VUE DU PERCHOIR – LA TRAGI-COMEDIE MARXIENNE DE SEBASTIEN LECORNU, UNE CRISE DES ECHELLES ?

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Dix mois après sa nomination ratée, un mois après sa nomination, une semaine après son premier gouvernement, deux jours avant son deuxième gouvernement, on ne sait plus si l’on doit en rire ou en pleurer. Chaque semaine, Romain Troussel-Lamoureux chronique l’actualité parlementaire et politique pour Le Temps des ruptures.

Combien de fois l’histoire doit-elle se répéter pour que la farce devienne impossible ? Pour que l’esprit d’Emmanuel Macron ait épuisé entièrement notre réel politique ? C’est peut-être en géographe qu’il faut réfléchir ici, emboîter les échelles pour saisir l’ampleur de la crise politique et institutionnelle dans laquelle nous nous trouvons.

Et ainsi commencer par repartir de la plus petite échelle qui soit. La mondialisation et son association avec un capitalisme de la fragmentation[1] réduisent de manière croissante les États à des entrepreneurs d’eux-mêmes, s’offrant à qui mieux mieux à des firmes transnationales gargantuesques. Longtemps réticent à ces logiques et doté d’une très grande estime de lui-même, l’État français s’y plonge résolument grâce à François Hollande. Las, cette ligne politico-économique est poussée depuis à l’extrême. Le dumping socio-fiscal est une des grandes lois économiques de notre Europe.

Mais derrière cette échelle mondiale se déploient nos réels politiques, encore profondément nationaux. Brexit, Meloni, AfD, PiS ici, Trump là-bas, nos matrices socio-politiques déraillent face à des logiques mondiales intangibles à leurs pouvoirs d’action. Où se situe la France dans cet ensemble ?

Juste avant la crise, si dure à définir, semble-t-il. Mais qui pourrait nier aujourd’hui la définition du Trésor de la Langue Française. La crise est une « situation de trouble profond dans laquelle se trouve la société ou un groupe social et laissant craindre ou espérer un changement profond. » Tout y est. La situation de trouble est commune à toutes les démocraties libérales capitalistes, incapables de s’organiser politiquement pour gérer leur dépassement par un système économique mondialisé. La société française s’y trouve plongée. Certains espèrent, ou encouragent un profond changement dont on ne sait néanmoins pas comment il aura lieu puisque leur marge de manœuvre reste avant tout nationale. D’autres craignent la crise, craintifs de gauche et craintifs de droite, mais sont bien en peine de l’empêcher.

Reste le briquet. Un briquet aux yeux azurs qui depuis des mois à l’Élysée presse frénétiquement la pierre à briquet contre la molette pour produire le plus d’étincelles possibles, tentant de faire accroire à tous qu’il est une lampe-tempête inextinguible. 

Alors attention mesdames et messieurs, dans un instant, on va commencer. Installez-vous dans votre fauteuil bien gentiment. Le spectacle se déroule sous nos yeux, quasiment cathartique étant donné l’éloignement actuel entre la politique et les citoyens.

Vieux routier de la politique gourmand de prophéties auto-réalisatrices, Jean-Luc Mélenchon le dit depuis 2022 : cela ne s’arrêtera plus avant la démission du Président de la République. Et, en l’absence de tout horizon rationnel qui caractérise l’époque, qui sait ce qu’il adviendra après …

[1] : Quinn Slobodian, Le Capitalisme de la fragmentation

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Dix mois après sa nomination ratée, un mois après sa nomination, une semaine après son premier gouvernement, deux jours avant son deuxième gouvernement, on ne sait plus si l’on doit en rire ou en pleurer. Chaque semaine, Romain Troussel-Lamoureux chronique l’actualité parlementaire et politique pour Le Temps des ruptures.

Le mardi 9 janvier, les parlementaires norvégiens ont voté en faveur de l’exploration minière d’une partie de ses grands fonds marins. C’est l’archipel arctique de Svalbard qui fera l’objet des premières explorations : plus de 280 000 kilomètres carrés.

La Norvège devient ainsi l’un des premiers Etats au monde à autoriser ces explorations qui ont pour objectif final de faire du pays l’un des grands producteurs mondiaux de minerais. Le Royaume espère à moyen-terme être un maillon essentiel du commerce mondial de cuivre, manganèse, colbalt, zinc ou encore de lithium. Autant de métaux stratégiques nécessaires à la production de nombreux appareils électroniques mais également à la transition énergétique : « Nous avons besoin de minéraux (car) nous devons mener une transition verte sous la forme de cellules et de panneaux solaires, de voitures électriques, de téléphones mobiles », explique la députée travailliste Marianne Sivertsen Naess, cité dans les Echos(1).

Au-delà des enjeux commerciaux, la Norvège souhaite ainsi réduire sa dépendance (qui est d’ailleurs commune à l’ensemble des pays européens) vis-à-vis de la Russie et de la Chine en métaux stratégiques. L’exploitation des métaux stratégiques que contiennent les grands fonds marins répond, selon le Premier ministre Jonas Gahr Støre, constituerait un atout indénaible pour l’industrie norvégienne.

Une autorisation parlementaire sur fond de contestation

Loin de faire l’unanimité, l’autorisation de la prospection minière des grands fonds marins a entraîné des manifestations de militants internationaux et d’associations environnementales. L’extraction des minerais pourrait avoir des répercussions irréversibles sur des habitats naturels et des espèces encore peu connus mais possiblement essentiels pour l’écosystème. Le risque est également grand d’endiguer la capacité d’absorption du plus grand réservoir mondial de carbone qu’est l’océan. 

Références

(1)https://www.lesechos.fr/monde/europe/la-norvege-lance-la-prospection-miniere-de-ses-fonds-marins-2045453

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VUE DU PERCHOIR – LE PARADOXE DU FOU SAGE

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Il y a depuis huit ans à l’Elysée un homme dont la marque de fabrique politique a été la torsion constante de nos institutions démocratiques. Plus que depuis un demi-siècle. Le cadre, les règles, les garde-fous lui font horreur. Son credo est la limite, toujours sur la brèche, jamais dedans. Chaque semaine, Romain Troussel-Lamoureux chronique cette actualité parlementaire et politique pour Le Temps des ruptures.

On le dit proche de Giulano Da Empoli. Ses modèles, ce seraient donc ces prédateurs dont l’illimitation des désirs passe parfois pour de la puissance politique ? Las, la comparaison s’épuise vite. Le président de la République française ne fait pas découper ses opposants, il n’organise pas de coups d’Etat.

Pourtant la situation a de quoi interroger. Hormis les partis antisystèmes, les demandes de présidentielle anticipée se font maintenant entendre depuis l’intérieur même de ce qui fut le cœur du pouvoir macroniste. Le dernier tireur en date est Edouard Philippe qui réclame avec force l’organisation rapide d’une présidentielle anticipée après un vote expédié d’un budget technique. L’héritier Attal ne va pas aussi loin mais désormais, « il ne comprend plus » ce président qui cherche à tout prix à garder la main. Appétits élyséens de Brutus patentés diront les éditorialistes habituels de la vie politique française.

Et si la question était plus grave ? Et si le président, de toujours jupitérien, se révélait peu à peu dans une figure de fou sage. Ce dernier, trope classique de la littérature depuis l’antiquité, fait d’un personnage reconnu comme fou une source paradoxale de sagesse. On a longtemps mis en avant sa disruption. Il cassait les codes, il n’a maintenant plus de limites ni de barrières. Il n’était ni de droite ni de gauche, il est aujourd’hui le contempteur autoritaire du Parlement qui, fort d’une nouvelle méthode, pourrait sauver le pays de la ruine. Il possédait une vision révolutionnaire pour un pays endormi et englué par sa classe politique, il n’est plus qu’un César ombrageux arc-bouté sur de maigres réussites.

En réalité, Emmanuel Macron n’a pas changé. Ce qui a changé, ce sont les regards d’une élite qui protège de moins en moins le fils prodigue de la caste. Ces huit années, les interrogations ont été constantes sur sa lucidité politique et sur la solidité de ses valeurs démocratiques : les ordonnances, l’affaire Benalla, les Gilets Jaunes, la gestion du début de la pandémie, la réforme des retraites, la dissolution, la triple nomination de Premiers ministres issus de partis politiques affaiblis.

On n’a de cesse, à raison, de pointer les risques pour l’Etat de droit en cas d’accès au pouvoir du Rassemblement national. Mais il y a depuis huit ans à l’Elysée un homme dont la marque de fabrique politique a été la torsion constante de nos institutions démocratiques. Plus que depuis un demi-siècle. Le cadre, les règles, les garde-fous lui font horreur. Son credo est la limite, toujours sur la brèche, jamais dedans.

« Les institutions étaient dangereuses avant moi. Elles le seront après moi » disait un de ces prédécesseurs. Nul besoin du RN pour vérifier la formule. Ce président a essoré des institutions faites pour résister à une guerre civile.

Sa principale œuvre, c’est la négation de la politique et la diffusion de cette négation dans la société. Nous en sommes plus à nous questionner sur le flot montant de l’extrême-droite, mais à nous rendre compte que 44% des Français souhaitent désormais un Premier ministre issu d’aucun parti politique, issu de la société civile ou du monde de l’entreprise.

Voilà son bilan. Il a prouvé méthodiquement, en bafouant peu à peu toutes les pratiques politiques de la Ve République, que la politique ne pouvait pas transformer le réel. Dès lors, à quoi sert-elle ?

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Entre l’idéal démocratique hérité d’Athènes et la réalité contemporaine de nos institutions, une tension persiste. Le peuple, censé être souverain, se trouve souvent dépossédé de son pouvoir. La mécanique représentative, biaisée par l’influence des marchés financiers et des élites économiques, brouille la promesse du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Cet article propose d’interroger cette contradiction fondamentale : comment concilier démocratie et emprise croissante de la finance sur la décision politique ?

Beaucoup de régimes politiques furent mis en place au fur et à mesure de l’histoire de l’humanité.

La meilleure organisation humaine fut l’objet de nombreuses recherches philosophiques qui s’aventura sur un chemin infini. C’est cela la politique. Comment l’être humain doit-il s’organiser pour vivre ensemble ? Quelle démarche adopter pour trouver cette organisation ?

L’Antiquité fut une période très riche sur ce domaine si bien qu’on ne peut parler de démocratie sans parler de la démocratie athénienne. Souvent cette démocratie nous paraît désirable par la puissance de son image : une démocratie où le citoyen se saisit lui-même des enjeux qui le touche. Cette force dans la mémoire de ce régime résonne encore parmi les plus amoureux de la démocratie telle qu’elle était appliquée.

Paradoxalement, cette période a vu fleurir de la philosophie allant tout à fait à l’encontre de ces principes. Platon s’est attelé à dessiner la cité idéale dans son œuvre majeure qu’est La République. Au fur et à mesure du récit, il nous expose une vision très aristocratique au sens premier du terme aristos (meilleur) et cratos (pouvoir). Une cité où la philosophie devrait prendre place au plus haut sommet de la cité. Cet éloge de l’expertise politique qu’il nous livre notamment dans Protagoras, enracine l’idée de délégation de la gestion de la cité aux meilleurs qui fera son chemin et influencera plus tard de nombreux penseurs.

Cette vision très élitiste de Platon n’est pas totalement remise en cause par Aristote dans son œuvre Politiques. Ce dernier introduira la notion d’inégalité dans la réflexion philosophique de la politique. Il fera une critique de l’oligarchie, ce régime fondé sur la gouvernance de privilégiés qui pourrait être renversée si la classe moyenne et les classes populaires se soulèvent. Par nécessité, il faudra une représentation de l’ensemble sans toutefois pencher complètement pour la démocratie. Partisan d’une mixité, il fera l’éloge de la pondération en associant des pratiques institutionnelles aristocratiques et démocratiques pour obtenir le meilleur régime qui soit. De chemin en chemin, les régimes se succèderont, les modèles se construiront et évolueront de la démocratie athénienne en passant par les républiques de Venise, de Genève pour renaître avec la Révolution française. L’humanité connaîtra d’innombrables modes de gouvernance alimentés sans cesse par la philosophie.

La question centrale à laquelle répond systématiquement un régime propre est de savoir qui est l’acteur politique. Qui est-ce qui gouverne ? Qui influe sur l’avenir ?

Il y a plusieurs manières d’y répondre en fonction du régime mis en place : cela peut être un seul homme, un groupe restreint ou le peuple par exemple. Le deuxième critère concerne aussi les outils qui cadrent ce pouvoir. De cette manière, nous pouvons différencier une monarchie, d’une tyrannie, d’une oligarchie ou d’une démocratie.

La question est dorénavant de savoir dans quel régime nous vivons. Chacun connaît le mot démocratie. Ceci depuis notre période scolaire avec l’étymologie correspondante « démos » le peuple et « cratos » le pouvoir.

Ceci voudrait dire que nous, collectivement sommes les acteurs de notre gouvernance. Nous sommes à la fois les sujets (ceux qui se plient aux lois) et les objets (ceux qui écrivent les lois). La démocratie est la pièce ayant deux faces.

Mais est-ce vraiment le cas ? Peut-on s’accorder sans débat à dire que nous vivons dans une démocratie pleine et entière ? Vivons-nous conformément au principe rédigé dans l’article 2 de notre constitution à savoir « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ?

Explorons peu à peu les critiques que l’on peut faire de notre régime pour avancer dans notre analyse.

Si le gouvernement du peuple renvoie simplement à ce qu’est un régime politique, les deux autres attributs peuvent être soumis à quelques critiques.

Le gouvernement par le peuple

En effet, sommes-nous collectivement les sujets des lois ? Le gouvernement est-il réellement représentatif ? Cette question renvoie directement à la deuxième face de notre pièce de la démocratie, c’est-à-dire le côté acteur et objet de la loi.

Maints principes ont émergé pour savoir comment le peuple peut se trouver acteur de l’écriture de la loi. La démocratie athénienne était connue pour mettre en place le principe sélectif sur la base du tirage au sort. Ce principe défini comme étant réellement démocratique – car s’affranchissant de tous les déterminismes sociaux, ce que ne bénéficie pas l’élection par exemple – fut écarté au profit de cette dernière avec la Révolution. De Montesquieu à Rousseau, de nombreux penseurs imaginaient l’élection comme étant un mode de sélection aristocratique. Le cas emblématique de cette recherche empirique fut le cas de la République de Florence.

