Que se cache t’il derrière nos assiettes ? Entretien avec le Professeur Dechelotte

L'État et les grandes transitions

Que se cache t’il derrière nos assiettes ? Entretien avec le Professeur Dechelotte

Le Professeur Dechelotte est chef du service nutrition au CHU de Rouen. Dans cet entretien réalisé par Inès Heeren et Brayen Sooranna, il aborde les modes d’alimentation occidentaux : nos routines alimentaires, les problèmes de malnutrition ; nous permettant ainsi de réfléchir plus globalement à ce qui se cache derrière nos assiettes, aux choix de production qui les composent et qui contribuent à façonner nos goûts.
LTR : Nous ne mangeons pas comme nos grands-parents, ni même comme nos parents. Quelles sont selon vous les origines des évolutions de nos pratiques alimentaires ?
Professeur Dechelotte :

Il y a eu d’importantes évolutions ces cinquante dernières années dans nos modes de vie et les raisons qui nous ont poussé à changer nos pratiques alimentaires sont multiples.

D’abord il y a l’urbanisation. Celle-ci a entraîné un approvisionnement différent et externalisé, éloigné du modèle traditionnel (représenté par le potager familial) vers des productions qui viennent d’ailleurs. Ensuite il y a l’évolution de la place des femmes dans la société. Responsables de la préparation des différents repas de la journée (c’est d’ailleurs toujours le cas actuellement bien que ça soit dans des proportions moindres), leur accès désormais totalement acquis au travail et à l’emploi a nécessité des adaptations.

Les modes de déplacement ont aussi des conséquences : les trajets, notamment pour aller travailler, sont plus longs. Ce qui diminue d’autant le temps pour cuisiner.

La ressource alimentaire change aussi, avec des repas « prêt à manger ». La structure du repas est également malmenée par les horaires et l’intrusion des écrans dans le seul repas du soir où les familles ont aujourd’hui la possibilité de se retrouver.

Enfin, la mécanisation et l’automatisation, donc moins de trajets à pied et à vélos, et la sédentarisation des populations se sont accrues sur les 40 dernières années : sur cette période, la ration énergétique a diminué mais la dépense énergétique a encore plus diminué.

Ainsi, nous sommes passés d’un approvisionnement en matière première brute de proximité à une matière première pré-épluchée, surgelée puis de plus en plus transformée, voire ultra-transformé(1). Nous nous sommes éloignés de la matière première ce qui aboutit à des ajouts de conservateurs, d’arômes, de sel qui sont nécessaires à la conservation(2).

LTR : Quelles maladies et dérèglements apparaissent avec ces nouveaux modes d’alimentation ?
Pr. D :

Aujourd’hui, dans l’Hexagone comme dans les Départements, Régions et Collectivités d’Outre mer, les indices de masses corporelles qui sont les plus fréquemment identifiés dans les populations se situent entre 25 et 30 IMC(3) ce qui suppose du surpoids et de l’obésité.

Les raisons de l’obésité sont multiples :

  • L’augmentation des troubles du comportement alimentaire : anorexie, boulimie, hippophagie, etc. Les risques de devenir obèse quand ces troubles nous touchent jeune sont plus élevées ;
  • Le changement de rythme alimentaire : la suppression et l’omission du petit déjeuner peut amener des comportements de rattrapage au travers du grignotage ;
  • La sédentarisation qui fait que l’on se dépense moins.
  • Le mode de vie citadin comporte plus de risques de développement de l’obésité, du fait d’une vie plus stressante et une pression du résultat que l’on subit souvent au travail. Le stress va créer des rattrapages alimentaires comme l’alcool et l’écran, ou encore les cyber-addictions qui vont favoriser la surconsommation.
  • Le développement des problèmes de la tachyphagie qui entraîne le besoin de manger plus rapidement ;
  • Les repas plus denses, gras et sucré dont l’offre s’est développée ces dernières années ;
  • Des facteurs systémiques : le stress et l’anxiété favorisent le rattrapage alimentaire ;
  • Développement de la sédentarisation : on se dépense de moins en moins, il est donc difficile d’éponger l’excédent calorique.

