Splendeurs et misères de l’antiracisme, entretien avec Florian Gulli

La Cité

Splendeurs et misères de l’antiracisme, entretien avec Florian Gulli

Florian Gulli est agrégé de philosophie et enseigne à Besançon. Il évoque ici son dernier livre, « l’Antiracisme trahi » (2022) publié aux PUF : il revient sur les 3 antiracismes (libéral / politique / socialiste), la notion de privilège blanc et sur le discours que la gauche doit porter à ce sujet.
Le Temps des Ruptures : Si le titre de votre livre parle d’antiracisme au singulier, vous prenez le temps de théoriquement et politiquement définir trois antiracismes distincts : l’antiracisme libéral, l’antiracisme politique et l’antiracisme socialiste. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette classification, et comment elle se transpose dans le champ politique, social et médiatique de nos jours ?
Florian GULLI :

Avant tout, je veux rappeler le contexte de ce livre. La montée de l’extrême-droite en France et ailleurs ; mais aussi le sentiment que les discours antiracistes institutionnels et une partie des discours antiracistes militants (pas tous) peuvent jouer un rôle contre-productif pour enrayer cette montée.

Mon point de départ est un discours aujourd’hui très présent, notamment chez les jeunes militants, affirmant qu’il y aurait deux antiracismes. Un antiracisme qui aurait failli, celui de SOS Racisme, et un nouvel antiracisme qui aurait pris la relève, antiracisme porteur de la radicalité nécessaire pour faire reculer le racisme (il se désigne parfois en France au moyen de l’étiquette « antiracisme politique »). Ce nouvel antiracisme (issu des années 1960 états-uniennes) fait table rase du passé. L’antiracisme qui le précède est abusivement réduit aux années 1980 et à SOS Racisme ; les organisations historiques comme le MRAP, la LICRA et la LDH par exemple semblent n’avoir jamais existé. Cet antiracisme aurait repris l’idée de « race » à l’adversaire raciste pour la transformer en concept émancipateur. Il faudrait appréhender nos sociétés comme des hiérarchies raciales, avec des oppresseurs et des privilégiés (les « Blancs ») et des opprimés (les « Non-Blancs »). L’émancipation passerait par l’organisation autonome des « racisés » et la critique radicale de la « modernité blanche ».

La critique de l’instrumentalisation du combat antiraciste par la gauche socialiste est bien sûr légitime. Mais elle s’est transformée en critique monolithique de toute la gauche politique et syndicale considérée comme « blanche » alors même que milite en son sein quantité de personnes visées par la rhétorique raciste. La volonté de rompre avec le paternalisme et la condescendance, dont le slogan « touche pas à mon pote » a pu être le symbole, était là encore parfaitement nécessaire. Mais cette volonté de voir les victimes du racisme prendre une place plus grande dans le combat et dans les directions des organisations menant ce combat s’est transformée en autre chose : le projet de construire des organisations autonomes, c’est-à-dire non-mixte d’un point de vue « racial ». Il était nécessaire enfin d’en finir avec le discours consensuel, les appels à la fraternité des hommes en général. Il était nécessaire de retrouver un discours offensif, en phase avec la conflictualité et la violence du monde social. Mais la radicalité des discours s’est structurée autour de la division « blanc / non-blanc », obscurcissant des dynamiques politiques nationales et internationales autrement plus complexes et n’aidant jamais à faire descendre les tensions entre fractions des classes populaires.

Enfin, cette cartographie des antiracismes a le désavantage d’occulter complètement une tradition, celle du mouvement ouvrier, à laquelle on peut adresser des reproches mais qui ne mérite en aucun cas le refoulement dont elle est l’objet depuis des décennies. C’est cette tradition que la dernière partie de l’ouvrage essaie de réactiver. Non pas parce qu’elle aurait tout dit, mais parce qu’elle manque cruellement au débat.

LTR : Vous émettez une critique vive des deux premiers (libéral et politique), dont vous pointez d’ailleurs de très intéressantes convergences, bien qu’ils se renvoient dos à dos.
F.G : 

L’antiracisme libéral et l’antiracisme dit « politique », malgré leur opposition tonitruante, se rejoignent en effet bien souvent.

