Le mystère de la productivité disparue du travail

Chronique

Le mystère de la productivité disparue du travail

Dans cette nouvelle chronique, David Cayla évoque la baisse de la productivité du travail en France. Il revient sur ses causes, pourquoi cela arrange le gouvernement, et surtout en quoi cela pourrait être inquiétant pour l’avenir et la croissance économique.

C’est apparemment une bonne nouvelle pour le gouvernement, mais elle inquiète les économistes. En France, au troisième trimestre 2022, la productivité du travail par salarié était inférieure de 6,4% à ce qu’elle devrait être, affirme une note de la DARES. Pire, elle était plus faible qu’en 2019, ou en 2015. Ainsi, d’après l’INSEE, une personne travaillant dans le secteur marchand produit 3,8% de richesses de moins qu’en 2019.

Pourquoi est-ce une bonne nouvelle pour le gouvernement ? Eh bien parce que cela signifie qu’en dépit d’une croissance faiblarde depuis la fin de la crise sanitaire, la France parvient tout de même à créer des centaines de milliers d’emplois sur un rythme d’environ 100 000 emplois nouveaux chaque trimestre. Dans un contexte où la population active n’augmente presque pas, cette « performance » permet de diminuer sans trop d’effort le chômage de manière accélérée. Depuis le quatrième trimestre 2019, environ 930 000 emplois ont été créés, ce qui a entrainé une forte diminution du chômage qui est passé de 8,2% fin 2019, à 7,3% au troisième trimestre 2022 (7,1% en France métropolitaine). L’économie française ne produit pas beaucoup plus de richesses aujourd’hui qu’il y a trois ans, mais elle le fait avec davantage d’emplois.

Le problème est que cette baisse soudaine de la productivité du travail n’est pas simple à expliquer, et c’est en cela qu’elle inquiète les économistes. Est-ce un phénomène passager où l’indice d’une sous-performance structurelle de l’économie française ? Remarquons d’abord qu’elle n’est pas due à la baisse du temps de travail par salarié engendrée par les mesures d’activités partielles lors de la crise sanitaire, car c’est surtout la productivité horaire qui diminue. De plus, la France connaît une situation assez unique parmi les économies similaires. En Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, la productivité du travail s’est rétablie et dépasse son niveau d’avant la crise. Seule l’Espagne se trouve avec une productivité du travail inférieure à celle de 2019, mais dans ce pays cette diminution est nettement moindre qu’en France.

Ce qui est inquiétant c’est ce que la baisse de la productivité du travail pourrait signifier pour l’avenir : une compétitivité affaiblie, une déflation salariale, et sans doute la fin de la croissance économique, à moins d’augmenter le taux d’emploi – ce qu’essaie d’ailleurs de faire le gouvernement avec les réformes du régime de retraite et celle de l’assurance chômage. Autrement dit, la baisse de la productivité du travail pourrait être l’indicateur plus global d’une dégradation invisible de l’économie française.

Un problème conjoncturel ?

Reste que pour l’instant rien ne prouve que cette baisse soit durable. Plusieurs explications conjoncturelles pourraient l’expliquer. En premier lieu, la période pandémique, avec ses confinements et ses incertitudes, mais aussi ses mesures d’aides et de chômage partiel, a logiquement poussé les entreprises à préserver l’emploi, quitte à réduire ponctuellement la production. De plus, parmi les mesures engagées par le gouvernement, le plan « un jeune, une solution » a contribué à une très forte hausse des contrats d’alternance et d’apprentissage. Or, comme l’explique la note de la DARES, si ces emplois sont comptabilisés comme les autres, leur productivité est bien plus faible. De plus, il convient d’organiser l’encadrement des apprentis et des alternants, ce qui réduit la productivité des autres salariés. Mais en dépit de sa forte croissance, le développement de l’apprentissage et de l’alternance n’expliquerait qu’un cinquième de la baisse de la productivité du travail estime la DARES. Il faut donc chercher ailleurs.

Une hypothèse parfois avancée est celle des conséquences sanitaires directes de la pandémie de covid, avec son lot d’arrêts maladie, de covids longs, de burn-out et de dépression. Le principe même d’exiger l’isolement pendant une semaine ou dix jours des personnes infectées pas le covid a sans aucun doute eu des effets sur la productivité du travail, y compris sur la productivité horaire, car certaines équipes de travail se trouvèrent désorganisées par ces absences à répétition. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle le gouvernement a récemment abrogé les mesures d’exception relatives à la gestion des arrêts de travail liés au covid.

Une autre hypothèse conjoncturelle qui pourrait expliquer la baisse de la productivité du travail est celle de la désorganisation dans laquelle s’est produite la reprise. Le manque de composants dans l’industrie automobile, ou de matériaux dans la construction, ont pu diminuer le niveau de production sans que l’emploi, ni même les heures travaillées, ne baissent dans les mêmes proportions. De plus, la pénurie de main d’œuvre dans certains secteurs a poussé certaines entreprises à garder une partie de leurs salariés surnuméraires pour éviter d’engager de coûteux et difficiles recrutements en attendant un retour d’activité.

Enfin, un dernier facteur spécifique à la France concerne la baisse de la productivité du travail dans le secteur de la production d’électricité, une conséquence de l’arrêt, en 2022, de nombreux réacteurs nucléaires.

Une conséquence de la désindustrialisation ?

Toutes ces explications pourraient rassurer. La baisse française de la productivité du travail ne serait que la conséquence d’une situation ponctuelle qui sera amenée à évoluer. Il y a cependant d’autres explications possibles, et certaines pourraient durer, voire se renforcer à l’avenir.

La première chose à noter est que le déclin industriel de la France s’est récemment approfondi, comme en témoigne le creusement du déficit commercial en 2022 qui a atteint des records en dépassant 160 milliards d’euros. Or, le niveau d’industrialisation d’un pays est directement lié à ses capacités exportatrices (on exporte trois à quatre fois plus de biens que de services), mais surtout à ses gains de productivité potentiels. De fait, de nombreux emplois de services ne permettent pas d’augmenter la productivité du travail. C’est le cas par exemple des emplois relationnels tels que l’enseignement, le soin, le spectacle vivant, mais aussi de nombreux autres emplois du secteur tertiaire… Un pianiste, aussi doué soit-il, ne peut passer moins de temps à jouer une sonate aujourd’hui qu’il y a 200 ans, et un enseignant doit toujours consacrer le même temps incompressible pour apprendre à lire à un enfant de six ans.

Ce qui permet des gains de productivité c’est, en général, l’emploi industriel, parce que ce sont des emplois plus facilement mécanisables. Ainsi, moins il y a d’emplois industriels dans un pays, plus il est difficile de faire progresser la productivité du travail. Cela ne signifie pas que les services ne soient jamais concernés. Les caisses automatiques sont un exemple bien connu d’automatisation du secteur tertiaire, mais ces dernières sont loin d’avoir remplacé tous les personnels de caisse, et les gains de productivité qu’elles permettent ne sont globalement pas si importants.

Plus fondamentalement, l’économie française s’est désindustrialisée, mais elle a aussi produit de nombreux emplois de service peu productifs, tels que les livreurs à domicile ou les services à la personne. Ces changements structurels de l’économie française pourraient expliquer plus largement, non pas la baisse de la productivité des trois dernières années, mais la faiblesse de sa croissance depuis une vingtaine d’année, que la baisse récente n’aurait fait que mettre en lumière.

Bullshit jobs et bureaucratisation

Une dernière explication à l’effritement structurel de la productivité du travail pourrait être liée aux transformations internes des entreprises et des administrations. Dans un article devenu viral publié en 2013, puis dans un ouvrage paru en 2019, l’anthropologue américain David Graeber affirme qu’une partie de notre économie serait gangrénée par l’expansion d’une couche parasitaire de cadres supérieurs ou intermédiaires occupant des « d’emplois à la cons » (bullshit jobs). Ces personnes seraient recrutées non pour leur capacité à produire des biens ou des services utiles, mais parce qu’elles rendent certains services à leurs recruteurs. Avec la hausse de la productivité du travail, expliquait Graeber, nous pourrions travailler beaucoup moins qu’au siècle dernier tout en profitant d’un niveau de vie tout à fait satisfaisant. Mais cette baisse du temps de travail serait incompatible avec le fonctionnement du capitalisme contemporain. De plus, la hausse du niveau général d’éducation pousse à créer des emplois de cadres. Autrement dit, pour Graeber, de nombreux emplois, parfois bien rémunérés n’existent qu’en raison du fonctionnement interne des bureaucraties publiques et privées, dont la particularité est de s’étendre et de s’auto-alimenter pour résoudre des problèmes qu’elle génère parfois toute seule. Les responsables projet, chargés de missions et superviseurs en tout genre, n’ont parfois d’autre utilité que de donner l’impression d’une action ou de « cocher des cases » en vue d’afficher des bilans ou d’écrire des rapports qui ne sont jamais lus.

La bureaucratisation de l’économie dans son ensemble est sans doute l’une des raisons structurelles pour laquelle la productivité du travail stagne et la souffrance au travail augmente depuis une vingtaine d’année en France et dans la plupart des pays développés. Plus fondamentalement, le manque d’attrait et de valorisation des métiers de « ceux qui font » au profit de « ceux qui pensent et qui décident » pousse à une hypertrophie de la hiérarchie dans son ensemble qui finit par se transformer en strate parasitaire. En France, certains services publics tels que l’enseignement, la santé et la recherche sont particulièrement touchés par ce phénomène. Mais cela concerne aussi le secteur marchand, voire l’action politique, lorsque la communication d’un élu finit par devenir plus importante que sa capacité à prendre des décisions et à étudier sérieusement ses dossiers.

Dans l’organisation contemporaine, une partie importante du temps de travail est tournée vers l’intérieur de l’entreprise, vers sa gestion, les réflexions sur sa structure et son évolution, au détriment de la production elle-même et de la réalisation de ses missions premières. La logique du management par projet conduit par exemple à multiplier les strates décisionnelles et pousse à entreprendre des réformes au détriment de l’action concrète et à recruter toujours davantage de personnels pour coordonner la mise en place de ces réformes, tout en consumant le temps de ceux dont le travail est tourné vers l’extérieur et qui assurent in fine l’essentiel de la production. Cette dynamique est renforcée par la multiplication des bilans et comptes-rendus que toute entreprise est amenée à produire pour ses actionnaires, ses financeurs, l’administration, ses clients ou même ses propres personnels, dans une boucle sans fin d’auto-évaluation permanente.

En fin de compte, étudier l’évolution de la productivité du travail nous permet d’apprendre beaucoup sur le fonctionnement et les dysfonctionnements de notre économie. Mais la productivité du travail, telle qu’elle est quantifiée, n’en est pas moins un indicateur contestable. Car on ne sait jamais quelle est la valeur réellement produite par le travail. Aussi, la question qui devrait nous occuper devrait être moins de comprendre comment évolue la productivité du travail et ce qu’elle implique sur l’emploi que de mieux connaitre ce qu’on produit collectivement et d’être capable de mesurer l’utilité véritable de notre travail et la fonction sociale qu’il remplit réellement.

David Cayla

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Chronique

Inflation : les gagnants, les perdants et les réponses peu convaincantes de la gauche

Avec une hausse des prix annuelle mesurée à plus de 6%, l’année 2022 fut incontestablement celle du retour de l’inflation. Un tel niveau n’avait plus été constaté en France depuis le début des années 1980. Dans sa chronique pour Le Temps des ruptures, David Cayla explique les conséquences de ce phénomène et pourquoi il n’est pas toujours pertinent de l’associer systématiquement à une baisse du pouvoir d’achat. Il montre aussi que les partis de gauche mériteraient de développer des réponses plus ambitieuses afin de transformer les rapports de force au sein du monde marchand, voire de privilégier la consommation collective et les services publics plutôt que de se focaliser sur le seul « pouvoir d’achat ».

L’inflation, dit-on, érode le pouvoir d’achat des ménages. Eh bien, contrairement aux apparences, ce n’est pas toujours vrai ! Dans une note de conjoncture publiée en octobre dernier, l’INSEE compare l’évolution de l’inflation avec celle du pouvoir d’achat des ménages des principaux pays européens. Les chiffres sont sans ambiguïté : alors que l’inflation est passée d’un niveau moyen de 1,5% en janvier 2021 à environ 5% en janvier 2022, puis à plus de 8% à partir de l’été 2022, le pouvoir d’achat est resté relativement stable. En janvier 2022, il avait progressé de 0,5% par rapport à l’année précédente en Allemagne, de 1,5% en Italie, de 0,5% en France. Il n’y a guère qu’en Espagne il a baissé d’environ 2%. Plus surprenant : alors que l’INSEE mesure une forte baisse du pouvoir d’achat en France au cours du 1er semestre 2022, elle s’attend à un rebond au second semestre en raison des mesures gouvernementales prises après l’élection et cela en dépit d’une hausse prévue de l’inflation.

Le pouvoir d’achat des ménages est globalement peu affecté par l’inflation. La raison de ce mystère est à la fois théorique et pratique. D’un point de vue théorique, les prix, qui sont des coûts pour les acheteurs, sont également des recettes pour les vendeurs. Ainsi, dans une économie fermée, ce que les uns perdent en achetant à des prix plus élevés, d’autres le gagnent en vendant plus cher. En fin de compte, au niveau de l’économie dans son ensemble, l’effet de l’inflation est nul.