Le système de marché ouvert et l’immense offre alimentaire, les promotions et portions XXL, et les boissons sucrées ne sont pas pas non plus sans conséquences. Le consommateur a théoriquement le choix avec plus de publicités et de grandes fréquences de consommations sur certains aliments. Il y une « schizophrénie » entre ce qu’on va réellement consommer et ce qu’on consomme réellement.

La personne qui est responsable des achats dans le ménage est sollicitée par des promotions à tout va, du conditionnement et du « portionnage » d’aliments. Les achats dans les différents magasins vont parfois au-delà de la liste de courses fixée au départ et donc des réels besoins du ménage. Les ménages vont donc acheter des produits inutiles. Il y a un aspect culture culinaire à retrouver ou à développer.

Cependant, à force de rajouter des éléments pour transformer les aliments avec des composants inutiles – qui sont sources de ballonnements, les risques de toxi-infection augmentent notamment avec des manques en termes de contrôles et de suivis des produits tels que les cas de salmonelles qui ont fait la une des journaux il y a quelques temps. De plus, les densités énergétiques sont modifiées. L’utilisation fréquente de ces aliments, notamment très gras, augmente les troubles dépressifs, et la capacité à développer des maladies au long terme. Par exemple, l’augmentation fréquente d’alimentation de viande rouge créé plus de risques d’avoir des cancers.

Il y a aussi une corrélation entre la consommation d’écran et l’IMC. En effet, les personnes vont regarder davantage la télévision jusqu’à tard le soir, puis se lever tard et sauter le petit-déjeuner. Elles vont aussi bouger moins, prendre davantage l’ascenseur, la voiture, la trottinette afin de respecter leurs horaires de travail. Tout cela va conduire à plus de grignotage et moins de repas équilibrés.

Une conséquence importante de tout ce que je viens de mentionner, c’est l’évolution de nos éléments hormonaux, notamment au niveau du microbiote intestinal qui se déséquilibre, par l’inflation du tissue adipeux et la favorisation de la dépression et des comportements alimentaires compulsifs.

LTR : Existe-t-il des différences entre les modes alimentaires d’une même société ?
Pr. D :

Nos modèles alimentaires sont différents selon les régions et le milieu social. Les personnes vivant en milieu rural, par exemple, auront davantage la possibilité de prendre le déjeuner chez elles le midi. Le nord de l’Hexagone et les DROM-COM sont plus touchés par l’obésité. On observe aussi des différences entre les Catégories Sociaux Professionnelles (CSP) et entre les générations.

Chez les jeunes cadres, on constate une forte réduction des repas pris à la maison le midi ainsi que les repas préparés à la maison le soir. Ils consomment davantage des repas près à emporter et livrés à la maison (les fameux take-away qui sont fabriqués sur place sachant que les nourritures à emporter sont souvent pré-transformés). Tout cela expose au risque de monotonie alimentaire. En effet, les éléments de base des plats à emporter sont souvent déjà transformés. Il faut savoir que les galettes de préparations carnées sont rarement de la viande hachée brute mais contiennent beaucoup de gras et des morceaux de moindre qualité auxquels sont ajoutés des conservateurs. La fabrication à partir de produit brut est devenu un luxe. Cela pose un vrai problème.

Enfin, il y a un rapport entre alimentation et classes sociales puisque l’on constate que plus vous êtes dans le bas de la pyramide des catégories sociales professionnelles (CSP), plus la consommation de produit « très transformés » va augmenter. A l’inverse, plus vous êtes dans une CSP proche du haut de la pyramide, plus vous pouvez accéder à de la nourriture de qualité car elle est souvent plus chère. La malbouffe et le risque d’obésité sont donc plus répandus dans les CSP les moins favorisés(4).  

