Ce que le parlementarisme de la IIIème République peut nous enseigner

Ce que le parlementarisme de la IIIème République peut nous enseigner

En publiant l’ouvrage « Le Foyer des Aïeux, figures oubliées de la IIIème République », nous souhaitons éclairer l’action politique au présent à la lumière de personnages passés. Il en va ainsi du parlementarisme, délaissé depuis l’avènement de la Vème République, qui constitue pourtant le fondement de notre tradition républicaine.

La Vème République nous a déshabitués à faire du Parlement l’organe principal de notre démocratie. Le présidentialisme propre à notre système constitutionnel, initialement fondé sur la légitimité charismatique du général de Gaulle, ne s’est pas essoufflé à la mort de ce dernier.

En ce sens, les élections législatives de l’été 2024 ont constitué un bouleversement politique et culturel dans une France qui avait pris pour habitude de tenir en hostilité toute forme d’instabilité, marquée par le souvenir malheureux de la IVème République et des « coups d’épingle permanents » du Parlement (c’est à cette idée, en somme, que Michel Debré, présentant son projet de Constitution devant le Conseil d’Etat, réduisait la fonction du pouvoir législatif).

Pourtant, la situation post-2024 nous offre l’occasion de croire à nouveau dans la force gouvernante du Parlement. Elle nous donne l’opportunité, également, de rappeler à quel point ce dernier joua un rôle déterminant dans l’affermissement de la République en France. Sous la IIIème République, il était le cœur battant de la Nation, d’où se faisaient et se défaisaient les collations, les alliances et les oppositions. Organe vital de notre démocratie, le Parlement fut à l’origine de progrès sociaux majeurs et parvint, de multiples fois, à endiguer les dangers qui menaçaient le régime républicain.

Après la crise de 1877, qui mit fin à toute velléité présidentielle de dissoudre l’Assemblée, les gouvernements ne tenaient que par la confiance des deux Chambres. Le président du Conseil n’existait qu’à travers sa majorité ; il pouvait tomber sur un amendement mal négocié ou un discours bien ajusté. La vie politique se jouait dans l’hémicycle, pas dans les couloirs feutrés de l’Élysée, où désormais la coulisse pèse davantage que l’estrade. Les décisions étaient le fruit de discussions, de compromis parfois, mais elles reposaient sur l’interaction de représentants de la Nation aux poids politiques immenses, soit qu’ils étaient chefs de partis, rédacteurs en chef de grands journaux, avocats ou syndicalistes. Par comparaison, le centre de gravité des institutions, sous la Vème République, a fait basculé le poids politique en dehors de l’enceinte parlementaire.

Sans l’idéaliser, ce régime avait ses grandeurs. Les figures politiques y gagnaient leur autorité au contact direct des débats, sans majorité assurée : Gambetta façonnant un opportunisme républicain capable de concilier idéaux et réalisme ; Léon Bourgeois plaçant le solidarisme au cœur de la philosophie sociale ; Émile Combes, par la loi, affranchissant l’école de la tutelle cléricale… La plupart des grandes réformes qui, aujourd’hui, irriguent notre contrat social, furent arrachées dans ce creuset parlementaire.

Les pessimistes, de bonne foi sûrement, rappelleront l’échec final de la IIIème en 1940, alors que sourdait le péril de la guerre. Mais comme l’indique Benjamin Morel dans son dernier ouvrage « Le Nouveau Régime, ou l’impossible parlementarisme », cet échec est sûrement davantage dû au contexte international qu’aux failles intrinsèques du régime – la Vème République n’a pas eu à « gérer » de conflits géopolitiques touchant aussi directement l’intérêt vital de la France. Ce rappel n’exonère pas la IIIème République de ses responsabilités, mais il empêche de réduire son histoire à un récit téléologique où l’instabilité parlementaire mènerait naturellement et par nécessité à la défaite. D’ailleurs, c’est ce même régime qui avait permis à la France de gagner la Première Guerre mondiale…

En somme, notre vie politique contemporaine ne s’écrit pas sur une page blanche. De ce constat, nous déplorons l’habitude qu’ont prise certains acteurs, institutionnels, politiques ou intellectuels, de porter un regard favorable sur le passé, sur notre passé. Sortons du complexe d’Orphée qui nous frappe et nous empêche d’apprécier tout le génie de la IIIème République. Car, comme l’indiquait si bien Jaurès, le culte du passé n’a pas à être réactionnaire, ni même conservateur. A Barrès, qui considérait que seul le passéisme faisait honneur au passé, il répondait dans la Chambre des députés : « Oui, nous avons, nous aussi, le culte du passé. Ce n’est pas en vain que tous les foyers des générations humaines ont flambé, ont rayonné ; mais c’est nous, parce que nous marchons, parce que nous luttons pour un idéal nouveau, c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre ».

 

A travers notre ouvrage, Le foyer des aïeux, figures oubliées de la IIIème République, publié aux éditions du Bord de l’Eau avec le soutien de la Fondation Jean Jaurès, nous avons souhaité mettre en valeur certains de ces personnages, trop souvent méconnus, qui peuvent encore inspirer une pratique parlementaire aujourd’hui. Retrouvez cet ouvrage dans les librairies dès le 22 août !

 

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Quel futur ? Épisode 3 : 2041, comment l’IA a mis la France au chômage

Quel futur ? Épisode 3 : 2041, comment l’IA a mis la France au chômage

Avril 2041. L’automatisation par l’intelligence artificielle n’est plus une menace abstraite mais une réalité brutale. En moins de deux décennies, la France a basculé lentement dans une nouvelle ère : des millions d’emplois ont disparu au nom de la productivité, remplacés par des IA génératives toujours plus performantes. Un basculement silencieux mais implacable, où l’intelligence artificielle est devenue le bras armé du capitalisme triomphant, précipitant une société toute entière dans la précarité, le contrôle et la défiance. Ce texte est le troisième d’une série de cinq visions d’un terrible avenir que publie Le Temps des Ruptures pendant l’été 2025.

Un basculement sans retour

Depuis son irruption dans la vie quotidienne des Français, l’IA générative a aujourd’hui franchi un seuil critique : celui de la généralisation massive dans tous les secteurs de l’économie. Ce n’est pas une révolution soudaine, mais bien l’aboutissement d’un lent processus commencé dans les années 2020, qui explose en une automatisation brutale et généralisée. Résultat : un effondrement massif et historique du marché de l’emploi. Des millions de postes disparaissent en quelques années, au nom de la productivité, de la performance et de la rentabilité actionnariale. Les multinationales s’en félicitent ouvertement, évoquant une « optimisation historique » des ressources humaines, tandis que des plans sociaux massifs se succèdent, sans aucune contrepartie. Face à cette déflagration sociale, l’État ne suit plus. L’intelligence artificielle, autrefois perçue comme une promesse d’émancipation, devient le bras armé d’un capitalisme algorithmique concentrant toujours plus de richesse et de pouvoir entre les mains d’une minorité. Ce ne sont plus seulement les tâches pénibles ou répétitives qui sont automatisées, mais les fonctions de conception, de conseil, et de jugement. L’IA se substitue à l’humain non pas pour le libérer, mais pour l’évincer. Les chiffres sont accablants : le nombre de chômeurs s’établit désormais à 8,6 millions, avec une majorité de cadres intermédiaires, d’agents administratifs, d’enseignants et de techniciens. Les syndicats parlent d’une « liquidation totale du pays ». Comment en est-on arrivé là ? Tout simplement en déléguant, sans le moindre garde-fou, nos décisions à l’IA. Désormais, tous les arbitrages liés à l’organisation du travail dans les entreprises sont pilotés par des IA prédictives : plus rapides, moins coûteuses, et bien plus performantes que les humains qu’elles remplacent.

Un quotidien bouleversé

Le secteur des services est le premier touché : banques, assurances, cabinets juridiques, administrations, voient leurs salariés remplacés par des IA spécialisées, capables d’effectuer en quelques secondes ce qui demandait des heures de travail humain. Viennent ensuite la logistique et la grande distribution, où les entrepôts, les rayons et les livraisons sont entièrement automatisés. Même les hôpitaux n’y échappent pas : les patients parlent désormais plus souvent à des IA spécialisées dans les diagnostics médicaux qu’à de vrais médecins. Dans les tribunaux, les audiences sont menées par des juges algorithmiques. Dans les écoles, des cours entiers sont délégués à des IA professorales qui dispensent des leçons adaptées en temps réel au profil cognitif des élèves. Dans les grandes villes, la vie quotidienne change à vue d’œil. Dans les grandes surfaces, plus une seule caisse ni vigile humain : des caméras intelligentes scrutent chaque geste, pendant que des algorithmes reconnaissent les produits, les visages et les moindres soupçons de vol.  Des véhicules autonomes remplacent les taxis et les livreurs. Même les séries et les films de Netflix sont écrits et produits par des intelligences artificielles, rendant obsolètes des dizaines de milliers de scénaristes, dialoguistes, comédiens. En quelques années, c’est une véritable métamorphose du monde du travail qui s’est opérée, sans transition, sans filet, et sans justice. Les protestations se multiplient, mais elles sont invisibilisées par les algorithmes. Des collectifs tentent d’organiser des sabotages contre les datas centers qui ont poussé un peu partout sur le territoire comme des champignons. Des émeutes éclatent autour des anciens sièges de grands groupes technologiques, vidés de leurs employés. L’État répond par la surveillance : drones, traçage numérique, et neutralisation préventive des activistes jugés « anti-progrès ». Tout se joue désormais entre une partie de la population, consciente de ce qui est en train de se jouer et les tenants du tout-algorithme. La gauche demande l’instauration d’un revenu universel minimal, mais la droite et l’extrême droite sont contre. Avec ces derniers, le débat sur la place des « improductifs » a remplacé celui sur les soi-disant « assistés ». Les plus jeunes, diplômés mais inemployables, migrent alors vers les campagnes ou rejoignent les collectifs d’autonomie radicale. Certains s’installent dans des zones délaissées et tentent de bâtir une vie hors réseau, sans IA, sans QR-code, sans cloud.

Une fracture irréversible

Sur les plateaux des chaînes d’information en continu, les experts parlent d’une « transition brutale » et alertent : l’économie française entre dans une phase de « grande substitution ». La consommation s’effondre, les cotisations sociales disparaissent avec les emplois, et les inégalités explosent. L’économie réelle tourne au ralenti. Le tissu productif s’effrite. L’endettement public explose alors même que les recettes fiscales s’évanouissent. L’assurance maladie, l’éducation publique, les aides au logement, la retraite : tous les piliers de l’État-providence vacillent, pris dans une spirale de sous-financement et de privatisation accélérée. Une élite ultraconnectée, propriétaire des IA, des serveurs et des infrastructures énergétiques, concentre désormais l’essentiel des richesses et du pouvoir. Cette caste vit désormais en vase clos, protégée par des systèmes de sécurité automatisés. Elle se soigne dans des cliniques réservées, éduque ses enfants dans des écoles IA privées, contrôle les flux d’information via des plateformes inaccessibles au grand public. Le reste de la population, lui, survit sous surveillance pour éviter tout débordement. La présidente de la République, quant à elle, ne s’exprime plus qu’à travers un double virtuel qui promet, à chacune de ses apparitions, que « la France saura transformer cette crise en opportunité ». Mais personne ne semble l’écouter vraiment. L’attention est ailleurs, sur les groupes clandestins, les réseaux d’entraide, et les zones blanches où l’on tente, tant bien que mal, de vivre encore entre humains.

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Le Conseil de développement : une agora moderne en quête de souffle

Le Conseil de développement : une agora moderne en quête de souffle

Malgré l’engagement de nombreux citoyens en leur sein, les Conseils de développement restent relativement méconnus du grand public. Alors que sur le terrain leur existence est parfois précaire, ces assemblées pourraient constituer un levier essentiel pour revitaliser notre démocratie locale. Maxence Guillaud, membre du Conseil de développement de la Métropole Européenne de Lille, nous éclaire sur les enjeux de ces instances. Entre participation citoyenne concrète et difficultés persistantes, il analyse pourquoi ces conseils, malgré leur potentiel, se heurtent à des obstacles structurels et alerte sur une nouvelle disposition qui pourrait précipiter leur disparition dans de nombreux territoires.

Depuis leur création par la Loi d’Orientation pour l’Aménagement et le développement Durable du Territoire (ou loi Voynet) en 1999, les Conseils de développement incarnent une ambition démocratique forte : rapprocher les citoyens des décisions qui façonnent leur territoire. Concrètement, un Conseil de développement est un organe consultatif, mis en place à l’échelle d’une intercommunalité ou d’un territoire de projet, réunissant des acteurs locaux. Il émet des avis, formule des propositions et contribue à l’élaboration des politiques publiques locales, notamment dans les domaines de l’environnement, du développement économique ou de la mobilité.

Conçus comme des espaces de dialogue et d’intelligence collective, ces instances devaient compléter la démocratie représentative en intégrant une dimension délibérative et participative. Vingt-cinq ans plus tard, le bilan apparaît contrasté, entre réussites locales exemplaires et déceptions ponctuelles.

En juin 2025, le Sénat a adopté en première lecture un amendement gouvernemental permettant au préfet d’exempter une intercommunalité de plus de 50 000 habitants de son obligation de créer un Conseil de développement. Cette actualité apparaît comme une occasion de relancer le débat sur l’avenir et le rôle de ces conseils.

 

Un bilan contrasté : entre ambitions et réalités locales diversifiées.

Dans certains territoires l’ambition de la loi Voynet a porté ses fruits, et ces instances peuvent avoir des rôles déterminants dans des décisions structurantes. Pourtant, la diversité des situations locales tend à montrer que ces succès ne sont pas la règle, et beaucoup de Conseils de développement peinent à trouver leur place dans le paysage institutionnel local. Bien qu’ils soient conçus comme des lieux de critique institutionnalisée des choix intercommunaux et, indirectement, de leurs acteurs, les élus les cantonnent parfois à un rôle décoratif.

L’analyse des pratiques révèle plusieurs freins majeurs au bon fonctionnement des Conseils de développement, dont le premier réside dans leur composition sociale. Ces instances sont souvent dominées par des « professionnels de la participation » – responsables associatifs, experts… – tandis que les citoyens « ordinaires » y restent minoritaires. Cette dynamique crée une différenciation interne marquée : dans certains cas observés dans la littérature, un noyau dur d’une vingtaine de membres joue un rôle dominant, accaparant l’essentiel des débats.