Les questions de classes sont minorées quand elles ne sont pas purement et simplement absentes des discours et des argumentaires, alors que les populations visées par le racisme sont pourtant surreprésentées dans les classes populaires : on parle de « diversité », d’ « identité », de « race », de « racisés », mais les considérations relatives aux rapports de classes peinent à surgir. Ce travers n’est pas nouveau ; il accompagne comme son ombre l’histoire des luttes pour l’émancipation. Aux États-Unis, cette tendance à ce qu’Adolph Reed Jr nomme « réductionnisme racial » a toujours été accompagnée de vives critiques. Martin Luther King considérait que l’une des « faiblesses du Black Power » avait été de « donner une priorité au problème racial au moment précis où l’avènement de l’automation et d’autres progrès techniques mettent au premier plan les problèmes économiques ». L’auteur de Racism and the Class Struggle (1970), James Boggs, afro-américain, ouvrier automobile et dirigeant syndical, regrettait lui aussi cette focalisation sur la question de la « race » (Boggs, 2010, p. 367). Ce reproche ne visait en aucun cas à négliger la question du racisme, seulement à empêcher de dissoudre intégralement la vie des Afro-américains dans cette question.

Autre point réunissant les deux antiracismes : leur allergie à la majorité. Côté libéralisme, c’est le vieux thème de la tyrannie de la majorité, mais adapté pour le XXIème siècle. Les masses ne sont plus à craindre parce qu’elles se voudraient piller la richesse de l’élite. Elles seraient à craindre, désormais, parce qu’elles menaceraient la démocratie et la civilisation, leurs instincts racistes, misogynes et homophobes, les rendant aisément manipulables par les démagogues d’extrême-droite. Dans le second antiracisme, la majorité (blanche) ne s’en sort guère mieux ; elle est raciste par définition. Produit par un « système raciste », dit-on, l’individu ne saurait être que raciste. Son inconscient (colonial) organiserait et animerait toute sa vie psychique. Ses pratiques les plus ordinaires, le repas a-t-on soutenu récemment, seraient des expressions de sa « blanchité ».

Il serait utile que les intellectuels soutenant ce genre de propos interrogent leur propre relation à la majorité et au populaire. En effet, il ne faut pas perdre de vue que cette majorité « blanche », dont ils parlent, est majoritairement populaire et que par voie de conséquence le jugement qu’ils portent sur elle est biaisé par des considérations de classe inavouée. Il faut relire sur ce point l’article lumineux de Pierre Bourdieu écrit en 1978 : « Le racisme de l’intelligence ». Les intellectuels antiracistes ne sont pas toujours les plus prompts à traquer en eux le racisme de l’intelligence, ce « racisme propre à des « élites » qui ont partie liée avec l’élection scolaire », qui les conduit à tenir des propos méprisants et caricaturaux sur les classes populaires. Comme tout racisme, ce racisme-là infériorise un groupe stigmatisé, ici la majorité, et légitime le groupe du « stigmatiseur », c’est-à-dire celui des purs produits de l’élection scolaire.

Il ne s’agit pas d’opposer à cette représentation négative de la majorité une vision naïvement optimiste. Il s’agit de rompre avec les représentations unilatérales et de se donner pour horizon stratégique la conquête de cette majorité. Ce qui suppose de ne pas la considérer a priori comme fautive et d’écouter ce qu’elle a à dire.

LTR : Dans votre ouvrage, vous consacrez un passage à la notion de privilège blanc, et au danger de son usage, par une double erreur conceptuelle et politique. Pouvez-vous nous en dire plus ?         
F.G :

Le concept de « privilège blanc » confond « privilège » et « droit ». Le fait qu’il y ait des discriminations n’implique absolument pas qu’il y ait des privilèges. Le fait de n’être pas contrôlé par la police en raison de son faciès n’est pas un privilège mais un droit. La lutte contre les discriminations est une lutte pour l’application du droit et en aucun cas une lutte pour abolir un privilège. Ce qui reviendrait dans le cas évoqué précédemment à accroître l’arbitraire policier. Ce que personne ne désire, je présume. Même Peggy McIntosh, qui popularise le concept en 1988 dans un texte intitulé White Privilege and Male Privilege (on remarquera l’absence significative de toute référence à la  classe sociale), reconnaît que le mot « privilège » est inapproprié, même si elle le conserve.

Par ailleurs, l’expression pourrait conduire à se donner une représentation complètement  fantaisiste de la hiérarchie sociale. Le cariste « blanc » de Lens ou l’ASH « blanche » de Sochaux sont-ils privilégiés par comparaison avec l’universitaire ou le journaliste « racisé » (sic) parisien ? De quel côté se situent le capital économique, le capital culturel et le capital social ? Les avantages ou désavantages doivent être pensés « toutes choses égales par ailleurs ». Et il faut bien avouer qu’il est rare de lire cette précision.

Mais il faut aller au-delà des confusions théoriques et penser ce concept en tant qu’outil politique. Quels effets attendre de l’usage d’une telle expression ? Sans doute, pourra-t-elle susciter la culpabilité de quelques uns. Le concept trouvera peut être un écho auprès de ceux qui vivent très confortablement (c’est le cas de Peggy McIntosh). Ils préféreront sans doute que leur privilège social soit décrit en terme de « race », plutôt qu’en terme de classe. Mais surtout, cette invitation à reconnaître publiquement son privilège sera une manière pour eux de se donner bonne conscience à peu de frais. En dénonçant leur privilège, ils percevront un « salaire psychologique », ils feront la démonstration de leur appartenance à une élite blanche très distinguée, consciente et toute dévouée à la justice.

