celui qui met à distance, se tient en surplomb et légifère de sang-froid ou au contraire celui qui se plonge dans la vie des autres pour être le plus juste interprète ? C’est de cette disjonction que peut naître parfois le sentiment d’être à côté de la plaque comme je l’écris. Ces vies, à la fois singulières et universelles, rencontrées dans ma permanence guident et inspirent l’idée que je me fais de la politique, de l’intérêt général, de la République. Je les fais miennes en quelque sorte. Tout mon travail dans ce livre et dans l’exercice de mon mandat consiste à chercher le point de réconciliation de ces deux députés, en dessinant Janus à un seul visage. Cette quête se double d’un questionnement permanent sur la façon d’être à sa fonction, d’être à ses concitoyens et sur ce que représenter veut dire. Tout est apprentissage. Écouter par exemple, qui est au fondement de la représentation. Écouter sans être encombré de soi-même, de sa fonction bien-sûr, mais aussi de ce que l’on est socialement, culturellement. Écouter sans juger ; alors que la politique est surchargée en morale, pour être le plus juste interprète d’une sorte de « Vérité ».

Le Temps des Ruptures : l’un des aspects du fossé entre Paris et les Landes que vous décrivez renvoie à ce qui est de l’ordre du culturel, voire du civilisationnel. En présentant un des récits de vie dans votre livre, vous en dites : « Ce sentiment confus qui se révèle à lui-même d’être l’un des derniers représentants d’une civilisation disparue ». Tancées depuis Paris, appréhendées comme « archaïques » voire « réactionnaires », certaines pratiques culturelles sont pourtant au cœur de l’identité de nombre de ruraux. Comment, lorsqu’il est question de chasse, de corrida ou autre, concilier traditions populaires et progressisme ?
Boris Vallaud : 

J’avais sous-estimé à la fois la part d’angoisse existentielle qui peut traverser nos sociétés, et en l’espèce nos campagnes, et la place qu’occupent les identités dans la construction de soi, au travers notamment de la question des cultures locales. Quand je parle des « derniers représentants d’une civilisation disparue », je pense en particulier à l’épreuve pratique de la « fin des paysans », pour reprendre le titre d’Henri Mandras ; c’est une réalité vécue, dont les témoins ne sont pas les seuls paysans, mais toutes celles et tous ceux qui vivent dans ces territoires. Elle est une angoisse existentielle que je crois très présente dans la psyché de nos campagnes, parce qu’elle pose la question de leur place dans un monde en pleine mutation et en prise avec des défis considérables.

Ce qui lui est consubstantiel, c’est le sentiment de l’éloignement, et d’abord de l’éloignement de la politique. Il est puissant autant qu’il est dangereux dans ce qu’il peut produire de frustration, de ressentiment et de colère. Paris est la figure fantasmée ou réelle de cet éloignement. Est également très vif, le sentiment d’une domination culturelle d’une France sur une autre, France urbaine d’un côté, France rurale de l’autre, et – vrai ou faux – d’un pouvoir central qui chercherait à « civiliser » des territoires entiers au nom d’un progrès qu’ils ne perçoivent pas ? La formulation même de votre question peut le suggérer en mettant en opposition – même si c’est pour en chercher le point de conciliation – « traditions populaires » et « progressisme », suggérant ainsi une hiérarchie entre les deux et une forme d’aliénation dans l’attachement à la tradition dont il faudrait se libérer. Toutes ces mises en cause sont ressenties avec une grande violence, comme une humiliation, avec le sentiment d’appartenir à un monde contesté parce que minoritaire. Je mesure évidemment l’océan d’incompréhension que peut recouvrir ces questions qui, qu’on le veuille ou non, sont indissociables des questions de domination, de dignité, de recherche du commun, d’acceptation de l’altérité.

Je ne m’attendais pas à me trouver, au travers la question des cultures locales, au point de tension entre l’universel et le particulier. Le particulier vaincu au nom de l’universel, je le dis avec un peu d’exagération sans doute, « tenant sous l’éteignoir les élans culturels régionaux comme autant de prétentions séparatistes portant en elles le risque de la dislocation ». On peut le récuser, s’en désoler ou s’en moquer mais quand on brutalise les identités, on prend le risque des identitaires. Pour ma part, je préfère croire au dialogue, à la compréhension de l’autre, c’est peut-être là le chemin vers un progrès partagé et une société réconciliée à laquelle je veux croire.

Le Temps des Ruptures : le film Daniel Blake et la recherche du formulaire A38 dans Les douze travaux d’Astérix renvoient dans votre livre tous deux aux difficultés rencontrées face à l’administration. Vous dites d’ailleurs que votre rôle consiste souvent non pas à résoudre des problèmes, mais à guider les personnes rencontrées dans les sinueux dédales administratifs. La lutte contre la bureaucratisation croissante, non pas seulement du public (comme un certain préjugé le laisse entendre) mais de la société dans son ensemble est un combat que la gauche a abandonné depuis longtemps. La droite s’est engouffrée dans cette brèche à coups d’arguments fallacieux pour mieux fustiger une sphère publique dont elle souhaite réduire le champ d’action. Quel discours peut encore porter la gauche face à ce phénomène ?
Boris Vallaud : 

Je me fais, en effet, chaque semaine, un peu écrivain public, défenseur des droits ou travailleur social et j’ai l’habitude de dire que je reçois dans ma permanence des « Daniel Blake » à la chaine. C’est-à-dire des femmes et des hommes en prise avec une administration lointaine, souvent sans visage, souvent incapable de saisir la complexité des vies et des sentiments de celles et de ceux qui sont dans la difficulté, entre honte et colère. Faire valoir ses droits est parfois une véritable épreuve. J’ai le souvenir ce cette maman d’un enfant en situation de handicap venue avec un Cerfa de 24 pages dans lequel lui était demandé de… « décrire le projet de vie de l’enfant ». J’ai lu la panique dans ses yeux et j’ai trouvé cela d’une grande violence. Vous avez raison de dire que nous avons abandonné à la droite la critique de la bureaucratie, comme si cela revenait à en épouser la vulgate et les caricatures, du fonctionnaire rond-de-cuir à la dénonciation de la marée montante du fonctionnarisme en passant par la revendication d’une déréglementation tous azimuts et d’un État minimal… L’efficacité de l’action publique doit pourtant nous préoccuper : avoir une réflexion sur la bureaucratie, ce n’est pas faire la critique systématique des normes, mais se poser la question de l’accessibilité, de l’applicabilité, de l’intelligibilité des politiques publiques. Si elles n’atteignent pas celles et ceux auxquelles elles sont destinées alors nous sommes « à côté de la plaque », pour reprendre l’expression que vous releviez plus haut. Je ne crois pas que la question de l’inflation législative, et dès lors règlementaire, doive pour autant être esquivée. Elle est consubstantielle d’une réflexion plus globale sur ce que le service public doit être et que nous réduisons trop souvent à un débat sur les moyens. J’ai la conviction que nous légiférons trop et mal. Qu’il faut mieux réarticuler les fonctions d’évaluation et de contrôle avec les fonctions proprement législatives. D’autres parlements le font infiniment mieux que nous. Il y a en réalité deux victimes de la bureaucratie : les administrés et les fonctionnaires.

Le Temps des Ruptures : votre travail en circonscription provoque chez vous « un sentiment de traiter les maux plus que le mal ». Si le rôle du parlementaire est certes de traiter les maux, celui du candidat putatif à l’élection présidentielle (ou au premier secrétariat du Parti socialiste) ne consiste-t-il pas aussi dans la proposition d’une analyse globale, systémique et critique du modèle économique ou tout simplement de la société telle qu’elle va ?
Boris Vallaud : 

Il faut connaître les maux pour traiter le mal. Je revendique dans ce livre la liberté que je me suis donnée. Lorsque je parle de « littérature », ça n’est pas pour revendiquer une qualité de plume mais pour m’autoriser un livre politique qui n’est pas, précisément, une analyse globale, systémique et critique de la société telle qu’elle va, mais un retour aux choses humaines. J’ai cherché d’abord dans ce texte à redonner la vue à un monde politique devenu parfois aveugle à celles et ceux pour lesquels elle se bat… autant qu’aux raisons de se battre. La politique ne parle bien trop souvent plus que d’elle-même. Ce livre n’est pas la recherche d’un programme mais d’une éthique politique, une façon d’être et de faire pour la gauche. Dans ce livre, je ne veux rien prouver ou démontrer… mais éprouver mes convictions au contact du réel, montrer ce que je vois et ce que je comprends. Beaucoup d’hommes et de femmes que je rencontre se posent une seule et même question à propos de leurs représentants : « que savent-ils de nos vies ? ». J’essaye à travers cette galerie de portraits sensibles, par un travail méticuleux sur les mots pour ne pas trahir, de parler de leurs vies et de faire de la politique à l’échelle humaine, c’est-à-dire à la fois à hauteur de femme et d’homme, mais aussi en saisissant ce qu’il y a d’universel dans chacune de ces vies rencontrées, écoutées, comprises. Nous sommes, dit-on, chacune et chacun à cinq ou six poignées de mains du président de la République… mais à combien de poignées de mains est-il, lui, des Françaises et des Français ? C’est cette distance que je veux réduire. Est-ce à dire que ces vies ne dessinent aucun horizon politique ? Au contraire, j’ai acquis la conviction que dans un pays que l’on dit fracturé, rongé par le sentiment d’injustice et dans lequel chacun parait défendre sa colère, les Françaises et les Français sont disponibles pour recoudre la société. J’en fais d’ailleurs ma conclusion. Le projet de la gauche, c’est d’abattre les barrières invisibles qui partout s’opposent à la fraternité humaine. « Je porte en mon cœur un rêve de fraternité et de justice, et je veux travailler jusqu’au bout à le réaliser » disait Jaurès. Il faut réconcilier le rêve et l’action. Je fais de la fraternité un projet politique en tant que tel, comme le moyen d’arracher les femmes et les hommes à la solitude dans laquelle la société libérale les a enfermés. C’est un projet de réconciliation de la France avec elle-même, des Français avec eux-mêmes. La France réconciliée, voilà l’horizon commun.

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Alors que des forces du NFP cherchent à convaincre le président de la République de nommer un Premier ministre de gauche, David Cayla propose une analyse dure mais lucide de la situation électorale après les législatives 2024. Entre une gauche prête à accompagner le néolibéralisme et l’autre qui ne jure que par les affects, une voie est possible.

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Les élections législatives de juillet dernier peuvent être interprétées de deux manières. La première est de considérer qu’après les échecs de 2017 et 2022, la création du NFP et l’union des partis de gauche derrière un programme commun lui ont permis de devenir la première force politique représentée à l’Assemblée nationale. Ce serait une victoire à laquelle le Président aurait dû « se soumettre » en nommant un Premier ministre issu du NFP.

Cette interprétation du résultat des dernières législatives est pourtant contestable. En effet, la victoire de la gauche doit beaucoup à la stratégie du front républicain qui a mécaniquement affaibli la représentation du Rassemblement national. Pour avoir une vision plus juste du poids réel des partis de gauche dans l’opinion, il faudrait plutôt regarder les scores du premier tour et les comparer avec ceux des élections précédentes.

Figure 1 : Évolution des rapports de force politiques au premier tour des élections législatives depuis 1993 en % des bulletins exprimés

 

La Figure 1 met en évidence deux phénomènes majeurs. Le premier est l’extraordinaire croissance de l’extrême droite depuis l’accession d’Emmanuel Macron au pouvoir. Alors qu’ils plafonnaient aux alentours de 12 à 15% depuis 1993 – l’année 2007 faisant exception – les partis d’extrême droite ont plus que doublé leur score dans la période récente. Ils sont ainsi devenus la première force politique du pays, obtenant cinq points de plus que la gauche et deux points de plus que l’addition de la droite et des macronistes.

Le second phénomène frappant est l’effondrement électoral structurel de la gauche. En 1993, cette dernière avait subi une défaite historique alors que son score était bien meilleur que celui qu’elle obtient aujourd’hui. Certes, l’expansion du bloc central a mécaniquement affaibli son poids électoral. Mais la politique d’Emmanuel Macron s’est beaucoup déportée à droite depuis 2017. Pourtant, les partis de gauche en ont très peu profité puisque leur score en 2024 était pratiquement le même que celui de 2022… et à peine 2,22 points supérieurs à celui de 2017.

