La laïcité aux États-Unis, un principe asymétrique

La laïcité aux États-Unis, un principe asymétrique

Aux États-Unis, la séparation des Églises et de l’État protège d’abord la religion contre l’emprise publique, bien plus qu’elle ne préserve l’État de l’influence religieuse, comme en France. Héritée de l’histoire des pionniers et consacrée par le premier amendement, cette laïcité asymétrique façonne durablement la vie politique américaine. Article de Corinne Narassiguin, sénatrice de la Seine-Saint-Denis.

Le principe de laïcité, c’est-à-dire la séparation des Églises et de l’État, trouve ses sources dans les Lumières qui ont éclairées la révolution française, et avant elle, la révolution américaine et l’établissement de la République des États-Unis d’Amérique.
Pourtant, la laïcité se traduit différemment en droit et en pratique dans nos deux pays.
Les États-Unis sont un pays laïque puisqu’il n’y a pas de religion officielle et que la liberté religieuse y est un droit fondamental, garantie par le premier amendement de la constitution datant de 1791, aux côtés de la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté de réunion et d’association.
Notons que cet amendement ne garantit pas la liberté de conscience en tant que telle, dont découle pourtant toutes les libertés qu’il garantit explicitement. Car pour les pères fondateurs, ce n’est pas la foi religieuse ou l’absence de foi comme conviction intime qu’ils étaient inquiets de protéger, mais la liberté de pratiquer et de proclamer la religion de son choix.
L’histoire des pionniers américains est largement celle de groupes persécutés en raison de leur religion, venus sur le continent nord-américain pour y construire une nouvelle vie dans la liberté de pratiquer leur religion. C’est un aspect majeur du roman historique de la naissance des États-Unis. L’idée que les États-Unis sont un bastion imprenable de la liberté religieuse a été portée par de nombreux Présidents, de George Washington à Barack Obama, même si la réalité est moins glorieuse. Les affrontements religieux violents, les discriminations et persécutions religieuses font aussi partie de l’histoire des États-Unis.

Si la séparation des Églises et de l’État est établie en droit, la jurisprudence et les pratiques politiques et religieuses sont très différentes de celles qu’on connaît en France.
Il est courant pour des candidats aux élections ou des élus d’être invités à s’exprimer dans des lieux de culte, pour des représentants religieux de participer activement à la vie politique, en tant que soutien et même en tant que candidat ou élu. Il paraît politiquement inconcevable d’être un candidat sérieux à une élection sans faire connaître son appartenance religieuse. Quand on prête serment pour prendre ses fonctions d’élu, et dans beaucoup de tribunaux en tant que témoin, on le fait souvent sur le livre religieux de son choix.
Au nom de la liberté religieuse, les lobbies religieux mènent constamment des batailles politiques et juridiques pour imposer leurs croyances sur la loi et les politiques publiques, comme par exemple pour dicter le contenu des programmes scolaires, ou pour établir des dérogations religieuses y compris pour contrevenir aux droits des femmes ou pour discriminer contre des personnes LGBTI+. Ces cas finissent régulièrement devant la Cour Suprême, et le principe d’égalité devant la loi ne résiste pas toujours à celui de la protection de la liberté religieuse.

D’ailleurs, la devise « In God we trust » est apparue au XIXème siècle et en particulier pendant la guerre de sécession, pour à partir de 1956 être consacrée en devise nationale, imprimée sur toutes les pièces et tous les billets de monnaie, et affichée dans de nombreux tribunaux. À partir des années 1930 et surtout pendant la Guerre froide, l’athéisme était suspect car il était associé au communisme. Le « Godless communist » était une propagande efficace contre une catégorie d’êtres humains dépeints comme doublement dangereux : anticapitalistes et sans dieu. Jusqu’à présent s’affirmer athée aux États-Unis semble être un acte de militantisme politique.

Aux États-Unis, la liberté religieuse est garantie, l’État doit être impartial vis-à-vis des religions. Mais la religion est partout et se mêle de tout. Car en réalité, la séparation des Églises et de l’État vise à protéger les religions de l’intervention et de la persécution de l’État, mais ne vise pas à protéger l’État de l’intervention des religions. Ce n’est pas un oubli, c’est le sens de leur héritage historique. On est loin de l’idéal laïque de Thomas Jefferson et son « mur de séparation ». L’évolution politique du pays et la jurisprudence de la Cour suprême ont construit un mur qui n’est étanche que dans un sens.

Cette asymétrie du principe de laïcité à l’américaine est pleinement exploitée par le Trumpisme, où le culte de la personnalité se mélange de manière inquiétante à un christianisme évangéliste américain à la recherche d’un nouveau prophète.
Si la Cour suprême a supprimé le droit à l’avortement, c’est parce Donald Trump lors de son premier mandat a modifié profondément sa composition pour satisfaire les demandes de sa base chrétienne évangéliste.
Depuis le début du deuxième mandat de Donald Trump, ce principe de laïcité, même asymétrique, est de plus en plus souvent ébranlé.
Déjà pendant la campagne présidentielle, en mars 2024, Donald Trump a mis en vente pour 60 dollars pièce une « Bible Que Dieu bénisse les USA » comprenant une édition de la Bible chrétienne, une version volontairement incomplète de la Constitution des États-Unis, la Déclaration d’Indépendance et le Serment d’allégeance au drapeau américain.
Le « Make America Great Again » est construit sur le principe de la supériorité d’une civilisation états-unienne blanche et chrétienne. Donald Trump assume ouvertement vouloir « ramener la religion dans le pays ». Il organise des prières pendant les réunions de cabinet à la Maison Blanche et fait la chasse aux « biais anti-chrétiens » dans les administrations.
Le Vice-Président JD Vance, coupable d’avoir pour épouse une femme d’origine indienne et de religion hindoue, s’est senti obligé de rassurer la base électorale trumpiste en souhaitant publiquement, début novembre 2025, que son épouse se convertisse au Christianisme. S’en est suivi une vive polémique sur le respect de la liberté religieuse et les dangers de la politisation des religions.

Même quand le principe de la séparation des Églises et de l’État est gravement remis en cause, la protestation est asymétrique. Ce qui inquiète le plus, ce n’est pas l’influence des évangélistes chrétiens sur l’administration Trump, c’est l’interférence du politique dans les pratiques religieuses.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

D’un « État pour les juifs » à un « État juif », l’évolution du suprémacisme religieux en Israël

D’un « État pour les juifs » à un « État juif », l’évolution du suprémacisme religieux en Israël

Alors que la création de l’Etat d’Israël répondait à une logique d’inspiration laïque, l’influence croissante des religieux et leur arrivée au pouvoir en Israël révèle la trajectoire d’un Etat assis sur des principes démocratiques vers un projet théocratique, où l’impunité des crimes de guerre se trouve justifiée par le commandement divin.

En avril 2025, Ben Smotrich, ministre des Finances de l’Etat d’Israël, déclarait que ramener les otages n’était pas « l’objectif le plus important » de la guerre, la priorité étant d’empêcher le Hamas de contrôler Gaza, et peut être surtout, de permettre aux colons juifs de s’y installer au service d’un « Grand Israël » tel qu’issu du texte divin.
Alors que la création de l’Etat d’Israël répondait à une logique d’inspiration laïque, l’influence croissante des religieux et leur arrivée au pouvoir en Israël révèle la trajectoire d’un Etat assis sur des principes démocratiques vers un projet théocratique, où l’impunité des crimes de guerre se trouve justifiée par le commandement divin.

D’un « Etat pour les juifs » vers un « Etat juif »


Si la création d’un Etat d’Israël relevait nécessairement d’un lien avec le judaïsme puisque le projet visait à offrir un cadre aux Juifs, la place de la religion juive ne fut pas conçue comme le pilier central de l’idéologie sioniste. Théodore Herzl, l’un des principaux théoriciens du sionisme, parlait davantage d’un « Etat pour les juifs » que d’un « Etat juif ». La diaspora juive, largement influencée par les principes libéraux des démocraties occidentales, œuvra à la création d’un Etat où la souveraineté procéderait du peuple et non de Dieu, un projet laïque en somme. C’est ainsi que Ben Gourion, artisan central de la création d’Israël et juif laïque, participa à la construction d’un Etat fondé sur une vision libérale, conférant une place secondaire à la religion dans l’organisation étatique et d’abord conçu comme un pays à destination de la communauté juive.


Si bien que les premiers opposants au sionisme furent les plus religieux. Les rabbins allemands signèrent presque unanimement une pétition contre le projet sioniste. Plus largement, pour les Haredim, juifs orthodoxes ultra-religieux, le retour en terre sainte ne pouvait être l’œuvre des hommes et avoir lieu avant l’arrivée du mashia’h, le messie. L’hébreu était ainsi réservé à un strict usage religieux.


Israël n’est donc pas un Etat juif, au sens d’une théocratie fondée sur la religion juive. L’Etat reconnait ainsi la liberté de culte et ne fait pas du judaïsme la religion d’Etat officielle. Pour autant, l’organisation des relations entre l’Etat et les cultes en Israël ne procède pas d’une laïcité pleine et entière. Plutôt qu’un Etat « laïque», le particularisme juif s’est traduit par une forme de coopération entre la Synagogue et l’Etat.


En effet, afin de concilier les intérêts des différents groupes au sein de l’Etat d’Israël, et notamment l’intégration des groupes orthodoxes et religieux, Ben Gourion, fit des concessions, de « petits arrangements » pour contenter l’ensemble de la population. Il en va ainsi de la suppression des transports publics le jour de chabbat, de l’interdiction des mariages civils, ou encore de la cashrout avec le service de nourriture exclusivement casher dans les administrations publiques. La place de la religion juive conserve à l’évidence une place prépondérante dans la société israélienne, en témoignent les différents symboles nationaux : le drapeau d’Israël illustré de l’étoile de David, l’emblême d’Etat qu’est la menorah à sept branches…


Mais cette relative sécularisation originelle connait un glissement depuis plusieurs années. L’idéologie laïque travailliste des kibboutz de Ben Gourion s’est épuisée, concrétisée par l’extrême faiblesse de la gauche sioniste jusqu’à sa quasi disparition dans l’électorat israélien, le parti travailliste ayant recueilli seulement 3,7% des voix aux dernières élections législatives. En parallèle et nourrie par la régression de cette dernière, l’empreinte de l’idéologie du sionisme religieux dans la société israélienne s’est considérablement renforcée. Si la guerre de Six Jours en 1967 a été l’un des premiers tournants pour ce dernier, la victoire d’Israël perçue par certains comme « le signe incontestable d’un plan divin pour rendre la Terre entière d’Israël au peuple d’Israël », ce phénomène s’est accru ces dernières années.


Cette influence du sionisme religieux est allée de pair avec une évolution des composantes de la société israélienne. D’une part, des changements démographiques, fondés sur la croissance des familles ultra-orthodoxes, composées généralement de nombreux enfants, qui constituent désormais plus de 10% de la population israélienne et qui pourrait atteindre 20% en 2040 . D’autre part, une religiosité croissante en Israël où les juifs qui croient à l’arrivée du Messi sont de plus en plus nombreux . Le contenu religieux juif s’est vu renforcé dans le secteur éducatif, notamment dans les programmes scolaires mais aussi dans l’armée où les sionistes religieux composaient la moitié des diplômés dans les sections de combat de l’école des officiers de Tsahal.


L’un des marqueurs les plus importants de ce glissement vers le sionisme religieux est sans doute le vote par la Knesset de la loi du 19 juillet 2018. Ce texte, qui définit Israël comme le « foyer national du peuple juif », concrétise la suprématie juive, et, de fait, la différence de traitement en fonction de la judéité. Les citoyens arabes sont de plus en plus considérés comme des citoyens de seconde classe, avec par exemple la dégradation de la langue arabe de statut de langue d’Etat à un vague « statut spécial ».


Cet avènement des nationalistes messianiques s’est renforcé encore en 2022, avec l’arrivée à la troisième place du parti sioniste religieux aux élections législatives. Avec 11% des voix et l’obtention de 14 sièges à la Knesset, il est intégré au gouvernement. Deux ministres suprémacistes juifs, Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, ont rejoint le gouvernement de Netanyahou, une extrême droite aux revendications théocratiques assumées.


Un projet messianique et théocratique qui menace la démocratie israélienne et justifie l’injustifiable


L’arrivée des suprémacistes juifs au pouvoir signe l’évolution d’un modèle – relativement – laïque et démocratique vers une société théocratique avec comme fondement un récit messianique. Ce nationalisme intégral porté par les sionistes religieux est inséparable d’un projet théocratique. Ses partisans défendent une société où seule la Halakha, la loi rabbinique, compte. Plus précisément, l’Etat peut et doit se passer de la démocratie, futile vis-à-vis de la loi du judaïsme. Pour les citoyens, cela se traduit par un traitement plus favorable au bénéfice des juifs contrairement au reste de la population, qui, dans leur projet, ne sont pas des composantes de l’Etat d’Israël.


Cette montée en puissance des dogmes religieux constitue aussi une menace pour l’ensemble des principes démocratiques progressistes de la société israélienne. A cet effet, le parti de Smotrich, ne reconnait pas l’homosexualité voire la condamne, un danger pesant sur les droits des personnes LGBTQIA+. Smotrich lui-même s’était défini comme un « fasciste homophobe ».


Mais l’une des caractéristiques les plus marquantes du courant sioniste religieux est son combat pour un « Grand Israël ». Ses partisans prônent une politique expansionniste englobant toute la terre biblique d’Israël. Celles-ci incluraient la Cisjordanie, les hauteurs du Golan, la bande de Gaza, le sud du Liban, le Sinaï, des parties de la Jordanie, voire de l’Irak. Fervents défenseurs des colonies donc, les sionistes religieux luttent contre leur démantèlement et entendent étendre la colonisation à l’ensemble de ces territoires. C’est en invoquant la loi divine et sous prétexte de vouloir garantir la sécurité de l’Etat d’Israël, que Ben Gvir et Smotrich ont même défendu « l’émigration des palestiniens » pour permettre le retour des colons juifs à Gaza. Et c’est en suivant ce même récit messianique que les crimes contre l’humanité commis en Palestine sont légitimés par la volonté divine.


Alors que la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel demeure une condition sine qua non de la démocratie, en ce qu’elle est un corollaire de la liberté des individus, l’avènement d’un projet théocratique en Israël pourrait bien ancrer la fin de la « seule démocratie du Moyen-Orient ».

 

 

 

 

 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Ut elit tellus, luctus nec ullamcorper mattis, pulvinar dapibus leo.

« L’été où maman a eu les yeux verts », ou un été de réconciliation

« L’été où maman a eu les yeux verts », ou un été de réconciliation

Cette rentrée littéraire 2025 a mis en lumière plusieurs romans familiaux, que ce soit Kolkhoze d’Emmanuel Carrère, le récemment annoncé Prix Goncourt, La Maison vide de Laurent Mauvignier, ou encore Tant mieux d’Amélie Nothomb. Ces histoires familiales sont racontées avec les singularités qui sont les leurs et partagent également la similitude d’être les meilleures ventes des librairies indépendantes au mois de septembre. On comprend par cela que les fresques familiales sont encore au cœur de ce que les Français aiment lire, car celles-ci peuvent réveiller en chacun les échos de ses propres vécus, relations et histoires. Ces récits de famille m’ont rappelé un roman que j’avais lu il y a quelques années et qui m’avait marquée par son intensité, violence et beauté. Dans L’été où maman a eu les yeux verts, c’est la figure de la maman qui est mise au centre de l’analyse.

