Un système politique bloqué

Hors-série

Un système politique bloqué

5ème partie - l'histoire n'attendra pas
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Force est donc de constater l’incapacité des gérants du système néolibéral à maîtriser ses dérives financières et oligarchiques, à apaiser ses effets dissolvants sur la société et à répondre aux inquiétudes et aux attentes des populations. Comme si les pilotes politiques, incapables d’agir sur la réalité, acceptaient que le Titanic, emporté par son inertie, fasse naufrage.

C’est que, confiant dans la capacité du système à s’autoréguler, ils pensent que les affaires – à la casse près, payée par d’autres que les bénéficiaires – s’arrangeront bien un jour et même qu’au final, la « destruction créatrice » des « canards boiteux » de l’économie par la concurrence et la disparition des emplois les moins rentables, feront le bonheur de tous.

Quoi qu’il en soit les élites dirigeantes n’ont aucune intention de changer quoi que ce soit d’essentiel au meilleurs système possible. Tout au plus déplaceront-ils quelques fauteuils sur le pont du Titanic, histoire de montrer leur bonne volonté.

Le hic, c’est que face à une stagnation économique qui s’attarde depuis dix ans, sans perspective de fin, l’idée que la richesse ruisselle des riches aux pauvres, que les intérêts de la majorité coïncident avec ceux des détenteurs de capitaux, est de moins en moins crédible. De plus en plus improbable que Bernard Arnault – première fortune française et troisième mondiale – qui attend la prochaine crise « avec sérénité » parce qu’on « fait souvent de bonnes affaires pendant les crises(1) », ait la même conception de l’intérêt général que ceux qui craignent pour leur emploi.

Peu probable que ces derniers se soient retrouvés dans le comité de soutien à Emmanuel Macron lors des présidentielles de 2017.

Mais probable, par-contre, que le système en place, aggravant chômage, sous-emploi et inégalités, laminant les classes moyennes tout en enrichissant toujours plus l’oligarchie de la fortune, rende la paix sociale de plus en plus précaire.

A l’évidence le système politique « démocratique et libéral » n’est ni capable de concilier les intérêts qui s’opposent, ni même d’arbitrer entre eux par le jeu institutionnel régulier ce qui est normalement le cas dans une démocratie. A l’évidence, la mécanique institutionnelle libéro-démocratique est bloquée. Mais pouvait-il en être autrement ? Non car la démocratie libérale occidentale au sens de Fukuyama ne peut exister durablement. Elle ne le peut parce que c’est une chimère qui juxtapose deux pièces incompatibles : la démocratie et le règne des marchés. Elle ne peut exister que sur le papier et dans les discours de propagande.

Si, comme dit Alain Minc, « on ne peut penser contre les marchés(2) », le débat politique est une perte de temps et les institutions permettant de le traduire en actes une dépense aussi inutile que le dépôt d’un bulletin de vote dans une urne.

Si on ne peut aller à l’encontre des désidératas des marchés sous peine de stagnation économique, voire de catastrophe, tout responsable politique ne peut vouloir autre chose que de les satisfaire :

C’est ce qu’explique Emmanuel Macron au magazine Forbes qui le présente comme le « leader of the free markets » (« leader des marchés libres »), lors d’un voyage en Australie(3). Dans son entretien il rappelle l’importance pour un responsable politique de comprendre quels sont les intérêts des « entrepreneurs et (des) preneurs de risques », qu’ « avoir des contacts directs avec le secteur privé, avoir cette expérience de ce secteur et être capable de comprendre les déterminants clés du choix d’un investissement sont les meilleures façons de comprendre et de prendre la bonne décision ». Après Manuel Valls qui se flattait lors de son déplacement à la City de diriger un gouvernement « pro business », Emmanuel Macron vantant son « approche favorable aux affaires » business friendly approach ») revendique le titre de « président des investisseurs ».

« Si vous créez les meilleures conditions possibles [pour investir de l’argent], vous pouvez mener une révolution et créer des emplois ». Donner satisfaction aux intérêts de ceux qui ont le pouvoir réel de créer des emplois : « Il n’y a pas d’autre choix ».

« Il n’y a pas d’autre choix », depuis Margareth Thatcher, tel est l’argument définitif des politiciens libéraux oubliant qu’il en est ainsi, seulement depuis qu’ont été désactivés les moyens d’échapper à la tutelle des marchés, mis en place lors des Trente Glorieuses.

Le résultat final de ce processus de désactivation, cœur de la « grande transformation libérale » sera le remplacement de la régulation par la politique des échanges économiques et sociaux et plus généralement interhumains, par celle de la concurrence, autrement dit la neutralisation de la démocratie. Dans la « démocratie libérale » au sens de Fukuyama, la démocratie ne peut exister qu’en trompe l’œil et de fait, historiquement elle a eu la vie brève des malentendus. Chaque fois qu’il s’est agi de choisir entre les impératifs du libéralisme et ceux de la démocratie, ce sont les premiers qui se sont imposés.

Ainsi, les « libéraux centristes », pour reprendre l’expression d’Adam Tooze, se perpétuèrent- ils au pouvoir, contre vents et marées, appliquant leurs projets, même quand les électeurs se sont clairement exprimés contre, comme ce fut le cas en 2005 en France.

Curieuse démocratie que celle dont les usagers sont privés du premier droit des citoyens – pouvoir modifier le régime sous lequel ils veulent vivre -, privés de leur souveraineté donc.

Ainsi ce dernier demi-siècle, l’Empire a-t-il vu se succéder démocratiquement des majorités parlementaires et des exécutifs (Présidents de la République ou du Conseil, Premiers ministres) se combattant devant les électeurs pour mieux assurer l’essentiel : la pérennité de l’organisation néolibérale de la société.

Si en situation non démocratiques contester le régime est interdit, en démocratie libérale, c’est possible mais ne porte pas à conséquence. Reste à comprendre comment cette captation silencieuse de pouvoir a été possible.

La victoire de l’idéologie libérale

La révolution libérale n’aurait pu s’imposer par les voies légales sans la conversion majoritaire de l’intelligentsia et des responsables politiques héritiers des Trente Glorieuses, au credo libéral.

L’idéologie libérale.

En matière économique le keynésianisme, au cœur du New Deal, de la reconstruction européenne d’après-guerre et du nouvel ordre mondial symbolisé par Bretton Woods, disparaît quasiment de la scène idéologique (médias, théories économiques mainstream, éléments de langage bureaucratiques et politiques). On le doit non seulement à la droite et au centre, classiquement libéraux, mais aussi à la gauche sociale-démocrate et même à une partie de l’extrême gauche. Ainsi, au nom de la lutte contre un totalitarisme en fin de vie, tout ce qui comptait à l’extrême gauche marxisante ou non, par vagues, se prenait à chanter les vertus de la révolution libérale et comme Yves Montand à crier « Vive la crise » !

Tout en restant fidèle pour l’essentiel aux principes libéraux classiques, ce néolibéralisme va se décliner selon diverses chapelles, les deux plus importantes étant : l’ultralibéralisme anglo- saxons (École de Chicago et du MIT) et l’ordolibéralisme européen, inspirateur direct de la politique monétaire et économique, d’abord de l’Allemagne, puis de l’Europe.

En simplifiant, le libéralisme peut être représenté par trois cercles concentriques :

  • Au centre, une théorie économique à prétention scientifique comme son jargon pour initiés et ses modélisations mathématiques sans portée réelle pouvaient le laisser croire. Le laisser croire aussi l’avalanche de prix de la Banque de Suède attribués à ses théoriciens ;
  • Une première couronne, sorte de manuel de politique économique à usage des occupants du pouvoir et des « leaders d’opinion » médiatiques ;
  • Une couronne extérieure en forme de théorie du comportement humain et du bon fonctionnement de la société en général.

En effet, comme dira Polanyi, le libéralisme moderne ne se réduit pas à une manière de penser l’organisation économique. C’est fondamentalement une utopie politique de réorganisation de la société dans tous ses secteurs et toutes ses dimensions.

C’est, au sens propre, une idéologie, pour ne pas dire une religion du marché comme principe organisateur central, ce que résume bien la citation d’Alain Minc rappelée plus haut. Et comme pour toutes les idéologies, c’est son imperméabilité aux faits qui explique sa résilience à la répétition de ses échecs. Qu’une baisse des salaires n’entraîne aucune augmentation de l’activité économique comme le voudrait la théorie, ne signifie pas que celle-ci est fausse, seulement que la baisse n’a pas été suffisante, que ce n’était pas le bon moment…

Une doctrine susceptible de séduire, non seulement les entrepreneurs privés, plus ou moins gros et les détenteurs de capitaux, mais tous ceux qu’insupportaient les lourdeurs bureaucratiques de l’interventionnisme étatique et les freins mis à l’initiative individuelle.

Dans libéralisme, il y a « liberté » de quoi faire rêver aussi bien à droite qu’à gauche. La suite montrera que cette liberté était l’apanage d’une minorité.

Le néolibéralisme réel

La mise en application des principes libéraux s’étant soldée par des échecs et des crises à répétition, et l’inondation monétaire de l’économie par les banques centrales ayant changé la donne ; la réorganisation de la société autour de l’antiétatisme et de la concurrence libre et non faussée entre acteurs économiques indépendants, laissera la place à une autre réalité : un archipel d’oligopoles entouré de petites et moyennes entreprises, sous-traitantes pour l’essentiel, adossés aux Etats et à la bureaucratie indispensable à la régulation de ces systèmes complexes passablement vaporeux.

L’« Etat prédateur » américain décrit par James K Galbraith en est une forme, « l’état collusif » français, évoqué un peu plus loin, une autre.

Cet état est « prédateur » en ce sens qu’il met l’économie et la finance au service d’intérêts privés. Les « bases du conservatisme de libre marché ont été abandonnées et remplacées par les structures d’un État prédateur, la capture des administrations publiques par la clientèle privée d’une élite au pouvoir(4) ». Ainsi la surveillance du secteur financier a-t-elle été abandonnée aux adeptes du conflit d’intérêts et la définition de la politique économique aux oligarques du numérique, de la communication et des services.

Les États-Unis sont devenus une sorte de « République-entreprise » que réguleraient non pas les marchés, mais des coalitions de puissants lobbies industriels et financiers adossés à l’Etat. Affaiblies par la mondialisation, les élites managériales de la grande industrie ont été remplacées à la place dominante par la finance et ces nouveaux oligarques.

