Laïcité – la mosaïque européenne

Jacquelines Costa-Lascoux

Laïcité – la mosaïque européenne

« Parce qu’ils affirment la liberté de conscience et se réclament des Droits de l’Homme, les Etats de l’Union européenne se rattachent à une sécularisation affranchie des théocraties »

« Un pays laïque est un pays où l’on peut naître juif polonais et devenir l’un des premiers prélats catholiques de France » déclarait Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris. En Grande Bretagne, Tony Blair a dû attendre la fin de son mandat de Premier ministre pour se convertir au catholicisme, non sans avoir déclenché la polémique. En droit français, la liberté de conscience est celle de croire, de ne pas croire et de changer de religion, sans craindre l’opprobre ou la condamnation pour apostasie. Quant au blasphème, les personnes sont protégées contre les insultes et la diffamation, en revanche, la critique des idées est libre (1) . Au Danemark, la publication des caricatures de Mahomet avait fait surgir le débat sur un article du code pénal tombé en désuétude, le délit de blasphème. Celui-ci est toujours inscrit dans la majorité des droits européens (2). Dès lors, la France laïque serait-elle une exception comme certains se plaisent à le dire ? Cet article a initialement été publié dans le rapport de la Fondation Jean Jaurès « Que vive la laïcité ! 50 contributions pour les 120 ans de la loi de 1905 ».

Le paysage contrasté des religions en Europe

 

L’Europe est diverse dans sa composition religieuse. Au nord, les pays protestants notamment luthériens, au sud, les pays catholiques et la Grèce orthodoxe. Dans l’entredeux, la Bavière, l’Autriche et la Pologne avec des populations principalement catholiques. A l’ouest, la Grande Bretagne partagée entre le catholicisme à sa périphérie et le protestantisme anglican de l’establisment anglais – en guerre pendant trente ans, en Irlande (1968-1998). N’oublions pas l’Islam dans les pays anciennement sous califat ottoman ni les identités nationales attachées à l’orthodoxie, à l’est de l’Europe.

Or ce paysage ne cesse de se transformer selon quatre tendances :

  • la sécularisation croissante de plusieurs pays européens, plus de la moitié de la population se dit « indifférente à la religion ». La France est ici distancée par les démocraties nordiques et la Grande Bretagne – ce n’est pas la laïcité qui éloigne le plus de la religion ! D’après l’Eurobaromètre de 2018, seuls 19 % des Norvégiens « croient que  dieu existe ». C’est la proportion la plus faible des pays occidentaux ;
  • l’installation en Europe de cultes liés à l’immigration : l’islam, le bouddhisme et l’hindouisme ;
  • des mouvements intégristes, certes minoritaires, mais visibles et parfois violents jusqu’au terrorisme, et pratiquant l’entrisme dans les institutions (3);
  • des phénomènes sectaires en expansion, souvent liées au complotisme.

Nos visions stéréotypées sont sans cesse à réinterroger, mais il reste un point commun : le paysage religieux est inévitablement redessiné par le politique.  L’Etat et les cultes, se confortent, se maintiennent à distance ou se séparent. Et, au-delà des principes, fussent-ils inscrits dans la Constitution, les réalités diffèrent souvent. L’évolution des mœurs et l’évolution du droit n’avancent pas toujours au même rythme.

Des systèmes à géométrie variable 

 

Parce qu’ils affirment la liberté de conscience et se réclament des Droits de l’Homme, les Etats de l’Union européenne se rattachent à une sécularisation affranchie des théocraties. Cependant, les différences restent notables en fonction des contextes nationaux. Plusieurs systèmes peuvent être distingués, parfois en se combinant partiellement : la laïcité, la pilarisation, les religions reconnues ou établies, la religion d’Etat.

a)- La laïcité

Trois pays sur vingt sept ont inscrit une forme de laïcité dans leur Constitution : la France, le Portugal et la Belgique. Mais chacun a inventé une laïcité à sa manière en fonction de ses réalités sociologiques. Ainsi, au Portugal, l’immense majorité de la population est catholique (81 % de la population),  les musulmans ne sont pas plus de 15 000 et les juifs environ 2000, alors que le Portugal avait accueilli un grand nombre de juifs fuyant le nazisme. De nos jours, le problème majeur auquel fait face le Portugal est la montée des sectes venant du Brésil et des témoins de Jéhovah. Leur nombre est en constante augmentation.

En Belgique, on parle de « laïcité organisée » pour désigner l’ensemble des associations et organismes qui — sur la base d’une philosophie athée ou agnostique  — regroupent des individus ne se réclamant d’aucune religion. De fait, le degré d’organisation des laïques est élevé en raison de la « pilarisation » dans laquelle il a pris sa place.

b)- La pilarisation

Si la Constitution belge se rapproche du système de « pilarisation » à la néerlandaise, elle reconnaît la laïcité comme un des piliers de la société à côté du pilier catholique, du pilier protestant, du judaïsme. La Constitution belge (art.19 à 21) consacre les principes fondamentaux de liberté de conscience et liberté des cultes, le principe selon lequel l’Etat n’a pas le droit d’intervenir ni dans la nomination, ni dans l’installation des ministres d’un culte. Par ailleurs, le mariage civil doit précéder la bénédiction nuptiale. L’Etat se veut « le gestionnaire du pluralisme » et il lui « appartient de garantir le traitement équitable de toutes les tendances idéologiques reconnues ». Malgré ces préceptes constitutionnels, la religion catholique continue à bénéficier d’une situation privilégiée. Ce qui a amené récemment un groupe de parlementaires à demander la séparation effective des Eglises et de l’Etat, le fait religieux étant renforcé par la partition linguistique : la partie flamande reste le bastion des catholiques. Le combat laïque s’appuie notamment sur la loi du 21 juin 2002 qui reconnaît une « communauté philosophique non confessionnelle » par province ainsi qu’au niveau national un « Conseil central laïc ». De fait, il existe un grand nombre d’associations laïques qui constituent une alternative aux aumôneries dans les hôpitaux, les prisons, à l’armée ou dans la cité. Des associations organisent des cérémonies célébrant les moments clés de l’existence : le parrainage (à la naissance d’un enfant), la fête de la jeunesse laïque, le mariage laïque, les funérailles laïques. Pour certains, ce statut public assimile la laïcité à une sorte de « culte reconnu ». Par ailleurs, l’Islam a acquis un véritable pouvoir local, comme à Molenbeek, bastion du communautarisme.

c)- Les religions reconnues ou établies

Tout en affirmant la liberté de conscience, des Etats accordent une place organique à certaines religions inscrites sur une liste limitative : catholicisme, églises protestantes, judaïsme. Ainsi, en Allemagne, l’Etat contribue financièrement aux hôpitaux et organismes sociaux gérés par les communautés religieuses. Les jours fériés chrétiens sont constitutionnellement protégés. Dans la plupart des Länder, les élèves des écoles publiques suivent des cours de religion. Un impôt au bénéfice des Eglises est prélevé à la source sur le revenu (8 à 9%), sauf si le citoyen abjure sa confession d’origine (4). Or, depuis quelques années, les autorités publiques cherchent à intégrer les cultes non-reconnus, notamment l’Islam. La grande question a été l’enseignement islamique à l’école. L’instauration en 2006 d’un cours d’éthique obligatoire a avivé la polémique. Par ailleurs, la loi de neutralité berlinoise, votée en janvier 2005, a exclu le port de signes religieux chez le personnel éducatif, ainsi que dans l’ensemble de la fonction publique. Malgré la décision de la Cour constitutionnelle fédérale du 27 janvier 2015 stipulant que l’interdiction générale des expressions d’appartenance religieuse est contraire à la Loi fondamentale et que le port du foulard à l’école par les enseignantes est autorisé, le Land de Berlin a fait savoir qu’il n’avait nullement l’intention de modifier sa loi de neutralité religieuse. Contrairement à la quasi-totalité des Länder, le cours de religion à Berlin reste une matière facultative. Ce statut dérogatoire a été maintenu après la réunification de l’Allemagne, de sorte que l’enseignement religieux y est, aujourd’hui encore, facultatif et du seul ressort des autorités religieuses accréditées.

L’introduction du cours « Développement personnel– Éthique – Culture religieuse », en discussion dans le Brandebourg dans les années 1990, tout comme les cours d’éthique ou de philosophie institués dans le Schleswig-Holstein, en Mecklembourg-Poméranie et en Rhénanie du Nord-Westphalie a conduit le SPD berlinois à s’opposer à la requête des Églises chrétiennes d’un enseignement religieux obligatoire. Lors de son congrès en juillet 1994, le SPD berlinois, soucieux de prendre en compte la non-appartenance confessionnelle d’une grande majorité de la population berlinoise, a demandé le maintien du statut dérogatoire de Berlin (la clause de Brême). C’est un véritable bras de fer qui s’est ainsi joué entre les Églises chrétiennes et les sociaux-démocrates.

La reconnaissance de la Fédération islamique berlinoise (IFB) comme «communauté religieuse» par la Cour administrative d’appel de Berlin en novembre 1998 est alors venue télescoper les débats en cours. L’octroi du statut de «communauté religieuse» – au terme d’une bataille judiciaire qui a duré près de vingt ans – à la Fédération islamique berlinoise (IFB) a permis à cette dernière de dispenser un enseignement religieux islamique sous sa seule responsabilité au sein des écoles publiques. Mais ce jugement a suscité un tollé de la part des associations islamiques non représentées, qui ont contesté la représentativité de l’IFB, et les inquiétudes des services de renseignements allemands et du Sénat berlinois, du fait des liens attestés entre l’IFB et Milli Görus, groupe turc qualifié d’organisation nationaliste radicale. Par ailleurs, la question des abus sexuels sur mineurs, les polémiques sur le mariage des prêtres, sur l’homosexualité, ont accentué les dissensions entre l’Eglise catholique allemande et le Vatican. Aujourd’hui, un nombre croissant d’Allemands se déclare « sans religion ». Daté historiquement, le système des religions établies montre ses lacunes et ses incohérences.

d)- La religion officielle ou de l’establishment

Plusieurs Constitutions européennes font référence à la religion du Roi ou à une tradition, héritée d’un régime monarchique. Ainsi, le roi du Danemark doit appartenir à l’Eglise évangélique luthérienne, religion d’Etat, le prince consort est invité à se convertir. Mais, de fait, dans les pays nordiques, l’appartenance à la religion est d’abord culturelle et la pratique religieuse très faible.

Le Roi d’Angleterre est le chef de l’Eglise anglicane, qui dispose d’une représentation constituée de 26 ecclésiastiques au Parlement. Aujourd’hui, cependant, les chrétiens représentent à peine une minorité de la population. Moins de 44% des habitants d’Angleterre et du Pays de Galles se disent anglicans, catholiques ou membres d’une autre église chrétienne (5). Selon l’enquête British Social Attitudes, les anglicans représentent moins de 19% de la population, contre plus de 44% trente ans plus tôt. Les catholiques sont à un peu plus de 8% et les autres chrétiens à près de 16%. Les personnes se déclarant de religions non-chrétiennes – musulmans, juifs, hindous, bouddhistes –  représentent 7,7% de la population anglaise et galloise. Les variations entre régions sont importantes. Londres présente la plus faible proportion de sans religion, ce qui s’explique par une importante population immigrée. A l’opposé, le pays de Galles, qui a une population plus homogène, affiche la plus forte proportion de personnes sans religion (près de 60%). Plus généralement, la pratique religieuse est en chute libre pour les cultes anciens – moins de 9% des anglicans se disent pratiquants réguliers – mais soutenue pour les « nouveaux cultes ». Ceci explique que, pour la première fois dans l’histoire de la monarchie, le roi Charles III ait déclaré représenter « les religions du Royaume dans leur diversité ».