En revanche, il y a fort à parier que dans les classes populaires, où l’on ne part pas en vacances, où l’on a du mal à se chauffer, la rhétorique du « privilège blanc » risque de n’avoir aucun effet positif. Elle va au contraire attiser la haine et le ressentiment, accroître les tensions entre fractions des classes populaires. L’incapacité à entrevoir ces conséquences tout à fait prévisibles en dit long sur la distance que les partisans du concept de « privilège blanc » entretiennent avec le populaire et sur leur irresponsabilité sociale.

LTR : Il y a quelques années en arrière, la notion de race était fortement prohibé, car son usage validait en creux l’idée d’une division de l’humanité en groupes hermétiques. Or, comme vous le montrez, son utilisation dans le champ politique est revenue en force, et avec une légitimité nouvelle. Quel regard portez-vous sur ce nouveau racialisme ?
F.G :

Bien sûr, il ne faut pas s’imaginer naïvement que le refus d’employer la catégorie de « race » mettra fin au racisme. Mais n’ayons pas la naïveté symétrique consistant à croire que son emploi permettra de faire reculer le racisme. Si l’utilisation de la catégorie de « race » avait une quelconque vertu antiraciste, alors le racisme aurait dû disparaître depuis longtemps aux États-Unis, tant le discours public y est saturé de référence à la « race » (on y vend même des médicaments « Black only ») .

La catégorie de « race » ne semble en réalité guère utile. Nous disposons d’autres mots pour penser le réel : « racisme » et « racialisation » en particulier. Qu’apporte la catégorie de « race » ? Rien. Ou alors de la confusion. « On lui a refusé un emploi par racisme » est une formule absolument claire, la formule « On lui a refusé un emploi en raison de sa race » ne l’est pas. On reprendra ici l’analyse de Barbara J. Fields et Karen E. Fields dans Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis. Le passage de la première formule à la seconde correspond à ce qu’elles qualifient de « manœuvre race-racisme » : « déguisé en race, le racisme devient quelque chose que les Afro-américains sont, plutôt que quelque chose que les racistes font. Cette imposture, cela fait longtemps que les racistes et les apologistes du racisme ont su en tirer parti » (2021, p. 141). Par ailleurs, aucune précaution savante, ni les guillemets autour du mot « race », ni l’ajout de la formule « construction sociale », n’empêchera que ce terme soit entendu en un sens biologisant ou lourdement déterministe, hors des cercles académiques.

Mais le problème essentiel est politique : la promotion de la catégorie de « race » va souvent avec la promotion de la division « blancs / non-blancs » comme principe de division du monde social que devrait adopter la lutte contre le racisme. Envisager le racisme de la sorte, c’est se mettre en bien mauvaise posture. En effet, cette ligne de division du social est déjà mobilisée par d’autres forces politiques.

C’est d’abord évidemment la division mise en avant par le RN et avant lui le FN. L’extrême-droite nationaliste pose que le monde social est divisé en « français et arabes », voire en « français et musulmans ». Sur cette division, le RN a un double avantage : il en parle depuis 50 ans et il peut se prévaloir de la majorité. Un antiracisme dénonçant la majorité blanche a perdu d’avance. Adopter cette division, c’est donc incontestablement se situer sur le terrain le plus favorable à l’adversaire.

Ce principe de division est aussi celui de l’extrême-droite musulmane, qui oppose l’Occident matérialiste à la spiritualité de la communauté religieuse. Le discours antiraciste peut alors aisément servir de paravent à des menées théologico-politiques. En témoigne le média qatari en ligne AJ+ (Al Jazeera) qui fait le procès permanent des pays occidentaux en adoptant le discours des militants antiracistes, intersectionnels et féministes (alors même qu’au Qatar, l’homosexualité est illégale et punie de mort, que les travailleurs migrants sont traités comme des esclaves et que les femmes demeurent sous l’autorité d’un tuteur masculin pour les décisions essentielles de leur vie). Mais surtout, un tel discours antiraciste se condamne à une position acritique à l’égard de cette extrême-droite musulmane puisque critiquer ces Non-blancs serait tirer contre son camp. L’antiracisme prête alors le flan à une accusation facile : il pratiquerait un « deux poids, deux mesures », critiquant l’extrême-droite seulement lorsqu’elle est nationaliste et s’abstenant de toute critique dès lors qu’elle est musulmane.