Reste que, en pratique, un pays comme la France n’est pas une économie fermée. Le coût des produits pétroliers, très largement importés, ainsi que les prix des produits industriels dont la balance commerciale est déficitaire, pèsent forcément négativement sur le revenu de la nation dans son ensemble. L’inflation devrait donc avoir des effets négatifs sur le pouvoir d’achat moyen. Pourquoi ne retrouve-t-on pas cet effet dans les chiffres ? Cela est dû à la croissance économique et à la poursuite des aides de l’État dont les ménages et les entreprises ont bénéficié. Ainsi, la perte de revenus liée à la hausse des prix des produits importés est compensée d’une part par le maintien d’une dépense publique forte et d’autre part par le rebond de la croissance économique (le PIB est la somme des revenus).

D’après l’INSEE, la situation devrait être à peu près la même en 2023. En dépit d’une hausse de l’inflation, le pouvoir d’achat des ménages français devrait être stable. La croissance prévue de 2,6% (hausse de 2,6% des revenus primaires) serait consommée d’une part par le creusement du déficit commercial et d’autre part par la baisse du déficit public qui devrait passer de 6,4% du PIB en 2021 à environ 5% en 2022/2023.

Ce n’est pas l’inflation, c’est la distribution

Ces réflexions sur la stabilité du pouvoir d’achat des ménages en période d’inflation élevée ne signifient pas que l’inflation n’est pas un problème. Elle signifie plutôt que si l’inflation est un problème pour certaines catégories de ménages, elle représente une aubaine pour d’autres. Autrement dit, le problème de l’inflation n’est pas qu’elle appauvrit globalement les ménages (sauf pour l’inflation des produits importés) mais qu’elle réorganise brutalement tous les rapports de force au sein de l’économie. Derrière une moyenne qui ne change pas se cachent de nombreuses évolutions sectorielles et des conflits de répartition. Il est donc nécessaire de comprendre qui sont les gagnants et les perdants de l’inflation.

Lorsque l’inflation est nulle ou presque, comme c’était le cas dans les années 2010, les gagnants sont ceux dont les revenus progressent, les perdants ceux dont les revenus régressent. Comme il est très difficile de faire baisser nominalement les salaires et les revenus, les perdants étaient peu nombreux et les gagnants ne pouvaient donc pas beaucoup gagner.

À l’inverse, dans une économie où l’inflation dépasse les 6% par an, comme c’est le cas aujourd’hui, toute progression des revenus inférieure à ce seuil fait des perdants. Ainsi, la hausse du point d’indice de 3,5% pour les fonctionnaires décidée cet été représente en réalité une baisse de leur pouvoir d’achat supérieure à l’époque où le point d’indice était gelé alors que les prix n’augmentaient que de 1% par an. De même, la hausse des pensions du régime général de 4% ou celle de 5,12% des régimes complémentaires constituent en fait une baisse de pouvoir d’achat pour les retraités. Les salariés au SMIC sont protégés du fait de l’obligation légale d’indexer le salaire minimal sur l’inflation. Sur l’ensemble de l’année, ils ont ainsi bénéficié de trois hausses successives depuis le 1er janvier qui ont fait progresser le SMIC de 5,66% en dépit de l’absence de « coup de pouce » de la part du gouvernement. Au premier janvier 2023, le salaire minimum augmentera à nouveau de 1,81%.

Des perdants… et des gagnants

En fin de compte, les fonctionnaires sont perdants, les retraités sont perdants, la plupart des salariés, sauf les smicards, sont également perdants. Mais puisque, en dépit de ces perdants qui constituent clairement une majorité de la population, le pouvoir d’achat global des ménages est stable, on peut en déduire que d’autres sont gagnants, que ces gains sont concentrés sur une proportion minoritaire de ménages et qu’ils sont donc conséquents.

Qui sont ces gagnants ? Il est difficile de le savoir précisément. Le gouvernement se targue de la disparition de la redevance ; mais il est clair que ce gain de 138 euros pour ceux qui la payaient ne compense pas les pertes liées à l’effritement des revenus de la plupart des gens. Par exemple, un couple de retraités qui touche 2000 euros de pension et qui a perdu 2% de pouvoir d’achat a subi une perte 480 euros de pouvoir d’achat sur l’année, soit un montant bien plus élevé que le gain lié à la fin de la redevance. De même, pour un couple d’enseignants, dont le traitement n’a été revalorisé que de 3,5%, les pertes de revenus cumulés sur l’année sont largement supérieures à 1000 euros. Ce n’est pas la suppression de la redevance qui va changer fondamentalement la situation de ces ménages.

D’autres gains sont un peu plus conséquents. C’est le cas, par exemple, des ménages qui ont souscrits un emprunt à taux fixe, souvent dans le cadre d’un achat immobilier, ainsi que des ménages qui ont investi dans l’immobilier en contractant de lourds emprunts à taux fixe. Le poids des mensualités de remboursement diminue avec la hausse des revenus nominaux, même si cette hausse est inférieure à l’inflation(1). Certains agriculteurs ont pu profiter de la hausse des prix agricoles, notamment les céréaliers et ils font alors partie des gagnants. Des artisans ou sociétés de transport ont pu augmenter leurs tarifs à un niveau supérieur à l’inflation ; enfin, certains salariés dans les métiers en tension ont pu négocier des hausses substantielles.

Mais les plus grands gagnants se trouvent incontestablement parmi les entreprises et leurs propriétaires. Bien que beaucoup aient été affectées par la hausse des prix de l’énergie et la désorganisation des chaines d’approvisionnement, de nombreuses entreprises continuent d’engranger de confortables profits. De fait, d’après l’INSEE, les taux de marge des entreprises ont atteint un niveau record de 34,3% en 2021 et les revenus distribués aux actionnaires sous forme de dividendes ou de rachats d’action ont fortement augmenté.

La hausse du pouvoir d’achat n’est pas, en soi, un projet de gauche

Ce que nous apprennent ces chiffres c’est que, d’un point de vue politique, la hausse ou la baisse du pouvoir d’achat des ménages ne signifie rien en elle-même. La question centrale n’est pas de savoir si les ménages peuvent globalement consommer davantage, mais de savoir quels sont les gagnants et les perdants des nouveaux rapports de force économiques engendrés par l’inflation.

À ce titre, et contrairement à ce que disait Keynes, l’inflation ne signifie pas mécaniquement l’euthanasie des rentiers. Ce sont, de fait, ceux qui travaillent qui ont subi les effets négatifs de l’inflation, alors que les propriétaires du capital et les bailleurs se révèlent être les grands gagnants. Car l’inflation, au fond, c’est l’opportunité pour ceux qui disposent d’un rapport de force favorable d’augmenter les prix qui constituent leurs revenus plus fortement que la moyenne, alors que ceux qui sont en situation défavorable voient leurs coûts augmenter plus vite que la moyenne des prix.

Poussons le raisonnement plus loin. Un projet de gauche ne peut se limiter à défendre la hausse généralisée du pouvoir d’achat des ménages. D’un point du vue économique, le revenu de la nation (le PIB) se compose de trois grands ensembles. Le premier correspond aux sommes consacrées à l’investissement, c’est-à-dire au renouvellement et à l’accroissement du capital productif et des infrastructures (routes, bâtiments, industrie…) ; le deuxième est constitué de la consommation individuelle des ménages ; enfin, une partie du revenu national est socialisée via la fiscalité et consacrée à des dépenses d’intérêt général : c’est la consommation collective.

Le cœur d’un projet de la gauche c’est le progrès et l’égalité réelle. L’égalité peut être réalisée de deux manières :

  1. Par la redistribution fiscale et les revenus de transfert (les allocations, les retraites, les aides au logement…), qui constituent une redistribution au sein du deuxième ensemble sans affecter la part de chaque ensemble.
  2. Par les dépenses de consommation collective (le financement de la culture, des écoles, de la santé…), ce qui suppose de baisser la part du PIB consacrée à la consommation individuelle. Les études de l’INSEE montrent qu’en prenant en compte la distribution élargie, c’est-à-dire les effets des services publics sur le niveau de vie des ménages, la réduction des inégalités est deux fois plus importante que si on ne regarde que les revenus de transfert et la fiscalité directe.

Présenté ainsi, on voit bien ce que le thème de la hausse du pouvoir d’achat a de conservateur. Au pire, il signifie une augmentation de la consommation individuelle au détriment de l’investissement ou de la consommation collective ; au mieux, il implique une redistribution entre les ménages favorisés et défavorisés sans dégager de nouveaux moyens pour la consommation collective. Dans les deux cas, augmenter ou réorganiser le pouvoir d’achat suppose de détourner l’action des pouvoirs publics de l’un des objectifs fondamentaux de la gauche : favoriser et développer les services publics.

Pourquoi le débat à gauche a-t-il à ce point délaissé la consommation collective ? L’une des explications est que durant les années 1950 et 1960, la croissance du PIB par habitant était supérieure à 5%. Il était donc possible, à cette époque, de conjuguer à la fois la hausse de consommation individuelle et celle de la consommation collective. Or, depuis 2007, la croissance du PIB par habitant est pratiquement nulle (voir Figure 1). Cette situation pose un vrai problème pour les gouvernements. Alors que les besoins de dépenses collectives ne cessent de croitre en raison du vieillissement de la population et de la hausse du niveau éducatif de la jeunesse, une augmentation des moyens pour les services publics nécessiteraient d’augmenter la fiscalité et donc de diminuer le pouvoir d’achat des ménages.

Figure 1 – Evolution du PIB par habitant

Cette situation budgétaire est rendue plus difficile du fait d’une stratégie d’attractivité menée depuis 2007 (et renforcée en 2012 et 2017) en faveur des entreprises et du capital. En vertu de cette politique, les gouvernements successifs se sont mis à subventionner massivement le secteur productif par la baisse des impôts et des cotisations sociales. Ainsi, pour préserver le pouvoir d’achat des ménages, le gouvernement en est réduit à financer ses aides publiques aux entreprises en sacrifiant les services publics ou le niveau des retraites. C’est d’ailleurs pour compenser les coûts de sa politique fiscale en faveur des entreprises qu’Emmanuel Macron entend réformer les retraites.

Politique monétaire ou politique budgétaire ?

Sortir de l’ornière dans laquelle la gauche est tombée en se faisant la défenseuse du pouvoir d’achat, suppose de poser la question de la priorité des combats politiques à mener.

En ce sens, le slogan trouvé pour la marche du 16 octobre « contre la vie chère et l’inaction climatique » à laquelle se sont ralliés les quatre partis de la NUPES ainsi que de nombreuses associations et personnalités (dont la prix Nobel Annie Ernaux) pose question. D’une part, il est curieux d’associer dans un même slogan le combat écologique, qui suppose davantage de sobriété et la décroissance de nos consommations polluantes, avec une demande de hausse du pouvoir de consommer. D’autre part, il est problématique de mettre en avant « la vie chère », ce qui semble privilégier le droit à la consommation individuelle en laissant de côté la question de la consommation collective. De fait, parmi les six revendications mises en avant par l’Appel, aucune ne fait directement allusion aux services publics, et seuls les transports en commun sont mentionnés dans le cadre de la bifurcation écologique.

Mais à trop vouloir lutter contre la vie chère, et donc contre l’inflation, au lieu de mettre l’accent sur les effets de distribution engendrés par la hausse des prix, la gauche risque de nourrir les arguments de ceux pour lesquels la priorité devrait être de lutter contre l’inflation par la politique monétaire. Les banques centrales ont ainsi beau jeu de se présenter comme les garantes de la stabilité des prix. Elles haussent leurs taux directeurs, freinant le crédit et l’économie au risque d’engendrer une récession et une hausse du chômage.

À l’inverse, une politique de gauche devrait reconnaitre que le problème n’est pas l’inflation en elle-même mais le déséquilibre des rapports de forces entre les agents économiques qui profite à certains au détriment des autres. Dès lors, ce n’est pas la politique monétaire qui devrait être activée mais la politique budgétaire. L’objectif ne doit pas être de diminuer l’inflation, mais d’en compenser les coûts pour les ménages les plus fragiles. En ce sens, la taxe sur les « superprofits » est une mesure évidemment nécessaire, tout comme le rétablissement de l’indexation des salaires, des traitements, des pensions et des allocations sur l’évolution des prix.

Blocage des prix ou politique industrielle ?

Parmi les revendications de la marche du 16 octobre, on trouve l’idée d’un blocage des prix de l’énergie et des produits de première nécessité. En soi, le contrôle des prix est une proposition intéressante, mais elle pose la question de sa mise en œuvre et de son coût dans le cadre actuel d’un système économique ouvert fondé sur la concurrence. En effet, pour agir sur les prix des carburants, le gouvernement a été contraint de prévoir une ristourne pour les distributeurs, ce qui finit par coûter très cher au contribuable et complique l’équation budgétaire. Pour cette raison, la France Insoumise propose un blocage des prix sans compensation. Le problème est qu’une telle mesure serait une atteinte au droit de propriété et à coup sûr sanctionnée à la fois par le Conseil constitutionnel et les autorités européennes.

Plus fondamentalement, la régulation des prix suppose une réflexion approfondie sur la part du marchand et du non marchand dans l’économie. L’essence du marché, c’est d’être un lieu de négociation autonome au sein duquel les agents sont libres d’échanger aux prix qu’ils souhaitent. Bloquer les prix, c’est bloquer cette autonomie. Cela revient à sortir l’énergie et les biens de première nécessité du marché. Or, sortir du marché n’est possible que si un acteur public se charge d’organiser l’approvisionnement de la population. Autrement dit bloquer les prix c’est, fondamentalement, passer d’un système de consommation et de production individuel et privé à un système de production et de distribution collectif et au moins partiellement public. C’est d’ailleurs ce qu’avaient parfaitement compris les gouvernements d’après-guerre qui avaient nationalisé tout le secteur de l’énergie afin d’en contrôler les prix et qui, dans le cadre de la politique agricole, avaient instauré un régime de subvention des agriculteurs fondés sur des prix garantis.