On peut évoquer quelques facteurs socio-économiques qui explique cela :

  • Une tradition du « manger riche » et de certaines modes de préparation traditionnels avec la friture et l’utilisation de matières grasses qui ne sont plus adaptés à la vie moderne et notre sédentarité ;
  • L’accès à l’éducation, et le niveau d’étude : des études plus courtes entraînent un moindre temps d’exposition aux messages de santé publique et une plus grande vulnérabilité à la pression commerciale.
LTR : Un changement total de paradigme, notamment au niveau de l’agroalimentaire, est-il nécessaire pour remédier à ces inégalités alimentaires dans le futur ?
Pr. D :

Il y a des initiatives intéressantes : des ateliers de cuisine, de la sensibilisation réalisée autour du métier de boucher, le nutri-score, etc… Ce dernier permet de se rendre compte de la qualité nutritionnelle d’un produit qui donne au consommateur des indications sur la qualité d’un produit, en comparaison des autres produits de la même catégorie.

Il faut aussi restructurer les repas, pour anticiper la préparation du repas du soir et réinstaurer un moment de partage en famille, par exemple en préparant ensemble la nourriture, en ne mangeant pas devant des écrans. C’est beaucoup de petites choses mises bout à bout qui permettront d’éviter certains comportements alimentaires et d’anticiper des choix évitant la consommation d’aliments transformés.

Il y a aussi les populations et groupes sociologiques qui sont plus vulnérables à la mise à disposition de produits nutritionnels médiocres. Des équipes de laborantins marseillais ont récemment prouvé que c’est possible de manger équilibré avec des petits budgets.

Des premières indications peuvent être données :

  • L’augmentation de la consommation de légumineuses, qui ont été déclassé dans le modèle collectif et qui sont très peu chères malgré leur richesse en micro-nutriments ;
  • Ne plus chercher un côté « glamour » dans l’alimentation ;
  • Arrêter de manger de la viande rouge deux fois par jour et diversifier son alimentation.

Avec la prise de conscience actuelle des citoyens et des pouvoirs publics, nous sommes sur la bonne voie.Il faut maintenant insister sur la nécessité d’une éducation alimentaire centré sur le bien-être.

Références

(1)Plats préparés et de produits transformés : légumes déjà coupés ou des pommes de terre en purée. Inexistante en 1960, la consommation de légumes coupés ou emballés s’est fortement développée depuis les années 1990 alors que celle de légumes non transformés reste stable. Depuis 1960, la consommation de plats préparés s’accroît de 4,4 % par an en volume par habitant (contre + 1,2 % pour l’ensemble de la consommation alimentaire à domicile). La réduction du temps de préparation des repas à domicile (- 25 % entre 1986 et 2010) profitent notamment à des produits faciles d’emploi, tels que les pizzas ou les desserts lactés frais.

(2)En effet, historiquement, le modèle agricole et alimentaire européen a grandement changé depuis les années 50 (voir article sur la Politique agricole commune). Le développement des supermarchés, la mécanisation agricole et le développement des industries agroalimentaires modifient profondément notre rapport à l’alimentation. Les ménages consomment de plus en plus de plats préparés par exemple, ou de produits transformés. La recherche de praticité pour répondre aux changements de modes de vie (travail, vie familiale, lieu des courses, etc.) se fait au détriment des produits bruts et surtout d’une réduction du temps de préparation des repas à domicile.

(3) Ipsos ? En 2012, 61% des 15-25ans mangent devant un écran télé ou ordinateur.