En Grèce, la Constitution républicaine de 1975, a gardé l’expression antérieure de la « Sainte trinité, consubstantielle et indivisible ». L’orthodoxie est la religion officielle et même s’il n’existe pas d’impôt cultuel, le gouvernement paie les salaires, les retraites et la formation religieuse du clergé, finance l’entretien des églises et accorde une reconnaissance particulière au droit canon orthodoxe. Par contre, l’enseignement religieux n’est plus obligatoire et, depuis août 2008, il n’est plus nécessaire d’invoquer la liberté de conscience pour demander que les enfants ne reçoivent pas un enseignement religieux (art. 5 de la Constitution Grecque de 1975).

Les pays de l’ancienne Europe de l’Est, quant à eux, sont marqués par un net retour du religieux. Ainsi la Pologne a signé, en 1993, un concordat avec le Vatican. Depuis, l’Union Européenne a fait pression pour que la Constitution Polonaise votée en 1997 comporte le respect des droits de l’Homme et « l’égalité de toutes les religions ». Mais, dans les faits, le concordat et la situation politique donne un grand pouvoir à l’Eglise catholique. Certains députés avaient même projeté de soumettre tous les projets de lois élaborés au Parlement au contrôle préalable de l’Eglise. Plus marquée encore, aux frontières de l’UE, la ligne de partage avec les pays orthodoxes souligne désormais des fractures politiques que Jean-François Colossimo analyse dans son dernier ouvrage La cruxifiction de l’Ukraine.

L’Europe des religions est devenue un kaléidoscope dont les morceaux issus des différentes traditions se recomposent au gré des évènements. Rien n’est figé et à l’intérieur même d’un Etat national, les dérogations sont nombreuses (6),  mêlant les traditions culturelles aux aléas de l’histoire.

L’avenir de la laïcité

 

Pour qualifier la laïcité, René Rémond avait coutume de parler « d’une antériorité française, à l’instar de la Déclaration de 1789 pour les Droits de l’Homme ». Le dénigrement de la laïcité par ignorance ou par résurgence d’un passé mythifié n’est plus de mise. Une distanciation s’opère dans l’Union européenne entre les Eglises et l’Etat, les citoyens voulant affirmer leur liberté de choix dans leurs convictions. Par ailleurs, tous les Etats sont confrontés aux difficultés d’intégration de cultes « venus d’ailleurs » et de courants intégristes agressifs. Parce qu’elle garantit l’égale dignité des personnes et l’égalité des droits sans considération de religion, la neutralité de l’Etat et du service public, la mixité de genre indépendante des tabous et des interdits sexuels, la liberté de la recherche et de la création sans censure, la laïcité est désormais l’enjeu majeur du développement des démocraties.

Jacqueline Costa-Lascoux, Directrice de recherche honoraire au CNRS

Notes

(1) Selon la loi de 1881, critiquer, et même injurier une religion n’est pas un délit ni un crime en soi

(2) Cf Art. 166 du Code pénal allemand, art. 188 du Code pénal autrichien, art. 1er du Code pénal finlandais, art. 140 du Code pénal danois qui prévoit la possibilité de détention de celui qui, publiquement, ridiculise ou insulte le dogme ou le culte d’une communauté religieuse. Traditionnellement, le droit pénal des Etats du Sud de l’Europe (Espagne, Italie, Grèce) n’ont pas aboli le délit de blasphème.

(3) Cf Frères musulmans et islamisme politique en France, Rapport au Gouvernement, 2025.

(4) Une affaire a défrayé la chronique : un résident français qui avait rempli le formulaire d’autorisation de séjour, à Berlin, en cochant la case « sans religion » s’est aperçu qu’un impôt religieux était prélevé sur son salaire au bénéfice du diocèse. Les autorités catholiques avaient  enquêté auprès du diocèse de naissance, en France, pour confirmer que ce résident avait été baptisé. Il fallut que celui-ci  abjure la foi catholique, par écrit, pour ne plus payer d’impôt religieux.

(5) Des tabloids ont titré : « L’Angleterre n’est plus chrétienne »

(6) En France, n’oublions pas les statuts particuliers de l’Alsace/Moselle, de la Guyane, de Mayotte.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

COP30 à Belém, regard d’un Français sur l’écologie populaire brésilienne

COP30 à Belém, regard d’un Français sur l’écologie populaire brésilienne

S’étant déplacé au Brésil pour la COP30, le sénateur Michaël Weber retrace pour le Temps des Ruptures trois rencontres qui ont révélé la complexité d’une transition écologique dans les pays en développement. Des femmes Kilombos au sénateur brésilien proche de Lula Jacques Wagner, l’on saisit qu’il n’y aura pas de transition écologie sans justice sociale. Récit.

Le 18 octobre 2024 a été signé un mémorandum d’accord entre l’Etat de Bahia et la Fédération des Parcs naturels régionaux de France. Ainsi naissait le projet Prot’Air financé notamment par le ministère des Affaires étrangères, l’Etat de Bahia, avec la participation des parcs naturels régionaux des Pyrénées Ariégeoises et de la Haute Vallée de Chevreuse.

Au Brésil les communes de Valença, de Taperoa et depuis peu de Nilo Peçanha sont engagées dans cette coopération. A proximité de Salvador de Bahia, ce territoire veut soutenir particulièrement le retour à une agriculture familiale. Ici l’on considère que la transition agricole justifie que l’on revienne à une agriculture de proximité conscient de la richesse de cette terre nourricière.

Au Brésil, la démarche « bio » est naissante, mais la fierté pour cette agriculture de territoire est, elle, bien présente. C’est pour cette raison que la marque « Valeurs Parcs naturels régionaux » intéresse les acteurs locaux. L’agriculture familiale voulu par l’Etat de Bahia peut devenir un projet collectif au service des territoires, amenant les responsables politiques locaux à vouloir aller plus loin. Ils veulent adosser à l’agriculture familiale un tourisme durable de proximité qui met en valeur l’histoire si singulière de ce territoire fait de brassage de population.

Au moment de la signature de ce mémorandum, je n’imaginais pas me retrouver en mission d’inspection sur place à l’occasion de la venue du Président de la République Emmanuel Macron dans le cadre du Forum Nosso Futuro début novembre 2025. Ce forum vise à construire une plus grande relation de respect entre l’Afrique, le Brésil et la France. Ainsi en amont de la COP 30 à Belém, de multiples élus locaux et responsables politiques se sont retrouvés pour imaginer un nouveau futur en commun à construire avec la justice territoriale, l’inclusion sociale et l’égalité de genre construit sur la culture afrodescendante considérée comme le socle commun à cette coopération.

Ce déplacement m’a laissé évidemment un sentiment mitigé que j’illustre par trois moments particuliers que j’ai vécus sur place.

A Nilo Peçanha c’est l’histoire d’une rencontre. Celle de la communauté Kilombo. Le contraste est puissant ! D’un côté ces gros bourgs à l’activité débordante tiraillés entre le rêve d’un ailleurs et la pauvreté réelle de la communauté, représentée par des élus surinvestis, communicants invétérés. De l’autre, cette communauté Kilombo nichée dans un hameau discret. Pour y aller le dépaysement opère, et très vite je me suis senti désorienté par une route sinueuse, refaite récemment sans qu’elle ne fasse totalement son office. Nous sommes reçus dans un petit village par des femmes Kilombos extraordinaires qui témoignent de leur histoire avec tant de force. Contraste parce qu’en quelques kilomètres de routes, je trouvais là un lieu paisible, doux, calme. Les Kilombos sont ces descendants d’esclaves noirs qui ont fui les esclavagistes pour se cacher en forêt. De fait ce village se trouve dans une espèce de cuvette, cachée des regards, tout proche d’une mer que l’on ne perçoit même pas. Ici l’écologie, puisqu’il est question de cela, vu comme le lien entre patrimoine naturel et culturel est une évidence, au point qu’ils ne comprennent pas ce que nous français voulons leur apporter. Ce village, qui aurait en France le label des « plus beaux villages » doit rester ici l’un des plus grands secrets. Je mesure alors le risque de parler ici de tourisme durable, tellement j’ai peur de casser un bijou de culture, et d’authenticité.
Me revient alors à l’esprit ce projet français de récréer un lien historique entre l’Afrique, le Brésil et la France, le forum Nosso Futuro, si éloigné de ce qui se joue ici et peut être décalé par rapport au message qu’attendent ces peuples. Au moment de quitter le village je me nourris de l’hospitalité de ces femmes Kilombos, de leur franche joie, elles si engagées, mais aussi porteuses des blessures de leur histoire.

Nous prenons la route de Taperoa pour visiter une ferme familiale. Là sur 90 hectares toute la famille est active et travaille au service du collectif. Dans ce champ où l’on cultive le cacao, le clou de girofle, la banane, le manioc, la mangue et tant d’autres fruits improbables, le chef de famille me demande ce que l’on peut faire pour lui. Me voilà désarçonné. Admiratif devant son mode de culture, touché par la fierté qui est la sienne de voir sa famille engagée à ses côtés, que pouvais-je lui répondre ? Lui parler des débats agricoles en France, du Mercosur sujet abordé avec tant de mauvaise foi ? des glyphosates qui polluent tant les terres que les esprits ? de la plus-value économique que l’on recherche ? des opportunités des marchés européens ? ou de la garantie d’un marché brésilien cherchant la qualité ? Tout cela était vraisemblablement bien loin de sa préoccupation, car sans le savoir il fait ce que l’on prône depuis longtemps dans les PNR (pars naturels régionaux), j’ai sans doute plus à apprendre de lui. La seule question qui reste alors posée est celle de la valorisation économique de ses produits.

Riche de cette journée me voilà de retour à Salvador de Bahia, avant de faire une seconde rencontre. Lors d’un point administratif entre les personnels en chargent de cette coopération, le secrétaire d’Etat à l’Environnement de l’Etat de Bahia, vient me chercher pour me proposer un échange avec le sénateur Jacques Wagner. Ancien gouverneur de l’Etat de Bahia, ancien Ministre de la Défense du Brésil (2015-2016), sénateur depuis 2019, je découvre un homme charismatique au parcours romanesque. Membre du Parti des Travailleurs, proche du président Lula, de son œil bleu gris clair, il m’interroge, peut être même qu’il sonde mes intentions. De l’agriculture familiale en l’Etat de Bahia, nous passons vite aux enjeux internationaux. Je prends une première leçon d’un homme conscient du moment, mais serein et confiant en l’avenir. Au lieu d’une personne qui pourrait à la fin de sa carrière s’interroger avec désespoir de la terre qu’il laisse à ses descendants, je découvre un homme au contraire convaincu que l’Humanité saura retrouver l’espoir. Il croit en l’avenir, il n’éprouve aucune mélancolie, il annonce une période de transition politique mondiale difficile, mais est certain de l’issue positive. Je m’en veux en cet instant d’être plus pessimiste que lui avec 20 ans de moins. Mais surtout son propos sur l’écologie rejoint ce que je défends moi-même depuis longtemps. La transition écologique ne peut pas réussir sans prise en compte des enjeux sociaux. Le Sénateur Wagner m’explique pourquoi le président Lula tenait à accueillir la COP30 à Belém, malgré les difficultés d’hébergements et d’accessibilité. Belém c’est d’abord une porte sur l’Amazonie, terre emblématique quand il est question d’écologie. Ce n’est pas simplement un symbole, mais il s’agit aussi d’un territoire particulièrement touché par le réchauffement climatique. Néanmoins le même sénateur m’interpelle sur le niveau de vie de ses concitoyens touchés par le dérèglement climatique. Ici la transition vers la mobilité électrique n’est pas encore possible. Avant cette Cop 30 et pendant les jours de débats, de nombreux journalistes se sont interrogés sur la sincérité environnementale du président Lula. Engagé contre la déforestation mais favorable à l’exploitation pétrolière sa crédibilité est questionnée. A Belém tous les contrastes, tous les paradoxes sont palpables. Je n’étais donc pas étonné de l’équilibre brésilien qui est sorti des discussions. L’Europe aurait souhaité que la COP aille plus loin dans ses exigences de décarbonation. Cette décarbonation aujourd’hui décriée par les populistes en Europe est tellement plus difficile à envisager dans les pays en développement. Et pourtant elle est une nécessité.