Ainsi, en appeler au blocage des prix ne signifie pas grand-chose s’il n’y a pas derrière ce slogan une véritable stratégie visant à reprendre le contrôle et à réorganiser notre secteur productif. Cela s’appelle une politique industrielle. Et la seule manière de la mener pleinement est de sortir des règles actuelles du marché unique, de la concurrence et du libre-échange. Alors seulement, dans ce nouveau cadre institutionnel, la question de la régulation des prix pourra être posée de manière conséquente.

David Cayla

Références

(1) Imaginons un ménage multi-propriétaire qui rembourse des mensualités de 3000 euros par mois et qui perçoit 4000 euros de loyer. Son revenu mensuel net s’établit à 1000 euros par mois. Grâce à la hausse de 3,6% de l’indice de référence des loyers, il touchera désormais 4144 euros de loyers, soit un revenu net de 1144 euros, supérieur de 14,4% par rapport à celui de l’année précédente !

 

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Le dernier ouvrage de David Cayla : déclin et chute du néolibéralisme

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Le dernier ouvrage de David Cayla : déclin et chute du néolibéralisme

Après avoir évoqué les liens entre populisme et néolibéralisme, David Cayla revient dans ce nouvel ouvrage sur la notion de néolibéralisme et notamment sur les conséquences de cette doctrine dans le champ économique en abordant des sujets au cœur de l’actualité (la monnaie, l’inflation, les banques centrales).

Après avoir évoqué les liens entre populisme et néolibéralisme, David Cayla revient dans ce nouvel ouvrage sur la notion de néolibéralisme et notamment sur les conséquences de cette doctrine dans le champ économique en abordant des sujets au cœur de l’actualité (la monnaie, l’inflation, les banques centrales).

L’ouvrage propose tout d’abord une définition de ce qu’est le néolibéralisme. Ce dernier, à la différence du libéralisme, considère que le marché est une institution artificielle, qui permet de définir des prix pour les biens et services. Le marché ne peut survivre sans l’Etat, qui assure son existence et son fonctionnement par la création et le maintien d’un cadre légal spécifique. Du fait de sa fonction de définition des prix, le marché est effectivement une institution en propre(1), imbriquée au système politique et social d’une société donnée. A l’inverse, et selon les représentants du néolibéralisme, sans le marché, il est impossible de rassembler l’ensemble des informations disponibles (objectives comme subjectives) et donc de calculer de manière optimale l’allocation des ressources(2).

Le néolibéralisme repose donc de manière conséquente sur une justification économique. Justification qu’il trouve notamment dans la doctrine monétariste. Le monétarisme est au fondement du fonctionnement des politiques monétaires et des banques centrales, notamment de leur gestion de l’inflation. L’idée centrale de cette théorie économique est que l’inflation est causée par la hausse de la masse monétaire, elle-même augmentée par les crédits accordés par les banques aux entreprises et ménages (taux de crédit qui dépend lui-même des taux d’intérêts directeurs des banques centrales). Pour maintenir l’inflation, il s’agit donc selon les « monétaristes » de jouer sur les crédits accordés par les banques en modifiant le taux d’intérêt directeur. Toujours selon eux, la politique monétaire doit être à la main d’une entité décorrélée du pouvoir politique(3). C’est par ailleurs le mode de fonctionnement actuel de la Banque Centrale Européenne, calquée sur le modèle de la banque centrale allemande.

La théorie monétariste face à la crise des subprimes

Déclin et chute du néolibéralisme évoque par la suite l’histoire économique du XXe siècle (les accords de Bretton-Woods, la convertibilité du dollar en or, les 30 Glorieuses, les accords de la Jamaïque, les chocs pétroliers, etc.) pour mieux mettre en valeur la façon dont le monétarisme est devenu la doctrine majoritaire et le marché l’institution de fixation de l’ensemble des prix des biens, services, marchands ou non-marchands.

Comme le rappelle David Cayla, il s’agit d’un retournement de situation quasi-complet dans la mesure où au sortir de la guerre, l’économie et les prix de certains biens (agricoles, matières premières, etc.) étaient contrôlés par les Etats. Alors que le système était dirigiste en temps de crise, les Etats perdent progressivement le contrôle au profit de la mondialisation financière.

Après être revenu sur le contexte de développement du néolibéralisme, David Cayla, revient sur la façon dont la crise des subprimes a profondément remis en cause la théorie monétariste. Jusqu’en 2008, le mécanisme de titrisation a permis aux banques disposant d’un actif (après octroi d’un crédit) de les revendre à une banque d’affaire. Celle-ci les revendant par la suite à une structure financière. Ainsi, ces actifs se sont vus octroyer une valeur qu’ils n’avaient pas auparavant, et les banques se sont de cette façon débarrassées du risque. La hausse des demandes de ces titres a engendré des comportements anormaux de la part des banques, qui se sont mis à octroyer des crédits (dits « subprimes ») à des ménages à risque.

Une multitude de facteurs ont engendré des défaillances en cascade de ces ménages, alors même que ces actifs avaient été achetés par toutes les banques du monde, sans qu’il soit possible de différencier les « bons » actifs des « mauvais ». Les dettes croisées ont causé une contraction du marché interbancaire, et donc une réduction des crédits octroyés aux ménages et entreprises, propageant ainsi la crise financière au sein de l’économie réelle.

Le sauvetage des banques est alors devenu un objectif à part entière. Pour ce faire, les banques centrales sont allées plus loin dans leurs prérogatives en mettant en œuvre des politiques de quantitative easing(4) : rupture majeure avec la doctrine monétariste. L’extension de ces prérogatives s’est par ailleurs effectuée sans aucun contrôle démocratique en vertu même du principe d’indépendance des banques centrales.

Au travers de la crise des subprimes, c’est toute l’incapacité des marchés à mesurer objectivement et impartialement l’ensemble des informations qui a été mise en lumière.

Finalement, on pourrait penser que la doctrine monétariste ne fait plus foi. Mais David Cayla rappelle à juste titre que tout ceci n’a servi qu’à sauver le système et les marchés, sans transformation majeure : aucune banque n’a été renationalisée, la libre-circulation du capital n’a pas été questionnée, etc.

Proposer des alternatives au néolibéralisme

Des alternatives au néolibéralisme, il en existe (sans pour autant qu’elles soient parfaites et applicables, comme cela est bien expliqué dans l’ouvrage) : David Cayla cite notamment Adai Turner avec sa « monnaie hélicoptère(5) », la théorie « modern monetary theory(6) » portée par Stephanie Kelton (la dette ne serait qu’un jeu d’écriture), etc. Pour autant, la force du néolibéralisme est bien d’avoir pénétré l’ensemble du système et des esprits : ce n’est pas une doctrine isolée mais un maillon de la chaîne. Pour développer des alternatives concrètes, David Cayla le rappelle, il faut penser le rôle du marché en tant qu’institution sociale, repenser globalement le système. 

David Cayla évoque quatre propositions (à découvrir dans son ouvrage) qui composent son agenda pour une économie démocratique. Sans supprimer totalement les marchés qui ont une utilité, il faut selon lui les empêcher de contrôler et gérer l’ensemble des biens essentiels notamment dans une situation d’urgence climatique et de raréfaction des ressources. Leur rôle et périmètre doivent être strictement définis. L’Etat lui, doit pouvoir assurer la gestion des ressources non-marchandes et / ou marchandes vitales pour l’économie du pays.

Avec cet ouvrage, David Cayla aborde de manière pédagogique la question du néolibéralisme au prisme des précédentes crises. Il pose un constat clair : le monétarisme ne permet pas de lutter contre les crises. Il faut non seulement repenser la gestion de la monnaie, mais le système dans son ensemble. Le Temps des Ruptures recommande la lecture de son ouvrage, et l’étude des propositions qui y sont faites, pour quiconque souhaiterait saisir les enjeux économiques du monde actuel.

Références

(1)David Cayla cite notamment Aglietta.

(2)Hayek, Friedmann, etc.

(3) D’autres écoles / doctrines existent au sein du monétarisme : l’école ordolibérale, le free banking de Hayek, etc.

(4) Pratique consistant pour une banque centrale à racheter des actifs financiers détenus par des banques de dépôt.

(5) Il s’agirait de permettre la distribution de la monnaie par les banques centrales directement sur les comptes des ménages et entreprises. Cela permettrait de relancer la demande, sans augmenter la masse monétaire.

(6)Plus d’informations sur la doctrine à retrouver ici : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-journal-de-l-eco/theorie-monetaire-moderne-la-planche-a-billets-pour-tous-7185324

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Proposition pour un nouveau modèle agricole

Chronique

Proposition pour un nouveau modèle agricole

La chronique de David Cayla
Aujourd’hui la France n’est pas autosuffisante et ne pourrait pas nourrir sa population en cas de crise mondiale. Repenser le modèle agricole en créant un secteur vivrier et un secteur tourné vers l’exportation est une piste explorée dans cette première chronique écrite par David Cayla.

Connaissez-vous le MODEF ? C’est le Mouvement de défense des exploitants familiaux, un syndicat agricole créé en 1959 pour défendre les intérêts des petits paysans, souvent fermiers et métayers, dont la FNSEA, alors en transition vers un modèle d’agriculture industrielle, s’était désintéressée. Clairement ancré à gauche, le MODEF fut pendant longtemps la principale organisation à s’opposer à la FNSEA. Mais la disparition de nombreuses petites exploitations familiales dans les années 1970 et 1980 finit par détruire sa base sociale. Dans les années 1990, l’émergence de la Confédération paysanne et de sa figure médiatique José Bové contribua à marginaliser politiquement le MODEF.

Pourtant le syndicat agricole existe toujours et entend bien faire entendre une voix singulière. Les 25 et 26 octobre, il tenait à Guéret son 19ème congrès dont le thème était « des prix garantis par l’État pour un revenu paysan ! » J’ai eu l’honneur d’y être invité aux côtés de l’agronome Gérard Choplin. Ce dernier a présenté aux congressistes l’enjeu de la souveraineté alimentaire. Pour ma part, je suis intervenu sur la question de la régulation des prix agricoles.

Une déshumanisation du métier

Devant la salle studieuse et des délégués venant de toute la France, j’ai commencé par dire que la garantie des prix agricoles ne relève pas du seul enjeu des revenus des agriculteurs. Certes, le système d’aides actuel, fondé sur des subventions versées à l’hectare est désastreux. Non seulement il est très injuste dans sa répartition, puisqu’il rémunère davantage les grandes exploitations que les petites, mais surtout il est démotivant car les agriculteurs ont le sentiment de toucher des primes déconnectées de leur travail effectif. De fait, 85% des subventions sont découplées de la production.

Pour ce qui est de la part des revenus liée aux prix de marché, le résultat est tout aussi injuste. Il est impossible pour le paysan de prévoir le prix auquel il vendra sa production au moment où il l’engage. D’après la théorie économique, les prix devraient être incitatifs. Mais l’agriculture suppose un engagement sur le temps long. Lorsqu’on a investi dans un verger ou un élevage de volailles, on ne peut subitement cultiver du colza ou des brebis parce que les prix ont changé. Non seulement les prix sont volatils et imprévisibles, mais ils sont liés à des facteurs exogènes, incontrôlables par la profession. La guerre en Ukraine et la sécheresse de cet été ont ainsi considérablement affectés le marché agricole. Mais la décision de mettre en culture du blé cet automne ne présage en rien du prix auquel ce blé sera vendu lorsqu’il sera moissonné en juillet.

Le travail agricole est très particulier. Il touche au vivant, il transforme les paysages et affecte l’environnement dans le bons ou le mauvais sens. Gérer un élevage, c’est du temps humain, c’est construire une relation particulière avec l’animal. Cultiver, c’est être confronté aux ravageurs, aux aléas de la météo, à la gestion à long terme de la terre et de ses propriétés. Comment accepter que ce travail puisse être rémunéré par des prix arbitraires, parfois inférieurs aux coûts de production ? Comment accepter la logique de standardisation que porte en lui le marché pour lequel le lait est du lait et le blé du blé quel que soit la manière dont le paysan s’est occupé de son exploitation ?

Le verdissement de la PAC qui entend rémunérer les bonnes pratiques et promouvoir les labélisations des exploitations ne diminue pas forcément ce sentiment d’arbitraire. Le processus de subvention s’est considérablement bureaucratisé, chaque action « verte » devant être évaluée par une inspection extérieure selon des critères décidés d’en haut. L’agriculteur devient peu à peu un technicien qui perd le goût de son travail et le sens du long terme.

Les documents du ministère de l’agriculture témoignent de ce phénomène de dépossession. Ainsi, pour bénéficier de l’écorégime, une aide prévue par le Plan Stratégique National qui engage la politique agricole française pour 2023-2027, les agriculteurs devront remplir un cahier des charges précis ou bénéficier d’une certification par un organisme indépendant. « Un bonus ‘‘haie’’ d’un montant de 7€/ha est par ailleurs accordé à tout bénéficiaire de l’écorégime […] détenant des haies certifiées ou labélisées comme gérées durablement sur au moins 6% de ses terres arables et de sa SAU [surface agricole utile] », précise le document du ministère(1). À la limite, pour toucher ces aides, il suffirait de construire une ferme « Potemkine ». Car, même s’il ne produit rien, l’agriculteur pourra bénéficier de subventions étant donné que les aides sont indépendantes du rendement réel de la ferme.