(4)Pour les ménages peu aisés, le panier comporte davantage de pain et céréales, mais moins de poisson, de boissons alcoolisées, de fruits, et légèrement moins de viande. Celui d’un ménage plus âgé comprend davantage de viande, de poisson, de fruits et légumes, mais moins de boissons alcoolisées et de plats préparés. Le panier d’un agriculteur contient moins de légumes et de boissons alcoolisées en raison d’une autoconsommation élevée de ces produits. Il inclut également moins de poisson, mais plus de pain et céréales. Un ménage habitant en milieu rural achète moins de fruits et légumes qu’un ménage parisien. Enfin, la présence d’un enfant au sein du ménage conduit à consommer plus de viande, de produits laitiers et de légumes, mais relativement moins de boissons alcoolisées. Par ailleurs, hors domicile (restaurants, débits de boissons, cantines, etc.), de fortes disparités de dépenses existent : les ménages dont la personne de référence est cadre ou exerce une profession libérale, a moins de 35 ans, habite une grande ville ou a un niveau de vie élevé, y consacrent une plus grande part de leur budget.

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Eux aussi doivent voter

Édito

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"Dans tout citoyen d'aujourd'hui gît un métèque futur"(Emile Michel Cioran)
Le premier article de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 dispose: « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Deux siècles plus tard, même s’ils naissent libres et égaux en droits, c’est inégalement que les Hommes vivent et meurent. Tout tient à un premier hasard dont nul n’a la maîtrise : notre lieu de naissance.

Le premier article de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 dispose : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Deux siècles plus tard, même s’ils naissent libres et égaux en droits, c’est inégalement que les Hommes vivent et meurent. Tout tient à un premier hasard dont nul n’a la maîtrise : notre lieu de naissance.

Notre pays, aux valeurs universelles, reste figé dans l’immobilisme lorsqu’il s’agit de reconnaître la participation active de nos sœurs et frères, nées et nés autre part, dans la construction de notre Nation. La question du droit de vote des résidents étrangers non-européens aux élections locales en est l’un des symboles.

Et pourtant, l’accès à un tel droit n’aurait rien de nouveau dans l’Histoire de notre pays. La constitution du 24 juin 1793, dite constitution de l’an I, donnait la possibilité aux étrangers de participer à l’exercice des Droits civiques dès lors qu’elles ou ils remplissaient certaines conditions(1). Il aura fallu presque deux siècles de plus pour qu’un candidat à la présidentielle en fasse la proposition. Ce fut la n° 80, du candidat François Mitterrand en 1981.

Presque 40 ans plus tard, rien n’a été fait et pourtant, au niveau européen, l’article 88-3 du traité de Maastricht aurait pu permettre d’ouvrir la voie. Nul n’en a tenu compte.

Les candidats devenus présidents ont tous reculé en arguant que les français ne seraient pas prêts à un tel changement pour la République du XXIème siècle. Une forme d’amnésie ou de déni mémoriel, sans doute, fit oublier que certaines grandes lois n’avaient pas été soutenues par une majorité des électeurs mais avaient fini par faire leur chemin dans nos sociétés une fois appliquées : de l’abolition de la peine de mort au scrutin universel en passant par l’interruption volontaire de grossesse.

Toutes les théories les plus folles ont été mises en avant par certains pour que ce droit n’existe pas : de la tentation du vote communautaire à la mise à mal de la souveraineté nationale ou encore le recul de l’Etat de droit.

Ce droit de vote, c’est l’histoire d’une avancée humaniste. Pour plus d’égalité, plus de justice et plus de concorde entre toutes celles et tous ceux qui résident régulièrement sur notre sol.

Comme tout Français, les étrangers qui vivent en France ont les mêmes devoirs que les autres citoyens : respect de la loi, participation à la vie de la Cité par le travail ou la solidarité, le respect des valeurs républicaines grâce, entre autres, à l’école de la République et l’assujettissement aux impôts et aux cotisations sociales.

Rappelons que les étrangères et étrangers salariés sont aujourd’hui reconnus en matière de démocratie sociale. Elles et ils participent aux élections professionnelles et ont le droit de vote aux élections prudhommales. Les étudiantes et étudiants étrangers sont logés à la même enseigne, pouvant voter aux élections universitaires.