Les Kilombos de Nilo Peçanha et le sénateur Jacques Wagner, deux images antinomiques qui servent pourtant la même réalité et qui posent la même question. Comment vivre mieux, comment améliorer son niveau de vie, dans un environnement sain mais dans une économie en transition, incompatible avec le capitalisme effréné et qui n’a pas encore su créer une nouvelle richesse partagée et productive.

Riche de ces deux images, j’écoute le Président Emmanuel Macron lors de sa venue à Salvador de Bahia pour lancer le Forum Nosso Futuro. Je rencontre certains responsables que j’ai croisés les jours précédents. L’image est étonnante. Nous nous retrouvons sous une tente qui donne sur les favelas voisines, curieuse image entre grand-messe sous une tente avec une climatisation bruyante inefficace qui côtoie l’extrême pauvreté. Sous les couleurs chatoyantes de la mise en scène, Emmanuel Macron appelle à la réconciliation, mais il manque l’essentiel : la reconnaissance de la richesse culturelle de cette histoire, l’appel au pardon. J’ai espéré un message de bienveillance et d’humilité de sa part. Il n’est pas venu. En sommes-nous capables ? Ce mois de novembre est important pour le Brésil. C’est le symbole d’un pays fier de son histoire, mais aussi d’une démocratie fracturée, qui s’est fait un honneur d’accueillir la Cop 30.

L’annonce de l’accord à Belém a suscité des critiques en France considérant que nous n’allions pas assez loin, tant le dérèglement climatique menace l’espèce humaine. Evidemment je partage cette idée. Mais je comprends aussi que pour le paysan que j’ai rencontré dans sa ferme familiale, et pour les filles Kilombos c’est une avancée. Plus que jamais j’en reviens avec la conviction que le défi climatique est aujourd’hui d’abord un défi social et économique. Les COP se succèdent et se fracassent contre des intérêts divergents et un constat qui n’est pas encore suffisamment partagé. D’un côté le monde occidental qui veut bien faire des efforts, mais qui se dit qu’il parviendra toujours à supporter économiquement les conséquences du dérèglement climatique. Le monde en développement qui pense pouvoir rejoindre l’occident dans cette espérance mais ? qui ne supporterait pas de compromettre son développement. Ici, j’ai entendu les acteurs locaux me dire que le réchauffement climatique n’avait pas d’effet, si ce n’est que la culture du cacao était meilleure que par le passé. La dernière catégorie est celle de ces peuples qui disparaissent à petit feu. Ils sont au cœur de l’Amazonie, au Groenland, en Birmanie, au Népal. La mondialisation aura raison d’eux, tant nous détournons notre regard à chacun de leurs cris.

La lutte contre le dérèglement climatique comme l’adaptation au changement climatique n’a d’horizon qu’à condition de donner aux populations les plus fragiles la perspective d’un monde meilleur. Nous pensons que le sujet est d’abord occidental alors qu’il concerne aujourd’hui plutôt le reste du monde celui en développement ou celui qui est encore pauvre. En occident les populistes tentent d’agréger tous les mécontents de la transition énergétique. Ils vont sans doute réussir leur pari, mais la réaction de la population sera terrible quand elle prendra conscience de la supercherie idéologique qui est celle de l’extrême droite. Leurs représentants, produits marketing qui portent ces idées sur les réseaux sociaux, et qui n’ont pas de fonds seront alors honnis des habitants.

Le malheur ne viendra donc pas de l’occident, il viendra de notre incapacité à créer une solidarité à l’échelle planétaire, qui donne des perspectives de foi en l’avenir à l’agriculture familiale, aux femmes Kilombos, à la tribu amazonienne, à l’habitant des favelas, aux Inuits.

 

 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

La laïcité aux États-Unis, un principe asymétrique

La laïcité aux États-Unis, un principe asymétrique

Aux États-Unis, la séparation des Églises et de l’État protège d’abord la religion contre l’emprise publique, bien plus qu’elle ne préserve l’État de l’influence religieuse, comme en France. Héritée de l’histoire des pionniers et consacrée par le premier amendement, cette laïcité asymétrique façonne durablement la vie politique américaine. Article de Corinne Narassiguin, sénatrice de la Seine-Saint-Denis.

Le principe de laïcité, c’est-à-dire la séparation des Églises et de l’État, trouve ses sources dans les Lumières qui ont éclairées la révolution française, et avant elle, la révolution américaine et l’établissement de la République des États-Unis d’Amérique.
Pourtant, la laïcité se traduit différemment en droit et en pratique dans nos deux pays.
Les États-Unis sont un pays laïque puisqu’il n’y a pas de religion officielle et que la liberté religieuse y est un droit fondamental, garantie par le premier amendement de la constitution datant de 1791, aux côtés de la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté de réunion et d’association.
Notons que cet amendement ne garantit pas la liberté de conscience en tant que telle, dont découle pourtant toutes les libertés qu’il garantit explicitement. Car pour les pères fondateurs, ce n’est pas la foi religieuse ou l’absence de foi comme conviction intime qu’ils étaient inquiets de protéger, mais la liberté de pratiquer et de proclamer la religion de son choix.
L’histoire des pionniers américains est largement celle de groupes persécutés en raison de leur religion, venus sur le continent nord-américain pour y construire une nouvelle vie dans la liberté de pratiquer leur religion. C’est un aspect majeur du roman historique de la naissance des États-Unis. L’idée que les États-Unis sont un bastion imprenable de la liberté religieuse a été portée par de nombreux Présidents, de George Washington à Barack Obama, même si la réalité est moins glorieuse. Les affrontements religieux violents, les discriminations et persécutions religieuses font aussi partie de l’histoire des États-Unis.

Si la séparation des Églises et de l’État est établie en droit, la jurisprudence et les pratiques politiques et religieuses sont très différentes de celles qu’on connaît en France.
Il est courant pour des candidats aux élections ou des élus d’être invités à s’exprimer dans des lieux de culte, pour des représentants religieux de participer activement à la vie politique, en tant que soutien et même en tant que candidat ou élu. Il paraît politiquement inconcevable d’être un candidat sérieux à une élection sans faire connaître son appartenance religieuse. Quand on prête serment pour prendre ses fonctions d’élu, et dans beaucoup de tribunaux en tant que témoin, on le fait souvent sur le livre religieux de son choix.
Au nom de la liberté religieuse, les lobbies religieux mènent constamment des batailles politiques et juridiques pour imposer leurs croyances sur la loi et les politiques publiques, comme par exemple pour dicter le contenu des programmes scolaires, ou pour établir des dérogations religieuses y compris pour contrevenir aux droits des femmes ou pour discriminer contre des personnes LGBTI+. Ces cas finissent régulièrement devant la Cour Suprême, et le principe d’égalité devant la loi ne résiste pas toujours à celui de la protection de la liberté religieuse.

D’ailleurs, la devise « In God we trust » est apparue au XIXème siècle et en particulier pendant la guerre de sécession, pour à partir de 1956 être consacrée en devise nationale, imprimée sur toutes les pièces et tous les billets de monnaie, et affichée dans de nombreux tribunaux. À partir des années 1930 et surtout pendant la Guerre froide, l’athéisme était suspect car il était associé au communisme. Le « Godless communist » était une propagande efficace contre une catégorie d’êtres humains dépeints comme doublement dangereux : anticapitalistes et sans dieu. Jusqu’à présent s’affirmer athée aux États-Unis semble être un acte de militantisme politique.

Aux États-Unis, la liberté religieuse est garantie, l’État doit être impartial vis-à-vis des religions. Mais la religion est partout et se mêle de tout. Car en réalité, la séparation des Églises et de l’État vise à protéger les religions de l’intervention et de la persécution de l’État, mais ne vise pas à protéger l’État de l’intervention des religions. Ce n’est pas un oubli, c’est le sens de leur héritage historique. On est loin de l’idéal laïque de Thomas Jefferson et son « mur de séparation ». L’évolution politique du pays et la jurisprudence de la Cour suprême ont construit un mur qui n’est étanche que dans un sens.

Cette asymétrie du principe de laïcité à l’américaine est pleinement exploitée par le Trumpisme, où le culte de la personnalité se mélange de manière inquiétante à un christianisme évangéliste américain à la recherche d’un nouveau prophète.
Si la Cour suprême a supprimé le droit à l’avortement, c’est parce Donald Trump lors de son premier mandat a modifié profondément sa composition pour satisfaire les demandes de sa base chrétienne évangéliste.
Depuis le début du deuxième mandat de Donald Trump, ce principe de laïcité, même asymétrique, est de plus en plus souvent ébranlé.
Déjà pendant la campagne présidentielle, en mars 2024, Donald Trump a mis en vente pour 60 dollars pièce une « Bible Que Dieu bénisse les USA » comprenant une édition de la Bible chrétienne, une version volontairement incomplète de la Constitution des États-Unis, la Déclaration d’Indépendance et le Serment d’allégeance au drapeau américain.
Le « Make America Great Again » est construit sur le principe de la supériorité d’une civilisation états-unienne blanche et chrétienne. Donald Trump assume ouvertement vouloir « ramener la religion dans le pays ». Il organise des prières pendant les réunions de cabinet à la Maison Blanche et fait la chasse aux « biais anti-chrétiens » dans les administrations.
Le Vice-Président JD Vance, coupable d’avoir pour épouse une femme d’origine indienne et de religion hindoue, s’est senti obligé de rassurer la base électorale trumpiste en souhaitant publiquement, début novembre 2025, que son épouse se convertisse au Christianisme. S’en est suivi une vive polémique sur le respect de la liberté religieuse et les dangers de la politisation des religions.

Même quand le principe de la séparation des Églises et de l’État est gravement remis en cause, la protestation est asymétrique. Ce qui inquiète le plus, ce n’est pas l’influence des évangélistes chrétiens sur l’administration Trump, c’est l’interférence du politique dans les pratiques religieuses.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

D’un « État pour les juifs » à un « État juif », l’évolution du suprémacisme religieux en Israël

D’un « État pour les juifs » à un « État juif », l’évolution du suprémacisme religieux en Israël

Alors que la création de l’Etat d’Israël répondait à une logique d’inspiration laïque, l’influence croissante des religieux et leur arrivée au pouvoir en Israël révèle la trajectoire d’un Etat assis sur des principes démocratiques vers un projet théocratique, où l’impunité des crimes de guerre se trouve justifiée par le commandement divin.