Car en effet, dans la famille, elle fait souvent l’objet d’une idéalisation, voire d’une forme de sacralité. Qu’il s’agisse de la Vierge Marie dans la tradition chrétienne, mère pure, dévouée, pleine de compassion et d’amour inconditionnel ; de Déméter dans la mythologie grecque, imaginée comme une mère nourricière incarnant la puissance et la douleur maternelles face à la perte de sa fille Perséphone ; de Fantine dans Les Misérables, figure martyre qui se détruit pour sauver sa fille Cosette ; ou encore de la « mère patrie » dans notre récit national, personnifiée comme une mère protectrice, la maternité incarnée dans la figure de mère se trouve souvent associée à la perfection et au sacrifice.

 

Dans son roman, Tatiana Țîbuleac renverse brillamment et courageusement cette image. Autrice et journaliste roumaine née en 1978 en Moldavie, elle rencontre son premier grand succès littéraire en 2018 avec ce roman magistral, reconnu pour son originalité, sa puissance et la réflexion qu’il suscite, dès ses premiers mots :

 

« Ce matin-là, alors que je la haïssais plus que jamais, maman venait d’avoir trente-neuf ans. Elle était petite et grosse, bête et laide. C’était la maman la plus inutile de toutes celles qui n’ont jamais existé. Je la regardais par la fenêtre, plantée comme une mendiante à la porte de l’école. Je l’aurais tuée rien que d’y penser. »

Avec ces premières phrases, Țîbuleac nous présente Aleksy, qui, lors d’un été d’introspection, évoque sa mère, dont on ne connaîtra jamais le prénom, avec des mots d’une grande violence et d’une profonde incompréhension. Cet adolescent, empli d’une rage traversée de tendresse, accompagne pourtant sa mère vers la mort lors d’un été de réconciliation et de pardon.

Au Círculo de Bellas Artes de Madrid, en 2025, elle explique les raisons qui l’ont poussée à écrire ce livre :

« J’ai écrit ce livre pour mon fils et aussi pour mon père. Parce que le concept de maternité m’a bouleversée. Je pensais que je ne serais pas capable de m’en sortir, que je ne serais pas une bonne mère. Et je l’ai aussi écrit pour demander pardon à mon père, pour lui dire des choses que je n’ai pas su lui dire de son vivant. »

Elle poursuit en expliquant que, bien souvent, « ce qui nous a manqué ou ce que nous avons eu en trop quand nous étions enfants devient notre fardeau d’adultes ». Cette phrase résonne dans le personnage d’Aleksy, qui, à l’âge adulte, peine à trouver son chemin.

Comme un puzzle, Aleksy reconstruit, sur les conseils de sa psychiatre, le souvenir de ce dernier été avec sa mère, afin de libérer sa créativité artistique, paralysée par le trauma. Comment surmonter la rage qu’engendre l’abandon maternel ? Comment se relever de la mort d’un enfant ? Comment se préparer à la disparition d’un être qui incarne à la fois le rejet et l’amour ? On découvre une famille meurtrie par la disparition de la sœur d’Aleksy, Mika, lorsqu’il était enfant. En arrivant dans un petit village français où ils s’apprêtent à passer leur dernier été ensemble, la rage et la rancœur initiales laissent peu à peu place à la compassion et au pardon.

« Rembobiner cet été comme s’il s’agissait d’un enregistrement et revenir au jour de son anniversaire, où elle est venue me chercher à l’école, toute recroquevillée et grosse. Cesser de la haïr et lui dire qu’elle avait de beaux yeux avant qu’elle ne me le demande. »

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Penser nos villes à l’échelle des métropoles – Entretien avec Isabelle Hardy

Penser nos villes à l’échelle des métropoles – Entretien avec Isabelle Hardy

Dans cet entretien, Isabelle Hardy, esquisse une conception de la métropole qui cherche à organiser une solidarité territoriale fondée sur le dialogue, la participation et la transition écologique. Son regard d’élue expérimentée révèle ainsi combien penser l’avenir de Toulouse exige de dépasser les réflexes de puissance pour construire une gouvernance qui embrasse réellement l’ensemble du bassin de vie. Entretien réalisé par Maxence Pigrée.
Le terme métropole vient du grec ancien “metropolis” qui signifie “ville-mère”. De la Grèce antique à la période actuelle, les métropoles continuent d’évoquer la puissance, la centralité et même parfois la domination à l’égard de certains territoires, et notamment l’urbain sur le rural. Quelle signification politique lui donnes-tu en tant qu’élue métropolitaine depuis plus de 15 ans ?


Isabelle Hardy : Tu as raison. Le mot métropole porte en lui toute une histoire : celle de la centralité, du pouvoir, et même de la domination.
Mais aujourd’hui, je crois qu’il faut lui redonner un sens politique plus moderne. Être élue métropolitaine depuis plus de quinze ans m’a permis de mesurer combien cette notion doit évoluer.
La métropole doit être un territoire moteur, mais responsable et solidaire, capable d’entraîner les autres sans les écraser.
Ce qui compte au fond, c’est la manière dont elle exerce son influence. Si la métropole ne se pense qu’en termes de puissance, elle reproduit les logiques d’exclusion. Mais si elle se conçoit comme un partenaire, alors elle devient un levier de cohésion et d’équité territoriale.
Sa force, ce n’est pas de rayonner seule, c’est d’irriguer autour d’elle : les communes, les intercommunalités voisines et les territoires ruraux.
La responsabilité politique, c’est d’affirmer et de porter cette vision. Faire de la métropole un acteur de coopération plutôt que de concurrence, un espace de lien plutôt que de séparation.

Le pouvoir de nos métropoles s’exerce souvent sur des temporalités longues notamment grâce à ses compétences en matière de climat, d’urbanisme ou encore de mobilités. Quelle responsabilité éthique cela confère-t-il à celles et ceux qui décident aujourd’hui ?

La Métropole doit d’abord dépasser le simple objectif de mission pour instaurer dans les moyen et long termes une puissance publique qui organise des droits et des devoirs, guidée par l’éthique, les valeurs et la réponse aux défis sociaux, écologiques et démocratiques.

Gouverner, c’est penser l’avenir d’un territoire pas seulement sur l’échelle du mandat qui nous est confié mais sur le temps long. Quand on décide de faire construire une infrastructure de transports, de créer un nouveau quartier, ou de développer des services publics, on crée des projets, des dynamiques de territoire qui dépassent très largement l’échelle temporelle d’un mandat.

Pour cela, nous ne devons pas décider seul dans une tour d’ivoire, mais nous appuyer sur deux leviers : celui de la connaissance et celui de la participation des habitants mais aussi des acteurs économiques, des experts… à la construction des politiques publiques.

Ils nous permettent d’éclairer nos choix, de mesurer l’impact réel de nos décisions et d’orienter nos politiques vers des modèles plus sobres et plus justes. C’est ce que nous proposions durant la campagne électorale de 2020 avec la création un parlement de l’urgence climatique, une instance indépendante composée de personnalités scientifiques, pour que chaque projet de la collectivité puisse être passé au crible sous le prisme de sa soutenabilité écologique. 6 ans plus tard, cette proposition reste plus que jamais d’actualité.

La participation citoyenne n’est donc pas un supplément d’âme, c’est une condition de réussite. Elle permet de confronter les visions, d’enrichir les projets, de renforcer la légitimité des décisions. C’est aussi une manière de redonner du sens à l’action publique, dans une période où la confiance envers les institutions est parfois fragilisée.

Faire dialoguer l’expertise et l’expérience du terrain, c’est cela, la responsabilité éthique des élu·e·s d’aujourd’hui. C’est reconnaître que l’intelligence collective, nourrie par la connaissance scientifique et la parole citoyenne, reste notre meilleur outil pour construire des politiques à la fois ambitieuses, justes et soutenables dans le temps.

Nous vivons aujourd’hui une crise de défiance du citoyen envers le politique. À ce titre, les intercommunalités, et d’autant plus les métropoles par leur échelle, ont parfois été accusées d’éloigner la décision des citoyens. Comment réussir à concilier gouvernance métropolitaine et proximité démocratique ?

Accusées à juste titre ! Je qualifierai même de scandale démocratique le fait qu’une collectivité qui concentre autant de pouvoir, de budget et d’influence sur un territoire ne soit pas directement élue par nos concitoyens. Cette situation interroge la légitimité du pouvoir métropolitain et fragilise, de fait, le lien entre les citoyens et la décision publique.

Une collectivité de cette importance ne peut durablement reposer sur un système électoral indirect. Il est temps d’ouvrir le débat et de porter un véritable plaidoyer pour une élection au suffrage universel direct des conseils métropolitains. Ce changement n’est pas une option technique, c’est une exigence démocratique.

Mais tant que la loi n’évolue pas, il appartient aux élu·e·s métropolitains de prendre leurs responsabilités : investir le terrain, créer des espaces de dialogue et de participation, retisser ce lien vivant entre la métropole et ses habitants. Cela suppose de privilégier la transparence, la pédagogie et la co-construction.

Et ce travail de reconquête démocratique passe d’abord par les communes, qui restent les premières portes d’entrée de la citoyenneté. C’est à l’échelle municipale que se vit la proximité, que se construisent la confiance et le lien social, que s’expriment les attentes. La métropole doit donc agir en partenariat étroit avec les maires et les équipes locales, non comme une superstructure technocratique, mais comme un allié au service des projets de territoire.

Il faut s’appuyer sur les communes pour faire vivre la démocratie. Les communes sont la base de la démocratie locale, les métropoles doivent à la fois entendre la légitimité des maires qui sont élus au suffrage universel sur leurs territoires et en même temps porter des orientations et des grands projets fixés par une majorité politique au conseil métropolitain. C’est dans cette articulation équilibrée entre vision stratégique et ancrage de terrain que se joue l’avenir de nos territoires.

C’est en ouvrant les portes, en partageant le pouvoir de décider, et en travaillant main dans la main avec les communes que la métropole pourra véritablement incarner ce qu’elle prétend être : un espace d’innovation, de coopération et de confiance.
Justement, Toulouse Métropole est composée de 37 communes, avec des villes moyennes comme Blagnac ou Colomiers mais aussi de petites communes comme Mons ou Pin-Balma. Comment réussir à concilier les besoins de l’ensemble de ces communes qui n’ont, de fait, pas les mêmes défis ?

C’est tout l’enjeu de la gouvernance métropolitaine : tenir ensemble la diversité des territoires. Toulouse Métropole, ce sont 37 communes, des réalités multiples et des besoins très différents — et c’est précisément cette diversité qui fait sa richesse. L’équilibre métropolitain ne se décrète pas, il se construit dans le dialogue, la reconnaissance mutuelle et la coopération.
Ce n’est pas seulement la taille des communes qui est complexe, mais aussi les sociologies qui sont différentes car il y a du rural, du péri urbain et de l’urbain et il faut prendre en compte cette diversité.

Il faut garder une exigence en tête : ne pas prolonger les rapports naturels de domination qu’ont les métropoles vis-à-vis des autres territoires en son sein entre les communes les plus grandes, comme Toulouse ou Colomiers, et les communes les plus petites.

Les grandes communes, comme Toulouse, Blagnac ou Colomiers, concentrent naturellement des fonctions structurantes : emploi, services, mobilité. Mais les plus petites communes apportent tout autant à l’équilibre global : elles préservent des espaces naturels, offrent un cadre de vie de qualité, maintiennent des liens sociaux de proximité. La métropole ne peut fonctionner que si elle reconnaît et valorise cette complémentarité.
L’objectif de la métropole doit être de construire cette coopération et ne pas rester focalisée sur les intérêts de la ville centre.

La clé, c’est une gouvernance partagée, fondée sur l’écoute et la co-construction. Les décisions doivent être prises non pas “pour” les communes, mais avec elles. Chaque maire doit pouvoir trouver sa place et faire entendre la voix de son territoire. Cela suppose des instances de concertation plus régulières, une transparence accrue dans les arbitrages, et une répartition équilibrée des investissements.

Une métropole juste est celle qui n’oppose pas le centre et la périphérie, mais qui fait de la solidarité territoriale un principe d’action. C’est cette approche collective qui permet de construire un projet commun : une métropole forte de ses différences, cohérente dans ses choix et fidèle à une ambition partagée pour l’ensemble du bassin de vie.

Les métropoles jouent un rôle fondamental dans l’adaptation de nos villes au changement climatique. Toulouse et son aire urbaine ne sont pas épargnées. Quels leviers Toulouse Métropole dispose-t-elle et comment pourrait-elle aller plus loin ?

Encore une fois c’est d’une vision dont la métropole a besoin car elle a les atouts et les leviers pour poursuivre les trois objectifs principaux : réduire les gaz à effet de serre, adapter le territoire et accompagner les habitant.e.s. Je pense par exemple au Plan local d’Urbanisme intercommunal et de l’habitat (PLUIH) qui est un outil puissant pour répondre aux enjeux climatiques, sociaux et démocratiques. Rappelons que celui de Jean-Luc Moudenc a été annulé par le tribunal administratif pour surconsommation d’espaces naturels et agricoles ! Je pense aussi à la nécessité de travailler sur les trames verte et bleue, à la nécessité de porter un projet autour du Canal du midi mais aussi de la Garonne. Répondre aux enjeux climatiques c’est aussi avoir une politique du logement à l’échelle de la métropole, en favorisant la mixité sociale et en luttant contre les passoires thermiques. C’est avoir une vraie politique de végétalisation, c’est avoir une politique pour aller vers une souveraineté alimentaire, quand on sait que l’alimentation est à la fois un enjeu de pouvoir d’achat, de santé publique et de démocratie. Bien sûr il ne faut pas oublier les enjeux liés au développement économique et aux commerces et artisans de proximité. Là encore, c’est notamment dans le PLUIH que tout cela s’organise.
Et bien sûr, un des grands enjeux en termes de baisse des gaz à effet de serre réside dans une politique de transports et de mobilité qui réponde aux besoins des habitants de la métropole et pas seulement des Toulousains. Je ne peux passer sous silence l’annulation par le tribunal administratif du Plan de Déplacement urbain par le tribunal administratif pour manque d’alternative à la voiture !


Tu parles justement de mobilités. La question du changement climatique est indéniablement liée à celle du développement des transports en commun. La ligne C (3ème ligne de métro), mesure phare du programme de Jean-Luc Moudenc en 2020, sera achevée dans quelques années. Pourquoi selon toi ce projet reste insuffisant ? Pourquoi une vraie révolution des transports est indispensable à Toulouse, notamment grâce au RER ?

Toulouse et son agglomération connaissent une croissance démographique exceptionnelle , qui s’est traduite par un étalement urbain massif, bien au-delà des seules frontières métropolitaines. Pourtant, en matière de mobilités, la stratégie reste pensée dans une logique encore trop centrée sur le cœur de la métropole, comme si les enjeux de déplacements s’arrêtaient aux portes de Toulouse.

Les projets actuels – la ligne A, la ligne B, demain la ligne C – desservent principalement le centre et la première couronne : Balma, Ramonville, Labège, Colomiers. Mais c’est au-delà que se concentre aujourd’hui la vraie demande de solutions alternatives à la voiture individuelle : dans les territoires périurbains, dans les communes où l’habitat s’est développé plus vite que les infrastructures, là où l’offre de transport collectif reste insuffisante, voire inexistante. Mais les modes doux (vélo, marche à pied) sont aussi insuffisants.

Les études multimodales nous le disent : à trajectoire constante, nous allons droit vers une situation de thrombose d’ici 2030. Cela veut dire plus de congestion, plus d’émissions, plus d’inégalités territoriales. Il devient donc urgent de changer d’échelle et de rythme.