LTR : Le marxiste que vous êtes revient souvent à la mise en concurrence conceptuelle de la « classe » vis-à-vis de la « race ». Pourquoi cette lecture est-elle importante ?
F. G :

C’est une question difficile et pleine de malentendus. La tradition marxiste a beaucoup été critiquée pour avoir avancé « la primauté de la question des classes ».

Il y a une manière irrecevable d’interpréter cette affirmation (et il est certain que des organisations se réclamant du marxisme et du socialisme ont pu avoir une telle lecture). Celle consistant à faire des mots « race » et « classe » le nom de groupes sociaux distincts, le mot « race » désignerait un groupe social (les Noirs, les Non-Blancs, etc.), tandis que le mot « classe » en désignerait un autre (les travailleurs blancs). S’il fallait entendre les mots en ce sens-là, la thèse de la primauté de la classe ne serait rien d’autre qu’un racisme déguisée.

L’idée de primauté a plusieurs sens. Elle peut vouloir dire que l’idéologie raciale, aux États-Unis par exemple, est née dans le contexte d’un rapport de classe. C’est ce que rappelle Barbara et Karen Fields, et avant elles, Theodore W. Allen ou Eric Williams. L’idéologie raciste n’apparaît que bien après les débuts de l’esclavage. Il faut des décennies pour que l’idéologie raciste se constitue. Pour Théodore W. Allen, l’invention de la « race » eut des motivations politiques : prévenir l’alliance des travailleurs  blancs et noirs qui avaient menacé le pouvoir des planteurs lors de la révolte de Bacon en 1676 en Virginie. Il faut donc bien partir du contexte de classe pour comprendre l’idéologie raciste, en ajoutant bien sûr que l’idéologie peut ensuite rétroagir sur le contexte.

C.L.R. James, dans les Jacobins noirs, avance lui aussi l’idée de la primauté de classe pour expliquer que les solidarités entre groupes sociaux lors de la révolution de Saint-Domingue ont, d’abord et avant tout, été des solidarités de classe, et marginalement des solidarités raciales. Pour James, « race » et classe ne renvoient donc pas à des groupes sociaux, mais aux motivations qui poussent des groupes à agir. Ainsi, les hommes de couleur propriétaires d’esclaves, en s’opposant à l’abolition de l’esclavage, ont agi en tant que propriétaires, donc en suivant leur intérêt de classe, et non en tant qu’hommes de couleur, suivant leur « affinité raciale » avec les esclaves.

Si l’on se fixe pour horizon le socialisme, ce que fait James, alors il faut agir en tant que classe. Et de cette primauté de la classe bien comprise découle une conséquence nécessaire : la lutte contre le racisme est centrale puisque le racisme divise la classe et empêche une fraction des travailleurs d’agir en tant que travailleur.

LTR : Que peut proposer de nos jours l’antiracisme socialiste que vous appelez de vos vœux, et qui dispose déjà d’une forte tradition historique ?
F.G :

La tradition du mouvement ouvrier semble offrir des perspectives intéressantes. A condition, bien sûr, qu’elle fasse l’objet d’une réflexion autocritique pour se débarrasser de certaines tendances. Par exemple, la tendance à surestimer l’homogénéité de la classe des travailleurs, à sous-estimer ses luttes internes. La tendance parfois, aussi, à se donner une image idéalisée des travailleurs qui seraient imperméable au racisme.

Ce que cette tradition propose d’abord, c’est un cadre d’analyse matérialiste du racisme. Le racisme est pensé à partir des inégalités mondiales et des rapports centre / périphérie à l’échelle mondiale ou régionale. On peut dégager deux contextes du racisme. Contexte 1 : lorsque le centre investit les périphéries (colonialisme, dépendance, néocolonialisme, etc.). Contexte 2 : lorsque les périphéries migrent vers le centre (migrations postcoloniales, mais pas seulement). Dans ce deuxième cas, les populations concernées par la migration s’intègrent souvent d’abord aux échelons les plus bas de la structure de classe nationale si bien que leur destin devient indissociablement, dans des proportions variables, une affaire de classe et une affaire de racisme.

Point important : la relation entre le contexte 1 et le contexte 2 n’est pas mécanique, le racisme 2, s’il peut entretenir un certain rapport avec le racisme 1, ne s’en déduit pas. Il se nourrit d’autres causes. Celles qui conduisent au racisme dans le contexte 1 ne sont pas les mêmes que celles qui agissent dans le contexte 2.

L’intellectuel marxiste Alex Callinicos le disait en ces termes : « Le racisme est […] la créature de l’esclavage et du colonialisme. […] Mais le racisme d’aujourd’hui ? Arrêter l’analyse à ce stade signifierait considérer le racisme contemporain comme une sorte de vestige du passé, qui aurait réussi à survivre à l’abolition de l’esclavage et à l’effondrement des empires coloniaux » (« Racisme et lutte de classes »). Le racisme présent se nourrit des divisions liées aux migrations de forces de travail et aux ségrégations urbaines imposées à cette fraction de la classe des travailleurs.