Le citoyen « ordinaire », parfois peu présent ou peu audible, cède la place à une notabilité non-élective. Cette segmentation institutionnelle renforce la distinction entre membres, soulignant que leur légitimité repose moins sur leur statut d’habitant que sur une propriété sociale distinctive. Certains Conseils de développement ne prévoient pas de collège « citoyens » ou « habitants », consacrant ainsi l’asymétrie entre participation formelle et représentation effective de la diversité sociale.

En parallèle, on constate dans certains conseils une présence plus marquée des seniors— dont la disponibilité facilite naturellement l’implication — à la fois dans les effectifs et les échanges, avec le risque d’une vision parfois partielle des enjeux territoriaux.

Les élus et technostructures communautaires conservent le monopole des décisions stratégiques ; les Conseils de développement apparaissent parfois comme des cénacles étroits peu écoutés, créés avant tout pour légitimer des choix déjà décidés.

Cependant, loin d’être de simples « machines à consentement », les Conseils de développement, lorsqu’ils fonctionnent réellement, jouent le rôle d’espaces hybrides. Ils servent de lieux d’apprentissage collectif, favorisant la délibération coopérative et la formulation de compromis. Ils offrent un lieu de critique institutionnalisée des stratégies métropolitaines, favorisant la pluralité des diagnostics et l’émergence d’une intelligence tactique des acteurs investis. Ainsi, même s’ils restent marqués par le cloisonnement et la difficulté à impliquer le « citoyen lambda », ils peuvent participer à une recomposition — certes souvent discrète — des scènes politiques locales.

Le second obstacle réside dans leur faible emprise sur les processus décisionnels. La littérature sur le sujet décrit ponctuellement une « perte en ligne » des contributions : malgré des débats souvent riches et approfondis, les avis des Conseils de développement peinent parfois à se traduire en orientations politiques concrètes. Ce phénomène peut notamment s’expliquer par l’absence de mécanismes contraignants obligeant les exécutifs intercommunaux à prendre en compte ces contributions. Les administrations territoriales, souvent focalisées sur leurs logiques techniques et leurs contraintes budgétaires, tendent ainsi à marginaliser ces espaces de délibération.

Enfin, d’après une enquête de 2022 réalisée par la Coordination nationale des Conseils de développement auprès d’un échantillon de 31 de ces instances, les budgets des Conseils de développement s’échelonnent entre 0 et 60 000 €, avec une moyenne qui s’établit à 12 800 € (hors salaire). Dans certains cas, le manque de moyens propres alloués renforce la dépendance vis-à-vis des exécutifs locaux et réduit la capacité d’action autonome : même sous obligation légale, beaucoup de territoires ignorent ou vident de substance ces dispositifs. Ils sont par ailleurs souvent ainsi perçus comme des structures consultatives « top-down », créées et contrôlées par les exécutifs communautaires. Un financement stable et dédié leur offrirait une réelle autonomie.

 

Le spectre d’un nouveau recul démocratique

Dans ce contexte déjà précaire, l’amendement gouvernemental voté au Sénat en juin 2025, autorisant les EPCI à demander au préfet une dérogation à l’obligation de créer un Conseil de développement, constitue un recul majeur. Ce texte officialise une conception minimaliste de la participation citoyenne.

Selon les données de la Coordination nationale des conseils de développement, 58 intercommunalités et 33 Pôles d’équilibre territorial et rural (PETR) ne respectent déjà pas l’obligation légale de se doter d’un Conseil de développement. Plutôt que de combler ces manquements, le gouvernement choisit donc d’en faciliter l’existence.

L’argument officiel est « d’adapter les formes de concertation aux réalités locales ». Mais cette « souplesse » revient à légaliser la disparition pure et simple des Conseils de développement, déjà souvent contournés. Ces structures ne s’imposent pas spontanément : sans contrainte forte, elles disparaissent ou se vident de leur substance.

Confier au préfet — représentant direct du pouvoir central — le pouvoir de valider ou non la suppression d’un conseil, c’est en réalité renforcer un pouvoir vertical au détriment de la construction collective locale. Le gouvernement offre une échappatoire à ceux qui veulent décider sans contre-pouvoir citoyen. Il consacre la victoire d’une vision gestionnaire et verticale de la démocratie locale, où la concertation devient un supplément optionnel.

En 2019, le projet de loi Engagement et Proximité envisageait déjà la suppression des Conseils de développement du Code général des collectivités territoriales. Face à une importante mobilisation, le législateur avait renoncé à cette mesure, mais avait instauré en contrepartie un relèvement du seuil d’obligation : les intercommunalités ne sont désormais tenues de créer un Conseil de développement qu’à partir de 50 000 habitants, contre 20 000 auparavant.

Ainsi, ce second épisode après celui de 2019 confirme une tendance inquiétante au démantèlement progressif de la démocratie participative locale, qui ne pourra être enrayée que par une mobilisation déterminée des acteurs territoriaux et de l’opposition.

 

 

Pour un renouveau démocratique local : redonner sens aux Conseils de développement

Dans un contexte où les corps intermédiaires voient leur capacité d’action sur leur propre destin s’affaiblir, et où l’ancrage politique territorial des populations se fragilise, les Conseils de développement pourraient jouer un rôle pivot. En offrant un espace de délibération ancré dans le local, ils permettent de recréer du lien entre des citoyens en quête de sens et des institutions souvent perçues comme lointaines. Leur potentiel réside dans leur capacité à articuler plusieurs échelles : en partant des réalités concrètes du territoire (emploi, transition écologique, cohésion sociale), ils peuvent traduire les enjeux globaux en actions compréhensibles et mobilisatrices.

Pour cela, ils doivent toutefois surmonter leurs limites actuelles. Plutôt que de reproduire des logiques d’expertise fermée ou de notabilité, les Conseils de développement gagneraient à devenir de véritables laboratoires de démocratie territoriale, en associant davantage les citoyens ordinaires via la généralisation de certaines méthodes (tirage au sort, ateliers ouverts, budgets participatifs). Leur légitimité dépendrait alors moins de leur composition formelle que de leur aptitude à capter et amplifier les préoccupations locales, tout en les reliant aux grands débats sociétaux. Avec un vrai soutien politique, un budget minimal et une reconnaissance, le Conseil de développement peut devenir un véritable laboratoire d’idées et un levier de transformation démocratique.

S’ils peuvent parfois être instrumentalisés, contournés, affaiblis, ils représentent également une chance rare de reconstruire la confiance, de retisser le lien entre habitants et institutions, et d’expérimenter des solutions nouvelles adaptées aux réalités locales. Les sacrifier, c’est enterrer toute perspective de démocratie locale renouvelée et audacieuse.

Malgré des résultats qui ne correspondent souvent pas aux ambitions initiales, le Conseil de développement pourrait être l’assemblée ouverte où le global se territorialise, où la citoyenneté se réinvente par l’action collective, et où la démocratie retrouve une échelle humaine.

Lorsqu’ils sont animés avec rigueur, ils favorisent l’émergence d’une intelligence collective, produisent des compromis, et poussent les élus à justifier leurs choix face à une pluralité d’acteurs. Ils deviennent alors des espaces d’apprentissage, des lieux où se forment les citoyens, et où se forge un sens du collectif trop rare aujourd’hui. Même si la participation du « citoyen ordinaire » reste faible, la dynamique d’ouverture à la société civile organisée a permis d’élargir la sphère des discussions publiques, d’introduire de nouvelles expertises et d’imposer certaines thématiques dans l’agenda local.

Au moment où la défiance envers la politique atteint des sommets, où les inégalités territoriales se creusent et où les défis environnementaux exigent des réponses collectives fortes, affaiblir les lieux d’expression citoyenne est une faute historique. Plutôt que d’accélérer la régression démocratique, nous devons, au contraire, multiplier et approfondir ces espaces.

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Haro sur les Jacobins ! – Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien

Haro sur les Jacobins ! – Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien

Le jacobinisme est souvent perçu comme un bloc idéologique homogène, d’où serait sorti la terreur et la centralisation autoritaire. Derrière ce mythe se cache une réalité bien différente. Dans leur ouvrage « Haro sur les Jacobins ! Essai sur un mythe politique français (XVIIIe-XXIe siècle) », les historiens Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien explorent le club éponyme comme creuset d’expérimentations démocratiques, laboratoire d’une politisation populaire inédite entre 1789 et 1794. En déconstruisant les oppositions factices entre Girondins et Jacobins, l’ouvrage invite à repenser les héritages de la Révolution dans notre imaginaire républicain.
Le club des Jacobins fait partie intégrante de l’histoire de la Révolution française, mais peut-être plus encore de notre mémoire collective, parfois au mépris justement de l’histoire. Pouvez-vous revenir sur les conditions de sa fondation et sur les mutations successives de son identité politique, jusqu’à sa fermeture en 1794 ?

Le club des Jacobins naît à Paris, entre la fin novembre et le début du mois de décembre 1789, sous le nom initial de « Société de la Révolution de Paris ». En posant ces deux éléments (« 1789 », « Société de la Révolution »), on saisit d’emblée sa raison d’être : la Révolution. Depuis l’été, la toute jeune Assemblée nationale (née en juin 1789) est en cours de structuration entre un « côté gauche » et un « côté droit ». Le côté gauche, par-delà les multiples nuances des opinions de ceux qui s’y rangent, se montre favorable aux changements révolutionnaires. Il est même désireux de les pousser plus avant, afin de tenir les promesses de la Déclaration des Droits de l’Homme (26 août 1789). Le côté droit, lui, est composé de ceux qui estiment que ce qui devait être accompli l’a déjà été, et qu’il est déjà grand temps de « terminer la Révolution », autour d’un roi au pouvoir fort, d’un catholicisme demeuré religion d’État, etc. Or, en octobre-novembre 1789, c’est le « côté droit » qui est en position de force à l’Assemblée nationale. La formation d’un club est la réponse du « côté gauche » à cette position temporaire de fragilité. L’enjeu est de discuter entre députés, en amont des séances de l’Assemblée, afin de préparer celles-ci, et si possible de s’entendre, se coordonner.

Le local choisi (une salle dans l’ancien couvent des Jacobins, rue Saint-Honoré, d’où le nom passé à la postérité : « club des Jacobins) témoigne lui-même de ces enjeux : cet endroit a été retenu car il est situé au plus près de la salle de l’Assemblée nationale. Ils sont une centaine de députés du « côté gauche », au moment de la fondation du club des Jacobins. Le nombre augmente rapidement (ils sont trois fois plus, dès janvier). On y retrouve toutes les nuances de la mouvance patriote, depuis les grands nobles libéraux (comme La Rochefoucauld, La Fayette, Aiguillon, etc.), jusqu’aux « démocrates » (façon Robespierre ou Pétion). Le club des jacobins, donc, à cet instant initial, est un lieu de réunion et de travail des députés du « côté gauche ». Durant les mois suivants, le club s’ouvre à des non députés, et compte déjà 1200 membres à l’été 1790. Il se donne aussi une mission nouvelle : assurer et assumer une forme de pédagogie de la Révolution, œuvrer à la diffusion et à la popularisation de ses principes, les faire connaître, de même que les lois adoptées par le pouvoir législatif. Le club va connaître diverses scissions et départs, au gré de sa brève histoire (1789-1794). Dès 1790, des députés modérés, comme Mirabeau, le quittent, et se retrouvent dans un autre club : la « Société de 1789 ». Après la fuite à Varennes, en juin 1791, les députés patriotes modérés, en désaccord avec la radicalité des autres membres de la « Société », quittent à leur tour les Jacobins pour fonder un club rival, plus modéré, le « club des Feuillants ». Mais la force d’entraînement demeure ici, dans ce club, qui se recompose régulièrement, tout en continuant de jouer un rôle dynamique essentiel du « côté gauche ».

En 1791-1792, ceux qui y sont en position de force sont les futurs « Girondins » – les « Girondins », avant d’être appelés ainsi, ont donc d’abord été des « Jacobins. Ils quittent le club, ou en sont exclus, entre la fin de l’été et l’automne 1792. Ils forment il est vrai, au lendemain de la chute de la monarchie (10 août 1792), le nouveau « côté droit » de l’Assemblée – après avoir longtemps siégé avec le « côté gauche » des deux précédentes Assemblées. À compter du départ des Girondins et jusqu’à l’été-automne 1794, le club des Jacobins, qui compte toujours de nombreux députés (plus d’une centaine) parmi ses membres, est surtout proche de « la Montagne » (sans que ces deux étiquettes révolutionnaires, Jacobins/Montagnards, soient entièrement solubles l’une dans l’autre). Les Jacobins, unis par l’adhésion à de grands principes (la liberté, l’égalité, la fraternité, l’unité et l’indivisibilité de la nation, la promotion de droits sociaux), bien davantage qu’à une doctrine clairement définie, sont alors actifs dans la lutte contre les Girondins, mais également dans les tentatives de mise au pas du mouvement sans-culotte (le turbulent mouvement populaire révolutionnaire).

Cependant, il ne faut pas imaginer qu’entre 1792 et 1794, quelques grandes figures « jacobines », comme Robespierre ou Saint-Just, dominent et écrasent le club. Même en l’an II, les Jacobins demeurent un lieu de débats, dont les séances sont devenues publiques depuis l’automne 1791 (et venir assister aux séances des « jacobins » est un spectacle très prisé, dans le Paris révolutionnaire). On y discourt, on s’y oppose, on rédige des pétitions, on y forme et affine ses opinions. On peut débattre, tant du moins que l’échange d’opinions se fait entre personnes qui se reconnaissent comme sincèrement révolutionnaires.

La chute de Robespierre et de ses proches, les 9-10 thermidor an II (27-28 juillet 1794) marque un coup d’arrêt majeur : le club est fermé dans la nuit du 9 au 10 thermidor, sur ordre de la Convention nationale (qui vient de décréter d’arrestation Robespierre et ses proches). Malgré sa réouverture temporaire, quelques jours plus tard, ses jours sont comptés. Il est vrai que les nouveaux maîtres du jeu politique (les thermidoriens) entendent à leur tour « terminer la Révolution », et pour cela « dépolitiser » les catégories populaires. Surtout, ils lancent une violente campagne d’opinion anti-jacobine, dans le but d’attribuer au club et à ses grandes figures récentes (Robespierre au premier chef) les excès de « la Terreur ». L’enjeu est alors moins pour eux de rendre fidèlement compte du réel que de faire du passé récent un usage instrumental, afin de dédouaner la Convention et ses députés des débordements des deux années écoulées (et sauver ainsi, outre les thermidoriens eux-mêmes, l’Etat d’exception). C’est ce qui conduit les députés à ordonner la fermeture du club à l’automne 1794.

