
Contre la proportionnelle, Entretien avec Julien Jeanneney
Crédits photo : Francesca Mantovani – Éditions Gallimard
LTR : Pourquoi avoir choisi ce moment singulier dans notre histoire politique récente pour intervenir dans le débat public sur la question du mode de scrutin des élections législatives ?
La raison est circonstancielle. Comme nombre de mes collègues constitutionnalistes, j’ai été sollicité cet été pour mettre en perspective les questions constitutionnelles nouvelles qui se sont posées à la suite des élections législatives de juillet 2024. Un magazine m’a demandé d’écrire un texte sur la « crise de la démocratie ». J’ai alors constaté que de nombreuses tribunes appelaient à l’établissement d’un mode de scrutin proportionnel pour l’élection des députés, qui m’a conduit à m’intéresser de plus près à la question. De prime abord, cette tendance pouvait sembler paradoxale : les élections législatives venaient de produire une Assemblée nationale pulvérisée d’un point de vue partisan – à la manière d’une assemblée produite à la proportionnelle ; les doutes sur la capacité des partis à forger des compromis étaient évidents. S’agissait-il d’un exemple à suivre pour l’avenir ? Au terme de recherches poussées, notamment dans les travaux parlementaires des IIIe et IVe Républiques, il m’est apparu que les dangers de ce mode de scrutin étaient bien plus nombreux que ses avantages potentiels. Ainsi ai-je écrit un premier texte, pour ce magazine, puis une version plus détaillée de ce dernier, qui est devenue ce « Tract », aux éditions Gallimard.
La nomination à Matignon de François Bayrou peu après sa publication a donné à ce texte une actualité nouvelle : la proportionnelle est au cœur de son combat politique depuis plusieurs décennies. L’évocation de la question lors de son discours de politique générale laisse à penser que, si son gouvernement arrive à s’inscrire dans la durée, un projet de loi sur la question pourrait être débattu ce printemps.
LTR : A quoi est dû selon vous l’attrait pour le scrutin proportionnel aujourd’hui, alors que les trois expériences passées en France au XXème siècle lui ont pourtant fait, comme vous l’expliquez dans votre livre, plutôt mauvaise presse ? Est-ce, comme l’indique Ferdinand Buisson que vous citez, « une popularité faite surtout de l’impopularité du régime électoral en place » ?
Certains puristes vous diraient que l’on n’a jamais connu d’élection véritablement proportionnelle en France. Toutes les élections à tonalité proportionnelle ont été organisées, en effet, à l’échelle départementale – qui tend à tempérer la portée proportionnelle d’un scrutin, en particulier dans les départements qui élisent peu de députés. À chaque fois, pourtant, on a bien entendu mettre en place une forme de « représentation proportionnelle » – vieille ambition défendue notamment pendant les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Cette expérience historique nous éclaire donc sur les avantages et les défauts de ce mode de scrutin dans la culture politique française.
Pourquoi la question connaît-elle aujourd’hui un regain d’intérêt dans plusieurs partis politiques ? À gauche, l’idée séduit ceux qui n’aiment pas beaucoup la Cinquième République et ce qu’ils perçoivent comme une trop grande concentration des pouvoirs entre les mains du président de la République. Le raisonnement est simple : si un mode de scrutin proportionnel permet d’affaiblir la tendance du président à gouverner efficacement en bénéficiant d’une majorité claire et stable à l’Assemblée nationale, alors il n’est pas mauvais à prendre. Au centre, on espère bénéficier d’un phénomène observé sous la IVe République : le renforcement des partis du centre au détriment des partis situés aux marges du spectre politique. Quant à l’extrême-droite, on y défend aujourd’hui un mode de scrutin qui n’aurait de « proportionnel » que le nom, où un fort bonus de sièges serait attribué au parti arrivé en tête au terme de l’élection : ainsi le Rassemblement national espère-t-il obtenir une majorité absolue à l’Assemblée nationale.