Bref, cette analyse est matérialiste jusqu’au bout. Quand d’autres le sont seulement pour expliquer l’avènement du racisme, avant de postuler de façon idéaliste sa reproduction automatique tout au long de l’histoire, sans qu’aucune cause nouvelle ne vienne nourrir l’idéologie.

LTR : Dans une époque morcelée entre un fascisme de moins en moins discret, et un racialisme fragmentaire, que doit faire la gauche pour recréer un bloc populaire unifié, et porter à la fois un discours antiraciste crédible, et des promesses sociales universelles ?
F.G :

La tâche est difficile. Il faut proposer un discours antiraciste qui prenne ses distances résolument avec la division « blancs / non-blancs ». Il faut faire en sorte que les mots et les concepts de l’antiracisme n’avivent pas les tensions entre fraction des classes populaires. Sans cependant mettre sous le tapis ces mêmes tensions. C’est là où les concepts de classe et de fractions de classe peuvent être utiles. Ils permettent de dire ce qui est commun sans nier les différences.

Il faut aussi tenter de retirer à l’extrême droite son pouvoir d’attraction dans les classes populaires. Non pas en diabolisant, en criant au fascisme, mais en prenant connaissance des discours de ceux qui votent pour l’extrême-droite ou ceux qui se sentiraient prêts à le faire. Un seul exemple la question de l’insécurité. C’est une question posée par les classes populaire, y compris dans les quartiers populaires. Qui peut imaginer sérieusement que des parents ne soient pas inquiets pour eux mêmes ou pour leurs enfants lorsqu’il y a du trafic dans le quartier ou à proximité de l’école ? Plutôt que de contester l’interprétation raciste, la gauche a trop souvent préféré nier ou minimiser le problème, allant jusqu’à considérer que ce thème était un thème de droite.

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Contre le néolibéralisme, l’économie républicaine

La Cité

Contre le néolibéralisme, l’économie républicaine

Entretien avec Christophe Ramaux
Christophe Ramaux est économiste, membre des Economistes Atterrés, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et auteur de Pour une économie républicaine. Une alternative au néolibéralisme qui vient de paraître chez De Boeck. Pour le Temps des Ruptures, il revient sur la définition du néolibéralisme, sa cohérence et ses destructions, et lui oppose une alternative : l’économie républicaine.
LTR : Pour certains à gauche, le terme de néolibéralisme est devenu très populaire et passe pour l’ennemi commun. Comment le définiriez-vous ? Où prend-il racine, à quoi s’oppose-t-il, quel est son projet ?
Christophe Ramaux :

Le libéralisme économique à l’ancienne, défendu notamment par les auteurs classiques comme Adam Smith et David Ricardo, était vu comme quelque chose de naturel que la société se devait de respecter en limitant l’intervention publique.

 

Le néolibéralisme émerge dans les années 1930, avec l’idée que l’ordre concurrentiel n’est pas un ordre naturel, mais qu’il faut l’imposer. Il y a là une dimension constructiviste, voire autoritaire : il ne faut pas hésiter à utiliser la puissance publique pour imposer des normes favorables à la concurrence et au capital. L’intervention publique est, en ce sens précis, requise. C’est le cas, par exemple, avec les aides à l’emploi dont la France, réputée irréformable, est la championne du monde. Avec elles, les néolibéraux ont réussi à imposer l’idée qu’il convient en permanence d’abaisser le coût du travail. Et comme il est difficile de faire accepter des baisses de salaires nets, c’est l’Etat qui prend en charge une partie du coût du travail. Depuis 1992, on n’a pas cessé d’étendre ces aides. Avec la transformation du CICE en allègement pérenne de cotisations sociales, on est aujourd’hui à environ 70 milliards par an d’exonérations, soit l’un des principaux volets de la politique économique. Autres illustrations du néolibéralisme : la T2A à l’hôpital, la RGPP et la modernisation de l’action publique, …

La construction européenne a poussé très loin cette logique : elle a inscrit dans les traités – cela a failli l’être dans une constitution – que les néolibéraux ont raison contre les keynésiens, avec un souci du détail qui confine à l’obsession. Ainsi du libre-échange et de la libre circulation des capitaux à respecter dans l’Union mais aussi vis-à-vis du reste du monde, de l’ouverture à la concurrence des services dits d’intérêt économique général, de l’austérité budgétaire.

Le néolibéralisme est le nom du nouveau régime qui s’est instauré aux tournant des années 70 et 80. Cela étant posé, il y a je pense une certaine facilité dans l’utilisation de ce terme. A suivre certains, le néolibéralisme aurait tout emporté, l’Etat social n’existerait quasiment plus, il aurait laissé la place à un Etat entièrement néolibéral. Je ne partage pas ce constat.