Le club des Jacobins est associé au parisianisme, qu’il soit d’ailleurs bourgeois ou populaire. Pourtant, vous montrez dans votre ouvrage que ce club fédérait des milliers d’adhérents dans toute la France, et que, surtout, le club parisien ne dirigeait pas les autres. Dans quelle mesure peut-on considérer cette structuration comme une matrice de la conscientisation politique du peuple français pendant la Révolution française ?

C’est là, effectivement, une donnée essentielle. Dès février 1790, le club des Jacobins admet le principe de « l’association » : le club des Jacobins pourra « s’associer » avec des clubs qui ouvriront ailleurs dans le pays. Cette décision rencontre une dynamique née par en bas : depuis fin 1789, imitant en cela ce qui s’est produit quelques semaines plus tôt à Paris, des clubs commencent à être fondés ici et là. C’est un mouvement urbain, issu des élites patriotes, dans un premier temps. Ces clubs revendiquent un lien celui des Jacobins de Paris (en se nommant comme lui : « Société des Amis de la Constitution », son nom officiel depuis janvier 1790). Ils sont déjà plus de 300 dans le pays fin 1790, 900 fin 1791. Tous les chefs-lieux de département ont désormais le leur, et le mouvement commence même à gagner des villes moyennes et petites, voire parfois déjà des chefs-lieux de canton.

Or, donc, ces clubs demandent à s’associer au club parisien. À Paris, les Jacobins examinent ces demandes et, en fonction du résultat de cet examen, acceptent ou non ces demandes. Si la demande est acceptée, se met alors en place une communication régulière entre le club associé et le club parisien. Ces échanges qui vont dans les deux sens (Paris-province, mais aussi province-Paris) : discours, mots d’ordre, lois depuis la capitale ; transmission d’informations, prises de position locales – sur la guerre, les nobles, le roi…  –, demandes spécifiques depuis la province vers la capitale. À ce titre, ce réseau d’association jacobin contribue à l’établissement d’un lien politique « Paris-province », mais, donc, à double sens. Inquiètes des débordements populaires, les élites révolutionnaires qui créent ces clubs établissent autour d’elle un entre-soi social, par des cotisations élevées. À partir de l’été 1792, toutefois, alors que la guerre fait rage, que la Révolution semble sur le point de perdre la partie, que la patrie est même déclarée « en danger », toutes les bonnes volontés sont les bienvenues. Les clubs commencent donc à s’ouvrir à des couches plus populaires.

S’opère ainsi, de la fin 1792 à l’été 1794, une vraie démocratisation du recrutement des clubs jacobins, même si la « bourgeoisie » continue d’exercer dans ces clubs les fonctions de commandement (présidents, secrétaires). Sur ces bases sociales nouvelles, le mouvement de fondation repart de plus belle, dans des proportions jamais vues jusque-là : le pays compte près de 6000 « sociétés populaires » (comme on les nomme désormais) en 1793-1794, au paroxysme de leur implantation, fortes de près de 500 000 membres (très majoritairement des hommes) ! Le réseau jacobin commence à ce moment-là à essaimer (ponctuellement au moins) jusque dans le monde rural. Ajoutons qu’ici aussi toutes les séances sont désormais publiques, et se déroulent donc devant des spectateurs (parmi lesquelles on trouve des hommes, mais aussi des femmes et même des enfants), élargissant d’autant l’écho jacobin. Du jamais vu en matière de réseau politique, pour l’époque !

Ce qui est fondamental, c’est que tous ces clubs ne sont pas seulement associés au club parisien (en réalité, en l’an II, seuls 800 d’entre eux sont directement associé aux Jacobins de Paris), mais également entre eux. À la logique d’association « Paris-province » se superpose donc une logique beaucoup plus horizontale d’association « province-province ». Un club peut ainsi être associé à une dizaine d’autres clubs (voire davantage), répartis dans l’ensemble du pays, dans une expérience de communication et d’échanges politiques véritablement nationale. Et dans ces échanges horizontaux, ce qui circule, c’est bien, aussi, de la parole politique (discours, pétitions, règlements intérieurs, etc.).

Insistons sur les règlements intérieurs, qui illustrent à eux seuls la nature et le fonctionnement du « réseau jacobin » : chaque club à le sien. Paris n’en impose aucun, pas plus que Paris n’impose la fondation de clubs (sinon chaque localité aurait fini par en avoir un, ce qui est très loin d’être le cas, seuls 16% des communes du pays possédant une société populaire en l’an II). Ces règlements évoluent régulièrement, à l’initiative de chaque club local, sous l’effet d’idées propres à ses membres, sous l’inspiration aussi, pourquoi pas, des principes adoptés par d’autres clubs jacobins avec lesquels on est associé. Pourquoi ces adaptations régulières ? Parce que l’on cherche la meilleure façon de faire de la politique ensemble : comment réglementer la prise de parole, la prise de décision ? comment opérer les élections internes ? On mesure là combien ces clubs ont été des laboratoires de la pratique démocratique moderne.

De là découle un autre élément essentiel : les clubs jacobins ont été autant de leviers fondamentaux de la politisation populaire qui s’opère durant la Révolution, ou, pour parler comme Michel Vovelle, de la « découverte de la politique » qui se joue entre 1789-1794 pour des personnes qui, jusque-là, avaient été tenues à distance de la conduite des affaires publiques. Ces clubs ont été les 6000 scènes sur lesquels de simples individus ont pu entrer en politique, découvrir ses gestes, ses mots, ses pratiques. Lors des séances, ils pouvaient écouter les nouvelles (car on y lisait les journaux, auxquels les clubs s’abonnaient), prendre la parole (sur les grandes affaires nationales comme sur des problèmes de politique locale), débattre, voter, pétitionner, bref apprendre la grammaire politique des temps nouveaux – celle de la démocratie représentative.

Dans l’imaginaire collectif, on oppose facilement jacobins et girondins. Les premiers étant considérés comme des chantres du centralisme, de l’autorité de Paris ; les seconds étant présentés comme plus ouverts, plus démocratiques, plus respectueux des diversités territoriales. Qu’en est-il réellement ?

Cette opposition entre « Jacobins » et « Girondins », pour signifier l’opposition entre « centralisation » et « décentralisation », « autoritarisme » et « libéralisme » vient tout droit des mythes politiques (nombreux) que la Révolution nous a légués. Elle ne repose cependant sur aucune réalité historique. Cela ne veut pas dire que « Jacobins » et « Girondins » ne se sont pas opposés. Ils se sont bel et bien affrontés. Mais encore faut-il situés chronologiquement cette opposition (automne 1792-printemps 1793), remarquer comme nous l’avons fait précédemment qu’avant d’être des adversaires résolus des Jacobins, les grandes figures girondines ont toutes été des figures jacobines (qui plus est parmi les figures jacobines les plus en vue et les plus influentes), et remarquer que l’opposition se structure en réalité entre « Jacobins » et « Montagnards » d’un côté (les Montagnards formant l’aile gauche de l’Assemblée nationale depuis septembre 1792) et « Girondins » de l’autre.

Pour que les choses soient claires, il faut aussi insister sur le fait que, même si les « Girondins » forment, à compter de l’automne 1792, l’aile droite de la Convention nationale, ils n’en sont pas moins d’authentiques révolutionnaires et républicains. Cette opposition, disons-le clairement, n’est pas imputable à un désaccord sur l’organisation de l’État, sur la centralisation ou la décentralisation à mettre en œuvre, comme on le croit souvent. Il n’est qu’à lire, d’ailleurs, la proposition girondine de Constitution pour la République, datée de l’hiver 1793, rédigée par Condorcet : elle est fermement centralisatrice, et même, à bien des égards, plus centralisatrice que certaines propositions constitutionnelles de Robespierre ou de Saint-Just (qui invitent quant à eux à laisser le plus d’autonomie possible aux communes). Dès les premières lignes de la Constitution girondine, il est dit que la République est « une et indivisible », c’est-à-dire que la loi ne peut être faite que par une représentation nationale unique, adoptant des règles devant s’appliquer uniformément sur l’ensemble du territoire de la nation. Il y est également spécifié que ces lois seront exécutées par des administrations locales (départements, communes) soumises à un contrôle hiérarchique et central ferme, remontant au gouvernement. Une municipalité, par exemple, ne pourra pas lever d’impôts locaux sans l’accord de l’administration départementale, administration dont les décisions seront-elles-mêmes contrôlées par le pouvoir exécutif central.

Les Girondins, donc, si l’on veut parler comme aujourd’hui, sont des « centralisateurs ». Ils le sont d’autant plus que le pays est en guerre et que la large autonomie accordée aux communes en 1789 s’est révélée peu efficace. Or, dans un contexte militaire où la Révolution joue sa survie, il faut d’abord et avant tout de l’efficacité partant, aux yeux des Girondins (comme des Montagnards et des Jacobins) un contrôle vertical ferme. On l’aura compris, les Girondins sont très loin d’avoir été des « fédéralistes », c’est-à-dire des partisans d’une République fédérale ou chaque département aurait la possibilité de faire ses propres normes, ses propres lois (chose inenvisageable pour eux). Ajoutons par ailleurs que bien des Girondins se sont montrés, entre l’automne 1792 et le printemps 1793, favorables à des solutions politique d’exception, impliquant le recours à la violence, sous l’égide de l’État. C’est d’ailleurs à l’époque où ils dominent la Convention que sont adoptées l’essentiel des rouages de « l’état d’exception » que l’on nommera ensuite « la Terreur » : tribunal révolutionnaire (criminalisant les opinions politiques), Comité de Salut public, etc.

La réalité de l’opposition entre Jacobins/Montagnards d’un côté et Girondins de l’autre se joue en réalité, à bien des égards, dans leur rapport au mouvement sans-culotte parisien. Les Girondins estiment que ces militants populaires radicaux exercent une contrainte trop lourde sur la Convention nationale, donc sur la conduite des affaires politiques nationale. Il souhaiterait la réduire, quitte à imaginer que l’Assemblée nationale s’installe à Tours ou Bourges (mais que le pouvoir législatif soit situé ailleurs qu’à Paris ne change rien au fait qu’ils imaginent un pouvoir législatif unique, adoptant une législation commune pour l’ensemble de la République). Montagnards et Jacobins, quant à eux, estiment que pour sauver la toute jeune République des périls qui ont entouré sa naissance (guerre extérieure, puis bientôt guerre civile), il faut compter sur l’aide des sans-culottes, et soutenir un certain nombre de leur revendications (par exemple en matière d’encadrement de l’économie).

Ce sont en réalité les « Jacobins » et les « Montagnards » qui vont imputer des opinions « fédéralistes » aux « Girondins », durant le printemps 1793. Pourquoi ? Pas parce que cela répondait à une quelconque réalité politique, mais pour justifier la lutte (à mort) que se livrent ces anciens frères en patriotisme. Depuis 1789, avant même la fondation du club des Jacobins, la Révolution s’est bâtie sur le principe de « l’unité et de l’indivisibilité » de la nation. Dire que les Girondins sont des « fédéralistes », suggérer donc qu’ils veulent, dans la nation, un ensemble de territoires disposant de leurs propres lois, c’est dire qu’ils s’opposent à ce fondement de la Révolution, donc qu’ils sont contre la Révolution, partant qu’il est nécessaire de les combattre. Les « girondins » sont ainsi devenus décentralisateurs à leurs corps défendants.

Il en va à peu près de même pour les « Jacobins », également devenus, d’une certaine façon, des « centralisateurs » post-mortem. Cela tient aux conditions dans lesquelles s’opère la chute de Robespierre, le 9 thermidor an II. Ce renversement brutal des équilibres politiques (des mises à mort sans aucun procès) doit bien être justifié, d’autant plus qu’il est l’œuvre de montagnards contre d’autres montagnards (Robespierre, Saint-Just, Couthon…). Ce sera l’invention, a posteriori, du « système de la terreur » : il fallait renverser Robespierre, car celui-ci était un monstre qui aspirait à la tyrannie, via l’imposition d’un « système de la terreur ». Ce système de la terreur, dit-on, quatre jours après la mort de Robespierre, aurait procédé par une « centralisation totale » : Robespierre aurait voulu concentrer tous les pouvoirs en une source unique, afin de mieux s’en emparer. Mais quel Robespierre accabler ? Le député ? le membre de la Convention ? du Comité de Salut public de cette même Convention ? c’est-à-dire le pouvoir qu’il a exercé (avec d’autres) dans le cadre du système politique d’exception déployé, collectivement, par cette même Convention ? C’était inenvisageable pour ces thermidoriens, puisqu’une fois Robespierre renversé, ils entendaient bien conserver tout ou presque des politiques d’exception mises en œuvre en 1793.

Les Jacobins firent les frais de ce calcul politique : Robespierre étant l’un des Jacobins les plus en vue, les thermidoriens affirmèrent que les Jacobins et leurs milliers de relais dans le pays auraient été les rouages privilégiés de la « centralisation » totale, et donc de la « terreur » voulue par Robespierre – brefs, les leviers de la « centralisation totale » et d’un pouvoir oppressif, au nom de la Révolution. Ce n’était pas vrai, mais l’essentiel était ainsi sauf (le maintien du gouvernement révolutionnaire). D’ailleurs, dans les mois qui suivirent, les thermidoriens rédigèrent une nouvelle Constitution (celle du Directoire), la plus centralisatrice de toute la période révolutionnaire, preuve s’il le fallait que la chute de Robespierre n’avait aucun lien réel avec une quelconque ambition décentralisatrice.

Le « jacobinisme » comme forme intellectuelle qui survit au club des jacobins a-t-il une réalité historique ? Et, si oui, quelle est-elle ?