C’est tout le sens du RER toulousain : un projet de maillage global, qui dépasse les frontières administratives et s’appuie sur un réseau ferroviaire déjà existant. Contrairement aux grands chantiers d’infrastructures, il peut être phasant, évolutif, rapide à déployer, et répondre concrètement aux besoins quotidiens des habitants de l’ensemble du bassin de vie.

Le RER, c’est plus qu’un projet de transport : c’est une vision de territoire, celle d’une métropole qui pense ses mobilités à l’échelle de sa réalité vécue. C’est aussi une réponse directe à l’urgence climatique, sociale et économique : offrir à chacun une alternative crédible à la voiture, réduire les fractures territoriales et redonner du souffle à une agglomération qui, sans cela, risque tout simplement l’asphyxie.

 

Les élections municipales – et dont métropolitaines – auront lieu dans moins de 6 mois. Dirais-tu que Toulouse Métropole est en retard si l’on se compare à d’autres métropoles ?

Oui, très clairement. Quand la gauche et les écologistes sont arrivés au pouvoir entre 2008 et 2014 sous l’impulsion de Pierre Cohen, la logique métropolitaine n’existait pas encore à Toulouse. La ville était alors gérée comme un grand village, sans réelle vision d’ensemble à l’échelle du bassin de vie. Il a fallu l’impulser, poser les premières pierres d’une gouvernance métropolitaine moderne — et je veux ici saluer le travail de Pierre Cohen et de Claude Raynal, qui ont porté ce travail.

Aujourd’hui, cette ambition s’est essoufflée. Jean-Luc Moudenc ne s’est pas emparé de la logique métropolitaine, et cela explique pourquoi Toulouse et sa métropole accusent un retard évident : retard dans la manière de penser les mobilités, retard dans la bifurcation écologique, retard dans la gouvernance démocratique. Il n’a pas de vision pour ce territoire, le dialogue métropolitain avec les villes à une heure de Toulouse s’est enlisé et force est de constater que le travail avec le Département et la Région se concentre sur des projets toulousains.

Ce constat est d’autant plus paradoxal que notre territoire a tous les atouts pour être en avance : un dynamisme économique exceptionnel, une population jeune, un tissu scientifique et industriel d’excellence. Les politiques publiques peinent à dépasser la logique de grands chantiers d’infrastructure pour s’attaquer aux vrais défis : le logement abordable, les mobilités du quotidien, la transition énergétique, l’équilibre entre territoires.

Le prochain mandat devra marquer un véritable tournant politique. Il ne s’agit plus de gérer la métropole comme une juxtaposition de communes, mais de la penser comme un espace de solidarité, d’équilibre et de transformation. Cela veut dire aussi qu’il faudra favoriser l’émergence de compétences sur l’ensemble du territoire, car on voit bien que Toulouse concentre beaucoup de talents (universitaire, culturel, économique…) et que le ruissellement ne se fait pas.

 

 

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Unité de la gauche face à l’extrême-droite : Les Chiliens en exemple

Unité de la gauche face à l’extrême-droite : Les Chiliens en exemple

Alors que le 16 novembre prochain se tiendra l’élection présidentielle au Chili, une grande coalition de gauche est donnée favorite face au candidat de l’extrême-droite, dans un pays où le spectre du dictateur Augusto Pinochet continue de peser au sein de la société chilienne.

Jeannette Jara, avocate et ancienne ministre communiste du Travail, mènera cette grande coalition qui rassemble l’ensemble de la gauche, du Parti socialiste au parti de la gauche radicale de l’actuel président en passant par le parti écologiste, et bien sûr, le parti communiste. Cette première grande coalition aura, pour la première fois, la lourde responsabilité de mener cet espoir au pouvoir. Car l’enjeu est colossal dans un pays profondément marqué par la dictature.

L’espoir face aux cicatrices du passé

Plus de cinquante ans après le coup d’État militaire du Général Pinochet et près de trente-cinq ans après le retour de la démocratie au Chili, la société chilienne n’a pas encore guéri des exactions commises durant seize années de dictature. Pire encore, le pays est encore très divisé sur cette période. Une partie des Chiliens continuent de penser que la dictature a permis d’éviter le chaos qu’auraient provoqué le président élu démocratiquement Salvador Allende et son projet socialiste. L’autre partie des Chiliens continuent de réclamer justice face aux heures sombres d’un régime responsable de la mort de plus de 3 000 personnes, de plus de 38 000 personnes torturées et de près d’un demi-million de personnes contraintes à l’exil. Les débats autour des «commémorations» du coup d’État du 11 septembre 1973 ou de l’enseignement de cette période montrent la persistance du clivage qui fracture, encore en 2025, les mémoires d’une période traumatique pour des millions de Chiliens.

L’illustration de ce clivage est sûrement le projet de constitution soumis à l’adoption du peuple chilien en décembre 2023. Alors qu’en 2021 les électeurs avaient élu à la présidence de la République Gabriel Boric, ancien syndicaliste étudiant proche de la gauche radicale, ils n’ont pas souhaité une nouvelle constitution probablement jugée trop progressiste. En effet, celle-ci prévoyait de reconnaître le Chili comme État plurinational en reconnaissant l’existence des peuples autochtones, d’accorder de nouveaux droits sociaux – notamment l’accès à l’avortement, ou encore de consacrer la protection de l’environnement dans le marbre constitutionnel. Dans un pays encore marqué par les fondements néolibéraux institués par Pinochet, ce projet de constitution est apparu trop en rupture avec les repères traditionnels d’une partie de la société chilienne. C’est dans ce contexte que le gauche devra relever le défi de réconcilier les Chiliens face à leur propre histoire.

 

Une coalition dans l’unité pour préparer l’après-Boric

À quelques semaines d’une élection présidentielle décisive et alors que les regards sont tournés vers l’après-mandat du président Gabriel Boric, l’unité se construit à gauche afin de ne pas transmettre La Moneda (siège de la présidence de la République) à la droite, ou pire, à l’extrême-droite, dont le candidat José Antonio Kast semble être en capacité d’accéder au second tour.  La primaire présidentielle de la coalition Unité pour le Chili organisée en juin 2025 a permis, pour la première fois depuis le retour de la démocratie, la victoire de la candidate du Parti communiste Jeannette Jara face notamment au candidat du parti présidentiel Gonzalo Winter et de la candidate du Parti socialiste Carolina Tohá.

Dans un esprit de rassemblement et d’unité de toute la gauche, Jeannette Jara revendique les combats du président Salvador Allende jusqu’au bilan de la présidence de Boric en passant par celle de Michelle Bachelet. Issue d’une famille ouvrière de la banlieue de Santiago, elle milite très jeune auprès des jeunesses communistes et adhère à 25 ans au Parti communiste chilien. Après une carrière dans l’administration où elle a notamment exercé des responsabilités syndicales, elle devient sous-secrétaire à la Protection sociale dans le gouvernement de Michelle Bachelet. Elle exerce ensuite le métier d’avocate avant d’être nommée ministre du Travail en 2022. Membre du gouvernement Boric, elle met en œuvre la réduction du temps de travail de 45 à 40 heures hebdomadaires, la hausse du salaire minimum ou encore une réforme des retraites où les entreprises sont désormais mises à contribution alors que le dictateur Pinochet avait institué en 1981 un  système à capitalisation individuelle privé. Forte de ce bilan, elle revendique sa capacité à parler au nom de toute la gauche.

Dans cette campagne présidentielle aux enjeux multiples, Jeannette Jara n’élude aucun sujet et particulièrement celui de la sécurité. «Je n’ai aucun complexe avec la sécurité. Et j’ai la main bien ferme» a-t-elle déclaré lors d’une conférence de presse rassemblant la presse étrangère.[1] Confrontée au dilemme de parler à un électorat plus large dans la perspective de rassurer le centre et le centre-droit face à l’extrême-droite, Jeannette Jara n’hésite pas à s’écarter des positions historiques du PCC, notamment sur la question du Venezuela qu’elle qualifie de dictature. Pour parler à la classe ouvrière, elle n’hésite pas non plus à rappeler ses origines modestes, qui, selon elle, lui permettent d’être légitime à représenter «les oubliés» du pays. En ce sens, lors d’un meeting dans le nord du Chili, elle a indiqué vouloir mettre en œuvre 10 mesures pour l’emploi grâce au projet «Chile Más y Mejores Empleos». Finalement, dans cette campagne, Jara mise sur une approche pragmatique : défendre la justice sociale sans craindre d’affirmer l’autorité de l’État tout en assumant la complexité de parler à tous les Chiliens dans un contexte où l’extrême-droite pourrait être son adversaire au second tour.

 

Une leçon pour les gauches du monde

Depuis le coup d’État du 11 septembre 1973, qui mit fin dans le sang à l’expérience socialiste et démocratique du président Salvador Allende, la gauche chilienne vit avec la mémoire douloureuse d’un espoir brisé. Les années de dictature d’Augusto Pinochet ont laissé un traumatisme collectif — des milliers de disparus, un peuple bâillonné, et un modèle économique ultralibéral imposé par la force et l’appui des États-Unis.

Le 16 novembre prochain, le risque que l’extrême-droite accède au second tour de l’élection présidentielle chilienne est réel. Comme partout dans le monde, les mouvements identitaires, anti-immigration et prônant des valeurs traditionnelles menacent nos démocraties. L’enjeu pour la coalition Unité pour le Chili est donc de combiner vision radicale et réformes pragmatiques pour répondre aux aspirations d’une société chilienne hétéroclite. Et face à cette situation, la gauche chilienne est à la hauteur. En dépit de ses fractures et des désillusions liées au processus constituant de 2023, elle a choisi la voie de l’unité, de la co-construction et de la responsabilité. En ce sens, le Chili ne parle pas seulement à l’Amérique latine : il envoie un message à toutes les gauches du monde. Cette unité doit inspirer tous les pays menacés par des forces réactionnaires et populistes. Partout dans le monde où la gauche s’est fragmentée, elle a dû s’incliner. Et derrière, ce sont des populations qui souffrent de régimes conservateurs : aux États-Unis, en Argentine, en Hongrie où les droits et libertés ne cessent de régresser.

[1] Conférence de presse, Santiago du Chili, 15 octobre 2025.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

VUE DU PERCHOIR – LE PARADOXE DU FOU SAGE

VUE DU PERCHOIR – LE PARADOXE DU FOU SAGE

Il y a depuis huit ans à l’Elysée un homme dont la marque de fabrique politique a été la torsion constante de nos institutions démocratiques. Plus que depuis un demi-siècle. Le cadre, les règles, les garde-fous lui font horreur. Son credo est la limite, toujours sur la brèche, jamais dedans. Chaque semaine, Romain Troussel-Lamoureux chronique cette actualité parlementaire et politique pour Le Temps des ruptures.

On le dit proche de Giulano Da Empoli. Ses modèles, ce seraient donc ces prédateurs dont l’illimitation des désirs passe parfois pour de la puissance politique ? Las, la comparaison s’épuise vite. Le président de la République française ne fait pas découper ses opposants, il n’organise pas de coups d’Etat.

Pourtant la situation a de quoi interroger. Hormis les partis antisystèmes, les demandes de présidentielle anticipée se font maintenant entendre depuis l’intérieur même de ce qui fut le cœur du pouvoir macroniste. Le dernier tireur en date est Edouard Philippe qui réclame avec force l’organisation rapide d’une présidentielle anticipée après un vote expédié d’un budget technique. L’héritier Attal ne va pas aussi loin mais désormais, « il ne comprend plus » ce président qui cherche à tout prix à garder la main. Appétits élyséens de Brutus patentés diront les éditorialistes habituels de la vie politique française.

Et si la question était plus grave ? Et si le président, de toujours jupitérien, se révélait peu à peu dans une figure de fou sage. Ce dernier, trope classique de la littérature depuis l’antiquité, fait d’un personnage reconnu comme fou une source paradoxale de sagesse. On a longtemps mis en avant sa disruption. Il cassait les codes, il n’a maintenant plus de limites ni de barrières. Il n’était ni de droite ni de gauche, il est aujourd’hui le contempteur autoritaire du Parlement qui, fort d’une nouvelle méthode, pourrait sauver le pays de la ruine. Il possédait une vision révolutionnaire pour un pays endormi et englué par sa classe politique, il n’est plus qu’un César ombrageux arc-bouté sur de maigres réussites.

En réalité, Emmanuel Macron n’a pas changé. Ce qui a changé, ce sont les regards d’une élite qui protège de moins en moins le fils prodigue de la caste. Ces huit années, les interrogations ont été constantes sur sa lucidité politique et sur la solidité de ses valeurs démocratiques : les ordonnances, l’affaire Benalla, les Gilets Jaunes, la gestion du début de la pandémie, la réforme des retraites, la dissolution, la triple nomination de Premiers ministres issus de partis politiques affaiblis.

On n’a de cesse, à raison, de pointer les risques pour l’Etat de droit en cas d’accès au pouvoir du Rassemblement national. Mais il y a depuis huit ans à l’Elysée un homme dont la marque de fabrique politique a été la torsion constante de nos institutions démocratiques. Plus que depuis un demi-siècle. Le cadre, les règles, les garde-fous lui font horreur. Son credo est la limite, toujours sur la brèche, jamais dedans.

« Les institutions étaient dangereuses avant moi. Elles le seront après moi » disait un de ces prédécesseurs. Nul besoin du RN pour vérifier la formule. Ce président a essoré des institutions faites pour résister à une guerre civile.

Sa principale œuvre, c’est la négation de la politique et la diffusion de cette négation dans la société. Nous en sommes plus à nous questionner sur le flot montant de l’extrême-droite, mais à nous rendre compte que 44% des Français souhaitent désormais un Premier ministre issu d’aucun parti politique, issu de la société civile ou du monde de l’entreprise.

Voilà son bilan. Il a prouvé méthodiquement, en bafouant peu à peu toutes les pratiques politiques de la Ve République, que la politique ne pouvait pas transformer le réel. Dès lors, à quoi sert-elle ?

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

La démocratie et les marchés financiers

La démocratie et les marchés financiers

Entre l’idéal démocratique hérité d’Athènes et la réalité contemporaine de nos institutions, une tension persiste. Le peuple, censé être souverain, se trouve souvent dépossédé de son pouvoir. La mécanique représentative, biaisée par l’influence des marchés financiers et des élites économiques, brouille la promesse du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Cet article propose d’interroger cette contradiction fondamentale : comment concilier démocratie et emprise croissante de la finance sur la décision politique ?

Beaucoup de régimes politiques furent mis en place au fur et à mesure de l’histoire de l’humanité.

La meilleure organisation humaine fut l’objet de nombreuses recherches philosophiques qui s’aventura sur un chemin infini. C’est cela la politique. Comment l’être humain doit-il s’organiser pour vivre ensemble ? Quelle démarche adopter pour trouver cette organisation ?

L’Antiquité fut une période très riche sur ce domaine si bien qu’on ne peut parler de démocratie sans parler de la démocratie athénienne. Souvent cette démocratie nous paraît désirable par la puissance de son image : une démocratie où le citoyen se saisit lui-même des enjeux qui le touche. Cette force dans la mémoire de ce régime résonne encore parmi les plus amoureux de la démocratie telle qu’elle était appliquée.

Paradoxalement, cette période a vu fleurir de la philosophie allant tout à fait à l’encontre de ces principes. Platon s’est attelé à dessiner la cité idéale dans son œuvre majeure qu’est La République. Au fur et à mesure du récit, il nous expose une vision très aristocratique au sens premier du terme aristos (meilleur) et cratos (pouvoir). Une cité où la philosophie devrait prendre place au plus haut sommet de la cité. Cet éloge de l’expertise politique qu’il nous livre notamment dans Protagoras, enracine l’idée de délégation de la gestion de la cité aux meilleurs qui fera son chemin et influencera plus tard de nombreux penseurs.