LTR : Que s’est-il passé ?
CR :

Pendant longtemps, ceux qui luttaient contre l’ordre établi et ses inégalités avaient un soleil : le socialisme ou le communisme, peu importe les termes utilisés à ce niveau. Avec la chute du mur de Berlin, ce soleil s’est effondré. Certains continuent de s’en revendiquer, mais on ne sait plus ce qu’il recouvre. A défaut d’un horizon d’émancipation, tout se passe comme s’il ne restait que le cri, expression d’un désarroi intellectuel. Une certaine pensée critique se cantonne ainsi à la déploration. C’est problématique : on ne se donne par les moyens de reconstruire une alternative et on ne tire pas les leçons de l’échec du socialisme. Pire : on scie la branche sur laquelle on peut prendre appui pour la contre-offensive. En présentant l’Etat comme uniquement composé de matraques et d’aides au capital, on laisse entendre que l’Etat social (services publics, protection sociale, droit du travail…) a peu ou prou disparu.

Or, dans nos sociétés, il y a encore des pans entiers qui échappent au capital. La démocratie tout d’abord : le suffrage universel (une personne, une voix) a une dimension proprement anticapitaliste (une action, une voix). Le capital l’a bien compris : il essaie, c’est tout le sens de la mondialisation, de la contourner en contournant le cadre dans lequel elle s’exerce, celui des Etats-nations. Et il y a l’Etat social, étroitement lié d’ailleurs à la démocratie.

LTR : Une certaine pensée à gauche est donc opposée à l’idée de l’Etat social ?
CR :

Pour la pensée marxiste, l’Etat social ne « colle pas ». Selon elle, l’Etat est en « dernier ressort » un outil au service de la domination de la classe dominante. Au cœur de l’idéal socialiste, il y avait l’idée de reconstruire la société à partir des travailleurs associés au sein des entreprises, l’horizon promis étant celui du dépérissement de l’Etat. Difficile dans ce cadre de saisir la portée révolution-naire, proprement anticapitaliste, de la démocratie et de l’Etat social. Pour certains, le néolibéralisme a si l’on peut dire du bon : il leur permet de revenir à un discours simpliste selon lequel l’État n’est que domination, un État bourgeois au fond.

L’Etat social est une véritable révolution qui se déploie dès la fin du XIXe siècle. Il doit être entendu au sens large, autour de ses quatre piliers : la protection sociale, à laquelle on le réduit trop souvent (on en fait ainsi uniquement un « domaine »), mais aussi les services publics, le droit du travail et les politiques économiques (monétaire, budgétaire, des revenus, industrielle, commerciale…) de soutien à l’activité et à l’emploi.

Le projet du néolibéralisme est de remettre en question ces quatre piliers, et de fait chacun d’eux a été déstabilisé ces quarante dernières années. Mais le néolibéralisme n’est pas parvenu à réaliser entièrement son projet. Il a changé radicalement la donne, en particulier sur cinq volets qui mettent en jeu la politique économique : la finance libéralisée, le libre-échange, l’austérité salariale, la contre-révolution fiscale et la privatisation des entreprises publiques. Cela n’est pas rien, nous avons effectivement changé de régime économique.

Mais, pour le reste, l’Etat social fait de la résistance, même s’il y a évidemment eu des réformes de la protection sociale (retraites, mise à la diète de l’hôpital public…), du droit du travail et des services publics non marchands.

LTR : Le néolibéralisme est-il insatiable ou bien s’arrêtera-t-il avant d’avoir tout englouti, en trouvant un certain équilibre de compromis avec l’Etat social ?
CR :

Il est insatiable, et c’est pourquoi il importe de le remettre en cause. Son bilan affligeant est un argument de poids pour y parvenir : la finance libéralisée, outre ses bulles spéculatives, joue contre les entreprises comme espace de production collective (le récent film Un autre monde l’exprime très bien), le libre-échange désindustrialise, l’austérité salariale comprime la demande et partant l’activité même des entreprises, …

Le néolibéralisme est un système cohérent, ses cinq volets se tiennent entre eux, de sorte qu’il n’est pas concevable de toucher à l’un sans toucher aux autres. La remise en cause des cadeaux fiscaux aux plus riches suppose ainsi qu’ils ne puissent pas déplacer à leur guise leur revenu et leur patrimoine, etc.

Au-delà, le principal défi pour le combattre est celui de l’alternative qui fait défaut aujourd’hui. C’est tout le sens de l’économie républicaine : construire une telle alternative.