Il faut ici sans doute distinguer un avant et un après 1794 (avant : l’époque des clubs jacobins ; après, et jusqu’à nous : l’époque où l’épithète « jacobine » se dissocie de l’existence de clubs jacobins). Commençons par souligner qu’entre 1789 et 1794, les Jacobins n’utilisent pas, eux-mêmes, le terme de « jacobinisme ». Ce mot est né en 1791 sous la plume et dans la bouche de pamphlétaires et militants royalistes, ceux de la contre-révolution. Pour eux, ce mot politique ne désigne ni la centralisation, ni un pouvoir vertical ou oppressif, mais la « Révolution » elle-même, les principes révolutionnaires tout entiers, et ceux qui s’en réclament (bien au-delà des seuls adhérents aux clubs jacobins). À ce titre, c’est pour eux un mot de la détestation politique : le « jacobinisme » est tout ce qu’ils exècrent. Quand on parle de « jacobinisme », on remonte donc à cette filiation lexicale et sémantique-là : la « contre-révolution » (matrice historique de l’extrême-droite française).

Quant aux Jacobins eux-mêmes on est bien obligé de dire qu’aucun corps de doctrine spécifique et précisément défini ne les relie entre eux ni ne les dissocie des autres groupes politiques révolutionnaires. Disons-le autrement : le jacobinisme, en tant qu’idéologie cohérente, structurée, appelant un programme d’action clair et partagé n’existe pas entre 1789 et 1794. Bien sûr, des choses rapprochent les jacobins entre eux (sinon pourquoi adhérer à un club ?). C’est, pour l’essentiel, c’est vrai, l’adhésion aux principes révolutionnaires : la liberté, l’égalité, la fraternité, l’unité et l’indivisibilité de la nation, la souveraineté de cette même nation, la force universelle de la loi…

Mais cela posé, il faut introduire trois nuances : d’une part ces principes n’ont pas un contenu stable dans le temps court de la Révolution (il n’est presque aucun jacobin, par exemple, qui ne soit républicain avant l’été 1791 – voire, surtout,  l’été 1792 –, mais tous le seront en revanche farouchement en 1792-1794 ; l’égalité réclamée dès 1789 s’enrichit elle aussi régulièrement de sens, jusqu’à impliquer, en 1793-94, l’abolition de l’esclavage ; la liberté de 1789-1792 avait des implications économiques – on dirait aujourd’hui le libéralisme, ce laisser faire-laisser passer des affaires –, qui reculent en 1793 quand de grandes figures, comme Robespierre, mettent en avant le droit premier de chaque citoyen à l’existence, qui implique un encadrement au moins partiel de la sphère économique). D’autre part, on est bien obligé de remarquer que ces principes n’isolent pas un « groupe jacobin » d’autres groupes révolutionnaires. À maints égards, les Cordeliers, voire même les Girondins, se reconnaissaient dans ces grands principes, et même des citoyens révolutionnaires ordinaires, dans des communes où n’existaient aucun club. Enfin, tous n’entendaient pas de la même manière la déclinaison pratique de ces grands mots d’ordre.

En ce qui concerne l’après-1794, il est difficile de répondre en prenant les termes « réalité historique » au singulier. Il y a les légendes noires qui sont accolées au mot, elles aussi à considérer au pluriel même si revient souvent le spectre de la Terreur comme celui d’un égalitarisme idéaliste et grossier. Sur ce dernier plan, la critique tend d’ailleurs à rejoindre les tentatives de réactivation et de réaffiliation. Quand, autour des Trois Glorieuses de 1830 – qui apparaissent pour bien des contemporains comme une réédition de 1789 après la Restauration –, des révolutionnaires veulent porter les aspirations démocratiques et sociales et pousser plus loin un élan vite contenu dans les étroites limites du régime de Louis-Philippe, ils ne tardent pas à prendre le drapeau du jacobinisme, non comme notion historique pour rendre compte d’un passé révolu mais comme concept politique pour faire réadvenir ce qui a été aboli et reprendre la marche de l’Histoire sur cette base. Cela reste très vivace dans le mouvement révolutionnaire français tout au long du siècle malgré les polémiques et la montée en puissance de questions nouvelles portées par le développement du capitalisme et de la classe ouvrière. Nécessairement, cela prend de plus en plus la forme de l’inscription dans un héritage que celle du programme à redupliquer pour le présent. En tout cas, le Front populaire et la Résistance contribuent à redonner de la force à la référence jacobine. C’est seulement les années 1960-1970-1980 qui voient le triomphe progressif d’une vision très majoritairement négative des jacobins.

Quel est le cheminement de l’histoire intellectuelle qui a débouché sur une vision aussi caricaturale du jacobinisme au XXème siècle ? Est-ce par manque de culture historique ou falsification volontaire des acteurs médiatiques et politiques ?

Il y a une hostilité farouche aux jacobins chez les ennemis de la Révolution dès la Révolution elle-même. Elle se prolonge avec force écho et publications dans tout l’univers de la Contre-Révolution, les ouvrages nouveaux voisinant avec les plus anciens qui peuvent être réédités ou passer de génération en génération, comme les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme de l’abbé Barruel. Ainsi s’ancrent dans une mémoire réactionnaire française mille légendes sans fondement – les tanneries de peaux humaines n’étant que l’exemple le plus saisissant pour frémir, maudire et guetter les retours.

Au-delà de ces cercles, il est des penseurs plus liés aux libéraux comme Quinet qui portent une vision très noire des jacobins : il s’agit alors de sauver 1789 de ses dérives populaires violentes et absolues incarnées par Robespierre et ses proches. L’étiquette jacobine est particulièrement usitée pour désigner ce groupe des proches de Robespierre et ce moment (1793-1794) jusqu’à en faire l’élément central de l’interprétation du phénomène révolutionnaire comme l’illustre un auteur à l’écho aussi puissant et large qu’Hippolyte Taine dans le dernier quart du XIXe siècle. Chez ces historiens, on ne saurait bien sûr parler de manque de culture historique même s’il est vrai qu’en matière de sources, la connaissance des clubs jacobins – notamment de province – était bien plus limitée qu’elle ne l’est aujourd’hui. La force des angoisses politiques contemporaines et des jeux de filiation ne saurait en revanche être écartée. Si on lit Les Origines de la France contemporaine de Taine et, notamment, les bonnes feuilles que l’historien donne à La Revue des deux mondes en amont de la publication du Gouvernement révolutionnaire (le troisième tome), on le mesure aisément. Décrit-il le « programme jacobin », c’est « l’État, seul propriétaire foncier, seul capitaliste, seul industriel, ayant tous les Français à sa solde et à son service », il « assignerait à chacun sa tâche d’après ses aptitudes et distribuerait à chacun d’après ses besoins ». S’agit-il de penser les guillotinés du 9 Thermidor, ces « jacobins à principes », ils sont l’incarnation du « socialisme autoritaire ». C’est peu dire qu’on sent le spectre de la Commune de 1871 et du « péril socialiste » sous la plume de l’historien Taine s’attachant à penser la Révolution.

On pourrait prolonger cette revue historiographique dans les décennies suivantes en évoquant Augustin Cochin et quelques autres mais, pour répondre à votre question, on ne peut s’en tenir aux historiens qui, pour jouer un rôle dans la mémoire nationale, n’en jouent qu’un parmi d’autres. Il faut parler de toutes les productions culturelles, de la « petite histoire » de G. Lenotre aux Dieux ont soif d’Anatole France et ses adaptations au théâtre en passant par le cinéma national et international. Sur ce créneau, en longue durée, c’est la légende noire qui domine, du Thermidor de Sardou au Danton de Wajda avec ses jacobins jaruzelskisés. De toutes ces strates accumulées, il demeure nécessairement quelque chose dans la conscience nationale, même si la connaissance de la Révolution a beaucoup reculé, en particulier dans les milieux politiques. Même si le tranchant de la guillotine n’est jamais loin quand on parle des jacobins aujourd’hui, c’est plutôt l’association avec le centralisme qui domine, paresseuse reprise des légendes thermidoriennes ânonnées avec une tranquillité que rien ne semble pouvoir troubler. Ici, le manque de culture historique le dispute au confort des charentaises de l’esprit.

Le jacobinisme ne souffre-t-il pas d’une association systématique à la figure de Robespierre ? Et ce dernier, comme le club auquel il appartenait, n’est-il pas l’objet de tous les fantasmes et les critiques ? On a récemment vu Raphaël Glucksmann, candidat putatif pour une partie de la gauche à l’élection présidentielle, pourfendre le natif d’Arras.

L’association Robespierre-jacobinisme doit en effet être déconstruite, les jacobins dans leur histoire ne pouvant être réduits à la figure de Robespierre et Robespierre lui-même ne pouvant être résumé par son appartenance au club. Le fantasme demeure et ces trois syllabes l’activent avec une efficacité qui brave les siècles comme peu d’autres.

Le cas de Raphaël Glucksmann n’est toutefois pas très symptomatique. Il s’inscrit en réalité à rebours des évolutions contemporaines de la vie politique marquée par un effondrement de la culture historique, notamment révolutionnaire – ceci dit, sans aucune nostalgie dolente, mais lisez si vous voulez vous en convaincre, Édouard Herriot, Charles de Gaulle ou Thorez… Chez Raphaël Glucksmann, on sent, au contraire, une certaine familiarité si ce n’est avec l’histoire de la Révolution, du moins avec les théorisations qui en ont été faites dans les années 1970 par des historiens comme François Furet ou sans doute davantage encore par les Nouveaux philosophes comme Bernard-Henri Lévy ou son propre père, André Glucksmann. C’est sans doute la raison pour laquelle Raphaël Glucksmann accorde une place si forte à ces références révolutionnaires… avec un succès, sur ce plan, aussi modéré jusqu’à présent. La référence aux Girondins a-t-elle suffisamment de prise aujourd’hui pour soulever un large enthousiasme ?

Enfin, une question plus ouverte : le jacobinisme peut-il encore être utile à la République au XXIème siècle ?

Question redoutable que la vôtre au sens où on a essayé de montrer que « le jacobinisme » savamment défini ex post n’a pas de réalité doctrinale bien nette au temps des jacobins eux-mêmes. Robespierre a des idées politiques ; Saint-Just en a également qui ne sont d’ailleurs qu’en partie communes. Et tout cela évolue au temps formidablement accéléré des révolutions. Il y a des discours de telle ou telle figure, des mesures prises… Si on entend rassembler tout cela avec le mot « jacobinisme », alors, assurément, il y a une très large partie de la Révolution tout entière, un patrimoine extraordinaire de réflexions et de pratiques politiques. Les révolutionnaires voulaient sortir d’un monde injuste pour ouvrir une ère nouvelle qu’ils tâchèrent d’inventer et de faire advenir : dans cette exigence comme dans ces tentatives, il y a mille matériaux pour penser l’organisation du monde, loin de tout esprit de routine et de résignation.

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Juin 2053. La France suffoque sous une canicule historique. Pour la première fois, le gouvernement impose un « confinement climatique » national. Une mesure inédite, brutale, qui cristallise la colère et le désespoir d’une société désormais contrainte de survivre plutôt que de vivre. Ce texte est le deuxième d’une série de cinq visions d’un terrible avenir que publie Le Temps des Ruptures pendant l’été 2025.

L’été où tout bascule 

L’entrée dans l’été est brutale. L’air brûle la peau, le bitume colle aux semelles, et les rares passants s’essuient le front avec des gestes lents, comme pour économiser leurs forces. Marseille suffoque sous 55 °C, tout comme Nice et Toulon. À Paris, le thermomètre dépasse pour la première fois les 50 °C. Même la nuit, la température ne descend plus sous 40 °C. Partout en France, la chaleur devient insupportable, l’air saturé de poussière et d’ozone. Dans les hôpitaux, les soignants, épuisés et en sous-effectif, improvisent des triages à la chaîne. Dans les supermarchés, l’eau disparaît des rayons dès le matin tandis que les climatiseurs tournent à plein régime.

Dès la première semaine de juillet, plusieurs transformateurs, en surchauffe et incapables de se refroidir dans la chaleur écrasante, explosent dans plusieurs villes, provoquant des coupures en cascade. À Paris, les tours de La Défense s’éteignent brutalement, les stations de métro ferment faute d’éclairage et de ventilation, et des milliers de passagers sont évacués. Dans les hôpitaux, les générateurs de secours prennent le relais, mais les réserves de carburants coûtent chères.

Au coucher du soleil, la lumière ne revient pas toujours : certains quartiers populaires restent plongés dans une obscurité inquiétante. Dans la chaleur toujours oppressante, des habitants s’agglutinent aux fenêtres ou descendent dans la rue pour chercher un semblant d’air. À Lille comme à Toulouse, la nuit, des pillages éclatent dans des supermarchés, dispersés par des forces de l’ordre dépassées.

Le 14 juillet, la France en sueur écoute le président de la République s’exprimer à la télévision depuis un Élysée calfeutré derrière des rideaux thermiques. D’un ton grave, il annonce : « À compter de demain, un confinement climatique national est instauré. Entre 10heures et 20 heures, chacun devra rester à lintérieur de son domicile ou se rendre dans une zone de refuge. Toute infraction sera sanctionnée. »

Un frisson glacé parcourt les foyers français malgré la chaleur. Plus de trente ans après la pandémie de Covid-19, la population revit le traumatisme d’un enfermement collectif. Mais cette fois, pas de vaccin, pas d’horizon, pas de retour à la normale. Juste l’angoisse d’un danger devenu structurel.

 

Une société sous surveillance

Dès le lendemain, les rues se vident. Plus aucun klaxon, plus aucune conversation, juste le ronronnement des climatiseurs. Les métros et bus cessent de circuler en journée. Les entreprises, quand elles ne ferment pas pour les vacances, basculent progressivement en horaires de nuit. Dans le ciel, des drones quadrillent les avenues, projetant leur ombre sur le bitume brûlant et répétant, sur un ton enjoué, presque orwellien : « Restez chez vous. Protégez votre santé. Toute infraction sera sanctionnée. »

Dans les grandes villes, des refuges climatisés improvisés — gymnases, centres culturels, stades — ouvrent leurs portes aux plus vulnérables : familles nombreuses, personnes âgées, sans-abri. Dès l’aube, des files d’attente se forment déjà. À l’intérieur, des climatiseurs géants et des brumisateurs tournent sans fin, mais l’air reste lourd et la promiscuité nourrit les tensions.

Sur les réseaux sociaux, la colère monte aussi vite que la température. Les hashtags #DroitDeSortir et #ÉtatMeurtrier apparaissent, accompagnés de vidéos montrant des habitants interpellés pour avoir franchi le seuil de leur immeuble ou des policiers distribuant des amendes dans les rues désertes. Dans certains quartiers populaires, des groupes bravent l’interdiction en plein jour, brûlent des poubelles ou occupent les places pour dénoncer une « dictature climatique », accusée d’épargner les riches.