Et il entre particulièrement dans l’intérêt de cette « élite » de remplacer les services publics issus du New Deal par des services marchands, comme on le voit en matière de santé, secteur avec celui des technologies de l’information, où le retour sur investissement peut atteindre jusqu’à 45 % ! Un phénomène observable aussi en Europe, particulièrement en France.

Dans son discours devant l’OIT(5), Emmanuel Macron, reconnaissant l’avènement de ce libéralisme qui n’a plus de libéral que le nom, ne dira pas autre chose :

« Ces dernières décennies ont été marquées par quelque chose qui n’est plus le libéralisme et l’économie sociale de marché, mais qui a été depuis quarante ans l’invention d’un modèle néolibéral et d’un capitalisme d’accumulation qui, en gardant les prémisses du raisonnement et de l’organisation, en a perverti l’intimité et l’organisation dans nos propres sociétés. La rente peut se justifier quand elle est d’innovation, mais peut-elle se justifier dans ces conditions lorsque la financiarisation de nos économies a conduit à ces résultats ? Et en avons-nous tiré toutes les conséquences ? Je ne crois pas ».

Au final, il s’agit d’un système oligopolistique de rentiers de la finance organisé avec le concours actif de l’Etat au profit d’une étroite oligarchie. Nous sommes loin de la liberté d’entreprendre et même progressivement de la liberté tout court.

Loin de la liberté, au sens où l’entendaient les libéraux du XVIIIème siècle, en lutte contre l’arbitraire et pour l’extension des libertés publiques et privées. Constatons, en effet que le système libéral réel les bride de plus en plus, au nom de la sécurité sous toutes ses formes et d’un moralisme ambiant faisant fonction de morale.

La répression des manifestations de rue se fait de plus en plus violente, les motifs d’incrimination ne cessent d’augmenter, le code pénal d’enfler et les peines de s’alourdir dans un mouvement qui semble irrépressible.

En France, sur le modèle étasunien les policiers chargés du maintien de l’ordre se transforment en soldats équipés pour la guerre ; au nom de la lutte antiterroriste, les moyens policiers d’intrusion dans la vie privée rejoignent progressivement ceux des services spéciaux. Au nom de la lutte contre l’épidémie de la Covid-19 et du nécessaire « traçage » des personnes contaminées, une nouvelle étape dans la surveillance généralisée est franchie. Force est donc de constater que les mesures de police et de surveillance tiennent lieu de traitement au fond des problèmes sociaux, sanitaires et des conséquences antisociales de la société de consommation.

Les caméras de surveillance et les effectifs de sécurité privés ne cessent eux aussi d’augmenter, sous les applaudissements, ce qui est probablement le plus inquiétant.

Quant aux intrusions permanentes dans la vie privée désormais permises par les techniques et les réseaux numériques – là aussi avec le consentement enthousiaste des intéressés le plus souvent – il est tellement massif et évident qu’il n’y a pas lieu d’insister.

Quel Étienne de La Boétie écrira le Discours de la servitude volontaire du XXIe siècle ?

La conclusion politique s’impose d’elle-même, la « démocratie libérale » est une démocratie en trompe l’œil, faussement protectrice des libertés et dont dont la façade démocratique cache une machinerie du pouvoir dont la finalité première est d’interdire toute remise en question de la forme néolibérale du mode dominant de production et de partage de la richesse, de ses finalités et de ses bénéficiaires.

La conversion des élites politiques

La condition de possibilité même de la neutralisation de la démocratie et de ses institutions, évidente aujourd’hui, ce fut donc la conversion à la foi néolibérale de l’essentiel des partis de gouvernement des états de l’Empire, par intérêt, par conviction – libéralisme rimant avec modernité et progrès – par fatalisme ou faute d’alternative crédible.

Quelle qu’en soit la raison, le fait est là : la victoire du libéralisme ne résulte pas d’un coup d’État, encore moins d’une fatalité mais du choix politique volontaire de majorités élues par le peuple souverain, durant des décennies. De quoi douter de l’infaillibilité de ce souverain, même si, comme on va le voir, les acteurs politiques auront tout fait pour lui brouiller la vue. Ces élites d’ailleurs étaient loin de penser que leur progrès débouchait sur une impasse et probablement le chaos.

Quoi qu’il en soit, ce qui caractérise aujourd’hui les partis politiques de gouvernement ce sont leurs programmes interchangeables quant à l’essentiel (particulièrement leurs omissions), l’absence de militants, voire d’adhérents véritables, ce qui les rend dépendant de financements extérieurs et donc vulnérables, sans autre objectif que leur survie et celle du système qui les justifie. Que des partis traditionnels de droite se soient convertis aussi facilement au néolibéralisme – à l’exception notable, comme les Gaullistes en France, de ceux qui étaient attachés à la Nation – n’est pas vraiment surprenant. Ce l’est plus de la Gauche social-démocrate, soutien traditionnel de l’interventionnisme d’état et de la démocratie « sociale » comme l’indique son nom. Plus surprenant encore, que les vagues de conversion n’aient épargné personne.

Pour citer les partis les plus importants : SPD allemand, le plus ancien et le plus important parti social-démocrate européen, PS français héritier de Jaurès, de Blum et du Front populaire, Labour Britannique à l’origine de l’État-providence anglais, Démocrate américain héritier de Roosevelt et du New Deal et Parti Communiste italien, résistant de toujours au stalinisme, qui porta pendant des décennies les espoirs de la gauche transalpine et bien au- delà, etc.

Aux USA, le parti qui a le plus contribué à la destruction du New Deal, au remplacement de l’État dans la régulation économique par la puissance bancaire, explique James K. Galbraith, c’est paradoxalement le parti démocrate, « c’est-à-dire celui qui est censé représenter les valeurs de démocratie sociale. C’est peut-être le parti démocrate qui est devenu le plus dépendant des grands patrons de la finance : une vraie dictature idéologique pour Clinton et Obama, notamment(6) ». Mais ces socio-démocrates ne se doutaient pas que cette conversion au libéralisme – souvent avec le zèle des néophytes – sous couvert de modernité, et sur le vieux continent pour construire l’Europe unie, serait un suicide. Un suicide pour les partis socio- démocrates eux-mêmes, un suicide pour la démocratie.

« L’effacement des frontières entre la gauche et la droite dont nous avons été témoins (et que beaucoup ont considéré comme un progrès) constitue à mon sens, écrit Chantal Mouffe, la principale raison du déclin de la sphère politique. Les conséquences de ce déclin pour la démocratie ont été négatives(7) ».

Cette mutation de la social-démocratie aura aussi pour première conséquence la désertion des masses populaires de la scène politique, comme le remarque Guido Ligori pour l’Italie avec une compréhensible nostalgie : « La fin du PCI aura été également la fin de la participation politique de masse, non pas épisodique ou « mouvementiste », dans la société italienne, et il ne reste rien de semblable chez les héritiers du PCI. Un immense patrimoine politique, historique, humain s’est ainsi perdu(8) ».

Sans cette « libéralisation » de la social-démocratie, le jeu politique aurait été moins bloqué qu’aujourd’hui et le système néolibéral plus facilement réformable de l’intérieur par le simple jeu des institutions, comme dans toute démocratie qui se respecte.

Pour les libéraux français, ces convergences, ce dépassement du clivage traditionnel Droite/Gauche étaient censés marquer l’avènement d’une « démocratie apaisée »rassemblant deux Français sur trois selon la formule magique de Valéry Giscard d’Estaing, d’un centrisme de bon sens renvoyant aux limites les agités des extrêmes.

Le problème c’est que les agités des extrêmes ne furent pas les seuls à disparaître du paysage politique, plus fâcheusement il y eu aussi… les électeurs. A commencer par ceux des formations sociales-démocrates qui n’arrivaient plus à trouver ce qu’elles pouvaient bien avoir de « social ».

Apparu alors, autre oxymore, un nouvel objet politique non identifié, la « troisième voie », non pas entre la Gauche et la Droite mais « au-delà » de l’une et de l’autre, un véritable exploit donc. Comme dit Elias Canetti : « Le papier supporte tout ». Que n’aurait-il dit des écrans de télévision !

Théorisé par le Britannique Anthony Giddens, ce bon mot fut popularisé par Tony Blair – métamorphosant le vieux Labour en New labour-, rejoint par Gerhard Schröder et Bill Clinton, les Français continuant généralement à affirmer qu’on pouvait être néolibéral et totalement de gauche. La suite montra que leurs électeurs en doutaient et doutaient plus encore que l’intérêt des plus riches, toujours plus riches, coïncidait avec les leurs. Il devint alors indispensable de l’aider à faire « le bon choix, édicté par le bon sens(8) ».

Références

(1)La phrase exacte de Bernard Arnault prononcée lors de l’annonce à l’Obs (25 avril 2017) de son soutien à la candidature à la présidence de la République d’Emmanuel Macron est celle-ci : « On subit une crise tous les dix ans, et j’attends la suivante avec sérénité. On fait souvent de bonnes affaires pendant les crises… ».

(2)La mondialisation heureuse, Edition Pocket

(3) James Galbraith, L’État prédateur. Comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant, Éditions Le Seuil, 2009.

(4) 11 juin 2019. On aura remarqué la différence de ton avec celui de l’entretien de Forbes, du « leader du marché libre, un an plus tôt. Le cheminement de la « pensée complexe » sont forcément improbables.

(5)JK Galbraith Audition sénatoriale.

(6)La politique et la dynamique des passions, Editions Rue Descartes 2004/3, n°43-46.

(7)Qui a tué le parti communiste italien ? Editions Delga.

(8)Expression devenue célèbre de Valéry Giscard d’Estaing.

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La sécession du peuple

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La sécession du peuple

4ème partie - l'histoire n'attendra pas
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En France, cette sécession d’abord rampante puis de plus en plus manifeste, à l’exception des consultations municipales, se lit facilement dans la désaffection des urnes – absence d’inscription sur les listes, abstention – et le refus de choisir entre les candidats en lice, vote blanc ou nul.