Un enjeu de souveraineté

Mais, disions-nous plus haut, les prix agricoles ne sont pas seulement un problème d’agriculteurs. L’agriculture, c’est la vie elle-même. En fin de compte, c’est ce qui nous nourrit et détermine notre souveraineté alimentaire. Or, la France, qui était la première puissance agricole européenne au début des années 1990 est en voie de déclassement. De manière générale, les rendements à l’hectare stagnent depuis vingt-cinq ans alors que les surfaces consacrées à l’agriculture diminuent. Ainsi, au début des années 1960, 63% du territoire français était exploité. C’est à peine 52% aujourd’hui. Avec moins de surface cultivée et des rendements qui stagnent, la production française diminue tendanciellement, ce qui fait que la balance commerciale agricole française se dégrade inéluctablement.

Les causes de ce déclin sont multiples. En premier lieu, le fait d’avoir découplé les aides du niveau de production avec les réformes de la PAC décidées au début des années 1990 n’incite pas à l’intensification de la production. De plus, les pratiques plus respectueuses de l’environnement qui tendent à limiter l’usage des pesticides et des engrais de synthèse diminuent aussi les rendements. Par exemple, le rendement du blé en agriculture biologique est environ 40% plus faible qu’en l’agriculture conventionnelle.

Mais cet effet n’est pas le seul en jeu. La baisse des surfaces cultivées est aussi directement liée à l’effondrement du nombre d’exploitations, victimes de faillites ou d’une impossibilité, pour beaucoup de paysans, à trouver un repreneur. La raison de cette désaffection est à trouver dans l’intensification de la concurrence. En s’élargissant aux pays d’Europe centrale et orientale dans les années 2000 l’Union européenne a mis en concurrence des modèles agricoles extrêmement différents. Les accords de libre-échange qui se sont par la suite multipliés avec le Canada, la Nouvelle Zélande ou l’Amérique du Sud ont déversé sur l’UE des tonnes de viande, de céréale et de soja à bas coût produits dans des régions où le prix du foncier agricole est bien plus faible qu’en Europe.

L’agriculture française a été forcée de s’adapter à cette intensification concurrentielle ; pour cela elle s’est spécialisée en se concentrant sur certaines cultures très mécanisées ou à haute valeur ajoutée comme le vin. En fin de compte, l’emploi agricole s’est effondré. D’après l’INSEE, la part des exploitants agricoles dans la population active est passée de 7,1% en 1982 à 1,5% en 2019. D’autre part, plus de la moitié de ces agriculteurs a dépassé les cinquante ans.

Une autre conséquence de cette spécialisation est que notre dépendance vis-à-vis des importations s’est accrue, en particulier pour le soja et les protéines végétales dédiés à l’alimentation du bétail dont plus de la moitié est importée. En fin de compte, l’intensification de la concurrence dans le secteur agricole a fragilisé notre modèle qui ne peut être compétitif que dans la mesure où il importe de l’étranger une bonne partie de ses engrais phosphatés, la nourriture de son bétail et de nombreux fruits et légumes destinés à l’alimentation humaine.

Inventer un nouveau modèle agricole

La politique des prix garantis a été progressivement abandonnée en Europe au cours des années 1990 pour deux raisons. La première, parce qu’elle incitait à la surproduction de produits de piètre qualité ; la seconde, parce qu’elle menaçait l’agriculture des pays en voie de développement en permettant aux agriculteurs européens de vendre à perte. À la suite des accords de Marrakech en 1994, l’Union européenne et les États-Unis se sont engagés à découpler les subventions agricoles des niveaux de production afin de ne pas déstabiliser les prix mondiaux. C’était le prix à payer pour préserver une agriculture exportatrice et ouverte aux marchés mondiaux.

Près de trente ans après cet accord commercial, le bilan est-il à la hauteur des espérances ? Il semble que non. Les subventions découplées et l’abandon de la régulation des prix ont intensifié le stress des agriculteurs quant à leurs revenus ; mais surtout, la gestion marchande et concurrentielle de l’agriculture a empêché toute politique visant à constituer des filières agricoles nationales véritablement intégrées. Or, les crises géopolitiques récentes ont montré que le système économique en général, et l’agriculture en particulier, doivent être résilients aux chocs d’une guerre ou d’une pandémie. Un pays comme la France devrait être capable de nourrir sa population si le commerce international s’effondrait pour une raison ou une autre. Or, aujourd’hui, la France a perdu cette capacité.

Contrôler les prix implique de réguler nos relations commerciales. Il n’est pas question de revenir aux pratiques prédatrices des années 1970-1980 qui ont fait de la France l’un des premiers exportateurs mondiaux de poulets congelés en batterie. Dans l’idéal, il faudrait diviser l’agriculture en deux sous-secteurs. Un secteur vivrier plus intensif en main d’œuvre, tourné vers le marché national, au sein duquel les prix seraient garantis, la concurrence régulée et le commerce international limité, et un secteur tourné vers l’exportation, qui fonctionnerait avec des aides découplées et vendrait aux prix mondiaux. La répartition du foncier agricole entre les deux sous-secteurs serait décidée nationalement en faisant en sorte que la production vivrière protégée soit suffisante pour couvrir l’essentiel de nos besoins alimentaires. Ainsi, les grandes exploitations agricoles spécialisées tournées vers l’international pourraient subsister, tout comme le modèle de petites exploitations familiales tournées vers la production vivrière locale.

Il me semble que nous avons, en France, les moyens de mettre en œuvre cette politique et d’apporter à chaque agriculteur le modèle agricole qui lui convient. L’enjeu politique sera évidemment de convaincre nos partenaires européens que l’agriculture ne doit plus être gérée exclusivement selon les mécanismes du marché et d’engager, dans les années qui viennent, une profonde réforme de la PAC permettant d’aller en ce sens.

David Cayla

 

Références

(1)« Fiche : Paiement découplés – Écorégime », document en ligne sur : https://agriculture.gouv.fr/les-paiements-directs-decouples

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Le populisme de gauche a-t-il encore un avenir ?

Le Retour de la question stratégique

Le populisme de gauche a-t-il encore un avenir ?

Depuis le milieu des années 2010, inspirée par les exemples de Podemos ou de Syriza, ainsi que par des mouvements tels que Occupy Wall Street ou les Indignados, une partie de la gauche a conçu, puis mis en œuvre, une stratégie politique fondée sur le « populisme de gauche ». Son but était de répondre aux impasses de la gauche de gouvernement accusée de s’être compromise, au nom du « réalisme » et de la bonne gestion, en accompagnant et en légitimant le cadre néolibéral du capitalisme contemporain. Concrètement, le « populisme de gauche » entend renouveler en profondeur les pratiques et les discours de gauche pour répondre au mécontentement social. L’aspect populiste de cette doctrine s’incarne dans le désir de construire une nouvelle « frontière politique » fondée sur l’opposition peuple / élite, le premier étant construit politiquement à partir de luttes sociales variées, le second représentant « l’oligarchie » politique et économique.

Tel qu’il a été théorisé en 2018 par Chantal Mouffe (1), le populisme de gauche repose sur les principes suivants :

  1. Le rejet de la vision marxiste fondée sur l’opposition capital / travail. Pour Mouffe, la conception traditionnelle de la gauche n’est plus audible car cette dernière a longtemps limité sa définition du « peuple » à une conception économique et les luttes politiques à la défense d’une classe ouvrière essentialisée. À l’inverse, Mouffe insiste sur le fait que des luttes nouvelles sont advenues depuis les années 1970 : mouvements antiracistes, droits des LGBT, combats écologistes… Ces nouvelles revendications doivent être mieux prises en compte et articulées entre elles au sein des stratégies de gauche.
  2. S’appuyant sur la pensée de Gramsci, Mouffe considère que la société fonctionne sur la base d’une succession de phases d’hégémonies culturelles qui imposent une certaine vision du monde et s’inscrivent dans les institutions. Par exemple, avec l’arrivée de Thatcher dans les années 1980, l’hégémonie néolibérale aurait succédé à la phase de partage hégémonique caractéristique de l’époque keynésienne. Cette culture néolibérale se serait ensuite diffusée au sein de l’appareil d’État qui ne peut de ce fait être considéré comme un agent neutre politiquement.
  3. La crise financière de 2008-2009 a entrainé la déstabilisation de l’hégémonie néolibérale. Cette situation ouvre ce que Chantal Mouffe appelle un « moment populiste », une situation sociale qui permettrait d’instaurer une nouvelle hégémonie politique. Cette lutte pour l’hégémonie prend la forme d’un affrontement entre deux visions. Une vision réactionnaire (populisme de droite ou d’extrême droite) et une vision que Chantal Mouffe entend promouvoir : le populisme de gauche.
  4. Les leaders de la gauche doivent donc saisir cette opportunité en engageant une bataille culturelle rassemblant les mouvements de gauche et les revendications communautaires variées afin de « construire un peuple » sur le principe d’une « chaine d’équivalences » permettant d’articuler ensemble les revendications très variées des luttes s’opposant au néolibéralisme : écologistes, féministes, ouvriers, anti-autoritaires, anti-racistes…
  5. Ce rassemblement du « peuple » ainsi construit par la bataille culturelle permettrait d’engendrer un « nous » collectif fondé sur l’opposition avec le « eux » de « l’oligarchie ». L’établissement de cette nouvelle frontière peuple / élite doit être l’occasion de « radicaliser » une démocratie fondée sur des antagonismes qui sorte de « l’illusion du consensus »(2) caractéristique de l’ère libérale et de la gauche sociale-libérale.

À la fin de son livre, Chantal Mouffe fait part des discussions nourries qu’elle a eu avec un certain nombre d’intellectuels et de responsables politiques qui ont inspiré sa pensée. Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin sont notamment cités. Ainsi, ce petit livre peut se lire comme la théorie qui a nourri la stratégie politique de la France Insoumise mais aussi comme une synthèse de la revitalisation politique tentée par ce mouvement. Si cette stratégie a connu des évolutions, bien décrites par le journaliste Hadrien Mathoux (3), elle n’en a pas moins continué de respecter la plupart des principes énoncés dans l’ouvrage de Mouffe.

Pourtant, la mise en œuvre pratique du populisme de gauche s’est avérée beaucoup plus difficile que ce que la théorie suggérait, et le succès électoral n’a pas toujours été au rendez-vous. Il est donc nécessaire d’établir un inventaire de cette stratégie et d’en décrire les limites.

Engager la bataille culturelle contre l’extrême droite

Il ne fait plus de doute que nous sommes entrés dans une ère identitaire. Les questions culturelles, sociétales et migratoires sont, depuis quelques années, au cœur du débat public et suscitent des réactions passionnées. Ce phénomène n’est pas totalement nouveau. Les grands débats sociétaux ont toujours été des terrains de violents affrontements politiques. L’IVG, la peine de mort, l’école, les questions religieuses ou plus récemment le mariage pour tous ont provoqué, et provoquent toujours, des débats de grande intensité entre la gauche et la droite.

Le point commun de ces débats est qu’ils touchent directement la vie concrète et sont immédiatement compréhensibles, ce qui permet facilement de se forger un avis. Ils impliquent aussi des systèmes de valeurs qui dépassent la question des intérêts personnels. De ce fait, ils marquent l’identité politique de ceux qui s’y adonnent. Pour cette raison, ce sont des débats d’identité politique.

L’émergence des réseaux sociaux a exacerbé ces sujets au détriment de ceux sur lesquels il est plus difficile de se construire une opinion, soit parce qu’ils sont techniques, soit parce qu’ils apparaissent éloignés de la vie concrète. Le fonctionnement même des réseaux sociaux, fondés sur la réaction et le partage, rend mécaniquement plus visibles les sujets marqueurs d’identité politique. S’enclenche alors une boucle de rétroaction : les sujets identitaires suscitent plus de réactions, les algorithmes les mettent en avant, et donc les responsables politiques et les journalistes les exploitent pour faire du buzz et se faire connaître, ce qui renforce la place de ces thématiques dans le débat public.

Cette transformation du système médiatique par les réseaux sociaux est vraie pour tous les forces politiques, mais les stratégies populistes en exacerbent les conséquences. C’est bien entendu le cas du populisme de droite qui met les questions identitaires ou des sujets telles que le « wokisme » au cœur de son discours. Le « America is back » de Donald Trump est le versant combatif de l’angoissant « la France disparaît » d’Éric Zemmour. Mais le populisme de gauche use des mêmes ressorts. La grille gramscienne remplaçant la grille marxiste, la « bataille culturelle » est vue comme le lieu privilégié de la bataille politique. Une bataille qui se joue sur les sujets marqueurs d’identité politique, l’objectif étant de conquérir l’hégémonie culturelle en attisant ce qui forge la culture de gauche au détriment du développement d’une idéologie structurée.

De fait, la stratégie du populisme de gauche tend à remplacer la bataille idéologique par la bataille culturelle. C’est au nom de cette logique que Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise ont massivement investi les réseaux sociaux, en privilégiant les thèmes marqueurs d’identité politique au détriment des questions européennes ou industrielles, par exemple. Les discours de Mélenchon insistent sur la créolisation, le droit au genre, l’environnement ou le bien-être animal, montrent une forte hostilité à l’énergie nucléaire. Or, ces thèmes sont les miroirs de ceux avancés par le populisme de droite : « créolisation » contre « grand remplacement », « anti-nucléaire » contre « anti-éolien », « bien-être animal » contre « pro-chasse », « théorie du genre » contre « traditionalisme », « environnement » contre « productivisme »…

De fait, la stratégie du populisme de gauche tend à remplacer la bataille idéologique par la bataille culturelle.