Cette vision très élitiste de Platon n’est pas totalement remise en cause par Aristote dans son œuvre Politiques. Ce dernier introduira la notion d’inégalité dans la réflexion philosophique de la politique. Il fera une critique de l’oligarchie, ce régime fondé sur la gouvernance de privilégiés qui pourrait être renversée si la classe moyenne et les classes populaires se soulèvent. Par nécessité, il faudra une représentation de l’ensemble sans toutefois pencher complètement pour la démocratie. Partisan d’une mixité, il fera l’éloge de la pondération en associant des pratiques institutionnelles aristocratiques et démocratiques pour obtenir le meilleur régime qui soit. De chemin en chemin, les régimes se succèderont, les modèles se construiront et évolueront de la démocratie athénienne en passant par les républiques de Venise, de Genève pour renaître avec la Révolution française. L’humanité connaîtra d’innombrables modes de gouvernance alimentés sans cesse par la philosophie.

La question centrale à laquelle répond systématiquement un régime propre est de savoir qui est l’acteur politique. Qui est-ce qui gouverne ? Qui influe sur l’avenir ?

Il y a plusieurs manières d’y répondre en fonction du régime mis en place : cela peut être un seul homme, un groupe restreint ou le peuple par exemple. Le deuxième critère concerne aussi les outils qui cadrent ce pouvoir. De cette manière, nous pouvons différencier une monarchie, d’une tyrannie, d’une oligarchie ou d’une démocratie.

La question est dorénavant de savoir dans quel régime nous vivons. Chacun connaît le mot démocratie. Ceci depuis notre période scolaire avec l’étymologie correspondante « démos » le peuple et « cratos » le pouvoir.

Ceci voudrait dire que nous, collectivement sommes les acteurs de notre gouvernance. Nous sommes à la fois les sujets (ceux qui se plient aux lois) et les objets (ceux qui écrivent les lois). La démocratie est la pièce ayant deux faces.

Mais est-ce vraiment le cas ? Peut-on s’accorder sans débat à dire que nous vivons dans une démocratie pleine et entière ? Vivons-nous conformément au principe rédigé dans l’article 2 de notre constitution à savoir « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ?

Explorons peu à peu les critiques que l’on peut faire de notre régime pour avancer dans notre analyse.

Si le gouvernement du peuple renvoie simplement à ce qu’est un régime politique, les deux autres attributs peuvent être soumis à quelques critiques.

Le gouvernement par le peuple

En effet, sommes-nous collectivement les sujets des lois ? Le gouvernement est-il réellement représentatif ? Cette question renvoie directement à la deuxième face de notre pièce de la démocratie, c’est-à-dire le côté acteur et objet de la loi.

Maints principes ont émergé pour savoir comment le peuple peut se trouver acteur de l’écriture de la loi. La démocratie athénienne était connue pour mettre en place le principe sélectif sur la base du tirage au sort. Ce principe défini comme étant réellement démocratique – car s’affranchissant de tous les déterminismes sociaux, ce que ne bénéficie pas l’élection par exemple – fut écarté au profit de cette dernière avec la Révolution. De Montesquieu à Rousseau, de nombreux penseurs imaginaient l’élection comme étant un mode de sélection aristocratique. Le cas emblématique de cette recherche empirique fut le cas de la République de Florence.

En 1494, les aristocrates (Ottimati) et les classes populaires (Popolani) renversèrent les Médicis pour mettre en place une république reprenant le chapitre républicain qui s’était arrêté 60 ans auparavant. L’arbitrage entre ces deux modes de sélection fit rage, chacun voulant choisir un mode lui étant favorable sans savoir lequel entre les deux. Il y eut plusieurs choix, dans un premier temps le tirage au sort, puis l’élection. Un partisan de l’aristocratie déclara que l’élection « n’avait d’autre but que de rendre l’Etat à l’aristocratie »[1] et ceci se vérifia de manière empirique : les Ottimati eurent beaucoup plus de facilité à se faire élire que les Popolani.[2]

Ce débat, nos penseurs révolutionnaires l’eurent également. Chose utile à faire remarquer, les promoteurs de l’élection – comme l’abbé Sieyès par exemple – ne considéraient même pas le régime représentatif comme une démocratie, pire le voyait comme l’opposé. La délégation de la gestion des affaires publiques permettait de s’inscrire dans la conception de la division du travail qui semblait être la solution pour le progrès social. De là est naquit ce qu’on appelle la « démocratie représentative » en France à quoi l’on voit souvent opposer la « démocratie directe ». Le peuple est acteur de la vie politique par le biais de représentants qui sont élus par lui-même à intervalle régulier.

En France, nos organes représentatifs sont l’Assemblée nationale et le Sénat, l’un représente le peuple et l’autre les territoires. Ces deux chambres constituent le Parlement qui représente le pouvoir législatif.

Si nous nous sommes posé la question sur la représentation en France, c’était pour analyser si le peuple était dûment représenté. Toutefois, afin de savoir si notre régime est « le gouvernement par le peuple » nous devons voir également la place qu’occupe l’organe chargé de le représenter au sein notre démocratie.

Nous en avons parlé, le Sénat constitue le deuxième visage du Parlement que l’on appelle la chambre haute. Son existence remonte à la chute de Robespierre le 9 thermidor (27 juillet 1794) où la Convention Nationale devient la Convention thermidorienne (en référence au mois qui a vu la chute de Robespierre). Cette convention met en place une nouvelle constitution dite la Constitution de l’an III fondant ce que l’on appellera le Directoire. C’est au sein de ce nouveau régime que naîtront deux chambres : la chambre des Cinq-Cents équivalente à l’Assemblée et le Conseil des Anciens correspondant à l’ancêtre du Sénat d’aujourd’hui. Ce bicamérisme était défendu par les partisans d’une monarchie constitutionnelle. Cette chambre haute devait représenter la noblesse suivant le modèle anglais.

Ce régime avait pour but selon le député Pierre Charles Louis Baudin de « terminer la Révolution ». En effet, la constitution de l’an I était jugée trop démocratique et il fallait trouver « une voie moyenne entre la monarchie et la démagogie »[3]. Le nouveau régime fut alors un régime de propriétaire rétablissant le suffrage censitaire au lieu du suffrage universel. Encore aujourd’hui, ce régime est présenté comme celui qui a mis un terme à l’idéal révolutionnaire avec la mise en place d’un certain libéralisme économique, une disparition de la notion du droit naturel cher aux penseurs fondateurs de la révolution et surtout le rejet de cette fameuse mention bien connue aujourd’hui de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

 Si le Sénat pendant le premier et second empire n’a pas de rôle législatif majoritairement, il refera son apparition lors de la 3ème République. Sa création est due à un amendement voté à une voix. Ce vote symbolise l’union entre les républicains modérés et les monarchistes pour voir la République s’enraciner bien qu’elle fut au départ créée pour restaurer la monarchie. Cette chambre restera très conservatrice et le président de l’époque Mac Mahon se servira d’elle pour dissoudre l’Assemblée devenue républicaine quand il en aura besoin jusqu’à ce que les monarchistes perdent définitivement la partie.

Si les clivages ont beaucoup évolué depuis cette époque, nous remarquons toujours que le Sénat est l’organe conservateur de notre République. Son histoire, sa création, ses origines sont encore bien présentes dans ce temple traditionaliste.

Qu’il puisse s’agir du mode de l’élection qui brusquement domine l’ensemble du régime ou l’existence d’une chambre devant pondérer la représentation populaire, nous avons donc pu voir que ces deux dispositifs institutionnels furent créés avec un objectif précis : s’éloigner du caractère démocratique de la république.

A l’heure actuelle, nous saisissons encore la distorsion de représentativité de nos institutions républicaines. L’Assemblée nationale comporte par exemple 1% d’ouvriers alors qu’ils représentent 11% de la population à la différence de ce qu’on appelle les cadres et professions intellectuelles supérieures qui sont sur-représentés (67% à l’Assemblée contre 11% dans la population)[4].

Nous remarquons donc que le vote entraîne alors un certain filtre à la représentation du peuple visible encore aujourd’hui à l’Assemblée nationale. Cette représentation est elle-même pondérée par une autre chambre qui fut créée dans ses origines pour éloigner le peuple des prérogatives du pouvoir.

Le gouvernement pour le peuple

Si nous avons pu analyser les écarts entre le pouvoir censé être représentatif et le peuple, nous pouvons amener une question majeure : faut-il que le pouvoir soit similaire à celui qu’il représente pour agir dans son intérêt ?

Nous l’avons vu, dans un régime représentatif, l’élection est devenue la règle. L’objectif est triple et se constitue en trois parties. En premier lieu, il s’agit de comprendre ce que le peuple dispose en tant que moyen pour influer sur la politique. Dans un second temps, en faisant un bref récapitulatif des derniers événements politiques, nous verrons si les gouvernants agissent en fonction du peuple pour analyser en dernière partie les autres influences.

Dans son livre Principe du gouvernement représentatif, B. Manin explique qu’au sein d’un régime représentatif, le peuple a quatre manières de faire entendre sa voix : les manifestations, les pétitions, les sondages et les élections.

Ces droits d’expression publique sont légiférés, autorisés mais seulement l’élection est suffisamment représentative de la population. En effet, les trois premiers ne correspondent qu’à une fraction de la population parfois non négligeable mais restant une fraction. De plus, ces éléments sont en réaction et ne comportent pas d’initiative.

Quelques dispositifs législatifs en France ont permis de démocratiser davantage les institutions notamment avec le référendum d’initiative partagée. Ce dispositif requiert un cinquième du parlement et un dixième des électeurs pour qu’un parlementaire puisse déposer une loi émanant de cette demande populaire. Si le parlement n’a pas pu débattre de ce sujet dans les 6 mois, la voie référendaire sera adoptée. Il ne s’agit donc pas de permettre aux citoyens d’avoir les clefs dans la décision mais d’initier le débat avec une possibilité en dernier lieu de référendum. En pratique, ceci n’a encore jamais été utilisé et pour cause, les conditions pour l’appliquer n’ont jamais été obtenues.

Lors des gilets jaunes, le référendum d’initiative citoyenne avait émergé comme solution permettant de surmonter la colère populaire.

Ce référendum avait quatre versants :

  • Abrogatoire : permet de supprimer une loi
  • Législatif : permet de proposer une loi
  • Constituant : permet de changer la constitution
  • Révocatoire : permet de révoquer un responsable politique

Notons que les deux premiers versants sont similaires car pour supprimer une loi, il faut proposer une loi permettant de supprimer celle-ci. Cette doléance témoignait de la soif inconsidérée des citoyens pour agir et avoir une prise sur les décisions prises. Il est important de noter que parmi ces dispositifs, de nombreux existent déjà dans d’autres pays notamment le référendum constitutionnel fédéral en Suisse ou en Italie ou encore le référendum abrogatif en Slovénie et en Uruguay.

Parmi les moyens mentionnés ci-dessus pour que le peuple puisse faire entendre sa voix, il est impossible de ne pas penser aux derniers événements politiques qui parlent d’eux-mêmes.

Si nous retraçons brièvement le parcours politique depuis la réélection d’Emmanuel Macron en 2022, nous pouvons voir que tour à tour, ces quatre moyens ont été purement et simplement balayés d’un revers de la main actant l’incapacité des citoyens à agir politiquement.

Débutons notre analyse par le marqueur de départ qui est l’élection en présidentielle de 2022. On observe que lors de la période élective, il y a un repli des débats comparé à 2017 qui ne sont pas organisés au premier tour avec le président sortant. Ceci est assumé d’une part par l’entourage du président dès janvier 2022 puis par le président lui-même le 7 mars lors de son lancement de campagne à Poissy. Les formats de l’élection et le suivi médiatique sont largement influencés par le pouvoir en place qui détient alors une force considérable pour ces élections. Pire encore, depuis plusieurs élections présidentielles le caractère impopulaire est devenu un critère de choix à mettre en avant pour se faire élire, le comble pour une démocratie.

Les élections en 2022 marquent à ce jour l’apogée de l’abstention au second tour de l’élection présidentielle depuis 1969 avec une abstention généralisée aux présidentielles qui croît depuis 2007. Elu face à l’extrême droite une seconde fois, le président réélu marque un discours qui prend conscience que nombre de personnes ont voté contre l’extrême droite et non pour lui. « J’ai conscience que ce vote m’oblige pour les années à venir » avait-il déclaré.

Le début du mandat d’Emmanuel Macron est marqué par l’obtention d’une majorité relative à l’Assemblée nationale qui ne lui confère plus le pouvoir qu’il détenait en 2017 face à la gauche qui double le nombre de députés. Ce vote l’obligeant, comme il le disait, c’est naturellement avec le groupe droitier Les Républicains que la coalition présidentielle fait alliance – groupe enregistrant près de 7% des voix – face à la gauche marquant déjà une distance avec la représentation populaire qui était plurielle.

Si cette nouvelle composition de l’Assemblée appelait déjà à modifier la gouvernance en prenant en compte les forces représentatives du pays, Emmanuel Macron lance sa première réforme d’ampleur le 10 janvier 2023 : la réforme des retraites. Cette réforme provoquera une mobilisation dans la rue historique depuis 40 ans avec plus d’un million de personnes dans la rue[5] et un sondage plaçant 70% des Français défavorables à l’application de la réforme[6].

Une autre séquence évocatrice se passe lors de la dissolution en juin 2024. Si cette fois-ci, la coalition arrivée en tête n’est plus la coalition présidentielle mais bien la gauche, le choix du premier ministre ne s’est pas fait selon les mêmes modalités qu’en 2022. A l’opposé d’il y a deux ans, le président cette fois-ci décide lui-même de trouver une majorité et décide de nommer un premier ministre issu d’une formation représentant moins de 6% des suffrages exprimés[7].

Enfin, pour conclure sur notre récapitulatif des séquences politiques depuis la réélection d’Emmanuel Macron, il nous faut aborder le dernier moyen des citoyens pour faire valoir leurs idées : la pétition. Celle-ci s’est manifestée lors de l’adoption de la loi Duplomb le 8 juillet 2025. 20 jours plus tard, elle fut portée à plus de 2 millions de signatures, un niveau historique jamais vu pour une pétition institutionnelle. Ceci n’empêchera pas le président de promulguer la loi le 11 août.

Au travers de ces exemples, nous avons pu observer l’influence insignifiante des citoyens face à la volonté et l’indépendance des élus chargés de les représenter. Les manifestations, les pétitions, les sondages et les élections sont assujettis au bon vouloir des élus qui depuis un certain nombre d’années n’ont de cesse de prouver leur indépendance.

Ceci met également en avant les limites de notre régime actuel avec une constitution permettant d’aller à l’encontre de la volonté populaire qui n’a pas de levier pour faire entendre sa voix. Cette volonté populaire doit pour chaque élection délivrer son consentement pour trois choses obligatoires.

Tout d’abord, il faudra accepter de sélectionner un programme sachant que malgré les désaccords subsistants, les électeurs donneront carte blanche à l’élu pour exécuter ce qu’il veut en son sein. Ensuite, accepter que cette carte blanche dure pour l’ensemble d’un mandat bien que l’élection reste une photographie de l’accord populaire à un instant précis et qu’il sera indépendant en plus de bénéficier de l’immunité tout le long.

L’autre influence politique

Nous arrivons à un stade de l’analyse où nous sommes en droit de nous demander quels sont les autres leviers agissant sur la décision politique et pour cela, nous allons à présent parler des enjeux économiques et financiers.