À s’en tenir aux deux élections majeures France, les législatives et plus encore les présidentielles qui, depuis 2002, déterminent les résultats des premières, les votes exprimés par rapport aux inscrits ne cessent de baisser, et cela depuis 1981 qui suscita une mobilisation forte de la Droite et plus encore de la Gauche.

Ainsi au second tour des présidentielles de 2017, le tour essentiel où seuls deux candidats peuvent se maintenir, un tiers des électeurs inscrits ne s’est pas exprimé, le double de 1981 et le plus haut niveau depuis cette date comme de la Ve République.

Si on s’intéresse maintenant aux scores des candidats élus, on s’aperçoit que depuis 1995, leur assiette électorale personnelle est basse : moins de 14 % des inscrits pour Jacques Chirac en 1995 et 2002, 18,2 % pour Emmanuel Macron en 2017 au premier tour des élections présidentielles.

Les résultats des élections législatives sont encore plus parlants. Au second tour, l’abstention, plus les votes blancs et nuls, atteignait 62,3 % des inscrits, du jamais vu pour une consultation de cette importance.

Ce qui signifie que 32,8 % seulement des électeurs inscrits ont choisi leur candidat, soit un score moyen de l’ordre de 20 % pour les heureux élus. Merveilleux système qui transforme une poignée d’électeurs en majorité écrasante !

En tous cas, il n’y a pas de risque que le Parlement quitte son rôle de chambre d’enregistrement.

Autre manifestation de cette désaffection : la montée du vote pour les partis contestant l’alternance au pouvoir de coalitions de centre gauche et de centre droit, d’accord sur l’essentiel – la conservation du système – et la montée du « dégagisme ». Les dernières élections présidentielles ont confirmé que les électeurs votent de moins en moins « pour » un candidat, moins encore « pour » un programme, mais de plus en plus « contre ».

Si jusqu’à présent, cette politique de « changement dans la continuité » s’est révélée efficace pour les partis de gouvernement, rien n’indique qu’agiter l’épouvantail du fascisme ou du chaos suffira à exorciser les diables qui s’agitent autour de la « démocratie libérale ». Constatons, en tous cas, que si au second tour des présidentielles, Emmanuel Macron a réalisé un score plutôt meilleur que ses prédécesseurs (43,6 % des inscrits), ce résultat est bien inférieur à celui de Jacques Chirac, dans la même situation de confrontation avec un candidat du FN.

La nouveauté est double : un score inégalé du Parti d’extrême droite (près de 11 millions de voix, soit un quasi triplement par rapport à 2007), et l’effacement de l’effet « diabolisation », très fort en 2002. Alors, le score de Jacques Chirac avait bondi de 13,75 % des inscrits au premier tour, à 62 % au second, soit une multiplication par 4,5. En passant de 18,19 % à 43,61 %, Emmanuel Macron devra lui, se contenter d’un multiplicateur de 2,4.

Entre le premier et le second tour de 2002, Jean-Marie Le Pen n’avait gagné que 720 000 voix; sa fille améliorera son score de près de 3 millions (2,960 millions) en 2017, le portant à 10 639 000 voix !

« Il est clair que le régime « d’alternance unique (…) entre deux partis qui, à quelques nuances près, mènent les mêmes politiques favorables à la perte de souveraineté, à l’open society et aux flux mondiaux(1) » ne sera pas éternel. Il est clair que l’alternative à laquelle se limite de fait aujourd’hui, en France, l’enjeu de la « mère des batailles électorales », l’élection présidentielle – continuer la même politique rassurante comme toutes les habitudes et qui ne fera qu’aggraver la situation ou risquer le saut dans l’inconnu – est une politique de Gribouille. Elle prendra fin un jour, seule inconnue : quand et comment ?

Cette sécession se manifeste aussi et de plus en plus, dans la rue, comme le montrent la succession des révoltes ces dernières années : « Bonnets rouges » bretons (automne 2013), « Nuit debout » (2016-2017) et surtout mouvement des « Gilets jaunes ». Débuté en octobre 2018, avec des hauts et des bas, il n’est toujours pas terminé. Révélant un rejet en bloc des « élites » dirigeantes, toutes mises dans le même panier, il aura un véritable effet de sidération sur elles.

Tout en étant, comme les précédentes, une manifestation de protestation contre les effets sociaux de la domination financière et de la crise économique dont elle est responsable, contre l’impuissance jugée complice d’une classe politique aux contours flous, le mouvement des « gilets jaunes » diffère très profondément de ceux qui l’ont précédé : par sa forme, par l’écho rencontré dans l’ensemble de la population, par ses acteurs et par sa longévité. La France entière était concernée et pas seulement une région aux particularismes affirmés depuis longtemps ; concernées des catégories sociales et des classes populaires majoritaires et non plus une « avant-garde » d’intellectuels ultra minoritaires.

Un mouvement bénéficiant de la compréhension, voire de la solidarité de 60% des Français(2), 49% de Français se qualifiant de « gilets jaunes » et 22 % y ayant participé plus ou moins activement. « Le mouvement des « gilets jaunes » n’est pas seulement remarquable par la profondeur de son ancrage dans la société ; chacun sait qu’il l’est aussi par sa durée, ses modalités d’expression, son absence de coordination centralisée… Bref, il s’agit d’un mouvement inédit ».

La nouveauté, c’est aussi que sont particulièrement représentées parmi les activistes des catégories inhabituelles : retraités (particulièrement au niveau de vie faible), ouvriers, locataires du secteur privé à très bas revenus ou aux revenus situés autour de la médiane (classes moyennes).

Globalement le mouvement rassemble beaucoup de personnes disant avoir du mal à joindre les deux bouts et connaître de plus en plus de difficultés depuis cinq ans.

Sont aussi bien représentés les habitants de petites et moyennes villes où le niveau de vie moyen est faible, le taux de chômage élevé, obligés d’utiliser quotidiennement leur voiture. Pas étonnant donc si, comme pour les « Bonnets rouges » c’est l’augmentation d’une taxe sur les carburants qui est à l’origine du mouvement, en octobre-novembre 2018.

Pas étonnante non plus la révolte contre la dégénérescence des services publics. Effet de la libéralisation et de l’incapacité des services marchands à les remplacer, sauf dans les métropoles et les grandes villes, l’impression de régression domine villes petites et moyennes et le sentiment d’abandon les communes rurales.

Au final, il s’agit d’un mouvement collectif puissant de protestation globale contre une organisation territoriale, sociale et politique qui ne répond plus aux attentes de la majorité d’une population diverse. Une diversité qui explique la difficulté du mouvement à formuler des objectifs et des revendications politiques précises ; sa difficulté aussi, paradoxalement, à s’affranchir de la vulgate véhiculée par des médias que par ailleurs il rejette. Le conformisme du « Grand débat » initié pour désamorcer la bombe politique est sur ce point significatif. Inégalités territoriales et sociales telles sont les raisons du mouvement.

Le spectre qui hante aujourd’hui l’Europe et probablement tout l’Empire américain, ce n’est pas le communisme, comme avant la Seconde Guerre Mondiale, c’est le « populisme(4) ».

Un populisme aux formes très diverses : d’extrême droite ou de droite extrême (cas les plus fréquents) mais aussi parfois de gauche (France insoumise et Mouvement des Gilets jaunes par certains côtés en France, Podemos en Espagne), ou d’extrême gauche ou inclassable comme le mouvement « Cinq étoiles » italien. Une tendance de longue durée comme le montre la récente « marche sur Rome » des « gilets orange » italiens, le 30 mai 2020.

Le dénominateur commun de ces mouvements très disparates est la contestation du système tel qu’il fonctionne et de ceux qui l’ont jusque-là dirigé. A considérer les résultats des dernières élections en Europe où dans de nombreux pays les partis qui alternaient au pouvoir parfois depuis la Libération ont souvent été pulvérisés, on peut se demander si le but n’est pas déjà atteint.

 

Références

(1)« La montée de l’insignifiance » Editions du Seuil,(2007.

(2)Olivier Rey, « Le vide de la campagne nourrit le désarroi des Français, » Figarovox 15-16 avril 2017.

(3) Enquête de l’Observatoire Société et consommation OBSOCO : Qui sont les gilets jaunes ? Leurs soutiens, leurs opposants, février 2019. Analyse de Philippe Moati.

(4)« Un spectre hante l’Europe. Le spectre du communisme », ainsi débute, comme on sait, le « Manifeste du Parti Communiste » de Marx et Engels, 1848.

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L’avènement d’une étroite oligarchie

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L’avènement d’une étroite oligarchie

3ème partie - l'histoire n'attendra pas
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L’avènement d’une étroite oligarchie

Le phénomène le plus remarquable n’est pas l’existence de classes aisées, voire très aisées ce qui est l’ordre habituel du monde mais l’avènement d’un groupe très restreint (de l’ordre de 1/10 000ème de la population) de fortunes privées exorbitantes.

« L’oligarchie dominante (en France), écrivait Castoriadis, est formée par un millième de la population – pourcentage qui ferait pâlir de jalousie l’oligarchie romaine(1)».

Le texte, datant d’avant la crise de 2008 qui amplifiera encore la tendance(2), est en deçà de la vérité, même pour la France où, les « amortisseurs sociaux » jouent encore un grand rôle. L’importance sociale et plus encore politique de cette évolution vaut qu’on s’y arrête.

Une récente étude de l’INSEE (graphe ci-dessous) confirme que le niveau de vie (estimé par unité de consommation) n’augmente que très progressivement des Français les moins riches (90% de la population) aux 10% les plus riches, ceux dont le revenu annuel est supérieur à 45 220 €(3).

Au sein du dernier décile, le revenu fait plus que doubler passant de 45 220 € à 106 210€.

Quant à la fraction représentant les 9/00 supérieur de la population, elle gagne en moyenne près de sept fois plus que l’ensemble de la population, soit 6,8 % de la masse des revenus. De « très hauts revenus » eux-mêmes très hétérogènes situés entre 106 210 € et 259 920€.

vOIR ANNEXE 1

L’étude constate que plus les revenus sont élevés et plus leur origine est diversifiée : les « très hauts revenus » déclarent en particulier des revenus non commerciaux et d’actifs financiers. En 2015, 1 % de la population déclare ainsi 30 % des revenus du patrimoine. Au sein des ménages à très haut revenu, les salariés sont cadres dans près de 60 % des cas et chefs d’entreprise dans près de 10 %. Phénomène constaté dans tous les pays, la croissance des revenus financiers et du patrimoine expliquent largement celle des inégalités sociales.