Outre le fait que les forces de gauche ne progressent pas sur le plan électoral, on peut observer trois autres phénomènes apparus lors des derniers scrutins. Premièrement, l’exercice du pouvoir a affaibli le bloc central macroniste sans le faire s’effondrer ; deuxièmement, la droite classique s’est faite progressivement cannibalisée par l’extrême droite et le bloc central sans disparaître pour autant ; enfin, l’extrême gauche a pratiquement disparu des scrutins.

 

 

Pourquoi la gauche échoue-t-elle ?

Le niveau électoral très faible de la gauche dans son ensemble et son absence de progression réelle depuis 2017 impose une certaine lucidité. Contrairement à ce qu’affirment ses responsables, le NFP n’a jamais été en mesure de prendre le pouvoir. Plus grave, la seule force politique qui profite d’être dans l’opposition est l’extrême droite.

Faire un tel constat d’échec impose de ne pas en faire porter la responsabilité sur des facteurs externes. Il est tentant, et d’une certaine façon légitime, de dénoncer le rôle ambigu de la presse et des réseaux sociaux dans la montée de l’extrême droite. C’est d’autant plus tentant que la France n’est pas isolée et que l’extrême droite progresse dans la plupart des pays du monde. Néanmoins, une vision trop mécanique du rôle des médias est assez vaine. Si Vincent Bolloré et son empire médiatique ont obtenu l’influence qu’ils ont aujourd’hui, ce n’est pas simplement grâce au talent de leurs journalistes et animateurs. C’est aussi parce que ces médias rencontrent une opinion qui est prête à les écouter et à adhérer à leurs messages, chose que la gauche parvient de moins en moins à faire.

Pourquoi échoue-t-elle à convaincre ? En premier lieu, parce qu’elle a déçu. À ce titre, on ne peut faire l’économie d’une analyse lucide du mandat catastrophique de François Hollande. Car cet échec n’est pas un accident. Il a été préparé par d’autres échecs, celui de Lionel Jospin, et ceux de François Mitterrand avant lui.

Pour comprendre pourquoi la gauche subit systématiquement une lourde défaite après avoir exercé le pouvoir, il convient de revenir au contenu des politiques menées et sur l’ambiguïté de son discours et de ses pratiques. Le NFP prétend incarner les classes populaires, mais la sociologie de son électorat n’a cessé de s’en éloigner. Celle-ci est aujourd’hui essentiellement composé des catégories moyennes déclassées et diplômées qui habitent dans les métropoles et les centres-villes. Si elle parvient à subsister dans certains quartiers populaires urbains, elle a totalement disparu des campagnes et des petites villes au profit de l’extrême droite. Longtemps présente dans le nord industriel, elle en est progressivement balayée. À ce titre, l’échec de Fabien Roussel et l’élection très difficile de François Ruffin en juillet dernier dans leurs circonscriptions respectives témoignent du fait que l’éviction de la gauche de ses bastions historiques se poursuit et que le décalage entre la gauche parlementaire et les populations qu’elle entend représenter s’approfondit.

 

 

Une gauche néolibérale dépassée

La gauche n’a pas fait fuir les ouvriers sans raison. Elle a, aux yeux de nombre d’entre eux, accompagné, si ce n’est activement participé, au démantèlement des infrastructures industrielles du pays. Les chiffres sont assez éloquents. La France est l’un des pays d’Europe qui s’est le plus désindustrialisé. Entre 2000 et 2023, son secteur manufacturier a perdu 22,5% de ses emplois. Or, cette évolution est en grande partie la conséquence d’une dynamique de spécialisation au sein de l’Union européenne. Les zones centrales situées près des ports de la Mer du Nord bénéficient d’un positionnement géographique privilégié qui leur permet d’attirer les usines et l’emploi, tandis que les zones géographiquement éloignées, telles que le Portugal (-26,5%), la Finlande (-24%), ou la Grèce (-17,5%) ont vu leur activité industrielle s’effondrer[1]. Cette dynamique de polarisation protège l’activité manufacturière des pays situés dans le cœur industriel de l’Europe tels que l’Allemagne (+0%) et les pays à bas coûts salariaux qui lui sont proches (Pologne +1,7%), mais est dévastatrice pour les pays qui en sont éloignés[2].

Pourquoi accuser la gauche de complicité ? Principalement parce que c’est elle qui est à l’origine des grandes décisions qui ont accéléré la désindustrialisation française. À ce titre, le « tournant de la rigueur » de 1983, mais surtout la mise en place du marché unique européen par Jacques Delors lorsqu’il était président de la Commission européenne (1985-1995) furent des étapes décisives dans la conversion de la gauche au néolibéralisme. Le marché unique organise un double processus de concurrence. En permettant la libre circulation interne du capital, il met les différents territoires européens en compétition directe les uns avec les autres pour attirer les investissements productifs et les emplois. En supprimant le contrôle des flux de capitaux vis-à-vis des pays tiers, une mesure imposée par les autorités allemandes à Delors,[3] il a fait entrer l’UE de plain-pied dans la mondialisation. Conjuguée à la disparition progressive des droits de douane, cette dernière décision a engendré l’accélération des délocalisations vers les pays à bas coût.

Avec l’instauration du marché unique et la création de l’euro, l’industrie française a donc été prise en tenaille entre la concurrence des pays en voie de développement et celle des autres pays européens disposants d’avantages géographiques spécifiques. Les grandes entreprises industrielles françaises, y compris Renault dans laquelle l’État disposait de participations, se sont développées à l’international en investissant massivement à l’étranger. Or, à aucun moment, les responsables de gauche n’ont contesté cette logique néolibérale. Lors du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, la grande majorité des partis de gauche ont appelé au vote « oui ». Aujourd’hui encore, ils sont largement silencieux sur le contenu des projets de la Commission qui visent à renforcer la fluidité du Grand marché, en créant par exemple l’union des marchés de capitaux promettant de faire disparaître les régulations nationales de l’épargne et des marchés financiers. Tout cela contraste avec les déplorations opportunes d’un manque « d’Europe sociale » et la critique des paradis fiscaux. En effet, si certains pays européens maintiennent des salaires faibles et attirent les entreprises avec une fiscalité presque inexistante, c’est bien parce que la gauche a organisé le libre-échange et la libre circulation du capital. De fait, François Hollande n’a eu de cesse de dénoncer le protectionnisme comme « la pire des réponses »[4].

Le mandat Hollande est la conséquence de cette conversion au néolibéralisme. Partant du principe qu’il n’est pas possible de changer les règles européennes, la politique économique de la France s’est fourvoyée dans une vaine politique de l’offre visant à rendre son territoire plus attractif. Cette stratégie poussa les gouvernements Ayrault, puis Valls, à multiplier les cadeaux fiscaux aux entreprises et à engager la réforme du droit du travail, via la loi El-Khomri de 2016. Le « Pacte de responsabilité » de 2014, a ainsi engendré une baisse de 40 milliards des prélèvements sociaux et fiscaux au profit des entreprises.

En renonçant à agir sur le cadre dans lequel l’économie français est enferrée, une partie de la gauche française a annoncé la politique économique que poursuivra Emmanuel Macron. Le pire est que non seulement cette stratégie n’a pas permis d’enrayer la désindustrialisation, mais elle a tari les recettes fiscales, contraignant l’État à raboter ses dépenses, notamment celles qui permettent de faire fonctionner les services publics.

 

 

L’impasse de la gauche identitaire

Face à l’échec de la gauche néolibérale, une autre gauche s’est levée en déployant un discours plus radical que celui porté par une social-démocratie discréditée. Incarnée par Jean-Luc Mélenchon lors de la campagne de 2017, cette gauche s’est d’abord montrée critique vis-à-vis des institutions européennes, puis son discours s’est infléchi en adoptant une rhétorique plus englobante inspirée des travaux de la philosophe Chantal Mouffe[5]. Le point principal de la proposition de Mouffe, le « populisme de gauche », est d’abandonner la lutte des classes comme axe central de l’action politique au profit d’une stratégie d’agrégation de luttes censées mieux refléter les préoccupations de la jeunesse et des classes urbaines : les combats sociétaux et féministes, l’antiracisme, l’écologie, la condition animale…

Un autre aspect de cette stratégie est qu’elle part du principe que le néolibéralisme est en crise et que la priorité ne doit donc pas être d’engager un combat contre lui mais contre l’autre force concurrente, le « populisme de droite ». « Dans les années à venir, j’en suis persuadée, c’est entre populisme de droite et populisme de gauche que passera l’axe central du conflit politique, écrit Chantal Mouffe dans l’introduction de son ouvrage. Aussi, c’est en construisant un ‘‘peuple’’ et en mobilisant les affects communs pour faire naître une volonté commune d’égalité et de justice sociale que l’on pourra combattre efficacement les politiques xénophobes défendues par les partis populistes de droite ».

Comment, concrètement, « construire un peuple » ? Pour Mouffe, cela passe par la mobilisation des affects et par un tribun dont le charisme peut transcender les contradictions qui traversent les mobilisations militantes. Cette mobilisation des affects implique de déplacer le combat politique du terrain de l’argumentation rationnelle vers celui des principes moraux et des valeurs culturelles. Il faudrait ainsi mettre en avant la « bataille culturelle », chère à Antonio Gramsci, au détriment de la « bataille des idées ». Le problème est que lorsqu’on entend se battre sur le front culturel, on ne cherche plus à convaincre mais à se placer sur le terrain des valeurs. Une illustration de cette stratégie a été donnée lors de l’élection européenne de juin 2024. En affichant un soutien indéfectible à la cause palestinienne, la France insoumise ne s’est pas engagée sur le champ de l’argumentation, mais sur celui des affects et des valeurs. De fait, il n’y avait guère de propositions crédibles pour mettre fin au conflit à Gaza dans le programme proposé par LFI.

Parce qu’elle met l’accent sur les questions culturelles, cette gauche peine à développer un véritable discours économique et donc à combattre le néolibéralisme. Le plus souvent, elle ne propose pas de mesures précises visant à agir sur les structures de l’économie, mais entend mettre l’État au service d’un vaste programme de redistribution : taxer les riches et les grandes entreprises au profit des jeunes et des classes populaires. Le paradoxe est que si ce discours répond aux attentes des populations les plus défavorisées, il s’avère en profond décalage avec les angoisses des milieux ouvriers qui subissent la concurrence intra- et extra-européenne et craignent pour leur emploi.

Comment qualifier cette gauche ? Elle est, au fond, « identitaire » au sens où elle entend rassembler ses partisans et ses militants derrière des combats d’identité. Ainsi, à l’instar du site créé par Théo Delemazure, elle est prompte à labéliser des postures ou des politiques comme étant « de droite » ou « de gauche », comme si la question la plus importante n’était pas celle de savoir si une mesure est pertinente ou non, si elle participe à la construction d’un projet de société cohérent et désirable, mais si elle peut ou non être rangée dans le camp de ce qui constitue culturellement la gauche.

En fin de compte, le choix proposé aujourd’hui aux électeurs par les partis de gauche se décline en deux grands menus : le premier est celui de la gauche gestionnaire, héritière un peu honteuse des années hollande et qui est persuadée qu’on ne peut agir qu’à la marge sur les structures de l’économie. Elle entend gérer au mieux les contradictions du capitalisme néolibéral sans le remettre en question. Le second menu est celui concocté par la France insoumise et les mouvements qui incarnent les luttes écologiques et sociétales. Cette gauche-là prétend reconstruire la société à partir de combats culturels et de valeurs, mais sans s’intéresser au fonctionnement de l’économie contemporaine et aux contraintes qu’elle impose à l’exercice du pouvoir.

Malheureusement, on ne peut que faire le constat que ces deux menus peinent à convaincre et n’empêchent pas la progression électorale de l’extrême droite. Il faudrait donc inventer une troisième gauche, centrée sur les questions productives et économiques, et qui parvienne à s’adresser aux électeurs des classes populaires qui sont aujourd’hui tentés par l’abstention ou le vote RN. Cette gauche peine encore à émerger.

Références

[1] Sur les origines géographiques des phénomènes de polarisation industrielle lire : David Cayla (2019), « Crise de l’euro et divergences économiques : les conséquences du marché unique pour l’unité européenne », en ligne.