Dans les résidences autonomes et verdoyantes des beaux quartiers justement, bien isolées, équipées de réserves d’eau et d’électricité, la vie continue presque normalement. Derrière leurs clôtures blanches, ces lotissements ressemblent à des oasis figées. Un contraste cruel qui alimente la rancœur. Une fracture sociale désormais visible, qui laisse craindre des affrontements plus graves.

Dans les campagnes, la situation n’est guère meilleure. Les cultures grillent et les sols se craquellent. Des villages entiers se vident, leurs habitants fuient vers la Normandie ou les côtes atlantiques. Dans les exploitations agricoles, certains parlent déjà d’« effondrement » tant les récoltes fondent. La France affronte une crise alimentaire sans précédent.

Et puis vient le décompte. Officiel. Froid. À la mi-août, le ministère de la Santé reconnaît plus de 42 000 morts imputés directement à la canicule, des personnes âgées pour la plupart, mais aussi des enfants, des travailleurs dehors, des malades laissés sans soins. Un chiffre plus élevé encore que celui de la terrible canicule de 2003.

 

Un pays durablement fragilisé

Fin août, la France est toujours sous cloche. Pendant des semaines, la canicule ne faiblit pas, piégeant le pays dans un été interminable. Le confinement climatique, annoncé comme temporaire, est prolongé semaine après semaine. Ce n’est que le 1er septembre que le gouvernement lève l’interdiction de sortie en journée, sous la pression populaire et médiatique, et parce que les températures redescendent enfin sous les 35 °C dans la majorité du pays.

Mais la levée du confinement ne marque pas un retour à la normale. Dans le sud, les thermomètres dépassent encore régulièrement les 40 °C début septembre, et même à Paris, les nuits restent suffocantes bien après minuit. L’eau demeure rationnée dans certains villages, les nappes phréatiques exsangues. Dans plusieurs villes du sud et de l’ouest, les préfets prolongent les «  zones de refuge  » et les restrictions pendant plusieurs semaines, par précaution.

Petit à petit, la vie reprend son cours. Mais plus personne n’y croit vraiment. La colère monte, étouffée mais tangible. Le réchauffement climatique est désormais vécu comme une fatalité, une menace permanente contre laquelle ni les gouvernements ni les citoyens ne semblent avoir de réponse. Chacun se prépare déjà à revivre la même épreuve l’été suivant, dans une angoisse latente. Et déjà, les conséquences économiques de la canicule se font sentir  : récoltes détruites, fermetures d’entreprises, chômage en hausse, inflation des produits alimentaires, et une récession estimée à près de 4 % du PIB alimentent la peur d’une crise sociale durable.

Dans un éditorial publié la veille de Noël, un politologue résume, lapidaire : « La France a choisi de se mettre sous cloche pour survivre au climat. Mais quest-ce quune société qui ne vit plus que la nuit, derrière des rideaux, dans la peur? »

Un constat glaçant, pour un pays désormais contraint de s’interroger : combien d’étés encore faudra-t-il tenir ? Et surtout : que reste-t-il d’une nation quand elle cesse de vivre pleinement pour seulement persister ?

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Quel futur ? Épisode 1 : 2032, Marine Le Pen accède à l’Élysée

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Mai 2032. Après une période d’inéligibilité dues à ses condamnations pour détournement de fonds européens, Marine Le Pen revient, et cette fois, c’est la bonne. En 2027, Jordan Bardella, son dauphin, avait tenté sa chance sans parvenir à gagner le second tour, malgré ses 30 % des voix au premier tour. Mais cinq ans plus tard, les digues ont lâché. La candidate du Rassemblement national écrase son adversaire de gauche, raflant 54 % des voix. La vague bleu marine déferle sur l’Élysée. Cet article est le premier d’une série de cinq visions d’un terrible avenir que publiera le Temps des Ruptures pendant l’été 2025.

Dès les premières heures, l’ambiance change. Dans la cour du palais, les drapeaux européens sont retirés. Sur les chaînes d’info, les visages connus du parti et de ses alliés défilent, le sourire aux lèvres. Jordan Bardella est nommé Premier ministre. Marion Maréchal hérite du ministère de l’Éducation nationale, Sébastien Chenu de l’Intérieur. Surprise : le ministère de la Culture est supprimé, tout comme celui de l’Égalité entre les femmes et les hommes, certaines de leurs missions étant absorbées par d’autres ministères. Le gouvernement, à dominante blanche, masculine et hétérosexuelle, affiche sa loyauté et se met au travail. Les premières semaines donnent le ton : les subventions sont coupées aux associations accusées d’être de gauche ou de favoriser le « communautarisme », les premières dissolutions d’organisations jugées « séparatistes » tombent, et les mesures symboliques s’enchaînent, comme les cérémonies patriotiques orchestrées dans toutes les préfectures, ou encore la diffusion de discours officiels sur les places publiques pour marteler le nouveau récit national. Dans les campagnes et les petites villes, la foule acclame, saluant une reprise en main par l’État. Dans les grandes villes, on manifeste déjà. Les CRS interviennent sans ménagement quand les premières tensions éclatent lors de manifestations organisées par la gauche.

L’été est brûlant, au propre comme au figuré. Dans une atmosphère étouffante, l’Assemblée nationale, où le RN a remporté les législatives et consolidé sa majorité en s’alliant à des députés de la droite classique, adopte à une large majorité la loi dite « tolérance zéro », véritable pivot de son programme sécuritaire. Les peines pour violences sur policiers sont doublées, les contrôles au faciès deviennent la norme et les gardes à vue sont élargies. La majorité pénale est elle abaissée à 16 ans. Des brigades police-armée quadrillent des quartiers entiers. Dans l’hémicycle, François Ruffin s’étrangle : « Vous piétinez l’État de droit. Vous installez le fascisme en France. » Mais la machine continue. La nationalité est désormais soumise à un « contrat d’engagement républicain ». Le droit du sol, autrefois accordé automatiquement aux enfants nés en France de parents étrangers, est abrogé par une réforme constitutionnelle et remplacé par un système de naturalisation sur demande à la majorité, sous conditions strictes de résidence et d’intégration. Les allocations versées aux étrangers extra-européens sont supprimées, une décision présentée comme une mesure de justice sociale en faveur des Français. Dans les rangs de la majorité et d’une parti de la droite classique, on applaudit debout, convaincu d’écrire une page d’histoire.

Aux frontières, les barrières s’érigent et se renforcent chaque semaine. Des brigades spécialisées patrouillent jour et nuit les Alpes et les plages du nord, équipées de drones et de capteurs thermiques. Dans les aéroports et ports, des « zones d’attente renforcées » sont créées, transformant des halls entiers en centres de tri et de rétention. L’immigration légale est drastiquement ramenée à 10 000 personnes par an, tandis que l’asile est réformé pour être traité directement aux frontières, en procédure accélérée. La presse étrangère s’inquiète de voir la France, pays des Lumières, devenir une autocratie recroquevillée sur elle-même. Marine Le Pen, elle, assume et s’en amuse, déclarant lors de sa première conférence de presse du 14 juillet, célébré en grande pompe sur les Champs-Élysées : « Nous faisons simplement ce pourquoi nos concitoyens nous ont élus. Et la France, désormais, protège les siens. »

Les médias aussi changent d’air. Une nouvelle Autorité de régulation de l’information surveille désormais les rédactions, exigeant des comptes sur leurs contenus et impose des sanctions lourdes. Des journalistes indépendants voient leurs blogs suspendus, des sites d’information disparaissent, des émissions satiriques sont retirées des grilles des programmes. L’audiovisuelle publique est privatisée, permettant la suppression d’une partie de la redevance. Ailleurs, les programmes sur la grandeur française fleurissent, tandis que les éditorialistes critiques se font plus rares, réduits au silence par la crainte ou par l’éviction. Un climat ouvertement orwellien, où la surveillance et la propagande sont désormais institutionnalisées et revendiquées comme nécessaires à l’unité nationale.

Dans les écoles, la rentrée est marquée par de nouveaux manuels. L’histoire se recentre sur la « grandeur nationale », la littérature classique revient en force. Les séances d’éducation sexuelle visent à interroger les rapports sociaux de sexe, la hiérarchie entre les sexualités, les normes et les tabous. disparaît, remplacée par des modules sur la famille. Dans la culture, les fonds pour l’art contemporain et les festivals jugés « militants » sont coupés. Dans les mairies rurales, on se félicite de voir des églises restaurées, des statues nettoyées. Mais dès l’automne, des fissures apparaissent. Dans les hôpitaux, l’absence de main-d’œuvre étrangère se fait durement sentir, entraînant des fermetures d’unités et des retards de prise en charge, accentuant la crise du système de santé. Dans les supermarchés, les rayons se vident et les prix de certains produits flambent, conséquence directe des pénuries d’une main-d’œuvre principalement marocaine, tunisienne, roumaine et malienne, dans l’agriculture et la logistique, ainsi que des contrôles accrus aux frontières qui ralentissent les importations. Dans le bâtiment aussi, les chantiers ralentissent ou s’interrompent faute de salariés, aggravant la crise du logement et alimentant la grogne sociale. Des grèves éclatent, réprimées avec violence. Une loi sur la « sécurité économique » permet de réquisitionner les grévistes. L’armée est déployée pour rétablir le calme. Le soir, Jordan Bardella intervient à la télévision : « Nous ne céderons jamais face aux ennemis de lintérieur qui veulent voir échouer la France. »

À Bruxelles, les critiques pleuvent. La Commission européenne dénonce une « violation des valeurs fondamentales de lUnion » et menace de sanctions budgétaires. La France suspend ses contributions financières à Schengen, annonce un référendum sur la souveraineté et signe un pacte avec la Hongrie et l’Italie, tout en se rapprochant diplomatiquement de la Russie. Elle forme ainsi un front populiste au cœur de l’Europe et affirme sa neutralité bienveillante envers le Kremlin dans ses conflits frontaliers. Le premier voyage officiel de Marine Le Pen la conduit d’ailleurs à Moscou, officiellement pour œuvrer à la paix en Europe de l’est. Mais la presse internationale y voit surtout une mascarade diplomatique destinée à flatter le Kremlin, renforcer ses liens personnels avec Vladimir Poutine et afficher sa rupture assumée avec les positions de l’Union européenne.

À l’automne, la Bourse de Paris décroche, la dette s’aggrave, et des capitaux fuient vers l’étranger. L’économie, fragilisée, connaît un ralentissement généralisé : l’investissement privé chute, les entreprises reportent leurs projets face à l’instabilité politique et sociale, et la croissance stagne, tandis que le chômage repart à la hausse. Le programme économique du Rassemblement national, centré sur la préférence nationale, les taxes aux importations et le retrait partiel des marchés européens, contribue à l’asphyxie du commerce et à la défiance des investisseurs. La consommation des ménages recule et le déficit public se creuse, dans un contexte de sanctions européennes. Dans les rues, les partisans de Marine Le Pen continuent de manifester leur soutien, drapeaux bleu-blanc-rouge à la main. Mais en parallèle, les collectifs d’opposants, composés notamment d’artistes, de syndicalistes et de journalistes dissidents, se replient dans la clandestinité, multipliant les réseaux anonymes pour filmer les abus et documenter les violences d’Etat.

Six mois après l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national deux France se font désormais face. D’un côté, ceux qui acclament la « renaissance nationale », persuadés d’assister enfin à une revanche sur des décennies de renoncements. De l’autre, ceux qui dénoncent une République mutilée et battent le pavé pour tenter d’en préserver l’esprit. Marine Le Pen, imperturbable, martèle lors de ses vœux du Nouvel An : « Ce nest quun début. Nous redonnerons à la France la place qui lui revient. » Mais derrière cette assurance de façade, la réalité politique se tend : le doute s’insinue jusque dans son propre camp alors que les sondages traduisent une lassitude croissante dans la population et l’économie en berne nourrit l’inquiétude. Dans les rangs de la majorité, des voix commencent à plaider pour un assouplissement de la ligne, redoutant une fronde et l’éclatement d’un front jusqu’ici uni.

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Depuis juin 2024 et la dissolution prononcée par Emmanuel Macron il était annoncé que l’Assemblée nationale devait redevenir le centre du pouvoir politique en France. Las la fragmentation politique et l’échéance présidentielle de 2027 ont créé plus d’irresponsabilité politique qu’elles n’ont fait émerger une « culture du compromis » à la française. Chaque semaine, Romain Troussel-Lamoureux chronique cette actualité parlementaire et politique pour Le Temps des ruptures.

Quand les toits de plomb semblent comme fondre sur les murs du Palais Bourbon, les députés ont eux bien pris la clef des champs. Les premiers jours de juillet n’auront agi que comme un révélateur de l’expérience de cette Assemblée qui reste, un an après sa dissolution, largement introuvable.

Entamons une petite revue des troupes pour clarifier le propos. Les têtes chercheuses, Rassemblent national et La France insoumise, jouent leur partition. Présence impressionnante pour les premiers, à croire que dès 2024, le scrutin était entièrement proportionnel et que les circonscriptions et leur lot d’engagements, ont disparu. Présence forte pour les seconds et utilisation constante de l’Assemblée nationale comme d’une caisse de résonnance politique visant les réseaux sociaux. Viennent ensuite, dans un peloton resserré, les autres groupes d’opposition : écologistes, socialistes et ciottistes. Oscillation entre censure et sérieux d’un côté, agit-prop d’extrême-droite de l’autre, chacun joue sa partition sans savoir très bien dans quelle symphonie il se trouve. Il n’y a, dans les cas de ces partis, ni ligne limpide pour la présidentielle, ni programme politique qui puisse tenir lieu de colonne vertébrale.

Clôturons par là où nous aurions peut-être dû la commencer : où est donc la majorité ? On l’appellera comme l’on voudra : bloc central, socle commun, LIOT-MODEM-EPR-Hor-LR, partis du bloc central, majorité enfin. Ou plutôt non vu la mobilisation. En effet, ceux qui jouent habituellement de teneur de séance sont les grands déserteurs de cette législature. Les résultats : des textes de loi absolument orthogonaux avec les principes du macronisme originel sont adoptés avec l’aval des macronistes, voire à leur initiative : loi Duplomb sur les protections écologiques et loi Gremillet sur la programmation énergétique, loi Attal sur la justice des mineurs et loi Darmanin sur la sécurité et l’immigration. On est loin du quinquennat écologique et la fin des assignations à résidence. Mais, au-delà de la fuite en avant politique, cette absence crée un vide institutionnel troublant.