Prenant acte de la crise du néolibéralisme, la campagne de Mélenchon ne fait pas du néolibéralisme son adversaire principal. Il tente de gagner la bataille d’après, en privilégiant l’affrontement « populisme de gauche » contre « populisme de droite » théorisé par Mouffe. Ainsi, Mélenchon multiplie les face-à-face avec Éric Zemmour, considéré comme le principal adversaire stratégique. De plus, les critiques qu’il adresse au gouvernement sont souvent issues du même registre que celui qu’on applique à l’extrême droite : « brutal », « autoritaire », « anti-démocratique »… Cela l’amène à renforcer ses propres thématiques identitaires et à délaisser (sans l’éliminer totalement) l’armature marxiste fondée sur les rapports économiques et les conflits de classes.

Un second aspect de la bataille culturelle telle qu’elle est théorisée par Mouffe concerne les affects. Ceux-ci auraient « un rôle décisif », selon elle. « C’est le défaut de compréhension de la dimension affective des processus d’identification qui, à mes yeux, explique en grande partie pourquoi la gauche, prisonnière d’un cadre rationaliste, est incapable de cerner la dynamique du politique », explique Mouffe (4). Privilégier les affects sur l’argumentation rationnelle serait la clé pour créer le sentiment d’adhésion militant sur lequel repose la conquête du pouvoir. Dans ce processus, le rôle du leader est central : « une volonté collective ne peut pas se former sans une certaine forme de cristallisation d’affects communs et les liens affectifs qui unissent un peuple à un chef charismatique peuvent jouer un rôle important dans ce processus », écrit Mouffe.

Cette conception explique le rôle très important qu’a pris la figure de Jean-Luc Mélenchon dans la campagne de la France Insoumise. Celle-ci commence par un plébiscite sous la forme d’un parrainage citoyen et se poursuit par la mise en scène constante du candidat dans des meetings très travaillés, conçus comme de grands spectacles. La personne de Mélenchon est omniprésente sur les réseaux sociaux, amplifiée par l’action coordonnée d’une armée de militants. Cette personnalisation s’explique, il est vrai, par la nature de nos institutions qui font de l’élection et de la fonction présidentielle les clés de voûte de la politique nationale. Mais reconnaissons que la mise en scène de la campagne présidentielle de la FI favorise la figure du chef au détriment de ses conseillers et des autres députés de son groupe parlementaire à la différence, par exemple, de la campagne de Valérie Pécresse qui apparaît presque systématiquement entourée par d’autre cadres de son parti lors de ses évènements médiatiques.

Pour résumer, la bataille culturelle gramscienne engagée dans le cadre du populisme de gauche, a tendance à privilégier les affects à la raison, le culturel à l’idéologique, et développe un discours qui vise à s’adresser davantage aux identités politiques qu’aux intérêts de classe afin de rassembler son camp.

Un discours ambigu vis-à-vis des institutions démocratiques 

Le populisme, tel que je l’ai identifié dans mon ouvrage(5) procède non d’un contenu programmatique particulier mais d’une situation sociale spécifique caractérisée par une montée de la défiance institutionnelle. Cette défiance est elle-même la conséquence des politiques néolibérales qui, en mettant l’État au service du marché, participent à l’affaiblissement et à la perte de crédibilité des institutions publiques. Sur ce point, mon diagnostic rejoint celui de Chantal Mouffe.

Partant du constat de cette défiance, ma proposition serait de transformer les pratiques politiques en sortant du cadre conceptuel néolibéral afin de remettre les institutions publiques à l’endroit, c’est-à-dire au service de bien-être général plutôt que de les orienter systématiquement en faveur de l’organisation d’un marché en concurrence. À mon sens, cette nouvelle politique suffirait à relégitimer le rôle des institutions et à désamorcer la contestation populiste.

La proposition de Chantal Mouffe est différente. Elle souhaite s’appuyer sur cette défiance pour transformer en profondeur le fonctionnement des démocraties libérales. Ainsi, elle entend profiter de ce « moment populiste » pour développer les antagonismes et susciter l’émergence d’une « démocratie radicale ».

Le populisme de gauche théorisé par Chantal Mouffe n’est pas celui du républicanisme hérité des lumières ou du Contrat social de Rousseau, qui implique une démocratie délibérative et s’impose face aux intérêts particuliers.

Le propos de Mouffe vis-à-vis des institutions est néanmoins ambigu. D’un côté elle défend le principe de la démocratie libérale et réaffirme l’importance de la démocratie représentative (contre la démocratie des mouvements sociaux et les processus de type tirage au sort) ; d’un autre côté elle semble ouverte à l’introduction de pratiques susceptibles de contourner et d’affaiblir les institutions démocratiques. Par exemple, Mouffe estime que le rôle de l’État n’est pas d’organiser et de gérer les services publics mais de « permettre aux citoyens de prendre en charge les services publics et de les organiser démocratiquement ». De même, elle estime qu’il faut éviter de construire un espace public fondé sur « une représentation totalisante qui nierait le pluralisme » en permettant aux « communautés particulières » d’exister et de participer aux décisions aux côtés de la « communauté politique » formée par les citoyens. La nature de ces communautés particulières n’est pas explicitée. Cette vision conduit Chantal Mouffe à promouvoir une démocratie plurielle dans laquelle des légitimités politiques pourraient se constituer en dehors du Parlement : « L’espace politique traditionnel du parlement n’est pas le seul lieu où peuvent être prises des décisions politiques ; si les institutions représentatives doivent garder ou retrouver un rôle majeur, d’autres formes de participation démocratique sont aussi nécessaires pour radicaliser la démocratie » juge-t-elle.

Le populisme de gauche théorisé par Chantal Mouffe n’est pas celui du républicanisme hérité des lumières ou du Contrat social de Rousseau, qui implique une démocratie délibérative et s’impose face aux intérêts particuliers. Les transformations institutionnelles qu’elle promeut reposent sur la multiplication de niveaux de légitimité en concurrence. Pour Mouffe, les espaces communautaires sont complémentaires de l’espace politique national et permettent sa revitalisation.

Ce discours fait écho au tournant plus favorable au communautarisme pris par la France Insoumise depuis 2017. Le laïcard intransigeant qu’était Jean-Luc Mélenchon au moment des attentat de 2015 contre Charlie Hebdo est devenu l’un des défenseurs de certaines revendications islamistes, notamment lorsqu’il participe en novembre 2019 à la « marche contre l’islamophobie » qui dénonçait comme « liberticides » les lois de 2004 et de 2011 sur les signes religieux à l’école et le port de la burqa dans l’espace public(6). Cette année fut aussi celle de la rupture avec le philosophe Henri Peña Ruiz (7), défenseur de la laïcité et du droit à la critique de l’Islam et dont les propos lors des universités d’été de la France insoumise furent l’objet d’une virulente polémique(8).

Plus largement, la vision portée par la France insoumise est marquée par une profonde défiance institutionnelle. Le principe du référendum révocatoire, qui est l’une des marques de fabrique des programmes proposés par les candidats de la FI repose sur l’idée que les représentants du peuple trahissent leur mandat une fois élus et qu’il faut donc prévoir un mécanisme de révocation. La charte que les candidats de la FI aux législatives de 2017 ont été contraints de signer relève de la même logique de défiance. Il était ainsi demandé aux candidats qu’ils renoncent à agir « selon leurs seuls choix personnels » afin de se mettre « au service de la mobilisation du peuple » et de refuser « les tares de la 5ème République »(9).

La stratégie populiste développe une approche extrêmement critique des principes qui fondent la démocratie représentative. Elle considère que la légitimité politique n’émane pas d’une instance délibérative telle que le Parlement mais des luttes portées par les minorités opprimées. Ces luttes sont censées s’agréger, se compléter et se renforcer collectivement. Cette attention particulière portée à l’agrégation des revendications hétéroclites est quelque peu paradoxale pour des mouvements qui se réclament de la gauche radicale, puisqu’elle n’est pas sans rappeler la stratégie proposée par le think tank social-démocrate Terra Nova qui proposait, en 2012, de reconstruire un électorat de gauche à partir d’un socle composé des jeunes, des urbains, des minorités des quartiers populaires, des femmes et des « non catholiques », au détriment de la classe ouvrière, dont les auteurs estimaient qu’elle était perdue pour la gauche et dans une phase de déclin démographique et électoral(10).

Ainsi, à force de vouloir revitaliser la démocratie en combinant ensemble des luttes hétérogènes au nom de la construction d’une « chaine d’équivalences », le populisme de gauche rejoint un imaginaire petit bourgeois, sensible aux injustices mais qui refuse de hiérarchiser les combats politiques en mettant sur le même plan une multitude de revendications communautaires. La limite de ce cette vision est d’être peu sensible à la notion d’intérêt général qui suppose de refuser certains combats au nom de la priorité à accorder à certaines revendications jugées plus importantes. Le ralliement de l’antispéciste Aymeric Caron à la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon est assez symptomatique de cet horizontalisme des luttes.

le crash politique de la crise covid

La préférence pour les affects plutôt que pour la rationalité, la défiance structurelle portée envers les institutions politiques et la stratégie consistant à considérer a priori comme légitimes toutes les luttes sociales portées par des communautés d’intérêts particuliers sans prendre la peine de développer une vision du monde structurée idéologiquement ont conduit certains militants de la France Insoumise à promouvoir un discours paranoïaque et à surfer sur des thèses complotistes lors de la pandémie de Covid-19.

La crise Covid peut être vue comme un extraordinaire révélateur politique. L’indifférence sociale, l’individualisme culturel et le mépris pour les services publics a logiquement conduit une partie de la droite libérale à minimiser les conséquences du covid et à promouvoir des stratégies visant à laisser prospérer le virus ou à n’imposer des contraintes qu’aux « populations à risque » sans qu’on sache toujours très bien comment les définir. Il n’est à ce titre pas étonnant que Didier Raoult, dont les accointances politiques avec la droite sont avérées depuis des années, soit devenu le chef de file des « rassuristes ». De même, les réactions libertariennes du journaliste Jean Quatremer fustigeant toutes les mesures sanitaires au nom des libertés individuelles ne sont pas si étonnantes pour ce défenseur du néolibéralisme Bruxellois. Enfin, le fait que les mouvements anti-masques et antivax soient noyautés par des groupuscules d’extrême-droite adeptes des théories complotistes est plus ou moins dans l’ordre des choses.

En revanche, les ambiguïtés de la France Insoumise vis-à-vis de la crise sanitaire témoignent d’une profonde confusion idéologique. Ma thèse est que cette confusion est la conséquence de la stratégie populiste.

La crise sanitaire et les confinements ont créé une grande angoisse. La gestion chaotique de la pandémie par le gouvernement ainsi que ses multiples revirements ont légitimement renforcé la défiance. Passé l’épisode de sidération, cette angoisse a suscité des mouvements de contestation contre les restrictions à la mobilité, contre les fermetures des lieux de socialisation, contre le port du masque et la politique vaccinale. Très vite, ces mouvements ont pris des formes populistes dans le sens où ils étaient nourris et se nourrissaient d’une défiance généralisée envers les autorités politiques, médicales, journalistiques et scientifiques et qu’ils faisaient preuve d’une grande virulence.

À gauche, l’ouvrage de Barbara Stiegler sur la gestion de la pandémie (11)a renforcé l’idée que la crise Covid a été instrumentalisée par le pouvoir pour provoquer l’enfermement des populations et le contrôle des libertés.

La philosophe, qui a rejoint le Parlement de l’Union populaire en décembre 2021, estime notamment que « ce virus ne peut avoir de conséquences graves, dans l’immense majorité des cas, que sur des organismes déjà affaiblis, soit par le grand âge, soit par des facteurs de comorbidité ». Cette affirmation, infirmée par le consensus médical, conduit Stiegler à écrire que nous ne vivrions pas une pandémie (« pan » étant un préfixe suggérant la totalité d’un ensemble), mais « en Pandémie », c’est-à-dire sur un continent qui entendrait gouverner la société sur le modèle chinois.

La gestion chaotique de la pandémie par le gouvernement ainsi que ses multiples revirements ont légitimement renforcé la défiance.

« Ce tout nouveau continent mental, avec sa langue, ses normes et son imaginaire, ce sont les dirigeants chinois qui ont été les premiers à l’explorer. C’est donc eux qui ont tout à nous apprendre, tandis que les Américains et leurs cousins britanniques n’ont rien vu venir. En Pandémie, c’est la Chine désormais qui domine. Non plus seulement économiquement. Mais aussi moralement, culturellement et politiquement.

Comme tout continent, la Pandémie a une langue qui se décline en idiomes nationaux. Mais ceux-ci traduisent des dispositifs inventés par la Chine : « confinement », « déconfinement » et « reconfinement », « traçage », « application » et « cas contacts ». C’est une esthétique nouvelle qui se dessine : « Un monde cybersécurisé où chaque individu est suspect (d’être malade), fiché, tracé, code-barrisé. Code vert : vous circulez. Code rouge : vous êtes arrêté-e. […] Comment passe-t-on du vert au rouge ? C’est automatique : si vous croisez des gens malades, une zone infestée, voire des idées douteuses ». (12)

Passons sur le fait que la gestion chinoise de la pandémie, fondée sur la stratégie « zéro covid », fut extrêmement différente de celle des États-Unis ou des pays européens. Ce qui est caractéristique de cette vision et qui témoigne de son aspect populiste est qu’elle implique une profonde défiance institutionnelle. Son discours s’appuie sur le schéma suivant :

  1. Le gouvernement sert les intérêts de l’oligarchie.
  2. L’oligarchie a pour projet de contrôler et d’asservir la population. Si elle n’a pas créé le virus, elle a profité de son apparition pour mette en œuvre un plan de contrôle de la société.
  3. Toutes les institutions qui participent à la gestion de la crise sanitaire et à la promotion du discours gouvernemental (les autorités médicales, les journalistes, les administrations des hôpitaux, les sociétés pharmaceutiques…) participent, consciemment ou non, à cette politique d’asservissement.