[2] Source : Main-d’œuvre dans l’industrie – données annuelles, Eurostat. Consulté le 30/10/2024.

[3] Lire à ce sujet l’excellent livre de Rawi Abdelal Capital Rules: The Construction of Global Finance, Harvard University Press, 2007, pages 10 et 11.

[4] « Le protectionnisme, « pire des réponses », dit Hollande au Chili », Reuters, 22/01/2017, un propos à nouveau martelé un mois plus tard à Belfort.

[5] Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 2018.

 

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La grande farce des responsabilités

La grande farce des responsabilités

Dans le calme de la fin de semaine, je me suis interrogé : quelque observateur attentif du train-train politique français aurait-il fait le compte, du nombre de fois ces derniers jours, que le mot responsabilité a été prononcé, revendiqué, rejeté ? Bafoué en réalité, ce mot plein de sens, en a été vidé.

Rappelons clairement de quoi on parle. La responsabilité, du latin respondere : répondre, est l’obligation qu’a une personne de répondre de ses actes, de les assumer, d’en supporter les conséquences du fait de sa charge, de sa position. Au risque d’insister : la responsabilité n’est donc pas une faculté, il s’agit d’une obligation. Quelle qu’en soit la nature, juridique, morale voire politique, la responsabilité engage ceux qui décident de l’endosser, elle les oblige. C’est une évidence sans doute. Mais ça va mieux en le disant.

Aussi, ce début de mois décembre m’est apparu comme une grande farce. La grande farce des responsabilités, telle une mauvaise pièce de théâtre mettant en scène une compagnie en déroute, inconsciente de ce que les gradins se sont progressivement, et impitoyablement vidés. Si seulement ce n’était qu’une farce. La réalité, c’est que cette mauvaise pièce n’est rien d’autre que l’actualité politique française. Que la compagnie en déroute représente l’essentiel du personnel politique de ce pays. Que c’est nous enfin, spectateurs effarés et égarés, qui avons quitté la salle.

Pour la deuxième fois dans l’histoire de la Ve République, un gouvernement a été censuré. Un évènement historique qui aura essentiellement, à mes yeux, cristallisé et révélé un très fort climat d’irresponsabilité. Celle je crois du Premier ministre Barnier qui, malgré sa volonté sans doute authentique de servir, s’est doublement fourvoyé. D’abord en croyant pouvoir négocier avec l’extrême droite, indifférente à toute autre considération que sa seule ascension vers le pouvoir, et en contradiction flagrante avec la logique du front républicain ayant présidé aux dernières élections législatives. Ensuite, en participant à la mascarade démocratique consistant à ostraciser le Nouveau Front populaire et l’ensemble de ses revendications, bloc politique pourtant arrivé en tête de ces élections – faut-il le rappeler ?

Celle de la droite plus largement, dénaturée par un courant dont l’égarement idéologique n’est un secret pour personne. Pour cette droite, s’il est désormais de bon ton de légiférer sous la tutelle du Rassemblement national, la perspective de s’exercer au compromis avec ne serait-ce que le Parti socialiste est une « ligne rouge ». Comprenez, c’est une question de responsabilité. Et que dire de La France insoumise qui, non contente de refuser elle aussi tout compromis – alors même qu’après avoir fait tomber le gouvernement Barnier, désormais, tout l’y oblige – défend encore son projet absurde de destitution du président de la République[1].

Si la France n’a aucun intérêt à voir son président destitué, Emmanuel Macron pour sa part, a tout intérêt à faire un sérieux examen de conscience. Dans sa dernière allocution télévisée, le président constatait lucidement que « certains sont tentés de [le] rendre responsable de cette situation ». Drôle d’idée ! Il semblerait surtout que nombreux sont ceux qui n’ont pas oublié sa responsabilité dans une décision en particulier, « cette décision [qui] n’a pas été comprise » selon sa formule, teintée soit dit en passant d’un paternalisme insolent. Depuis le 9 juin 2024 au soir et la dissolution de l’Assemblée nationale décidée dans une solitude absolument vertigineuse, il se trouve que l’endettement s’est envolé et le Parlement divisé comme jamais. Le tout dans un contexte européen et international dans lequel la France ne peut d’aucune façon se payer le luxe de rester à l’écart.

Aussi, le jeu dangereux, ayant consisté ces derniers temps pour les dirigeants et élus de ce pays, dans le rejet et renvoi systématique de leurs responsabilités n’a que trop duré. Cette grande farce doit désormais cesser. Le président de la République, au premier chef comptable à la Nation de la crise majeure que nous traversons, doit donner l’exemple. Or un début judicieux, serait d’enfin se plier aux principes démocratiques en tenant compte des derniers suffrages exprimés. Ceux-ci commandent le compromis. Non pas en postures et discours, mais en actes. L’amorce d’un changement pourrait se dégager des actuelles rencontres entre l’Élysée et les partis de gauche ayant accepté de s’y présenter.

Du moins, on doit l’espérer, car il y va de leur responsabilité.

Références

[1] Sur le détail de cette procédure voir : https://www.leclubdesjuristes.com/politique/article-68-la-procedure-de-destitution-du-president-de-la-republique-comment-ca-marche-6800/.

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Mayotte, la grande oubliée de la République

Mayotte, la grande oubliée de la République

Mayotte, département d’Outre-mer français, est aujourd’hui confrontée à l’une des pires crises de son histoire depuis l’obtention, par référendum, de son statut de département de plein-droit le 31 mars 2011.

L’archipel souffre d’un sous-investissement en infrastructures et services publics, accentuant les crises. Dès lors, les différents gouvernements tentent, par petites annonces, de répondre au cas par cas aux demandes des élus locaux, sans pour autant définir un cap et une vision pour ce territoire. Les mahoraises et les mahorais sont, de fait, exclus de la communauté nationale. Se pose alors la question de l’intégration de ce territoire au sein de la République et de la réelle volonté de l’État d’en faire une partie intégrante de la communauté de destins de notre pays.

 

À cela s’ajoute le défi de l’immigration, dont est issue 50% de la population. Mayotte se situe à environ 70 km par la mer de l’île comorienne d’Anjouan, et ce court passage maritime est traversé par des embarcations de fortune. Ces traversées dangereuses sont fréquentes malgré les risques d’accidents et de naufrages. La moitié de la population totale de Mayotte est estimée être d’origine étrangère, principalement comorienne. Ces flux migratoires, combinés à une croissance démographique importante, mettent sous pression les infrastructures locales, notamment les services de santé et d’éducation, et posent des défis sociaux et économiques majeurs pour l’île.

 

Mayotte est le département le plus pauvre de France, avec un PIB par habitant bien inférieur à celui de la métropole ou même d’autres départements d’outre-mer. Le chômage, notamment chez les jeunes, y est très élevé (37% de la population active !), et 75% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, c’est cinq fois plus que dans l’Hexagone. Cette situation économique difficile renforce le sentiment d’exclusion et d’inégalité, car les Mahorais perçoivent un fossé entre leur niveau de vie et celui des autres départements français.

 

L’archipel est soumis à des régimes juridiques et sociaux particuliers qui diffèrent du droit français appliqué dans l’Hexagone. Les droits sociaux, comme les allocations familiales ou les retraites, sont moins élevés qu’en métropole et les lois françaises y sont appliquées progressivement, avec des retards. Par exemple, l’application du Code civil et du Code de la Sécurité sociale y est partielle, ce qui crée un sentiment d’inégalité. Le droit local, inspiré des coutumes religieuses parfois archaïques, persiste également, même s’il a été restreint pour s’aligner davantage avec le droit français.

 

Depuis 2016, Mayotte fait face à une grave pénurie en eau, l’île étant particulièrement soumise aux aléas climatiques, notamment aux pluies qui permettent de régénérer l’eau en surface. Mais l’île fait aussi face aux sous-investissements de son réseau de distribution en eau et à l’augmentation de la consommation qui accentue les difficultés. Par ailleurs, les infrastructures d’eau potable sont vieillissantes et ne couvrent pas tous les besoins de la population. Les installations de traitement de l’eau et les réservoirs de stockage sont souvent insuffisants. De plus, des pertes importantes d’eau sont causées par des fuites dans le réseau de distribution, aggravant la pénurie.

 

Face à la crise de l’eau, des mesures temporaires, comme la distribution de bouteilles d’eau ou la mise en place de points d’eau, ont été mises en place. Les autorités locales et nationales envisagent des projets à long terme, tels que le renforcement des infrastructures de distribution, l’augmentation des capacités de stockage et le développement de solutions de dessalement de l’eau de mer. Cependant, ces solutions nécessitent des investissements conséquents – que le gouvernement français ne semble pas réaliser, qui ne pourront pas résoudre immédiatement la situation actuelle.

Cette crise ne s’arrête pas à la problématique de l’eau potable. Tous les services publics souffrent. Les écoles sont saturées, les hôpitaux sont sous-équipés et le réseau de transport est quasi inexistant. Cela ne fait que renforcer le sentiment d’exclusion ressenti par les Mahorais, qui se considèrent comme des citoyens de seconde zone.

L’éducation est l’immense défi pour l’avenir de Mayotte. Le sous-effectif d’enseignants est un problème majeur. Mayotte a du mal à recruter et à retenir des enseignants qualifiés, en partie en raison de l’éloignement et des conditions de travail difficiles. Les enseignants affectés à Mayotte viennent souvent en mission temporaire et repartent au bout de quelques années, ce qui entraîne une forte rotation du personnel. Cette instabilité ne permet pas d’assurer un suivi pédagogique stable pour les élèves.

A cette situation s’ajoute l’état catastrophique des infrastructures scolaires. Beaucoup d’écoles manquent d’aménagements indispensables : certaines salles de classe sont des bâtiments précaires, souvent insalubres, sans climatisation, et mal adaptées aux besoins des élèves et des enseignants. Les écoles manquent aussi d’équipements pédagogiques essentiels, comme des manuels scolaires, des équipements informatiques et du matériel pour les activités sportives et culturelles.

Le manque d’infrastructures pousse également certaines écoles à pratiquer le système de rotation, où les élèves alternent entre le matin et l’après-midi pour permettre à tous d’accéder aux cours. Cette situation est une rupture d’égalité inadmissible avec les écoliers de l’Hexagone. Améliorer la situation des écoles à Mayotte est crucial pour le développement de l’île et pour offrir aux jeunes Mahorais les mêmes chances de réussite que les autres enfants français. Des actions fortes et une réelle volonté politique de la part de l’État sont indispensables pour améliorer les infrastructures, recruter et stabiliser les enseignants.

L’accès à la santé – droit fondamental et pilier essentiel de notre République – est lui aussi mis à mal à Mayotte. Le département qui ne dispose que d’un seul hôpital public, le CHM de Mamoudzou, manque de services spécialisés. Le personnel hospitalier est très insuffisant. Beaucoup de praticiens sont à Mayotte en contrat temporaire – situation qui met à mal la continuité des soins pour les Mahorais. Les patients doivent parfois être transportés vers la Réunion ou l’Hexagone, déclenchant un coût considérable pour les familles.

Avec un taux de natalité parmi les plus élevés de France, la demande en soins maternels et pédiatriques est considérable. Le CHM doit gérer un grand nombre d’accouchements avec un effectif souvent limité, et les suivis postnataux sont parfois inadéquats. Les services de néonatologie sont régulièrement débordés, mettant en danger la santé des nouveau-nés.

Mayotte est dans une situation sanitaire et sociale catastrophique et l’État regarde ailleurs. Où est la promesse républicaine d’égalité ? Accepterions-nous une telle situation au sein d’un autre département ?

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Contrainte ou consentement, quelques réflexions sur la définition pénale du viol

Contrainte ou consentement, quelques réflexions sur la définition pénale du viol

Ce 25 novembre, et 25e journée mondiale de lutte contre les violences faites aux femmes, est l’occasion de revenir sur l’opposition entre la France et l’Union européenne en matière de criminalisation du viol.

Dès la fin de l’année 2023, lors des négociations autour de l’adoption de la directive européenne sur la lutte contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique, la définition pénale française du viol a fait débat. La transcription dans le débat public de cette question a toutefois entrainé une simplification exacerbée des enjeux, de sorte qu’en préalable, il est nécessaire de revenir sur plusieurs points.