En avril 2025, Ben Smotrich, ministre des Finances de l’Etat d’Israël, déclarait que ramener les otages n’était pas « l’objectif le plus important » de la guerre, la priorité étant d’empêcher le Hamas de contrôler Gaza, et peut être surtout, de permettre aux colons juifs de s’y installer au service d’un « Grand Israël » tel qu’issu du texte divin.
Alors que la création de l’Etat d’Israël répondait à une logique d’inspiration laïque, l’influence croissante des religieux et leur arrivée au pouvoir en Israël révèle la trajectoire d’un Etat assis sur des principes démocratiques vers un projet théocratique, où l’impunité des crimes de guerre se trouve justifiée par le commandement divin.

D’un « Etat pour les juifs » vers un « Etat juif »


Si la création d’un Etat d’Israël relevait nécessairement d’un lien avec le judaïsme puisque le projet visait à offrir un cadre aux Juifs, la place de la religion juive ne fut pas conçue comme le pilier central de l’idéologie sioniste. Théodore Herzl, l’un des principaux théoriciens du sionisme, parlait davantage d’un « Etat pour les juifs » que d’un « Etat juif ». La diaspora juive, largement influencée par les principes libéraux des démocraties occidentales, œuvra à la création d’un Etat où la souveraineté procéderait du peuple et non de Dieu, un projet laïque en somme. C’est ainsi que Ben Gourion, artisan central de la création d’Israël et juif laïque, participa à la construction d’un Etat fondé sur une vision libérale, conférant une place secondaire à la religion dans l’organisation étatique et d’abord conçu comme un pays à destination de la communauté juive.


Si bien que les premiers opposants au sionisme furent les plus religieux. Les rabbins allemands signèrent presque unanimement une pétition contre le projet sioniste. Plus largement, pour les Haredim, juifs orthodoxes ultra-religieux, le retour en terre sainte ne pouvait être l’œuvre des hommes et avoir lieu avant l’arrivée du mashia’h, le messie. L’hébreu était ainsi réservé à un strict usage religieux.


Israël n’est donc pas un Etat juif, au sens d’une théocratie fondée sur la religion juive. L’Etat reconnait ainsi la liberté de culte et ne fait pas du judaïsme la religion d’Etat officielle. Pour autant, l’organisation des relations entre l’Etat et les cultes en Israël ne procède pas d’une laïcité pleine et entière. Plutôt qu’un Etat « laïque», le particularisme juif s’est traduit par une forme de coopération entre la Synagogue et l’Etat.


En effet, afin de concilier les intérêts des différents groupes au sein de l’Etat d’Israël, et notamment l’intégration des groupes orthodoxes et religieux, Ben Gourion, fit des concessions, de « petits arrangements » pour contenter l’ensemble de la population. Il en va ainsi de la suppression des transports publics le jour de chabbat, de l’interdiction des mariages civils, ou encore de la cashrout avec le service de nourriture exclusivement casher dans les administrations publiques. La place de la religion juive conserve à l’évidence une place prépondérante dans la société israélienne, en témoignent les différents symboles nationaux : le drapeau d’Israël illustré de l’étoile de David, l’emblême d’Etat qu’est la menorah à sept branches…


Mais cette relative sécularisation originelle connait un glissement depuis plusieurs années. L’idéologie laïque travailliste des kibboutz de Ben Gourion s’est épuisée, concrétisée par l’extrême faiblesse de la gauche sioniste jusqu’à sa quasi disparition dans l’électorat israélien, le parti travailliste ayant recueilli seulement 3,7% des voix aux dernières élections législatives. En parallèle et nourrie par la régression de cette dernière, l’empreinte de l’idéologie du sionisme religieux dans la société israélienne s’est considérablement renforcée. Si la guerre de Six Jours en 1967 a été l’un des premiers tournants pour ce dernier, la victoire d’Israël perçue par certains comme « le signe incontestable d’un plan divin pour rendre la Terre entière d’Israël au peuple d’Israël », ce phénomène s’est accru ces dernières années.


Cette influence du sionisme religieux est allée de pair avec une évolution des composantes de la société israélienne. D’une part, des changements démographiques, fondés sur la croissance des familles ultra-orthodoxes, composées généralement de nombreux enfants, qui constituent désormais plus de 10% de la population israélienne et qui pourrait atteindre 20% en 2040 . D’autre part, une religiosité croissante en Israël où les juifs qui croient à l’arrivée du Messi sont de plus en plus nombreux . Le contenu religieux juif s’est vu renforcé dans le secteur éducatif, notamment dans les programmes scolaires mais aussi dans l’armée où les sionistes religieux composaient la moitié des diplômés dans les sections de combat de l’école des officiers de Tsahal.


L’un des marqueurs les plus importants de ce glissement vers le sionisme religieux est sans doute le vote par la Knesset de la loi du 19 juillet 2018. Ce texte, qui définit Israël comme le « foyer national du peuple juif », concrétise la suprématie juive, et, de fait, la différence de traitement en fonction de la judéité. Les citoyens arabes sont de plus en plus considérés comme des citoyens de seconde classe, avec par exemple la dégradation de la langue arabe de statut de langue d’Etat à un vague « statut spécial ».


Cet avènement des nationalistes messianiques s’est renforcé encore en 2022, avec l’arrivée à la troisième place du parti sioniste religieux aux élections législatives. Avec 11% des voix et l’obtention de 14 sièges à la Knesset, il est intégré au gouvernement. Deux ministres suprémacistes juifs, Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, ont rejoint le gouvernement de Netanyahou, une extrême droite aux revendications théocratiques assumées.


Un projet messianique et théocratique qui menace la démocratie israélienne et justifie l’injustifiable


L’arrivée des suprémacistes juifs au pouvoir signe l’évolution d’un modèle – relativement – laïque et démocratique vers une société théocratique avec comme fondement un récit messianique. Ce nationalisme intégral porté par les sionistes religieux est inséparable d’un projet théocratique. Ses partisans défendent une société où seule la Halakha, la loi rabbinique, compte. Plus précisément, l’Etat peut et doit se passer de la démocratie, futile vis-à-vis de la loi du judaïsme. Pour les citoyens, cela se traduit par un traitement plus favorable au bénéfice des juifs contrairement au reste de la population, qui, dans leur projet, ne sont pas des composantes de l’Etat d’Israël.


Cette montée en puissance des dogmes religieux constitue aussi une menace pour l’ensemble des principes démocratiques progressistes de la société israélienne. A cet effet, le parti de Smotrich, ne reconnait pas l’homosexualité voire la condamne, un danger pesant sur les droits des personnes LGBTQIA+. Smotrich lui-même s’était défini comme un « fasciste homophobe ».


Mais l’une des caractéristiques les plus marquantes du courant sioniste religieux est son combat pour un « Grand Israël ». Ses partisans prônent une politique expansionniste englobant toute la terre biblique d’Israël. Celles-ci incluraient la Cisjordanie, les hauteurs du Golan, la bande de Gaza, le sud du Liban, le Sinaï, des parties de la Jordanie, voire de l’Irak. Fervents défenseurs des colonies donc, les sionistes religieux luttent contre leur démantèlement et entendent étendre la colonisation à l’ensemble de ces territoires. C’est en invoquant la loi divine et sous prétexte de vouloir garantir la sécurité de l’Etat d’Israël, que Ben Gvir et Smotrich ont même défendu « l’émigration des palestiniens » pour permettre le retour des colons juifs à Gaza. Et c’est en suivant ce même récit messianique que les crimes contre l’humanité commis en Palestine sont légitimés par la volonté divine.


Alors que la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel demeure une condition sine qua non de la démocratie, en ce qu’elle est un corollaire de la liberté des individus, l’avènement d’un projet théocratique en Israël pourrait bien ancrer la fin de la « seule démocratie du Moyen-Orient ».

 

 

 

 

 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Ut elit tellus, luctus nec ullamcorper mattis, pulvinar dapibus leo.

L’inconnu de la Grande Arche : l’architecte, le politique et le fonctionnaire

L’inconnu de la Grande Arche : l’architecte, le politique et le fonctionnaire

L’inconnu de la Grande Arche, en retraçant le processus de projet de l’arche de la Défense, souligne le positionnement ambivalent de l’architecture, au croisement de l’art et de la technique. L’avènement des grands projets comme ceux portés par Mitterrand pose alors la question du rapport entre l’Etat et l’Artiste, entre réalité de mise en œuvre et statut de l’œuvre d’art.

En 1983, l’architecte danois Johann Otto Von Sprekelsen, remporte le concours lancé par François Mitterrand pour construire l’ouvrage qui fermera le quartier de la Défense. Inconnu du grand public autant que de la profession, l’Architecte n’avait alors construit que sa maison et quatre églises dans son pays natal.

Nous sommes au début des grands travaux de Mitterrand dans la capitale, les projets de l’Opéra Bastille, de la pyramide du Louvres ou encore de Bercy sont déjà lancés. Il reste un lieu, objet de multiples concours et propositions depuis de nombreuses années déjà ; « la Tête Défense », dans la perspective de l’axe historique de Paris. Le Président décide d’y développer un carrefour international de la communication, un « lieu pour l’humanité ».

Plus de quatre cents équipes participent à la consultation, parmi lesquels les plus grands noms de l’architecture international. Le caractère anonyme du concours permet au projet du « Cube » de séduire le jury, quand bien même Sprekelsen ne possédait pas d’agences. Une nomination qui serait jugée aujourd’hui impossible au regard des demandes d’expériences, de références ou de solidité financière faites aux équipes de concepteurs dans les projets.

Celui qui avait l’habitude de dessiner ses projets jusque dans le moindre détail se confronte à l’ampleur de la tâche et aux méthodes de sa mise en œuvre. Il y découvre des architectes français qu’il décrit lui-même comme « inhibés » et des interlocuteurs au service d’un état fonctionnaire. La technocratie française y est incarnée par un personnage représentant à la fois Robert Lion (président de la caisse des dépôts) et Jean-Louis Subileau (directeur de la maîtrise d’ouvrage de la Grande Arche). Dépeint comme un commis de l’État dont le seul objectif est d’éviter la gabegie du projet, il représente les normes techniques et administratives françaises qui contraignent le développement de ce monument. L’œuvre d’art devient objet technique et Johann Otto Von Spreckelsen, tant étranger à ce fonctionnement, se résoudra à s’adjoindre l’aide d’un architecte français, Paul Andreu, à qui l’on doit notamment l’aéroport Roissy Charles De Gaulle.

En 1986, Mitterrand perd les élections législatives, Chirac devient Premier ministre et Juppé ministre du Budget. Le projet du centre de la communication est abandonné et l’existence même de la grande arche ainsi que son caractère public sont remis en question. Le bâtiment n’est plus une œuvre d’art ; il doit trouver une rentabilité pour exister. C’est ici qu’est introduit le personnage de Monsieur Leloup, promoteur immobilier privé, prêt à racheter l’arche et son programme au risque d’altérer la perspective historique de la capitale. L’architecte, toujours au service de son art, ne peut s’y résoudre, mais des solutions doivent être trouvées, corrompant le projet d’ensemble. Le politique contraint au changement et s’absout des enjeux de qualité architecturales et d’harmonie du projet, avant de disparaitre.