Dans cet univers mental, la lutte contre les outils « de contrôle » tels que les passes sanitaire ou vaccinal devient logiquement une priorité politique. En déplacement en Martinique, territoire durement touché par le Covid et où le taux de vaccination est particulièrement faible, la députée FI Mathilde Panot déclarait : « Au pouvoir, je le dis ici devant vous : nous mettrons fin à cette politique autoritaire de santé. Et le 13 janvier, lors de notre niche parlementaire […] nous allons présenter un texte qui demande de mettre fin au régime d’exception de santé, qui veut enlever le plein pouvoir sanitaire à Emmanuel Macron, et qui mettra fin au pass sanitaire et au pass vaccinal »(13). Notons que les expressions utilisées telles que « politique autoritaire de santé », « régime d’exception », « plein pouvoir sanitaire », renvoient à la stratégie d’extrême-droitisation de la politique gouvernementale exprimée plus haut.

Les appels à la mobilisation citoyenne contre les mesures sanitaires lancés par la France insoumise se doublent d’un principe de défiance vis-à-vis des vaccins, notamment les vaccins à ARN messager, pourtant les plus efficaces contre les formes graves de la maladie. « Je ne suis pas rassuré par un procédé qui est tout à fait nouveau et dont on ne connaît pas les conséquences. Je préfère les formes traditionnelles de vaccination », expliquait Jean-Luc Mélenchon au micro de LCI alors que la campagne de vaccination venait de débuter. « Je veux pouvoir choisir » et ne « pas être un cobaye » ajoutait-il(14). Un an plus tard, il apportait son soutien aux soignants guadeloupéens en grève contre l’obligation vaccinale et rencontrait le leader du mouvement Elie Domota, saluant ceux « qui ne se laissent pas mater ». Dans une interview donnée à la chaine locale Canal 10, il exprimait ses doutes sur d’éventuelles conséquences inflammatoires que pourraient avoir le vaccin dans une population contaminée par le chlordécone(15). Invité quelques semaines plus tard sur France Inter, Jean-Luc Mélenchon refusait d’appeler publiquement ses concitoyens à se faire vacciner, estimant qu’une telle prise de position de sa part aggraverait « la pagaille qui existe aujourd’hui dans les DOM ». « Le fait d’être contaminé n’empêche pas d’être contaminé et ne vous empêche pas de contaminer les autres » ajoutait-il avant de conclure : « Moi je suis vacciné, faites comme vous l’entendez. Mais ne faisons pas croire que la vaccination est la réponse unique. Et c’est ce que fait le gouvernement. Il passe son temps à dire : ‘‘si vous êtes vacciné il n’y aura plus de risque’’. Ce n’est pas vrai ! »(16).

Populisme de droite et populisme de gauche : un rapport différent aux institutions 

La manière dont la France Insoumise s’est emparée de la politique sanitaire illustre le double rapport que le populisme de gauche entretient avec institutions. D’une part les mouvements populistes se nourrissent de la défiance envers les institutions, d’autre part ils participent activement à alimenter cette défiance. Le discours sous-jacent de tout populisme, de droite ou de gauche, est que les institutions sont corrompues par une élite dont les intérêts sont contraires à ceux du peuple. Dès lors, le leader populiste est amené à décrire les responsables politiques, le gouvernement, mais aussi les médias, les autorités sanitaires, les revues scientifiques, les parti politiques traditionnels… comme étant à la solde d’un système oligarchique.

Ce projet traditionnel de la gauche, l’idée de développer une collaboration harmonieuse entre l’individu et les institutions, est mis en danger par la stratégie du populisme de gauche.

Le problème de cette vision est qu’elle rompt avec le rapport traditionnel que la gauche entretient vis-à-vis des institutions. La gauche est naturellement pro-État, pro-éducation publique, pro-système de santé généralisé, pro-science… Elle est donc spontanément favorable aux institutions. Plus précisément, le discours de gauche porte une vision des institutions qui n’est ni réactionnaire ni ultralibérale. À la différence de la vision réactionnaire, la vision de gauche estime que les individus n’ont pas à se soumettre aveuglément ni à se laisser dominer par des institutions sociales surplombantes (État, religion, traditions…). Dans l’approche rousseauiste, l’émancipation procède d’un contrat de reconnaissance réciproque entre la société et les individus. Ainsi, les institutions sociales tirent leur légitimité d’une conjugaison éclairée des volontés individuelles qui s’incarnent en elles. La vision de gauche se démarque également de celle des ultralibéraux pour lesquels la société se résume à l’addition d’individus ou de communautés mus par leurs intérêts propres. À l’inverse, la conception institutionnaliste de la gauche reconnait que l’individu pur est une fiction et que les communautés ne sont légitimes que si elles s’insèrent dans un ordre commun et acceptent les règles collectives.

Ce projet traditionnel de la gauche, l’idée de développer une collaboration harmonieuse entre l’individu et les institutions, est mis en danger par la stratégie du populisme de gauche. En développant une critique aveugle fondée sur la multiplication des antagonismes au nom de la conquête du pouvoir et de la lutte pour l’hégémonie, en cultivant « le bruit et la fureur » pour délégitimer les institutions sociales accusées d’être sous l’emprise hégémonique du néolibéralisme, la gauche populiste en vient à construire la même représentation du monde que celle des ultralibéraux. Elle produit un imaginaire dans lequel le monde serait essentiellement composé d’individus mus par leurs passions et leurs intérêts, un monde peuplé de personnes sans convictions partagées, sans idéologie, sans collectif, et dans lequel l’État n’émane pas d’une conception de l’intérêt général mais serait le pur instrument d’intérêts particuliers.

Tout projet démocratique suppose un minimum de confiance entre les citoyens. La gauche n’a pas d’avenir si son projet est de combattre les institutions qui sont au cœur de notre société. « Rassembler le peuple » est un slogan creux si on refuse d’admettre que le « peuple » n’est pas uniquement un rassemblement d’intérêts particuliers en lutte contre l’hégémonie néolibérale mais un ensemble cohérent d’individus qui ont développé des liens de confiances les uns envers les autres à travers des institutions sociales et qui partagent un destin commun. Si le peuple n’est qu’une collection d’intérêts, il n’est guère différent d’un tas de sable dont les grains sont désorganisés et s’amassent sans structure, sans classe et sans nation.

En fait, le populisme renforce systématiquement une vision du monde qui est spécifique à la droite. En dessinant un monde anomique dans lequel les individus seraient livrés à eux-mêmes, il légitime les conceptions réactionnaires qui entendent réunir le peuple sous des institutions transcendantes fondées sur la religion, les identités culturelles ou une vision fantasmée de l’histoire. Il participe aussi à renforcer le discours ultralibéral qui glorifie la liberté individuelle et nie la légitimité de toute organisation collective, en même temps que l’existence d’un bien commun. Ainsi, en développant une critique aveugle fondée sur les affects, le populisme de gauche tend à renforcer les visions réactionnaires ou libertariennes de la société. Loin de défendre les luttes sociales en proposant une vision cohérente, il nourrit les contestations de toute sorte, ce qui renforce la crise de confiance et affaiblit les bases de la démocratie.

Pour une gauche de la raison 

Il est important de reconnaît que les populismes ne sont pas apparus sans raison. La défiance institutionnelle actuelle s’explique par le fait que beaucoup d’institutions publiques ont été perverties de leur fonction initiales et que l’État lui-même a perdu en légitimité en se montrant impuissant à répondre aux enjeux sociaux et économiques qui ont été révélés par la crise de 2008, et qu’il apparaît également impuissant à répondre de manière satisfaisante à la question climatique. Le cadre européen et la mondialisation, qui soumettent l’économie française à une concurrence sans véritable régulation politique, ont poussé les gouvernements français à mener des politiques similaires, fondées sur des mesures d’attractivité au bénéfice du capital, en espérant attirer les investissements et les emplois. Ces mesures ont été payées par un accroissement de la fiscalité des ménages (notamment via la hausse des taxes sur la consommation), par la baisse des retraites, mais aussi par un affaiblissement des services publics. Le sentiment de défiance d’une grande partie de la population et le désintérêt grandissant qu’elle éprouve envers le fonctionnement de la démocratie sont les conséquences logiques de ces politiques qui semblent se mener contre les gens et non pour eux.

Un projet de gauche doit donc faire des choix. Et ces choix doivent être fondés sur la raison plutôt que sur les affects. Pour cela, il faut en revenir aux fondamentaux et commencer par admettre que la structuration politique d’une société est d’abord fondée sur des rapports sociaux, et que ces rapports sociaux s’inscrivent dans des rapports économiques.

Pour autant, il faut aussi reconnaître que le rassemblement des colères est insuffisant pour porter un véritable projet de gauche. On ne peut pas défendre et légitimer tous les mouvements d’opposition au néolibéralisme au prétexte de construire une « chaine d’équivalence ». On ne peut pas à la fois s’affirmer féministe et tolérer le voilement des petites filles ; on ne peut pas d’un côté défendre les personnels hospitaliers épuisés par le covid et de l’autre refuser d’appeler la population à se faire vacciner ; on ne peut pas s’opposer à l’intégration européenne tout en renonçant à défendre le cadre national ; on ne peut pas proposer de sortir du marché et de la mondialisation néolibérale sans penser les frontières économiques et la souveraineté nationale. Enfin, on ne peut pas articuler l’écologie et le social tout en adoptant une vision libertaire fondée sur la détestation de toutes contraintes et en promouvant les droits individuels à la consommation.

Un projet de gauche doit donc faire des choix. Et ces choix doivent être fondés sur la raison plutôt que sur les affects. Pour cela, il faut en revenir aux fondamentaux et commencer par admettre que la structuration politique d’une société est d’abord fondée sur des rapports sociaux, et que ces rapports sociaux s’inscrivent dans des rapports économiques. De ce fait, la politique ne peut se résumer au combat culturel. Elle doit d’abord repenser les contraintes et proposer une vision cohérente du monde au lieu de légitimer par avance les revendications de groupes d’intérêt diverses qui affirment s’opposer au néolibéralisme.

Développer cette pensée et promouvoir une vision cohérente suppose de renoncer à la mise en avant de thématiques qui ne servent qu’à renforcent les identités politiques, à faire du « like » sur les réseaux sociaux et à rassembler les militants de son camp. Ces pratiques relèvent peut-être d’une stratégie électorale efficace dans l’art de faire du buzz mais ne suffisent pas à développer et à promouvoir un projet politique. Pour cela il faut nécessairement en passer par la hiérarchisation des luttes, ce qui suppose de renoncer à certains objectifs afin d’en privilégier d’autres au nom de la raison et non au nom des intérêts des uns contre les intérêts des autres.

La bataille culturelle n’est pas dissociable de la bataille idéologique. Mais, plus fondamentalement, la bataille idéologique nécessite de s’appuyer sur une conception claire du bien commun et de l’intérêt général. Chantal Mouffe n’a pas tort d’affirmer que la politique est le terrain d’affrontement des antagonismes ; elle a raison de se méfier de l’illusion commode du consensus dans laquelle la gauche gestionnaire s’est fourvoyée. Rendre du sens à la politique, c’est bien réaffirmer l’existence de clivages structurants au sein de la société. Il n’en reste pas moins qu’une vision politique ne peut se passer d’un projet de société susceptible d’intégrer les adversaires du jour dans un nouvel espace collectif à construire.

Enfin, la gauche doit réaffirmer que son but est de construire de nouvelles institutions et d’instaurer un rapport de confiance entre ces institutions et les individus. Elle doit défendre la démocratie représentative et cesser de propager une vision du monde apocalyptique dans lequel prévaudrait la guerre de tous contre tous. Un tel tableau ne peut que susciter l’effroi et renforcer le besoin d’autorité et les visions paranoïaques qui sont au cœur du populisme de droite.

Références

(1)Mouffe, C. Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 2018.

(2)Mouffe, C. L’Illusion du consensus, Albin Michel, 2016.

(3)Mathoux, H. Mélenchon : la chute. Comment La France insoumise s’est effondrée, Editions du Rocher, 2020.

(4)Toutes les citations sont extraites de Pour un populisme de gauche (2018).

(5)Cayla, D. Populisme et néolibéralisme, il est urgent de tout reconstruire, De Boeck Supérieur, 2020.

(6)Abel Mestre « LFI, accusée de complaisance avec le communautarisme, veut clarifier sa vision de la laïcité et de la République », Le Monde du 27/10/2020.

(7) https://twitter.com/jlmelenchon/status/1192796104183730176

(8) Pezet, J. Libération, Checknews, « Qu’a dit Henri Peña-Ruiz sur le ‘‘droit d’être islamophobe’’ lors de l’université d’été de La France insoumise ? », 26/08/2019, en ligne.