Comme nous le savons, l’Etat a besoin de financement pour assurer ses missions qui sont dites d’intérêt public : l’éducation, la défense, la justice etc. Pour se financer, l’Etat a à sa disposition deux moyens de financement, soit un financement par l’emprunt, soit par le biais d’impôts et de taxes. Rappelons ici que l’Etat est producteur de richesses au même titre que les autres agents économiques à la différence que celle-ci est principalement non marchande. Cela signifie que les transactions pour fournir un bien ou un service n’est pas issu d’un prix résultant d’une interaction entre deux acteurs dans le cadre d’un marché mais qu’elles sont extérieures à ce marché, le prix étant souvent prélevé au sein d’un collectif appelé contribuables.

L’Etat peut cependant faire appel aux marchés financiers afin d’emprunter. De manière générale, lors d’un emprunt, il y a deux rôles : le débiteur et le créancier. Le créancier a deux inquiétudes lorsqu’il prête, d’une part le temps pour récupérer sa monnaie et l’incertitude du montant qu’il récupérera. Ces inquiétudes cumulées justifient selon le système économique actuel une rétribution pour avoir immobilisé pour un temps donné un certain montant. Cette rétribution prend la forme d’un intérêt fondé sur un taux d’intérêt défini au préalable entre les deux acteurs régit dans le cadre du marché.

L’Etat étant perpétuel, les inquiétudes sont finalement modérées à son encontre notamment en ce qui concerne l’Etat français. Son mode de financement se distingue alors des ménages par sa méthode de financement lorsqu’il emprunte car il a la capacité de rouler sa dette, chose impossible pour les ménages. C’est-à-dire que lorsque les titres de dette arrivent à expiration, de fait de son immortalité, l’Etat peut simplement réemprunter le montant emprunté pour permettre de rembourser ce qui arrive à échéance, cela revient à dire que l’Etat ne rembourse jamais sa dette. Si la dette croît, c’est dû principalement à deux phénomènes, d’un côté les charges d’intérêts qui forcent l’État à systématiquement réemprunter plus qu’il n’a emprunté et de l’autre le déficit public annuel.

Avant de se pencher sur le premier point, nous allons nous intéresser au phénomène de déficit public. En effet, les administrations publiques sont en déficit depuis 1976. Notons la différence entre le déficit budgétaire correspondant au déficit de l’Etat et au déficit public au sens du Traité de Maastricht qui correspond à l’ensemble des administrations publiques (l’Etat, les collectivités territoriales et la Sécurité sociale). Nous parlerons par la suite du déficit public au sens du Traité de Maastricht.

Nous sommes en droit de nous questionner sur ce déficit et voir ce qu’il signifie. Cela veut-il dire que l’Etat contrairement aux autres agents économiques vit au-dessus de ses moyens ? Qu’il devrait adopter une politique prudentielle pour dégager un excédent ? Qu’il faudrait qu’il réduise son supposé « train de vie » ?

Il est important de noter qu’a priori l’ensemble des agents économiques vivent au-dessus de leurs moyens à commencer par les ménages. La grande partie des ménages doivent s’endetter pour acheter leur logement par exemple à moins de bénéficier d’un héritage constituant la source primaire d’inégalités en France. L’endettement marque déjà le fait de vivre au-dessus de ses moyens mais ceci est un phénomène tout à fait usuel contribuant au bon fonctionnement de l’économie.

Les entreprises et les ménages cherchent systématiquement à être en excédent. Le premier veut faire du profit pour réinvestir, augmenter les salaires et payer les actionnaires quand les autres peuvent vivre dignement pour consommer et épargner. Les Economistes atterrés dans leur ouvrage La Dette publique, ont pu effectuer un travail de recensement pour établir l’évolution du solde budgétaire de la France hors investissement public. Nous observons que depuis les 20 dernières années, le solde est positif mise à part durant la crise des subprimes en 2008 et lors de la crise COVID. Ceci revient à dire que ce qui creuse le déficit ce sont les investissements et non pas le train de vie de l’Etat. Ceci est d’ailleurs vérifié lorsque l’on distingue dans les dépenses des administrations publiques les dépenses d’administration et les transferts financiers qui correspondent respectivement au fonctionnement, investissement et de l’autre côté aux prestations sociales et subventions. Cette distinction est pertinente car les transferts financiers sont neutres au regard de la population car les prélèvements sont redistribués, l’Etat prend de la main droite pour distribuer de la main gauche. Ainsi, lorsque l’on constate l’évolution des dépenses d’administration, nous observons qu’elle est stable depuis 1960 alors que la démographie augmente et les besoins également[8]. L’Etat ne vit donc pas au-dessus de ses moyens mais investit.

Le débat auquel nous semblons aboutir est donc la pertinence de l’investissement public. L’Etat capte une partie des financements pour investir et ceci est mis en cause par les néolibéraux qui considèrent que l’Etat ne doit pas capter un financement pour investir et doit laisser cela au secteur privé. A l’heure du dérèglement climatique et ses impacts sur la population pour ne citer que les incendies dévorant nos terres et les grandes crues dévastant nos habitations, il est difficile de croire qu’il ne faille pas une entité générale pour coordonner l’ensemble des secteurs pour y faire face.

L’Etat doit donc s’endetter pour investir et avoir un déficit permettant aux autres agents économiques de faire du bénéfice car l’économie n’est rien d’autre qu’un ensemble de vases communicants, les bénéfices étant liés à un déficit. L’emprunt devient alors tout autre chose, il s’agit d’un outil permettant de s’adapter aux changements de demain sous la direction publique.

Toutefois, il faut bien reconnaître que l’endettement n’est pas anodin. En effet, l’endettement doit être suivi d’une activité économique rapportant de la croissance et du bien-être pour la population. Plusieurs dangers peuvent voir le jour, notamment les taux d’intérêts qui peuvent s’accroître jusqu’à dépasser les chiffres de la croissance. A ce moment-là, la dette devient une difficulté.

Nous pourrons revenir longtemps sur la dette et sur les raisons de son inefficacité aujourd’hui quand elle est due principalement à un manque croissant de recette plutôt qu’à une stratégie d’investissement qui pourrait alimenter une croissance. Nous l’avons dit plus haut, les taux d’intérêts sont les variables d’ajustement de l’endettement. Comment sont-ils définis ? Pour répondre à cette question, nous devons revenir aux fondements des marchés financiers.

Les marchés financiers ont été développés pour un objectif clair : réallouer l’épargne des ménages dans l’économie. L’avantage des marchés financiers était qu’ils pouvaient lever une quantité de fonds bien plus importante que le modèle de création monétaire bancaire.

Prenons un exemple pour mieux illustrer le fonctionnement des marchés financiers. Dans le cas où une entreprise décide d’investir une somme importante, elle peut avoir deux recours, d’une part la création monétaire des banques privées, d’autre part l’emprunt sur les marchés financiers. Si l’entreprise décide de s’orienter vers le deuxième recours, elle va émettre des titres de dette appelés « obligations » sur le marché que l’on appelle primaire. Les investisseurs institutionnels pour la majorité pourront acheter ces obligations qui auront une date de remboursement fixe. Parce qu’il peut y avoir un besoin de liquidité immédiat (des clients des fonds d’investissement qui veulent récupérer leur épargne par exemple), les fonds d’investissement peuvent être amenés à devoir vendre les titres de dette alors qu’ils ne sont pas arrivés encore à échéance. Ces fonds vendront ces titres dans le marché secondaire dit « de l’occasion ». Il s’agit d’un marché qui permet de pouvoir s’échanger des titres, les revendre pour flexibiliser les titres.

Ce marché est d’une importance capitale car c’est au sein de celui-ci que viendra se définir les taux d’intérêts qui seront appliqués dans le marché primaire (je simplifie pour faciliter la compréhension). Le prix sur le marché secondaire paraît plus actuel que celui à l’époque délivré sur le marché primaire. Il semble résulter d’informations aidant à le définir. Le taux d’intérêts viendra conditionner les charges d’intérêts qui sont à payer par l’Etat chaque année. Si l’Etat n’est pas obligé de rembourser sa dette qu’il peut faire rouler, il doit toutefois s’acquitter des charges d’intérêts dans son budget. Les acteurs qui influencent ce taux sont les investisseurs dits « institutionnels » (fonds de pension, les compagnies d’assurance, les gestionnaires d’actifs…) Ces investisseurs vont définir le taux d’intérêts en fonction de bon nombre d’indicateurs liés à la politique économique de l’Etat. Ils ont donc par leur puissance une capacité à influencer le budget de l’Etat et viser une certaine orientation dans ce budget pour définir le taux. De la même manière, les agences de notation sont des entreprises privées qui peuvent mettre l’économie du pays en difficulté en fonction de la note qu’elles apposent.

Il ne fait pas de doute que ces acteurs d’une puissance considérable sont en conflit permanent avec l’idée de la démocratie. L’objectif étant de rapporter des capitaux et faire du profit par le biais de l’Etat, il est évident que les décisions doivent être influencées dans ce but sans prendre en compte le bien commun.

Le cas de Liz Truss est éclairant. Arrivée au poste de première ministre en Angleterre, elle opte pour une politique économique archaïque basée sur l’offre en réduisant massivement les impôts sans trouver d’autres recettes. Ceci a engendré une peur des marchés financiers qui craignaient que l’Angleterre emprunte massivement sans avoir la capacité de rembourser ce qui a conduit à une hausse brutale des taux d’intérêts, une fuite des capitaux et une attaque sur sa devise. Au vu du résultat, son clan politique prit peur, elle fut finalement sommée de démissionner après une durée n’excédant pas deux mois. Même si elle n’a pas été élue par le peuple, cet exemple montre la force déterminante des marchés financiers dans la politique qui peut avoir le droit de veto sur une politique économique.

En ce qui concerne les agences de notation, une polémique souligna un problème très pertinent. Nous sommes au début des années 2010 durant ce qu’on appelle aujourd’hui « la crise de la dette en Europe ». Plusieurs Etats européens se voient infliger une dégradation de leur note par les trois grandes entreprises américaines. Ces agences de notation totalement intégrées au système financier américain exercent une influence extrêmement importante sur le marché obligataire. Plusieurs politiques ont alors accusé les agences de notation de favoriser le dollar dans un but d’affaiblissement de l’euro qui pouvait être considérée comme une potentielle rivale comme monnaie de réserve mondiale. Ceci notamment du fait de la différence de jugement avec les Etats-Unis qui avaient des indicateurs économiques similaires et ne furent dégradés que par une seule agence et plus tardivement.

Au terme de cette partie, nous pouvons donc apprécier l’état de notre régime. Le système financier actuel détient une capacité d’influence qui semble dépasser très largement celle du peuple en tant qu’acteur et décisionnaire des choix économiques du pays.

Pouvons-nous donc parler de gouvernement pour le peuple ? Rien n’est moins sûr. Quelle évolution désirable pouvons-nous espérer pour que l’Etat puisse prendre des décisions en faveur des citoyens ? Malgré les attaques perpétrées contre l’Etat, rappelons-nous que l’Etat reste fort. La législation demeure possible. Le projet de la taxe OCDE est un symbole permettant de croire à la force cumulée des Etats mais difficile à croire que le consensus est une manière d’avancer dans ce système financier globalisé et très puissant.

L’horizon se dessine alors plus par un Etat s’affranchissant du système financier mondialisé pour revenir sur une maîtrise nationale de ces sujets comme un pôle public bancaire, une agence de notation socialisée, un circuit du trésor et une organisation de financement dédiée aux citoyens, seuls décisionnaires légitimes de la politique économie d’un Etat. Ces conditions marqueront le retour d’un Etat planificateur qui orientera le crédit vers des projets d’investissement durables, qui contrôlera les prix pour garantir une vie digne pour tous et qui détiendra les monopoles industriels pour organiser la production.

Conclusion

Au terme de cette analyse, nous avons pu voir que la démocratie n’est pas un simple mot qui se décrète. Ce mot est à lui seul une perspective tout entière. Un Etat ne peut être démocratique si le démos ne dirige pas en son nom et pour lui-même.

 

La démocratie n’est pas simplement une organisation juridique et institutionnelle mais elle est aussi conditionnée de manière économique. Certes il y a une gradation en termes de démocratie et nous ne ressemblons pas à une dictature comme dans d’autres pays. Mais cet argument à lui-seul ne peut suffire à se contenter de notre régime. La représentation ne fonctionne pas et est pondérée par un conservatisme stagnant. La volonté populaire brûle et se consume en mourant à petit feu quand l’Etat regarde ailleurs, prisonnier des geôles des créanciers accumulant du profit. L’air de la liberté perd de l’oxygène heure après heure. Il n’y a pas de fatalité car « il s’en trouve toujours certains, […], qui sentent le poids du joug et ne peuvent se retenir de le secouer, qui ne s’apprivoisent jamais à la sujétion » nous enseignait Etienne de la Boétie.

A toutes celles et ceux qui ne veulent plus humer ce parfum de l’impuissance, ce bref texte appel à l’exigence. Soyons exigeants avec nos institutions. Ne laissons pas le mot « démocratie » s’abîmer et persister dans cette léthargie mortifère.

Cet appel à la démocratie doit faire réapparaitre la force citoyenne qui a fait plusieurs révolutions. Soyons exigeants envers nous-mêmes. Ces mots sont le cri sourd d’un pays qui est maintenant enchaîné. Appelons à un changement économique, financier et institutionnel pour que le démos puisse avoir le pouvoir.  

Il est temps de voir venir le Temps des ruptures.

 

[1] Propos tirés de N. Rubinstein « Politics and constitution in Florence at the end of the fifteenth century » rapportés par B. Manin « Principes du gouvernement représentatif ».

[2] Il ne s’agit pas ici de faire l’éloge du tirage au sort qui entraine d’autres questions telles que le consentement à la loi.

[3] Propos attribué à Thibaudeau qui sera le président du premier bureau de l’Assemblée.

[4] Composition selon l’Assemblée nationale 2024 selon www.datan.fr

[5] 1,28 millions de personnes selon le ministère de l’intérieur lors de la journée du 7 mars 2023

[6] Sondage BVA du 27/03/2023

[7] Selon www.vie-publique.fr

[8] Analyse réalisée par Elucid.media, source : INSEE

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Le Conseil de développement : une agora moderne en quête de souffle

Le Conseil de développement : une agora moderne en quête de souffle

Malgré l’engagement de nombreux citoyens en leur sein, les Conseils de développement restent relativement méconnus du grand public. Alors que sur le terrain leur existence est parfois précaire, ces assemblées pourraient constituer un levier essentiel pour revitaliser notre démocratie locale. Maxence Guillaud, membre du Conseil de développement de la Métropole Européenne de Lille, nous éclaire sur les enjeux de ces instances. Entre participation citoyenne concrète et difficultés persistantes, il analyse pourquoi ces conseils, malgré leur potentiel, se heurtent à des obstacles structurels et alerte sur une nouvelle disposition qui pourrait précipiter leur disparition dans de nombreux territoires.

Depuis leur création par la Loi d’Orientation pour l’Aménagement et le développement Durable du Territoire (ou loi Voynet) en 1999, les Conseils de développement incarnent une ambition démocratique forte : rapprocher les citoyens des décisions qui façonnent leur territoire. Concrètement, un Conseil de développement est un organe consultatif, mis en place à l’échelle d’une intercommunalité ou d’un territoire de projet, réunissant des acteurs locaux. Il émet des avis, formule des propositions et contribue à l’élaboration des politiques publiques locales, notamment dans les domaines de l’environnement, du développement économique ou de la mobilité.

Conçus comme des espaces de dialogue et d’intelligence collective, ces instances devaient compléter la démocratie représentative en intégrant une dimension délibérative et participative. Vingt-cinq ans plus tard, le bilan apparaît contrasté, entre réussites locales exemplaires et déceptions ponctuelles.