En 1494, les aristocrates (Ottimati) et les classes populaires (Popolani) renversèrent les Médicis pour mettre en place une république reprenant le chapitre républicain qui s’était arrêté 60 ans auparavant. L’arbitrage entre ces deux modes de sélection fit rage, chacun voulant choisir un mode lui étant favorable sans savoir lequel entre les deux. Il y eut plusieurs choix, dans un premier temps le tirage au sort, puis l’élection. Un partisan de l’aristocratie déclara que l’élection « n’avait d’autre but que de rendre l’Etat à l’aristocratie »[1] et ceci se vérifia de manière empirique : les Ottimati eurent beaucoup plus de facilité à se faire élire que les Popolani.[2]

Ce débat, nos penseurs révolutionnaires l’eurent également. Chose utile à faire remarquer, les promoteurs de l’élection – comme l’abbé Sieyès par exemple – ne considéraient même pas le régime représentatif comme une démocratie, pire le voyait comme l’opposé. La délégation de la gestion des affaires publiques permettait de s’inscrire dans la conception de la division du travail qui semblait être la solution pour le progrès social. De là est naquit ce qu’on appelle la « démocratie représentative » en France à quoi l’on voit souvent opposer la « démocratie directe ». Le peuple est acteur de la vie politique par le biais de représentants qui sont élus par lui-même à intervalle régulier.

En France, nos organes représentatifs sont l’Assemblée nationale et le Sénat, l’un représente le peuple et l’autre les territoires. Ces deux chambres constituent le Parlement qui représente le pouvoir législatif.

Si nous nous sommes posé la question sur la représentation en France, c’était pour analyser si le peuple était dûment représenté. Toutefois, afin de savoir si notre régime est « le gouvernement par le peuple » nous devons voir également la place qu’occupe l’organe chargé de le représenter au sein notre démocratie.

Nous en avons parlé, le Sénat constitue le deuxième visage du Parlement que l’on appelle la chambre haute. Son existence remonte à la chute de Robespierre le 9 thermidor (27 juillet 1794) où la Convention Nationale devient la Convention thermidorienne (en référence au mois qui a vu la chute de Robespierre). Cette convention met en place une nouvelle constitution dite la Constitution de l’an III fondant ce que l’on appellera le Directoire. C’est au sein de ce nouveau régime que naîtront deux chambres : la chambre des Cinq-Cents équivalente à l’Assemblée et le Conseil des Anciens correspondant à l’ancêtre du Sénat d’aujourd’hui. Ce bicamérisme était défendu par les partisans d’une monarchie constitutionnelle. Cette chambre haute devait représenter la noblesse suivant le modèle anglais.

Ce régime avait pour but selon le député Pierre Charles Louis Baudin de « terminer la Révolution ». En effet, la constitution de l’an I était jugée trop démocratique et il fallait trouver « une voie moyenne entre la monarchie et la démagogie »[3]. Le nouveau régime fut alors un régime de propriétaire rétablissant le suffrage censitaire au lieu du suffrage universel. Encore aujourd’hui, ce régime est présenté comme celui qui a mis un terme à l’idéal révolutionnaire avec la mise en place d’un certain libéralisme économique, une disparition de la notion du droit naturel cher aux penseurs fondateurs de la révolution et surtout le rejet de cette fameuse mention bien connue aujourd’hui de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

 Si le Sénat pendant le premier et second empire n’a pas de rôle législatif majoritairement, il refera son apparition lors de la 3ème République. Sa création est due à un amendement voté à une voix. Ce vote symbolise l’union entre les républicains modérés et les monarchistes pour voir la République s’enraciner bien qu’elle fut au départ créée pour restaurer la monarchie. Cette chambre restera très conservatrice et le président de l’époque Mac Mahon se servira d’elle pour dissoudre l’Assemblée devenue républicaine quand il en aura besoin jusqu’à ce que les monarchistes perdent définitivement la partie.

Si les clivages ont beaucoup évolué depuis cette époque, nous remarquons toujours que le Sénat est l’organe conservateur de notre République. Son histoire, sa création, ses origines sont encore bien présentes dans ce temple traditionaliste.

Qu’il puisse s’agir du mode de l’élection qui brusquement domine l’ensemble du régime ou l’existence d’une chambre devant pondérer la représentation populaire, nous avons donc pu voir que ces deux dispositifs institutionnels furent créés avec un objectif précis : s’éloigner du caractère démocratique de la république.

A l’heure actuelle, nous saisissons encore la distorsion de représentativité de nos institutions républicaines. L’Assemblée nationale comporte par exemple 1% d’ouvriers alors qu’ils représentent 11% de la population à la différence de ce qu’on appelle les cadres et professions intellectuelles supérieures qui sont sur-représentés (67% à l’Assemblée contre 11% dans la population)[4].

Nous remarquons donc que le vote entraîne alors un certain filtre à la représentation du peuple visible encore aujourd’hui à l’Assemblée nationale. Cette représentation est elle-même pondérée par une autre chambre qui fut créée dans ses origines pour éloigner le peuple des prérogatives du pouvoir.

Le gouvernement pour le peuple

Si nous avons pu analyser les écarts entre le pouvoir censé être représentatif et le peuple, nous pouvons amener une question majeure : faut-il que le pouvoir soit similaire à celui qu’il représente pour agir dans son intérêt ?

Nous l’avons vu, dans un régime représentatif, l’élection est devenue la règle. L’objectif est triple et se constitue en trois parties. En premier lieu, il s’agit de comprendre ce que le peuple dispose en tant que moyen pour influer sur la politique. Dans un second temps, en faisant un bref récapitulatif des derniers événements politiques, nous verrons si les gouvernants agissent en fonction du peuple pour analyser en dernière partie les autres influences.

Dans son livre Principe du gouvernement représentatif, B. Manin explique qu’au sein d’un régime représentatif, le peuple a quatre manières de faire entendre sa voix : les manifestations, les pétitions, les sondages et les élections.

Ces droits d’expression publique sont légiférés, autorisés mais seulement l’élection est suffisamment représentative de la population. En effet, les trois premiers ne correspondent qu’à une fraction de la population parfois non négligeable mais restant une fraction. De plus, ces éléments sont en réaction et ne comportent pas d’initiative.

Quelques dispositifs législatifs en France ont permis de démocratiser davantage les institutions notamment avec le référendum d’initiative partagée. Ce dispositif requiert un cinquième du parlement et un dixième des électeurs pour qu’un parlementaire puisse déposer une loi émanant de cette demande populaire. Si le parlement n’a pas pu débattre de ce sujet dans les 6 mois, la voie référendaire sera adoptée. Il ne s’agit donc pas de permettre aux citoyens d’avoir les clefs dans la décision mais d’initier le débat avec une possibilité en dernier lieu de référendum. En pratique, ceci n’a encore jamais été utilisé et pour cause, les conditions pour l’appliquer n’ont jamais été obtenues.

Lors des gilets jaunes, le référendum d’initiative citoyenne avait émergé comme solution permettant de surmonter la colère populaire.

Ce référendum avait quatre versants :

  • Abrogatoire : permet de supprimer une loi
  • Législatif : permet de proposer une loi
  • Constituant : permet de changer la constitution
  • Révocatoire : permet de révoquer un responsable politique

Notons que les deux premiers versants sont similaires car pour supprimer une loi, il faut proposer une loi permettant de supprimer celle-ci. Cette doléance témoignait de la soif inconsidérée des citoyens pour agir et avoir une prise sur les décisions prises. Il est important de noter que parmi ces dispositifs, de nombreux existent déjà dans d’autres pays notamment le référendum constitutionnel fédéral en Suisse ou en Italie ou encore le référendum abrogatif en Slovénie et en Uruguay.

Parmi les moyens mentionnés ci-dessus pour que le peuple puisse faire entendre sa voix, il est impossible de ne pas penser aux derniers événements politiques qui parlent d’eux-mêmes.

Si nous retraçons brièvement le parcours politique depuis la réélection d’Emmanuel Macron en 2022, nous pouvons voir que tour à tour, ces quatre moyens ont été purement et simplement balayés d’un revers de la main actant l’incapacité des citoyens à agir politiquement.

Débutons notre analyse par le marqueur de départ qui est l’élection en présidentielle de 2022. On observe que lors de la période élective, il y a un repli des débats comparé à 2017 qui ne sont pas organisés au premier tour avec le président sortant. Ceci est assumé d’une part par l’entourage du président dès janvier 2022 puis par le président lui-même le 7 mars lors de son lancement de campagne à Poissy. Les formats de l’élection et le suivi médiatique sont largement influencés par le pouvoir en place qui détient alors une force considérable pour ces élections. Pire encore, depuis plusieurs élections présidentielles le caractère impopulaire est devenu un critère de choix à mettre en avant pour se faire élire, le comble pour une démocratie.

Les élections en 2022 marquent à ce jour l’apogée de l’abstention au second tour de l’élection présidentielle depuis 1969 avec une abstention généralisée aux présidentielles qui croît depuis 2007. Elu face à l’extrême droite une seconde fois, le président réélu marque un discours qui prend conscience que nombre de personnes ont voté contre l’extrême droite et non pour lui. « J’ai conscience que ce vote m’oblige pour les années à venir » avait-il déclaré.

Le début du mandat d’Emmanuel Macron est marqué par l’obtention d’une majorité relative à l’Assemblée nationale qui ne lui confère plus le pouvoir qu’il détenait en 2017 face à la gauche qui double le nombre de députés. Ce vote l’obligeant, comme il le disait, c’est naturellement avec le groupe droitier Les Républicains que la coalition présidentielle fait alliance – groupe enregistrant près de 7% des voix – face à la gauche marquant déjà une distance avec la représentation populaire qui était plurielle.

Si cette nouvelle composition de l’Assemblée appelait déjà à modifier la gouvernance en prenant en compte les forces représentatives du pays, Emmanuel Macron lance sa première réforme d’ampleur le 10 janvier 2023 : la réforme des retraites. Cette réforme provoquera une mobilisation dans la rue historique depuis 40 ans avec plus d’un million de personnes dans la rue[5] et un sondage plaçant 70% des Français défavorables à l’application de la réforme[6].

Une autre séquence évocatrice se passe lors de la dissolution en juin 2024. Si cette fois-ci, la coalition arrivée en tête n’est plus la coalition présidentielle mais bien la gauche, le choix du premier ministre ne s’est pas fait selon les mêmes modalités qu’en 2022. A l’opposé d’il y a deux ans, le président cette fois-ci décide lui-même de trouver une majorité et décide de nommer un premier ministre issu d’une formation représentant moins de 6% des suffrages exprimés[7].

Enfin, pour conclure sur notre récapitulatif des séquences politiques depuis la réélection d’Emmanuel Macron, il nous faut aborder le dernier moyen des citoyens pour faire valoir leurs idées : la pétition. Celle-ci s’est manifestée lors de l’adoption de la loi Duplomb le 8 juillet 2025. 20 jours plus tard, elle fut portée à plus de 2 millions de signatures, un niveau historique jamais vu pour une pétition institutionnelle. Ceci n’empêchera pas le président de promulguer la loi le 11 août.

Au travers de ces exemples, nous avons pu observer l’influence insignifiante des citoyens face à la volonté et l’indépendance des élus chargés de les représenter. Les manifestations, les pétitions, les sondages et les élections sont assujettis au bon vouloir des élus qui depuis un certain nombre d’années n’ont de cesse de prouver leur indépendance.

Ceci met également en avant les limites de notre régime actuel avec une constitution permettant d’aller à l’encontre de la volonté populaire qui n’a pas de levier pour faire entendre sa voix. Cette volonté populaire doit pour chaque élection délivrer son consentement pour trois choses obligatoires.

Tout d’abord, il faudra accepter de sélectionner un programme sachant que malgré les désaccords subsistants, les électeurs donneront carte blanche à l’élu pour exécuter ce qu’il veut en son sein. Ensuite, accepter que cette carte blanche dure pour l’ensemble d’un mandat bien que l’élection reste une photographie de l’accord populaire à un instant précis et qu’il sera indépendant en plus de bénéficier de l’immunité tout le long.

L’autre influence politique

Nous arrivons à un stade de l’analyse où nous sommes en droit de nous demander quels sont les autres leviers agissant sur la décision politique et pour cela, nous allons à présent parler des enjeux économiques et financiers.

Comme nous le savons, l’Etat a besoin de financement pour assurer ses missions qui sont dites d’intérêt public : l’éducation, la défense, la justice etc. Pour se financer, l’Etat a à sa disposition deux moyens de financement, soit un financement par l’emprunt, soit par le biais d’impôts et de taxes. Rappelons ici que l’Etat est producteur de richesses au même titre que les autres agents économiques à la différence que celle-ci est principalement non marchande. Cela signifie que les transactions pour fournir un bien ou un service n’est pas issu d’un prix résultant d’une interaction entre deux acteurs dans le cadre d’un marché mais qu’elles sont extérieures à ce marché, le prix étant souvent prélevé au sein d’un collectif appelé contribuables.

L’Etat peut cependant faire appel aux marchés financiers afin d’emprunter. De manière générale, lors d’un emprunt, il y a deux rôles : le débiteur et le créancier. Le créancier a deux inquiétudes lorsqu’il prête, d’une part le temps pour récupérer sa monnaie et l’incertitude du montant qu’il récupérera. Ces inquiétudes cumulées justifient selon le système économique actuel une rétribution pour avoir immobilisé pour un temps donné un certain montant. Cette rétribution prend la forme d’un intérêt fondé sur un taux d’intérêt défini au préalable entre les deux acteurs régit dans le cadre du marché.

L’Etat étant perpétuel, les inquiétudes sont finalement modérées à son encontre notamment en ce qui concerne l’Etat français. Son mode de financement se distingue alors des ménages par sa méthode de financement lorsqu’il emprunte car il a la capacité de rouler sa dette, chose impossible pour les ménages. C’est-à-dire que lorsque les titres de dette arrivent à expiration, de fait de son immortalité, l’Etat peut simplement réemprunter le montant emprunté pour permettre de rembourser ce qui arrive à échéance, cela revient à dire que l’Etat ne rembourse jamais sa dette. Si la dette croît, c’est dû principalement à deux phénomènes, d’un côté les charges d’intérêts qui forcent l’État à systématiquement réemprunter plus qu’il n’a emprunté et de l’autre le déficit public annuel.

Avant de se pencher sur le premier point, nous allons nous intéresser au phénomène de déficit public. En effet, les administrations publiques sont en déficit depuis 1976. Notons la différence entre le déficit budgétaire correspondant au déficit de l’Etat et au déficit public au sens du Traité de Maastricht qui correspond à l’ensemble des administrations publiques (l’Etat, les collectivités territoriales et la Sécurité sociale). Nous parlerons par la suite du déficit public au sens du Traité de Maastricht.

Nous sommes en droit de nous questionner sur ce déficit et voir ce qu’il signifie. Cela veut-il dire que l’Etat contrairement aux autres agents économiques vit au-dessus de ses moyens ? Qu’il devrait adopter une politique prudentielle pour dégager un excédent ? Qu’il faudrait qu’il réduise son supposé « train de vie » ?

Il est important de noter qu’a priori l’ensemble des agents économiques vivent au-dessus de leurs moyens à commencer par les ménages. La grande partie des ménages doivent s’endetter pour acheter leur logement par exemple à moins de bénéficier d’un héritage constituant la source primaire d’inégalités en France. L’endettement marque déjà le fait de vivre au-dessus de ses moyens mais ceci est un phénomène tout à fait usuel contribuant au bon fonctionnement de l’économie.