(9)« Charte des candidat·e·s de la France insoumise », en ligne sur https://lafranceinsoumise.fr/campagne-legislatives-2017/charte-candidat-e-s/

(10)Jeanbart B., Ferrand, O. Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, Terra Nova, en ligne sur https://tnova.fr.

(11)Stiegler, B. De la démocratie en pandémie : santé, recherche, éducation, Gallimard, Coll. Tract, 2021.

(12) B. Stiegler 2020, op. cit.

(13)Herreros, R. « « Mettre fin au pass vaccinal »: la promesse de Panot en pleine vague épidémique passe mal », Huffpost, 19/12/2021, en ligne.

(14)« Covid-19 : Jean-Luc Mélenchon Mélenchon ‘‘pas rassuré’’ par le vaccin Pfizer », Le Figaro / AFP, 10/01/2021, en ligne.

(15)Toussay, J. « Aux Antilles, Jean-Luc Mélenchon surfe sur la défiance liée au chlordécone », Huffpost, 19/12/2021, en ligne.

(16) « Sixième République, libertés fondamentales, Union européenne : Jean-Luc Mélenchon répond aux questions du 7/9 », France Inter, le 3/01/2022, en ligne.

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Le revenu universel peut-il nous sortir de l’impasse ?

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Le revenu universel peut-il nous sortir de l’impasse ?