Une institution pluri-centenaire comme l’est l’Assemblée nationale est largement tenue par ses us et coutumes. Et comme le dit le poète, un être vous manque et tout est dépeuplé. Et en matière parlementaire aujourd’hui force est de constater qu’il manque bien une majorité. Le Parlement, entendu comme l’association de l’Assemblée et du Sénat, ne peut pas fonctionner correctement sans majorité à l’Assemblée nationale. Et l’on ne parle même pas ici du périmètre des alliances, conjoncturelles ou durables, qui ont défrayé la chronique depuis juin dernier. C’est bien de la vie de l’institution dont il s’agit. L’Assemblée nationale n’est pas la présidence de la République. Elle ne peut pas se soumettre ou se démettre. Cette alternative n’existe pas. Il serait donc temps que les députés, du camp macroniste en premier lieu, se retroussent les manches pour tenir les murs, pour colmater les brèches d’un hémicycle qui prend de plus en plus l’eau.

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Que se passe-t-il donc dans la tête de François Bayrou ? Certaines mauvaises langues, y compris dans le socle commun, ont depuis longtemps jasé sur les faiblesses et les carences du Premier ministre : des journées de travail aussi légères que sa connaissance des dossiers, une confusion patente dans ses propos. Renversons un instant la focale et attribuons à notre Béarnais de Premier ministre le mérite de son incompétence.

Qui s’étonne désormais des bafouillements à la tribune, des incohérences entre deux phrases. Les députés de la commission d’enquête sur les violences en milieu scolaire qu’il y avait de la mauvaise graine à redresser et des menaces très éducatives. Les partenaires sociaux ont dû être ravis d’apprendre mardi dernier le retour du paritarisme d’après-guerre et du succès du conclave sur les retraites dans la bouche de François Bayrou dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Il n’y avait qu’un pas à faire jusqu’à l’annonce que la maquette budgétaire était achevée et que le naufrage de nos finances publiques allait être colmatée. Comparaison n’est pas raison et il ne faut pas abuser des maximalismes mais il y a néanmoins quelque chose de trumpien dans la manière qu’à ce monsieur de considérer la réalité. Les échecs sont des succès, les erreurs des coups de génie et la prise en défaut relève de la gageure pour les opposants ou les journalistes.

Au-delà de l’instinct de survie politique, il y a quelque chose de plus remarquable qui semble relever d’une théorie du vide politique. La sanction en général, et la motion de censure en particulier, ne peuvent pas être des actions. Elles ne peuvent être des réactions à des faits significatifs. Or rien, absolument rien n’est significatif dans ce qu’a fait François Bayrou depuis six mois. Les socialistes l’ont appris à leurs dépens depuis leur choix de la non-censure en décembre. Pensant entrer dans une logique de compromis, ils ont négocié avec un marchand qui n’avait rien à vendre. Et qui a eu beau jeu, par deux fois, de moquer vertement des motions de censure par la suite vide de sens, car elle n’avait rien à censurer. Le budget était couvert par le conclave, le conclave doit désormais être couvert par le prochain budget.

Le pilote est dans la cabine avec les passagers et attend sereinement l’atterrissage. Cela peut cependant légitimement nous inquiéter pour deux raisons. La première tient à la réalité de nos comptes publics. Les quarante milliards d’euros d’économies ne sont, eux, pas vides de sens. Et il est à craindre que pour sauver son siège le Premier ministre s’en remette à l’expédient le plus facile : l’année blanche et le sacrifice des plus précaires avec l’assentiment gourmand du Rassemblement national. La seconde raison est plus profonde et en cela plus grave. Sondeurs, chercheurs, commentateurs s’unissent, comme rarement pour le dire : on observe une autonomisation croissante de la vie d’un peuple et d’une nation de sa sphère politique. Les champs s’autonomisent, on fait avec, ou plutôt sans politique. Les précédents sont délétères et la démocratie n’en est jamais sortie grandie.

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Journalistes politiques 2.0 : les mauvais artisans du bavardage médiatique

Journalistes politiques 2.0 : les mauvais artisans du bavardage médiatique

Depuis plus de dix ans, nous contemplons la lente décomposition du corps médiatique. Les figures du pigiste, du reporter et de l’éditorialiste sont devenues les facettes interchangeables d’un même spectacle. L’opinion, grimée en vérité dévore les faits, et l’information s’engouffre dans le ressac infini du commentaire. La grande braderie sauvage à laquelle se livre l’information n’est que l’aboutissement d’un système de collusion qui ne se cache plus, entre techno-capitalistes, dirigeants politiques et influenceurs. Celui-là même que dénonçait Serge Halimi en 1997 dans Les Nouveaux chiens de garde. Nous voilà donc réduits à scroller parmi des flux interminables, pris au piège d’un marché qui étouffe sous son propre poids, dans lequel les intérêts s’assument haut et fort. Sous l’empire numérique, certaines rédactions tentent encore de résister aux nouvelles injonctions, tandis que les derniers représentants du journalisme de Cour, s’accrochent farouchement à leurs privilèges. Ce qui n’était autrefois qu’une inquiétude diffuse — la défiance du public — est désormais intégré, presque cyniquement, au modèle économique bien huilé de l’information. Cette nouvelle réalité n’en reste pas moins qu’une injonction à se prendre au spectacle.

L’avis, le nouveau produit médiocre de l’information

Les nouvelles tendances de consommation ne sont que de grossières ficelles commerciales ; et c’est celles du clash et de l’escalade réactionnaire qui occupent le devant de la scène médiatique. Derrière cette fièvre, une mode absurde pousse la stratégie des grands médias : à force de travestir les faits en opinions, journalistes, éditorialistes et chroniqueurs ont accouché du nouveau produit ultra-rentable de l’information : « l’avis ».

L’avis est sorti du cerveau des loups de l’infotainment. C’est une unité de production simple, bon marché, adaptée à la cadence imposée par l’agenda médiatique. À mesure que les plateformes ont rongé les audiences des médias mainstream, l’avis s’est imposé, non pour diversifier, mais pour proliférer sans fin.

L’avis frôle la surface des faits, souvent réduits à quelques « petits faits vrais »[1] pour s’user en boucle dans le commentaire. Il s’est imposé en liquidant tout principe de hiérarchisation de l’information et en saturant les ondes. Ainsi, des faits divers malheureusement fréquents se retrouvent livrés au commentaire à chaud, systématiquement politisés pour servir des agendas politiques. Le « petit commerce artisanal de la vérité »[2] prospère ainsi aux côtés de celui de l’horreur dopé aux faits divers, au point que certains journalistes soient devenus les boutiquiers morbides de l’information. Au même moment, des débats futiles sur les phénomènes de mode ou le dernier tweet injurieux d’un député supplantent l’actualité internationale, dans d’interminables tours de tables dédiés aux réactions.

Aujourd’hui, l’avis a des émissions et des ventriloques dédiés à sa cause : des journalistes qui estiment que leur métier n’est plus moins d’informer que de commenter l’actualité. A l’avant-garde de ce glissement, les chaînes d’information en continu comme BFM TV, propriété de Rodolphe Saadé, surexposent les faits divers et recyclent en boucle leurs contenus. Elles ne répondent qu’à des stratégies exclusivement orientées vers l’audience et la rentabilité immédiate.

Mais cet art du confusionnisme a pris racine dans le grand capharnaüm des réseaux sociaux. C’est sur X qu’on a vu émerger une nouvelle génération de journalistes politiques, spécialistes du off[3] et du scoop. À la pression de la concurrence et des chiffres, ils ont répondu par une multiplication des contenus : principalement par le biais du petit commentaire. Alors, ils se sont mis à parler à tout va, à interpeler directement les politiques, à les accabler publiquement ou à faire leur publicité. Ils ne questionnent jamais les effets délétères et désinhibants des plateformes. Au contraire, ils embrassent ce défouloir numérique avec un zèle effarant, arguant une liberté d’expression totale, comme si le tweet n’avait ni auteur, ni responsabilité. Les interpellations des élus deviennent des procès sans règles. Peu importe la réponse des concernés, elle se noiera dans le flot relayé des accusations.

« Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même[4]. »

En lieu et place d’un contrôle de leur parole, un impératif de réaction s’est imposé à certains journalistes. La « réactionnite », autrefois faiblesse est devenue un réflexe. Le bruit médiatique ambiant ne laisse plus filtrer que l’urgence du spectaculaire.

Les maîtres de la télévision et des plateformes numériques ont vite compris que l’avis ne se vendrait plus sur le marché traditionnel de l’information, mais sur un marché entièrement dédié à sa diffusion : celui du commentariat. Cette dynamique que Nicolas Truong a brillamment explorée[5] traduit un bouleversement anthropologique majeur. La société d’aujourd’hui n’a jamais autant parlé, et elle ne le fait pas tant à la recherche d’un but que comme une fin en soi : « Aujourd’hui, c’est précisément le commentaire qui est devenu un spectacle. Et l’information un divertissement »[6].

En vérité, la société du commentaire n’est pas un accident, elle résulte d’un choix : celui d’avoir troqué un idéal déontologique de qualité contre une multiplication infinie des options de consommation. Mais les conséquences sont désastreuses pour le spectateur. Le critique culturel Neil Postman prédisait dès 1985 : « Le danger est que, en traitant l’information comme un divertissement, nous perdons notre capacité à comprendre ce que signifie réellement « être bien informé. »

Les ingénieurs du rideau

Les journalistes politiques pâtissent et usent à la fois de ces transformations, et en tirent des stratégies. Car le bruit médiatique agit à la fois comme un brouilleur d’onde et une formidable chambre d’écho, au point que « La censure ne s’exerce plus par rétention ou élimination, mais par profusion. Pour détruire une nouvelle, il suffit d’en pousser une autre juste derrière. »[7]

Disons-le, ce nouveau paradigme s’est imposé grâce au consentement silencieux de la classe politique qui ne cesse de le nourrir. Les micros n’attendent que ceux prêts à se jeter sur la moindre déclaration présidentielle ou sur le dernier tweet d’un homologue pour exister sur la scène médiatique. Bien sûr, certains trient les sollicitations, mais ce choix reste secondaire tant qu’ils continueront de se faire dicter les conditions du débat public.

Le débat intellectuel s’est lui aussi, profondément transformé, ne jouissant plus d’émissions ni de rubriques de premiers plans. L’éditocratie quant à elle, a renforcé son emprise, dans une quête permanente d’approbation de la part de ses propriétaires. Les journalistes de plateaux, figés par les apparences, distribuent les rôles et comptent les points. Finalement, les nouveaux chiens de garde n’ont jamais lâché leur os.

Le goût de la critique du système s’est vu réduire à des « débats » futiles où provocateurs et pseudo-intellectuels s’affrontent, réduisant l’échange à une parade d’émotions. Les toutologues, ces intellectuels médiatiques « invités partout [mais] experts en rien »[8] circulent sans honte sur les plateaux, investissant des sujets qu’ils ignorent en substance, guidés par l’impératif de remplir l’espace.

Entre le marteau du dollar et l’enclume du clavier, le journaliste otage de ses maîtres

Ces mutations révèlent la mue d’un secteur en crise obsédé par la sauvegarde de ses marges. Les revenus publicitaires, plus nombreux mais moins rentables ont fini de convaincre les dirigeants de dégraisser les rédactions au forceps : sabrer la qualité pour ajuster la rentabilité. L’entreprise de domination du bruit médiatique se transforme en impératif de survie économique, et c’est la qualification du métier qui en a d’abord payé le prix.

Face à l’injonction constante d’alimenter le flux médiatique, beaucoup de journalistes reconnaissent une addiction aux infos préfabriquées, c’est-à-dire à des contenus formatés, immédiats et sans profondeur. « Aujourd’hui, nous brassons des histoires plus que nous n’en écrivons. Presque tout est recyclé d’une autre source […]. Le travail a été déqualifié et énormément amplifié dans le volume et non dans la qualité » rapportait Nigel Hawkes, journaliste à The Time en 2022[9].

Ces dernières  proviennent souvent des relations publiques[10], sous la forme de notes et de communiqués ciselés par des conseillers politiques. Certains articles de presse en sont composés à plus de 80%. Poussés à se rapprocher plus près des décideurs, certains journalistes en sont venus à assumer pleinement des liaisons dangereuses. Faisant mine de dévoiler les coulisses de la politique, les rédactions ont poussé leurs plumes à « raconter davantage les politiques que la politique ». Il est fréquent de lire des articles qui explorent la psychologie des acteurs du pouvoir, dans des récits qui donnent l’illusion d’une proximité quasi-intime avec eux. Dans Il n’y a que moi que ça choque ?[11], Rachid Laïreche critique cette proximité réelle, oscillant entre fascination et courtisanerie.

Lorsqu’ils sont privés d’un accès privilégié à la sphère dirigeante, certains journalistes politiques se replient sur le recyclage routinier des commentaires sur X, se contentant de quelques off pour alimenter leurs analyses. D’ailleurs, la part des articles qui contiennent une citation en off the record est passée de 15% en 1970 à 60% en 2022 pour le seul journal du Monde[12]. En l’absence de sources solides, les tweets viennent aussi souvent combler le vide.

Du journaliste engagé à l’influenceur sans filtres

A mesure que les influenceurs devenaient des vecteurs d’information à part entière, certains nouveaux visages du journalisme politique ont fini par leur emboiter le pas. On les retrouve dans la plupart des médias alternatifs en ligne ou à leur propre compte. Probablement séduits par les promesses de visibilité, ils en ont épousé les codes, notamment à travers une mise en scène théâtrale de l’actualité. Ce glissement progressif les place au carrefour instable de l’analyse, du militantisme et du divertissement.

Dans l’arène de l’influence, le journaliste doit façonner son image de marque, c’est-à-dire, une projection de lui-même taillée pour le regard exigeant du consommateur. Car le journalisme d’influence repose sur un jeu foncièrement dialectique. Le créateur de contenus doit toujours être « engageant ». De fait, l’intérêt migre dans l’image, le fond s’efface derrière la forme : Le consommateur ne cherche plus un produit, mais une relation de consommation. On attend dorénavant des journalistes influenceurs qu’ils nous la livrent « personnalisée », enduite d’affects, authentiquement artificielle. En quête de connexion, on veut « entrer en résonance[13] » avec l’actualité.