Les entreprises et les ménages cherchent systématiquement à être en excédent. Le premier veut faire du profit pour réinvestir, augmenter les salaires et payer les actionnaires quand les autres peuvent vivre dignement pour consommer et épargner. Les Economistes atterrés dans leur ouvrage La Dette publique, ont pu effectuer un travail de recensement pour établir l’évolution du solde budgétaire de la France hors investissement public. Nous observons que depuis les 20 dernières années, le solde est positif mise à part durant la crise des subprimes en 2008 et lors de la crise COVID. Ceci revient à dire que ce qui creuse le déficit ce sont les investissements et non pas le train de vie de l’Etat. Ceci est d’ailleurs vérifié lorsque l’on distingue dans les dépenses des administrations publiques les dépenses d’administration et les transferts financiers qui correspondent respectivement au fonctionnement, investissement et de l’autre côté aux prestations sociales et subventions. Cette distinction est pertinente car les transferts financiers sont neutres au regard de la population car les prélèvements sont redistribués, l’Etat prend de la main droite pour distribuer de la main gauche. Ainsi, lorsque l’on constate l’évolution des dépenses d’administration, nous observons qu’elle est stable depuis 1960 alors que la démographie augmente et les besoins également[8]. L’Etat ne vit donc pas au-dessus de ses moyens mais investit.

Le débat auquel nous semblons aboutir est donc la pertinence de l’investissement public. L’Etat capte une partie des financements pour investir et ceci est mis en cause par les néolibéraux qui considèrent que l’Etat ne doit pas capter un financement pour investir et doit laisser cela au secteur privé. A l’heure du dérèglement climatique et ses impacts sur la population pour ne citer que les incendies dévorant nos terres et les grandes crues dévastant nos habitations, il est difficile de croire qu’il ne faille pas une entité générale pour coordonner l’ensemble des secteurs pour y faire face.

L’Etat doit donc s’endetter pour investir et avoir un déficit permettant aux autres agents économiques de faire du bénéfice car l’économie n’est rien d’autre qu’un ensemble de vases communicants, les bénéfices étant liés à un déficit. L’emprunt devient alors tout autre chose, il s’agit d’un outil permettant de s’adapter aux changements de demain sous la direction publique.

Toutefois, il faut bien reconnaître que l’endettement n’est pas anodin. En effet, l’endettement doit être suivi d’une activité économique rapportant de la croissance et du bien-être pour la population. Plusieurs dangers peuvent voir le jour, notamment les taux d’intérêts qui peuvent s’accroître jusqu’à dépasser les chiffres de la croissance. A ce moment-là, la dette devient une difficulté.

Nous pourrons revenir longtemps sur la dette et sur les raisons de son inefficacité aujourd’hui quand elle est due principalement à un manque croissant de recette plutôt qu’à une stratégie d’investissement qui pourrait alimenter une croissance. Nous l’avons dit plus haut, les taux d’intérêts sont les variables d’ajustement de l’endettement. Comment sont-ils définis ? Pour répondre à cette question, nous devons revenir aux fondements des marchés financiers.

Les marchés financiers ont été développés pour un objectif clair : réallouer l’épargne des ménages dans l’économie. L’avantage des marchés financiers était qu’ils pouvaient lever une quantité de fonds bien plus importante que le modèle de création monétaire bancaire.

Prenons un exemple pour mieux illustrer le fonctionnement des marchés financiers. Dans le cas où une entreprise décide d’investir une somme importante, elle peut avoir deux recours, d’une part la création monétaire des banques privées, d’autre part l’emprunt sur les marchés financiers. Si l’entreprise décide de s’orienter vers le deuxième recours, elle va émettre des titres de dette appelés « obligations » sur le marché que l’on appelle primaire. Les investisseurs institutionnels pour la majorité pourront acheter ces obligations qui auront une date de remboursement fixe. Parce qu’il peut y avoir un besoin de liquidité immédiat (des clients des fonds d’investissement qui veulent récupérer leur épargne par exemple), les fonds d’investissement peuvent être amenés à devoir vendre les titres de dette alors qu’ils ne sont pas arrivés encore à échéance. Ces fonds vendront ces titres dans le marché secondaire dit « de l’occasion ». Il s’agit d’un marché qui permet de pouvoir s’échanger des titres, les revendre pour flexibiliser les titres.

Ce marché est d’une importance capitale car c’est au sein de celui-ci que viendra se définir les taux d’intérêts qui seront appliqués dans le marché primaire (je simplifie pour faciliter la compréhension). Le prix sur le marché secondaire paraît plus actuel que celui à l’époque délivré sur le marché primaire. Il semble résulter d’informations aidant à le définir. Le taux d’intérêts viendra conditionner les charges d’intérêts qui sont à payer par l’Etat chaque année. Si l’Etat n’est pas obligé de rembourser sa dette qu’il peut faire rouler, il doit toutefois s’acquitter des charges d’intérêts dans son budget. Les acteurs qui influencent ce taux sont les investisseurs dits « institutionnels » (fonds de pension, les compagnies d’assurance, les gestionnaires d’actifs…) Ces investisseurs vont définir le taux d’intérêts en fonction de bon nombre d’indicateurs liés à la politique économique de l’Etat. Ils ont donc par leur puissance une capacité à influencer le budget de l’Etat et viser une certaine orientation dans ce budget pour définir le taux. De la même manière, les agences de notation sont des entreprises privées qui peuvent mettre l’économie du pays en difficulté en fonction de la note qu’elles apposent.

Il ne fait pas de doute que ces acteurs d’une puissance considérable sont en conflit permanent avec l’idée de la démocratie. L’objectif étant de rapporter des capitaux et faire du profit par le biais de l’Etat, il est évident que les décisions doivent être influencées dans ce but sans prendre en compte le bien commun.

Le cas de Liz Truss est éclairant. Arrivée au poste de première ministre en Angleterre, elle opte pour une politique économique archaïque basée sur l’offre en réduisant massivement les impôts sans trouver d’autres recettes. Ceci a engendré une peur des marchés financiers qui craignaient que l’Angleterre emprunte massivement sans avoir la capacité de rembourser ce qui a conduit à une hausse brutale des taux d’intérêts, une fuite des capitaux et une attaque sur sa devise. Au vu du résultat, son clan politique prit peur, elle fut finalement sommée de démissionner après une durée n’excédant pas deux mois. Même si elle n’a pas été élue par le peuple, cet exemple montre la force déterminante des marchés financiers dans la politique qui peut avoir le droit de veto sur une politique économique.

En ce qui concerne les agences de notation, une polémique souligna un problème très pertinent. Nous sommes au début des années 2010 durant ce qu’on appelle aujourd’hui « la crise de la dette en Europe ». Plusieurs Etats européens se voient infliger une dégradation de leur note par les trois grandes entreprises américaines. Ces agences de notation totalement intégrées au système financier américain exercent une influence extrêmement importante sur le marché obligataire. Plusieurs politiques ont alors accusé les agences de notation de favoriser le dollar dans un but d’affaiblissement de l’euro qui pouvait être considérée comme une potentielle rivale comme monnaie de réserve mondiale. Ceci notamment du fait de la différence de jugement avec les Etats-Unis qui avaient des indicateurs économiques similaires et ne furent dégradés que par une seule agence et plus tardivement.

Au terme de cette partie, nous pouvons donc apprécier l’état de notre régime. Le système financier actuel détient une capacité d’influence qui semble dépasser très largement celle du peuple en tant qu’acteur et décisionnaire des choix économiques du pays.

Pouvons-nous donc parler de gouvernement pour le peuple ? Rien n’est moins sûr. Quelle évolution désirable pouvons-nous espérer pour que l’Etat puisse prendre des décisions en faveur des citoyens ? Malgré les attaques perpétrées contre l’Etat, rappelons-nous que l’Etat reste fort. La législation demeure possible. Le projet de la taxe OCDE est un symbole permettant de croire à la force cumulée des Etats mais difficile à croire que le consensus est une manière d’avancer dans ce système financier globalisé et très puissant.

L’horizon se dessine alors plus par un Etat s’affranchissant du système financier mondialisé pour revenir sur une maîtrise nationale de ces sujets comme un pôle public bancaire, une agence de notation socialisée, un circuit du trésor et une organisation de financement dédiée aux citoyens, seuls décisionnaires légitimes de la politique économie d’un Etat. Ces conditions marqueront le retour d’un Etat planificateur qui orientera le crédit vers des projets d’investissement durables, qui contrôlera les prix pour garantir une vie digne pour tous et qui détiendra les monopoles industriels pour organiser la production.

Conclusion

Au terme de cette analyse, nous avons pu voir que la démocratie n’est pas un simple mot qui se décrète. Ce mot est à lui seul une perspective tout entière. Un Etat ne peut être démocratique si le démos ne dirige pas en son nom et pour lui-même.

 

La démocratie n’est pas simplement une organisation juridique et institutionnelle mais elle est aussi conditionnée de manière économique. Certes il y a une gradation en termes de démocratie et nous ne ressemblons pas à une dictature comme dans d’autres pays. Mais cet argument à lui-seul ne peut suffire à se contenter de notre régime. La représentation ne fonctionne pas et est pondérée par un conservatisme stagnant. La volonté populaire brûle et se consume en mourant à petit feu quand l’Etat regarde ailleurs, prisonnier des geôles des créanciers accumulant du profit. L’air de la liberté perd de l’oxygène heure après heure. Il n’y a pas de fatalité car « il s’en trouve toujours certains, […], qui sentent le poids du joug et ne peuvent se retenir de le secouer, qui ne s’apprivoisent jamais à la sujétion » nous enseignait Etienne de la Boétie.

A toutes celles et ceux qui ne veulent plus humer ce parfum de l’impuissance, ce bref texte appel à l’exigence. Soyons exigeants avec nos institutions. Ne laissons pas le mot « démocratie » s’abîmer et persister dans cette léthargie mortifère.

Cet appel à la démocratie doit faire réapparaitre la force citoyenne qui a fait plusieurs révolutions. Soyons exigeants envers nous-mêmes. Ces mots sont le cri sourd d’un pays qui est maintenant enchaîné. Appelons à un changement économique, financier et institutionnel pour que le démos puisse avoir le pouvoir.  

Il est temps de voir venir le Temps des ruptures.

 

[1] Propos tirés de N. Rubinstein « Politics and constitution in Florence at the end of the fifteenth century » rapportés par B. Manin « Principes du gouvernement représentatif ».

[2] Il ne s’agit pas ici de faire l’éloge du tirage au sort qui entraine d’autres questions telles que le consentement à la loi.

[3] Propos attribué à Thibaudeau qui sera le président du premier bureau de l’Assemblée.

[4] Composition selon l’Assemblée nationale 2024 selon www.datan.fr

[5] 1,28 millions de personnes selon le ministère de l’intérieur lors de la journée du 7 mars 2023

[6] Sondage BVA du 27/03/2023

[7] Selon www.vie-publique.fr

[8] Analyse réalisée par Elucid.media, source : INSEE

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Le mot « Populaire » en étendard : un piège politique ? Oui.

Le mot « Populaire » en étendard : un piège politique ? Oui.

Entre flou sémantique et déconnexion, le mot « populaire » sonne faux. Voici pourquoi ce terme est devenu un piège politique. La politique est mise à l’épreuve des mots : il est temps de penser à nouveau le langage politique et notamment à gauche, pour reconquérir l’engagement et la confiance.

La majorité des Français se voit chaque jour classer dans la case “populaire” pour en sortir le lendemain et y entrer à nouveau le jour d’après. Ce mot, comme la société française a changé. Il sonne faux.

Les « classes populaires », le « Nouveau Front populaire », le « Front populaire » ou encore le « Nouveau Populaire »… Bien qu’ancien, le mot « populaire » refait surface en France comme le porte-drapeau d’une bataille sociale et politique qui tend la main à cette frange de plus en plus floue de la population. Pour les partis, conquérir cet électorat est devenu le Graal, la promesse d’une victoire électorale, un objectif que se disputent de nombreux camps. Ce mot, à lui seul, est devenu l’épicentre de la bataille culturelle en cours. Pourtant, je suis convaincu que la gauche française devrait repenser l’usage de ce terme, et ce, avant l’élection présidentielle de 2027.

Premièrement, un flou entoure ce mot et sa représentation concrète dans la société. Récemment, je lisais ce titre dans Libération : « Les classes populaires possèdent-elles un savoir-faire alimentaire que les classes aisées n’ont pas ? ». De qui parle-t-on exactement ? Cette question révèle, sinon une confusion, du moins une fracture de représentation entre les villes et les campagnes, les urbains et les périurbains. Cette catégorisation imprécise crée une confusion, surtout dans les pays occidentaux où de nombreuses problématiques sociétales transcendent désormais les catégories traditionnelles, que l’on soit ouvrier ou cadre supérieur : difficultés d’accès aux services publics, inquiétudes face à l’éducation des enfants, inflation, etc.

Deuxièmement, le mot « populaire » s’est immiscé dans le discours des responsables politiques et des journalistes, souvent parisiens. Servi à toutes les sauces, il relève peut-être les plats des commentateurs mais ne semble pas trouver le même écho chez les premiers concernés, c’est-à-dire une très large majorité de Français. Employer à tout-va un terme pour désigner des personnes qui ne l’utilisent pas, voire jamais, pour se définir est, à mon sens, contre-productif, sinon dangereux. Cette rupture de confiance avec le monde politique se nourrit d’un sentiment de mépris, qui n’est plus seulement un mépris de classe, mais un mépris de pouvoir. Selon moi, le mot « populaire » contribue à cette perte de confiance et accentue le sentiment d’une classe politique et médiatique déconnectée, représentante d’une « mégalopolitique » (association de mégalopole et de politique, dont la sonorité avec « mégalo » me semble pertinente). Cette pensée est souvent façonnée dans des bulles éducatives comme Sciences Po et nourrie par les biais, volontaires ou non, des métropoles, plus perméables au libéralisme qu’aux aspirations réelles de la société. Ainsi, l’angle « populaire » mine toute tentative d’identification et creuse un fossé entre ceux qui pensent maîtriser le mot et ceux qui le subissent.

Troisièmement, on assiste à un glissement de sens du mot « populaire ». Autrefois associé à un combat noble faisant référence au Front populaire de 1936 et à ses avancées sociales (congés payés, semaine de 40h), puis au progrès des Trente Glorieuses, il semble aujourd’hui désigner une majorité au quotidien moins désirable et à l’avenir incertain, voire figé (l’ascenseur social en panne). Son sens le moins glorieux prend le dessus, dévalorisant l’ordinaire, soulignant un aspect vulgaire, commun. Ironiquement, cette dévalorisation du « populaire » (le commun) survient dans une société qui nous incite chaque jour à devenir plus « populaire » (célèbre et singulier), notamment via l’accumulation de vues et de likes, pour échapper à notre déterminisme social. Pour le dire autrement, nous appartenons à des générations plus caméléons, mobiles, créatives, voire transfuges, capables de se réinventer, notamment sur les réseaux sociaux et cela ne transpire pas dans l’utilisation du mot “populaire”.