LTR : Le constat est clair et sans appel, la gauche se désespère trop d’avoir perdu la bataille contre le néolibéralisme et jette le bébé État social avec l’eau du bain. Mais quel est plus précisément le modèle alternatif ?
CR :

La racine de notre désenchantement est l’absence d’un horizon d’émancipation. Précisons le propos : il existe au fond un socle d’accord très profond dans nos sociétés pour dire que la démocratie doit prévaloir. Plus personne ne remet en cause le suffrage universel (l’extrême-gauche a abandonné la dictature du prolétariat et l’extrême-droite ne se revendique plus explicitement du fascisme).

La principale source de désarroi provient du sentiment qu’il y a une sphère d’importance, celle de l’économie, qui échappe au politique, avec une couche très mince de privilégiés dont l’accumulation aberrante de patrimoine et de revenus nous fait revenir à l’Ancien Régime.

Preuve de cette dichotomie, le terme même d’économie républicaine n’est jusqu’alors quasiment pas utilisé, si ce n’est par des historiens se penchant sur l’économie sous la Révolution française ou la IIIe République. Comment penser l’économie républicaine ? En partant du politique : la démocratie. Comme le souligne Marcel Gauchet, elle a deux pôles : un pôle libéral, avec la liberté de penser, de se réunir, de contracter, mais aussi un pôle non libéral, proprement républicain, celui du suffrage universel, des représentants élus sur cette base, lesquels votent des lois qui s’appliquent à tous. Ce pôle est celui de l’Etat et son fondement renvoie à l’idée que l’intérêt général n’est pas réductible au jeu des intérêts particuliers. L’économie républicaine invite à repenser l’économie sur la même base, avec un pôle privé, précieux comme le montre l’expérience tragique du XXe siècle, mais aussi un pôle public, celui de l’Etat social qu’il importe enfin d’assumer pleinement.

L’économie républicaine n’est pas une utopie, elle est déjà là, mais nous appréhendons mal toute sa portée : un cinquième du PIB est produit par les services publics ; la moitié du revenu des ménages est socialisé ; de même que la moitié de la demande globale, soutenue directement (consommation de services publics) et plus encore indirectement (le versement des retraites ) par la dépense publique. Nos économies sont profondément mixtes, mais nous ne l’assumons pas comme tel, d’où notre désappointement.

L’économie républicaine, c’est reconnaître que l’initiative privée – qui peut prendre la forme de l’économie sociale et solidaire – a du bon. Mais c’est aussi souligner que des pans entiers de l’économie demandent à être pris en charge par le public, sous réserve bien sûr que celui-ci – il y a là un défi toujours à relever  – fonctionne bien. Le plein emploi, afin d’en finir avec cette aberration qui voit des sans-emploi coexister avec d’immenses besoins insatisfaits ; la protection sociale et les services publics ; les besoins écologiques qui supposent des investissements massifs : tout cela suppose de l’intervention publique. Il en va de même pour la réduction des inégalités.

Lorsque l’on met en rapport tous les prélèvements et tout ce que distribue l’Etat social, on s’aperçoit que 70 % des français y gagnent et que cette réduction des inégalités passe d’abord par la dépense publique et en particulier la consommation de services publics.

LTR : Vous nous avez présenté votre concept d’économie républicaine, mais comment faire pour qu’il soit majoritaire et soit mis en place, A un moment où le néolibéralisme n’est pas du tout en bout de course ?
CR :

Nous vivons dans des « sociétés d’individus » mais dans cette qualification la société pèse de tout son poids. C’est vrai au niveau politique, comme au niveau économique. Les néolibéraux comme Hayek considèrent que la démocratie doit être réduite au maximum : c’est la « démarchie », avec le primat accordé au marché.

On peut leur opposer que la démocratie, tout comme l’économie, a deux volets, deux pôles, dont le pôle républicain, si du moins on admet que l’intérêt général n’est pas réductible au jeu des intérêts particuliers.

Partant de là il y a lieu de reprendre une série de questions que j’évoque dans mon livre : celui du fonction-nement des grandes entreprises, à remettre à plat afin de redonner leur fierté aux travailleurs ; celui de l’écologie qui exige de cesser de faire l’autruche notamment sur le nucléaire, alors même que la France dispose avec lui d’un atout majeur pour à la fois réduire ses émissions de gaz à effet de serre et relocaliser des productions (en exigeant que les voitures électriques cessent d’être produites ailleurs avec de l’énergie carbonée, par exemple) ; les services publics à refonder et réhabiliter ; les Etats sociaux nationaux eux aussi à réhabiliter en mettant l’Europe à leur service et non au service de leur démantèlement.

L’économie républicaine invite à sortir d’une posture purement contestataire. En étendant à l’économie le projet républicain qui fait l’objet d’un profond consensus, elle vise à reconstruire un projet de transformation à vocation majoritaire.