L’inconnu de la grande arche relate ainsi une histoire peu connue, pourtant majeure dans la construction du paysage francilien, et témoigne du dialogue souvent conflictuel dans lequel naissent les grands projets urbains et architecturaux. A travers ce trio de personnage, que l’on pourrait sans hésiter qualifier de caricatural, le film expose un certain modèle de la production urbaine qui demeure aujourd’hui : un objet architectural, parfois déconnecté des réalités, des normes techniques ou administratives dont on ne lit plus l’essence, et une décision politique, volatile et soumise aux calendriers électoraux. 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

« Le logement est en train de devenir un sujet central » – Entretien avec Audrey Gatian

« Le logement est en train de devenir un sujet central » – Entretien avec Audrey Gatian

Remettre l’outil public au service des habitants qui vivent les difficultés les plus fortes, voilà la mission que s’est donnée Audrey Gatian, adjointe au Maire de Marseille chargée de la politique de la ville et des mobilités et présidente de Marseille Habitat. Entretien réalisé par Adrien Félix.
Depuis 2020 et l’arrivée de la gauche au pouvoir à Marseille, vous assurez, parallèlement à votre mandat d’adjointe à la politique de la ville, la présidence de Marseille Habitat, le bailleur social historique de la Ville de Marseille. Quelles raisons vous ont poussé à cet engagement ?

La présidence de Marseille Habitat est complémentaire de ma délégation à la politique de la ville. L’objectif est d’agir pour les Marseillaises et les Marseillais qui ont le plus besoin de nous, qui sont dans des situations de précarité et de fragilité.

C’est traiter de sujets majeurs pour Marseille, les logements sociaux, l’habitat indigne, les copropriétés. C’est également permettre à la justice de faire toute la transparence sur le drame de la rue d’Aubagne.

Marseille Habitat est le seul outil qui reste à la Ville de Marseille, mon engagement c’est de le rendre utile aux Marseillaises et aux Marseillais.

 

Quel bilan en faites-vous cinq ans plus tard, notamment au regard de la mission sociale de Marseille Habitat ?

Marseille Habitat est un bailleur très social et j’ai eu à cœur de relancer cette société d’économie mixte qui n’avait plus vraiment de projets ni de cap avant 2020.

Les sites les plus compliqués ont été identifiés et nous avons travaillé à des réponses sur chacun d’eux avec toujours au centre de nos préoccupations l’amélioration de la qualité de vie des habitantes et des habitants. Nous avons obtenu des changements majeurs sur la Paternelle avec un travail effectué aux côtés de la Préfecture de Police sur le plan de la sécurité. Aujourd’hui la tranquillité est revenue dans le quartier et nous voulons poursuivre cette amélioration avec un programme de rénovation, notamment énergétique des logements. De plus un réaménagement du quartier est aussi à l’étude. En 2020 et sur les premières années les locataires pensaient que rien ne changerait à la Paternelle, et beaucoup à l’époque voulaient partir, aujourd’hui ils ne veulent plus partir et ils ont compris que je n’abandonnerai pas ce quartier et que nous allons poursuivre son amélioration. C’est une très grande satisfaction, la démonstration qu’il n’y a pas de fatalité, ni à la Paternelle, ni ailleurs dans Marseille : on peut changer les choses.

Nous avons aussi des projets, avec l’immeuble rue Bernard du Bois acheté auprès de l’État et en travaux actuellement pour un projet qui s’inscrit dans une continuité de l’occupation temporaire « Coco Velten », avec un CHRS (N.D.L.R. : centre d’hébergement et de réinsertion sociale), une cantine sociale et solidaire, un accueil de jour pour femmes, des espaces polyvalents et des logements sociaux.

À la Capelette, nous démolissons deux petits immeubles excessivement dégradés, anciens immeubles privés que nous avons rachetés, pour construire des logements sociaux de qualité.

 

Dans le cadre de cette mission sociale précisément, vous venez de lancer une offre inédite de « syndic de proximité, social et solidaire », notamment pour accompagner les petites copropriétés en difficulté du centre-ville de Marseille. Quel est le fonctionnement de ce nouveau dispositif et comment s’inscrit-il dans la lutte contre l’habitat indigne ?

Marseille Habitat n’est pas qu’un bailleur social, c’est une société d’économie mixte de logement et d’aménagement. Cela permet ainsi des expérimentations et une souplesse dans l’innovation.

Dans sa mission d’éradication de l’habitat indigne, Marseille Habitat rachète appartement par appartement des immeubles en copropriété privée afin d’en avoir la maitrise foncière totale. Nous intervenons quand l’immeuble est déjà très dégradé et que les travaux nécessaires n’ont pas été réalisés par la copropriété et que la situation s’est empirée. Dans le cadre des États généraux du logement organisés par la Ville de Marseille, l’idée d’un syndic social et solidaire est apparue pour justement éviter cette dégradation et ce mauvais entretien des copropriétés privées. Marseille Habitat connaissant bien la problématique des copropriétés et notamment des immeubles anciens du centre-ville, nous avons décidé de mettre en œuvre ce syndic dont l’utilité nous est apparue évidente.

 

Alors qu’il est devenu de plus en plus difficile de trouver un syndic professionnel, et face à lessor des grands groupes, le syndic social et solidaire pourrait bien être un exemple de « démarchandisation[1] », une idée qui fait son chemin à gauche. Selon vous, ce dispositif pourrait-il être appliqué au-delà de Marseille, à l’échelle locale voire nationale ?

Le mauvais entretien de certains immeubles en copropriété privée est devenu un sujet majeur du centre-ville de Marseille mais cela est aussi présent dans d’autres quartiers. Ce sujet n’est d’ailleurs pas purement marseillais, beaucoup d’autres villes sont également concernées.

Ce mauvais entretien relève d’une défaillance du privé et au final du marché. Souvent les petites copropriétés ont beaucoup de mal à trouver un syndic professionnel pour assurer la gestion de leur immeuble, car le faible nombre de lots rend la gestion moins rentable pour un syndic. Ainsi, pour des questions de rentabilité, il apparait très clairement que le marché n’est pas toujours en capacité de répondre à la demande et aux besoins de ces petites copropriétés.

Aussi, ce type de syndic doit permettre de limiter les interventions dans le cadre de l’habitat indigne pour traiter les dysfonctionnements et désordres constatés dans ces copropriétés à la racine dès qu’ils commencent et avant qu’ils ne s’amplifient et mettent en danger la structure de l’immeuble. L’objectif est en effet d’agir en amont sur un secteur où la logique du marché n’est pas efficiente et tend à aggraver les situations sur ces petits immeubles.

Pour moi, on est totalement dans cette logique de démarchandisation. Apporter des réponses d’intérêt général, pallier les défaillances du marché, et permettre un meilleur entretien et une meilleure conservation de ces immeubles anciens et de meilleures conditions de vie pour leurs occupantes et occupants.

 

Dans quelques mois auront lieu les élections municipales de 2026. Quelle place auront les problématiques urbaines (logement social, état du bâti, habitat indigne) dans le débat politique marseillais ? Et quels grands chantiers identifiez-vous pour la suite ?

Je pense que le logement, au-delà même de Marseille, est en train de devenir un sujet central.

La rotation dans les logements sociaux baisse, la demande augmente, les copropriétés en difficultés se multiplient, je constate chaque jour que la question du logement digne est absolument centrale dans les préoccupations actuelles.

Le parcours résidentiel tel qu’on l’a longtemps conçu : logement social puis logement privé puis accession à la propriété, est en panne.

À Marseille, actuellement plus de 50 000 demandes de logement social sont en attente. On observe d’ailleurs une augmentation des demandes, révélatrice d’une situation qui se tend et d’une précarité et d’un coût de la vie qui ne permettent pas aux populations fragilisées de se loger dignement dans le parc privé.

Dans les différents chantiers nous avons forcément la question du respect de la loi SRU dans les communes en périphérie de Marseille qui ne veulent pas respecter la loi et le seuil imposé de logements sociaux.

Nous avons également ce chantier des copropriétés dégradées longtemps dans l’angle mort des politiques publiques, ce sujet est maintenant traité par les différentes institutions et nous mesurons au fur et à mesure son ampleur.

La question de l’aménagement de l’espace public, des transports et des déchets qui sont des compétences métropolitaines seront nécessairement aussi au cœur des débats.

[1] Voir sur la notion Boris Vallaud : Le Nouveau Populaire.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

« L’été où maman a eu les yeux verts », ou un été de réconciliation

« L’été où maman a eu les yeux verts », ou un été de réconciliation

Cette rentrée littéraire 2025 a mis en lumière plusieurs romans familiaux, que ce soit Kolkhoze d’Emmanuel Carrère, le récemment annoncé Prix Goncourt, La Maison vide de Laurent Mauvignier, ou encore Tant mieux d’Amélie Nothomb. Ces histoires familiales sont racontées avec les singularités qui sont les leurs et partagent également la similitude d’être les meilleures ventes des librairies indépendantes au mois de septembre. On comprend par cela que les fresques familiales sont encore au cœur de ce que les Français aiment lire, car celles-ci peuvent réveiller en chacun les échos de ses propres vécus, relations et histoires. Ces récits de famille m’ont rappelé un roman que j’avais lu il y a quelques années et qui m’avait marquée par son intensité, violence et beauté. Dans L’été où maman a eu les yeux verts, c’est la figure de la maman qui est mise au centre de l’analyse.

Car en effet, dans la famille, elle fait souvent l’objet d’une idéalisation, voire d’une forme de sacralité. Qu’il s’agisse de la Vierge Marie dans la tradition chrétienne, mère pure, dévouée, pleine de compassion et d’amour inconditionnel ; de Déméter dans la mythologie grecque, imaginée comme une mère nourricière incarnant la puissance et la douleur maternelles face à la perte de sa fille Perséphone ; de Fantine dans Les Misérables, figure martyre qui se détruit pour sauver sa fille Cosette ; ou encore de la « mère patrie » dans notre récit national, personnifiée comme une mère protectrice, la maternité incarnée dans la figure de mère se trouve souvent associée à la perfection et au sacrifice.

 

Dans son roman, Tatiana Țîbuleac renverse brillamment et courageusement cette image. Autrice et journaliste roumaine née en 1978 en Moldavie, elle rencontre son premier grand succès littéraire en 2018 avec ce roman magistral, reconnu pour son originalité, sa puissance et la réflexion qu’il suscite, dès ses premiers mots :

 

« Ce matin-là, alors que je la haïssais plus que jamais, maman venait d’avoir trente-neuf ans. Elle était petite et grosse, bête et laide. C’était la maman la plus inutile de toutes celles qui n’ont jamais existé. Je la regardais par la fenêtre, plantée comme une mendiante à la porte de l’école. Je l’aurais tuée rien que d’y penser. »

Avec ces premières phrases, Țîbuleac nous présente Aleksy, qui, lors d’un été d’introspection, évoque sa mère, dont on ne connaîtra jamais le prénom, avec des mots d’une grande violence et d’une profonde incompréhension. Cet adolescent, empli d’une rage traversée de tendresse, accompagne pourtant sa mère vers la mort lors d’un été de réconciliation et de pardon.