Pour terminer, je crois que l’utilisation du mot « populaire » ignore la grande porosité qui existe désormais entre les différentes classes sociales face aux difficultés et aux combats du quotidien. La véritable fracture est celle entre les ultra-riches et le reste de la population. Sur 68 millions d’habitants, seulement 10 % des salariés dépassent les 4 000 euros nets mensuels. Le corps social français ne peut se satisfaire d’un mot fourre-tout qui nous force à nous jauger mutuellement : « Es-tu plus ou moins “populaire” que moi ? ».

Il ne s’agit pas ici de censurer ce mot, mais de rouvrir le dialogue, notamment à gauche. C’est l’ambition de cette réflexion : envisager d’autres manières de nommer les Français et de porter les combats à venir. Cela pourrait passer par la réhabilitation de la notion de « peuple » pour désigner le corps de la nation, par l’affirmation simple de « la gauche » et de son héritage, ou encore en plaçant la « justice », la «fraternité» et l’« équité » au cœur du projet, pour faire face à un monde devenu aussi insaisissable que le mot « populaire ».

Mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde

— Albert Camus

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De l’Ille-et-Vilaine aux Grandes Écoles

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En septembre 2023, les deux jeunes bretilliens Alexandre Crouzat et Dylan Garancher créent l’association « De l’Ille-et-Vilaine aux Grandes Écoles », inspirés par leur parcours respectif. L’objectif affiché est double : d’une part, agir en faveur de l’égalité des chances au sein du département de l’Ille-et-Vilaine, d’autre part contribuer au développement de ce territoire. Près d’un an et demi après son lancement, retour sur ce projet mûri par la réflexion et l’expérience.

1/ La réalisation d’une certaine égalité des chances est au cœur de votre projet associatif. À cet objectif, vous en associez un autre, celui de contribuer au développement du département qui vous a vu grandir, l’Ille-et-Vilaine. Qu’est-ce qui vous a poussé sur la voie de cet engagement, bénévole et exigeant ?

Notre engagement repose d’abord sur le constat, nourri de nos propres expériences, d’un immense gâchis de talents. Malgré de très bons résultats au bac, de nombreux jeunes issus des territoires ruraux et des villes moyennes renoncent à des études supérieures ambitieuses ou se censurent dans leur choix d’orientation. Un rapport de l’Institut des politiques publiques de 2021 révèle ainsi qu’un lycéen parisien a en moyenne trois fois plus de chances d’intégrer une classe préparatoire ou une grande école qu’un élève non francilien[1].

Même en Ille-et-Vilaine, pourtant relativement favorisée par rapport à d’autres départements, l’accès aux filières sélectives traduit des disparités géographiques importantes. L’essentiel des classes préparatoires et grandes écoles bretilliennes sont en effet concentrées dans la métropole rennaise, creusant ainsi les écarts avec les élèves des lycées situés en périphérie du département. Malgré leur proximité géographique apparente, ces élèves entretiennent parfois un rapport culturel plus distancié vis-à-vis de ces filières sélectives que leurs homologues rennais, ce qui conduit certains à s’en détourner en dépit d’excellents résultats. 

Cette problématique revêt des enjeux très concrets pour le département, qui dépasse de loin la seule question de l’égalité des chances. En privant ces jeunes de perspectives d’excellence, non seulement nous renonçons à leur offrir les moyens de réaliser leur potentiel, mais nous perdons chaque année de nombreux talents qui pourraient contribuer au dynamisme et au rayonnement de l’Ille-et-Vilaine.

Selon nous, il existe ainsi des freins géographiques spécifiques à l’accès des jeunes ruraux aux filières sélectives de l’enseignement supérieur, qui justifient une approche particulière associant le combat pour l’égalité des chances au resserrement des liens avec le territoire d’origine. C’est pourquoi nous avons choisi de donner cette impulsion depuis le territoire même où nous avons grandi et auquel nous sommes profondément attachés, dans le cadre de l’initiative nationale Des Territoires aux Grandes Écoles (DTGE). Nous voulons montrer aux jeunes bretilliens qu’ils ont toutes les clés pour réussir dans des parcours d’excellence, tout en mettant en valeur le potentiel considérable de notre département.

 

2/ Le combat de la justice sociale prend les formes les plus variées et nombreux sont les acteurs qui y concourent, notamment dans le champ des inégalités scolaires. Dans ce domaine, au demeurant largement investi par les politiques publiques, votre action se distingue-t-elle particulièrement d’autres interventions similaires ? Quelle contribution ou quel avantage supplémentaire pensez-vous présenter relativement aux acteurs éducatifs traditionnels ?

Il est vrai que de nombreuses initiatives existent pour promouvoir l’égalité des chances, notamment en Ille-et-Vilaine. Ces initiatives s’inscrivent généralement dans le cadre des « cordées de la réussite », un dispositif placé sous l’égide du préfet de Bretagne et du recteur de l’Académie de Rennes et généralisé depuis 2020 à l’ensemble des élèves de 4e à la terminale de la région. Les « cordées » visent à mettre en relation un établissement du supérieur (CPGE, grande école ou université) avec un collège ou un lycée, et à mettre en œuvre des actions très diverses de sensibilisation et d’orientation.

L’approche que nous avons retenue au sein de l’association De l’Ille-et-Vilaine aux Grandes Écoles est un peu différente. D’abord, notre objectif n’est pas tout à fait le même puisque nous assumons une orientation davantage tournée vers les filières sélectives et les parcours d’excellence de l’enseignement supérieur, là où les autres initiatives font la promotion des cursus de l’enseignement supérieur au sens large. 

Ensuite, les « cordées de la réussite » adoptent une approche « par établissements », ce qui peut limiter leur capacité à répondre aux aspirations individuelles des élèves, notamment ceux qui envisagent des parcours en dehors de l’académie ou dans d’autres filières que celle de la cordée. A l’inverse, notre démarche part du projet de chaque élève pour proposer un accompagnement adapté, prenant en compte les difficultés et les ambitions propres à chacun.

A dire vrai, nous considérons nos actions comme étant davantage complémentaires que concurrentes. Qu’il s’agisse des « cordées de la réussite ou De l’Ille-et-Vilaine aux Grandes Écoles, nous poursuivons ensemble le même objectif d’égalité des chances au service des jeunes bretilliens. Face à l’ampleur de ce défi, nous sommes convaincus que chaque initiative a sa place, et que la diversité des approches permet d’améliorer les chances de réussite de chaque élève.

 

3/ Vous avez conçu l’association « De l’Ille-et-Vilaine aux Grandes Écoles » comme un moyen de participer au développement du territoire où vous avez effectué votre scolarité. Quel sens donnez-vous à cet objectif ? Et comment percevez-vous la place des collectivités territoriales dans ce cadre ?  

Comme dit précédemment, notre association De l’Ille-et-Vilaine aux Grandes Écoles s’est construite autour d’une conviction forte : le développement d’un territoire passe par la valorisation de ses talents. L’égalité des chances n’est ainsi pas seulement une question individuelle d’opportunités pour les jeunes ; elle constitue un levier essentiel pour assurer le développement économique et social du territoire à plus long terme.

Dans ce cadre, notre action demeure étroitement liée à celle des collectivités territoriales. Celles-ci disposent en effet de nombreux leviers pour favoriser le déploiement de notre action à l’échelle du département. Par leur connaissance fine des enjeux et des besoins du territoire, les collectivités peuvent nous aider à mieux saisir le contexte propre à chaque établissement et à améliorer la réponse que nous pouvons apporter aux élèves. Leur proximité avec l’ensemble des acteurs locaux peut également faciliter nos rapports avec les établissements scolaires et les entreprises locales, dans la perspective de futures collaborations.

Surtout, les collectivités locales peuvent contribuer directement à nos actions en nous apportant un soutien financier ou logistique. Aider les jeunes d’Ille-et-Vilaine à oser, à se former et à réussir, c’est aussi une façon d’investir dans la vitalité de notre territoire.

 

4/ Avez-vous jusqu’à présent rencontré des difficultés particulières dans votre activité associative ? Plus largement, quels sont aujourd’hui les freins, les obstacles au principe de l’égalité des chances comme modèle de justice ?

Comme toute démarche ambitieuse, De l’Ille-et-Vilaine aux Grandes Écoles continue de faire face à de nombreux défis. L’une des principales difficultés que nous rencontrons aujourd’hui est liée à la méconnaissance de notre action, notamment auprès des acteurs de l’éducation et des acteurs locaux. Cette méconnaissance s’accompagne parfois d’une méfiance légitime de la part des personnels éducatifs, qui peuvent voir dans notre démarche une forme d’ingérence ou une remise en cause implicite de leur mission. Malgré notre attachement commun au fait de voir réussir tous les élèves, il est nécessaire de poursuivre nos efforts pour rencontrer chacun d’eux, et les rassurer sur qui nous sommes et sur ce que nous proposons. Tout cela prend malheureusement du temps, et requiert une organisation solide.

Plus globalement, les obstacles à l’égalité des chances demeurent importants en Ille-et-Vilaine et notre association identifie trois freins prioritaires. Le premier, c’est le manque d’informations. Paradoxalement, face à la quantité d’informations disponibles en ligne, les élèves peuvent avoir du mal à s’y retrouver pour trier les plus pertinentes et sélectionner les formations les plus cohérentes par rapport à leur souhait d’orientation. C’est d’autant plus le cas que l’offre de formations évolue très régulièrement, et que même leurs professeurs peuvent être en difficulté pour leur apporter des informations à jour.

Le deuxième frein, c’est celui de l’autocensure. Même lorsqu’ils ont connaissance de l’existence de certaines filières sélectives, de nombreux jeunes s’abstiennent de candidater parce qu’ils craignent de ne pas être légitimes ou ne pas avoir les « codes ». Le phénomène est d’autant plus marqué chez les jeunes des territoires, car ils n’ont pas forcément dans leur entourage de personnes ayant suivi un tel parcours, et qui pourraient éventuellement les conseiller.

Enfin, le troisième frein réside dans les difficultés financières que peuvent rencontrer certains à poursuivre dans les cursus sélectifs. Non spécifique aux jeunes des territoires, cet obstacle peut néanmoins être plus marqué pour eux en raison du manque d’information sur les aides auxquels ils peuvent prétendre et de l’organisation logistique liée à la distance entre le lieu d’études envisagé et le domicile familial.

Pour reprendre le concept de « capabilités » développé par le prix Nobel d’économie Amartya Sen, il n’est pas suffisant que les élèves disposent formellement d’un accès équitable aux formations d’excellence de l’enseignement supérieur. Garantir une réelle égalité des chances nécessite de s’intéresser aussi aux situations particulières des élèves et aux freins spécifiques que certains peuvent rencontrer. C’est pourquoi des initiatives comme la nôtre sont essentielles aujourd’hui. 

 

5/ Très concrètement, « De l’Ille-et-Vilaine aux Grandes Écoles » produit-elle déjà des résultats ? Pourriez-vous nous parler d’un aboutissement dont vous seriez particulièrement fiers ?

Depuis son lancement en septembre 2023, De l’Ille-et-Vilaine aux Grandes Écoles a déjà obtenu des avancées concrètes, même si le chemin reste long. L’an dernier, nous avons réussi à sensibiliser plus de 350 lycéens aux opportunités qu’offrent les filières sélectives de l’enseignement supérieur. Parmi eux, une quinzaine ont déjà sollicité un accompagnement personnalisé ou des conseils d’orientation plus spécifiques. Ces premiers chiffres confirment un réel besoin d’informations chez certains élèves, et justifient pleinement notre engagement.

Sur le plan territorial, nous sommes fiers d’avoir signé plusieurs conventions avec des lycées et grandes écoles d’Ille-et-Vilaine. Ces partenariats s’inscrivent dans la continuité de notre étroite coopération avec les acteurs du département, renforcent la visibilité de notre initiative, et établissent un cadre clair nous permettant de déployer des actions variées et concrètes : ateliers d’orientation, mentorat, sessions d’information.

Notre ambition est désormais de continuer à étendre le champ de nos interventions au sein du département et d’améliorer notre réponse aux besoins que nous identifions sur le terrain. Parmi nos futurs projets, nous envisageons d’instaurer d’ici quelques années un système de bourses dédié aux élèves bretilliens souhaitant s’orienter vers des cursus d’excellence, de façon à lever certains freins financiers. A terme, nous espérons également constituer un véritable réseau d’anciens bénéficiaires, prêts à accompagner à leur tour les nouvelles générations en partageant leur expérience.

 

6/ Comment vous soutenir ?

Tous les engagements sont précieux pour nous aider à faire grandir ce projet. Parce que nous soutenir peut prendre des formes variées, chacun a la possibilité de nous aider à son échelle.

Si vous êtes étudiant ou jeune actif, vous pouvez nous rejoindre en tant que bénévole en suivant ce lien pour partager votre expérience ou devenir le mentor de lycéens souhaitant suivre un parcours proche du vôtre. Vous pouvez également nous aider en faisant connaître notre association autour de vous, et notamment aux élèves qui s’interrogent sur une éventuelle poursuite d’études dans une filière sélective.

Les entreprises et les acteurs économiques locaux ont également un rôle à jouer. En soutenant notre association dans le cadre d’un mécénat, d’un parrainage ou de contributions matérielles, ils peuvent nous permettre de poursuivre notre action dans les meilleures conditions tout en s’associant à une démarche résolument tournée vers le développement de l’Ille-et-Vilaine.

Les collectivités et les établissements publics, de leur côté, peuvent renforcer l’impact de nos actions en facilitant leur déploiement sur l’ensemble du département. Cela peut passer par le relais de nos initiatives auprès des lycéens et de leurs familles, ou par des partenariats permettant de consolider notre action.

Chaque don, chaque subvention et chaque témoignage de soutien contribue directement au développement de notre activité. Ces ressources seront essentielles pour nous permettre de concrétiser la mise en place d’un système de bourses à destination des élèves bretilliens notamment, et ainsi lever les freins financiers à la poursuite de l’excellence en Ille-et-Vilaine.

 

[1] IPP, 2021, « Quelle démocratisation des grandes écoles depuis le milieu des années 2000 ? », p. 161.

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En publiant l’ouvrage « Le Foyer des Aïeux, figures oubliées de la IIIème République », nous souhaitons éclairer l’action politique au présent à la lumière de personnages passés. Il en va ainsi du parlementarisme, délaissé depuis l’avènement de la Vème République, qui constitue pourtant le fondement de notre tradition républicaine.

La Vème République nous a déshabitués à faire du Parlement l’organe principal de notre démocratie. Le présidentialisme propre à notre système constitutionnel, initialement fondé sur la légitimité charismatique du général de Gaulle, ne s’est pas essoufflé à la mort de ce dernier.