Dans une époque où les tentations les plus extrêmes appellent au repli des nations, la France, de par ses valeurs et son rayonnement, doit rester à l’avant-garde des démocraties. Le droit de vote des étrangers est un combat qui n’est pas seulement franco-français : il est le symbole d’un projet de civilisation qui tourne le dos à la méfiance et à l’ethnocentrisme.

Trop longtemps avons-nous préféré le « rester ensemble » au « vivre ensemble ». Notre République ne peut avoir ni préférence civique, ni préférence votative. En revanche, elle doit soutenir ceux qui veulent respecter ses règles et principes tout en encourageant l’acquisition des droits au sein d’un socle de valeurs communes. 

Toute personne qui respecte les lois de la République et ses valeurs doit pouvoir faire entendre sa voix pour choisir celle ou celui qui le représentera à l’assemblée délibérante de son lieu de vie.

Dans ce sens, une future réforme constitutionnelle doit permettre de rouvrir cette question, au-delà des décisions attenant aux nombres d’élus ou de circonscriptions, et permettre à ces françaises et ces français d’adoption et de conviction d’avoir le droit de faire entendre leur voix au niveau local.

Eux aussi doivent pouvoir voter.

[1] 

Références

(1)Article 4. «  …Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année – Y vit de son travail – Ou acquiert une propriété – Ou épouse une Française – Ou adopte un enfant – Ou nourrit un vieillard ; – Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l’humanité – Est admis à l’exercice des Droits de citoyen français.

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Qu’est-ce que la pollution à la chlordécone aux Antilles ?

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Qu’est-ce que la pollution à la chlordécone aux Antilles ?