Toutes les études de l’INSEE convergent, les revenus des 0,1% les plus aisés sont proprement pharaoniques puisqu’ils représentent 15,5 fois celui de 90% de la population, 34 fois le revenu médian et 38 fois le SMIC.

Le tableau ci-dessous(4) synthétisant la hiérarchie des revenus estimés à partir des déclarations fiscales, même avec tous les risques liés à la fraude et à l’évasion fiscale, est encore plus édifiant.

VOIR ANNEXE 2

La distance est impressionnante entre le revenu moyen des 500 membres du Top un cent- millième et celui de la moyenne de la classe moyenne supérieur : 644 fois.

Une situation qui renvoie à celle de l’Avant-Guerre. En effet, comme note Louis Chauvel reprenant Thomas Piketty, les successions des « 200 familles » d’alors se montaient en moyenne 700 fois celles de la classe moyenne. Après un demi-siècle de néolibéralisme le revenu du Top un cent-millième (500 foyers fiscaux) représente 645 fois celui du haut de la classe moyenne (29 844€ par an selon l’INSEE). Peu de chose par rapport au salaire moyen des patrons du CAC40 qui se monte à 4,2 millions d’euros bruts par an seulement.

Constatons aussi que la France n’est pas à la traîne dans la production de milliardaires. Après les USA, c’est le pays le mieux représenté au classement mondial Forbes (2019). Au palmarès des vingt plus grandes fortunes on retrouve certes 14 Etasuniens mais aussi 2 Français (Bernard Arnaud – 3ème avec plus de 100 Md $ en juin 2019 – accompagné de Françoise Bettencourt et sa famille, 15ème place avec 49,3 Md$), 1 Mexicain, 1 Espagnol, 1 Indien et 1 Chinois qui ferme la marche.

L’origine de cette déformation de la pyramide sociale est essentiellement due aux conséquences de la mondialisation : délocalisation de la production industrielle, d’activités de plus en plus sophistiquées et financiarisation. Si comme dit la CNUCED « de véritables rentes et monopoles mondiaux se sont constitués » – rente résultant de la différence de niveaux de vie entre lieux de production et de consommation – ce sont ces monopoles et leur clientèle qui en bénéficient. Pas étonnant donc que les lieux « branchés » et ceux qui y vivent, prospèrent quand les autres périclitent.

La célèbre courbe en forme d’éléphant de Branko Milanovic(5) visualise qui sont les bénéficiaires et les perdants de cette mondialisation en comparant les taux de croissance des revenus en fonction de leur place dans la grille des revenus, durant les vingt années qui ont précédé la crise de 2008.

VOIR ANNEXE 3 

La courbe montre que ce sont les revenus moyens des pays non occidentaux, principalement la Chine et l’Inde à l’origine – surtout la première – de la baisse de pauvreté dans le monde qui, avec les 1% les plus riches des pays occidentaux qui ont le plus bénéficié de la mondialisation. Ceux qui en ont le moins bénéficié sont les plus pauvres des pays pauvres et les classes moyennes des pays occidentaux. Résultat : celles-ci se trouvent ainsi amputées de leur partie la plus populaire menacée de paupérisation et placées à des années-lumière des quelques pourcents des « élites » que la mondialisation a le plus enrichis. Inutile de préciser qu’il s’agit de taux de croissance, non de valeur absolue et donc que 1% du revenu d’un milliardaire occidental n’a pas grand-chose à voir avec 1% de celui d’un cadre indien !

Les dernières élections présidentielles françaises montrent qu’une telle concentration des moyens financiers influe sur le jeu politique. C’est Emmanuel Macron qui a collecté le plus de dons (16 M€), puis François Fillon pourtant appuyé par un puissant parti, à la différence d’Emmanuel Macron. Le troisième, Jean Luc Mélenchon récoltera moins de 5M€.

Si officiellement ces 16 M€ sont le produit de 99 361 dons, près de 48% viennent de 1212 contributaires, ramenés à quelque 800 si l’on tient compte aussi des contributions 2016 et 2017 à «  En Marche » et des doubles donations d’un même couple(6).

A noter que Paris et tout particulièrement les arrondissements huppés de l’ouest est contributeur à hauteur de 6,3 M€ soit 39% de la collecte, la capitale représente seulement 3% de la population française. Le second grand contributeur (2,4 M€) est l’étranger notamment le Royaume Uni avec 1,8 M€ et des dons supérieurs en moyenne à 4000€.

A noter enfin que la campagne d’Emmanuel Macron, au départ dépourvu de moyens partisans ou personnels, n’aurait pu démarrer en l’absence de 3,6 M€ de dons, plus de la moitié (2,2 M€) provenant de 300 personnes.

La sécession des riches

Le premier à réaliser les conséquences sociale et politique de ce qui se passait- la captation de la richesse, du pouvoir et de l’influence par une oligarchie, le rétrécissement de la classe moyenne et le repli sur soi d’une petite minorité en train de se transformer en caste – c’est Christopher Lasch dans un essai appelé à la célébrité : La révolte des élites et la trahison de la démocratie(7).

Une telle captation n’est pas qu’une menace pour la société mais aussi pour le projet de civilisation porté par la culture occidentale.

Et Lasch de préciser : « Le problème de notre société n’est pas seulement que les riches ont trop d’argent mais que leur argent les isole, beaucoup plus que par le passé, de la vie commune ».

Ils « se sont effectivement sortis de la vie commune » en quittant les grandes villes industrielles en pleine déconfiture, en s’affranchissant de tout ce qui pourrait ressembler aux services publics, en scolarisant leurs enfants dans des établissements privés et par leur mode de vie hygiéniste et sans aspérité. « Ils ont entrepris une croisade pour aseptiser la société américaine » et « Dans le feu de la controverse politique ils jugent impossible de dissimuler leur mépris pour ceux qui refusent avec obstination de voir la lumière – ceux qui « ne sont pas dans le coup », dans le langage auto-satisfait du prêt-à-penser politique ».

A la lecture de ces lignes, on entend comme en écho la sortie d’Hillary Clinton, sous les rires des participants au gala LGBT pour la candidate, à New York, le 16 septembre 2016 : « Pour généraliser, en gros, vous pouvez placer la moitié des partisans de Trump dans ce que j’appelle le panier des pitoyables : les racistes, sexistes, homophobes, xénophobes, islamophobes. Vous n’avez qu’à choisir ». La réponse des partisans de Trump a été de transformer « les pitoyables » en badge ostensiblement porté et de donner la victoire à leur champion.

La tendance est aussi, note Lasch, à l’endogamie : « Autrefois, les médecins épousaient des infirmières, les avocats et les cadres supérieurs leur secrétaire. Aujourd’hui, les hommes appartenant à la bourgeoisie aisée tendent à épouser des femmes de leur classe, partenaires d’entreprise ou de cabinet, poursuivant de leur côté une carrière lucrative ».

Plus significatif encore pour Lasch, que l’horizon de ces « nouvelles élites » ne soit plus national, encore moins local, mais le marché international : « Leur sort est lié à des entreprises dont les activités franchissent les frontières nationales. C’est davantage le fonctionnement harmonieux de l’ensemble du système qui les préoccupe que celui d’une de ses parties. Leurs allégeances (…) sont internationales plutôt que nationales, régionales ou locales. Ils ont plus de choses en commun avec leurs homologues de Bruxelles ou de Hong Kong qu’avec les masses d’Américains qui ne sont pas encore branchés dans le réseau de communication mondiale… Une grande partie de ces privilégiés ont cessé de se penser américain dans tous les sens importants du terme, ou impliqués dans le destin de l’Amérique pour le meilleur et pour le pire. Leur lien avec une culture internationale de travail et de loisirs – d’affaires, de distractions, d’informations et de « récupération de l’information » – rendent beaucoup d’entre eux profondément indifférents à la perspective du déclin national de l’Amérique ».

Une grande partie des observations de Lasch touchant au mode de vie, aux mœurs et à la culture des classes étasuniennes les plus aisées creusant le fossé les séparant des classes populaires sont transposables à la France trente ans plus tard, qu’il s’agisse des préférences résidentielles (la capitale et les grandes métropoles de province), de loisirs, de scolarisation de leurs enfants, de choix esthétiques ou des goûts de minorité qui donnent le ton à la prédication médiatique, devenue éducatrice des masses.

Ainsi en va-t-il de son penchant pour l’endogamie de caste(8), de la primauté accordée à l’international – à l’Europe tout particulièrement – sur le national auquel ne peuvent être attachés que les has been, xénophobes sinon racistes, de ses embrasements hygiénistes, moralisateurs ou contre toute forme de discrimination à l’exception de la plus répandue, celle par l’argent. L’élite aime être choquée, le hic étant que plus rien, ni plus personne ne la choque sauf quand son pouvoir est remis en cause par des anti-européens et des populistes irresponsables.

Comme le confirme Jérôme Fourquet(9), sur les deux rives de l’Atlantique, outre les pratiques résidentielles communes des classes aisées, la tendances est à la scolarisation des enfants dans des établissements privés pour leur éviter les effets de l’obsolescence de l’école publique ou de côtoyer de trop près d’autres enfants que ceux des milieux dont dépendra leur avenir.

Si quantitativement, remarque Jérôme Fourquet, la « part de marché » de l’enseignement privé par rapport à l’enseignement public n’a pas évolué depuis trente ans, les établissements privés eux sont, socialement, de plus en plus sélectifs.

« Les collèges scolarisant les plus faibles proportions d’enfants issus de milieux défavorisés appartiennent dans leur écrasante majorité à l’enseignement privé. À l’inverse, les collèges accueillant le public le plus défavorisé sont tous sans exception publics… »

Même caractère sélectif des grands lycées publics parisiens où des capitales provinciales, passage quasiment obligé pour l’accès aux grandes écoles (Ecole Polytechnique, ENS, HEC, ENA). Les enfants d’origine modeste s’y sont faits rares, comme dans les quatre établissements cités où leur représentation est passée de 29% en 1950 à 9% au milieu des années 1990.

Le parcours scolaire royal des enfants de l’élite en route pour le pouvoir et/ou la banque, passe toujours par l’Ecole alsacienne, le lycée Stanislas, Science Po Paris et l’ENA, via éventuellement l’Ecole Polytechnique ou l’ENS.