En juin 2025, le Sénat a adopté en première lecture un amendement gouvernemental permettant au préfet d’exempter une intercommunalité de plus de 50 000 habitants de son obligation de créer un Conseil de développement. Cette actualité apparaît comme une occasion de relancer le débat sur l’avenir et le rôle de ces conseils.

 

Un bilan contrasté : entre ambitions et réalités locales diversifiées.

Dans certains territoires l’ambition de la loi Voynet a porté ses fruits, et ces instances peuvent avoir des rôles déterminants dans des décisions structurantes. Pourtant, la diversité des situations locales tend à montrer que ces succès ne sont pas la règle, et beaucoup de Conseils de développement peinent à trouver leur place dans le paysage institutionnel local. Bien qu’ils soient conçus comme des lieux de critique institutionnalisée des choix intercommunaux et, indirectement, de leurs acteurs, les élus les cantonnent parfois à un rôle décoratif.

L’analyse des pratiques révèle plusieurs freins majeurs au bon fonctionnement des Conseils de développement, dont le premier réside dans leur composition sociale. Ces instances sont souvent dominées par des « professionnels de la participation » – responsables associatifs, experts… – tandis que les citoyens « ordinaires » y restent minoritaires. Cette dynamique crée une différenciation interne marquée : dans certains cas observés dans la littérature, un noyau dur d’une vingtaine de membres joue un rôle dominant, accaparant l’essentiel des débats.

Le citoyen « ordinaire », parfois peu présent ou peu audible, cède la place à une notabilité non-élective. Cette segmentation institutionnelle renforce la distinction entre membres, soulignant que leur légitimité repose moins sur leur statut d’habitant que sur une propriété sociale distinctive. Certains Conseils de développement ne prévoient pas de collège « citoyens » ou « habitants », consacrant ainsi l’asymétrie entre participation formelle et représentation effective de la diversité sociale.

En parallèle, on constate dans certains conseils une présence plus marquée des seniors— dont la disponibilité facilite naturellement l’implication — à la fois dans les effectifs et les échanges, avec le risque d’une vision parfois partielle des enjeux territoriaux.

Les élus et technostructures communautaires conservent le monopole des décisions stratégiques ; les Conseils de développement apparaissent parfois comme des cénacles étroits peu écoutés, créés avant tout pour légitimer des choix déjà décidés.

Cependant, loin d’être de simples « machines à consentement », les Conseils de développement, lorsqu’ils fonctionnent réellement, jouent le rôle d’espaces hybrides. Ils servent de lieux d’apprentissage collectif, favorisant la délibération coopérative et la formulation de compromis. Ils offrent un lieu de critique institutionnalisée des stratégies métropolitaines, favorisant la pluralité des diagnostics et l’émergence d’une intelligence tactique des acteurs investis. Ainsi, même s’ils restent marqués par le cloisonnement et la difficulté à impliquer le « citoyen lambda », ils peuvent participer à une recomposition — certes souvent discrète — des scènes politiques locales.

Le second obstacle réside dans leur faible emprise sur les processus décisionnels. La littérature sur le sujet décrit ponctuellement une « perte en ligne » des contributions : malgré des débats souvent riches et approfondis, les avis des Conseils de développement peinent parfois à se traduire en orientations politiques concrètes. Ce phénomène peut notamment s’expliquer par l’absence de mécanismes contraignants obligeant les exécutifs intercommunaux à prendre en compte ces contributions. Les administrations territoriales, souvent focalisées sur leurs logiques techniques et leurs contraintes budgétaires, tendent ainsi à marginaliser ces espaces de délibération.

Enfin, d’après une enquête de 2022 réalisée par la Coordination nationale des Conseils de développement auprès d’un échantillon de 31 de ces instances, les budgets des Conseils de développement s’échelonnent entre 0 et 60 000 €, avec une moyenne qui s’établit à 12 800 € (hors salaire). Dans certains cas, le manque de moyens propres alloués renforce la dépendance vis-à-vis des exécutifs locaux et réduit la capacité d’action autonome : même sous obligation légale, beaucoup de territoires ignorent ou vident de substance ces dispositifs. Ils sont par ailleurs souvent ainsi perçus comme des structures consultatives « top-down », créées et contrôlées par les exécutifs communautaires. Un financement stable et dédié leur offrirait une réelle autonomie.

 

Le spectre d’un nouveau recul démocratique

Dans ce contexte déjà précaire, l’amendement gouvernemental voté au Sénat en juin 2025, autorisant les EPCI à demander au préfet une dérogation à l’obligation de créer un Conseil de développement, constitue un recul majeur. Ce texte officialise une conception minimaliste de la participation citoyenne.

Selon les données de la Coordination nationale des conseils de développement, 58 intercommunalités et 33 Pôles d’équilibre territorial et rural (PETR) ne respectent déjà pas l’obligation légale de se doter d’un Conseil de développement. Plutôt que de combler ces manquements, le gouvernement choisit donc d’en faciliter l’existence.

L’argument officiel est « d’adapter les formes de concertation aux réalités locales ». Mais cette « souplesse » revient à légaliser la disparition pure et simple des Conseils de développement, déjà souvent contournés. Ces structures ne s’imposent pas spontanément : sans contrainte forte, elles disparaissent ou se vident de leur substance.

Confier au préfet — représentant direct du pouvoir central — le pouvoir de valider ou non la suppression d’un conseil, c’est en réalité renforcer un pouvoir vertical au détriment de la construction collective locale. Le gouvernement offre une échappatoire à ceux qui veulent décider sans contre-pouvoir citoyen. Il consacre la victoire d’une vision gestionnaire et verticale de la démocratie locale, où la concertation devient un supplément optionnel.

En 2019, le projet de loi Engagement et Proximité envisageait déjà la suppression des Conseils de développement du Code général des collectivités territoriales. Face à une importante mobilisation, le législateur avait renoncé à cette mesure, mais avait instauré en contrepartie un relèvement du seuil d’obligation : les intercommunalités ne sont désormais tenues de créer un Conseil de développement qu’à partir de 50 000 habitants, contre 20 000 auparavant.

Ainsi, ce second épisode après celui de 2019 confirme une tendance inquiétante au démantèlement progressif de la démocratie participative locale, qui ne pourra être enrayée que par une mobilisation déterminée des acteurs territoriaux et de l’opposition.

 

 

Pour un renouveau démocratique local : redonner sens aux Conseils de développement

Dans un contexte où les corps intermédiaires voient leur capacité d’action sur leur propre destin s’affaiblir, et où l’ancrage politique territorial des populations se fragilise, les Conseils de développement pourraient jouer un rôle pivot. En offrant un espace de délibération ancré dans le local, ils permettent de recréer du lien entre des citoyens en quête de sens et des institutions souvent perçues comme lointaines. Leur potentiel réside dans leur capacité à articuler plusieurs échelles : en partant des réalités concrètes du territoire (emploi, transition écologique, cohésion sociale), ils peuvent traduire les enjeux globaux en actions compréhensibles et mobilisatrices.

Pour cela, ils doivent toutefois surmonter leurs limites actuelles. Plutôt que de reproduire des logiques d’expertise fermée ou de notabilité, les Conseils de développement gagneraient à devenir de véritables laboratoires de démocratie territoriale, en associant davantage les citoyens ordinaires via la généralisation de certaines méthodes (tirage au sort, ateliers ouverts, budgets participatifs). Leur légitimité dépendrait alors moins de leur composition formelle que de leur aptitude à capter et amplifier les préoccupations locales, tout en les reliant aux grands débats sociétaux. Avec un vrai soutien politique, un budget minimal et une reconnaissance, le Conseil de développement peut devenir un véritable laboratoire d’idées et un levier de transformation démocratique.

S’ils peuvent parfois être instrumentalisés, contournés, affaiblis, ils représentent également une chance rare de reconstruire la confiance, de retisser le lien entre habitants et institutions, et d’expérimenter des solutions nouvelles adaptées aux réalités locales. Les sacrifier, c’est enterrer toute perspective de démocratie locale renouvelée et audacieuse.

Malgré des résultats qui ne correspondent souvent pas aux ambitions initiales, le Conseil de développement pourrait être l’assemblée ouverte où le global se territorialise, où la citoyenneté se réinvente par l’action collective, et où la démocratie retrouve une échelle humaine.

Lorsqu’ils sont animés avec rigueur, ils favorisent l’émergence d’une intelligence collective, produisent des compromis, et poussent les élus à justifier leurs choix face à une pluralité d’acteurs. Ils deviennent alors des espaces d’apprentissage, des lieux où se forment les citoyens, et où se forge un sens du collectif trop rare aujourd’hui. Même si la participation du « citoyen ordinaire » reste faible, la dynamique d’ouverture à la société civile organisée a permis d’élargir la sphère des discussions publiques, d’introduire de nouvelles expertises et d’imposer certaines thématiques dans l’agenda local.

Au moment où la défiance envers la politique atteint des sommets, où les inégalités territoriales se creusent et où les défis environnementaux exigent des réponses collectives fortes, affaiblir les lieux d’expression citoyenne est une faute historique. Plutôt que d’accélérer la régression démocratique, nous devons, au contraire, multiplier et approfondir ces espaces.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Haro sur les Jacobins ! – Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien

Haro sur les Jacobins ! – Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien

Le jacobinisme est souvent perçu comme un bloc idéologique homogène, d’où serait sorti la terreur et la centralisation autoritaire. Derrière ce mythe se cache une réalité bien différente. Dans leur ouvrage « Haro sur les Jacobins ! Essai sur un mythe politique français (XVIIIe-XXIe siècle) », les historiens Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien explorent le club éponyme comme creuset d’expérimentations démocratiques, laboratoire d’une politisation populaire inédite entre 1789 et 1794. En déconstruisant les oppositions factices entre Girondins et Jacobins, l’ouvrage invite à repenser les héritages de la Révolution dans notre imaginaire républicain.
Le club des Jacobins fait partie intégrante de l’histoire de la Révolution française, mais peut-être plus encore de notre mémoire collective, parfois au mépris justement de l’histoire. Pouvez-vous revenir sur les conditions de sa fondation et sur les mutations successives de son identité politique, jusqu’à sa fermeture en 1794 ?

Le club des Jacobins naît à Paris, entre la fin novembre et le début du mois de décembre 1789, sous le nom initial de « Société de la Révolution de Paris ». En posant ces deux éléments (« 1789 », « Société de la Révolution »), on saisit d’emblée sa raison d’être : la Révolution. Depuis l’été, la toute jeune Assemblée nationale (née en juin 1789) est en cours de structuration entre un « côté gauche » et un « côté droit ». Le côté gauche, par-delà les multiples nuances des opinions de ceux qui s’y rangent, se montre favorable aux changements révolutionnaires. Il est même désireux de les pousser plus avant, afin de tenir les promesses de la Déclaration des Droits de l’Homme (26 août 1789). Le côté droit, lui, est composé de ceux qui estiment que ce qui devait être accompli l’a déjà été, et qu’il est déjà grand temps de « terminer la Révolution », autour d’un roi au pouvoir fort, d’un catholicisme demeuré religion d’État, etc. Or, en octobre-novembre 1789, c’est le « côté droit » qui est en position de force à l’Assemblée nationale. La formation d’un club est la réponse du « côté gauche » à cette position temporaire de fragilité. L’enjeu est de discuter entre députés, en amont des séances de l’Assemblée, afin de préparer celles-ci, et si possible de s’entendre, se coordonner.

Le local choisi (une salle dans l’ancien couvent des Jacobins, rue Saint-Honoré, d’où le nom passé à la postérité : « club des Jacobins) témoigne lui-même de ces enjeux : cet endroit a été retenu car il est situé au plus près de la salle de l’Assemblée nationale. Ils sont une centaine de députés du « côté gauche », au moment de la fondation du club des Jacobins. Le nombre augmente rapidement (ils sont trois fois plus, dès janvier). On y retrouve toutes les nuances de la mouvance patriote, depuis les grands nobles libéraux (comme La Rochefoucauld, La Fayette, Aiguillon, etc.), jusqu’aux « démocrates » (façon Robespierre ou Pétion). Le club des jacobins, donc, à cet instant initial, est un lieu de réunion et de travail des députés du « côté gauche ». Durant les mois suivants, le club s’ouvre à des non députés, et compte déjà 1200 membres à l’été 1790. Il se donne aussi une mission nouvelle : assurer et assumer une forme de pédagogie de la Révolution, œuvrer à la diffusion et à la popularisation de ses principes, les faire connaître, de même que les lois adoptées par le pouvoir législatif. Le club va connaître diverses scissions et départs, au gré de sa brève histoire (1789-1794). Dès 1790, des députés modérés, comme Mirabeau, le quittent, et se retrouvent dans un autre club : la « Société de 1789 ». Après la fuite à Varennes, en juin 1791, les députés patriotes modérés, en désaccord avec la radicalité des autres membres de la « Société », quittent à leur tour les Jacobins pour fonder un club rival, plus modéré, le « club des Feuillants ». Mais la force d’entraînement demeure ici, dans ce club, qui se recompose régulièrement, tout en continuant de jouer un rôle dynamique essentiel du « côté gauche ».

En 1791-1792, ceux qui y sont en position de force sont les futurs « Girondins » – les « Girondins », avant d’être appelés ainsi, ont donc d’abord été des « Jacobins. Ils quittent le club, ou en sont exclus, entre la fin de l’été et l’automne 1792. Ils forment il est vrai, au lendemain de la chute de la monarchie (10 août 1792), le nouveau « côté droit » de l’Assemblée – après avoir longtemps siégé avec le « côté gauche » des deux précédentes Assemblées. À compter du départ des Girondins et jusqu’à l’été-automne 1794, le club des Jacobins, qui compte toujours de nombreux députés (plus d’une centaine) parmi ses membres, est surtout proche de « la Montagne » (sans que ces deux étiquettes révolutionnaires, Jacobins/Montagnards, soient entièrement solubles l’une dans l’autre). Les Jacobins, unis par l’adhésion à de grands principes (la liberté, l’égalité, la fraternité, l’unité et l’indivisibilité de la nation, la promotion de droits sociaux), bien davantage qu’à une doctrine clairement définie, sont alors actifs dans la lutte contre les Girondins, mais également dans les tentatives de mise au pas du mouvement sans-culotte (le turbulent mouvement populaire révolutionnaire).

Cependant, il ne faut pas imaginer qu’entre 1792 et 1794, quelques grandes figures « jacobines », comme Robespierre ou Saint-Just, dominent et écrasent le club. Même en l’an II, les Jacobins demeurent un lieu de débats, dont les séances sont devenues publiques depuis l’automne 1791 (et venir assister aux séances des « jacobins » est un spectacle très prisé, dans le Paris révolutionnaire). On y discourt, on s’y oppose, on rédige des pétitions, on y forme et affine ses opinions. On peut débattre, tant du moins que l’échange d’opinions se fait entre personnes qui se reconnaissent comme sincèrement révolutionnaires.

La chute de Robespierre et de ses proches, les 9-10 thermidor an II (27-28 juillet 1794) marque un coup d’arrêt majeur : le club est fermé dans la nuit du 9 au 10 thermidor, sur ordre de la Convention nationale (qui vient de décréter d’arrestation Robespierre et ses proches). Malgré sa réouverture temporaire, quelques jours plus tard, ses jours sont comptés. Il est vrai que les nouveaux maîtres du jeu politique (les thermidoriens) entendent à leur tour « terminer la Révolution », et pour cela « dépolitiser » les catégories populaires. Surtout, ils lancent une violente campagne d’opinion anti-jacobine, dans le but d’attribuer au club et à ses grandes figures récentes (Robespierre au premier chef) les excès de « la Terreur ». L’enjeu est alors moins pour eux de rendre fidèlement compte du réel que de faire du passé récent un usage instrumental, afin de dédouaner la Convention et ses députés des débordements des deux années écoulées (et sauver ainsi, outre les thermidoriens eux-mêmes, l’Etat d’exception). C’est ce qui conduit les députés à ordonner la fermeture du club à l’automne 1794.