En premier lieu : non, l’opposition de la diplomatie française à la définition du viol posée par la directive ne signifiait pas que la France est opposée à la criminalisation du viol.

L’inadaptation relative du droit à la lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes et à la protection des droits des femmes est une des manifestations de la domination masculine. On peut ici, en veillant à ne pas verser dans l’anachronisme, citer le code civil de 1804, faisant de l’épouse l’éternelle mineure de son époux, qui se traduit encore aujourd’hui par la persistance de la notion de bon père de famille dans les pratiques juridiques, ou encore de l’utilisation de la communauté de vie pour déduire un devoir conjugal permettant le prononcé de divorce aux torts exclusifs de l’épouse en cas de refus prolongé de relations sexuelles[1]  ; mais nous pouvons aussi mentionner la pénalisation de l’avortement jusqu’en 1975, les inégalités patrimoniales favorisées par les stratégies notariales autour des successions, ou encore la – trop – récente criminalisation du viol, conjuguée au phénomène de la correctionnalisation.

Pour autant, en France, et grâce au militantisme acharné de Gisèle Halimi et du mouvement féministe, le viol est bien un crime, prévu par les articles 222-23 et s. du code pénal. Il est assorti de circonstances aggravantes, limitativement énumérées, prenant en particulier en considération la vulnérabilité de la victime, le sexe, et l’âge.

Lorsque la diplomatie française s’oppose à l’article 5 de la directive relative à la criminalisation du viol, elle ne rejette pas la criminalisation du viol mais bien l’insertion du viol dans la catégorie des euro-crimes, relevant de la compétence de l’Union européenne. Sans verser ici dans un exposé plus complet de droit européen, il est utile de préciser que la compétence de l’Union européenne est fondée sur la subsidiarité, c’est-à-dire sur le choix du niveau le plus efficace pour agir. 

Ajoutons aussi que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme impose aux États parties de criminaliser le viol et de mettre en œuvre les moyens adéquats pour poursuivre les auteurs de violences sexuelles et prévenir la réitération de ces violences, et ce y compris si cela requiert des investigations transfrontalières. 

En conclusion, il apparait que la diplomatie française manifestait davantage une opposition à l’insertion du viol dans la catégorie des eurocrimes. La définition de la directive axée sur le consentement a également fait naître des réserves. La définition française du viol est-elle incompatible avec la prise en compte du consentement ?


Le consentement, quid ?

En droit, le consentement est une notion avant tout civiliste. Il s’agit, dans une relation d’égalité entre des particuliers, de protéger l’intégrité du consentement de chaque partie dans les actes juridiques qui naissent de leurs rapports. Lorsque le consentement est vicié, l’acte juridique est considéré comme nul et non avenu. L’approche est bien celle du droit civil fondée sur l’égalité des individus : le code civil cherche à garantir cette égalité et prévoit des mécanismes permettant de protéger la partie faible, notamment afin de s’assurer de son consentement. 

En droit pénal, l’approche est radicalement différente. Le droit pénal n’oppose pas la victime à l’auteur d’une infraction : elle oppose le ministère public, c’est-à-dire l’ensemble de la société, à celui ou celle qui commet une contravention, un délit ou un crime. Il s’agit de réparer le trouble à l’ordre public qui en découle et de protéger la société de la réitération. Il s’agit aussi de garantir la sécurité de chacun et chacune en pénalisant les comportements antisociaux, intentionnellement préjudiciables. 

Dans cette approche, la victime est partie civile, c’est-à-dire qu’elle est tierce à la procédure. Elle n’est pas positionnée sur le même plan que l’auteur ou que le ministère public. Procéduralement, l’égalité n’est pas possible. En revanche, il est tout à fait loisible à la victime de poursuivre également au civil l’auteur afin d’obtenir réparation de son préjudice. 

Ajoutons à ceci que commettre une infraction pénale requiert trois éléments cumulatifs : un élément légal (la pénalisation), un élément matériel (la commission) et un élément intentionnel (la volonté). Il en résulte que l’infraction pénale est fondée sur le comportement de l’auteur. Pas de la victime. 

A cet égard, le premier alinéa de l’article 36 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite Convention d’Istanbul, dispose que les Parties contractantes ont l’obligation d’ériger en infraction pénale la commission intentionnelle de violences sexuelles, y compris et spécifiquement le viol, constitué lorsqu’il y a pénétration non consentie.

Trois éléments sont donc mis en exergue par l’article 36 : la nécessité de pénaliser le viol et les violences sexuelles, la dimension intentionnelle de l’infraction s’agissant du comportement de l’auteur, et la qualification du viol et des violences sexuelles par le non-consentement. Il est précisé ensuite que « le consentement doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la personne considérée dans le contexte des circonstances environnantes. ».

La lettre de la convention d’Istanbul encadre la définition du consentement, considérant qu’il doit être donné positivement et qu’il est évalué en fonction du contexte. Une telle rédaction ne limite donc pas le consentement à l’expression d’un accord libre, en appréhendant également la manifestation du consentement ou de son absence par l’examen des circonstances. 


La définition pénale du viol – contrainte, violence, menace ou surprise – n’exclut pas en soi l’examen du consentement

En droit français, le viol est le crime par lequel son auteur pénètre ou tente de pénétrer la victime, par contrainte, violence, menace ou surprise. Contrainte, violence, menace ou surprise : les quatre critères constitutifs recouvrent un champ large. Aucun d’entre eux n’est limité à la commission de violences physiques : la violence peut être psychologique, la contrainte peut être morale, la menace désigne par définition la mise en œuvre d’une coercition par l’usage de procédés faisant craindre un péril pour la victime ou ses proches. Enfin, la surprise peut être caractérisée notamment quand la victime ne peut consentir à la pénétration qui lui est imposée, qu’elle soit ou non d’ailleurs en état de sidération ou de dissociation traumatique. 

Parmi ces critères, la contrainte et la surprise peuvent permettre, en l’absence de violences physiques, de prendre en compte l’absence de consentement de la victime, et ce même si le mot consentement n’apparaît pas nommément. Il pourrait être utile de compléter la définition de la contrainte par l’adjonction de l’environnement coercitif : toutefois, dans leur office, les juges du fond sont déjà libres de soulever la coercition. 

En clair : il ne s’agit pas ici de dire que la définition pénale du viol ne requiert pas d’améliorations. Toutefois, il est inexact juridiquement d’affirmer que l’interprétation du viol exclut le consentement. De même, il n’y avait pas d’incompatibilité irréductible entre l’article 5 de la directive définissant le viol par l’absence de consentement et la définition française du viol : sinon, comment la France aurait-elle pu ratifier la Convention d’Istanbul sans que n’en découlent les modifications législatives adéquates ?

La loi peut beaucoup, mais elle ne peut pas tout. Dans sa mise en œuvre, l’intention du législateur et la jurisprudence permettent également d’en dessiner les contours. Et dans leur office, les juges utilisent déjà la notion de consentement lorsqu’ils ont à se prononcer sur des violences sexuelles et sur des viols. Ils et elles ne le font d’ailleurs pas toujours en faveur des victimes, dans un contentieux souvent réduit à la peau de chagrin des paroles des victimes contre les dénégations des auteurs, où les preuves sont souvent trop rares. Dans un contentieux massif, où les moyens manquent cruellement. Dans un contentieux qui s’étire infiniment dans le temps pour de trop nombreuses victimes.


Ne faisons pas de la définition pénale du viol l’alpha et l’oméga de la prise en charge défaillante des victimes : la responsabilité du service public de la justice

Nul.le ne prétend, et encore moins les militant.e.s féministes, que le viol est poursuivi et condamné à la hauteur de ce que les hommes infligent aux femmes, à la hauteur de la négation de leur humanité, à la hauteur de la douleur et des traumatismes qui en résultent.

Toutes les victimes de viol n’ont pas accès à la justice, loin s’en faut, soit parce qu’elles ne la saisissent pas, soit parce que leur plainte est classée sans suite, soit parce que le viol infligé est correctionnalisé.

C’est d’ailleurs pour cette raison que les délais de prescription ont été allongés. De surcroît, l’engorgement de la justice a abouti à la mise en place des Cours criminelles départementales. Généralisées le 1er janvier 2023, les Cours criminelles départementales constituent une juridiction destinée de facto au contentieux des violences sexuelles et en particulier du viol. Elles ont été installées afin de mettre un frein à la pratique des correctionnalisations, et dans l’objectif affiché de réduire les délais de jugement.

A ce sujet, plusieurs points soulèvent des questions qui mériteraient de figurer davantage dans le débat public eu égard à l’impact qu’elles produisent déjà sur les affaires et en conséquence sur les victimes.

Premièrement, l’obligation de formation des magistrats au contentieux des violences sexuelles et à la prise en charge des victimes a été instaurée par la loi en 2014. Or, les juges des cours criminelles départementales sont pour l’essentiel des magistrats et avocats honoraires (à la retraite), qui n’ont donc pas bénéficié d’une telle formation dans leur formation initiale. Ils n’ont pas plus été formés spécifiquement au contentieux des violences sexuelles, alors même que la poursuite des auteurs présumés de viol constitue l’immense majorité du contentieux des cours criminelles départementales.

En second lieu, il n’est pas certain que les cours criminelles départementales répondent à l’impératif de pédagogie nécessaire dans la lutte contre les violences sexuelles et la prévention de la récidive, alors même que le temps consacré à l’audience est réduit au moins de moitié par rapport aux cours d’assises.

En troisième lieu, les délais croissants d’audiencement s’approchent de plus en plus de ceux en vigueur pour les viols jugés aux Assises, à rebours des engagements pris lors du lancement de l’expérimentation ayant mené à la généralisation.

Notre service public de la justice a la responsabilité immense d’une part de répondre aux attentes que placent entre ses mains les victimes de violences sexuelles ; et d’autre part de protéger la société en condamnant les auteurs. Or, il n’est pas à la hauteur. Les ressources ne suivent pas.

Face à un contentieux aussi massif, face aux multiples manifestations de la haine des hommes, face au continuum des violences patriarcales, il n’y a pas assez d’effectifs de police, il n’y a pas assez de moyens dédiés à la lutte contre les violences sexuelles en général et à la poursuite et à l’investigation en particulier, il n’y a pas assez de juges d’instruction, il n’y a pas assez d’audiences, il n’y a pas assez non plus de place en détention provisoire ni dans les centres pénitentiaires. Et il n’y a pas que des « pas assez », il y a aussi des « trop » : trop de viols bien sûr, mais aussi trop de confrontations directes imposées comme seule méthode d’enquête, trop de classements sans suite, trop de non-lieux, trop de temps qui passe entre le viol, le signalement et le point final de la procédure.


Ces « pas assez », ces « trop », il ne faut pas y consentir. Et parce que nous n’y consentons pas, nous ne voulons pas que le débat sur le consentement masque la responsabilité immense des pouvoirs publics s’agissant de la protection insuffisante des femmes et des enfants face au viol. 

Nous ne voulons pas que les classements sans suite se trouvent excusés ou justifiés par l’absence du mot consentement dans la définition pénale du viol, alors que les professionnel.le.s de la justice disposent de tous les outils législatifs nécessaires pour condamner les violeurs à la hauteur de ce qu’ils infligent à leurs victimes.

Nous ne voulons pas que les victimes de viol aient le moindre doute sur la réalité des violences subies, qu’elles aient ou non dit « non ». Parce que nous les croyons.

Dès lors, au-delà du débat autour de l’insertion du mot « consentement » à l’article 222-23 du code pénal, il semble pertinent de réfléchir de manière rigoureuse à la place de la victime dans le procès pénal. C’est d’ailleurs ce que la Fondation des Femmes et de nombreuses associations féministes invitent le gouvernement et les parlementaires à faire dans le cadre de son plaidoyer pour une loi-cadre intégrale visant à lutter contre les violences sexuelles.

Les leviers sont nombreux : actes d’enquête dans un délai d’un mois après le dépôt de plainte, motivation suffisante des classements sans suite, information régulière des victimes et de leurs avocats tout au long de la procédure, y compris en post-sentenciel, garantie de l’éloignement de leur agresseur présumé pendant la procédure, protection effective contre les menaces susceptibles d’être proférées par l’entourage du mis en cause, enregistrement audiovisuel de la plainte afin d’éviter d’avoir à revivre le récit du viol, ouverture du droit d’appel à la partie civile, extension du principe de prescription glissante aux victimes majeures, possibilité du cumul des circonstances aggravantes, amélioration du régime desdites circonstances avec l’ajout du guet-apens et de la soumission chimique, etc.