Le stade ultime de la sécession des classes aisées, c’est l’émigration des plus riches vers des paradis fiscaux à proximité de Paris – Suisse, Royaume-Uni (avant le Brexit), Luxembourg, Belgique – beaucoup moins « spoliateurs » que la France pourtant souvent à l’origine de leur fortune. On comprend leur attachement à l’Europe en principe unie.

Cette évolution significative depuis 2000 se lit dans la hausse des inscriptions dans les consulats de ces pays et dans le nombre d’assujettis à l’ISF (avant qu’il ne soit supprimé). La France est ainsi devenue le premier pays exportateur de millionnaires de l’OCDE.

Références

(1)« La montée de l’insignifiance » Editions du Seuil,(2007.

(2) C’est une différence notable avec la crise de 1929 qui vit s’écrouler de nombreuses fortunes. Un des miracles du néolibéralisme moderne dont l’Etat socialise les pertes, au frais du contribuable, c’est-à-dire, en majorité de ceux qui pâtissent le plus du système.

(3)INSEE : « Les très hauts revenus en 2015 » Marie-Cécile Cazenave-Lacrouts Edition 2018.

(4) Tableau réalisé à partir des données publiées sur le site « Impôt sur le revenu.org. »

(5) Branko Milanovic : « Inégalités mondiales » Editions La découverte

(6)France Culture -Cellule d’investigation de Radio France 03/05/2019.

(7)Christopher Lasch, La révolte des élites, Editions Climat,1996.

(8)Ainsi Jérôme Jauvert peut-il consacrer un chapitre de son livre – « Les intouchables de l’Etat » (Robert Laffont) – à ces « ces couples d’Etat ».

(9)1985-2017 : Quand les classes favorisées ont fait sécession, Fondation Jean Jaurès (21/02/2018). L’analyse concerne essentiellement Paris et les grandes villes.

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L’histoire n’attendra pas : par Pierre-Yves Collombat

Hors-série

L’histoire n’attendra pas : par Pierre-Yves Collombat

Introduction
Introduction au hors-série « l’histoire n’attendra pas » par Pierre-Yves Collombat

Au cours de l’été 1989 Francis Fukuyama annonçait au monde, sous les applaudissements des esprits éclairés, le triomphe de la « Grande Transformation » néolibérale engagée depuis les années 1970, autrement dit la  victoire définitive du capitalisme financiarisé et de la démocratie libérale, sur toute autre forme d’organisation économique et politique : « La fin de l’Histoire et le dernier homme(1) ».

En clair, l’organisation économique, financière et politique néolibérale dont avait fini par accoucher le XXe siècle, devenue universelle, marquait l’aboutissement de l’évolution de l’humanité et fermait les portes de l’Histoire. Une eschatologie qui donne une idée de la lucidité des propagandistes néolibéraux et de leur capacité à faire face aux convulsions d’une Histoire dont la seule chose que l’on puisse assurer, c’est qu’elle ne prendra fin qu’avec l’Homme.

Il faut, cependant, reconnaître à leur décharge que les évolutions mondiales de l’entre-deux siècles – « perestroïka » et « glasnost » soviétiques, « modernisations » de Deng Xiao Ping en Chine, démocratisation de l’Europe de l’Est, fin du rideau de fer avec la chute du mur de Berlin en novembre 1989 – semblaient donner raison à Fukuyama. Se trouvait ainsi définitivement effacée la tâche d’infâmie et de sang laissée par le naufrage du premier Titanic libéral(2) d’où sortirent émeutes et révolutions, les fascismes et l’hitlérisme, la Grande crise de 1929-1930 et finalement la Seconde Guerre mondiale. Se trouvait aussi
définitivement refermée la courte parenthèse de l’État-providence interventionniste des «Trente glorieuses ».

Se trouvait surtout réalisée l’utopie politique libérale : la réorganisation de la société dans toutes ses dimensions, par le marché et la concurrence. Les officiants et gérants du système libéral occidental semblaient pouvoir d’autant plus dormir sur leurs certitudes qu’il était entendu par tous les économistes et experts ès finances, en tous cas par ceux qui avaient une présence médiatique, recevaient les prix de la Banque de Suède et régentaient la science officielle mitonnée sur les fourneaux des écoles de Chicago et du MIT, que l’on savait désormais éviter les crises systémiques ; que l’on savait maîtriser par le calcul et la modélisation le risque spéculatif sans règlementer des marchés, « autorégulés » par le simple jeu de la concurrence libre et non faussée. Certes, quelques réfractaires, comme Hyman Minsky, continuaient à penser que les marchés financiers, étant par essence instables et volatiles, ne pouvaient être maîtrisés ou, comme Benoît Mandelbrot(3), que s’ils l’étaient, ce ne serait pas par les formules des charlatans Main Stream, « l’équivalent financier de l’alchimie ».

Moins de vingt ans plus tard l’Histoire était de retour avec dans ses bagages une série de crises financières puis économiques, devenant progressivement faute de traitements appropriés, sociales puis politiques, un peu partout dans le monde. Après le naufrage du Titanic libéral de la première mondialisation, sombré dans les convulsions politiques et financières de l’entre deux-Guerres puis de la Seconde Guerre mondiale, était venu le tour du Titanic II néolibéral de heurter des icebergs et d’affronter des tempêtes à répétition. Pour beaucoup était aussi venu le temps des désillusions, celui du doute dans le progrès infini et de la perte de confiance dans les vertus du système néolibéral. Régulé par les marchés et la mondialisation de la concurrence, il était pourtant censé faire mieux que l’État interventionniste en matière de croissance économique et d’emploi, au moins aussi bien que l’État-providence en matière sociale – quoique par d’autres moyens. Le progrès social ne passait plus par la redistribution confiscatoire mais par l’agrandissement du gâteau. La richesse produite par les entreprises performantes dirigées par des premiers de cordée entreprenants et inventifs ruissellerait sur tous ; les métropoles dynamiques serviraient de locomotive aux wagons poussifs du reste du territoire.

En plus de l’assurance qu’elle apporterait plus de bien-être que l’État interventionniste, la révolution libérale avait fait miroiter des horizons radieux nouveaux, « modernes » : la dépolitisation du gouvernement des nations et son remplacement par un management dont le seul guide serait l’efficacité, et en Europe, le dépassement de la démocratie conflictuelle dans une démocratie raisonnable apaisée, le dépassement de la Nation « moisie(4) » aux horizons étriqués, dans une Europe sociale ouverte sur le monde. Le temps des illusions et des balivernes intéressées renvoyé aux poubelles de l’Histoire, est venu celui de la lucidité et de l’action. De la lucidité pour comprendre comment fonctionne le néolibéralisme financiarisé, quelles sont les forces et les intérêts qui le dominent, où se trouvent le ou les pouvoirs qui comptent dans ce système tentaculaire mondialisé. Pour évaluer les plus probables diversions qu’il inventerait pour assurer sa survie et sauver ses intérêts vitaux.

Le temps de l’action face au naufrage inéluctable quelles que soient les réformes de détail issues du jeu de chaises musicales habituel entre « libéraux européistes du centre droit », de « l’extrême centre », ou du « centre gauche ». Rapiécer un habit usé jusqu’à la corde permet seulement de gagner du temps. L’Histoire, jamais avare de mauvaises surprises, elle n’attendra pas. Nous la ferons ou elle nous fera. Comme dit, un expert en catastrophes, Jean Pierre Dupuy, « Il s’agit de faire comme si on avait affaire à une fatalité, afin de mieux en détourner le cour(5) ».

Références

(1)Francis Fukuyama était alors professeur de sciences politiques à Stanford (Californie). « La fin de l’Histoire et le dernier homme » est édité en France par Flammarion (Champs essais).

(2)L’expression est de Joseph Stiglitz, fin 2009 : « Personne ne veut regarder les choses en face. Nous sommes en train de préparer le terrain pour d’autres crises, aussi violentes que celle que nous traversons. Elles détruiront des millions d’emplois à travers le monde. Depuis le début de la crise, on s’est contenté de déplacer les fauteuils sur le pont du Titanic ».

(3)« Une approche fractale des marchés », dont la première édition a été publiée en 2004 aux USA. La seconde édition et sa publication chez Odile Jacob datent de 2009.

(4)La France moisie est le titre d’une tribune du post-moderne Philippe Sollers dans Le Monde du 28 janvier 1999. Parmi les nombreuses perles de culture qu’elle recèle, cet hommage à Édouard Balladur, quelques mois avant l’élection présidentielle de 1995 qui l’opposera à Jacques Chirac : « Balladur, quel nom ! C’est quand même mieux que Pompidou, de même que l’Orient de Smyrne fait plus rêver que l’Auvergne de Montboudif. » Ainsi va l’élite culturelle française.

(5)« Pour un catastrophisme éclairé » Editions du Seuil.

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Chronique d’un naufrage annoncé

Hors-série

Chronique d’un naufrage annoncé

2ème partie - L'histoire n'attendra pas
A modifier
UNE SUCCESSION D’ÉCHECS
Echec de la régulation du système bancaire

 Dix ans après la crise des « subprimes », force est de constater que non seulement, le système bancaire – unique préoccupation des réformateurs mobilisés contre sa réédition – n’est ni moins vulnérable à une nouvelle crise, ni plus résilient.

Les demi-réformes dont il a été l’objet, très en-dessous des engagements des G20 de 2009 et 2011, au terme d’interminables manœuvres de retardement des lobbys bancaires, ont été contournées puis effacées, les unes après les autres.

Pour s’en tenir aux plus essentielles, ainsi en fut-il de la séparation des banques de dépôts et des banques d’affaire qui financent à crédit la spéculation, sous protection des contribuables(1) ; de l’obligation faite aux banques de maintenir un ratio suffisant de fonds propres (Accords de Bâle III). Ainsi, au lieu de s’arrêter à des ratios notoirement insuffisants, calculés par les intéressés eux-mêmes(2), il aurait été plus clair et plus efficace d’imposer un ratio de levier de 10.