Ceux qui suivent cette voie compromettent les fondements mêmes de leur métier. L’éthique professionnelle se réduit alors à une façade d’indépendance, une liberté sans contrepartie. Ce glissement ne clarifie pas le débat politique ; il normalise, par défaut, l’absence de règles. En affaiblissant le sens du politique, ils affaiblissent aussi celui de leur profession. Le journaliste, devenu acteur, renonce à son rôle de contradicteur, pour s’aligner sur les impératifs du spectacle.

Cette déstructuration de l’information ne se déploierait pas pleinement sans l’intervention de l’algorithme. Le faux hasard codé impose ses règles, choisit en silence ce qui circule et ce qui reste en marge. Il pousse les journalistes à adopter sa logique, jusqu’à ce que leur pratique entière s’y conforme.

Conclusion

Aujourd’hui, pris dans le tourbillon des critiques, le journalisme politique doit faire son examen de conscience. En abandonnant les principes élémentaires qui constituaient la déontologie originelle de sa profession, il a laissé ses adversaires issus des plateformes étendre leur emprise. Les mouvances d’extrême droite rendues maîtres dans l’art de désinformer et de manipuler, sont d’ailleurs les nouveaux ingénieurs du chaos[14].

Les responsabilités sont multiples, mais celle de la classe politique est centrale. A travers ses communicants et son addiction aux « petites phrases », elle alimente la caricature des débats, encourage la logique des plateformes et conforte un système qui cède tout à la mise en scène.

Face à ces constats, on pourrait se demander si la fin d’une époque n’annonce pas celle d’un métier. Peut-être que la société du divertissement n’a plus besoin de ses journalistes. Ils incarnent une profession assiégée, livrée à l’ère du vide, où le journal existe sans les journalistes, où le contenant a remplacé le contenu. L’influenceur et le relayeur de dépêches partageant le poids d’un rôle vidé de sa substance. « Devenu « journalisme de communication », le journalisme vit sous la double contrainte des verdicts du marché et de la routinisation des pratiques »[15]. Jusqu’à présent, le journaliste n’a fait que suivre ou ajuster sa trajectoire en fonction des changements imposés.

[1] « L’inconsciente irresponsabilité du journalisme politique », Sylvain Bourmeau, 24/06/2024, AOC

[2] Ibid

[3] Parole non-attribuée visant à protéger la source

[4] Guy Debord, « La société du spectacle », Buchet-Chastel, 1967

[5] Nicolas Truong, « La société du commentaire », Editions de l’Aube, 2022

[6] Le Monde, « Le commentariat étend son influence, des réseaux sociaux aux chaînes d’info en continu » 21/10/2021

[7] Interview d’Umberto Eco, L’Obs, « L’ordinateur est proustien, spirituel et masturbatoire », propos recueillis par Elisabeth Schemla, 17/10/1991

[8] Lisa Guillemin, « L’enquête : Toutologues, les faux experts de l’info », L’Humanité, 2024

[9] The Canadian journalism foundation

[10] Chantal Francoeur, « Convergence : comment le travail des journalistes gravite autour des professionnels de la communication », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 2017

[11] Rachid Laïreche, « Il n’y a que moi que ça choque ? Huit ans dans la bulle des journalistes politiques », Les Arènes, 2023

[12] « Une étrange victoire : l’extrême droite contre la politique », Etienne Ollion et Michaël Foessel, Le Seuil, 2024

[13] Hartmut Rosa, « Rendre le monde indisponible », La Découverte, 2018

[14] « Les ingénieurs du chaos », Giuliano Da Empaoli, Gallimard, 2019

[15] Note de lecture de Jean-François Tétu sur « L’emprise médiatique sur le débat d’idées. Trente années de vie intellectuelle (1989-2019) », Rémy Rieffel, Presses universitaires de France, 2022

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Permettre l’émergence de l’idéal coopératif en remplacement de l’idéal concurrentiel

Face à l’épuisement des logiques concurrentielles et à la déliaison des rapports sociaux, le biorégionalisme propose un renversement paradigmatique : substituer à l’idéal de compétition celui de coopération symbiotique. En s’inspirant des interactions écologiques, il entend faire advenir une société où l’interdépendance devient norme, et la solidarité, moteur. Cette perspective ne relève ni de la naïveté morale ni de l’utopie désincarnée, mais d’une rationalité écosystémique appliquée au champ social. Ainsi, la symbiose devient principe politique, et la communauté, cadre opératoire de la justice. Cette note est la dernière partie de la recension du livre « l’Art d’habiter la Terre » de Kirkpatrick Sale.

Être en harmonie avec son environnement, son histoire et sa culture, voilà divers objectifs phares du biorégionalisme. Toutefois, nous n’avons pas encore abordé une autre forme d’harmonie, celle entre les individus. Si nous avons rapidement abordé cette idée dans la présentation politique du biorégionalisme, il est nécessaire de détailler plus en profondeur le fort intérêt biorégionaliste en faveur d’une bonne coopération entre les individus. Comme toujours avec le biorégionalisme, cette aspiration à plus de coopération se fondent sur les dynamiques écosystémiques régissant notre environnement. Elle prend ainsi racine dans l’une des lois fondamentales de nos écosystèmes : la symbiose. Phénomène scientifique décrivant les mécanismes du vivant usant de « l’interaction et l’interdépendance comme moyens de survie »[1], la symbiose apparaît sous de nombreux angles comme « le fondement du fonctionnement de la nature »[2]. Aussi, devant l’importance et la persistance de ce phénomène dans la nature, le biorégionalisme souhaite développer une société plus symbiotique, c’est-à-dire une société où chaque individu agit pour le développement de l’autre. Dans l’Art d’Habiter la Terre. Prenant appui sur les travaux du biologiste William Trager, Sale écrit :

Dans son petit ouvrage Symbiose (…), le biologiste William Trager soutien que ce n’est pas nécessairement le résultat de conflits naturels qui atteste du succès d’une espèce : « Peu de gens se rendent compte que la coopération réciproque entre différents types d’organismes, la symbiose, est tout aussi importante, et que le « plus fort » est peut-être celui qui aide le mieux l’autre à survivre. »

Ainsi, la symbiose est un modèle aussi convenable qu’un autre pour une société humaine réussie qu’on peut envisager comme un endroit où les familles coopéreraient au sein des quartiers, les quartiers au sein des communautés, les communautés au sein des villes et les villes au sein des régions, tout cela sur un principe de collaboration et d’échange, de coopération et de bénéfices mutuels. Le « plus fort » y serait celui qui aide le plus – et qui, par là même, est le plus aidé.[3]

La coopération prévalant – ou à minima équivalent – sur la concurrence dans la nature, le biorégionalisme souhaite que cette dernière puisse aussi prévaloir dans les relations humaines. Ô combien éloigné de nos modes de vies, la portée coopérative du biorégionalisme entend ainsi mutualiser les forces pour que le plus forts agissent en faveur du bien-être du plus faible. Derrière ces mots abstraits, il s’agit surtout de faire renaître les logiques de solidarité qui régissaient les relations humaines avant l’ère industrielle. Loin de vouloir seulement maximiser le potentiel des meilleurs d’entre nous, le biorégionalisme entend maximiser le bonheur de toutes et tous via une répartition proportionnelle des efforts collectifs entre les plus aisés et les plus précaires d’entre nous. Autour de logiques de solidarité plus ou moins grandes – qui peuvent se superposer les unes sur les autres comme le souligne Sale –, nous serions alors poussés à nous préoccuper pleinement du sort de l’autre, à être responsables de l’épanouissement de chacun. Sans vouloir l’égalité absolu, le biorégionalisme entend réduire les inégalités entre les individus via la mise en action des plus favorisés au service de ceux en difficultés. En bref, il s’agit de veiller à ce que la maximisation du bonheur collectif prime sur celle du bonheur individuel. Cette logique de coopération au service du plus grand nombre ne s’applique, par ailleurs, pas uniquement aux relations entre les individus. Par exemple, on constate également qu’une juste coopération entre les lieux et espaces de vies est prévu par la pensée biorégionale. Sur ce point, Sale énonce que « Suivant un modèle symbiotique, les objectifs seraient plutôt d’établir la parité dans les relations entre une ville et son arrière-pays, un flux mutuel qui reconnaît la dépendance – une dépendance nécessaire et mutuellement comprise – de l’un par rapport à l’autre »[4]. La symbiose devient ainsi la règle d’or de l’ensemble des interactions humaines, qu’elles soient sociales, économiques, politiques… Sans chercher à ce que chacune de ces relations portent en elle une équité absolue, la symbiose humaine entend nous lier durablement les uns aux autres grâce à des interdépendances connues et apprivoisées de toutes et tous. De la sorte, le modèle biorégionaliste entend développer une vision où l’épanouissement de la communauté est de la responsabilité de tout un chacun. Loin de nous opposer ou nous mettre en concurrence, cette logique souhaite que nous travaillions les uns pour les autres afin de reprendre le pouvoir de façonner une société plus vertueuse.

Cet appel à la solidarité et la coopération entre les individus n’est pas qu’un simple vœu pieu. Ainsi, si nous sommes collectivement attachés à ces valeurs, il serait faux de dire que l’objectif de supériorité sur les autres n’est pas un objectif rationnel que nous adoptons au quotidien. Ce n’est pas par cruauté que nous le faisons, nous le faisons car rien ou presque nous poussent à agir pour l’intérêt général. Aussi, le biorégionalisme entend trouver un moyen pour pousser les individus à faire rationnellement le choix de l’intérêt général. Pour cela, à nouveau, la solution proposée par la pensée biorégionale se fonde dans l’instauration d’une nouvelle échelle de vie pour les individus. On lit ainsi dans l’Art d’Habiter la Terre :

Partager une même biorégion correspond à partager naturellement les mêmes configurations de vie, les mêmes contraintes économiques et sociales, c’est-à-dire les problèmes et opportunités environnementaux, de sorte qu’on a toutes les raisons de s’attendre à y trouver contacts et coopérations.[5]

Pour promouvoir plus de solidarité, il faut que nous nous connaissions les uns les autres. Le fait que nous vivions aujourd’hui de manière ultra éclatée empêche cela et entrave les solidarités entre les individus. Pour éviter ce problème, le biorégionalisme propose de nous replacer dans des espaces où les individus se connaissent et tissent des liens. Sans proximité géographique, nous ne pouvons percevoir l’essence sociale qui fonde tout collectif humain. Nous ne pouvons pas non plus nous placer dans une démarche rationnelle de solidarité envers autrui. Être confronté aux difficultés d’autrui, à sa détresse ou à son mal être conduit chacun et chacune à renouer avec le sens même du mot entraide. Aussi, la proximité humaine et géographique permise par le biorégionalisme entraîne de facto les individus à être dans la perception et l’action concrète envers les autres. L’empathie est un réflexe ancré en chacun et chacune d’entre nous, le problème est « seulement » que ce réflexe a besoin d’être confronté à la réalité pour s’exprimer. C’est en amenant les individus à se connaître les uns les autres, à se confronter aux difficultés d’autrui que le biorégionalisme rend naturel la solidarité entre les individus. Personne ne laisse devant soit quelqu’un mourir de faim ou de froid. Personne ne peut rester impassible ou inactif face à la détresse d’autrui. Cela est d’ailleurs d’autant plus vrai quand on connaît la personne et que l’on dispose des capacités pour l’aider. Tout change donc avec l’échelle biorégionale, la solidarité y devient la règle puisqu’elle concerne des situations et des personnes connues par tous et toutes. L’échelle n’est toutefois pas l’unique focale biorégionale qui favorise la coopération entre les individus. Sale énonce :

L’autosuffisance encourage nécessairement la population à tourner le regard vers elle-même, à chercher une plus grande cohésion, à s’intéresser à elle-même. Elle favorise un sens aigu de la camaraderie, tout en augmentant la fierté et la résilience inhérentes à toute connaissance du soi, ses compétences, contrôles, stabilités et indépendances.[6] 

Dépendre de l’autre conduit à vouloir son épanouissement. Fondé sur l’autosuffisance et la communauté, le biorégionalisme rend concret les liens – matériels comme immatériels – qui unissent nos vies entre elles. L’intérêt personnel et collectif deviennent ici lié l’un à l’autre puisqu’agir pour le bien d’autrui sert autant la société que l’individu lui-même, la prospérité de ce dernier dépendant de celle tous. L’idée que « Le « plus fort » y serait celui qui aide le plus – et qui, par là même, est le plus aidé »[7] prend tout son sens dans cette logique. Tournant le dos aux logiques concurrentiels et égoïstes qui régissent aujourd’hui nos interactions, le projet biorégional réussit à rendre normal ce que la morale n’a pas réussi à faire en plusieurs siècles. Tout cela grâce au changement d’échelle que propose le biorégionalisme. Lié les uns aux autres, les individus forment une vraie communauté humaine où aider autrui coule de source. Cette forte liaison collective permet enfin de renouer avec l’appétence naturelle de l’Homme à l’entraide[8]. De façon concomitance, cette logique collective tend au bon développement des actions humaines favorables à la préservation de l’environnement. Avec le biorégionalisme, le pouvoir appartient à tous et dépend de la bonne action de chacun. C’est en tout cas ce que précise Sale dans son ouvrage. On y lit :

Le pouvoir, s’il fallait le trouver quelque part et le nommer ainsi, appartiendrait à la totalité de la citoyenneté et non à aucune administration. (…) Il serait ainsi du devoir de chaque individu de bien vouloir agir en tant que personne publique, de se renseigner pour rester informé des questions publiques ainsi que de se préoccuper et de décider des politiques publiques.[9]

Chacun disposant d’un pouvoir relatif sur le bien-être collectif, le biorégionalisme mise sur l’action et l’intelligence collective pour bien fonctionner. Afin que le pouvoir soit effectivement réparti entre les individus, une société biorégionale attend à ce titre que chacun et chacune nous jouons pleinement notre rôle au sein de la société. Chaque membre – selon ses capacités – est désormais responsable du respect de l’intérêt collectif, ce dernier étant le préalable à la satisfaction des intérêts individuels. Chacun dépendant de l’autre pour prospérer, il est indispensable qu’aucun passager clandestin[10] ne prenne place dans le tout biorégional. Le processus éducatif préalable à tout projet biorégional doit ainsi servir à éviter l’apparition de ce genre de logique. L’enjeu de la bonne connaissance des logiques écosystémiques qui nous entourent, du rôle de chacun et chacune au sein de la communauté est essentiel à la réussite du projet biorégional. Sale précise et souligne cet élément dans l’Art d’Habiter la Terre. Concernant la définition des délimitations géographiques des espaces biorégionaux, on lit notamment :

C’est pourquoi je pense que les décisions finales relatives aux délimitations des frontières biorégionales ou aux différentes échelles auxquelles créer les institutions humaines peuvent tranquillement être laissées aux personnes qui y vivent, à l’unique condition qu’elles aient accompli leur travail de perfectionnement de sensibilité biorégionale et qu’elles aient aiguisé leur conscience biorégionale.[11]

Sans une fine connaissance des préceptes biorégionalistes, l’idée même d’une répartition horizontale et collective du pouvoir est remise en question. L’idée n’est pas d’instaurer du collectif pour instaurer du collectif. Le collectif ne fait sens dans l’idéal biorégional que s’il assure une symbiose entre les individus, s’il assure l’émergence d’une force commune. Pour cela, il est nécessaire que chaque acteur sache ce qu’il doit faire et agisse en conséquence. Une fois cela fait, l’utopie solidaire et humaniste que porte le biorégional adviendra naturellement. Cette utopie a d’ailleurs pour objectif d’ouvrir ses portes à toutes celles et ceux qui souhaite s’y investir. En effet, si l’idéal biorégional est localement situé, il ne souhaite aucunement rejeter ce qui est extérieur à lui. Cherchant à tout prix à ne pas tomber dans l’entre soit, le projet biorégional aspire au contraire à servir de modèle pour les communautés humaines qui n’ont pas encore adopté son idéal. A ce titre, l’ouverture du biorégionalisme vers l’extérieur est un point indissociable de son fonctionnement et de sa structuration. Confiant en la robustesse de son fonctionnement, le projet biorégional veut ainsi œuvrer avec les autres sans en être dépendant. C’est ce lien du biorégionalisme avec l’extérieur que nous allons aborder dans la prochaine partie.