Finalement, il semble que le débat sur le consentement procède d’une crainte : celle que la volonté et la parole des femmes soient ignorées et méprisées par la justice. 

Cette crainte trouve d’ailleurs son origine – voire sa confirmation – à travers les statistiques de condamnation des auteurs de violences sexuelles. Or, ne procède-t-elle pas avant tout de la place secondaire laissée à la victime dans le cadre du procès pénal ? Du coût de la justice ? Des multiples entraves sur le chemin de la dénonciation des violences ?

Alors, ne faisons pas à un mot le procès du viol. Faisons du service public de la justice le fer de lance contre l’impunité des agresseurs.

Références

[1] Cela est d’autant plus paradoxal que ces décisions sont incohérentes avec le droit pénal. Une telle distorsion s’explique peut-être par le caractère relativement récent de la criminalisation du viol par conjoint (2006) et de la reconnaissance de la conjugalité comme circonstance aggravante (2010).

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« Favoriser la mixite sociale et scolaire » Entretien avec la sénatrice Colombe Brossel

Autrice d’une proposition de loi visant à assurer la mixité sociale et scolaire, Colombe Brossel l’a présentée et défendue au Sénat. Si le texte a été rejeté par la droite sénatoriale, reste que son combat doit être entendu face à une dynamique de plus en plus criante : la ségrégation de l’école, publique mais surtout privée.

LTR : Jusqu’il y a quelques années, le ministère de l’Education nationale refusait de rendre publiques l’IPS, indice de position sociale, des collèges et écoles. En juillet 2022, le tribunal administratif de Paris l’a enjoint à fournir ces documents à un journaliste qui les lui demandait. Ce fut finalement chose faite en octobre 2022. On y découvre qu’au collège, les inégalités sont criantes à la fois entre les établissements publics et privés, mais également entre les établissements publics. Est-ce à partir de ce constat que vous avez décidé de déposer votre proposition de loi ?

 

CB: Vous faites bien de le rappeler, la publication des IPS n’a pas été une volonté totalement manifeste du ministère de l’Éducation Nationale puisqu’il a fallu un jugement du tribunal administratif sur le sujet. Cette publication a eu un mérite : illustrer ce que l’on savait toutes et tous comme élu.es de nos territoires, soit de façon très instinctive, soit de façon plus étayée. Moi par exemple, j’ai été adjointe aux affaires scolaires à Paris, donc j’avais déjà une bonne visibilité des différences qui pouvaient exister d’un collège à un autre. Mais là, ça a eu le mérité d’objectiver la situation nationale, avec un indicateur qui, certes n’est pas parfait, mais a le mérite d’exister. La publication des IPS a mis en lumière une chose : les phénomènes de ségrégation ne sont pas exclusivement parisiens et ne concernent pas que les grandes métropoles, mais toute la France.

La PPL est donc en effet la fille de la publication des IPS, car finalement, elle part de ce constat objectif et objectivé, mais aussi de toutes les politiques publiques qui sont mises en place par les collectivités territoriales pour favoriser la mixité sociale et scolaire. La PPL revient à se demander comment donner des outils à l’ensemble des élus locaux pour mettre en œuvre des politiques publiques à l’échelle de leur territoire.

 

LTR : La situation est surtout catastrophique entre les écoles privées et publiques. Car si d’importantes disparités existent aussi dans le public, en 2021, 18,3% des élèves du secteur privé sous contrat étaient de milieu défavorisé contre 42,6% des élèves du secteur public. Comme vous l’avez précisé dans votre intervention au Sénat, la situation empire d’année en année. 

Le sujet est double : l’objectivation et les dynamiques. Ce sont deux sujets qui accroissent les inégalités et la ségrégation. Après, je reste fermement persuadée qu’on ne peut pas travailler sur les questions de mixité sociale et scolaire sans, au préalable, 1. S’occuper de mixité sociale et scolaire – il n’y en a pas un qui est le supplément d’âme de l’autre, c’est bien en travaillant sur les deux que l’on arrive en profondeur à travailler sur les résultats scolaires, mais aussi sur le climat scolaire, la capacité des enfants à vivre ensemble, à élargir leurs horizons – et 2. Se dire que ce n’est qu’une question de public ou de privé.

Je suis élue parisienne, je sais bien vous donner la liste des collèges publics qui sont à moins de 300m l’un de l’autre avec des IPS radicalement différents. Cela veut dire qu’il y a des dynamiques à enclencher pour rétablir de la mixité sociale et scolaire. Une fois que nous avons dit ça, on ne peut pas omettre la question de l’enseignement privé sous contrat qui, pour le coup, montre que si nous ne mettons pas un frein, il y aura dans 10 ans à Paris, plus d’élèves scolarisés dans les collèges privés que dans les collèges publics. Donc, à l’évidence, il faut travailler sur les deux leviers. C’est ce qu’on a proposé dans notre texte au Sénat.

 

LTR : Pour répondre aux critiques faites à la suite de la publication des IPS des établissements scolaires, le ministre Pap Ndiaye avait annoncé vouloir faire de la mixité sociale sa priorité. Il a en ce sens signé un protocole non-contraignant avec l’enseignement catholique. La ministre Anne Genetet l’a d’ailleurs rappelé lors de l’examen de votre proposition de loi. Pensez-vous que cela puisse avoir des effets conséquents ?

CB : Nous n’avons aucune nouvelle du protocole, à part voir défiler des ministres qui nous disent « on vous donnera des nouvelles de la mise en œuvre du protocole ». J’ai entendu Nicole Belloubet nous dire « ne vous inquiétez pas, on vous fera un point d’étape sur la mise en œuvre du protocole » bon, au revoir Nicole Belloubet, bonjour Anne Genetet qui nous a dit la même chose. Moi je suis comme Saint Thomas, je ne crois que ce que je vois.

On est pour l’instant sur un protocole non-contraignant. J’ai entendu toutes les bonnes raisons qui ont été données, notamment par le secrétariat de l’enseignement catholique, sur le fait qu’ils avaient extrêmement envie de participer à l’effort national, mais que c’était très compliqué pour eux. Je pense fondamentalement que la question de la mixité sociale et scolaire n’est pas une question de contrainte, mais de politique publique. Faire de la politique publique, c’est mettre de la régulation. On voudrait nous expliquer qu’au nom de « il ne faut pas relancer la guerre scolaire », on est dans un système de concurrence libre et non-faussée. Or, cette concurrence n’est, ni libre, ni non-faussée. L’enseignement privé et sous contrat ne peut pas être exonéré de régulation et de règles.

 

LTR : Vous qui êtes élue du 19ème arrondissement, avez-vous un état des lieux de la mixité sociale et scolaire dans cet arrondissement ? Diffère-t-il des autres ? 

Pour rappel, en 2013 le ministre socialiste de l’Éducation nationale Vincent Peillon inscrit pour la première fois la notion de mixité sociale dans le code de l’éducation. A la fin du mandat de François Hollande, les premières expérimentations en matière de mixité sociale et scolaire voient le jour lorsque Najat Vallaud Belkacem devient ministre de l’Éducation Nationale. À l’époque, Paris est l’académie la plus ségréguée de France, donc c’est un sujet dont on ne pouvait pas s’exonérer. On décide de mettre en place dans 3 binômes d’établissements – 2 dans le 18e et 1 dans le 19e – une expérimentation de collèges multi-secteurs avec des modalités différentes. Dans le 18e on a un exemple un peu paroxystique avec des collèges très proches géographiquement et très ségrégués (de manières différentes), ou nous avons fait 1 seul et même secteur afin de mélanger tous les élèves. Ce n’était pas simple du tout à mettre en place, en particulier avec la communauté éducative, mais ça a produit des résultats, notamment scolaires.

Dans le 19e, on a une modalité un peu particulière puisqu’on rapproche dans un secteur commun 2 collèges d’une même rue, ils n’ont pas des écarts aussi importants que les collèges du 18e, mais on les met dans un secteur commun avec ce qu’on appelle le choix régulé : les parents émettent une préférence et un algorithme régule l’affectation. Là, nous n’avons pas une réduction notable d’écart entre ces collèges, en revanche nous faisons revenir, de fait, tous les élèves qui disparaissaient entre le CM2 et la 6e et qui n’arrivaient pas dans le collège public. C’est-à-dire, pour être transparente, ceux qui partaient dans le privé. Cette opération a pour vertu de faire cesser le contournement de la carte scolaire. Si après tout, la politique publique ne sert pas à ça, je ne sais pas à quoi elle sert. Elle redonne confiance dans le collège public de secteur.

À Paris, au-delà de ces dispositifs, on a continué, pas sous la forme de secteur multi-collèges, mais sur un travail sur la carte scolaire, y compris en intégrant les sectorisations en « tâche de léopard ». La sectorisation peut ne pas être un carré, il peut y avoir différentes poches qui ne sont pas collées les unes aux autres. Cela implique des investissements, notamment sur les transports. À Toulouse, quand ils détruisent le collège en cœur de quartier politique de la ville et qu’ils emmènent les gamins dans un collège de centre-ville, alors il y a une gratuité des transports scolaires qui est mise en œuvre.

 

LTR : Votre PPL entend garantir la mixité sociale en contraignant l’État à en contrôler l’effectivité dans les établissements publics et privés sous contrat. Mais, concrètement, aurait-il des moyens de sanction en cas de manquement à ces obligations ? 

CB : On commençait par une contrainte positive, c’est-à-dire qu’on rehaussait le niveau de la loi : dans le code de l’éducation, il est écrit depuis 2013 qu’il faut « veiller » à la mixité sociale et scolaire. Nous proposions dans la PPL de la « garantir », donc on change d’échelle. On déclinait dans le code de l’éducation toutes les obligations qui en découlaient et ce, à tous les échelons des collectivités territoriales.

Maintenant qu’on a évoqué la contrainte positive, il faut trouver les moyens de garantir cette mixité. Donc il faut se doter d’outils. C’est à partir de là qu’on a proposé de donner une base légale aux IPS et d’obliger à ce que ces informations soient transmises tous les ans aux différents élus et établissements concernés. Si demain, la ministre ou son administration décide qu’il n’y a plus de calcul des IPS, tout ça peut disparaître du jour au lendemain. Alors c’est bien d’avoir obtenu la publication par le tribunal administratif, mais si l’administration décide de ne plus objectiver ce sujet, alors il n’y a plus d’objectivation. C’est pour ça que ça nous semblait important de donner une base légale aux IPS, qu’elle ne se fonde pas uniquement sur une jurisprudence.

De la même façon, on proposait de donner une base légale à Affelnet, qui existe au niveau national. Si ça n’est pas dans la loi, si le ministère décide pour une raison ou une autre de revenir à tout autre chose, il n’y aura plus de dispositif d’affectation, y compris sa variante permettant d’intégrer des critères de mixité sociale et scolaire.

Il y avait aussi l’idée d’un moratoire de 3 ans qui interdisait de faire dans un même mouvement, une ouverture dans le privé sur un niveau donné, quand dans le même bassin de recrutement, était fermée une classe du même niveau dans le public, pour éviter les phénomènes de contournements et de mise en concurrence.

La 3e partie de la PPL était la plus polémique avec la droite sénatoriale, il s’agissait de considérer que la loi s’appliquait à tous, et que donc si loi existe et qu’on fournit les outils de politiques publiques, alors la loi doit s’appliquer au privé et l’on doit adosser le financement public considérable de l’enseignement privé sous contrat au respect de la loi.

 

LTR : Suite à la publication des IPS et à l’affaire Stanislas dernièrement, derrière la question du financement public des écoles privées (qui est à hauteur de 76%), se pose la question de la contrepartie que ces écoles sous contrat doivent à la République.

CB : Il y a bien sur la question du respect des valeurs de la République, d’autant plus depuis l’affaire Stanislas où un climat latent d’homophobie était révélé, ce qui n’est pas rien. Il y a aussi le respect des objectifs de mixité sociale et scolaire.