La tentative de régulation de la production des produits dérivés(3) par des « plateformes de compensations centrales » ne touche que les transactions de gré à gré et surtout risque, vu le volume de transactions garanties, de créer un nouveau risque systémique en cas de crise. Il aurait certainement été plus simple et plus efficace de taxer purement et simplement les transactions sur les dérivés. Quand on sait que pas plus de 7% de ceux-ci garantissent des transactions sur des produits réels, il ne devrait pas être impossible de neutraliser ces « armes de destruction massive » selon l’expression de Warrren Buffett. A condition évidemment de le vouloir, ce qui n’est pas les cas.

En fait, les régulateurs du moins leurs mandants, sont restés prisonniers d’objectifs contradictoires : améliorer la stabilité du système bancaire, ce qui suppose réduire la capacité de production de crédit ainsi que les échanges internes au système et, en même temps, éviter de ralentir le business ce qui suppose toujours plus de crédit et de dérégulation !

Contradiction expliquant, par ailleurs, que même les observateurs officiels des « stress tests(4) » de la BCE les jugent trop accommodants. Mais, il ne faut désespérer, ni « l’épargnant » ni « l’investisseur ».

Echec de la régulation du système financier

L’échec est encore plus patent dès lors qu’on ne considère pas seulement le système bancaire isolément mais dans ses relations avec ses partenaires au sein du système financier, notamment la « finance parallèle » – qui loin d’être « fantôme » vit en symbiose avec lui(5). Force est alors de constater que le durcissement du contrôle des banques a été compensé par une augmentation significative de l’activité financière parallèle. Selon François Villeroy de Galhau, le « narrow shadow banking » représenterait 160 000 Md$ en 2018, « soit près de la moitié des actifs financiers détenus par les institutions financières à l’échelle mondiale ». Plus de 45.000 milliards de ces actifs, toujours selon le gouverneur de la Banque de France, présenteraient des risques pour la stabilité financière.

On aura compris que les velléités de durcissement du contrôle bancaire, de limitation de ses marges de manœuvre ont été amplement compensées par le développement d’une finance parallèle à l’abri des regards, de tout contrôle, sans réglementation de ses relations avec la finance officielle. Autant dire que le résultat est pitoyable.

Rien d’étonnant donc si le carburant des bulles et des crises, le crédit et son corollaire l’endettement n’aient pas cessé d’augmenter.

La première erreur des responsables politiques et des régulateurs est d’avoir voulu croire que la crise résultait uniquement de l’exubérance naturelle d’un système bancaire libéré de ses contraintes et qu’il suffirait après quelques fusions et recapitalisations bancaires, d’un minimum de réglementation pour le stabiliser et réduire ses capacités de création monétaire. Or c’est l’ensemble d’un système financier complexe, avec des secteurs opaques qui est impliqué.

L’erreur initiale fatale, cependant, c’est d’avoir privatisé un privilège d’Etat essentiel : le monnayage ; qui plus est, avec le droit d’en abuser à sa guise !(6)

La production, sans contrôle sérieux, de dettes et de crédits, déconnectée de l’économie réelle, les activités spéculatives de ventes et achats de titres génératrices de plus-values, d’intérêts, et de revenus pour les d’intermédiaires, autant dire l’essentiel de l’activité bancaire, ont transformé le système financier en bombe à retardement.

Le plus extravagant dans la situation présente c’est que ce danger n’est la contrepartie d’aucun service rendu à la collectivité. Soit la renationalisation des banques de dépôts, soit la réduction drastique de leur bilan ou un composé des deux, non seulement s’imposent pour des raisons de sécurité mais de dynamique économique et donc d’emploi.

Echec des tentatives de relance économique

« La création de crédit est une chose trop importante pour être laissée aux Banques(7) » Adair Turner

En se focalisant presque uniquement sur le système bancaire, sur son sauvetage et sur les moyens d’assurer sa survie, au prix d’un minimum de contrainte, les responsables politiques et ceux des banques centrales ont oublié l’essentiel, que la stabilité du système lui-même était inextricablement liée au mode de financement de l’économie réelle dont, par ailleurs dépend l’emploi et donc la stabilité sociale et politique. Or, l’essentiel de l’activité bancaire n’est plus le financement de l’économie réelle mais celle d’opérations spéculatives.

La fuite en avant des banques centrales dans la production directe ou indirecte de liquidités qui au lieu de stimuler l’économie réelle est venu alimenter la machine à laver spéculative est non seulement inefficace mais dangereuse en ce qu’elle augmente encore le risque d’un nouveau Krach.

Comme dit Adair Turner, l’objectif final d’une véritable réforme de système financier ne saurait se limiter à stabiliser le système, à régler la question des établissements systémiques, même s’il faut le faire, mais « de gérer la quantité de crédit et d’influencer son allocation dans l’économie réelle », ce qui signifie, a contrario, limiter l’activité spéculative des banques. Autrement dit, il s’agit de faire en sorte que le système financier crée de la valeur dans l’économie réelle, ce qui n’est pas le cas.

La stagnation économique, origine du malaise social et de la perte de confiance dans les institutions et le personnel politique vient d’abord de l’incapacité du système financier à réaliser une bonne allocation des fonds à sa disposition. Incapacité renforcée par le dogme néolibéral de l’interdiction de toute intervention économique de l’Etat, sauf évidemment pour sauver les banques. Au frein libéral s’ajoute en Europe la règle d’or budgétaire et en France le syndrome de la monnaie forte, d’abord le franc puis l’euro dans lequel il se fondra.

Les dérives de la politique monétaire de relance économique

Faute de moyen de relance économique par voie d’intervention directe de l’Etat, on se replia sur le levier des politiques monétaires « accommodantes » dont on avait sous- estimé les effets systémiques. L’injection massive de liquidités accompagnée d’une baisse des taux directeurs à un niveau inimaginable jusque- là, précoce et massif aux USA, à contre-cœur et précédé puis accompagné de restrictions budgétaires freinant la croissance en Europe, changeant la donne – comme l’analyse Adam Tooze(8) – va s’avérer un piège mortel.

Comment, en effet, faire fonctionner un système financier au robinet du crédit grand ouvert, où l’épargnant va jusqu’à payer pour pouvoir prêter, où les banques et les fonds patrimoniaux, de pensions, etc., ne vivent plus de l’intermédiation(9) mais de placements spéculatifs ?

Comment faire fonctionner une économie quand, il devient plus intéressant pour une grande entreprise de racheter ses concurrents que d’investir afin d’augmenter sa productivité et diminuer ses coûts, pratique poussée à l’extrême par les GAFAM ?

Désormais, la valeur des grandes entreprises n’est plus qu’accessoirement fonction de leur activité et de leurs bénéfices, comme traditionnellement, mais de l’engouement spéculatif qu’elles suscitent. En mars 2019, le ratio PER(10) était au niveau de celui du vendredi noir de 2019.

Cet écart entre la valeur boursière des entreprises et leur chiffre d’affaires ou leurs bénéfices devient abyssal avec les GAFAM dont la capitalisation boursière atteint des sommets – Apple (918 Md$ en 2019), Google (720Md$), Microsoft (1050 Md$) – pour des bénéfices modestes par comparaison. Ainsi Amazon réalisait-il 10Md$ de bénéfice en 2019 pour une capitalisation boursière de 941 Md$ alors que selon les critères ordinaires ce bénéfice aurait dû être 10 fois plus important. En fait, ce n’est plus le dividende qui explique l’engouement boursier mais la perspective de gains futurs. Pour le dire autrement, lorsque Amazon, alors en position de monopole, pourra fixer les prix qu’il voudra.

Les GAFAM, puissamment appuyés par l’état américain révèlent comme sous une loupe ce qu’est devenu le « libéralisme » revisité par Ronald Reagan et ses successeurs républicains : un système oligopolistique appuyé sur un Etat qu’il contrôle largement (voir plus loin).

Pour le patron d’Apple, Tim Cook, note Adam Tooze, les lois antitrust, la protection des données et les enquêtes fiscales approfondies ne sont que « des conneries politiques » aussi absurdes que de placer des ralentisseurs sur une autoroute. Pour l’oligarque du secteur technologique, Peter Thiel, « créer de la valeur ne suffit pas – il faut aussi capter une partie de la valeur pour que vous créiez », ce qu’interdit la concurrence. Contrairement à ce que pensent généralement les Américains « le capitalisme et la concurrence sont à l’opposé l’un de l’autre. Le capitalisme se fonde sur l’accumulation du capital, mais en situation de concurrence parfaite, cette concurrence, annihile tous les profits. Pour les créateurs d’entreprise, la leçon est claire : la concurrence, c’est pour les perdants ».

Au final, les Banques centrales se seront prises à leur propre piège : penser qu’elles pouvaient continuer à produire de la monnaie, favoriser l’endettement, pour maintenir à flot l’économie et accessoirement éviter leur propre faillite, sans alimenter la machine à bulles et précipiter la chute finale(11) était évidemment impossible.

Doper la production bancaire de crédit grâce au « quantitative easing » et aux taux très bas, sinon négatifs, c’est augmenter la masse de dettes privées, le risque de krach et enfermer le financement de l’économie dans le dilemme mortifère des drogués : soit continuer éternellement la production de crédit dont dépend les cours de la bourse, l’existence même des entreprises et l’activité économique en risquant un krach majeur à terme, soit ralentir voire cesser la production monétaire au risque d’un effondrement boursier et d’une crise économique lourde de conséquences politiques.

Entre le risque d’un krach à moyen ou long terme et celui d’une crise politique majeure quasi immédiate, l’establishment étasunien a rapidement fait le premier choix. Un choix certes contestable mais au moins plus cohérent que celui de l’Europe qui fait comme si on pouvait mener de front relance et rigueur budgétaire !

Alors que les responsables étasuniens sont intervenus immédiatement après le Krach de 2008, l’Europe a mis beaucoup de temps pour qu’un plan de relance coordonné de la BCE et des Etats soit opérationnel. La doctrine de Jean-Claude Trichet et des Allemands se résumait à un non-interventionnisme dogmatique, doublé de rigorisme budgétaire au motif qu’il y en allait de la stabilité de la zone euro. En fait, il s’agissait surtout de sauver les banques allemandes et françaises parties spéculer dans les eldorados qu’étaient devenus les derniers ralliés à l’UE et à la zone euro. La spéculation sur la dette souveraine menaçant la survie de la monnaie unique, la stagnation économique s’installant et la vague « populiste » enflant, Jean-Claude Trichet laissant la place à un homme de Goldman Sachs – Mario Draghi – la BCE se mit au QE et aux taux très faibles… Tout en maintenant les politiques de rigueur budgétaire avec leurs effets calamiteux pour les populations. D’où la construction de l’usine à gaz du MES accompagnée de la perte de liberté budgétaire des Etats(12).