Par Brayen Sooranna Considéré par certains comme émanant d’une logique coloniale de la part de l’Etat pour ‘assassiner les populations antillaises » et par d’autres comme une « accident de parcours » ce scandale écologique et sanitaire n’aura fini de défrayer la chronique. Pour son deuxième numéro, le Temps des Ruptures a souhaité traiter ce sujet – qui symbolise la nécessité pour l’humanité de repenser la manière dont elle perçoit la nature afin de mettre en lumière les causes, les implications, les conséquences et les moyens pour réparer ce mal qui a été fait aux Antilles.
LTR : Qu’est-ce que la pollution à la chlordécone aux Antilles ?
La pollution des Antilles par l’utilisation du chlordécone est un exemple, aujourd’hui classique, de la manière dont les excès du productivisme et du libéralisme détruisent la nature et détériorent les conditions de vie humaines. L’histoire commence il y a plus de soixante ans. Après la Deuxième Guerre Mondiale, les Etats fonctionnent dans une logique de reconstruction et de relance économique avec ce que cela comprend en termes d’avancées scientifiques notamment sur les méthodes et les leviers de production. C’est dans ce contexte qu’est inventé : le chlordécone. Découvert dans les années 50, il est connu dans le milieu agricole comme un pesticide qui permet d’augmenter les rendements. Ses résultats sont démontrés et sa production devient exponentielle notamment aux Etats-Unis. Cependant, dix ans après son lancement, des premiers travaux prouvent qu’il est hautement toxique pour l’homme et pour la faune. Les mises en garde n’empêcheront pas Jacques Chirac – alors ministre de l’Agriculture et de l’Aménagement rural – de délivrer une Autorisation de Mise sur le Marché provisoire sous le label Képone. Paradoxalement, le chlordécone fait déjà l’objet d’interdictions aux Etats-Unis au même moment. Ainsi, un gouverneur ira jusqu’à fermer l’accès d’une rivière au public car polluée, au-delà des doses acceptables, par le pesticide. A la même époque, en France et pendant plus de 20 ans, le chlordécone est largement utilisé aux Antilles. Comme certains pays d’Afrique, où il existe une culture intensive de la banane, l’objectif est d’arrêter le développement d’un parasite, le charançon du bananier, et d’accroitre les rendements des producteurs locaux. La question de son interdiction ne se pose à aucun moment car les quelques travaux de recherche qui existent sur le sujet démontrent que le chlordécone ne se développent qu’au niveau des racines et non au niveau des fruits suspendus. Ouf ! il n’y a donc aucun risque pour les populations qui consomment activement de la banane venant des Antilles. Circulez, il n’y a rien à voir. Quant aux agriculteurs des territoires concernés, ils ne s’en plaignent pas. Du moins pour le moment. Au fur à mesure des épandages, la Martinique et la Guadeloupe se retrouvent avec plus 300 tonnes de chlordécone pulvérisés sur plus de 20 ans, jus- qu’en 1993 où son usage sera interdit. Bilan, on estime aujourd’hui que 16% des sols, des rivières, des nappes phréatiques, du littoral de la Martinique et de la Guadeloupe sont pollués au chlordécone pour au moins 600 ans selon les rapports les plus optimistes. Le plus inquiétant est qu’il s’agit là de chiffres officiels et que des recherches approfondies pourraient apporter des informations plus alarmantes. Les études menées prouvent que la catastrophe touche non seulement la nature et la biodiversité mais aussi l’être humain. Ces faits sont rapportés dans les mises en garde de l’Institut National de la Recherche Agronomique ou encore des enquêtes comme « Kannari », de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, qui indique que 92% des personnes testées en Martinique ont du chlordécone dans le corps et que 19% des enfants testés dépassent la dose toxique.
LTR : Quelles sont les implications de la pollution à la chlordécone aux Antilles ?
Les effets pour l’homme sont de plusieurs natures : sanitaires, environnementaux, économiques, démographiques et sociaux. Aujourd’hui considéré comme un perturbateur endocrinien, l’utilisation du chlordécone est à l’origine de nombreux cancers de la prostate. Sur l’ensemble des personnes interrogées, on constate qu’elles ont eu à manipuler ce produit depuis leur plus jeune âge, et ensuite sur plusieurs années, sans protection dans les bananerais des Antilles. Cela représente en moyenne 600 nouveaux cas chaque année faisant de la Martinique et la Guadeloupe des territoires détenteurs d’un triste record : celui des plus forts taux de cancers par habitants au monde. Les naissances prématurées (accouchements à 37 semaines de grossesse), les handicaps lourds, les malformations et les effets sur le cerveau chez les enfants, nés de parents détenant un taux de chlordécone supérieur à la moyenne non létale, sont les