En ce sens, les élections législatives de l’été 2024 ont constitué un bouleversement politique et culturel dans une France qui avait pris pour habitude de tenir en hostilité toute forme d’instabilité, marquée par le souvenir malheureux de la IVème République et des « coups d’épingle permanents » du Parlement (c’est à cette idée, en somme, que Michel Debré, présentant son projet de Constitution devant le Conseil d’Etat, réduisait la fonction du pouvoir législatif).

Pourtant, la situation post-2024 nous offre l’occasion de croire à nouveau dans la force gouvernante du Parlement. Elle nous donne l’opportunité, également, de rappeler à quel point ce dernier joua un rôle déterminant dans l’affermissement de la République en France. Sous la IIIème République, il était le cœur battant de la Nation, d’où se faisaient et se défaisaient les collations, les alliances et les oppositions. Organe vital de notre démocratie, le Parlement fut à l’origine de progrès sociaux majeurs et parvint, de multiples fois, à endiguer les dangers qui menaçaient le régime républicain.

Après la crise de 1877, qui mit fin à toute velléité présidentielle de dissoudre l’Assemblée, les gouvernements ne tenaient que par la confiance des deux Chambres. Le président du Conseil n’existait qu’à travers sa majorité ; il pouvait tomber sur un amendement mal négocié ou un discours bien ajusté. La vie politique se jouait dans l’hémicycle, pas dans les couloirs feutrés de l’Élysée, où désormais la coulisse pèse davantage que l’estrade. Les décisions étaient le fruit de discussions, de compromis parfois, mais elles reposaient sur l’interaction de représentants de la Nation aux poids politiques immenses, soit qu’ils étaient chefs de partis, rédacteurs en chef de grands journaux, avocats ou syndicalistes. Par comparaison, le centre de gravité des institutions, sous la Vème République, a fait basculé le poids politique en dehors de l’enceinte parlementaire.

Sans l’idéaliser, ce régime avait ses grandeurs. Les figures politiques y gagnaient leur autorité au contact direct des débats, sans majorité assurée : Gambetta façonnant un opportunisme républicain capable de concilier idéaux et réalisme ; Léon Bourgeois plaçant le solidarisme au cœur de la philosophie sociale ; Émile Combes, par la loi, affranchissant l’école de la tutelle cléricale… La plupart des grandes réformes qui, aujourd’hui, irriguent notre contrat social, furent arrachées dans ce creuset parlementaire.

Les pessimistes, de bonne foi sûrement, rappelleront l’échec final de la IIIème en 1940, alors que sourdait le péril de la guerre. Mais comme l’indique Benjamin Morel dans son dernier ouvrage « Le Nouveau Régime, ou l’impossible parlementarisme », cet échec est sûrement davantage dû au contexte international qu’aux failles intrinsèques du régime – la Vème République n’a pas eu à « gérer » de conflits géopolitiques touchant aussi directement l’intérêt vital de la France. Ce rappel n’exonère pas la IIIème République de ses responsabilités, mais il empêche de réduire son histoire à un récit téléologique où l’instabilité parlementaire mènerait naturellement et par nécessité à la défaite. D’ailleurs, c’est ce même régime qui avait permis à la France de gagner la Première Guerre mondiale…

En somme, notre vie politique contemporaine ne s’écrit pas sur une page blanche. De ce constat, nous déplorons l’habitude qu’ont prise certains acteurs, institutionnels, politiques ou intellectuels, de porter un regard favorable sur le passé, sur notre passé. Sortons du complexe d’Orphée qui nous frappe et nous empêche d’apprécier tout le génie de la IIIème République. Car, comme l’indiquait si bien Jaurès, le culte du passé n’a pas à être réactionnaire, ni même conservateur. A Barrès, qui considérait que seul le passéisme faisait honneur au passé, il répondait dans la Chambre des députés : « Oui, nous avons, nous aussi, le culte du passé. Ce n’est pas en vain que tous les foyers des générations humaines ont flambé, ont rayonné ; mais c’est nous, parce que nous marchons, parce que nous luttons pour un idéal nouveau, c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre ».

 

A travers notre ouvrage, Le foyer des aïeux, figures oubliées de la IIIème République, publié aux éditions du Bord de l’Eau avec le soutien de la Fondation Jean Jaurès, nous avons souhaité mettre en valeur certains de ces personnages, trop souvent méconnus, qui peuvent encore inspirer une pratique parlementaire aujourd’hui. Retrouvez cet ouvrage dans les librairies dès le 22 août !

 

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Quel futur ? Épisode 3 : 2041, comment l’IA a mis la France au chômage

Avril 2041. L’automatisation par l’intelligence artificielle n’est plus une menace abstraite mais une réalité brutale. En moins de deux décennies, la France a basculé lentement dans une nouvelle ère : des millions d’emplois ont disparu au nom de la productivité, remplacés par des IA génératives toujours plus performantes. Un basculement silencieux mais implacable, où l’intelligence artificielle est devenue le bras armé du capitalisme triomphant, précipitant une société toute entière dans la précarité, le contrôle et la défiance. Ce texte est le troisième d’une série de cinq visions d’un terrible avenir que publie Le Temps des Ruptures pendant l’été 2025.

Un basculement sans retour

Depuis son irruption dans la vie quotidienne des Français, l’IA générative a aujourd’hui franchi un seuil critique : celui de la généralisation massive dans tous les secteurs de l’économie. Ce n’est pas une révolution soudaine, mais bien l’aboutissement d’un lent processus commencé dans les années 2020, qui explose en une automatisation brutale et généralisée. Résultat : un effondrement massif et historique du marché de l’emploi. Des millions de postes disparaissent en quelques années, au nom de la productivité, de la performance et de la rentabilité actionnariale. Les multinationales s’en félicitent ouvertement, évoquant une « optimisation historique » des ressources humaines, tandis que des plans sociaux massifs se succèdent, sans aucune contrepartie. Face à cette déflagration sociale, l’État ne suit plus. L’intelligence artificielle, autrefois perçue comme une promesse d’émancipation, devient le bras armé d’un capitalisme algorithmique concentrant toujours plus de richesse et de pouvoir entre les mains d’une minorité. Ce ne sont plus seulement les tâches pénibles ou répétitives qui sont automatisées, mais les fonctions de conception, de conseil, et de jugement. L’IA se substitue à l’humain non pas pour le libérer, mais pour l’évincer. Les chiffres sont accablants : le nombre de chômeurs s’établit désormais à 8,6 millions, avec une majorité de cadres intermédiaires, d’agents administratifs, d’enseignants et de techniciens. Les syndicats parlent d’une « liquidation totale du pays ». Comment en est-on arrivé là ? Tout simplement en déléguant, sans le moindre garde-fou, nos décisions à l’IA. Désormais, tous les arbitrages liés à l’organisation du travail dans les entreprises sont pilotés par des IA prédictives : plus rapides, moins coûteuses, et bien plus performantes que les humains qu’elles remplacent.

Un quotidien bouleversé

Le secteur des services est le premier touché : banques, assurances, cabinets juridiques, administrations, voient leurs salariés remplacés par des IA spécialisées, capables d’effectuer en quelques secondes ce qui demandait des heures de travail humain. Viennent ensuite la logistique et la grande distribution, où les entrepôts, les rayons et les livraisons sont entièrement automatisés. Même les hôpitaux n’y échappent pas : les patients parlent désormais plus souvent à des IA spécialisées dans les diagnostics médicaux qu’à de vrais médecins. Dans les tribunaux, les audiences sont menées par des juges algorithmiques. Dans les écoles, des cours entiers sont délégués à des IA professorales qui dispensent des leçons adaptées en temps réel au profil cognitif des élèves. Dans les grandes villes, la vie quotidienne change à vue d’œil. Dans les grandes surfaces, plus une seule caisse ni vigile humain : des caméras intelligentes scrutent chaque geste, pendant que des algorithmes reconnaissent les produits, les visages et les moindres soupçons de vol.  Des véhicules autonomes remplacent les taxis et les livreurs. Même les séries et les films de Netflix sont écrits et produits par des intelligences artificielles, rendant obsolètes des dizaines de milliers de scénaristes, dialoguistes, comédiens. En quelques années, c’est une véritable métamorphose du monde du travail qui s’est opérée, sans transition, sans filet, et sans justice. Les protestations se multiplient, mais elles sont invisibilisées par les algorithmes. Des collectifs tentent d’organiser des sabotages contre les datas centers qui ont poussé un peu partout sur le territoire comme des champignons. Des émeutes éclatent autour des anciens sièges de grands groupes technologiques, vidés de leurs employés. L’État répond par la surveillance : drones, traçage numérique, et neutralisation préventive des activistes jugés « anti-progrès ». Tout se joue désormais entre une partie de la population, consciente de ce qui est en train de se jouer et les tenants du tout-algorithme. La gauche demande l’instauration d’un revenu universel minimal, mais la droite et l’extrême droite sont contre. Avec ces derniers, le débat sur la place des « improductifs » a remplacé celui sur les soi-disant « assistés ». Les plus jeunes, diplômés mais inemployables, migrent alors vers les campagnes ou rejoignent les collectifs d’autonomie radicale. Certains s’installent dans des zones délaissées et tentent de bâtir une vie hors réseau, sans IA, sans QR-code, sans cloud.

Une fracture irréversible

Sur les plateaux des chaînes d’information en continu, les experts parlent d’une « transition brutale » et alertent : l’économie française entre dans une phase de « grande substitution ». La consommation s’effondre, les cotisations sociales disparaissent avec les emplois, et les inégalités explosent. L’économie réelle tourne au ralenti. Le tissu productif s’effrite. L’endettement public explose alors même que les recettes fiscales s’évanouissent. L’assurance maladie, l’éducation publique, les aides au logement, la retraite : tous les piliers de l’État-providence vacillent, pris dans une spirale de sous-financement et de privatisation accélérée. Une élite ultraconnectée, propriétaire des IA, des serveurs et des infrastructures énergétiques, concentre désormais l’essentiel des richesses et du pouvoir. Cette caste vit désormais en vase clos, protégée par des systèmes de sécurité automatisés. Elle se soigne dans des cliniques réservées, éduque ses enfants dans des écoles IA privées, contrôle les flux d’information via des plateformes inaccessibles au grand public. Le reste de la population, lui, survit sous surveillance pour éviter tout débordement. La présidente de la République, quant à elle, ne s’exprime plus qu’à travers un double virtuel qui promet, à chacune de ses apparitions, que « la France saura transformer cette crise en opportunité ». Mais personne ne semble l’écouter vraiment. L’attention est ailleurs, sur les groupes clandestins, les réseaux d’entraide, et les zones blanches où l’on tente, tant bien que mal, de vivre encore entre humains.

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Le Conseil de développement : une agora moderne en quête de souffle

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Malgré l’engagement de nombreux citoyens en leur sein, les Conseils de développement restent relativement méconnus du grand public. Alors que sur le terrain leur existence est parfois précaire, ces assemblées pourraient constituer un levier essentiel pour revitaliser notre démocratie locale. Maxence Guillaud, membre du Conseil de développement de la Métropole Européenne de Lille, nous éclaire sur les enjeux de ces instances. Entre participation citoyenne concrète et difficultés persistantes, il analyse pourquoi ces conseils, malgré leur potentiel, se heurtent à des obstacles structurels et alerte sur une nouvelle disposition qui pourrait précipiter leur disparition dans de nombreux territoires.

Depuis leur création par la Loi d’Orientation pour l’Aménagement et le développement Durable du Territoire (ou loi Voynet) en 1999, les Conseils de développement incarnent une ambition démocratique forte : rapprocher les citoyens des décisions qui façonnent leur territoire. Concrètement, un Conseil de développement est un organe consultatif, mis en place à l’échelle d’une intercommunalité ou d’un territoire de projet, réunissant des acteurs locaux. Il émet des avis, formule des propositions et contribue à l’élaboration des politiques publiques locales, notamment dans les domaines de l’environnement, du développement économique ou de la mobilité.

Conçus comme des espaces de dialogue et d’intelligence collective, ces instances devaient compléter la démocratie représentative en intégrant une dimension délibérative et participative. Vingt-cinq ans plus tard, le bilan apparaît contrasté, entre réussites locales exemplaires et déceptions ponctuelles.

En juin 2025, le Sénat a adopté en première lecture un amendement gouvernemental permettant au préfet d’exempter une intercommunalité de plus de 50 000 habitants de son obligation de créer un Conseil de développement. Cette actualité apparaît comme une occasion de relancer le débat sur l’avenir et le rôle de ces conseils.

 

Un bilan contrasté : entre ambitions et réalités locales diversifiées.

Dans certains territoires l’ambition de la loi Voynet a porté ses fruits, et ces instances peuvent avoir des rôles déterminants dans des décisions structurantes. Pourtant, la diversité des situations locales tend à montrer que ces succès ne sont pas la règle, et beaucoup de Conseils de développement peinent à trouver leur place dans le paysage institutionnel local. Bien qu’ils soient conçus comme des lieux de critique institutionnalisée des choix intercommunaux et, indirectement, de leurs acteurs, les élus les cantonnent parfois à un rôle décoratif.

L’analyse des pratiques révèle plusieurs freins majeurs au bon fonctionnement des Conseils de développement, dont le premier réside dans leur composition sociale. Ces instances sont souvent dominées par des « professionnels de la participation » – responsables associatifs, experts… – tandis que les citoyens « ordinaires » y restent minoritaires. Cette dynamique crée une différenciation interne marquée : dans certains cas observés dans la littérature, un noyau dur d’une vingtaine de membres joue un rôle dominant, accaparant l’essentiel des débats.

Le citoyen « ordinaire », parfois peu présent ou peu audible, cède la place à une notabilité non-élective. Cette segmentation institutionnelle renforce la distinction entre membres, soulignant que leur légitimité repose moins sur leur statut d’habitant que sur une propriété sociale distinctive. Certains Conseils de développement ne prévoient pas de collège « citoyens » ou « habitants », consacrant ainsi l’asymétrie entre participation formelle et représentation effective de la diversité sociale.

En parallèle, on constate dans certains conseils une présence plus marquée des seniors— dont la disponibilité facilite naturellement l’implication — à la fois dans les effectifs et les échanges, avec le risque d’une vision parfois partielle des enjeux territoriaux.

Les élus et technostructures communautaires conservent le monopole des décisions stratégiques ; les Conseils de développement apparaissent parfois comme des cénacles étroits peu écoutés, créés avant tout pour légitimer des choix déjà décidés.

Cependant, loin d’être de simples « machines à consentement », les Conseils de développement, lorsqu’ils fonctionnent réellement, jouent le rôle d’espaces hybrides. Ils servent de lieux d’apprentissage collectif, favorisant la délibération coopérative et la formulation de compromis. Ils offrent un lieu de critique institutionnalisée des stratégies métropolitaines, favorisant la pluralité des diagnostics et l’émergence d’une intelligence tactique des acteurs investis. Ainsi, même s’ils restent marqués par le cloisonnement et la difficulté à impliquer le « citoyen lambda », ils peuvent participer à une recomposition — certes souvent discrète — des scènes politiques locales.