Ainsi convient-il de se méfier de l’idée, que l’on entend beaucoup ces derniers jours, selon laquelle une quasi-unanimité existerait entre les partis politiques en faveur de la proportionnelle. D’une part, à une échelle fine, au sein de chaque groupe, les parlementaires ont bien souvent des idées très différentes sur la question. D’autre part, la proportionnelle souhaitée à gauche, au centre et à l’extrême-droite ne sont pas du tout les mêmes. Il n’est pas dit, dès lors, que les partis se mettent d’accord sur un système acceptable par tous. Derrière « la proportionnelle », en effet, il y a une diversité de systèmes possibles. Les variables en la matière, sont très nombreuses : amplitude des circonscriptions, seuil de voix permettant d’obtenir un premier élu, prime en sièges attribuée aux listes arrivées en tête, notamment. Des parlementaires apparemment d’accord sur le principe d’un scrutin proportionnel pourrait bien se déchirer au moment de dessiner ses contours dans le détail.
LTR : L’argument des partis de gauche selon lequel la proportionnelle affaiblirait la toute-puissance du président de la République, argument que vous venez d’évoquer, ne comporte-il pas une part de vrai ?
Le président de la République ne pourrait plus compter sur une majorité absolue de députés pour son seul parti, effectivement. Est-ce propre à limiter le pouvoir du président ? Je n’en suis pas certain. Le pouvoir d’Emmanuel Macron est-il moindre depuis juillet 2024 ? Peut-être. Mais, à l’inverse, on peut considérer que l’Assemblée nationale est également affaiblie et décrédibilisée. Ce n’est pas nécessairement un jeu de vases communicants : il ne suffit pas d’affaiblir la présidence de la République pour renforcer le Parlement.
Certes, on ne peut pas exclure qu’à très long terme, l’habitude du scrutin proportionnel oblige les partis politiques à découvrir la culture du compromis. Le risque est grand que les défauts de ce mode de scrutin conduise – comme cela a toujours été le cas par le passé en France – à revenir en arrière après un ou deux scrutins. Or un changement du mode de scrutin ne se décrète pas. Le fonctionnement actuel de l’Assemblée nationale, qui aurait pu être produite à la proportionnelle, ne rend pas optimiste à cet égard.
LTR : Des défenseurs de la proportionnelle pourraient vous rétorquer qu’une culture politique peut évoluer. Jusqu’à 1962, on n’élisait pas de président de la République au suffrage universel direct. Ce « fait nouveau », insolite dans le républicanisme parlementariste, est pourtant rapidement devenu incontournable dans notre culture politique.
L’idée d’élire directement le président de la République est certes relativement nouvelle – quoiqu’il ne faille pas oublier l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte en 1848. Le culte du chef ne se limite cependant pas, dans notre culture politique, à ce mode de scrutin. Bon nombre de rois, d’empereurs et d’hommes politiques flamboyants de la IIIe République ont provoqué des sentiments comparables, quoiqu’ils n’aient pas été élus dans ces conditions.
La rupture concrétisée par la nouvelle Constitution de 1958 et par la réforme de 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel direct est indubitable. Ce mode d’élection de nos présidents est devenu un élément central des équilibres institutionnels. À l’aune de l’attachement des Français à ce qu’ils perçoivent comme le principal moment où il leur revient de peser sur le cours des affaires politiques, il est peu probable que cela change à moyen terme. Ainsi se prolonge notre accoutumance collective à l’élection présidentielle, quoiqu’elle présente des effets pervers bien connus.
LTR : Pour revenir sur le fond du débat relatif à la proportionnelle, il existe en statistique l’indice de Gallagher qui est utilisé pour mesurer la disproportionnalité des résultats d’une élection. Il est fondé sur la différence entre les pourcentages de votes reçus et les pourcentages de sièges concédés à un parti à la suite d’une élection. En France jusqu’en 2022 nous avions le pire indice de Gallagher des pays de l’UE. Si la donne a changé en 2022 et en 2024, il semble qu’il existe toujours une disproportionnalité entre résultats électoraux et nombre de sièges. Une étude du Grand Continent a par exemple montré que dans la plupart des autres systèmes électoraux européens, le RN aurait été grand gagnant. Le scrutin majoritaire ne pose-t-il donc pas un problème de représentativité des résultats nationaux ?