Le club des Jacobins est associé au parisianisme, qu’il soit d’ailleurs bourgeois ou populaire. Pourtant, vous montrez dans votre ouvrage que ce club fédérait des milliers d’adhérents dans toute la France, et que, surtout, le club parisien ne dirigeait pas les autres. Dans quelle mesure peut-on considérer cette structuration comme une matrice de la conscientisation politique du peuple français pendant la Révolution française ?

C’est là, effectivement, une donnée essentielle. Dès février 1790, le club des Jacobins admet le principe de « l’association » : le club des Jacobins pourra « s’associer » avec des clubs qui ouvriront ailleurs dans le pays. Cette décision rencontre une dynamique née par en bas : depuis fin 1789, imitant en cela ce qui s’est produit quelques semaines plus tôt à Paris, des clubs commencent à être fondés ici et là. C’est un mouvement urbain, issu des élites patriotes, dans un premier temps. Ces clubs revendiquent un lien celui des Jacobins de Paris (en se nommant comme lui : « Société des Amis de la Constitution », son nom officiel depuis janvier 1790). Ils sont déjà plus de 300 dans le pays fin 1790, 900 fin 1791. Tous les chefs-lieux de département ont désormais le leur, et le mouvement commence même à gagner des villes moyennes et petites, voire parfois déjà des chefs-lieux de canton.

Or, donc, ces clubs demandent à s’associer au club parisien. À Paris, les Jacobins examinent ces demandes et, en fonction du résultat de cet examen, acceptent ou non ces demandes. Si la demande est acceptée, se met alors en place une communication régulière entre le club associé et le club parisien. Ces échanges qui vont dans les deux sens (Paris-province, mais aussi province-Paris) : discours, mots d’ordre, lois depuis la capitale ; transmission d’informations, prises de position locales – sur la guerre, les nobles, le roi…  –, demandes spécifiques depuis la province vers la capitale. À ce titre, ce réseau d’association jacobin contribue à l’établissement d’un lien politique « Paris-province », mais, donc, à double sens. Inquiètes des débordements populaires, les élites révolutionnaires qui créent ces clubs établissent autour d’elle un entre-soi social, par des cotisations élevées. À partir de l’été 1792, toutefois, alors que la guerre fait rage, que la Révolution semble sur le point de perdre la partie, que la patrie est même déclarée « en danger », toutes les bonnes volontés sont les bienvenues. Les clubs commencent donc à s’ouvrir à des couches plus populaires.

S’opère ainsi, de la fin 1792 à l’été 1794, une vraie démocratisation du recrutement des clubs jacobins, même si la « bourgeoisie » continue d’exercer dans ces clubs les fonctions de commandement (présidents, secrétaires). Sur ces bases sociales nouvelles, le mouvement de fondation repart de plus belle, dans des proportions jamais vues jusque-là : le pays compte près de 6000 « sociétés populaires » (comme on les nomme désormais) en 1793-1794, au paroxysme de leur implantation, fortes de près de 500 000 membres (très majoritairement des hommes) ! Le réseau jacobin commence à ce moment-là à essaimer (ponctuellement au moins) jusque dans le monde rural. Ajoutons qu’ici aussi toutes les séances sont désormais publiques, et se déroulent donc devant des spectateurs (parmi lesquelles on trouve des hommes, mais aussi des femmes et même des enfants), élargissant d’autant l’écho jacobin. Du jamais vu en matière de réseau politique, pour l’époque !

Ce qui est fondamental, c’est que tous ces clubs ne sont pas seulement associés au club parisien (en réalité, en l’an II, seuls 800 d’entre eux sont directement associé aux Jacobins de Paris), mais également entre eux. À la logique d’association « Paris-province » se superpose donc une logique beaucoup plus horizontale d’association « province-province ». Un club peut ainsi être associé à une dizaine d’autres clubs (voire davantage), répartis dans l’ensemble du pays, dans une expérience de communication et d’échanges politiques véritablement nationale. Et dans ces échanges horizontaux, ce qui circule, c’est bien, aussi, de la parole politique (discours, pétitions, règlements intérieurs, etc.).

Insistons sur les règlements intérieurs, qui illustrent à eux seuls la nature et le fonctionnement du « réseau jacobin » : chaque club à le sien. Paris n’en impose aucun, pas plus que Paris n’impose la fondation de clubs (sinon chaque localité aurait fini par en avoir un, ce qui est très loin d’être le cas, seuls 16% des communes du pays possédant une société populaire en l’an II). Ces règlements évoluent régulièrement, à l’initiative de chaque club local, sous l’effet d’idées propres à ses membres, sous l’inspiration aussi, pourquoi pas, des principes adoptés par d’autres clubs jacobins avec lesquels on est associé. Pourquoi ces adaptations régulières ? Parce que l’on cherche la meilleure façon de faire de la politique ensemble : comment réglementer la prise de parole, la prise de décision ? comment opérer les élections internes ? On mesure là combien ces clubs ont été des laboratoires de la pratique démocratique moderne.

De là découle un autre élément essentiel : les clubs jacobins ont été autant de leviers fondamentaux de la politisation populaire qui s’opère durant la Révolution, ou, pour parler comme Michel Vovelle, de la « découverte de la politique » qui se joue entre 1789-1794 pour des personnes qui, jusque-là, avaient été tenues à distance de la conduite des affaires publiques. Ces clubs ont été les 6000 scènes sur lesquels de simples individus ont pu entrer en politique, découvrir ses gestes, ses mots, ses pratiques. Lors des séances, ils pouvaient écouter les nouvelles (car on y lisait les journaux, auxquels les clubs s’abonnaient), prendre la parole (sur les grandes affaires nationales comme sur des problèmes de politique locale), débattre, voter, pétitionner, bref apprendre la grammaire politique des temps nouveaux – celle de la démocratie représentative.

Dans l’imaginaire collectif, on oppose facilement jacobins et girondins. Les premiers étant considérés comme des chantres du centralisme, de l’autorité de Paris ; les seconds étant présentés comme plus ouverts, plus démocratiques, plus respectueux des diversités territoriales. Qu’en est-il réellement ?

Cette opposition entre « Jacobins » et « Girondins », pour signifier l’opposition entre « centralisation » et « décentralisation », « autoritarisme » et « libéralisme » vient tout droit des mythes politiques (nombreux) que la Révolution nous a légués. Elle ne repose cependant sur aucune réalité historique. Cela ne veut pas dire que « Jacobins » et « Girondins » ne se sont pas opposés. Ils se sont bel et bien affrontés. Mais encore faut-il situés chronologiquement cette opposition (automne 1792-printemps 1793), remarquer comme nous l’avons fait précédemment qu’avant d’être des adversaires résolus des Jacobins, les grandes figures girondines ont toutes été des figures jacobines (qui plus est parmi les figures jacobines les plus en vue et les plus influentes), et remarquer que l’opposition se structure en réalité entre « Jacobins » et « Montagnards » d’un côté (les Montagnards formant l’aile gauche de l’Assemblée nationale depuis septembre 1792) et « Girondins » de l’autre.

Pour que les choses soient claires, il faut aussi insister sur le fait que, même si les « Girondins » forment, à compter de l’automne 1792, l’aile droite de la Convention nationale, ils n’en sont pas moins d’authentiques révolutionnaires et républicains. Cette opposition, disons-le clairement, n’est pas imputable à un désaccord sur l’organisation de l’État, sur la centralisation ou la décentralisation à mettre en œuvre, comme on le croit souvent. Il n’est qu’à lire, d’ailleurs, la proposition girondine de Constitution pour la République, datée de l’hiver 1793, rédigée par Condorcet : elle est fermement centralisatrice, et même, à bien des égards, plus centralisatrice que certaines propositions constitutionnelles de Robespierre ou de Saint-Just (qui invitent quant à eux à laisser le plus d’autonomie possible aux communes). Dès les premières lignes de la Constitution girondine, il est dit que la République est « une et indivisible », c’est-à-dire que la loi ne peut être faite que par une représentation nationale unique, adoptant des règles devant s’appliquer uniformément sur l’ensemble du territoire de la nation. Il y est également spécifié que ces lois seront exécutées par des administrations locales (départements, communes) soumises à un contrôle hiérarchique et central ferme, remontant au gouvernement. Une municipalité, par exemple, ne pourra pas lever d’impôts locaux sans l’accord de l’administration départementale, administration dont les décisions seront-elles-mêmes contrôlées par le pouvoir exécutif central.

Les Girondins, donc, si l’on veut parler comme aujourd’hui, sont des « centralisateurs ». Ils le sont d’autant plus que le pays est en guerre et que la large autonomie accordée aux communes en 1789 s’est révélée peu efficace. Or, dans un contexte militaire où la Révolution joue sa survie, il faut d’abord et avant tout de l’efficacité partant, aux yeux des Girondins (comme des Montagnards et des Jacobins) un contrôle vertical ferme. On l’aura compris, les Girondins sont très loin d’avoir été des « fédéralistes », c’est-à-dire des partisans d’une République fédérale ou chaque département aurait la possibilité de faire ses propres normes, ses propres lois (chose inenvisageable pour eux). Ajoutons par ailleurs que bien des Girondins se sont montrés, entre l’automne 1792 et le printemps 1793, favorables à des solutions politique d’exception, impliquant le recours à la violence, sous l’égide de l’État. C’est d’ailleurs à l’époque où ils dominent la Convention que sont adoptées l’essentiel des rouages de « l’état d’exception » que l’on nommera ensuite « la Terreur » : tribunal révolutionnaire (criminalisant les opinions politiques), Comité de Salut public, etc.

La réalité de l’opposition entre Jacobins/Montagnards d’un côté et Girondins de l’autre se joue en réalité, à bien des égards, dans leur rapport au mouvement sans-culotte parisien. Les Girondins estiment que ces militants populaires radicaux exercent une contrainte trop lourde sur la Convention nationale, donc sur la conduite des affaires politiques nationale. Il souhaiterait la réduire, quitte à imaginer que l’Assemblée nationale s’installe à Tours ou Bourges (mais que le pouvoir législatif soit situé ailleurs qu’à Paris ne change rien au fait qu’ils imaginent un pouvoir législatif unique, adoptant une législation commune pour l’ensemble de la République). Montagnards et Jacobins, quant à eux, estiment que pour sauver la toute jeune République des périls qui ont entouré sa naissance (guerre extérieure, puis bientôt guerre civile), il faut compter sur l’aide des sans-culottes, et soutenir un certain nombre de leur revendications (par exemple en matière d’encadrement de l’économie).

Ce sont en réalité les « Jacobins » et les « Montagnards » qui vont imputer des opinions « fédéralistes » aux « Girondins », durant le printemps 1793. Pourquoi ? Pas parce que cela répondait à une quelconque réalité politique, mais pour justifier la lutte (à mort) que se livrent ces anciens frères en patriotisme. Depuis 1789, avant même la fondation du club des Jacobins, la Révolution s’est bâtie sur le principe de « l’unité et de l’indivisibilité » de la nation. Dire que les Girondins sont des « fédéralistes », suggérer donc qu’ils veulent, dans la nation, un ensemble de territoires disposant de leurs propres lois, c’est dire qu’ils s’opposent à ce fondement de la Révolution, donc qu’ils sont contre la Révolution, partant qu’il est nécessaire de les combattre. Les « girondins » sont ainsi devenus décentralisateurs à leurs corps défendants.

Il en va à peu près de même pour les « Jacobins », également devenus, d’une certaine façon, des « centralisateurs » post-mortem. Cela tient aux conditions dans lesquelles s’opère la chute de Robespierre, le 9 thermidor an II. Ce renversement brutal des équilibres politiques (des mises à mort sans aucun procès) doit bien être justifié, d’autant plus qu’il est l’œuvre de montagnards contre d’autres montagnards (Robespierre, Saint-Just, Couthon…). Ce sera l’invention, a posteriori, du « système de la terreur » : il fallait renverser Robespierre, car celui-ci était un monstre qui aspirait à la tyrannie, via l’imposition d’un « système de la terreur ». Ce système de la terreur, dit-on, quatre jours après la mort de Robespierre, aurait procédé par une « centralisation totale » : Robespierre aurait voulu concentrer tous les pouvoirs en une source unique, afin de mieux s’en emparer. Mais quel Robespierre accabler ? Le député ? le membre de la Convention ? du Comité de Salut public de cette même Convention ? c’est-à-dire le pouvoir qu’il a exercé (avec d’autres) dans le cadre du système politique d’exception déployé, collectivement, par cette même Convention ? C’était inenvisageable pour ces thermidoriens, puisqu’une fois Robespierre renversé, ils entendaient bien conserver tout ou presque des politiques d’exception mises en œuvre en 1793.

Les Jacobins firent les frais de ce calcul politique : Robespierre étant l’un des Jacobins les plus en vue, les thermidoriens affirmèrent que les Jacobins et leurs milliers de relais dans le pays auraient été les rouages privilégiés de la « centralisation » totale, et donc de la « terreur » voulue par Robespierre – brefs, les leviers de la « centralisation totale » et d’un pouvoir oppressif, au nom de la Révolution. Ce n’était pas vrai, mais l’essentiel était ainsi sauf (le maintien du gouvernement révolutionnaire). D’ailleurs, dans les mois qui suivirent, les thermidoriens rédigèrent une nouvelle Constitution (celle du Directoire), la plus centralisatrice de toute la période révolutionnaire, preuve s’il le fallait que la chute de Robespierre n’avait aucun lien réel avec une quelconque ambition décentralisatrice.

Le « jacobinisme » comme forme intellectuelle qui survit au club des jacobins a-t-il une réalité historique ? Et, si oui, quelle est-elle ?

Il faut ici sans doute distinguer un avant et un après 1794 (avant : l’époque des clubs jacobins ; après, et jusqu’à nous : l’époque où l’épithète « jacobine » se dissocie de l’existence de clubs jacobins). Commençons par souligner qu’entre 1789 et 1794, les Jacobins n’utilisent pas, eux-mêmes, le terme de « jacobinisme ». Ce mot est né en 1791 sous la plume et dans la bouche de pamphlétaires et militants royalistes, ceux de la contre-révolution. Pour eux, ce mot politique ne désigne ni la centralisation, ni un pouvoir vertical ou oppressif, mais la « Révolution » elle-même, les principes révolutionnaires tout entiers, et ceux qui s’en réclament (bien au-delà des seuls adhérents aux clubs jacobins). À ce titre, c’est pour eux un mot de la détestation politique : le « jacobinisme » est tout ce qu’ils exècrent. Quand on parle de « jacobinisme », on remonte donc à cette filiation lexicale et sémantique-là : la « contre-révolution » (matrice historique de l’extrême-droite française).