Le second obstacle réside dans leur faible emprise sur les processus décisionnels. La littérature sur le sujet décrit ponctuellement une « perte en ligne » des contributions : malgré des débats souvent riches et approfondis, les avis des Conseils de développement peinent parfois à se traduire en orientations politiques concrètes. Ce phénomène peut notamment s’expliquer par l’absence de mécanismes contraignants obligeant les exécutifs intercommunaux à prendre en compte ces contributions. Les administrations territoriales, souvent focalisées sur leurs logiques techniques et leurs contraintes budgétaires, tendent ainsi à marginaliser ces espaces de délibération.

Enfin, d’après une enquête de 2022 réalisée par la Coordination nationale des Conseils de développement auprès d’un échantillon de 31 de ces instances, les budgets des Conseils de développement s’échelonnent entre 0 et 60 000 €, avec une moyenne qui s’établit à 12 800 € (hors salaire). Dans certains cas, le manque de moyens propres alloués renforce la dépendance vis-à-vis des exécutifs locaux et réduit la capacité d’action autonome : même sous obligation légale, beaucoup de territoires ignorent ou vident de substance ces dispositifs. Ils sont par ailleurs souvent ainsi perçus comme des structures consultatives « top-down », créées et contrôlées par les exécutifs communautaires. Un financement stable et dédié leur offrirait une réelle autonomie.

 

Le spectre d’un nouveau recul démocratique

Dans ce contexte déjà précaire, l’amendement gouvernemental voté au Sénat en juin 2025, autorisant les EPCI à demander au préfet une dérogation à l’obligation de créer un Conseil de développement, constitue un recul majeur. Ce texte officialise une conception minimaliste de la participation citoyenne.

Selon les données de la Coordination nationale des conseils de développement, 58 intercommunalités et 33 Pôles d’équilibre territorial et rural (PETR) ne respectent déjà pas l’obligation légale de se doter d’un Conseil de développement. Plutôt que de combler ces manquements, le gouvernement choisit donc d’en faciliter l’existence.

L’argument officiel est « d’adapter les formes de concertation aux réalités locales ». Mais cette « souplesse » revient à légaliser la disparition pure et simple des Conseils de développement, déjà souvent contournés. Ces structures ne s’imposent pas spontanément : sans contrainte forte, elles disparaissent ou se vident de leur substance.

Confier au préfet — représentant direct du pouvoir central — le pouvoir de valider ou non la suppression d’un conseil, c’est en réalité renforcer un pouvoir vertical au détriment de la construction collective locale. Le gouvernement offre une échappatoire à ceux qui veulent décider sans contre-pouvoir citoyen. Il consacre la victoire d’une vision gestionnaire et verticale de la démocratie locale, où la concertation devient un supplément optionnel.

En 2019, le projet de loi Engagement et Proximité envisageait déjà la suppression des Conseils de développement du Code général des collectivités territoriales. Face à une importante mobilisation, le législateur avait renoncé à cette mesure, mais avait instauré en contrepartie un relèvement du seuil d’obligation : les intercommunalités ne sont désormais tenues de créer un Conseil de développement qu’à partir de 50 000 habitants, contre 20 000 auparavant.

Ainsi, ce second épisode après celui de 2019 confirme une tendance inquiétante au démantèlement progressif de la démocratie participative locale, qui ne pourra être enrayée que par une mobilisation déterminée des acteurs territoriaux et de l’opposition.

 

 

Pour un renouveau démocratique local : redonner sens aux Conseils de développement

Dans un contexte où les corps intermédiaires voient leur capacité d’action sur leur propre destin s’affaiblir, et où l’ancrage politique territorial des populations se fragilise, les Conseils de développement pourraient jouer un rôle pivot. En offrant un espace de délibération ancré dans le local, ils permettent de recréer du lien entre des citoyens en quête de sens et des institutions souvent perçues comme lointaines. Leur potentiel réside dans leur capacité à articuler plusieurs échelles : en partant des réalités concrètes du territoire (emploi, transition écologique, cohésion sociale), ils peuvent traduire les enjeux globaux en actions compréhensibles et mobilisatrices.

Pour cela, ils doivent toutefois surmonter leurs limites actuelles. Plutôt que de reproduire des logiques d’expertise fermée ou de notabilité, les Conseils de développement gagneraient à devenir de véritables laboratoires de démocratie territoriale, en associant davantage les citoyens ordinaires via la généralisation de certaines méthodes (tirage au sort, ateliers ouverts, budgets participatifs). Leur légitimité dépendrait alors moins de leur composition formelle que de leur aptitude à capter et amplifier les préoccupations locales, tout en les reliant aux grands débats sociétaux. Avec un vrai soutien politique, un budget minimal et une reconnaissance, le Conseil de développement peut devenir un véritable laboratoire d’idées et un levier de transformation démocratique.

S’ils peuvent parfois être instrumentalisés, contournés, affaiblis, ils représentent également une chance rare de reconstruire la confiance, de retisser le lien entre habitants et institutions, et d’expérimenter des solutions nouvelles adaptées aux réalités locales. Les sacrifier, c’est enterrer toute perspective de démocratie locale renouvelée et audacieuse.

Malgré des résultats qui ne correspondent souvent pas aux ambitions initiales, le Conseil de développement pourrait être l’assemblée ouverte où le global se territorialise, où la citoyenneté se réinvente par l’action collective, et où la démocratie retrouve une échelle humaine.

Lorsqu’ils sont animés avec rigueur, ils favorisent l’émergence d’une intelligence collective, produisent des compromis, et poussent les élus à justifier leurs choix face à une pluralité d’acteurs. Ils deviennent alors des espaces d’apprentissage, des lieux où se forment les citoyens, et où se forge un sens du collectif trop rare aujourd’hui. Même si la participation du « citoyen ordinaire » reste faible, la dynamique d’ouverture à la société civile organisée a permis d’élargir la sphère des discussions publiques, d’introduire de nouvelles expertises et d’imposer certaines thématiques dans l’agenda local.

Au moment où la défiance envers la politique atteint des sommets, où les inégalités territoriales se creusent et où les défis environnementaux exigent des réponses collectives fortes, affaiblir les lieux d’expression citoyenne est une faute historique. Plutôt que d’accélérer la régression démocratique, nous devons, au contraire, multiplier et approfondir ces espaces.

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Haro sur les Jacobins ! – Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien

Haro sur les Jacobins ! – Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien

Le jacobinisme est souvent perçu comme un bloc idéologique homogène, d’où serait sorti la terreur et la centralisation autoritaire. Derrière ce mythe se cache une réalité bien différente. Dans leur ouvrage « Haro sur les Jacobins ! Essai sur un mythe politique français (XVIIIe-XXIe siècle) », les historiens Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien explorent le club éponyme comme creuset d’expérimentations démocratiques, laboratoire d’une politisation populaire inédite entre 1789 et 1794. En déconstruisant les oppositions factices entre Girondins et Jacobins, l’ouvrage invite à repenser les héritages de la Révolution dans notre imaginaire républicain.
Le club des Jacobins fait partie intégrante de l’histoire de la Révolution française, mais peut-être plus encore de notre mémoire collective, parfois au mépris justement de l’histoire. Pouvez-vous revenir sur les conditions de sa fondation et sur les mutations successives de son identité politique, jusqu’à sa fermeture en 1794 ?

Le club des Jacobins naît à Paris, entre la fin novembre et le début du mois de décembre 1789, sous le nom initial de « Société de la Révolution de Paris ». En posant ces deux éléments (« 1789 », « Société de la Révolution »), on saisit d’emblée sa raison d’être : la Révolution. Depuis l’été, la toute jeune Assemblée nationale (née en juin 1789) est en cours de structuration entre un « côté gauche » et un « côté droit ». Le côté gauche, par-delà les multiples nuances des opinions de ceux qui s’y rangent, se montre favorable aux changements révolutionnaires. Il est même désireux de les pousser plus avant, afin de tenir les promesses de la Déclaration des Droits de l’Homme (26 août 1789). Le côté droit, lui, est composé de ceux qui estiment que ce qui devait être accompli l’a déjà été, et qu’il est déjà grand temps de « terminer la Révolution », autour d’un roi au pouvoir fort, d’un catholicisme demeuré religion d’État, etc. Or, en octobre-novembre 1789, c’est le « côté droit » qui est en position de force à l’Assemblée nationale. La formation d’un club est la réponse du « côté gauche » à cette position temporaire de fragilité. L’enjeu est de discuter entre députés, en amont des séances de l’Assemblée, afin de préparer celles-ci, et si possible de s’entendre, se coordonner.

Le local choisi (une salle dans l’ancien couvent des Jacobins, rue Saint-Honoré, d’où le nom passé à la postérité : « club des Jacobins) témoigne lui-même de ces enjeux : cet endroit a été retenu car il est situé au plus près de la salle de l’Assemblée nationale. Ils sont une centaine de députés du « côté gauche », au moment de la fondation du club des Jacobins. Le nombre augmente rapidement (ils sont trois fois plus, dès janvier). On y retrouve toutes les nuances de la mouvance patriote, depuis les grands nobles libéraux (comme La Rochefoucauld, La Fayette, Aiguillon, etc.), jusqu’aux « démocrates » (façon Robespierre ou Pétion). Le club des jacobins, donc, à cet instant initial, est un lieu de réunion et de travail des députés du « côté gauche ». Durant les mois suivants, le club s’ouvre à des non députés, et compte déjà 1200 membres à l’été 1790. Il se donne aussi une mission nouvelle : assurer et assumer une forme de pédagogie de la Révolution, œuvrer à la diffusion et à la popularisation de ses principes, les faire connaître, de même que les lois adoptées par le pouvoir législatif. Le club va connaître diverses scissions et départs, au gré de sa brève histoire (1789-1794). Dès 1790, des députés modérés, comme Mirabeau, le quittent, et se retrouvent dans un autre club : la « Société de 1789 ». Après la fuite à Varennes, en juin 1791, les députés patriotes modérés, en désaccord avec la radicalité des autres membres de la « Société », quittent à leur tour les Jacobins pour fonder un club rival, plus modéré, le « club des Feuillants ». Mais la force d’entraînement demeure ici, dans ce club, qui se recompose régulièrement, tout en continuant de jouer un rôle dynamique essentiel du « côté gauche ».

En 1791-1792, ceux qui y sont en position de force sont les futurs « Girondins » – les « Girondins », avant d’être appelés ainsi, ont donc d’abord été des « Jacobins. Ils quittent le club, ou en sont exclus, entre la fin de l’été et l’automne 1792. Ils forment il est vrai, au lendemain de la chute de la monarchie (10 août 1792), le nouveau « côté droit » de l’Assemblée – après avoir longtemps siégé avec le « côté gauche » des deux précédentes Assemblées. À compter du départ des Girondins et jusqu’à l’été-automne 1794, le club des Jacobins, qui compte toujours de nombreux députés (plus d’une centaine) parmi ses membres, est surtout proche de « la Montagne » (sans que ces deux étiquettes révolutionnaires, Jacobins/Montagnards, soient entièrement solubles l’une dans l’autre). Les Jacobins, unis par l’adhésion à de grands principes (la liberté, l’égalité, la fraternité, l’unité et l’indivisibilité de la nation, la promotion de droits sociaux), bien davantage qu’à une doctrine clairement définie, sont alors actifs dans la lutte contre les Girondins, mais également dans les tentatives de mise au pas du mouvement sans-culotte (le turbulent mouvement populaire révolutionnaire).

Cependant, il ne faut pas imaginer qu’entre 1792 et 1794, quelques grandes figures « jacobines », comme Robespierre ou Saint-Just, dominent et écrasent le club. Même en l’an II, les Jacobins demeurent un lieu de débats, dont les séances sont devenues publiques depuis l’automne 1791 (et venir assister aux séances des « jacobins » est un spectacle très prisé, dans le Paris révolutionnaire). On y discourt, on s’y oppose, on rédige des pétitions, on y forme et affine ses opinions. On peut débattre, tant du moins que l’échange d’opinions se fait entre personnes qui se reconnaissent comme sincèrement révolutionnaires.

La chute de Robespierre et de ses proches, les 9-10 thermidor an II (27-28 juillet 1794) marque un coup d’arrêt majeur : le club est fermé dans la nuit du 9 au 10 thermidor, sur ordre de la Convention nationale (qui vient de décréter d’arrestation Robespierre et ses proches). Malgré sa réouverture temporaire, quelques jours plus tard, ses jours sont comptés. Il est vrai que les nouveaux maîtres du jeu politique (les thermidoriens) entendent à leur tour « terminer la Révolution », et pour cela « dépolitiser » les catégories populaires. Surtout, ils lancent une violente campagne d’opinion anti-jacobine, dans le but d’attribuer au club et à ses grandes figures récentes (Robespierre au premier chef) les excès de « la Terreur ». L’enjeu est alors moins pour eux de rendre fidèlement compte du réel que de faire du passé récent un usage instrumental, afin de dédouaner la Convention et ses députés des débordements des deux années écoulées (et sauver ainsi, outre les thermidoriens eux-mêmes, l’Etat d’exception). C’est ce qui conduit les députés à ordonner la fermeture du club à l’automne 1794.

Le club des Jacobins est associé au parisianisme, qu’il soit d’ailleurs bourgeois ou populaire. Pourtant, vous montrez dans votre ouvrage que ce club fédérait des milliers d’adhérents dans toute la France, et que, surtout, le club parisien ne dirigeait pas les autres. Dans quelle mesure peut-on considérer cette structuration comme une matrice de la conscientisation politique du peuple français pendant la Révolution française ?

C’est là, effectivement, une donnée essentielle. Dès février 1790, le club des Jacobins admet le principe de « l’association » : le club des Jacobins pourra « s’associer » avec des clubs qui ouvriront ailleurs dans le pays. Cette décision rencontre une dynamique née par en bas : depuis fin 1789, imitant en cela ce qui s’est produit quelques semaines plus tôt à Paris, des clubs commencent à être fondés ici et là. C’est un mouvement urbain, issu des élites patriotes, dans un premier temps. Ces clubs revendiquent un lien celui des Jacobins de Paris (en se nommant comme lui : « Société des Amis de la Constitution », son nom officiel depuis janvier 1790). Ils sont déjà plus de 300 dans le pays fin 1790, 900 fin 1791. Tous les chefs-lieux de département ont désormais le leur, et le mouvement commence même à gagner des villes moyennes et petites, voire parfois déjà des chefs-lieux de canton.