Un exemple : il y a quelques mois, nous avons reçu au Sénat le secrétaire général de l’enseignement catholique. Je l’ai interrogé sur le fait que le réseau des écoles catholiques privées sous contrat percevait une partie d’argent public dédiée à certaines politiques publiques comme celle de la réduction du nombre d’enfants par classe. On aboutissait à des résultats extrêmement divergents entre écoles publiques et privées. En Bretagne par exemple, tu avais une application à 90% dans le réseau des écoles publiques de cette politique, tandis que dans le privé, la différence était considérable.

Le secrétaire général de l’enseignement catholique m’a répondu « oui, mais il peut y avoir des écoles dans lesquelles finalement, il n’y a pas tellement d’intérêt à ce que l’on soit moins de 25 par classe ». Soit, mais dans ce cas-là, l’argent n’a pas à être perçu. Le rapport de la Cour des comptes montrait bien justement à quel point l’enseignement privé sous contrat est rarement contrôlé, que ce soit du point de vue administratif, financier ou du respect de l’allocation des moyens.

 

Depuis l’affaire Stanislas, ne faut-il pas relancer le débat sur la guerre scolaire, être plus radical dans l’énoncé de nos propos ? L’échec scolaire étant aujourd’hui l’un des vecteurs essentiels du vote RN, ne serait-ce pas un moyen de montrer que la gauche prend la question scolaire à bras le corps ?

Moi j’avais 7 ans en 1984, donc je n’ai défilé ni dans un sens, ni dans un autre. On est 2024 là, moi mon sujet c’est de faire de la politique en 2024, pas en 1984. Donc, on peut bien m’accuser sur tous les bancs de la droite de vouloir raviver la guerre scolaire, je me sens assez peu concernée par cette expression, car le sujet aujourd’hui c’est : « comment on arrive à faire en sorte que les gamins dans ce pays puissent grandir et apprendre ensemble ? ». Je ne sais pas si c’est radical ou pas, mais c’est en soit un projet de société qui mérite de se sortir les mains des poches, y compris dans le contexte que vous décrivez.

Il n’y a pas un parent de ce pays qui n’a pas envie de la réussite de ses enfants. En revanche, aujourd’hui, on est dans un pays où ce qui conditionne le plus la réussite scolaire, c’est l’origine sociale des parents. Par ailleurs, ce qui nous différencie de 1984, c’est que les écarts se creusent. Donc le sujet politique, c’est de réussir à stopper cette mécanique infernale. En plus, on a une chance folle : 15 années de science de l’éducation viennent étayer ce que l’on dit. Ce qui me rend le plus dingue dans les débats que l’on a, c’est qu’on se fait taxer de dogmatisme idéologique, alors qu’au contraire nous nous reposons sur des enquêtes scientifiques.

Des classes hétérogènes sont des classes qui font réussir tout le monde. Elles font mieux réussir ceux qui réussissaient moins bien, en gros les enfants scolairement et socialement les plus fragiles, issus des familles les plus défavorisées, et elles n’altèrent en rien la réussite de ceux qui réussissaient le mieux. C’est du gagnant-gagnant ! Ça produit en plus de ça, des compétences psycho-sociales pour tous.

Dans un pays où tu arriverais à faire progresser le niveau scolaire et à lutter contre les déterminismes sociaux pour une partie de la population, et par ailleurs à développer les compétences psychosociales de tous, normalement c’est un pays qui va bien. Certainement c’est radical si j’en vois la force des réactions à droite. Mais ça n’est jamais posé, peut-être parce que j’ai été adjointe en charge de l’éducation, ni comme un jugement de valeur, ni comme une volonté de rallumer la guerre scolaire. L’enseignement privé sous contrat, il existe. J’ai des camarades ou des amis qui considèrent qu’il faudrait rayer d’un trait de plume son existence. Je n’en fais pas partie. Il y a aujourd’hui plusieurs millions d’enfants qui y sont scolarisés.

En revanche la loi doit s’appliquer à tous et on ne peut pas avoir un système qui désavantage l’école publique. Ce n’est pas de l’idéologie, ce ne sont pas de grands mots, ça se fonde sur des enquêtes détaillées. Par exemple sur l’académie de Paris que je connais bien, on fermait une classe dans le public pour un delta de dix élèves, on la fermait dans le privé pour un delta de vingt-cinq élèves. Ça, ce n’est pas de la concurrence libre et non faussée.

Le financement public est un levier pour ça, parce qu’il est à hauteur de 76%. C’est pour cela qu’on demande une contrepartie à ce financement public. Des écarts qui se creusent, un enseignement privé qui quelque part se spécialise dans l’accueil des populations qui vont de toute façon réussir à l’école, cela tire tout l’enseignement public vers le bas. Pour autant, ça n’exonère pas de travailler sur la mixité au sein de l’enseignement public.

 

LTR : La Haute-Garonne a mis en place un dispositif innovant en remodelant la sectorisation, en intégrant des publics défavorisés et excentrés dans des secteurs du centre de Toulouse. Est-ce possible de le faire au niveau national ?

CB: Ce qui est passionnant dans l’expérience de la Haute-Garonne, c’est qu’au-delà de ce dont on a beaucoup parlé (la destruction de collèges en bas de tours, la reconstruction dans des espaces plus mixtes, les déplacements en bus des public défavorisés vers le centre), les politiques publiques ne se sont pas arrêtées là ! Tous les ans, la re-sectorisation est retravaillée, en utilisant de la sectorisation en tâche de léopard, en n’hésitant pas à casser des formes trop rectangulaires. Il y a l’élément fondateur mais derrière il y a aussi dix ans de travail. Résultat, aujourd’hui les résultats scolaires des élèves concernés sont meilleurs, et la mixité sociale et scolaire est largement améliorée.

C’est en ça que le travail est vraiment intéressant, c’est qu’au-delà de l’élément de départ qui forcément marque un peu les esprits, c’est la démarche dans la durée qui est absolument passionnante. Ils n’ont jamais rien lâché.

Il y a plein de villes, plein de départements qui font des choses : et ça fonctionne ! Pendant la construction de ma PPL on a rencontré plein de gens, et tous nous ont présenté des systèmes qui permettent davantage de mixité sociale et scolaire. L’objectif, c’est de pouvoir conforter ceux qui font des choses et donner des outils à ce qui n’en font pas encore pour le faire. Dans les paroles des élus de droite on nous a beaucoup accusés de centralisme, de dirigisme et de dogmatisme, alors que l’objectif de la PPL était clairement l’inverse : les solutions partent du terrain, il faut donner des outils au terrain pour que soient mises en œuvre des solutions.

Je ne pense malgré tout pas que nous n’aurions pas eu un débat comme ça il y a cinq ou dix ans. Pas un seul élu de droite n’a contesté le constat, à savoir l’accroissement des inégalités sociales à l’école. Tous ont commencé leur propos par « oui, il y a un problème ». La grande vertu de la publication des IPS, c’est qu’on ne peut plus contester la réalité, nier le sujet de l’accroissement de la ségrégation. Quand Gabriel Attal est devenu ministre de l’Éducation nationale en 2023, il avait balayé nos questions sur la mixité sociale à l’école en disant « circulez y a rien à voir ».

Donc il y a déjà une évolution positive. Bon, c’est un peu facile de dire qu’on est d’accord sur le constat ma,is pas les solutions, d’autant plus lorsqu’en face aucune solution n’est proposée. Dans dix ans, si rien n’est fait, il y aura plus d’un collégien sur deux qui sera scolarisé dans le privé à Paris. Mais au moins, il y a un constat qui est posé et un débat qui n’est pas esquivé. Et désormais un texte législatif existe et propose des solutions.

 

LTR : La Courneuve n’a que des établissements en REP+. Stéphane Troussel, président du département de Seine-Saint-Denis, avait proposé une solution complètement balayée, celle de fusionner les académies de Créteil et de Paris. A la Courneuve on ne peut pas détruire un collège et le reconstruire là où une autre population vit, puisqu’on a la même population dans toute la ville. Comment faire dans ce cas-là ?

CB : La Seine-Saint-Denis vient de sortir un grand plan qui consiste à mettre de gros moyens dans les collèges. En réalité, la Seine-Saint-Denis non plus n’est pas homogène, et tous les quartiers de toutes les villes ne se ressemblent pas et pour autant on y retrouve de la ségrégation. Il faut donc utiliser les mêmes leviers, même si les résultats seront de moindre ampleur. On va se dire les choses franchement, une partie des enfants de Seine-Saint-Denis, des villes limitrophes à Paris, sont scolarisés dans le privé à Paris.

Faisons en sorte que ces enfants des villes limitrophes trouvent dans leur ville des conditions de travail et d’épanouissement que leurs parents recherchent à Paris. Par ailleurs il y a un sujet spécifique à la Seine-Saint-Denis de sous-dotation chronique dans le champ éducatif de la part de l’État, c’est là où les professeurs sont les moins bien payés, où il n’y a pas d’infirmiers scolaires, etc. Il faut quand même agir sur les mêmes leviers.

 

LTR : Comme on pouvait s’y attendre, la droite sénatoriale a rejeté ta proposition de loi. Quelles suites comptes-tu donner à ce texte, et plus largement à ce combat ?

CB : On ne va rien lâcher sur le sujet. L’un des objectifs c’est surtout de ne pas laisser considérer que cette PPL étant battue, on devrait passer à autre chose. Ce sujet existe, il n’existe peut-être plus au Sénat, mais il existe dans la société, dans la tête des parents, des enseignants, des maires. Pas que de gauche !

Quand on a fait tout notre travail de préparation de la PPL, on a rencontré le Maire UDI de la ville de Vendôme. Confronté dans sa ville aux problèmes de ségrégation, il a fermé une école en plein cœur d’un quartier prioritaire de la ville, a redispatché les enfants sur les autres écoles, et de mémoire il avait six secteurs scolaires, il passe à quatre. Ce maire fait de la mixité sociale et scolaire. Donc le débat continue à exister, et doit continuer à exister. On va continuer à la faire vivre, pour montrer qu’il y a des solutions crédibles.

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Un vent de régression souffle sur l’Irak, et ce sont les droits des femmes qui risquent d’être emportés. Le Parlement irakien vient d’adopter une proposition de loi qui, sous couvert de liberté religieuse, pourrait permettre aux autorités islamiques de régenter des pans entiers de la vie familiale. Si le président irakien décidait de ratifier ce texte, il pourrait entraîner l’autorisation du mariage des filles dès l’âge de neuf ans en vertu de la loi islamique.

Crédits photo : Ahmad Al-Rubaye – AFP

Oui, neuf ans. Comment ne pas voir dans ce projet un recul vertigineux ? En 1959, l’Irak adoptait la loi 188, considérée comme l’une des plus progressistes du Moyen-Orient. Elle garantissait des protections pour les femmes, établissait des règles d’héritage égalitaires et permettait aux femmes de divorcer. Ce texte était alors un phare de modernité dans une région souvent minée par l’obscurantisme islamiste. Aujourd’hui, ces acquis sont attaqués de toutes parts par des forces qui se drapent dans la religion pour mieux asseoir leur domination politique.

La coalition chiite au pouvoir s’obstine à faire passer cet amendement depuis de nombreuses années, mais cette fois, elle y est parvenue, notamment grâce au soutien des autorités religieuses sunnites.

Les divisions religieuses, si elles ont provoqué au fil des siècles guerres et massacres, s’estompent dès lors qu’il est question de violer les droits des femmes. 

Avec cet amendement adopté, les Irakiens auront la possibilité de choisir entre les autorités religieuses et l’Etat pour légiférer sur des questions comme l’héritage, le divorce, la garde des enfants, mais aussi le mariage. Permettre de choisir entre loi civile et loi religieuse en matière familiale n’est pas une liberté. Sous la loi islamique, les droits des femmes s’effondrent : mariage dès 9 ans, interdiction de divorcer, inégalités flagrantes en matière d’héritage. Paré des atours de la liberté, ce « choix » n’est qu’une façade : dans une société patriarcale, les femmes subiront la pression sociale et familiale les pressant de se soumettre à la loi religieuse. Selon une formule bien connue d’Henri Lacordaire, député d’extrême-gauche de la Constituante[1] de 1848, « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur », et l’on pourrait ajouter entre l’homme et la femme, « c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». La loi civile protège bien davantage que la loi des pairs et des pères.