C’est la différence majeure entre les scrutins majoritaires et les scrutins proportionnels : les premiers sont un peu moins justes , mais plus efficaces ; les seconds sont un peu plus justes, mais moins efficaces.
À l’égard du Rassemblement national, deux postures peuvent être envisagées. La première consisterait à considérer qu’il faut traiter ce parti comme les autres, et que, partant, serait injuste tout mode de scrutin qui conduirait à favoriser tendanciellement les partis les moins extrêmes en rendant possible un effet du barrage au second tour – ce qui continue jusqu’alors à désavantager marginalement ce parti. La seconde consiste à considérer que, dès lors que ce parti ne joue pas avec les mêmes règles et que l’arrivée au pouvoir de partis illibéraux, dans différents pays, a souvent provoqué une modification des institutions mêmes perçues par leurs responsables comme d’insupportables contre-pouvoirs, ce léger déséquilibre se justifie. C’est là une question de choix politique.
LTR : Ne pourrait-on pas considérer, à l’inverse, d’un point de vue purement tactique, que la proportionnelle permettrait aujourd’hui d’empêcher le RN d’avoir la majorité absolue.
Bon nombre de scrutins proportionnels ont pour effet de rendre presque impossible le fait pour un parti seul d’obtenir une majorité absolue des sièges dans une assemblée parlementaire. Tout dépend néanmoins des propriétés attachées au mode de scrutin : un scrutin présenté comme proportionnel, mais où une forte prime en sièges est donnée à la force politique arrivée en tête – comme cela existe en Grèce, comme aimerait l’imposer Georgia Meloni en Italie ou Marine Le Pen en France – présente deux caractéristiques : d’une part, ce mode de scrutin n’a plus grand-chose de proportionnel ; d’autre part, il favoriserait aujourd’hui probablement les forces politiques d’extrême-droite en France, comme dans de nombreux pays européens.
Il est toujours risqué de privilégier un mode de scrutin pour des visées tactiques de court terme. Ce fut le choix de François Mitterrand en 1986 : le succès des deux grands partis de droite n’a été tempéré qu’au prix de l’arrivée inédite de trente-cinq députés du Front national à l’Assemblée nationale, ce qui a consolidé la présence médiatique de Jean-Marie Le Pen. Quelques mois après les élections législatives de 1986, la décision de revenir au scrutin majoritaire fut globalement consensuelle.
LTR : Une des critiques majeures que vous adressez au scrutin proportionnel est la double distance qu’il crée entre élus et citoyens. D’un côté, il déracine les parlementaires qui n’ont plus à rendre des comptes à leurs électeurs, de l’autre il éloigne les électeurs de leurs députés, qu’ils ne connaissent plus. Mais ne pourrait-on pas vous objecter que, justement, ce déracinement pourrait avoir des effets bénéfiques en permettant au député de se concentrer sur son travail législatif et plus sur l’objectif de se faire réélire à tout prix par ses électeurs ?
C’est un argument ancien : le scrutin majoritaire favoriserait le clientélisme des députés. Les députés ne cherchant qu’à se faire réélire, ils passeraient la majorité de leur temps dans leur circonscription à rendre des services, dans l’espoir d’« acheter » ainsi de futures votes. Le constat de députés structurellement poussés à négliger ainsi leurs travaux parlementaires a poussé certains professeurs de droit – à l’instar de Guy Carcassonne – à défendre la suppression du cumul des mandats.