Or, donc, ces clubs demandent à s’associer au club parisien. À Paris, les Jacobins examinent ces demandes et, en fonction du résultat de cet examen, acceptent ou non ces demandes. Si la demande est acceptée, se met alors en place une communication régulière entre le club associé et le club parisien. Ces échanges qui vont dans les deux sens (Paris-province, mais aussi province-Paris) : discours, mots d’ordre, lois depuis la capitale ; transmission d’informations, prises de position locales – sur la guerre, les nobles, le roi…  –, demandes spécifiques depuis la province vers la capitale. À ce titre, ce réseau d’association jacobin contribue à l’établissement d’un lien politique « Paris-province », mais, donc, à double sens. Inquiètes des débordements populaires, les élites révolutionnaires qui créent ces clubs établissent autour d’elle un entre-soi social, par des cotisations élevées. À partir de l’été 1792, toutefois, alors que la guerre fait rage, que la Révolution semble sur le point de perdre la partie, que la patrie est même déclarée « en danger », toutes les bonnes volontés sont les bienvenues. Les clubs commencent donc à s’ouvrir à des couches plus populaires.

S’opère ainsi, de la fin 1792 à l’été 1794, une vraie démocratisation du recrutement des clubs jacobins, même si la « bourgeoisie » continue d’exercer dans ces clubs les fonctions de commandement (présidents, secrétaires). Sur ces bases sociales nouvelles, le mouvement de fondation repart de plus belle, dans des proportions jamais vues jusque-là : le pays compte près de 6000 « sociétés populaires » (comme on les nomme désormais) en 1793-1794, au paroxysme de leur implantation, fortes de près de 500 000 membres (très majoritairement des hommes) ! Le réseau jacobin commence à ce moment-là à essaimer (ponctuellement au moins) jusque dans le monde rural. Ajoutons qu’ici aussi toutes les séances sont désormais publiques, et se déroulent donc devant des spectateurs (parmi lesquelles on trouve des hommes, mais aussi des femmes et même des enfants), élargissant d’autant l’écho jacobin. Du jamais vu en matière de réseau politique, pour l’époque !

Ce qui est fondamental, c’est que tous ces clubs ne sont pas seulement associés au club parisien (en réalité, en l’an II, seuls 800 d’entre eux sont directement associé aux Jacobins de Paris), mais également entre eux. À la logique d’association « Paris-province » se superpose donc une logique beaucoup plus horizontale d’association « province-province ». Un club peut ainsi être associé à une dizaine d’autres clubs (voire davantage), répartis dans l’ensemble du pays, dans une expérience de communication et d’échanges politiques véritablement nationale. Et dans ces échanges horizontaux, ce qui circule, c’est bien, aussi, de la parole politique (discours, pétitions, règlements intérieurs, etc.).

Insistons sur les règlements intérieurs, qui illustrent à eux seuls la nature et le fonctionnement du « réseau jacobin » : chaque club à le sien. Paris n’en impose aucun, pas plus que Paris n’impose la fondation de clubs (sinon chaque localité aurait fini par en avoir un, ce qui est très loin d’être le cas, seuls 16% des communes du pays possédant une société populaire en l’an II). Ces règlements évoluent régulièrement, à l’initiative de chaque club local, sous l’effet d’idées propres à ses membres, sous l’inspiration aussi, pourquoi pas, des principes adoptés par d’autres clubs jacobins avec lesquels on est associé. Pourquoi ces adaptations régulières ? Parce que l’on cherche la meilleure façon de faire de la politique ensemble : comment réglementer la prise de parole, la prise de décision ? comment opérer les élections internes ? On mesure là combien ces clubs ont été des laboratoires de la pratique démocratique moderne.

De là découle un autre élément essentiel : les clubs jacobins ont été autant de leviers fondamentaux de la politisation populaire qui s’opère durant la Révolution, ou, pour parler comme Michel Vovelle, de la « découverte de la politique » qui se joue entre 1789-1794 pour des personnes qui, jusque-là, avaient été tenues à distance de la conduite des affaires publiques. Ces clubs ont été les 6000 scènes sur lesquels de simples individus ont pu entrer en politique, découvrir ses gestes, ses mots, ses pratiques. Lors des séances, ils pouvaient écouter les nouvelles (car on y lisait les journaux, auxquels les clubs s’abonnaient), prendre la parole (sur les grandes affaires nationales comme sur des problèmes de politique locale), débattre, voter, pétitionner, bref apprendre la grammaire politique des temps nouveaux – celle de la démocratie représentative.

Dans l’imaginaire collectif, on oppose facilement jacobins et girondins. Les premiers étant considérés comme des chantres du centralisme, de l’autorité de Paris ; les seconds étant présentés comme plus ouverts, plus démocratiques, plus respectueux des diversités territoriales. Qu’en est-il réellement ?

Cette opposition entre « Jacobins » et « Girondins », pour signifier l’opposition entre « centralisation » et « décentralisation », « autoritarisme » et « libéralisme » vient tout droit des mythes politiques (nombreux) que la Révolution nous a légués. Elle ne repose cependant sur aucune réalité historique. Cela ne veut pas dire que « Jacobins » et « Girondins » ne se sont pas opposés. Ils se sont bel et bien affrontés. Mais encore faut-il situés chronologiquement cette opposition (automne 1792-printemps 1793), remarquer comme nous l’avons fait précédemment qu’avant d’être des adversaires résolus des Jacobins, les grandes figures girondines ont toutes été des figures jacobines (qui plus est parmi les figures jacobines les plus en vue et les plus influentes), et remarquer que l’opposition se structure en réalité entre « Jacobins » et « Montagnards » d’un côté (les Montagnards formant l’aile gauche de l’Assemblée nationale depuis septembre 1792) et « Girondins » de l’autre.

Pour que les choses soient claires, il faut aussi insister sur le fait que, même si les « Girondins » forment, à compter de l’automne 1792, l’aile droite de la Convention nationale, ils n’en sont pas moins d’authentiques révolutionnaires et républicains. Cette opposition, disons-le clairement, n’est pas imputable à un désaccord sur l’organisation de l’État, sur la centralisation ou la décentralisation à mettre en œuvre, comme on le croit souvent. Il n’est qu’à lire, d’ailleurs, la proposition girondine de Constitution pour la République, datée de l’hiver 1793, rédigée par Condorcet : elle est fermement centralisatrice, et même, à bien des égards, plus centralisatrice que certaines propositions constitutionnelles de Robespierre ou de Saint-Just (qui invitent quant à eux à laisser le plus d’autonomie possible aux communes). Dès les premières lignes de la Constitution girondine, il est dit que la République est « une et indivisible », c’est-à-dire que la loi ne peut être faite que par une représentation nationale unique, adoptant des règles devant s’appliquer uniformément sur l’ensemble du territoire de la nation. Il y est également spécifié que ces lois seront exécutées par des administrations locales (départements, communes) soumises à un contrôle hiérarchique et central ferme, remontant au gouvernement. Une municipalité, par exemple, ne pourra pas lever d’impôts locaux sans l’accord de l’administration départementale, administration dont les décisions seront-elles-mêmes contrôlées par le pouvoir exécutif central.

Les Girondins, donc, si l’on veut parler comme aujourd’hui, sont des « centralisateurs ». Ils le sont d’autant plus que le pays est en guerre et que la large autonomie accordée aux communes en 1789 s’est révélée peu efficace. Or, dans un contexte militaire où la Révolution joue sa survie, il faut d’abord et avant tout de l’efficacité partant, aux yeux des Girondins (comme des Montagnards et des Jacobins) un contrôle vertical ferme. On l’aura compris, les Girondins sont très loin d’avoir été des « fédéralistes », c’est-à-dire des partisans d’une République fédérale ou chaque département aurait la possibilité de faire ses propres normes, ses propres lois (chose inenvisageable pour eux). Ajoutons par ailleurs que bien des Girondins se sont montrés, entre l’automne 1792 et le printemps 1793, favorables à des solutions politique d’exception, impliquant le recours à la violence, sous l’égide de l’État. C’est d’ailleurs à l’époque où ils dominent la Convention que sont adoptées l’essentiel des rouages de « l’état d’exception » que l’on nommera ensuite « la Terreur » : tribunal révolutionnaire (criminalisant les opinions politiques), Comité de Salut public, etc.

La réalité de l’opposition entre Jacobins/Montagnards d’un côté et Girondins de l’autre se joue en réalité, à bien des égards, dans leur rapport au mouvement sans-culotte parisien. Les Girondins estiment que ces militants populaires radicaux exercent une contrainte trop lourde sur la Convention nationale, donc sur la conduite des affaires politiques nationale. Il souhaiterait la réduire, quitte à imaginer que l’Assemblée nationale s’installe à Tours ou Bourges (mais que le pouvoir législatif soit situé ailleurs qu’à Paris ne change rien au fait qu’ils imaginent un pouvoir législatif unique, adoptant une législation commune pour l’ensemble de la République). Montagnards et Jacobins, quant à eux, estiment que pour sauver la toute jeune République des périls qui ont entouré sa naissance (guerre extérieure, puis bientôt guerre civile), il faut compter sur l’aide des sans-culottes, et soutenir un certain nombre de leur revendications (par exemple en matière d’encadrement de l’économie).

Ce sont en réalité les « Jacobins » et les « Montagnards » qui vont imputer des opinions « fédéralistes » aux « Girondins », durant le printemps 1793. Pourquoi ? Pas parce que cela répondait à une quelconque réalité politique, mais pour justifier la lutte (à mort) que se livrent ces anciens frères en patriotisme. Depuis 1789, avant même la fondation du club des Jacobins, la Révolution s’est bâtie sur le principe de « l’unité et de l’indivisibilité » de la nation. Dire que les Girondins sont des « fédéralistes », suggérer donc qu’ils veulent, dans la nation, un ensemble de territoires disposant de leurs propres lois, c’est dire qu’ils s’opposent à ce fondement de la Révolution, donc qu’ils sont contre la Révolution, partant qu’il est nécessaire de les combattre. Les « girondins » sont ainsi devenus décentralisateurs à leurs corps défendants.

Il en va à peu près de même pour les « Jacobins », également devenus, d’une certaine façon, des « centralisateurs » post-mortem. Cela tient aux conditions dans lesquelles s’opère la chute de Robespierre, le 9 thermidor an II. Ce renversement brutal des équilibres politiques (des mises à mort sans aucun procès) doit bien être justifié, d’autant plus qu’il est l’œuvre de montagnards contre d’autres montagnards (Robespierre, Saint-Just, Couthon…). Ce sera l’invention, a posteriori, du « système de la terreur » : il fallait renverser Robespierre, car celui-ci était un monstre qui aspirait à la tyrannie, via l’imposition d’un « système de la terreur ». Ce système de la terreur, dit-on, quatre jours après la mort de Robespierre, aurait procédé par une « centralisation totale » : Robespierre aurait voulu concentrer tous les pouvoirs en une source unique, afin de mieux s’en emparer. Mais quel Robespierre accabler ? Le député ? le membre de la Convention ? du Comité de Salut public de cette même Convention ? c’est-à-dire le pouvoir qu’il a exercé (avec d’autres) dans le cadre du système politique d’exception déployé, collectivement, par cette même Convention ? C’était inenvisageable pour ces thermidoriens, puisqu’une fois Robespierre renversé, ils entendaient bien conserver tout ou presque des politiques d’exception mises en œuvre en 1793.

Les Jacobins firent les frais de ce calcul politique : Robespierre étant l’un des Jacobins les plus en vue, les thermidoriens affirmèrent que les Jacobins et leurs milliers de relais dans le pays auraient été les rouages privilégiés de la « centralisation » totale, et donc de la « terreur » voulue par Robespierre – brefs, les leviers de la « centralisation totale » et d’un pouvoir oppressif, au nom de la Révolution. Ce n’était pas vrai, mais l’essentiel était ainsi sauf (le maintien du gouvernement révolutionnaire). D’ailleurs, dans les mois qui suivirent, les thermidoriens rédigèrent une nouvelle Constitution (celle du Directoire), la plus centralisatrice de toute la période révolutionnaire, preuve s’il le fallait que la chute de Robespierre n’avait aucun lien réel avec une quelconque ambition décentralisatrice.

Le « jacobinisme » comme forme intellectuelle qui survit au club des jacobins a-t-il une réalité historique ? Et, si oui, quelle est-elle ?

Il faut ici sans doute distinguer un avant et un après 1794 (avant : l’époque des clubs jacobins ; après, et jusqu’à nous : l’époque où l’épithète « jacobine » se dissocie de l’existence de clubs jacobins). Commençons par souligner qu’entre 1789 et 1794, les Jacobins n’utilisent pas, eux-mêmes, le terme de « jacobinisme ». Ce mot est né en 1791 sous la plume et dans la bouche de pamphlétaires et militants royalistes, ceux de la contre-révolution. Pour eux, ce mot politique ne désigne ni la centralisation, ni un pouvoir vertical ou oppressif, mais la « Révolution » elle-même, les principes révolutionnaires tout entiers, et ceux qui s’en réclament (bien au-delà des seuls adhérents aux clubs jacobins). À ce titre, c’est pour eux un mot de la détestation politique : le « jacobinisme » est tout ce qu’ils exècrent. Quand on parle de « jacobinisme », on remonte donc à cette filiation lexicale et sémantique-là : la « contre-révolution » (matrice historique de l’extrême-droite française).

Quant aux Jacobins eux-mêmes on est bien obligé de dire qu’aucun corps de doctrine spécifique et précisément défini ne les relie entre eux ni ne les dissocie des autres groupes politiques révolutionnaires. Disons-le autrement : le jacobinisme, en tant qu’idéologie cohérente, structurée, appelant un programme d’action clair et partagé n’existe pas entre 1789 et 1794. Bien sûr, des choses rapprochent les jacobins entre eux (sinon pourquoi adhérer à un club ?). C’est, pour l’essentiel, c’est vrai, l’adhésion aux principes révolutionnaires : la liberté, l’égalité, la fraternité, l’unité et l’indivisibilité de la nation, la souveraineté de cette même nation, la force universelle de la loi…

Mais cela posé, il faut introduire trois nuances : d’une part ces principes n’ont pas un contenu stable dans le temps court de la Révolution (il n’est presque aucun jacobin, par exemple, qui ne soit républicain avant l’été 1791 – voire, surtout,  l’été 1792 –, mais tous le seront en revanche farouchement en 1792-1794 ; l’égalité réclamée dès 1789 s’enrichit elle aussi régulièrement de sens, jusqu’à impliquer, en 1793-94, l’abolition de l’esclavage ; la liberté de 1789-1792 avait des implications économiques – on dirait aujourd’hui le libéralisme, ce laisser faire-laisser passer des affaires –, qui reculent en 1793 quand de grandes figures, comme Robespierre, mettent en avant le droit premier de chaque citoyen à l’existence, qui implique un encadrement au moins partiel de la sphère économique). D’autre part, on est bien obligé de remarquer que ces principes n’isolent pas un « groupe jacobin » d’autres groupes révolutionnaires. À maints égards, les Cordeliers, voire même les Girondins, se reconnaissaient dans ces grands principes, et même des citoyens révolutionnaires ordinaires, dans des communes où n’existaient aucun club. Enfin, tous n’entendaient pas de la même manière la déclinaison pratique de ces grands mots d’ordre.