Défendre une société locale, humaine et solidaire qui refuse le rejet de l’autre

Si être biorégionaliste va de pair avec la défense d’un socle « local », il est important de souligner qu’il n’est en rien synonyme de repli sur soi. Comme nous venons de le dire, le biorégionalisme entend au contraire ouvrir son modèle pour inspirer d’autres communautés. Cette aspiration à l’ouverture répond à une forte volonté de ne pas se renfermer dans une seule et unique vision du monde. En effet, à travers les interférences entre les communautés, le biorégionalisme souhaite développer un localisme dépourvu de toute portée isolationniste – du moins du point de vue culturel et scientifique. A ce titre, il convient de souligner que le mélange des cultures, des modes de vies et des savoirs locaux constituent l’un des piliers du modèle biorégional. Sale aborde logiquement cette particularité du biorégionalisme. Il dit : 

En toute logique, la mosaïque biorégionale devrait donc être fondamentalement constituée de communautés, aussi texturées, développées et complexes que l’on peut imaginer, chacune ayant sa propre identité, son propre esprit, mais toutes ayant évidemment quelque chose en commun avec les communautés voisines dans une biorégion partagée (…). Un aspect fondamental au sujet de cette mosaïque fut suggéré il y a une décennie (…) dans (…) Changer ou disparaître. Plan pour la survie :

Bien que nous pensions que les petites communautés devraient être l’unité de base de la société, et que chaque communauté devrait être aussi autonome que possible, nous voudrions souligner ce fait que nous ne proposons nullement qu’elles soient centrées sur elles-mêmes, égocentrées, ni en aucun cas fermées au reste du monde. Il devrait y avoir un réseau de communication efficace et sensible entre toutes les communautés, de manière à ce que les préceptes de base de l’écologie, comme l’entrelacement des choses et les effets lointains des processus écologiques et de leurs perturbations, puisent influer sur les prises de décisions communes.[12]

Le biorégionalisme est une vision collective du monde, c’est pour cette raison qu’il est inconcevable qu’elle induise la moindre aspiration au rejet de l’autre. Au contraire, l’idéal biorégional souhaite favoriser les liens entre les individus, entre les communautés biorégionales. Comme toujours, cette aspiration s’inspire des mécanismes écosystémiques à l’œuvre dans l’environnement. Par essence, la nature est faite de mélange. Aussi, si chaque communauté doit baser son existence sur ses propres aspirations et capacités, le biorégionalisme entend que chaque communauté soit intégrée à un ensemble biorégionale perméable qui dépasse leur vision propre. La mosaïque biorégionale présentée par Sale représente très justement cette vision globale du biorégionalisme, où les diversités de chaque biorégion s’emboîte les unes entre les autres. Cherchant à éviter que les biorégions soient « fermées au reste du monde », l’idéal biorégional prévoit d’instaurer des liens de communication direct entre chaque biorégion afin que chaque biorégion « puisse influer sur les prises de décisions communes ». Par ce biais, le biorégionalisme entend intégrer dans les processus décisionnels de chaque communauté des éléments dépassant le cadre géographique de la biorégion en question.

Cette volonté de favoriser le dialogue et l’ouverture avec l’autre ne s’arrête pas qu’aux seules dynamiques politiques du biorégionalisme. Par exemple, pour ce qui est de la définition des espaces géographiques propres à chaque biorégion, le biorégionalisme défend la mise en place d’un processus bottom-up où chaque communauté est invitée à définir avec les autres les limites – rigides ou mouvantes – de sa propre biorégion. Cette aspiration à la délimitation par les individus eux-mêmes de leurs espaces de vies est justifié dans l’Art d’Habiter la Terre de la façon suivante :

Bien que cela aille à l’encontre de l’amour qu’ont les sciences pour la rigidité, l’avantage de conserver une imprécision dans un délimitation est bien réel : elle encourage un mélange, un brassage des cultures aux extrémités biorégionales, elle désamorce la possessivité défensive que les frontières fixes font si souvent naître, et de surcroît, elle limite la propension qu’ont les humains à imposer leurs lignes directrices et leurs finalités à la nature.[13]

Se connaître et se mélanger pour éviter les affrontements entre communautés, voici ce qu’apporte l’ouverture à l’autre au biorégionalisme. L’exemple des frontières permet à ce titre de bien concevoir l’importance pour un projet politique multipliant les petites échelles d’ouvrir les groupes humains les uns vis-à-vis des autres. Comme l’histoire a pu nous l’apprendre, le repli sur soi implique un rejet – voir une haine – de l’autre. Cette haine se manifeste ensuite par des conflits qui, en plus de faucher un nombre innombrable de vies, détruisent l’environnement dans lequel ils prennent place. Garder un lien, s’ouvrir à l’autre et se nourrir de ses qualités pour améliorer son projet de vie, ces détails font toute la différence pour l’idéal biorégional. Rien ne justifie de fixer des barrières là où la nature et l’écologie se mélange. Aussi, le biorégionalisme entend puiser sa force, d’une part, d’un tout local commun à un groupe d’individus et, d’autre part, des connexions et liens que les « extrémités biorégionales » nouent avec les autres communautés. Cette même logique s’applique également aux échanges économiques. En effet, si l’autonomie et l’autosuffisance restent les objectifs premiers vers lesquels tendent les sociétés biorégionales, Sale précise :

Evidemment, les communautés dotées d’une conscience biorégionale se trouveraient face à d’innombrables situations où la coopération (…) régionale serait nécessaire, de la gestion de l’eau et des déchets à la gestion des transports, en passant par la production de nourriture, le traitement d’eaux pollués pour les rendre potables ou par le déplacement des populations urbaines vers les zones rurales. L’isolation et l’autosuffisance à une échelle réduite sont tout simplement impossibles : ce serait comme des doigts qui chercheraient à être indépendants de la main et du corps.[14]

Le biorégionalisme tend vers l’autosuffisance mais aucun écosystème seul ne peut l’atteindre totalement. Bien sûr, une réduction de certains besoins des êtres humains peut solutionner ce problème mais elle ne peut représenter un horizon durable pour le biorégionalisme. En réalité, le rationnement du bien-être matériel des individus – qui va au-delà du rationnement sain des besoins inutiles développés par le capitalisme – est le principal élément qui risque de conduire à l’échec d’une biorégion. Dès lors, l’échange avec les autres biorégions est nécessaire pour pourvoir aux besoins effectifs qui ne peuvent être satisfait par sa propre région. Les capacités propres à chaque biorégion tendant à s’étendre à mesure que la connaissance humaine sur ces dernières s’accroît, ces situations – bien que ne devant aucunement être ignorées – seront relativement minoritaire dans chaque communauté. Cette ouverture choisie n’induit ainsi aucune dépendance manifeste à l’autre, cette ouverture ne mettant pas en péril l’autonomie de chaque biorégion. En perspective, il s’agit de la réponse écologique la plus adaptée à tout paradigme biorégional, chaque communauté s’adaptant en fonction de ce que peut lui donner – ou non – son environnement. Sur ce point, Sale précise :

Il me semble important d’ajouter, avant d’être vraiment trop mal compris, que l’autosuffisance n’est en aucun cas synonyme d’isolation, pas plus qu’elle rejette tous les types de commerce. Elle n’a pas besoin de connexions avec l’extérieur, mais, dans des limites strictes, elle les accepte – à condition que les connexions n’aient pas un caractère de dépendance et ne soient ni financières ni préjudiciable. Et, au sein d’un même territoire, elle les encourage. (…) Toute société à l’aise avec ses compétences et en mesure de satisfaire ses besoins a tout intérêt à se montrer ouverte aux idées extérieures à ses frontières et à rester attentive à ces dernières.[15]

Mettre de la mesure dans nos échanges commerciaux n’a jamais signifié y mettre fin. Cette nuance est très justement prise en considération par la pensée biorégionale. La différence avec la situation actuelle est que ce type de relation commerciale devient, dans un monde biorégional, l’exception et non la règle. Il s’agit de l’attitude acceptable si une situation requiert des apports extérieurs à la biorégion. Les limites strictes dont il est ici question sont également à concevoir sous une perspective écologique, une biorégion ne protégeant pas son environnement proche sous couvert de destruction d’un autre plus éloigné. L’autonomie de chaque biorégion est ainsi compatible avec l’ouverture commercial puisque cette ouverture n’apporte qu’une part marginale des besoins et biens nécessaires pour ladite biorégion. Enfin, toute dépendance est impossible dans ce type d’échange puisque le développement de la communauté et la vie quotidienne des individus ne dépend pas foncièrement de ces derniers.

Surtout, cette ouverture culturelle, scientifique et même économique à l’extérieur prend racine dans la confiance viscérale du biorégionalisme en la force de son modèle. C’est parce que la société biorégional est « à l’aise avec ses compétences et en mesure de satisfaire ses besoins » que cette dernière aborde sereinement l’idée de s’ouvrir « aux idées extérieures à ses frontières et à rester attentive à ces dernières » sans craindre que ces dernières la submergent. L’ouverture est ici perçue comme un moyen d’améliorer l’efficience de ce mode de vie et non comme une manière de le remplacer. Une fois atteint, le fonctionnement biorégional n’a aucune raison de ne pas perdurer, ce dernier représentant un modèle de société durable, humain et joyeux pour celles et ceux qui l’embrasse. Le brassage avec autrui ne peut donc pas être un risque, il est simplement une chance pour la bonne continuité de la communauté.

Résumé

La complexité et finesse de la pensée biorégionale est gigantesque. Un seul ouvrage – aussi central soit-il – ne pourra jamais la résumer à elle seule. Cependant, la présentation que nous venons de faire de l’Art d’Habiter la Terre nous permet de disposer d’une vision assez développée des forces et apports qu’entend donner à nos sociétés la pensée biorégionale. Prenant en considération un par un les différents pans de notre monde moderne, le biorégionalisme y apporte méthodiquement des réponses concrètes et efficaces qui font de cette vision du monde un futur accessible et désirable. Pour parachever cet ensemble de notes, voici un tableau résume synthétiquement l’horizon biorégional qui nous est proposée de faire advenir :

 

 

Paradigme biorégional

Paradigme industrialo-scientifique

Echelle

–            Région

–            Communauté

–            Nation

–            Monde

Economie

–            Conservation

–            Stabilité

–            Autosuffisance

–            Coopération

–            Exploitation

–            Changement/Progrès

–            Economie mondiale

–            Compétition

Régime politique

–            Décentralisation

–            Complémentarité

–            Diversité

–            Centralisation

–            Hiérarchie

–            Uniformité

Société

–            Symbiose

–            Evolution

–            Division

–            Polarisation

–            Croissance/Violence

–            Monoculture

 

[1] Partie 2 – Chapitre 8 – p.158

[2] Partie 2 – Chapitre 8 – p.158

[3] Partie 2 – Chapitre 8 – p.159

[4] Partie 2 – Chapitre 6 – p.160

[5] Partie 2 – Chapitre 7 – p.138

[6] Partie 2 – Chapitre 6 – p.117

[7] Partie 2 – Chapitre 8 – p.159

[8] Cette tendance à l’entraide peut être éclairée à travers la pensée de Jean-Jacques Rousseau, qui, dans Du contrat social et d’autres œuvres comme le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, soutient que l’Homme, à l’état de nature, est fondamentalement bon et incliné vers la coopération. Rousseau y décrit une humanité originelle guidée par des sentiments naturels comme la pitié et un instinct de préservation mutuelle, bien avant l’apparition des structures sociales complexes ou des civilisations. Selon lui, l’entraide résulte de cette nature première, où les relations humaines reposaient davantage sur des liens de solidarité que sur des logiques de domination ou de concurrence.

[9] Partie 2 – Chapitre 7 – p.145

[10] L’expression de passager clandestin fait ici référence au free-rider problem. Défini par divers sciences sociales, il s’agit d’une théorie affirmant que tout système collectif engendre des comportements parasitaires de la part de groupes ou d’individus cherchant à profiter de ses avantages sans en supporter les coûts.

[11] Partie 2 – Chapitre 5 – p.97

[12] Partie 2 – Chapitre 5 – p.102

[13] Partie 2 – Chapitre 5 – pp.94-95

[14] Partie2 – Chapitre7 – p.138

[15] Partie 2 – Chapitre 6 – p.118

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