Pas étonnant donc que l’économie européenne – y compris celle de l’Allemagne – stagne et que les nuages noirs de la contestation de cette politique attentiste soient beaucoup plus nombreux et denses sur le vieux continent qu’au nouveau monde. Comment ne pas douter de la compétence de dirigeants et de bureaucrates qui depuis dix ans obtiennent de tels résultats(13)?

La crise sanitaire de la Covid-19, déclenchant une explosion du chômage particulièrement forte aux USA, changera-t-elle la donne ? Peu probable dans la mesure où, à la différence des pays européens, les USA ne se sont jamais laissés ligoter par des contraintes imaginaires.

S’il est possible que ces derniers changent de cap pour sortir de l’impasse, par contre, on ne voit pas bien ce qui pourrait décider l’Europe ficelée par ses contradictions à en faire autant. Tout dépendra des conséquences politiques de cette péripétie supplémentaire.

Echec au plein emploi : le choix de la stagnation et du chômage

Aussi étrange que cela puisse paraître, en Europe, la stagnation économique depuis la brève reprise de 2011 tuée dans l’œuf par la BCE, comme le krach, est le résultat de choix politiques idéologiques : celui d’une monnaie trop forte pour la plupart des membres de l’UE, exceptés l’Allemagne, les Pays Bas et le Luxembourg ; celui aussi de la politique de l’offre et de stimulations à fonds perdus au bénéfice des plus riches, en lieux et place de toute politique de relance par l’investissement et la consommation, appliquée sérieusement.

Le chômage est un produit inhérent au système néolibéral, pas un accident conjoncturel que des mesures ponctuelles permettraient de traiter. Pire, un remède contre l’inflation.

Selon la vulgate libérale, en effet, le chômage n’est qu’un sous-produit d’un marché du travail resté non concurrentiel par la faute des lois, des règlements, et des syndicats qui empêchent les salaires de baisser autant qu’ils le devraient pour permettre le plein développement des forces productives.

C’est à Denis Olivennes – haut fonctionnaire et « pantoufleur » d’élite -, que revient la paternité, dans une note de la Fondation Saint Simon (février 1994) de l’expression « préférence pour le chômage ». Pour les libéraux, l’origine du chômage c’est l’égoïsme de ceux qui ont un emploi – trop payé – et qui refusent de partager. Le remède au chômage de masse serait donc le développement de la précarité. Le chômage de masse pour Olivennes « est le produit d’un choix collectif inavoué : [la France préfère] une logique du revenu, notamment à travers les transferts sociaux, à une logique de l’emploi ». Par emploi il faut entendre évidemment un emploi payé et exercé dans les conditions que voudra bien fixer l’employeur, simple serviteur du marché.

Les chiffres sont là : le chômage de masse s’est développé massivement dans l’Empire américain, tout particulièrement en France à mesure que s’installait l’ordre libéral. Le plein emploi n’est plus qu’un souvenir des « Trente glorieuses » et de l’Etat providence !

« Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ce sera la révolution » déclarait Georges Pompidou alors Premier ministre en 1967. Tangentant les trois millions au début de l’année 2020, ils seront très largement dépassés à la fin de la crise sanitaire, soubresaut d’une tendance lourde et non pas catastrophe imprévisible comme on voudrait le faire croire.

Les seuls progrès observables dans la lutte contre le chômage, quel que soit le pays et le gouvernement ont plus à voir avec le trafic de statistiques qu’avec la réalité de l’emploi.

Les techniques principalement utilisées sont : la transformation d’une partie des chômeurs en malades, invalides – jeu largement pratiqué au Royaume Uni par Tony Blair-, retraités et autres allocataires sociaux ou « personne en formation ; le développement du sous-emploi à bas coût et la précarisation du travail à temps complet ; l’organisation du découragement à s’inscrire comme demandeur d’emploi…

Parmi les méthodes les plus originales : l’augmentation de la population carcérale comme aux USA ; ou encore « l’Ubérisation », méthode transformant un chômeur en entrepreneur et enfin, plus fort encore, selon Emmanuel Macron, la traversée de rue !

AVIS DE TEMPÊTE

Au terme de dix ans de traitements bricolés d’une crise multiforme qui s’aggrave, les systèmes financier et politique ont en commun d’être bloqués et au bord de l’implosion. Au bord de l’implosion parce que bloqués.

Un système financier, au bord de l’implosion

Rien ni personne ne semble en position d’arrêter sa course folle à l’endettement et à l’émission de crédit. Surtout pas les banques centrales qui, prises au piège des contradictions dans lesquelles elles se sont enfermées poussent, au contraire, au crime par des émissions monétaires débridées et des taux dignes d’Alice au pays des merveilles. Le problème c’est que ces trouvailles sont explosives, sans action perceptible sur le chômage en Europe et avec des effets retard redoutables aux USA.

Un système mondialisé

Ce qui rend fondamentalement le système financier incontrôlable et dangereux, c’est son caractère systémique et mondialisé.

Il est en effet dominé par des oligopoles interconnectés à un tel degré que la faillite de l’un entraînerait l’effondrement des autres. Au total 20 à 30 banques systémiques et en ajoutant les banques influentes à l’échelle d’un pays quelque 140 institutions financières dans le monde. Le seul bilan agrégé de ces banques systémiques mondiales, qui était de 46 859 milliards de dollars en 2011, a atteint 51 676 milliards de dollars en 2017 autant dire les 2/3 du PIB mondial.

Il est mondialisé avec l’Amérique du nord et l’Europe pour épicentre, la City de Londres – pour l’instant encore – et Wall Street comme capitales interconnectées, le dollar et l’eurodollar(14) pour monnaie et donc la Fed pour principale source de monnaie centrale. Ce rôle déterminant du dollar – outil financier de la puissance américaine aussi essentiel que son outil militaire – est étrangement minimisé, en positif comme en négatif.

Peu évoqué, en effet, le rôle déterminant des interventions de la Fed – la BCE restant quasi inerte – dans le sauvetage du système financier européen après le Krach de 2008 : injection de quelque 10 000 milliards de dollars par le biais de contrats de SWAP avec la BCE, autorisée à émettre des prêts en dollars et sauvetage de grandes banques européennes rendu possible par l’injection par l’état étasunien de 170 milliards de dollars dans les caisses de l’assureur américain AIG. Ainsi, en 2009 la Société générale a reçu 11,9 milliards de dollars, BNP Paris bas 4,9 milliards, Caylon (Groupe Crédit agricole) 2,3 milliards, Deutsche Bank 11,8 milliards etc.(15)

Ce système financier international vit, en effet, en symbiose avec la part monopolistique du système économique que dominent les firmes multinationales, dont il assure si nécessaire la trésorerie, le financement des acquisitions, les couvertures et les garanties dont elles ont besoin, sous forme de produits dérivés notamment. Les cent plus grosses de ces entreprises représentaient une capitalisation boursière de 20 000 Md$ en 2018 soit 15% de plus qu’en 2017 et l’équivalent du PIB des USA ! Dans ce classement les Américains surpassent évidemment largement les Européens (en perte de vitesse) et les Chinois en train de les rattraper.

Cette omniprésence du dollar dans les échanges financiers et économiques n’a pas été seulement conjoncturelle pour l’UE, elle est bien structurelle puisqu’indispensable aux échanges extérieurs de celle-ci : 45% de ses échanges commerciaux (importations et exportations) s’effectuent, en effet, en dollar contre 41% en euro. Autant dire que l’UE est sous dépendance étasunienne comme l’a montré le repli piteux des industriels européens menacés de représailles s’ils ne respectaient pas l’embargo contre l’Iran décrété par les USA après dénonciation d’un traité que l’Europe avait voulu et soutenu à bout de bras. D’une manière générale, « faire le gros dos » devant les exigences américaines, comme on l’a vu lors de diverses opérations de prise de contrôle de l’appareil productif français, est une constante.

Enfin les 2/3 du commerce international sont réalisés par des firmes multinationales dont la moitié par 1% d’entre – elles : « 1 % des grands groupes font 57 % du total des échanges en 2014, selon la CNUCED. La part des 5 % des premières entreprises exportatrices s’élève à plus de 80 % des échanges. Et le groupe des 25 % des premiers groupes exportateurs réalise 100 % du commerce mondial. « De véritables rentes et monopoles mondiaux se sont constitués », insiste la CNUCED. Ces situations « sont le résultat de barrières nouvelles et plus intangibles, reflétant les protections renforcées dont disposent les grands groupes et leur capacité à exploiter les lois et les règles nationales pour augmenter leurs profits et éviter l’impôt », analyse le rapport », Martine Orange, Médiapart.

Aujourd’hui, contrairement à ce qui se colporte, ce ne sont pas les économies nationales, leurs relations et les échanges entre elles, équilibrés ou non, qui importent mais les multinationales qui coordonnent des chaînes de valeur d’un bout à l’autre de la planète ainsi que les flux d’argent, en dollars, à l’échelle mondiale. Comme dit Adam Tooze, « nous devons analyser l’économie mondiale non pas en termes de « modèle insulaire » reposant sur des relations économiques bilatérales – entre deux économies nationales -, mais au moyen de la matrice imbriquée des bilans d’entreprise – de banque à banque -. Ce qui compte donc dans la prédiction des crises, ce ne sont pas vraiment les déficits publics ou les déséquilibres des comptes courants (des échanges) mais « les ajustements impressionnants (et qui peuvent être fulgurants) susceptibles d’avoir lieu dans cette matrice imbriquée des comptes » entre multinationales et banques systémiques.

Ce qui conditionne vraiment le destin du système financier, ce ne sont donc pas les agrégats économiques nationaux sur lesquels on se focalise pourtant et au nom desquels on justifie des politiques aberrantes, mais les bilans d’entreprises où se joue véritablement le destin du système financier.

Le Léviathan mondialisé a donc peu à voir avec le « Club Med » mondial pronostiqué, au seuil du XXIème siècle et de l’avènement de la zone euro, par Alain Minc(16) qui ouvrait toutes grandes les fenêtres de l’avenir néolibéral.