Au Círculo de Bellas Artes de Madrid, en 2025, elle explique les raisons qui l’ont poussée à écrire ce livre :

« J’ai écrit ce livre pour mon fils et aussi pour mon père. Parce que le concept de maternité m’a bouleversée. Je pensais que je ne serais pas capable de m’en sortir, que je ne serais pas une bonne mère. Et je l’ai aussi écrit pour demander pardon à mon père, pour lui dire des choses que je n’ai pas su lui dire de son vivant. »

Elle poursuit en expliquant que, bien souvent, « ce qui nous a manqué ou ce que nous avons eu en trop quand nous étions enfants devient notre fardeau d’adultes ». Cette phrase résonne dans le personnage d’Aleksy, qui, à l’âge adulte, peine à trouver son chemin.

Comme un puzzle, Aleksy reconstruit, sur les conseils de sa psychiatre, le souvenir de ce dernier été avec sa mère, afin de libérer sa créativité artistique, paralysée par le trauma. Comment surmonter la rage qu’engendre l’abandon maternel ? Comment se relever de la mort d’un enfant ? Comment se préparer à la disparition d’un être qui incarne à la fois le rejet et l’amour ? On découvre une famille meurtrie par la disparition de la sœur d’Aleksy, Mika, lorsqu’il était enfant. En arrivant dans un petit village français où ils s’apprêtent à passer leur dernier été ensemble, la rage et la rancœur initiales laissent peu à peu place à la compassion et au pardon.

« Rembobiner cet été comme s’il s’agissait d’un enregistrement et revenir au jour de son anniversaire, où elle est venue me chercher à l’école, toute recroquevillée et grosse. Cesser de la haïr et lui dire qu’elle avait de beaux yeux avant qu’elle ne me le demande. »

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Le consentement au cœur de la définition pénale du viol : une réforme féministe ?

Le consentement au cœur de la définition pénale du viol : une réforme féministe ?

Le 29 octobre dernier, le Sénat a définitivement adopté la proposition de loi modifiant la définition pénale de viol. Alors qu’auparavant, les quatre critères pouvant définir un viol étaient la violence, la contrainte, la menace ou la surprise, c’est désormais l’absence de consentement à un acte sexuel qui prime. Cette décision fait suite à la signature de la Convention d’Istanbul par l’Union européenne en 2023, qui impose à l’ensemble de ses membres d’introduire le critère de non-consentement dans la définition pénale de viol. Présentée comme une avancée progressiste, cette modification fait pourtant des remous parmi les rangs féministes. Esther Martin, doctorante à l’Ecole de Droit de Sciences Po Paris, nous éclaire sur les enjeux d’une telle réforme.

« Le mot « consentante », Mouglalis a essayé de le prononcer […]. Je ne connaissais pas [ce terme] aussi couramment que lui […] et ça m’a fort étonnée de l’entendre. Mais le débat aujourd’hui ne se fait que sur le consentement. C’est pour cela que je veux vous expliquer que nous n’avons jamais été consentantes ».

Ces mots, ce sont ceux d’Anne-Marie Tonglet, lors du procès très médiatisé d’Aix-en-Provence en 1978. Défendues par Gisèle Halimi, les deux victimes obtiennent gain de cause et leurs agresseurs, parmi lesquels M. Mouglalis, sont jugés et condamnés pour viol. Alors que le critère de non-consentement vient d’être introduit dans la définition pénale de viol en France, on peut s’étonner de l’exaspération de cette victime. Comment se fait-il que celle-ci se plaigne qu’on parle de consentement au tribunal, alors que c’est précisément pour mieux défendre les victimes que cette notion vient d’être introduite dans la loi ?


Pour mieux comprendre, il faut se remettre dans le contexte de l’époque : au moment où se déroule le procès d’Aix, le viol est défini par la jurisprudence comme un « coït illicite avec une femme que l’on sait ne pas consentir ». Le consentement est donc bien présent dans la loi, mais pas dans le sens qu’on lui attribue aujourd’hui : il ne s’applique qu’aux femmes, dans le cadre de relations sexuelles « illicites » – c’est-à-dire en dehors du mariage. Ainsi, durant tout le procès d’Aix, le débat portera sur le consentement présumé des victimes, alors même que ces dernières sont les victimes « idéales » au regard de l’image stéréotypée du viol : elles se sont violemment débattues et sont allées porter plainte le jour-même. Au vu de la teneur des débats d’audience, on peut comprendre pourquoi Gisèle Halimi, alors avocate de Madame Tonglet, s’est activement battue pour que le consentement n’apparaisse pas dans la définition pénale du viol. L’absence de la notion de consentement dans la définition française était donc le résultat du combat féministe mené par Gisèle Halimi dans les années 1980.


Encore aujourd’hui, le consentement cristallise un certain nombre de désaccords dans les mouvements féministes. À l’instar de Catharine MacKinnon, certains plaident pour son effacement de la loi pénale, pour des raisons tant juridiques que théoriques. Sur le plan des idées, la notion de consentement est ambiguë : étymologiquement, elle renvoie au fait de sentir ensemble, à l’unisson dans un même mouvement (cum sentire, « sentir avec » en latin). Mais son usage contemporain semble induire la présence d’un individu actif qui propose des actes sexuels, et d’un individu passif qui consent ou non à les recevoir. Alors qu’il y a moins de cinquante ans, le consentement s’appliquait seulement aux femmes du point de vue légal, on peut légitimement se demander si l’introduction de cette notion dans la loi ne va pas renforcer une conception binaire de l’acte sexuel : véritablement désiré par les hommes, les femmes ne feraient que consentir à ce dernier sans participation réelle de leur volonté.
De plus, la notion de consentement masque les rapports structurels d’inégalités entre les genres qui entravent la liberté des sujets. Hommes et femmes ne peuvent pas consentir de la même manière dans un monde où ils ne sont pas à égalité. Le consentement prolonge l’illusion néolibérale d’un individu autonome et indépendant, capable de prendre librement des décisions indépendamment du contexte social dans lequel il est ancré. Qu’elle soit physique ou sociale, l’inégalité peut pourtant être un moyen de coercition. Les agresseurs peuvent mettre en place des stratégies de manipulation qui reposent sur les inégalités en présence pour faire plier leurs victimes devant des demandes sexuelles qu’elles n’auraient pas choisies au départ. La capacité à consentir requiert de connaître ses limites et de pouvoir les communiquer à autrui. Acquérir cette aptitude nécessite un apprentissage à la sexualité, dont toutes les victimes n’ont malheureusement pas bénéficié.


Dernière limite théorique du consentement : il repose sur une conception de l’individu séparé d’autrui, souverain dans ses désirs, qui n’est pas influencé par la perspective de l’autre dans ses décisions sexuelles. Pourtant, c’est l’enjeu de tout un pan des luttes féministes de mettre en avant la façon dont les personnes morales sont façonnées par leur rapport à autrui. L’usage extensif de la notion de consentement ne permet pas de mettre en lumière une conception relationnelle du sexe, défini par la relation qui se tisse à travers les actes intimes. Dans cette perspective, une agression sexuelle ne se caractérise pas par une absence de consentement, mais plus simplement par une absence de connexion à autrui. Pour pallier ce défaut conceptuel, plusieurs autrices proposent une définition relationnelle du consentement – mais cette pirouette rhétorique permet-elle réellement d’occulter les fondements de la tradition libérale dans laquelle s’ancre la notion de consentement ? Vouloir combattre le viol avec la notion de consentement reviendrait peut-être à instaurer une république en conservant les titres de noblesse de l’aristocratie.

Pour revenir au plan strictement judiciaire, le consentement a aussi des effets contrastés sur la machinerie judiciaire. En faisant porter le regard de la justice sur la victime, il invite à remettre en cause son récit plutôt que celui de la défense. Cela mène les juges à porter une attention redoublée à son témoignage, alors même qu’il est régulièrement discrédité dans les cours de justice. Introduire la notion de consentement dans la définition légale du viol incite à questionner les victimes sur leur consentement, et non les accusés sur les potentiels actes criminels commis. Pourtant, la crédibilité des victimes de violences sexuelles est constamment mise en doute en raison de préjugés sociaux et d’attentes contradictoires à leur égard. En effet, si la « victime idéale » doit faire le témoignage le plus cohérent possible, on attend aussi d’elle qu’elle apparaisse à la barre traumatisée par une agression intime. Ainsi, si la victime est traumatisée sans être cohérente, ou cohérente sans être traumatisée, sa crédibilité pourra être mise en doute. Le problème central est que la voix des personnes violées n’est pas audible dans les cours de justice aujourd’hui. Vouloir faire reposer toute l’accusation de viol sur cette voix inaudible n’est pas une méthode efficace pour résoudre ce problème. Elle risquerait au contraire d’invisibiliser ce crime.


Cette notion de consentement s’intègre également mal aux dynamiques légales déjà en place. Démultiplier les critères peut avoir comme effet pervers de rendre moins précise une définition, faisant ainsi baisser le taux de condamnation. De plus, on peut aussi faire valoir en droit une définition objective et une définition subjective du consentement. Cela permet une double-défense aux accusés. D’une part, ils peuvent plaider que la victime était consentante (définition objective). Si la procédure judiciaire révèle que cela est faux, ils peuvent toujours faire valoir qu’ils croyaient que la victime était consentante (définition subjective). Ainsi, l’élément intentionnel du crime peut être plus difficile à prouver lorsqu’on fait intervenir la notion de consentement. Cela explique peut-être pourquoi même absent de la définition légale de viol, le consentement restait la principale défense des accusés. C’est ce qui fait dire à Catharine MacKinnon que le consentement est la version légale du « elle en avait envie », permettant de légitimer un acte sexuel. En définitive, c’est bien l’absence de consentement de la victime qui définit désormais le viol. Or il est toujours plus difficile de prouver l’absence d’un élément que la présence effective d’un autre – comme la violence, la menace, la contrainte ou la surprise, les quatre critères précédemment retenus pour la définition de viol.


Ces hésitations dans les débats féministes ont des effets concrets sur les définitions pénales de viol dans le monde. Il en existe aujourd’hui une pluralité à l’international, parfois contradictoires entre elles. La convention d’Istanbul de 2014, ratifiée par l’Union européenne en 2023, impose à tous les pays membres une définition du viol qui prenne en compte le critère de consentement. À l’inverse, les statuts de la Cour pénale internationale, autre texte de droit international, ne mentionnent pas le consentement dans la définition du viol.

Ces deux textes contradictoires sont l’aboutissement de luttes féministes ayant mené à des résultats inverses. Elles montrent la virulence des débats actuels sur cette question. Dès lors, pourquoi vouloir imposer une définition unique à l’échelle de l’Union européenne ? Ne devrait-on pas plutôt laisser ouverte la possibilité d’une pluralité de définitions, en accord avec les mouvements féministes de terrain ?

Ainsi, l’introduction du consentement dans la loi n’est peut-être pas si progressiste qu’elle y paraît. Reste à voir les effets concrets qu’elle aura sur les procédures de justice. Ces dernières ne sauraient être égalitaires tant que les juges eux-mêmes n’auront pas été sensibilisés sur la manière dont leurs biais sociaux influencent leurs jugements. À l’inverse d’une réforme législative, ce projet d’ampleur nécessiterait des moyens financiers dont manque aujourd’hui cruellement la justice.

Esther Martin


Pour aller plus loin :

CHRISTIE, Nils. (1986). « The ideal victim ». in From crime policy to victim policy: Reorienting the justice system (pp. 17-30). London, Palgrave Macmillan UK.

FRAISSE, Geneviève. (2007). Du consentement. Paris, Seuil.

FRICKER, Miranda. (2007). Epistemic injustice: Power and the ethics of knowing. Oxford university press.

GARCIA, Manon. (2023). La Conversation des sexes. La philosophie du consentement. Flammarion.