Quant aux Jacobins eux-mêmes on est bien obligé de dire qu’aucun corps de doctrine spécifique et précisément défini ne les relie entre eux ni ne les dissocie des autres groupes politiques révolutionnaires. Disons-le autrement : le jacobinisme, en tant qu’idéologie cohérente, structurée, appelant un programme d’action clair et partagé n’existe pas entre 1789 et 1794. Bien sûr, des choses rapprochent les jacobins entre eux (sinon pourquoi adhérer à un club ?). C’est, pour l’essentiel, c’est vrai, l’adhésion aux principes révolutionnaires : la liberté, l’égalité, la fraternité, l’unité et l’indivisibilité de la nation, la souveraineté de cette même nation, la force universelle de la loi…

Mais cela posé, il faut introduire trois nuances : d’une part ces principes n’ont pas un contenu stable dans le temps court de la Révolution (il n’est presque aucun jacobin, par exemple, qui ne soit républicain avant l’été 1791 – voire, surtout,  l’été 1792 –, mais tous le seront en revanche farouchement en 1792-1794 ; l’égalité réclamée dès 1789 s’enrichit elle aussi régulièrement de sens, jusqu’à impliquer, en 1793-94, l’abolition de l’esclavage ; la liberté de 1789-1792 avait des implications économiques – on dirait aujourd’hui le libéralisme, ce laisser faire-laisser passer des affaires –, qui reculent en 1793 quand de grandes figures, comme Robespierre, mettent en avant le droit premier de chaque citoyen à l’existence, qui implique un encadrement au moins partiel de la sphère économique). D’autre part, on est bien obligé de remarquer que ces principes n’isolent pas un « groupe jacobin » d’autres groupes révolutionnaires. À maints égards, les Cordeliers, voire même les Girondins, se reconnaissaient dans ces grands principes, et même des citoyens révolutionnaires ordinaires, dans des communes où n’existaient aucun club. Enfin, tous n’entendaient pas de la même manière la déclinaison pratique de ces grands mots d’ordre.

En ce qui concerne l’après-1794, il est difficile de répondre en prenant les termes « réalité historique » au singulier. Il y a les légendes noires qui sont accolées au mot, elles aussi à considérer au pluriel même si revient souvent le spectre de la Terreur comme celui d’un égalitarisme idéaliste et grossier. Sur ce dernier plan, la critique tend d’ailleurs à rejoindre les tentatives de réactivation et de réaffiliation. Quand, autour des Trois Glorieuses de 1830 – qui apparaissent pour bien des contemporains comme une réédition de 1789 après la Restauration –, des révolutionnaires veulent porter les aspirations démocratiques et sociales et pousser plus loin un élan vite contenu dans les étroites limites du régime de Louis-Philippe, ils ne tardent pas à prendre le drapeau du jacobinisme, non comme notion historique pour rendre compte d’un passé révolu mais comme concept politique pour faire réadvenir ce qui a été aboli et reprendre la marche de l’Histoire sur cette base. Cela reste très vivace dans le mouvement révolutionnaire français tout au long du siècle malgré les polémiques et la montée en puissance de questions nouvelles portées par le développement du capitalisme et de la classe ouvrière. Nécessairement, cela prend de plus en plus la forme de l’inscription dans un héritage que celle du programme à redupliquer pour le présent. En tout cas, le Front populaire et la Résistance contribuent à redonner de la force à la référence jacobine. C’est seulement les années 1960-1970-1980 qui voient le triomphe progressif d’une vision très majoritairement négative des jacobins.

Quel est le cheminement de l’histoire intellectuelle qui a débouché sur une vision aussi caricaturale du jacobinisme au XXème siècle ? Est-ce par manque de culture historique ou falsification volontaire des acteurs médiatiques et politiques ?

Il y a une hostilité farouche aux jacobins chez les ennemis de la Révolution dès la Révolution elle-même. Elle se prolonge avec force écho et publications dans tout l’univers de la Contre-Révolution, les ouvrages nouveaux voisinant avec les plus anciens qui peuvent être réédités ou passer de génération en génération, comme les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme de l’abbé Barruel. Ainsi s’ancrent dans une mémoire réactionnaire française mille légendes sans fondement – les tanneries de peaux humaines n’étant que l’exemple le plus saisissant pour frémir, maudire et guetter les retours.

Au-delà de ces cercles, il est des penseurs plus liés aux libéraux comme Quinet qui portent une vision très noire des jacobins : il s’agit alors de sauver 1789 de ses dérives populaires violentes et absolues incarnées par Robespierre et ses proches. L’étiquette jacobine est particulièrement usitée pour désigner ce groupe des proches de Robespierre et ce moment (1793-1794) jusqu’à en faire l’élément central de l’interprétation du phénomène révolutionnaire comme l’illustre un auteur à l’écho aussi puissant et large qu’Hippolyte Taine dans le dernier quart du XIXe siècle. Chez ces historiens, on ne saurait bien sûr parler de manque de culture historique même s’il est vrai qu’en matière de sources, la connaissance des clubs jacobins – notamment de province – était bien plus limitée qu’elle ne l’est aujourd’hui. La force des angoisses politiques contemporaines et des jeux de filiation ne saurait en revanche être écartée. Si on lit Les Origines de la France contemporaine de Taine et, notamment, les bonnes feuilles que l’historien donne à La Revue des deux mondes en amont de la publication du Gouvernement révolutionnaire (le troisième tome), on le mesure aisément. Décrit-il le « programme jacobin », c’est « l’État, seul propriétaire foncier, seul capitaliste, seul industriel, ayant tous les Français à sa solde et à son service », il « assignerait à chacun sa tâche d’après ses aptitudes et distribuerait à chacun d’après ses besoins ». S’agit-il de penser les guillotinés du 9 Thermidor, ces « jacobins à principes », ils sont l’incarnation du « socialisme autoritaire ». C’est peu dire qu’on sent le spectre de la Commune de 1871 et du « péril socialiste » sous la plume de l’historien Taine s’attachant à penser la Révolution.

On pourrait prolonger cette revue historiographique dans les décennies suivantes en évoquant Augustin Cochin et quelques autres mais, pour répondre à votre question, on ne peut s’en tenir aux historiens qui, pour jouer un rôle dans la mémoire nationale, n’en jouent qu’un parmi d’autres. Il faut parler de toutes les productions culturelles, de la « petite histoire » de G. Lenotre aux Dieux ont soif d’Anatole France et ses adaptations au théâtre en passant par le cinéma national et international. Sur ce créneau, en longue durée, c’est la légende noire qui domine, du Thermidor de Sardou au Danton de Wajda avec ses jacobins jaruzelskisés. De toutes ces strates accumulées, il demeure nécessairement quelque chose dans la conscience nationale, même si la connaissance de la Révolution a beaucoup reculé, en particulier dans les milieux politiques. Même si le tranchant de la guillotine n’est jamais loin quand on parle des jacobins aujourd’hui, c’est plutôt l’association avec le centralisme qui domine, paresseuse reprise des légendes thermidoriennes ânonnées avec une tranquillité que rien ne semble pouvoir troubler. Ici, le manque de culture historique le dispute au confort des charentaises de l’esprit.

Le jacobinisme ne souffre-t-il pas d’une association systématique à la figure de Robespierre ? Et ce dernier, comme le club auquel il appartenait, n’est-il pas l’objet de tous les fantasmes et les critiques ? On a récemment vu Raphaël Glucksmann, candidat putatif pour une partie de la gauche à l’élection présidentielle, pourfendre le natif d’Arras.

L’association Robespierre-jacobinisme doit en effet être déconstruite, les jacobins dans leur histoire ne pouvant être réduits à la figure de Robespierre et Robespierre lui-même ne pouvant être résumé par son appartenance au club. Le fantasme demeure et ces trois syllabes l’activent avec une efficacité qui brave les siècles comme peu d’autres.

Le cas de Raphaël Glucksmann n’est toutefois pas très symptomatique. Il s’inscrit en réalité à rebours des évolutions contemporaines de la vie politique marquée par un effondrement de la culture historique, notamment révolutionnaire – ceci dit, sans aucune nostalgie dolente, mais lisez si vous voulez vous en convaincre, Édouard Herriot, Charles de Gaulle ou Thorez… Chez Raphaël Glucksmann, on sent, au contraire, une certaine familiarité si ce n’est avec l’histoire de la Révolution, du moins avec les théorisations qui en ont été faites dans les années 1970 par des historiens comme François Furet ou sans doute davantage encore par les Nouveaux philosophes comme Bernard-Henri Lévy ou son propre père, André Glucksmann. C’est sans doute la raison pour laquelle Raphaël Glucksmann accorde une place si forte à ces références révolutionnaires… avec un succès, sur ce plan, aussi modéré jusqu’à présent. La référence aux Girondins a-t-elle suffisamment de prise aujourd’hui pour soulever un large enthousiasme ?

Enfin, une question plus ouverte : le jacobinisme peut-il encore être utile à la République au XXIème siècle ?

Question redoutable que la vôtre au sens où on a essayé de montrer que « le jacobinisme » savamment défini ex post n’a pas de réalité doctrinale bien nette au temps des jacobins eux-mêmes. Robespierre a des idées politiques ; Saint-Just en a également qui ne sont d’ailleurs qu’en partie communes. Et tout cela évolue au temps formidablement accéléré des révolutions. Il y a des discours de telle ou telle figure, des mesures prises… Si on entend rassembler tout cela avec le mot « jacobinisme », alors, assurément, il y a une très large partie de la Révolution tout entière, un patrimoine extraordinaire de réflexions et de pratiques politiques. Les révolutionnaires voulaient sortir d’un monde injuste pour ouvrir une ère nouvelle qu’ils tâchèrent d’inventer et de faire advenir : dans cette exigence comme dans ces tentatives, il y a mille matériaux pour penser l’organisation du monde, loin de tout esprit de routine et de résignation.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Fret SNCF : une mise à mort orchestrée par Bruxelles et Paris

Fret SNCF : une mise à mort orchestrée par Bruxelles et Paris

Au lieu de défendre les intérêts du fret français, Paris courbe l’échine face à la Commission européenne et condamne le Fret SNCF. Au 1er janvier 2025, l’entreprise sera dépossédée de ses activités les plus rentables, au profit des entreprises concurrentes et au détriment des salariés et de l’écologie.

FRET SNCF agonise depuis plusieurs années déjà. Sa part modale n’a cessé de baisser, jusqu’à descendre en dessous de 10%. Son déclin a été accentué par un certain nombre de facteurs :

D’abord, l’ouverture à la concurrence qui a contribué à morceler complètement le marché et qui n’a pas réussi contrairement aux promesses de l’Union européenne, à rendre ses lettres de noblesse au fret.   Le nombre de marchandises en milliards de tonnes.km(1) était déjà en déclin depuis les années 1980, il a été divisé par deux en 2010. On peut légitimement considérer que cette baisse drastique et soudaine, est corrélée à l’ouverture à la concurrence effective depuis 2005/2006.

Ensuite, la concurrence déloyale de la route face à laquelle l’Union européenne reste muette. Les investissements massifs dans le réseau routier ont contribué à créer un réseau correctement maillé, efficace et permettant d’effectuer des trajets de bout-en-bout ce qui n’est aujourd’hui pas le cas du réseau ferroviaire.

Les acteurs empruntant les réseaux routiers peuvent par ailleurs contourner la fiscalité en place. En effet, l’utilisation des réseaux routier et ferroviaire nécessite de s’acquitter d’un péage. Pourtant, les acteurs du réseau routier peuvent facilement éviter de payer péages et taxes, en utilisant le réseau routier gratuit et en ne réalisant pas le plein d’essence en France mais dans les pays voisins. Ainsi, ces acteurs ne payent pas la taxe intérieure de consommation des produits énergétiques (TICPE), qui est de 4 centimes par litre pour les transporteurs. Avec la déréglementation du transport routier les entreprises peuvent également faire appel à des travailleurs étrangers moins rémunérés, réduisant ainsi le coût du travail.

Enfin, l’état catastrophique des infrastructures induit une qualité de service insatisfaisante pour les entreprises. En 2022 près d’un train sur six (16%) a accusé un retard de plus de 30 minutes. Le réseau est extrêmement dégradé ce qui explique ces retards : les lignes capillaires qui connectent les entrepôts / usines au réseau principal ont en moyenne 73 ans. De nombreuses lignes ont également été fermés ces dernières années faute de travaux de remise en état.

Désinvestissement dans le réseau, investissement massif dans le réseau routier, évitement de la fiscalité par les transporteurs routiers, concurrence déloyale, ouverture à la concurrence, circulation des méga-camions favorisée en Union européenne… Voici une liste non-exhaustive des principaux facteurs qui sont en train de tuer le fret ferroviaire.

Pour répondre aux pressions et aux menaces de liquidation totale de la Commission européenne qui visait fret SNCF d’une enquête pour non-respect des règles de la concurrence, le gouvernement a donc décidé de mettre en œuvre en toute discrétion, la réforme présentée par Clément Beaune en mai 2023. La commission accuse notamment fret SNCF d’avoir bénéficié de subventions notamment pour la recapitalisation de l’entreprise, et l’annulation de la dette en 2019 pour un montant d’environ 5 milliards d’euros.

La réforme devient désormais réalité. Au 1er janvier 2025, fret SNCF va être divisé en 2 sociétés, Hexafret pour le transport de marchandises et Technis pour la maintenance.

Il faut également mentionner que malgré le morcellement du marché, fret SNCF conservait encore près de 50% des parts de marché et restait donc un acteur clé. Ces parts de marché vont désormais être réparties entre les autres acteurs du marché. En effet, la réforme oblige fret SNCF à abandonner 23 flux de marchandises (représentant 20% de son chiffre d’affaires), évidemment les plus rentables pour l’entreprise. Ces flux vont être ouverts à la concurrence, sans que fret SNCF puisse y candidater pendant près de 10 ans. L’ouverture à la concurrence n’est donc pas la même pour tous : comment justifier cet écartement de fret SNCF des appels d’offres pendant 10 ans ?

Dernière étape de la réforme : ouvrir le capital de fret SNCF à des investisseurs privés, d’ici quelques années.

Dans « La révolution ratée du transport ferroviaire au XXIème siècle(2) », j’écrivais déjà avant confirmation de la réforme que sa mise en œuvre serait la mort pure et simple de l’entreprise et qu’elle engendrerait le chaos sur le marché. Evidemment, la situation est d’autant plus catastrophique qu’elle impacte directement les cheminots, avec la suppression de 500 emplois.

Le gouvernement défend la réforme en indiquant qu’elle sera un nouveau souffle pour fret SNCF, et que l’Etat va aider le secteur à hauteur de 370 millions d’euros. Cette somme est très faible, au regard des demandes des acteurs du secteur. Selon la commission des finances du Sénat, près de 10 milliards d’euros devraient être investis pour la rénovation du réseau d’ici 2030.

Comment comprendre la schizophrénie de l’Union européenne ? Alors que cette dernière s’est fixée des objectifs ambitieux en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, elle condamne un secteur qui serait clé dans cette baisse. En effet, le secteur des transports représente 30% des émissions au niveau mondial et elle condamne aujourd’hui, avec l’accord de la France, un secteur clé pour amorcer la transition.

Au lieu de défendre ses intérêts, la France courbe l’échine face à la Commission européenne et condamne ainsi le fret, qui serait pourtant clé à la fois pour accompagner la réindustrialisation du pays et également pour amorcer la transition écologique. Tout ceci est un non-sens écologique et stratégique.

Pour en savoir plus, vous pouvez dès à présent vous procurer le dernier livre de notre collection avec les Editions du bord de l’eau sur le sujet, « la révolution ratée du transport ferroviaire au XXIème siècle ». Sortie le 15/11/2024 : https://www.editionsbdl.com/produit/la-revolution-ratee-du-transport-ferroviaire-au-21e-siecle/

Références

(1)La tonne-kilomètre est une unité de mesure de quantité de transport correspondant au transport d’une tonne sur un kilomètre. La quantité de transport s’appelle le volume de transport.

(2) La révolution ratée du transport ferroviaire, Chloé PETAT, 15/11/2024 https://www.editionsbdl.com/produit/la-revolution-ratee-du-transport-ferroviaire-au-21e-siecle/

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Lire aussi...

Un tout petit effort pour ne rien rater …

Inscrivez-vous à notre newsletter