autres séquelles de cette pollution. Pour reprendre les mots de Josette Manin, Députée de la Martinique, « les agriculteurs qui ont manipulé ce poison pendant ces longues années de tolérance agonisent lentement ». Les impacts économiques, en dehors de l’accroissement du niveau de rendement de la banane sur quelques années, sont aujourd’hui très importants. La filière de la banane est touchée de plein fouet soit par la mauvaise publicité dont souffre aujourd’hui la banane antillaise soit par la concurrence directe qui est imposée par les producteurs de pays du bassin caribéen. Par ailleurs, les produits de la mer et les filières viandes sont concernées du fait de la pollution directe des cours d’eaux, des nappes phréatiques, des rivières, du littoral et des sols. Les animaux sauvages, le bétail domestique ainsi que les poissons qui fraient auprès des côtes et sont consommés par les populations ne sont pas des exceptions. Pour des populations qui produisent des biens d’autoconsommation en circuits dits « informels » (jardins créoles, plantations sur des petites parcelles de terre, etc.) – afin de pallier la cherté des produits de circuits formels (supermarchés, hypermarchés, etc.) ou par pure tradition – les risques de contamination restent très forts. Les difficultés induites pour le secteur de la pêche traditionnelle sont terribles car les ressources halieutiques sont aussi affectées par la chlordécone. Cela les oblige à s’éloigner du littoral avec toutes les difficultés qui y sont liées : les équipements sont rarement adaptés pour la pêche en haute-mer. D’ailleurs, il serait intéressant de connaitre le nombre de disparitions de pécheurs traditionnels dans ces conditions. Pour couronner le tout, ils souffrent d’une forte concurrence d’armateurs mieux équipés.
16% des sols, les rivières, les nappes phréatiques, le littoral de la Martinique et de la Guadeloupe sont pollués au chlordécone pour au moins 600 ans.
La concurrence est donc plus rude entre les produits autoconsommés et les produits industriels qui bénéficient, souvent à tort, d’une image d’alimentation « zéro chlordécone ». Cela condamne une grande partie des agriculteurs et prive les populations de leurs jardins créoles sur lesquels reposent souvent une partie de l’équilibre alimentaire et économique des familles. Par ailleurs, cela accentue aussi la dépendance aux produits de consommations issues des im- portations. Il serait intéressant de se pencher sur les taux d’émissions de gaz à effets de serre du fait de l’accentuation des achats de produits importés provenant des Amériques ou d’Europe. Dommage que des amendements qui allaient dans ce sens aient été déclarés en « cavaliers législatifs » et n’ont donc pas été discutés lors des travaux sur la loi climat et résilience à l’Assemblée Nationale. Tout cela vient affecter l’économie de la santé dans les Antilles. Alors qu’existent des difficultés structurelles au niveau sanitaire (manques de budgets, de matériels et d’équipements, de personnels pour accueillir convenablement les patients, la vétusté et l’état de délabrement dont souffrent certains sites hospitaliers) l’empoisonnement au chlordécone alimente constamment les obligations de soins existants et aujourd’hui la pandémie accentue les obstacles existants. Il est difficile d’imaginer le sort des patients atteints de cancers et qui ont subis des déprogrammations dans le cadre de la lutte contre la Covid 19. Enfin au niveau social, les rebondissements en lien avec ce drame n’ont cessé depuis l’an dernier avec l’assassinat de George Floyd aux Etats-Unis et plus récemment la prescription dans l’affaire chlordécone. Ainsi une forme de convergence des luttes s’est créée et à donner lieu, en partie, aux destructions de statues à Fort-de-France et à Pointe-à-Pitre rouvrant ainsi des douleurs centenaires. Aujourd’hui, le manque d’action de l’Etat sur ce dossier comme sur d’autres dans ces territoires vient alimenter l’idée que l’Etat français pollue et ne participe nullement au développement des Antilles par pure volonté. En effet, quand on voit les difficultés qui freinent entre autres le développement économique et social des Antilles, mais aussi des territoires comme la Guyane et Mayotte, et la lenteur systémique de l’Etat pour y apporter des réponses, l’on peut com- prendre que de telles revendications puissent voir le jour. Par ailleurs, ces difficultés amplifient les problématiques structurelles existantes aux Antilles, du fait de l’éloignement géographique avec l’Hexagone, l’insularité et du climat propre à cette partie de France alors que leur démographie est en nette chute depuis 30 ans. Les implications de la pollution au chlordécone n’arrangent rien à ce phénomène. Loin de là. Voilà, de manière non exhaustive, les fléaux qu’implique la pollution des Antilles par le chlordécone. Malheureusement, tout n’est pas encore connu à ce sujet. Un des points les plus saillants reste l’inaction de l’Etat français face à ce face à ce problème et son incapacité à écouter les plaintes remontant de nos compatriotes antillais.