HALIMI, Gisèle. (1978). Viol, le procès d’Aix. Paris, Gallimard.

MACKINNON, Catharine. (2023). Le viol redéfini. Vers l’égalité, contre le consentement. Paris, Climats.

SERRA, Clara. (2024). La doctrine du consentement. Paris, La fabrique.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Penser nos villes à l’échelle des métropoles – Entretien avec Isabelle Hardy

Penser nos villes à l’échelle des métropoles – Entretien avec Isabelle Hardy

Dans cet entretien, Isabelle Hardy, esquisse une conception de la métropole qui cherche à organiser une solidarité territoriale fondée sur le dialogue, la participation et la transition écologique. Son regard d’élue expérimentée révèle ainsi combien penser l’avenir de Toulouse exige de dépasser les réflexes de puissance pour construire une gouvernance qui embrasse réellement l’ensemble du bassin de vie. Entretien réalisé par Maxence Pigrée.
Le terme métropole vient du grec ancien “metropolis” qui signifie “ville-mère”. De la Grèce antique à la période actuelle, les métropoles continuent d’évoquer la puissance, la centralité et même parfois la domination à l’égard de certains territoires, et notamment l’urbain sur le rural. Quelle signification politique lui donnes-tu en tant qu’élue métropolitaine depuis plus de 15 ans ?


Isabelle Hardy : Tu as raison. Le mot métropole porte en lui toute une histoire : celle de la centralité, du pouvoir, et même de la domination.
Mais aujourd’hui, je crois qu’il faut lui redonner un sens politique plus moderne. Être élue métropolitaine depuis plus de quinze ans m’a permis de mesurer combien cette notion doit évoluer.
La métropole doit être un territoire moteur, mais responsable et solidaire, capable d’entraîner les autres sans les écraser.
Ce qui compte au fond, c’est la manière dont elle exerce son influence. Si la métropole ne se pense qu’en termes de puissance, elle reproduit les logiques d’exclusion. Mais si elle se conçoit comme un partenaire, alors elle devient un levier de cohésion et d’équité territoriale.
Sa force, ce n’est pas de rayonner seule, c’est d’irriguer autour d’elle : les communes, les intercommunalités voisines et les territoires ruraux.
La responsabilité politique, c’est d’affirmer et de porter cette vision. Faire de la métropole un acteur de coopération plutôt que de concurrence, un espace de lien plutôt que de séparation.

Le pouvoir de nos métropoles s’exerce souvent sur des temporalités longues notamment grâce à ses compétences en matière de climat, d’urbanisme ou encore de mobilités. Quelle responsabilité éthique cela confère-t-il à celles et ceux qui décident aujourd’hui ?

La Métropole doit d’abord dépasser le simple objectif de mission pour instaurer dans les moyen et long termes une puissance publique qui organise des droits et des devoirs, guidée par l’éthique, les valeurs et la réponse aux défis sociaux, écologiques et démocratiques.

Gouverner, c’est penser l’avenir d’un territoire pas seulement sur l’échelle du mandat qui nous est confié mais sur le temps long. Quand on décide de faire construire une infrastructure de transports, de créer un nouveau quartier, ou de développer des services publics, on crée des projets, des dynamiques de territoire qui dépassent très largement l’échelle temporelle d’un mandat.

Pour cela, nous ne devons pas décider seul dans une tour d’ivoire, mais nous appuyer sur deux leviers : celui de la connaissance et celui de la participation des habitants mais aussi des acteurs économiques, des experts… à la construction des politiques publiques.

Ils nous permettent d’éclairer nos choix, de mesurer l’impact réel de nos décisions et d’orienter nos politiques vers des modèles plus sobres et plus justes. C’est ce que nous proposions durant la campagne électorale de 2020 avec la création un parlement de l’urgence climatique, une instance indépendante composée de personnalités scientifiques, pour que chaque projet de la collectivité puisse être passé au crible sous le prisme de sa soutenabilité écologique. 6 ans plus tard, cette proposition reste plus que jamais d’actualité.

La participation citoyenne n’est donc pas un supplément d’âme, c’est une condition de réussite. Elle permet de confronter les visions, d’enrichir les projets, de renforcer la légitimité des décisions. C’est aussi une manière de redonner du sens à l’action publique, dans une période où la confiance envers les institutions est parfois fragilisée.

Faire dialoguer l’expertise et l’expérience du terrain, c’est cela, la responsabilité éthique des élu·e·s d’aujourd’hui. C’est reconnaître que l’intelligence collective, nourrie par la connaissance scientifique et la parole citoyenne, reste notre meilleur outil pour construire des politiques à la fois ambitieuses, justes et soutenables dans le temps.

Nous vivons aujourd’hui une crise de défiance du citoyen envers le politique. À ce titre, les intercommunalités, et d’autant plus les métropoles par leur échelle, ont parfois été accusées d’éloigner la décision des citoyens. Comment réussir à concilier gouvernance métropolitaine et proximité démocratique ?

Accusées à juste titre ! Je qualifierai même de scandale démocratique le fait qu’une collectivité qui concentre autant de pouvoir, de budget et d’influence sur un territoire ne soit pas directement élue par nos concitoyens. Cette situation interroge la légitimité du pouvoir métropolitain et fragilise, de fait, le lien entre les citoyens et la décision publique.

Une collectivité de cette importance ne peut durablement reposer sur un système électoral indirect. Il est temps d’ouvrir le débat et de porter un véritable plaidoyer pour une élection au suffrage universel direct des conseils métropolitains. Ce changement n’est pas une option technique, c’est une exigence démocratique.

Mais tant que la loi n’évolue pas, il appartient aux élu·e·s métropolitains de prendre leurs responsabilités : investir le terrain, créer des espaces de dialogue et de participation, retisser ce lien vivant entre la métropole et ses habitants. Cela suppose de privilégier la transparence, la pédagogie et la co-construction.

Et ce travail de reconquête démocratique passe d’abord par les communes, qui restent les premières portes d’entrée de la citoyenneté. C’est à l’échelle municipale que se vit la proximité, que se construisent la confiance et le lien social, que s’expriment les attentes. La métropole doit donc agir en partenariat étroit avec les maires et les équipes locales, non comme une superstructure technocratique, mais comme un allié au service des projets de territoire.

Il faut s’appuyer sur les communes pour faire vivre la démocratie. Les communes sont la base de la démocratie locale, les métropoles doivent à la fois entendre la légitimité des maires qui sont élus au suffrage universel sur leurs territoires et en même temps porter des orientations et des grands projets fixés par une majorité politique au conseil métropolitain. C’est dans cette articulation équilibrée entre vision stratégique et ancrage de terrain que se joue l’avenir de nos territoires.

C’est en ouvrant les portes, en partageant le pouvoir de décider, et en travaillant main dans la main avec les communes que la métropole pourra véritablement incarner ce qu’elle prétend être : un espace d’innovation, de coopération et de confiance.
Justement, Toulouse Métropole est composée de 37 communes, avec des villes moyennes comme Blagnac ou Colomiers mais aussi de petites communes comme Mons ou Pin-Balma. Comment réussir à concilier les besoins de l’ensemble de ces communes qui n’ont, de fait, pas les mêmes défis ?

C’est tout l’enjeu de la gouvernance métropolitaine : tenir ensemble la diversité des territoires. Toulouse Métropole, ce sont 37 communes, des réalités multiples et des besoins très différents — et c’est précisément cette diversité qui fait sa richesse. L’équilibre métropolitain ne se décrète pas, il se construit dans le dialogue, la reconnaissance mutuelle et la coopération.
Ce n’est pas seulement la taille des communes qui est complexe, mais aussi les sociologies qui sont différentes car il y a du rural, du péri urbain et de l’urbain et il faut prendre en compte cette diversité.

Il faut garder une exigence en tête : ne pas prolonger les rapports naturels de domination qu’ont les métropoles vis-à-vis des autres territoires en son sein entre les communes les plus grandes, comme Toulouse ou Colomiers, et les communes les plus petites.

Les grandes communes, comme Toulouse, Blagnac ou Colomiers, concentrent naturellement des fonctions structurantes : emploi, services, mobilité. Mais les plus petites communes apportent tout autant à l’équilibre global : elles préservent des espaces naturels, offrent un cadre de vie de qualité, maintiennent des liens sociaux de proximité. La métropole ne peut fonctionner que si elle reconnaît et valorise cette complémentarité.
L’objectif de la métropole doit être de construire cette coopération et ne pas rester focalisée sur les intérêts de la ville centre.

La clé, c’est une gouvernance partagée, fondée sur l’écoute et la co-construction. Les décisions doivent être prises non pas “pour” les communes, mais avec elles. Chaque maire doit pouvoir trouver sa place et faire entendre la voix de son territoire. Cela suppose des instances de concertation plus régulières, une transparence accrue dans les arbitrages, et une répartition équilibrée des investissements.

Une métropole juste est celle qui n’oppose pas le centre et la périphérie, mais qui fait de la solidarité territoriale un principe d’action. C’est cette approche collective qui permet de construire un projet commun : une métropole forte de ses différences, cohérente dans ses choix et fidèle à une ambition partagée pour l’ensemble du bassin de vie.

Les métropoles jouent un rôle fondamental dans l’adaptation de nos villes au changement climatique. Toulouse et son aire urbaine ne sont pas épargnées. Quels leviers Toulouse Métropole dispose-t-elle et comment pourrait-elle aller plus loin ?

Encore une fois c’est d’une vision dont la métropole a besoin car elle a les atouts et les leviers pour poursuivre les trois objectifs principaux : réduire les gaz à effet de serre, adapter le territoire et accompagner les habitant.e.s. Je pense par exemple au Plan local d’Urbanisme intercommunal et de l’habitat (PLUIH) qui est un outil puissant pour répondre aux enjeux climatiques, sociaux et démocratiques. Rappelons que celui de Jean-Luc Moudenc a été annulé par le tribunal administratif pour surconsommation d’espaces naturels et agricoles ! Je pense aussi à la nécessité de travailler sur les trames verte et bleue, à la nécessité de porter un projet autour du Canal du midi mais aussi de la Garonne. Répondre aux enjeux climatiques c’est aussi avoir une politique du logement à l’échelle de la métropole, en favorisant la mixité sociale et en luttant contre les passoires thermiques. C’est avoir une vraie politique de végétalisation, c’est avoir une politique pour aller vers une souveraineté alimentaire, quand on sait que l’alimentation est à la fois un enjeu de pouvoir d’achat, de santé publique et de démocratie. Bien sûr il ne faut pas oublier les enjeux liés au développement économique et aux commerces et artisans de proximité. Là encore, c’est notamment dans le PLUIH que tout cela s’organise.
Et bien sûr, un des grands enjeux en termes de baisse des gaz à effet de serre réside dans une politique de transports et de mobilité qui réponde aux besoins des habitants de la métropole et pas seulement des Toulousains. Je ne peux passer sous silence l’annulation par le tribunal administratif du Plan de Déplacement urbain par le tribunal administratif pour manque d’alternative à la voiture !


Tu parles justement de mobilités. La question du changement climatique est indéniablement liée à celle du développement des transports en commun. La ligne C (3ème ligne de métro), mesure phare du programme de Jean-Luc Moudenc en 2020, sera achevée dans quelques années. Pourquoi selon toi ce projet reste insuffisant ? Pourquoi une vraie révolution des transports est indispensable à Toulouse, notamment grâce au RER ?