En fragmentant la justice, en fragmentant le droit familial, cette mesure détruit l’égalité devant la loi et sacrifie les plus vulnérables. L’État abdique son rôle de garant des droits fondamentaux et laisse le patriarcat sanctifié dicter ses règles.

Les femmes adultes ne seraient, du reste, pas épargnées. Finie la possibilité de divorcer, adieu à la garde des enfants ou aux droits successoraux. Ce projet, porté par une coalition de partis chiites conservateurs, n’est rien de moins qu’une tentative de renvoyer les femmes irakiennes à l’époque où leur seul rôle social se limitait à servir leur mari et leur famille. Sous couvert de piété, c’est une entreprise méthodique de dépossession des droits élémentaires. Mais peut-être se risquerait-on à dire que la piété ne peut qu’entrainer, lorsqu’elle est politisée, qu’une entre entreprise méthodique de dépossession des droits élémentaires.

Cette mesure réactionnaire n’est que le prolongement d’une politique répressive et régressive des conservateurs chiites. En avril dernier, ceux-ci ont criminalisé les relations homosexuelles et les interventions médicales pour les personnes transgenres, marquant une autre étape dans leur croisade (sans mauvais jeu de mot) contre les libertés individuelles. Leur stratégie est claire : utiliser la religion pour saper les droits individuels, diviser la société et asseoir leur pouvoir.

Le danger est immense. Cette loi envoie un message désastreux : celui qu’il est acceptable, au XXIe siècle, de sacrifier les femmes et les filles sur l’autel de la loi religieuse.

Références

[1] Et pourtant moine ! Dans un temps, celui de la révolution de 1848, où républicanisme et catholicisme n’étaient pas encore devenus des ennemis. 

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Depuis des années, le Soudan s’enfonce dans une guerre civile aux conséquences dramatiques pour sa population. Un conflit dévastateur qui s’intensifie et frappe surtout les femmes et les enfants, où la famine et les viols sont utilisés comme de véritables armes de guerre. Face à cette catastrophe humanitaire, la communauté internationale et notre pays ne peuvent rester indifférents.

 Crédits photo : Amaury Falt-Brown – Khartoum Nord (AFP)

Depuis des années, le Soudan s’enfonce dans une guerre civile aux conséquences dramatiques pour sa population. Un conflit dévastateur qui s’intensifie et frappe surtout les femmes et les enfants, où la famine et les viols sont utilisés comme de véritables armes de guerre. Dans un silence assourdissant de la communauté internationale, des populations entières sont prises au piège des violences et des exactions de groupes armés sans aucune limite; déplacées, tuées, et meurtries par un conflit profondément enraciné. Face à cette catastrophe humanitaire, la communauté internationale et notre pays ne peuvent rester indifférents.

Les populations sont en première ligne de ce conflit. Depuis le 15 avril 2023, l’armée soudanaise et les Forces de Soutien Rapide (RSF) se disputent à travers une guerre civile sans pitié le contrôle du Soudan. Selon les derniers chiffres de l’ONU publié le 4 novembre 2024, 3 millions de personnes ont quitté le pays, 11,4 ont été déplacées, laissant tout derrière eux, et 14 millions d’enfants ont besoin d’assistance. Les infrastructures vitales sont détruites. Les hôpitaux sont débordés ou saccagés et 80% d’entre eux ne fonctionnent plus. L’aide humanitaire internationale peine à atteindre les zones les plus durement touchées. En toute impunité, des violences sexuelles et des massacres ont lieu, Le recrutement d’enfants-soldats se multiplie dans un contexte de terreur pour les populations. Au cœur de ce drame, une fois encore, ce sont les civils qui sont les premières victimes, particulièrement les femmes et les enfants. Des familles entières sont contraintes à un exode dangereux, sans garantie de pouvoir se nourrir ou se protéger. Il y a urgence à agir dans une situation où des millions de vies sont en jeu.

La communauté internationale doit sortir de sa léthargie. Alors que des millions de Soudanais sombrent dans la misère, aucune réponse internationale n’est à la hauteur des besoins et ce malgré plusieurs initiatives prises par l’ONU. Pire, cette crise semble passer au second plan de l’agenda international, éclipsée par d’autres conflits et des considérations géopolitiques. Ce silence est inadmissible. Nous ne pouvons plus nous contenter de déclarations d’indignation. Un soutien humanitaire massif est indispensable, en facilitant l’accès des organisations aux zones de conflit et par l’instauration de corridors humanitaires. Nous devons aller plus loin et réfléchir à des politiques d’accueil pour les Soudanais.

Une transition démocratique est impérative alliée à une exigence de justice. Après 2019 et la chute d’Omar el-Béchir – chef d’État autoritaire du Soudan,  à la suite de son coup d’État en 1989, le peuple soudanais avait entamé une transition vers une gouvernance civile. Ce processus, bien que fragile, portait en lui les graines d’un Soudan plus libre et plus juste. Aujourd’hui, ces aspirations sont anéanties par ce conflit sanglant. Notre rôle, aux côtés de la société civile soudanaise, doit être de soutenir toutes les initiatives qui permettront un retour à un dialogue inclusif, pour ramener la paix et aboutir à un véritable changement de régime. Les responsables de crimes de guerre doivent être traduits en justice, et la Cour pénale internationale (CPI) doit poursuivre sans relâche les auteurs de massacres et de violences. Cette démarche est essentielle pour restaurer la confiance populaire  et dissuader d’éventuelles nouvelles atrocités.

Le peuple soudanais a le droit de vivre en paix, en sécurité et dans la dignité. Je refuse que cette crise soit réduite au silence. Car au-delà de la question géopolitique, il s’agit de défendre des droits humains fondamentaux. C’est une question de justice. C’est une question de solidarité. Nous ne pouvons pas continuer à baisser les yeux.

Dieynaba Diop, députée des Yvelines, membre de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale

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Droitisation de la France, mythe ou réalité ? Entretien avec Vincent Tiberj

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Dans son dernier livre, « La droitisation française, mythe et réalités », le sociologue Vincent Tiberj remet en cause l’hypothèse d’une droitisation des Français, qu’il distingue de la droitisation de l’offre politique. Il nous a accordé un entretien pour en débattre.

LTR : La thèse principale de votre ouvrage consiste à montrer que la droitisation électorale ne se traduit pas par une droitisation politique des Français. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

C’est un paradoxe vieux comme la démocratie. Il revient au hiatus existant entre ce que les citoyens pensent, ce qu’ils sont politiquement, et ce qu’on leur laisse exprimer par des instruments particuliers, en l’occurrence souvent le vote. La démocratie est théoriquement le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. Mais en réalité en démocratie représentative ce sont des élus qui font parler le peuple. On ne sait pas trop comment faire s’exprimer la voix du peuple, fut un temps c’était par les urnes, mais ça ne suffit plus.

Selon la question qu’on pose, la façon dont on la pose, on n’aurait pas les mêmes votes. Imaginez qu’on fasse un référendum par exemple sur la réforme des retraites, les réponses seraient très différentes d’une élection où la voix d’un citoyen se transforme (éventuellement contre son gré) uniquement en soutien pour un candidat ou une liste. Rien que cette transformation-là déforme les voix. Des voix aux votes, il y a beaucoup d’éléments qui ne se perçoivent pas. D’autant plus quand, c’est le cas en 2017 et 2022, on vote non pas pour son candidat favori mais pour des questions tactiques – notamment pour éliminer le pire candidat.

Quand on se contente de regarder les équilibres au sein des institutions nationales, les voix des citoyens ne se reflètent pas nécessairement.


LTR : Dans votre deuxième chapitre, vous revenez sur la droitisation par le haut, notamment du monde médiatique intellectuel et politique. En précisant qu’en réalité ce n’est pas tant une droitisation quantitative qu’un accroissement de la résonnance de ces « intellectuels ». Ne pourrait-on pas vous objecter que cette visibilité grandissante n’est que « justice » face à ce qui a été longtemps une hégémonie intellectuelle de la gauche ?

Dans mon livre, j’ai cherché le moyen méthodologique le moins mauvais possible pour discerner les évolutions idéologiques de la société française et des citoyens. Ce qui me permet de dire que ce qui se passe en haut n’est pas ce qui se passe en bas, c’est parce que j’ai travaillé sur le « en bas ». A travers des indices longitudinaux, qui permettent de compiler des séries de questions sur des mêmes sujets, je peux analyser des tendances sur le temps moyen et long. C’est à cette aune-là que je dis qu’il n’y a pas de droitisation sur les questions d’immigration, les questions culturelles, et même les questions sociales. On est plus ouverts, largement plus ouverts, quant au respect des droits LGTBQUIA+, de la diversité, etc. Pour le socioéconomique c’est plus compliqué, il y a des hauts et des bas, mais les demandes de redistribution remontent.

Alors que les voix de la droitisation, celles qui participent à ce que j’appelle un conservatisme d’atmosphère, qui s’appuie sur le « bon sens de la majorité silencieuse ». Ils seraient « la voix des sans-voix ». Donc ça interroge, d’autant plus que ces intellectuels conservateurs sont moins importants qu’on le pense, ou du moins ils sont circonscrits à certains champs. Ils arrivent toutefois à peser sur l’agenda, sur le cadrage médiatique. Ils parviennent à régulièrement mobiliser sur le grand remplacement, l’ensauvagement, l’islam, le wokisme, les impôts, les services publics etc. Ces cadrages mettent surtout dans l’embarras les journalistes.

Prenons l’exemple de Crépol. C’est un affrontement entre deux bandes de jeunes, et ça aboutit à la mort de Thomas. Mais des affrontements de ce type, on en avait connus dans les précédentes décennies, vous avez même un chanteur comme Renaud qui en parlait. Les journalistes locaux ont par exemple expliqué que l’affaire était plus compliquée qu’une affaire de « lutte des civilisations », mais le cadrage de l’extrême-droite a pris dans les grands médias, dans les médias traditionnels. Ça pose des questions sur le fonctionnement du journalisme aujourd’hui.

Ce qui permet aussi de relativiser, c’est la part d’audience de cette extrême-droite. CNews, pour parler de l’éléphant dans la pièce, n’est qu’à 3,2% de part d’audience en septembre 2024. Très loin de TF1, France 2, en matière de part d’audience Cnews ce n’est guère plus qu’Arte (2,8%). Mais ce qui est frappant, c’est l’écho que parviennent à avoir les thématiques et cadrages abordés dans les émissions de la chaîne de Bolloré. Il y a eu le travail de Frédérique Matonti, Comment sommes-nous devenus réac’ ?, qui interrogeait la centralité de nombreux acteurs intellectuels, qui d’ailleurs souvent se disent de gauche, d’une gauche déçue. Mais en fait la prétendue trahison intellectuelle de la gauche dont ils parlent, c’est déjà présent dans les années 1990. Cette figure de la trahison de la gauche, on la retrouve aussi parmi des jeunes, je pense notamment à Paul Melun. Il a 30 ans, et il vient nous expliquer que la gauche a trahi, que ce n’est plus sa gauche, mais il n’a rien connu d’autre ! C’est quelque chose que montrent très bien Étienne Ollion et Michaël Foessel dans Une étrange victoire, l’extrême droite contre la politique. Ces intellectuels-là sont d’abord dans une logique de dénonciation de la gauche, ils ne proposent rien de concret. Ils donnent beaucoup d’importance à des enjeux ou des sujets minoritaires à gauche, comme la transidentité ou le véganisme. Quand ils rentrent en panique morale sur l’enseignement à la sexualité au collège, c’est paradoxal parce que selon eux la gauche est à la fois complaisante vis-à-vis des islamistes, mais en même temps promotrice d’un agenda LGBTQUIA+. Il faut savoir ! La cohérence n’est pas leur problème.

Souvent ils parlent de la note de Terra Nova, la fameuse note de 2011 (dans laquelle mon travail est mobilisé d’ailleurs). Lucas Blériot dans son mémoire de master montre le retour régulier de cette note dans le débat public. Ces intellectuels de droite considèrent que la gauche a abandonné la question sociale. Mais c’est beaucoup plus compliqué, certes le Parti socialiste de Hollande l’a délaissée, mais les intellectuels de gauche, les syndicats et le reste de la gauche partisane qui aujourd’hui est plus important que le PS, eux ne l’ont absolument pas abandonnée. Vous remarquerez que cette droite dénonce l’abandon de la question sociale par la gauche, mais elle ne parle quant à elle jamais de la lutte des classes.