En ce qui concerne l’après-1794, il est difficile de répondre en prenant les termes « réalité historique » au singulier. Il y a les légendes noires qui sont accolées au mot, elles aussi à considérer au pluriel même si revient souvent le spectre de la Terreur comme celui d’un égalitarisme idéaliste et grossier. Sur ce dernier plan, la critique tend d’ailleurs à rejoindre les tentatives de réactivation et de réaffiliation. Quand, autour des Trois Glorieuses de 1830 – qui apparaissent pour bien des contemporains comme une réédition de 1789 après la Restauration –, des révolutionnaires veulent porter les aspirations démocratiques et sociales et pousser plus loin un élan vite contenu dans les étroites limites du régime de Louis-Philippe, ils ne tardent pas à prendre le drapeau du jacobinisme, non comme notion historique pour rendre compte d’un passé révolu mais comme concept politique pour faire réadvenir ce qui a été aboli et reprendre la marche de l’Histoire sur cette base. Cela reste très vivace dans le mouvement révolutionnaire français tout au long du siècle malgré les polémiques et la montée en puissance de questions nouvelles portées par le développement du capitalisme et de la classe ouvrière. Nécessairement, cela prend de plus en plus la forme de l’inscription dans un héritage que celle du programme à redupliquer pour le présent. En tout cas, le Front populaire et la Résistance contribuent à redonner de la force à la référence jacobine. C’est seulement les années 1960-1970-1980 qui voient le triomphe progressif d’une vision très majoritairement négative des jacobins.

Quel est le cheminement de l’histoire intellectuelle qui a débouché sur une vision aussi caricaturale du jacobinisme au XXème siècle ? Est-ce par manque de culture historique ou falsification volontaire des acteurs médiatiques et politiques ?

Il y a une hostilité farouche aux jacobins chez les ennemis de la Révolution dès la Révolution elle-même. Elle se prolonge avec force écho et publications dans tout l’univers de la Contre-Révolution, les ouvrages nouveaux voisinant avec les plus anciens qui peuvent être réédités ou passer de génération en génération, comme les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme de l’abbé Barruel. Ainsi s’ancrent dans une mémoire réactionnaire française mille légendes sans fondement – les tanneries de peaux humaines n’étant que l’exemple le plus saisissant pour frémir, maudire et guetter les retours.

Au-delà de ces cercles, il est des penseurs plus liés aux libéraux comme Quinet qui portent une vision très noire des jacobins : il s’agit alors de sauver 1789 de ses dérives populaires violentes et absolues incarnées par Robespierre et ses proches. L’étiquette jacobine est particulièrement usitée pour désigner ce groupe des proches de Robespierre et ce moment (1793-1794) jusqu’à en faire l’élément central de l’interprétation du phénomène révolutionnaire comme l’illustre un auteur à l’écho aussi puissant et large qu’Hippolyte Taine dans le dernier quart du XIXe siècle. Chez ces historiens, on ne saurait bien sûr parler de manque de culture historique même s’il est vrai qu’en matière de sources, la connaissance des clubs jacobins – notamment de province – était bien plus limitée qu’elle ne l’est aujourd’hui. La force des angoisses politiques contemporaines et des jeux de filiation ne saurait en revanche être écartée. Si on lit Les Origines de la France contemporaine de Taine et, notamment, les bonnes feuilles que l’historien donne à La Revue des deux mondes en amont de la publication du Gouvernement révolutionnaire (le troisième tome), on le mesure aisément. Décrit-il le « programme jacobin », c’est « l’État, seul propriétaire foncier, seul capitaliste, seul industriel, ayant tous les Français à sa solde et à son service », il « assignerait à chacun sa tâche d’après ses aptitudes et distribuerait à chacun d’après ses besoins ». S’agit-il de penser les guillotinés du 9 Thermidor, ces « jacobins à principes », ils sont l’incarnation du « socialisme autoritaire ». C’est peu dire qu’on sent le spectre de la Commune de 1871 et du « péril socialiste » sous la plume de l’historien Taine s’attachant à penser la Révolution.

On pourrait prolonger cette revue historiographique dans les décennies suivantes en évoquant Augustin Cochin et quelques autres mais, pour répondre à votre question, on ne peut s’en tenir aux historiens qui, pour jouer un rôle dans la mémoire nationale, n’en jouent qu’un parmi d’autres. Il faut parler de toutes les productions culturelles, de la « petite histoire » de G. Lenotre aux Dieux ont soif d’Anatole France et ses adaptations au théâtre en passant par le cinéma national et international. Sur ce créneau, en longue durée, c’est la légende noire qui domine, du Thermidor de Sardou au Danton de Wajda avec ses jacobins jaruzelskisés. De toutes ces strates accumulées, il demeure nécessairement quelque chose dans la conscience nationale, même si la connaissance de la Révolution a beaucoup reculé, en particulier dans les milieux politiques. Même si le tranchant de la guillotine n’est jamais loin quand on parle des jacobins aujourd’hui, c’est plutôt l’association avec le centralisme qui domine, paresseuse reprise des légendes thermidoriennes ânonnées avec une tranquillité que rien ne semble pouvoir troubler. Ici, le manque de culture historique le dispute au confort des charentaises de l’esprit.

Le jacobinisme ne souffre-t-il pas d’une association systématique à la figure de Robespierre ? Et ce dernier, comme le club auquel il appartenait, n’est-il pas l’objet de tous les fantasmes et les critiques ? On a récemment vu Raphaël Glucksmann, candidat putatif pour une partie de la gauche à l’élection présidentielle, pourfendre le natif d’Arras.

L’association Robespierre-jacobinisme doit en effet être déconstruite, les jacobins dans leur histoire ne pouvant être réduits à la figure de Robespierre et Robespierre lui-même ne pouvant être résumé par son appartenance au club. Le fantasme demeure et ces trois syllabes l’activent avec une efficacité qui brave les siècles comme peu d’autres.

Le cas de Raphaël Glucksmann n’est toutefois pas très symptomatique. Il s’inscrit en réalité à rebours des évolutions contemporaines de la vie politique marquée par un effondrement de la culture historique, notamment révolutionnaire – ceci dit, sans aucune nostalgie dolente, mais lisez si vous voulez vous en convaincre, Édouard Herriot, Charles de Gaulle ou Thorez… Chez Raphaël Glucksmann, on sent, au contraire, une certaine familiarité si ce n’est avec l’histoire de la Révolution, du moins avec les théorisations qui en ont été faites dans les années 1970 par des historiens comme François Furet ou sans doute davantage encore par les Nouveaux philosophes comme Bernard-Henri Lévy ou son propre père, André Glucksmann. C’est sans doute la raison pour laquelle Raphaël Glucksmann accorde une place si forte à ces références révolutionnaires… avec un succès, sur ce plan, aussi modéré jusqu’à présent. La référence aux Girondins a-t-elle suffisamment de prise aujourd’hui pour soulever un large enthousiasme ?

Enfin, une question plus ouverte : le jacobinisme peut-il encore être utile à la République au XXIème siècle ?

Question redoutable que la vôtre au sens où on a essayé de montrer que « le jacobinisme » savamment défini ex post n’a pas de réalité doctrinale bien nette au temps des jacobins eux-mêmes. Robespierre a des idées politiques ; Saint-Just en a également qui ne sont d’ailleurs qu’en partie communes. Et tout cela évolue au temps formidablement accéléré des révolutions. Il y a des discours de telle ou telle figure, des mesures prises… Si on entend rassembler tout cela avec le mot « jacobinisme », alors, assurément, il y a une très large partie de la Révolution tout entière, un patrimoine extraordinaire de réflexions et de pratiques politiques. Les révolutionnaires voulaient sortir d’un monde injuste pour ouvrir une ère nouvelle qu’ils tâchèrent d’inventer et de faire advenir : dans cette exigence comme dans ces tentatives, il y a mille matériaux pour penser l’organisation du monde, loin de tout esprit de routine et de résignation.

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QUEL FUTUR ? ÉPISODE 2 : 2053, LA FRANCE IMPOSE LE CONFINEMENT CLIMATIQUE

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Juin 2053. La France suffoque sous une canicule historique. Pour la première fois, le gouvernement impose un « confinement climatique » national. Une mesure inédite, brutale, qui cristallise la colère et le désespoir d’une société désormais contrainte de survivre plutôt que de vivre. Ce texte est le deuxième d’une série de cinq visions d’un terrible avenir que publie Le Temps des Ruptures pendant l’été 2025.

L’été où tout bascule 

L’entrée dans l’été est brutale. L’air brûle la peau, le bitume colle aux semelles, et les rares passants s’essuient le front avec des gestes lents, comme pour économiser leurs forces. Marseille suffoque sous 55 °C, tout comme Nice et Toulon. À Paris, le thermomètre dépasse pour la première fois les 50 °C. Même la nuit, la température ne descend plus sous 40 °C. Partout en France, la chaleur devient insupportable, l’air saturé de poussière et d’ozone. Dans les hôpitaux, les soignants, épuisés et en sous-effectif, improvisent des triages à la chaîne. Dans les supermarchés, l’eau disparaît des rayons dès le matin tandis que les climatiseurs tournent à plein régime.

Dès la première semaine de juillet, plusieurs transformateurs, en surchauffe et incapables de se refroidir dans la chaleur écrasante, explosent dans plusieurs villes, provoquant des coupures en cascade. À Paris, les tours de La Défense s’éteignent brutalement, les stations de métro ferment faute d’éclairage et de ventilation, et des milliers de passagers sont évacués. Dans les hôpitaux, les générateurs de secours prennent le relais, mais les réserves de carburants coûtent chères.

Au coucher du soleil, la lumière ne revient pas toujours : certains quartiers populaires restent plongés dans une obscurité inquiétante. Dans la chaleur toujours oppressante, des habitants s’agglutinent aux fenêtres ou descendent dans la rue pour chercher un semblant d’air. À Lille comme à Toulouse, la nuit, des pillages éclatent dans des supermarchés, dispersés par des forces de l’ordre dépassées.

Le 14 juillet, la France en sueur écoute le président de la République s’exprimer à la télévision depuis un Élysée calfeutré derrière des rideaux thermiques. D’un ton grave, il annonce : « À compter de demain, un confinement climatique national est instauré. Entre 10heures et 20 heures, chacun devra rester à lintérieur de son domicile ou se rendre dans une zone de refuge. Toute infraction sera sanctionnée. »

Un frisson glacé parcourt les foyers français malgré la chaleur. Plus de trente ans après la pandémie de Covid-19, la population revit le traumatisme d’un enfermement collectif. Mais cette fois, pas de vaccin, pas d’horizon, pas de retour à la normale. Juste l’angoisse d’un danger devenu structurel.

 

Une société sous surveillance

Dès le lendemain, les rues se vident. Plus aucun klaxon, plus aucune conversation, juste le ronronnement des climatiseurs. Les métros et bus cessent de circuler en journée. Les entreprises, quand elles ne ferment pas pour les vacances, basculent progressivement en horaires de nuit. Dans le ciel, des drones quadrillent les avenues, projetant leur ombre sur le bitume brûlant et répétant, sur un ton enjoué, presque orwellien : « Restez chez vous. Protégez votre santé. Toute infraction sera sanctionnée. »

Dans les grandes villes, des refuges climatisés improvisés — gymnases, centres culturels, stades — ouvrent leurs portes aux plus vulnérables : familles nombreuses, personnes âgées, sans-abri. Dès l’aube, des files d’attente se forment déjà. À l’intérieur, des climatiseurs géants et des brumisateurs tournent sans fin, mais l’air reste lourd et la promiscuité nourrit les tensions.

Sur les réseaux sociaux, la colère monte aussi vite que la température. Les hashtags #DroitDeSortir et #ÉtatMeurtrier apparaissent, accompagnés de vidéos montrant des habitants interpellés pour avoir franchi le seuil de leur immeuble ou des policiers distribuant des amendes dans les rues désertes. Dans certains quartiers populaires, des groupes bravent l’interdiction en plein jour, brûlent des poubelles ou occupent les places pour dénoncer une « dictature climatique », accusée d’épargner les riches.

Dans les résidences autonomes et verdoyantes des beaux quartiers justement, bien isolées, équipées de réserves d’eau et d’électricité, la vie continue presque normalement. Derrière leurs clôtures blanches, ces lotissements ressemblent à des oasis figées. Un contraste cruel qui alimente la rancœur. Une fracture sociale désormais visible, qui laisse craindre des affrontements plus graves.

Dans les campagnes, la situation n’est guère meilleure. Les cultures grillent et les sols se craquellent. Des villages entiers se vident, leurs habitants fuient vers la Normandie ou les côtes atlantiques. Dans les exploitations agricoles, certains parlent déjà d’« effondrement » tant les récoltes fondent. La France affronte une crise alimentaire sans précédent.

Et puis vient le décompte. Officiel. Froid. À la mi-août, le ministère de la Santé reconnaît plus de 42 000 morts imputés directement à la canicule, des personnes âgées pour la plupart, mais aussi des enfants, des travailleurs dehors, des malades laissés sans soins. Un chiffre plus élevé encore que celui de la terrible canicule de 2003.

 

Un pays durablement fragilisé

Fin août, la France est toujours sous cloche. Pendant des semaines, la canicule ne faiblit pas, piégeant le pays dans un été interminable. Le confinement climatique, annoncé comme temporaire, est prolongé semaine après semaine. Ce n’est que le 1er septembre que le gouvernement lève l’interdiction de sortie en journée, sous la pression populaire et médiatique, et parce que les températures redescendent enfin sous les 35 °C dans la majorité du pays.

Mais la levée du confinement ne marque pas un retour à la normale. Dans le sud, les thermomètres dépassent encore régulièrement les 40 °C début septembre, et même à Paris, les nuits restent suffocantes bien après minuit. L’eau demeure rationnée dans certains villages, les nappes phréatiques exsangues. Dans plusieurs villes du sud et de l’ouest, les préfets prolongent les «  zones de refuge  » et les restrictions pendant plusieurs semaines, par précaution.

Petit à petit, la vie reprend son cours. Mais plus personne n’y croit vraiment. La colère monte, étouffée mais tangible. Le réchauffement climatique est désormais vécu comme une fatalité, une menace permanente contre laquelle ni les gouvernements ni les citoyens ne semblent avoir de réponse. Chacun se prépare déjà à revivre la même épreuve l’été suivant, dans une angoisse latente. Et déjà, les conséquences économiques de la canicule se font sentir  : récoltes détruites, fermetures d’entreprises, chômage en hausse, inflation des produits alimentaires, et une récession estimée à près de 4 % du PIB alimentent la peur d’une crise sociale durable.

Dans un éditorial publié la veille de Noël, un politologue résume, lapidaire : « La France a choisi de se mettre sous cloche pour survivre au climat. Mais quest-ce quune société qui ne vit plus que la nuit, derrière des rideaux, dans la peur? »

Un constat glaçant, pour un pays désormais contraint de s’interroger : combien d’étés encore faudra-t-il tenir ? Et surtout : que reste-t-il d’une nation quand elle cesse de vivre pleinement pour seulement persister ?

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#LTR

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