Un tel argument mérite certainement d’être tempéré à l’aune de la capacité du scrutin majoritaire à pérenniser un lien entre les députés et les Français. Bon nombre de scrutins proportionnels présentent le défaut inverse. Pour être réélus, les députés sont incités à être surtout bien vus dans les états-majors de leurs partis. Quant aux électeurs confrontés à des listes bloquées – comme c’est aujourd’hui le cas pour les élections européennes –, ils sont encore moins incités qu’au scrutin majoritaire à connaître leurs députés.
S’y ajoute le constat opéré depuis la réforme du « non-cumul » mise en place en 2017 : la moindre présence des députés dans leurs circonscriptions n’a amélioré de façon déterminante ni la qualité des lois, ni le contrôle parlementaire de l’action de l’exécutif.
LTR : L’engouement pour la proportionnelle vient certainement du « blocage » politique de la France depuis juillet 2024. L’idée de changer le mode de scrutin ne permettrait-elle pas un nouveau souffle démocratique ?
Nous connaissons parfois – c’est bien naturel – une forme de « bougeotte » institutionnelle. Le changement nous apparaît comme vertueux en lui-même, indépendamment de ce qu’il s’agit de modifier. Le philosophe et homme politique Ferdinand Buisson le notait en 1910 : la « popularité » de la représentation proportionnelle lui semblait déjà « faite surtout de l’impopularité du régime électoral » en place. Méfions-nous de cette tendance : en instaurant, dans l’espoir d’améliorer nos institutions, un mode de scrutin proportionnel pour l’élection des députés, nous risquons bien d’aggraver les choses.
LTR : Le scrutin proportionnel pourrait-il permettre de favoriser les compromis au sein des forces partisanes ? Aujourd’hui, les électeurs votent pour qu’un programme soit appliqué. Si demain scrutin proportionnel il y avait, les électeurs sauraient par avance que les programmes des partis politiques seraient destinés à être amendés pour s’accorder avec ceux d’autres partis politiques.
C’est l’un des enjeux décisifs en la matière. Le scrutin majoritaire, auquel nous sommes habitués, incite les partis politiques à abattre leurs cartes avant le scrutin : certains forment des « cartels électoraux », à l’image de la « gauche plurielle » en 1997 ou du « nouveau front populaire » en 2024. Un tel système contraint certes les partis qui ne réussissent pas vraiment à tirer leur épingle du jeu lors des négociations pré-électorales – à l’instar du parti socialiste en 2024. Il présente cependant une vertu cardinale : la clarté. Les électeurs savent ce pour quoi ils votent.
À l’inverse, à la proportionnelle, les partis sont incités à garder le silence en critiquant leurs voisins idéologiques immédiats, dans l’espoir de gagner des parts de marché électoral. Tout dépend ensuite d’accords organisés par les députés après l’élection, sur lesquels les électeurs n’ont plus la main. Prenez les élections législatives de 1951, sous la IVe République, organisées selon un mode de scrutin à forte tonalité proportionnelle : les Français ont connu des présidents du Conseil de droite – Antoine Pinay –, du centre – Edgar Faure – ou de gauche – Pierre Mendès France –, sans avoir jamais été conduits, entre temps, à se prononcer. Tout aussi inattendus ont été des accords plus récents, en Italie, entre le mouvement « cinq étoiles » et la Ligue, puis entre ce mouvement et le parti démocrate, toujours menés dans le dos des électeurs, après l’élection.
L’urgence est-elle aujourd’hui de conduire les Français à donner un blanc-seing aux députés, afin que ces derniers s’allient comme ils l’entendent après les élections législatives, de manière imprévisible ? Le temps passant, on oublie à quel point les Français ont pu juger détestables ces pratiques sous la IVe République. Gardons-nous, sur ce point, d’une naïveté amnésique.
En matière électorale, la clarté et la simplicité du mode de scrutin sont des vertus cardinales. Il nous faut garantir une « traçabilité » entre la volonté exprimée dans les urnes et les résultat gouvernemental produit en bout de course. À cet égard, les modes de scrutin proportionnels aujourd’hui envisagés marqueraient un retour en arrière.
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