Moins de deux décennies après, rares sont ceux qui se risqueraient à de telles vaticinations. A part quelques optimismes fonctionnels, les plus prudents, après avoir rappelé les progrès notable de la régulations bancaire et de la supervision, admettent que tous les clignotants sont au rouge, paramètres économiques compris.

Chacun sait que même la croissance étasunienne, perfusée à l’endettement, est artificielle. Quant à l’Europe où la stagnation s’est installée, même l’exemplaire Allemagne s’essouffle. Sa croissance misérable en 2019 (0,6%) était inférieure à celles de 2018 (1,5%) et évidemment de 2017 (2,5%). Quant à la France, on verra ce qu’il reste de son +1,3% de 2019, célébré comme un exploit par la presse main stream, après le passage de la Covid-19.

En résumé, la fin de la stagnation européenne et française n’est pas pour demain.

Le plus inquiétant c’est que ce décrochage loin d’être conjoncturel, est aussi le signe précurseur de la fin du modèle allemand entièrement guidé par une volonté d’insertion dans les grandes chaînes de production industrielles mondialisées, favorisant le « tout-export » au détriment de la consommation intérieure et de la division du travail productif avec des partenaires – vidés en partie de leur substrat industriel – comme le « projet » européen l’impliquait. On peut toujours espérer que le choc pandémique mettra à l’ordre du jour les vertus des circuits courts, la réindustrialisation du pays et la nécessité d’assurer la sécurité de tous les secteurs stratégiques nationaux. Vu l’interconnexion des pièces essentielles du système mondialisé et l’intrication des intérêts on peut en douter, sauf réveil politique national évidemment.

En tous cas, encore en 2019 comme le reconnaissait le FMI, « les facteurs de vulnérabilité continuent à s’accumuler… si bien que les risques à moyen terme qui pèsent sur la stabilité financière dans le monde restent globalement inchangés(17) ».

Le problème c’est que les responsables politiques et financiers, telle la proie que le serpent fascine, ne bougent pas face à la crise financière. Pire, à la différence de 2008 où les USA étaient aux commandes, aujourd’hui, il semble ne plus y avoir de pilotes disposant des capacités financières d’intervention suffisantes.

Une crise inévitable

La crise financière rampante et la stagnation économique durable sont là et à la différence du passé, l’optimisme fonctionnel de mise à tous les niveaux a laissé place à son contraire si ce n’est à la repentance comme on le voit d’Alain Minc, ce croyant de toujours :

« Nous avons cru en des lois économiques qui se trouvent aujourd’hui invalidées… Nous avons depuis cinquante ans été formés à respecter des tables de la loi économiques peu nombreuses mais très strictes : le plein-emploi crée l’inflation et celle-ci pousse les taux d’intérêt à la hausse. Le financement de l’État par une banque centrale est un anathème car facteur d’inflation. La création monétaire doit demeurer dans des limites raisonnables sous peine, là aussi, de nourrir l’inflation. Et enfin, plus globalement, une révolution technologique engendre des progrès de productivité qui constituent le meilleur adjuvant de la croissance. Les dix dernières années viennent de nous démontrer que ces principes fondateurs n’ont plus lieu d’être et nous sommes, dès lors, désemparés car privés de boussole macroéconomique(18) ».

Rarissimes sont les praticiens de la finance qui ne soient pas inquiets. Ainsi l’inébranlable Jean- Claude Trichet craignant que l’accélération de l’endettement des pays émergents ne rende « aujourd’hui l’ensemble du système financier mondial au moins aussi vulnérable sinon plus qu’en 2008 » (Challenges – 04/09/2018) ; ou Dominique Strauss Kahn relevant que la crise financière est aux portes, qu’on n’y est moins bien préparée qu’en 2008, que « la coordination a très largement disparu, plus personne ne jouant ce rôle, ni le FMI, ni l’UE et la politique du président des Etats-Unis (…). Par conséquent, la mécanique qui avait été mise en place au G20, extrêmement salutaire car elle associait les pays émergents, a volé en éclats(19)».

Quant aux responsables politiques, qui est plus lucide sur ce qu’est devenu le système libéral qu’Emmanuel Macron ?

« Je l’ai dit avec force : je crois que la crise que nous vivons peut conduire à la guerre et à la désagrégation des démocraties. J’en suis intimement convaincu. Je pense que tous ceux qui croient, sagement assis, confortablement repus que ce sont des craintes qu’on agite, se trompent. Ce sont les mêmes qui se sont réveillés avec des gens qu’ils pensaient inéligibles, ce sont les mêmes qui sont sortis de l’Europe alors même qu’ils pensaient que ça n’adviendrait jamais. C’était souvent les plus amoureux d’ailleurs de cette forme de capitalisme et de l’ouverture à tout crin. Moi, je ne veux pas commettre avec vous la même erreur et donc nous devons réussir à ce que notre modèle productif change en profondeur pour retrouver ce que fut l’économie sociale de marché…(20) »

Reste à savoir quel est son plan pour désamorcer l’implosion du système financier européen et l’explosion politique en préparation en France. Probablement aggraver la situation par une nouvelle dose de libéralisation ?

Une société fracturée ou le crépuscule du monde commun

Structurellement générateur de chômage et de sous-emploi, adepte du service public minimum, le système libéral est évidemment corrosif pour le tissu social. Exacerbant les inégalités sociales et territoriales, il pousse ses bénéficiaires au repli sur l’entre-soi et les laissés pour compte à la sécession morale et à la révolte.

Au cours de ce dernier demi-siècle libéral la pyramide sociale issue des Trente Glorieuses a connu une double déformation : montée des inégalités et rétraction de la classe moyenne.

Une société dont la place centrale était occupée par une classe moyenne appelée à devenir largement majoritaire par les vertus du progrès technique, du plein emploi, de l’école et de la démocratie a été progressivement remplacée par une autre. Par une société où les classes populaires ont fait leur deuil de se fondre un jour dans la classe moyenne, classe moyenne dont la principale crainte est le déclassement voire de sombrer dans la précarité. Une société où moins de 10% de la population dispose de revenus confortables, de plus de 50% du patrimoine et de l’essentiel des pouvoirs d’influence. Au sein de cette couche sociale aisée, la distribution des revenus du patrimoine et du pouvoir d’influence suit une courbe exponentielle dont la pente s’accélère avec les derniers 1% puis 0,1% et ainsi de suite des plus hauts revenus et du patrimoine. Au final et pour simplifier, disons que nous sommes passés d’une société animée par une dynamique de moyennisation à une société de plus en plus inégalitaire. L’essentiel des gains de la croissance allant à une minorité très étroite, celle-ci s’est transformée en oligarchie.

Comme le dit un rapport de l’OCDE publié le 10 avril 2019 : on s’achemine vers « une polarisation des sociétés occidentales en deux groupes : une classe riche et prospère au sommet et un groupe, beaucoup plus nombreux, de personne dont le travail consiste à servir la classe riche ».

Un phénomène mondial donc mais d’effets variables selon la résistance des « amortisseurs sociaux » nationaux hérités à la corrosion libérale. Pour l’heure, la France qui n’a pourtant pas été épargnée par les réformes occupe encore une position enviable mais menacée…

Références

(1)Constatons qu’en même temps les Etats européens ont limité la garantie des dépôts en cas de faillite bancaire à 100 000€ par déposant.

(2)On peut faire le même reproche au système de résolution européen censé mettre à la charge des banquiers et des déposants le coût de la faillite de leur établissement. Sauf que les fonds qui y sont consacrés (y compris les fonds propres obligatoires) sont notoirement insuffisants pour faire face à une crise de magnitude significative. Rien ne garantit qu’en ce cas les garants, par ailleurs en difficulté, soient alors en capacité d’intervenir.

(3) « Les produits dérivés » sont des sortes d’assurances contre des variations de taux, de cours etc. Au niveau mondial, en 2018, ils étaient censés garantir un volume d’échanges représentant 19 fois le PIB mondial ! En fait, ce sont des outils spéculatifs.

(4)Simulations destinées à évaluer le comportement des banques en situation de crises plus ou moins forte.

(5)De l’ordre de 8 % de l’énorme bilan du shadow banking européen est détenu par des banques, via des filiales.

(6)« Dans son essence, la création monétaire ex nihilo actuelle par le système bancaire est identique […] à la création de monnaie par des faux-monnayeurs, si justement condamnée par la loi. Concrètement elle aboutit au même résultat. La seule différence est que ceux qui en profitent sont différents » dixit Maurice Allais (1911-2010) qui fut le premier et pendant longtemps l’unique lauréat français du « prix de la banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel » connu sous le nom de « Prix Nobel d’économie ». Ses positions sur la production monétaire et le libre-échange expliquent peut-être l’obscurité dans laquelle il est tenu aujourd’hui.

(7) Adair Turner : « Reprendre le contrôle de la dette » Editions de l’Atelier.

(8) Adam Tooze : « Crashed : Comment une décennie de crise financière a changé le monde » Editions Les Belles Lettres.

(9)De la différence entre taux à court et long terme.

(10)L’indice PER Shiller mesure le rapport de la capitalisation boursière d’une entreprise aux bénéfices réalisés.

(11) Selon l’économiste Daniel Lacalle Sousa « Au cours des huit dernières années, pour chaque dollar de PIB, trois dollars de dette ont été créés ».

(12)Si dès le traité de Maastricht cette liberté était bridée, les obligations, faute de sanctions, restaient plus théoriques que réelle. On peut constater que cette rigueur n’existe pas pour l’Allemagne qui ne respecte pas la limitation des excédents prévue par les traités.

(13) les faibles taux de croissance en 2019 ont été remplacés par des prévisions de taux négatifs pour 2020 suite à la crise sanitaire de 2020.

(14)Les eurodollars sont les dépôts en dollars dans des banques hors de la juridiction étasunienne.

(15) Le Figaro (16/03/2009)

(16)Alain Minc « La mondialisation heureuse » 1999 (Pocket).

(17)Rapport sur la stabilité financière dans le monde (Avril 2019).

(18)Tribune Le Figaro 23/08/2019.

(19)AFP 09/09/2018.

(20)Discours à l’OIT 11/06/2019.

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