La droitisation par en haut n’est pas si hégémonique. La gauche n’a pas l’équivalent de CNews. C’est faux à cet égard de penser que France Inter serait le pendant de CNews. Oui on peut comparer au niveau des publics celui d’Inter est autant à gauche que celui de CNews est à droite, mais ça ne l’est pas en matière d’exercice du métier, en matière de déontologie, de force de la rédaction. De là à penser que Nicolas Demorand est le double inversé de Pascal Praud… Mais la droite joue sur l’idée qu’il y aurait une hégémonie intellectuelle de la gauche, et que c’est simplement un retour de balancier. Mais c’était quand l’hégémonie intellectuelle de la gauche ? Libération n’a jamais eu les ventes du Parisien, France Inter était derrière Europe 1, et avant vous aviez l’ORTF !

En revanche ce qui est différent aujourd’hui c’est la capacité de ces intellectuels de droite à peser sur l’agenda d’élus qui ne sont pas du Rassemblement national. Là ça doit nous interroger et ça renvoie probablement à la perte d’enracinement, notamment à droite, au centre et dans une partie du Parti socialiste. Les déracinés, ce ne sont pas les sociologues mais bien les politiques qui pensent que CNews est représentatif de la France.


LTR : Sur l’indice longitudinal des questions économiques, il y a une demande de redistribution mais par ailleurs vous pointez une idéologie anti-assistanat qui semble être devenue dominante. Par ailleurs, sur les questions culturelles, le RN ne se revendique plus tant que ça conservateur. Sur l’évolution électorale, pourrait-on parler de lepénisation électorale ? Le programme du RN ne serait-il pas le programme idéal de l’électeur moyen ?

Non, le RN n’a réussi à engranger qu’un tiers des voix. C’est beaucoup, mais c’est loin d’être suffisant pour gouverner avec une majorité des citoyens (mais est-ce le but ?). Le front républicain, bien que fragile chez nombre d’électeurs du centre et encore plus à droite, a tenu. Comme vous dites, sur les questions sociétales, le RN épouse la composante majoritaire de l’électorat français. On ne sait pas si c’est de l’adhésion ou de la stratégie, il y a évidemment des ultra-conservateurs au RN qui promeuvent un conservatisme culturel, mais les figures comme Marion Maréchal Le Pen ont quitté le navire, participant ainsi à la dédiabolisation sur les enjeux sociétaux. Et malgré tout cela, ils sont vent debout contre le « péril woke ». Reprenez le discours de Marine Le Pen le 1er mai l’année dernière, elle part dans une diatribe sur le wokisme comme danger. De la même façon, le RN a plusieurs fois essayé de mettre en place des systèmes de contrôle de « l’islamo-gauchisme », l’écriture inclusive ou autre.

Je reviens sur la question de l’assistanat, vous mettez le doigt sur un élément trop peu souligné. Il y a clairement une demande de redistribution, notamment chez les ouvriers et les employés. Mais en même temps cette idée de conscience triangulaire qu’évoquait Olivier Schwartz est très clairement dans les imaginaires, notamment dans la classe de ceux qui ont un emploi mais ne s’en sortent pas très bien. Il y a cette idée des « petits moyens », qu’on a vue émerger dans les années 2000/2010. Ils se sentent d’abord moyens alors qu’ils sont plus proches économiquement des petits, et donc en matière d’imaginaire ils ne sentent pas solidaires avec les plus pauvres. Cela permet de faire comme s’il n’y avait pas d’inégalités de classe. Les inégalités sont individualisées, chacun voit ses problèmes et l’injustice qu’’il subit sans faire le lien avec les autres. Ça s’est vu avec le « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy, avec Wauquiez qui voulait incarner la « droite sociale » contre « l’assistanat ». En plus, le RN racialise cette question sociale, en attestent les travaux de Félicien Faury. L’identité subjective de classe est donc essentielle. Auparavant, vous aviez plus de gens qui se sentaient appartenir à la classe ouvrière que de personnes qui étaient vraiment des ouvrières et des ouvriers ! Il y avait une logique du « nous », d’un « nous » capable de faire changer les choses. Désormais, les gens ont moins conscience d’appartenir à une classe sociale, et quand c’est le cas c’est souvent la classe moyenne. Cela crée un changement d’imaginaire majeur.


LTR : Selon vous, un des facteurs de réussite du RN est sa capacité à jouer sur des « cordes normatives », en l’occurrence bien davantage sur les enjeux culturels (identité, immigration) que socioéconomiques, sachant que sur ces derniers il est moins bon que la gauche par exemple. Vous ajoutez que la gauche a aussi joué sur ses cordes pour s’attirer de nouveaux électeurs, ce que vous appelez les « libéraux-libertaires ». Cela appelle deux questions. D’une part, lorsqu’un sujet de gauche est mis à l’agenda médiatique, avec en plus un cadrage plutôt favorable – je pense notamment à la mobilisation contre la réforme des retraites – force est de constater que la gauche ne monte pas dans les sondages. D’autre part, votre analyse ne prête-elle pas le flanc à ceux qui pensent que « la gauche » aurait abandonné la question socio-économique pour des questions plus culturelles et sociétales ?

Il faut bien avoir en tête que Jean-Marie Le Pen a politisé les enjeux culturels depuis longtemps, mais en réalité la gauche avait commencé aussi à le faire. En 1981 avec la dépénalisation de l’homosexualité ou la peine de mort, Mitterrand cherchait à faire jouer des cordes normatives plutôt libérales qui pouvaient plaire à des femmes et hommes pas forcément intéressés par les questions sociales. Hollande, en 2012, récupère une partie des socio-autoritaires parce que Sarkozy était trop libéral, mais il récupère aussi des libéraux-libertaires qui votaient plutôt Bayrou parce qu’il était crédible sur cette question. En gros, « mon ennemi c’est la finance » et le mariage pour tous c’était un combo gagnant.

Le deuxième axe, l’axe culturel, est autant mobilisé à gauche qu’à droite. En revanche se pose à gauche la question de la crédibilité sur le socio-économique, notamment au Parti socialiste qui a été le parti dominant et qui a fortement déçu une partie de l’électorat de la gauche. LFI, je ne pense pas qu’ils aient ce problème. Les Verts, il faut aussi qu’ils s’y mettent. Le vrai souci aujourd’hui, c’est la question de la doctrine économique du PS. On sait que ça a commencé à travailler le PS depuis un certain moment. D’accord, il y a le tournant de la rigueur de 1983. Mais quand vous y réfléchissez, le mandat de Jospin Premier ministre de 1997 à 2002 ça fonctionne bien ! Le PS marchait sur ses jeux jambes : jambe sociale (35h, CMU) et jambe culturelle (PACS, loi sur la parité, régularisation). A ce titre, l’analyse de la défaite de Jospin en 2002 est à mon avis mauvaise. 50% des proches du PS n’ont pas voté Jospin parce qu’ils trouvaient son programme pas assez à gauche… Ce n’est pas l’enjeu de la sécurité qui explique sa défaite.

On peut se demander si le PS, notamment Hollande, n’a pas utilisé les questions socio-économiques comme un marqueur identitaire, un marqueur obligé d’un programme de gauche, sans pour autant adhérer à un véritable « socialisme ». Ceux qui tenaient le PS étaient plus favorables à la troisième voie de Blair et Schröder, une sorte de « there is no alternative » de gauche. Le PS ne se sentait plus d’investir sur ces questions-là. Surtout cela a cassé dans l’électorat : entre 2012 et2014 la gauche recule chez les employés, les ouvriers, les jeunes, ; sans que cela ne profite à la droite et cela n’est toujours pas résorbé.

Mais pour revenir à votre question sur la mobilisation contre la réforme des retraites, on touche à une théorie que je défends dans mon livre, celle de la « Grande démission ». Les citoyens n’avaient pas forcèment les idées très claires sur la réforme Borne, mais après 3 mois de débat, ils savaient. Donc indubitablement il y avait une forte opposition à la réforme chez les Français. Mais ça n’a rien fait bouger en matière de positionnement politique, parce que les partis politiques qui incarnent la gauche, chacun présente des lacunes qui déplaisent à une partie de l’électorat. Un nombre conséquent d’électeurs de gauche ont voté pour Mélenchon en 2022 mais ne l’apprécient pas. De la même manière, beaucoup d’électeurs de gauche ont toujours une forte défiance vis-à-vis du Parti socialiste. En revanche quand il y a une alliance, comme avec la NUPES ou le NFP, ça fonctionne quand même mieux. Pendant ce temps-là, le RN a affirmé être contre la réforme, mais ça s’arrête là. La crédibilité de leur programme économique n’est pas un problème pour leur électorat.

A l’inverse, la mise à l’agenda des thématiques migratoires et le cadrage de ces questions ont largement favorisé le RN. L’extrême-droite n’a même pas besoin de lutter pour que ses thématiques soient sur le devant de la scène, la droite et les macronistes le font déjà très bien. Or on préférera toujours l’original à la copie, et dès lors que le centre et la droite parlent comme le RN, alors au fond le vote RN n’apparaît plus comme fondamentalement dérangeant ou marginal. Il n’y a pas de droitisation générale mais il y a une extrême-droitisation des électeurs de droite. Cette bascule est d’autant plus dangereuse que les générations les plus xénophobes et conservatrices, notamment celle des boomers, étaient celles qui résistaient malgré tout au vote RN. Désormais, c’est fini, le RN parvient à activer chez ces vieux électeurs (qui votent beaucoup) des cordes normatives très à droite. Vraisemblablement, les faire revenir en arrière maintenant qu’elles ont franchi le pas, ça va être très compliqué. Nous sommes donc dans une situation où le RN est favori. Il a un électorat constant, un électorat solide.


LTR : Dans votre indice longitudinal sur les questions de tolérance, vous évoquez l’immigration et la diversité. Vous n’incluez donc pas la sécurité, alors que cet enjeu est généralement parmi les plus plébiscités par les Français lorsqu’on leur demande ce qui les préoccupe. Comment vous appréhendez ce facteur dans l’hypothèse d’une éventuelle droitisation ?

C’est une bonne question. On n’a pas suffisamment de données pour en faire un facteur à part entière. Les quelques données que j’ai sont inscrites dans l’indice longitudinal culturel, mais de ce fait elles sont noyées dans d’autres éléments comme le genre ou la sexualité. Les questions qu’on retrouve alors sont celles de la peine de mort ou du laxisme de la justice. Et même sur cela, ça a quand même pas mal bougé. Contrairement à ce que beaucoup avancent, les Français sont bien plus opposés à la peine de mort qu’il y a quelques décennies.

Mais de fait, il n’y a plus de contestation du cadre imposé par Chirac, Sarkozy, Darmanin et les autres. L’insécurité, on en parle sur des faits divers, on part du principe qu’il faut des peines de plus en plus dures. Les questions de prévention, des services publics, des services sociaux, sont totalement mises de côté. Seule la répression est plébiscitée. Toutefois lorsqu’on teste des citoyens sur la proposition de police de proximité, ça fonctionne bien ! Sa mise en place par la gauche avait fait ses preuves, avant que Sarkozy ne la supprime. Faire exister des cadrages alternatifs sur les questions sécuritaires, c’est presque devenu impossible.


LTR : Ce que montre Faury, c’est aussi que la question de la sécurité est racialisée. Elle se fonde certes sur un vécu, mais sur un vécu qui par la suite est généralisé et essentialisé. Et ça semble être un élément de droitisation.

Vous avez raison. De la même façon, pourquoi des gens croient que le grand remplacement existe ? Ce n’est pas forcément parce qu’ils se font abrutir par CNews. Ces gens vivent dans le périurbain, et dès qu’ils se déplacent dans les grands centres urbains, ils sont frappés par la diversité ethnique, et craignent que leur lieu de vie devienne identique. Alors que pour les habitants des grands centres urbains, la diversité c’est leur quotidien depuis des décennies donc ils n’y voient aucun problème. La droitisation fonctionne parce que les acteurs qui la souhaitent mettent l’accent que sur certaines dimensions, naturellement celles qui leur sont favorables.

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