LTR : Comment enfin réparer ce drame ?
Il aura fallu des cris d’alarme, des larmes, des rapports et des morts avant que l’Etat ne décide de s’impliquer, du moins politiquement, dans ce drame. N’oublions pas que la reconnaissance officielle pleine et entière de cette tragédie ne commence qu’à partir du 27 septembre 2018. Cette date est historique car c’est la première fois qu’un Président de la République parle d’aller « vers les chemins de la réparation » sur ce dossier. Cependant, depuis cette date, les avancées se sont faites à très petits pas, et ce malgré la littérature, les mises en garde et les travaux par- lementaires sur le sujet. Du côté de ces derniers on dénombre : 1 – Une proposition de loi visant la création d’un fonds d’indemnisation des victimes du chlordécone et du paraquat en Guadeloupe et en Martinique, complètement vidée de sa substance par la majorité en place à l’Assemblée Nationale ; 2 – Une commission d’enquête parlementaire qui a permis de com- prendre et de découvrir les raisons et les responsabilités liées à l’utilisation de ce poison et qui a proposé 42 propositions pour enfin réparer les préjudices causés. Or, malgré les annonces présidentielles, la République En Marche refuse de mettre en place des leviers financiers et matériels importants pour dépolluer les Antilles. Certes, l’excuse reste la mise en place d’un Plan Chlordécone, le quatrième depuis 10 ans, pour apporter des réponses et apaiser les populations. Mais les moyens alloués à la réussite de ce plan sont bien en deçà des attentes des populations au niveau sanitaire, économique et social. La réalité est que, par-dessus tout, l’affaire chlordécone pose la question de la place des Outre-mer au sein de la République. Elle démontre comment des citoyens de la République sont discriminés du fait de décisions prises à plus de 8000 kilomètres des Antilles. La pollution à la chlordécone et ses suites politiques et judiciaires font étrangement penser aux essais nucléaires sur l’atoll de Mururoa. A l’inverse, les réseaux sociaux ont permis de mettre ces tragédies sur le devant de la scène. Les Outre-mer font notre rayonnement dans le monde – n’oublions pas que la France est la République sur laquelle le soleil ne se couche jamais – et participe largement à faire de notre pays la puissance mondiale qu’elle est. N’oublions pas qu’ils donnent à la France plus de 90 % de sa richesse en matière de biodiversité marine, plus de 90 % de sa richesse en termes de terri- toire maritime, plus de 90 % de son rayonnement à l’international hors de l’Union Européenne en étant tournées vers l’Afrique, le Pacifique et les Amériques. Notre République étant une et indivisible tout en reconnaissant les populations d’Outre-mer au sein du peuple français. Cependant dans les faits, ces territoires sont trop souvent considérés comme une ligne budgétaire qu’il s’agirait d’alléger. Par ailleurs, la création du crime d’écocide aurait permis d’apporter de la justice sociale dans cette affaire, qui est aujourd’hui sous le coup d’une prescription – de quoi alimenter l’imaginaire sur le dossier et les rétropédalages du gouvernement, au profit des lobbies. Aimé Césaire, poète et parlementaire antillais, bien connu en France disait : « Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde ». Dans cette affaire, l’Etat français a rusé avec les principes de notre République à de multiples reprises. In fine, le dossier chlordécone est l’histoire du traitement de l’Homme par l’Homme et de la nature par l’Homme. N’oublions pas que c’est au nom de la recherche d’une production et d’une profitabilité maximale que les plantations de bananes ont été aspergées de chlordécone et sans prise en compte des effets secondaires. Plus que jamais, cette catastrophe doit nous faire réfléchir sur nos modes de production et de consommation plutôt que de continuer à adhérer au libéralisme économique mortifère et brutal qui est la cause première de nos maux. Nous devons rétablir le lien entre la nature et l’homme tout en acceptant qu’il y ait un tribut à payer à la nature. Ce que le simple critère de rentabilité ne permet pas de concevoir aussi bien au niveau de l’écologie, de la solidarité et de la fraternité. Penser le « monde de demain » avec les anciens systèmes et les anciennes méthodes, nous condamne certainement à vivre de nouvelles « affaires chlordécone » dans l’avenir.
Il aura fallu des cris d’alarme, des larmes, des rapports et des morts avant que l’Etat ne décide de s’impliquer, du moins politiquement dans ce drame.

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