Entretien avec David Cayla
David Cayla est économiste, chercheur et maître de conférences à l’université d’Angers. Membre des économistes atterrés, il a publié des ouvrages sur la question européenne, notamment La Fin de l’Union européenne, avec Coralie Delaume. Son dernier livre, Populisme et Néolibéralisme explore les mécanismes économiques à l’oeuvre derrière la résurgence actuelle des mouvements de contestations. Dans cet entretien, nous avons échangé sur le revenu universel, outil qui revient à la mode à la faveur de la pandémie et des alternatives qui peuvent lui être proposés.
LTR : Avec la pandémie et les difficultés économiques qui en ont découlé, le revenu universel a le vent en poupe. Expérimentations dans certaines régions ou pays, élus demandant de le mettre en place, … Le sujet est omniprésent depuis un an. C’est une notion très large qui englobe plusieurs visions. De la version libérale de Milton Friedman au salaire à vie de Bernard Friot, les écarts sont importants, tant sur le plan idéologique que pratique. Pourriez-vous nous exposer brièvement les différentes philosophies qui sous-tendent ce concept ?
David Cayla :
Derrière le revenu universel, il y a beaucoup de conceptions différentes, qui vont de la plus libérale à la plus communiste. La proposition de Milton Friedman n’est pas tout à fait un revenu universel, c’est plutôt une allocation minimale, un impôt négatif. Il propose que les personnes ayant un revenu inférieur à un certain seuil puissent toucher une allocation complémentaire. Chez Bernard Friot, à l’inverse, l’objectif est de remplacer le capitalisme. Pour cela, il propose que tout le monde ait un revenu socialisé qui se substitue au revenu de la sphère privée. Entre ces deux principes, il y a de grandes différences. On peut ausssi citer le « Liber » des libéraux à la Gaspard Koening, le revenu de base du Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB), ou encore le revenu universel d’existence de Benoît Hamon. Mais alors, comment peut-on englober dans un même terme toutes ces propositions différentes ? Je leur vois trois points communs : il s’agit d’allouer un revenu déconnecté du travail, universel, dans le sens où il toucherait tout le monde, et suffisant. Le caractère suffisant signifie qu’il faut qu’on puisse vivre et combler ses besoins essentiels avec. Tout réside ensuite dans ce que l’on entend par « besoins essentiels ». On peut commencer au niveau du RSA ou bien se placer à un niveau supérieur. Universel, cela veut dire que tout le monde doit pouvoir bénéficier de ce minimum-là. Parfois, cela signifie le donner à tout le monde, en taxant en contrepartie, ce qui ne fera pas augmenter le revenu de la majorité des gens, mais l’idée de départ est que les plus pauvres ne soient pas oubliés. Le troisième élément, c’est qu’il est sans contrepartie, c’est-à-dire qu’il est totalement déconnecté de l’activité économique. Il ne se fait pas en échange d’un travail ou d’une démarche. C’est cela qui le distingue du RSA ; car dans le cadre du RSA, on demande au bénéficiaire de signer un contrat d’insertion.
LTR : Pour défendre le revenu universel, ses partisans expliquent qu’il permet de repenser la place du travail, et plus particulièrement des tâches mécaniques, dans la société afin de s’en libérer. Que pensez-vous de cet argument ?
David Cayla :
Les promoteurs de gauche du revenu universel considèrent que son intérêt est justement de libérer les individus du besoin de travailler. Ils le justifient par la disparition du travail, liée à la mécanisation. C’est quelque chose que l’on trouve beaucoup chez Benoît Hamon et Baptiste Mylondo, par exemple. Ils justifient aussi cela par l’idée qu’aujourd’hui, toute une partie de l’activité productive des gens ne s’organise pas dans un rapport marchand mais plutôt dans les liens sociaux, comme des grands-parents qui gardent leurs petits-enfants, et qui ne sont pas rémunérés. Derrière cela, il y a plusieurs choses. Il y a d’abord l’idée de la société post travail : le travail aurait été nécessaire dans la société, mais depuis l’automatisation en a supprimé en grande partie le besoin. Deuxièmement, il y a l’idée qu’il faut valoriser le non marchand. Troisièmement, il est sous-entendu que le plein emploi est une utopie aujourd’hui illusoire et qu’il faut donc trouver une solution pour que les gens puissent vivre décemment sans être obligés de trouver un emploi. Il y a enfin l’idée de renforcer le pouvoir de négociation des salariés sur le marché du travail. Cela aurait pour but d’améliorer leurs conditions de travail, parce qu’aujourd’hui le travail est absolument nécessaire pour vivre et les travailleurs n’ont pas le choix que d’accepter des travaux pénibles et difficiles. Ce sont les principaux arguments des partisans de gauche du revenu universel. Le problème, c’est qu’ils sont incohérents entre eux. Ils affirment deux choses contradictoires. Premièrement, ils disent qu’il faut favoriser le non marchand mais proposent pour cela de rémunérer les individus avec de l’argent, qui par définition, ne peut être dépensé que dans la sphère marchande. C’est la contradiction philosophique la plus importante. Si l’on veut mettre en avant le non marchand, il ne faut pas donner de l’argent aux citoyens, mais leur fournir des services publics gratuits. Et là on pose une deuxième question : quel est le rôle de l’État ? Est-il de garantir aux gens des allocations monétaires en espèces ou doit-il fournir des services publics gratuits ? Je suis attaché à la gratuité, j’en tire la conclusion logique que tous les revenus ne passent pas par des revenus monétaires, qu’une partie de la richesse dont nous disposons est non marchande et produite par l’État. Transformer l’État d’un producteur de services non marchands à un État qui alloue de la monnaie en espèces aux ménages pour leur permettre de consommer de manière marchande, c’est à mon avis une dérive grave qui ne peut pas se comprendre dans une perspective de gauche.
Derrière le revenu universel, il y a beaucoup de conceptions différentes qui vont de la plus libérale à la plus communiste.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les libéraux sont favorables au revenu universel. On le retrouve très bien chez Friedman. La pensée au cœur de sa thèse c’est de substituer des programmes gouvernementaux de services publics par des allocations de même coût et laisser le marché pourvoir à la satisfaction des besoins des ménages. Cette logique-là est cohérente. Mais la logique qui consiste à faire de l’État un producteur d’allocations pour que la population puisse consommer tout en étant contre le tout marché me semble particulièrement contradictoire. C’est le premier point. Le deuxième point, c’est que je ne crois pas à la disparition du travail. Si on veut aller plus loin dans la réflexion, l’argument de la mécanisation et de l’automatisation n’est pas bon. Certes une automatisation a lieu, on ne peut pas le nier, mais c’est un processus ancien, qui date de la révolution industrielle. Au fur et à mesure qu’on mécanise, on s’aperçoit que les emplois se déversent vers les secteurs qui sont non mécanisables et non automatisables. Ils se déversent en particulier vers un secteur très important, celui du care, plus largement de tout ce qu’on appelle les emplois relationnels. Ce sont les emplois qui sont liés à la relation entre le pourvoyeur de service et l’usager. On peut citer par exemple l’éducation, la santé, la sécurité, l’accompagnement. Ce type d’emploi n’a cessé d’augmenter et aujourd’hui on en manque. Aussi, un vrai problème se pose : on a à la fois des chômeurs qui cherchent un emploi et des besoins en emplois qui ne sont pas mécanisables et qu’on ne crée pas en dépit de leur importance. Comment en est-on arrivé là ? Pour une raison simple : la très grande majorité des emplois relationnels sont des emplois publics. Or, on refuse que l’État, au nom de l’austérité budgétaire, crée les emplois relationnels qui sont nécessaires socialement. Si on veut résoudre le chômage, il suffit de diminuer la taille des classes, d’améliorer les conditions de travail dans les EHPADs et les hôpitaux, d’améliorer les conditions de travail et de formation de la police, etc. C’est-à-dire créer des emplois publics. Cela couterait beaucoup moins cher que d’allouer un revenu universel de 800€ à tout le monde chaque mois. C’est là qu’à mon sens il y a un problème. Si on considère que le rôle de l’État est d’abord de fournir des services publics gratuits à sa population et qu’on lui substitue un rôle d’allocation monétaire sans créer les emplois publics, alors cela créera une concurrence implicite que les partisans du revenu universel de gauche ne mettent jamais en avant. La base fiscale, ce qu’on peut taxer, est de toute façon limitée. Si l’on arrive à collecter 100 milliards d’euros de plus, par exemple, la question va vite se poser pour savoir s’il faut les utiliser pour créer des emplois publics ou pour verser une allocation de type revenu universel. Benoît Hamon dirait qu’il faut faire les deux. Pour moi, ce n’est pas une réponse satisfaisante. Il faut avoir une idée des mesures prioritaires qui vont être financées avec cet argent.
LTR : Certains détracteurs du revenu universel affirment qu’au lieu de permettre aux salariés de mieux négocier avec leurs employeurs, avoir une rentrée d’argent régulière et inconditionnelle inciterait ces derniers à revoir les rémunérations à la baisse. Qu’en pensez-vous ?
David Cayla :
Ce qui me gêne le plus dans cette argumentation sur le pouvoir de négociation des salariés c’est qu’on prend pour fait acquis l’idée des économistes selon laquelle l’emploi est organisé essentiellement par un marché du travail, avec une offre, une demande et un pouvoir de négociation. Or, cette vision fait l’impasse sur tout un ensemble d’autres dimensions dans le travail qui sont plus sociologiques ou anthropologiques, en particulier le fait que le travail n’est pas du tout une marchandise comme une autre. Je comprends qu’on puisse parler de pouvoir de négociation quand il s’agit de voitures, mais je pense que, dans le cadre de la relation de travail, cela laisse beaucoup de choses de côté. On oublie en particulier que le travail a une dimension identitaire. C’est-à-dire que l’emploi que l’individu accomplit participe de son identité et donc de l’idée qu’il se fait de lui-même. Ce n’est pas du tout équivalent, par exemple, de toucher 1000 euros d’allocations ou de toucher 1000 euros sous forme de salaire. Quand on est de gauche, on ne peut pas raisonner comme des économistes néolibéraux, qui affirment que l’argent n’a pas d’odeur, que les individus raisonnent comme des homo economicus. Deuxièmement, le travail est aussi un rapport social, d’autorité entre deux personnes. Lorsqu’on parle de pouvoir de négociation, on ne pense qu’au moment où on va négocier le salaire ou les conditions de travail. Ce qu’on oublie, c’est qu’une fois qu’on est salarié, on est de toute façon soumis à un rapport de domination. Je doute que le revenu universel permettre de se détacher plus facilement de son travail, de changer les rapports de force dans l’entreprise. Tout collectif, par définition, produit des règles qui contrarient l’autonomie individuelle. Je crois beaucoup plus à la démocratie d’entreprise pour améliorer cela qu’à une allocation extérieure. Si l’on veut libérer le travailleur, il faut aller voir ce qui se passe dans l’entreprise. Ce qui passe par les lois de protection des salariés, le droit du travail, la démocratisation des entreprises.
On prend pour fait acquis l’idée des économistes selon laquelle l’emploi est organisé essentiellement par un marché du travail.
LTR : Pensez-vous que la mode du revenu universel dure au-delà de la crise actuelle ?
David Cayla :
Le revenu universel est une très vieille idée. Elle est d’autant plus attractive qu’aujourd’hui on analyse la richesse, le niveau de vie et la pyramide sociale uniquement à travers la question du revenu monétaire. Répondre à des problèmes qu’on envisage uniquement à travers le prisme du revenu par des revenus, cela paraît donc l’évidence même. On est tellement imbibé par le marché, par l’idée que l’argent fait la richesse, qu’on finit par décider d’aller vers le revenu universel. C’est d’autant plus important que la question de l’inflation a disparu aujourd’hui de la pensée. L’une des raisons qui pourrait empêcher le revenu universel d’être une idée populaire, ce serait que la situation soit similaire à celle des années 70- 80, dans un régime de forte inflation. Là, toute personne qui proposerait le revenu universel se verrait opposer l’argument de l’augmentation des prix. Mon sentiment, c’est que quand on propose ce genre de solution, c’est qu’on a déjà accepté la naturalité du marché, c’est-à-dire que les individus ne peuvent exister autre- ment qu’en étant des consommateurs, que toute la richesse vient de ce qu’on achète. Or, tout cela est extrêmement contestable. J’aimerais que les responsables politiques et les intellectuels parviennent à penser la richesse indépendamment de la question du revenu, en prenant en compte le fait qu’une grande partie de la richesse est non marchande. Par exemple, on ne met plus en avant la question du temps libre. Une grande partie de la richesse est produite par les gens sur leur temps libre ; le temps est en soi une richesse extrêmement importante. Ainsi, l’une des manières de contrer la question du revenu universel serait d’organiser une vraie diminution du temps de travail. On résoudrait le problème du manque d’emplois et on mettrait en avant le fait que le temps libre est aussi une richesse non-marchande importante. On pourrait tout à fait redistribuer le temps pour réorganiser le travail autrement. Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles le revenu universel est à la mode. La raison principale, c’est l’idéologie néolibérale dominante. L’idée que tout procède du marché. On dit que quand on a un marteau comme seul outil, tous les problèmes finissent par se présenter sous la forme de clous. Aujourd’hui, on est tellement persuadés que le problème de la richesse est lié au problème du revenu monétaire, que pour résoudre le problème des inégalités, on va forcément augmenter les revenus ou en donner à tous. La réalité c’est que l’économie ne se présente pas uniquement de cette façon-là. Si on réfléchit avec un peu de distance, l’économie est la sphère de la production et de la répartition des richesses marchandes et non marchandes. On peut donc augmenter la sphère non marchande, on peut penser la richesse que constitue le temps libre, et organiser l’économie pour le maximiser. On peut penser que toute une partie de la richesse doit être soustraite du marché. Dans ce cas-là, donner des revenus aux gens sera beaucoup moins important, puisqu’une grande partie de la richesse ne sera pas achetable. Quand on pense les choses avec un peu plus de recul, on s’aperçoit que le revenu universel n’est qu’une réponse ponctuelle. Un point de vigilance, cependant : je ne dis pas qu’il ne faut pas d’allocations en espèces, je ne dis pas non plus qu’il faut supprimer le marché. Je dis simplement que le marché ne peut pas être l’alpha et l’oméga de la production et de la distribution de la richesse.
LTR : S’il est impossible voire délétère de se défaire du travail, il n’en demeure pas moins que son organisation actuelle, dans de nombreux secteurs, ne permet pas aux travailleurs de s’épanouir voire les aliène. Les écarts de rémunération grandissants, le déclin des syndicats et le développement des « bull- shit jobs » en sont des manifestations. Comment répondre à cette situation sans revendiquer un monde sans travail ?
David Cayla :
Il faut prendre en considération le fait que l’univers du travail est un univers particulier, dans lequel on agit collectivement. Ce n’est pas que l’individu qui travaille, c’est surtout un groupe de personnes. Le droit du travail encadre tout cela et notamment l’idée de l’abus de bien social. Un chef d’entreprise ne peut pas tout faire. Je pense qu’il faut sortir l’entreprise du féodalisme, de l’idée que les individus s’organisent seulement en rapports de force liés à la position du capital. Cela a déjà été fait. La démocratisation de l’entreprise c’est, par exemple, la reconnaissance du fait syndical, les instances représentatives de concertation. Mais il faudrait aller plus loin. Il devrait y avoir des règles plus strictes sur l’organisation du partage de la richesse. Dans nos entreprises subsiste un problème fondamental : les revenus sont distribués individuellement, alors que la richesse est toujours produite collectivement. Il n’y a pas de corrélation claire, contrairement à ce que disent les économistes, entre la production réalisée par chaque travailleur et ce qu’il récupère en termes de revenu. Il n’y a pas non plus de corrélation entre ce qu’apporte le capitaliste et comment il est rémunéré en termes de dividendes. En fait, quand on regarde ceux qui tirent des revenus des entreprises, on voit que tout cela est totalement arbitraire. Ce qui signifie que les revenus que chacun prélève ne sont que les produits de rapports de force, liés à la capacité qu’à chaque personne à se vendre, à la rareté relative qu’il représente, et à la place institutionnelle qu’il occupe. Ainsi, quand l’entreprise se financiarise, sa priorité devient la rémunération des actionnaires, au détriment à la fois du bien-être des salariés mais aussi de sa valorisation à long terme et de sa propre capacité à créer des richesses. Je pense que l’État a un rôle à jouer pour réorganiser les arrangements institutionnels au sein des entreprises, c’est-à-dire faire en sorte que les rapports de force soient plus équilibrés, que les revenus soient plus égalitaires, que le partage de la valeur ajoutée se fasse sur des critères plus égaux, mais aussi que l’entreprise puisse se recentrer sur sa fonction première qui est de produire de la richesse à long terme et non de racheter ses propres actions en détruisant son propre capital au seul profit de ses actionnaires.
LTR : Le revenu universel est souvent présenté comme la solution pour lutter contre la grande exclusion. Vous en avez soulevé les limites au cours de cet entretien. Mais alors, que faut-il faire pour lutter contre les inégalités et la pauvreté ?
David Cayla :
Le grand argument du revenu universel est de dire qu’il va permettre de lutter contre la pauvreté et cela d’autant plus si l’on fixe son montant au-dessus du seuil de pauvreté. Il y a un aspect important dans cet argument, c’est le taux de non-recours élevé des minima sociaux. Des gens ont droit à des revenus mais n’y ont pas recours en raison de la difficulté à se faire connaître. Si l’on met en place le revenu universel, alors on toucherait tout le monde et il y aurait beaucoup moins de taux de non-recours. Je pense que ce n’est pas tout à fait vrai. Même dans le cadre du revenu universel, il faudra effectuer une démarche administrative, remplir un dossier, indiquer un compte bancaire sur lequel verser l’allocation… Il faudra aussi contrôler les fraudes. Par ailleurs, il y a des questions auxquelles on ne répond jamais : que fait-on des immigrés et des clandestins ? Auront-ils droit au revenu universel et jusqu’à quel point ? Et quel sera le statut des Français expatriés ? Il faudra créer une administration du revenu universel et des conditions d’attribution pour qu’il arrive. Aussi on ne supprimera pas complètement le taux de non-recours.
J’aimerais que les responsables politiques et les intellectuels parviennent à penser la richesse indépendamment de la question du revenu.
La deuxième chose, c’est la question du RSA. Est-ce que le revenu universel est un meilleur outil pour lutter contre la pauvreté ? Je mets de côté la question du montant. Imaginons qu’on les fixe tous les deux à 700 euros, par exemple. La différence entre les deux, c’est que le RSA est conditionné, on ne le touche qu’en contrepartie d’une démarche d’insertion active, avec des entretiens individuels, un suivi par un conseiller, etc… Le revenu universel, à l’inverse, serait donné sans aucune contrepartie. On peut penser que s’il n’y a plus de contrepartie, on allègera la structure administrative, on aura ainsi besoin de moins de fonctionnaires, ce qui est sans doute vrai et ce qui coûtera moins cher qu’un RSA de même montant. Mais il y aura du coup moins de personnel pour accompagner les personnes. Et puisque le revenu sera universel, on n’identifiera plus les personnes dans le besoin contrairement à ce qui se passe aujourd’hui. Plus largement, je ne crois pas qu’il faille limiter la pauvreté a la question du revenu, et c’est ça que fait le revenu universel. Pour moi, le problème de la pauvreté, c’est surtout un problème d’exclusion. C’est-à-dire d’exclusion sociale, d’abord, parfois de problèmes d’auto-valorisation et puis un problème de perspectives. On ne peut pas dire à une personne qu’elle va toucher un revenu universel, de 700€ par mois toute sa vie. Certes, elle ne sera plus en situation de grande pauvreté, mais pourra-t-on dire qu’on a résolu le problème de la grande pauvreté en général et de l’exclusion en particulier ? Je ne crois pas. La norme doit être la contribution sociale que chacun produit par son travail dans un cadre marchand ou non marchand. Si l’objectif de l’individu n’est pas juste d’être un consommateur et de recevoir un revenu minimal pour continuer de consommer, mais aussi d’être un contributeur, d’avoir une place dans la société, de produire pour les autres, alors je crois que le RSA est bien plus qualifié pour sortir des gens de l’exclusion et de la pauvreté. Celles et ceux qui sont au RSA, non seulement bénéficient d’un revenu, mais aussi d’un accompagnement personnalisé. C’est d’autant plus vrai pour les jeunes avec la Garantie jeunes, parce qu’ils ont des besoins d’accompagnement bien plus importants que les plus de 25 ans. Toutes ces démarches d’accompagnement et d’insertion vont disparaître ou devenir marginale avec le revenu universel. Les partisans disent que l’on pourra tout de même organiser ces démarches d’insertion de manière volontaire. C’est oublier que le problème de l’exclusion est justement de ne pas aller vers ce genre de dispositifs, à moins d’y être contraint. Je pense qu’il y a là aussi une mauvaise conception de l’exclusion. Quand on demande aux associations caritatives ce qu’elles pensent du revenu universel, il y en a beaucoup qui sont contre, parce qu’elles comprennent bien que la situation réelle des personnes exclues est qu’elles ne savent pas comment s’organiser et s’intégrer, qu’elles n’iront donc pas spontanément chercher les dispositifs d’aide et d’accompagnement qui peuvent exister. Le RSA, avec la stratégie du donnant-donnant, permet d’identifier ceux qui ont le plus de problèmes et d’adapter à ce public-là des dis- positifs d’insertion qui fonctionnent bien.
LTR : Pour conclure, une question plus actuelle. Récemment, à gauche, un embryon de consensus s’est formé pour réclamer l’établissement d’un RSA pour les moins de 25 ans, que pensez-vous de cette proposition ?
David Cayla :
La situation actuelle est extrêmement précaire, dramatique, pour la jeunesse. Elle l’est à la fois pour les étudiants, mais aussi pour ceux qui sortent de leurs études et qui recherchent un stage ou en emploi, et pour les jeunes qui sont déjà exclus. Face à cela, je ne suis pas opposé à ce qu’on puisse temporairement élargir le RSA, comme première solution. Le problème, c’est lorsqu’on on le présente comme une solution de long terme. Je suis beaucoup plus réservé sur ce sujet parce que le problème de la jeunesse, c’est premièrement un manque d’emploi et de stages. Globalement, la covid a fait disparaître des petits emplois que beaucoup d’étudiants occupaient et des embauches, impliquant que ceux qui sortent de leurs études sont en difficulté pour trouver un travail. Or, répondre au manque d’emploi par un RSA n’est pas satisfaisant. Vous sortez de vos études et au lieu d’avoir un emploi bien rémunéré, on vous donne une allocation minime. Ce n’est pas ce que veulent les jeunes. Ils savent bien qu’ils ne vont pas s’ouvrir une carrière au RSA. La priorité devrait donc être de créer des emplois. Je comprends qu’on ne puisse pas les créer immédiatement et qu’en attendant, le RSA peut être une solution transitoire, mais ce n’est pas une solution qui correspond aux besoins spécifiques de cette jeunesse. De la même façon, il faut aider les étudiants qui cherchent à faire leurs études et qui pour cela doivent avoir des petits boulots à côté. Il faut leur donner des allocations spécifiques en augmentant, prolongeant et généralisant les bourses, en leur permettant de redoubler une deuxième fois sans la perdre. Aujourd’hui, certains ne peuvent pas réussir leur année à cause des conditions d’études dégradées. Cela me semble mieux répondre aux problèmes des étudiants que de simplement leur accorder le RSA. Troisièmement, il faut aider tous les jeunes qui sont exclus et qui bénéficient de la Garantie jeunes. C’est un dispositif qui date de janvier 2017, organisé sous la pression de l’Union Européenne. Il est sous-dimensionné : il n’y a que 100 000 à 150 000 jeunes qui en dis- posent. On ne peut avoir un revenu équivalent au RSA que durant 1 an à 1 an et demi. Il y a très peu de communication sur ce dispositif, ce qui veut dire qu’il y a beaucoup de jeunes qui en auraient besoin mais qui ne peuvent pas l’avoir faute d’information, ou qui l’ont eu pendant un temps court et ne peuvent pas y revenir après un échec d’insertion. Clairement, je suis pour la généralisation de la Garantie jeunes, qui est un RSA renforcé sur le plan de l’accompagnement. Mais pour cela, il va falloir recruter des accompagnants. Si l’on veut tripler le nombre de bénéficiaires et garantir le revenu jusqu’à 25 ans, ou tant que le bénéficiaire n’est pas inséré, il va falloir tripler les personnes des Missions locales, en créer de nouvelles, notamment en zone rurale. C’est un effort d’investissement extrêmement important que doit faire l’État, et ce serait beaucoup plus efficace que la généralisation du RSA aux moins de 25 ans. La démarche d’insertion d’un jeune de 19 ans est bien plus spécifique et nécessite un accompagnement bien plus important que ce qui se fait avec le RSA. Pour résumer, le RSA comme solution d’urgence, de court terme, pourquoi pas. Mais la réponse aux problèmes de la jeunesse aujourd’hui doit être d’abord de créer des emplois pour les jeunes. Il faut en créer beaucoup, à la fois pour ceux qui sont qualifiés et pour ceux qui ne le sont pas. Pour se substituer au secteur privé qui n’en crée plus, il faut que le secteur public prenne la place. Cette réponse doit aussi passer par une amélioration, au moins ponctuelle, mais plus structurelle également, des allocations pour les étudiants. Enfin, je souhaite une généralisation et une extension massive de la Garantie jeunes.
Dans nos entreprises subsiste un problème fondamental : les revenus sont distribués individuellement, alors que la richesse est toujours produire collectivement.

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