Toulouse et son agglomération connaissent une croissance démographique exceptionnelle , qui s’est traduite par un étalement urbain massif, bien au-delà des seules frontières métropolitaines. Pourtant, en matière de mobilités, la stratégie reste pensée dans une logique encore trop centrée sur le cœur de la métropole, comme si les enjeux de déplacements s’arrêtaient aux portes de Toulouse.

Les projets actuels – la ligne A, la ligne B, demain la ligne C – desservent principalement le centre et la première couronne : Balma, Ramonville, Labège, Colomiers. Mais c’est au-delà que se concentre aujourd’hui la vraie demande de solutions alternatives à la voiture individuelle : dans les territoires périurbains, dans les communes où l’habitat s’est développé plus vite que les infrastructures, là où l’offre de transport collectif reste insuffisante, voire inexistante. Mais les modes doux (vélo, marche à pied) sont aussi insuffisants.

Les études multimodales nous le disent : à trajectoire constante, nous allons droit vers une situation de thrombose d’ici 2030. Cela veut dire plus de congestion, plus d’émissions, plus d’inégalités territoriales. Il devient donc urgent de changer d’échelle et de rythme.

C’est tout le sens du RER toulousain : un projet de maillage global, qui dépasse les frontières administratives et s’appuie sur un réseau ferroviaire déjà existant. Contrairement aux grands chantiers d’infrastructures, il peut être phasant, évolutif, rapide à déployer, et répondre concrètement aux besoins quotidiens des habitants de l’ensemble du bassin de vie.

Le RER, c’est plus qu’un projet de transport : c’est une vision de territoire, celle d’une métropole qui pense ses mobilités à l’échelle de sa réalité vécue. C’est aussi une réponse directe à l’urgence climatique, sociale et économique : offrir à chacun une alternative crédible à la voiture, réduire les fractures territoriales et redonner du souffle à une agglomération qui, sans cela, risque tout simplement l’asphyxie.

 

Les élections municipales – et dont métropolitaines – auront lieu dans moins de 6 mois. Dirais-tu que Toulouse Métropole est en retard si l’on se compare à d’autres métropoles ?

Oui, très clairement. Quand la gauche et les écologistes sont arrivés au pouvoir entre 2008 et 2014 sous l’impulsion de Pierre Cohen, la logique métropolitaine n’existait pas encore à Toulouse. La ville était alors gérée comme un grand village, sans réelle vision d’ensemble à l’échelle du bassin de vie. Il a fallu l’impulser, poser les premières pierres d’une gouvernance métropolitaine moderne — et je veux ici saluer le travail de Pierre Cohen et de Claude Raynal, qui ont porté ce travail.

Aujourd’hui, cette ambition s’est essoufflée. Jean-Luc Moudenc ne s’est pas emparé de la logique métropolitaine, et cela explique pourquoi Toulouse et sa métropole accusent un retard évident : retard dans la manière de penser les mobilités, retard dans la bifurcation écologique, retard dans la gouvernance démocratique. Il n’a pas de vision pour ce territoire, le dialogue métropolitain avec les villes à une heure de Toulouse s’est enlisé et force est de constater que le travail avec le Département et la Région se concentre sur des projets toulousains.

Ce constat est d’autant plus paradoxal que notre territoire a tous les atouts pour être en avance : un dynamisme économique exceptionnel, une population jeune, un tissu scientifique et industriel d’excellence. Les politiques publiques peinent à dépasser la logique de grands chantiers d’infrastructure pour s’attaquer aux vrais défis : le logement abordable, les mobilités du quotidien, la transition énergétique, l’équilibre entre territoires.

Le prochain mandat devra marquer un véritable tournant politique. Il ne s’agit plus de gérer la métropole comme une juxtaposition de communes, mais de la penser comme un espace de solidarité, d’équilibre et de transformation. Cela veut dire aussi qu’il faudra favoriser l’émergence de compétences sur l’ensemble du territoire, car on voit bien que Toulouse concentre beaucoup de talents (universitaire, culturel, économique…) et que le ruissellement ne se fait pas.

 

 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Unité de la gauche face à l’extrême-droite : Les Chiliens en exemple

Unité de la gauche face à l’extrême-droite : Les Chiliens en exemple

Alors que le 16 novembre prochain se tiendra l’élection présidentielle au Chili, une grande coalition de gauche est donnée favorite face au candidat de l’extrême-droite, dans un pays où le spectre du dictateur Augusto Pinochet continue de peser au sein de la société chilienne.

Jeannette Jara, avocate et ancienne ministre communiste du Travail, mènera cette grande coalition qui rassemble l’ensemble de la gauche, du Parti socialiste au parti de la gauche radicale de l’actuel président en passant par le parti écologiste, et bien sûr, le parti communiste. Cette première grande coalition aura, pour la première fois, la lourde responsabilité de mener cet espoir au pouvoir. Car l’enjeu est colossal dans un pays profondément marqué par la dictature.

L’espoir face aux cicatrices du passé

Plus de cinquante ans après le coup d’État militaire du Général Pinochet et près de trente-cinq ans après le retour de la démocratie au Chili, la société chilienne n’a pas encore guéri des exactions commises durant seize années de dictature. Pire encore, le pays est encore très divisé sur cette période. Une partie des Chiliens continuent de penser que la dictature a permis d’éviter le chaos qu’auraient provoqué le président élu démocratiquement Salvador Allende et son projet socialiste. L’autre partie des Chiliens continuent de réclamer justice face aux heures sombres d’un régime responsable de la mort de plus de 3 000 personnes, de plus de 38 000 personnes torturées et de près d’un demi-million de personnes contraintes à l’exil. Les débats autour des «commémorations» du coup d’État du 11 septembre 1973 ou de l’enseignement de cette période montrent la persistance du clivage qui fracture, encore en 2025, les mémoires d’une période traumatique pour des millions de Chiliens.

L’illustration de ce clivage est sûrement le projet de constitution soumis à l’adoption du peuple chilien en décembre 2023. Alors qu’en 2021 les électeurs avaient élu à la présidence de la République Gabriel Boric, ancien syndicaliste étudiant proche de la gauche radicale, ils n’ont pas souhaité une nouvelle constitution probablement jugée trop progressiste. En effet, celle-ci prévoyait de reconnaître le Chili comme État plurinational en reconnaissant l’existence des peuples autochtones, d’accorder de nouveaux droits sociaux – notamment l’accès à l’avortement, ou encore de consacrer la protection de l’environnement dans le marbre constitutionnel. Dans un pays encore marqué par les fondements néolibéraux institués par Pinochet, ce projet de constitution est apparu trop en rupture avec les repères traditionnels d’une partie de la société chilienne. C’est dans ce contexte que le gauche devra relever le défi de réconcilier les Chiliens face à leur propre histoire.

 

Une coalition dans l’unité pour préparer l’après-Boric

À quelques semaines d’une élection présidentielle décisive et alors que les regards sont tournés vers l’après-mandat du président Gabriel Boric, l’unité se construit à gauche afin de ne pas transmettre La Moneda (siège de la présidence de la République) à la droite, ou pire, à l’extrême-droite, dont le candidat José Antonio Kast semble être en capacité d’accéder au second tour.  La primaire présidentielle de la coalition Unité pour le Chili organisée en juin 2025 a permis, pour la première fois depuis le retour de la démocratie, la victoire de la candidate du Parti communiste Jeannette Jara face notamment au candidat du parti présidentiel Gonzalo Winter et de la candidate du Parti socialiste Carolina Tohá.

Dans un esprit de rassemblement et d’unité de toute la gauche, Jeannette Jara revendique les combats du président Salvador Allende jusqu’au bilan de la présidence de Boric en passant par celle de Michelle Bachelet. Issue d’une famille ouvrière de la banlieue de Santiago, elle milite très jeune auprès des jeunesses communistes et adhère à 25 ans au Parti communiste chilien. Après une carrière dans l’administration où elle a notamment exercé des responsabilités syndicales, elle devient sous-secrétaire à la Protection sociale dans le gouvernement de Michelle Bachelet. Elle exerce ensuite le métier d’avocate avant d’être nommée ministre du Travail en 2022. Membre du gouvernement Boric, elle met en œuvre la réduction du temps de travail de 45 à 40 heures hebdomadaires, la hausse du salaire minimum ou encore une réforme des retraites où les entreprises sont désormais mises à contribution alors que le dictateur Pinochet avait institué en 1981 un  système à capitalisation individuelle privé. Forte de ce bilan, elle revendique sa capacité à parler au nom de toute la gauche.

Dans cette campagne présidentielle aux enjeux multiples, Jeannette Jara n’élude aucun sujet et particulièrement celui de la sécurité. «Je n’ai aucun complexe avec la sécurité. Et j’ai la main bien ferme» a-t-elle déclaré lors d’une conférence de presse rassemblant la presse étrangère.[1] Confrontée au dilemme de parler à un électorat plus large dans la perspective de rassurer le centre et le centre-droit face à l’extrême-droite, Jeannette Jara n’hésite pas à s’écarter des positions historiques du PCC, notamment sur la question du Venezuela qu’elle qualifie de dictature. Pour parler à la classe ouvrière, elle n’hésite pas non plus à rappeler ses origines modestes, qui, selon elle, lui permettent d’être légitime à représenter «les oubliés» du pays. En ce sens, lors d’un meeting dans le nord du Chili, elle a indiqué vouloir mettre en œuvre 10 mesures pour l’emploi grâce au projet «Chile Más y Mejores Empleos». Finalement, dans cette campagne, Jara mise sur une approche pragmatique : défendre la justice sociale sans craindre d’affirmer l’autorité de l’État tout en assumant la complexité de parler à tous les Chiliens dans un contexte où l’extrême-droite pourrait être son adversaire au second tour.

 

Une leçon pour les gauches du monde

Depuis le coup d’État du 11 septembre 1973, qui mit fin dans le sang à l’expérience socialiste et démocratique du président Salvador Allende, la gauche chilienne vit avec la mémoire douloureuse d’un espoir brisé. Les années de dictature d’Augusto Pinochet ont laissé un traumatisme collectif — des milliers de disparus, un peuple bâillonné, et un modèle économique ultralibéral imposé par la force et l’appui des États-Unis.

Le 16 novembre prochain, le risque que l’extrême-droite accède au second tour de l’élection présidentielle chilienne est réel. Comme partout dans le monde, les mouvements identitaires, anti-immigration et prônant des valeurs traditionnelles menacent nos démocraties. L’enjeu pour la coalition Unité pour le Chili est donc de combiner vision radicale et réformes pragmatiques pour répondre aux aspirations d’une société chilienne hétéroclite. Et face à cette situation, la gauche chilienne est à la hauteur. En dépit de ses fractures et des désillusions liées au processus constituant de 2023, elle a choisi la voie de l’unité, de la co-construction et de la responsabilité. En ce sens, le Chili ne parle pas seulement à l’Amérique latine : il envoie un message à toutes les gauches du monde. Cette unité doit inspirer tous les pays menacés par des forces réactionnaires et populistes. Partout dans le monde où la gauche s’est fragmentée, elle a dû s’incliner. Et derrière, ce sont des populations qui souffrent de régimes conservateurs : aux États-Unis, en Argentine, en Hongrie où les droits et libertés ne cessent de régresser.

[1] Conférence de presse, Santiago du Chili, 15 octobre 2025.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Un tout petit effort pour ne rien rater …

Inscrivez-vous à notre newsletter