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L’actionnariat salarié contre l’abandon du travail

L'État et les grandes transitions

L’actionnariat salarié contre l’abandon du travail

Avec l’avènement d’un capitalisme néolibéral financiarisé et d’un individualisme exacerbé, la production de valeur a atteint des sommets de violence physique, économique et morale. Inégalités de revenus, spéculation et instabilité financière, insuffisance de l’investissement, injuste rétribution du travail, violence et unilatéralité de la gouvernance économique : la distinction hermétique et absolue entre Capitalistes et Travailleurs, et la concentration extrême des moyens de production, s’est avérée destructrice. Dans cet article, Paul Vignat propose ainsi la piste d’un recours massif et politique à l’actionnariat salarié comme mode démocratique d’organisation de la propriété productive. Un mécanisme ancien, presque banal, qui pourrait porter d’immenses promesses (que la gauche électorale n’a jamais pu tenir) pour le camp des travailleurs et des citoyens.

Être de gauche, c’est vouloir changer la vie. 

Le beau combat de la gauche depuis Robespierre, est mené pour infléchir une marche du monde qui génère trop d’injustice et de souffrance. Alors on révolutionne, on barricade, on grève, on légifère, on régule, on nationalise et on solidarise. On lutte contre ce qu’il faut bien appeler par son nom, que la gauche accompagne comme son ombre depuis qu’il existe : le capitalisme.

Mais aujourd’hui, rappeler cet antagonisme est devenu inconfortable. L’alternative soviétique a échoué, et le capitalisme du XXIème siècle pavoise, goguenard, se relevant de chaque crise et continuant sa marche avec une constance insolente. Si bien que le discours marxiste originel, celui qui dénonce la manière dont sont produites et réparties les richesses, dont est organisé le travail et la structure du pouvoir économique qui conditionne tous les autres, n’est plus vraiment à la mode. Trop radical, trop vieilli, trop violent ou ambitieux, pas assez inclusif. 

Seulement, depuis qu’elle a justement mis de côté son opposition frontale et assumée au capitalisme, la gauche n’a cessé de perdre du terrain. Conceptuellement, structurellement, et surtout électoralement, en perdant au profit de l’extrême droite “ses” classes populaires et masses laborieuses. 

Alors, le but de cet article n’est pas de s’attrister du rapport Terra Nova ou d’allumer un cierge au PCF des années 60. Plutôt de prendre acte de ce désintérêt de la gauche électorale pour la lutte économique structurelle, et proposer une alternative pour repolitiser cette question fondamentale de la gestion capitaliste de la richesse. L’élection et la représentation nationale ne peuvent plus (mur de l’argent, règles européennes) ou ne veulent plus lutter contre la brutalité capitaliste ? Qu’à cela ne tienne, être de gauche est toujours un projet d’avenir, camarades !

Comment ? En faisant de la politique partout, pardi ! Et en la ramenant au cœur de la production de la valeur, au sein même de l’entreprise. Démocratiser l’économie, comme nos Révolutions ont démocratisé la politique. 

Je propose ici une brève discussion autour de l’actionnariat salarié, mode d’organisation économique aussi ancien que prometteur, qui a même acquis une certaine respectabilité structurelle, et qui pourrait pourtant s’avérer être un outil d’une puissance inouïe dans le cadre de ce combat pour changer la vie. 

Tripalium & Kapital : La Grande distinction

Définir le capitalisme est une entreprise bien ardue, et déjà accomplie brillamment par de nombreux esprits depuis Marx jusqu’aux passionnants Aglietta(1) et Amable(2). On peut dégrossir la bête en s’attardant sur ses causes (l’éthique protestante de Weber, l’esprit d’aventure américain, la doxa technocratique bruxelloise), ses effets (innovation et croissance, inégalités, crises, voracité dans les conquêtes de débouchés), ses imbrications politiques (libéralisme, corporatisme, autoritarisme), et tant d’autres saillances de tous ordres qui témoignent de l’incontestable hégémonie capitaliste sur la modernité. 

Une persistance cependant demeure, si cruciale qu’elle est restée d’une fascinante immuabilité au cœur d’un système qui tire pourtant de sa plasticité son hégémonie dans le temps et l’espace : la distinction entre Travail et Capital. Le capitalisme que décrit Marx est bien différent de celui d’aujourd’hui (place de l’industrie, degré de financiarisation, rapport à la puissance publique, aux travailleurs, niveau de coordination et structure des marchés, etc). Cependant, ce qui a toujours été sa principale caractéristique le reste : seule l’association de Capital (fonds qui financent des machines, locaux, ordinateurs, et même baby-foots pour peu qu’on pense qu’ils ont un impact effectif sur la productivité) et de Travail (action humaine qui crée de la valeur en utilisant du Capital et des matières premières) permet de produire de la richesse.

Cette distinction abrupte, qu’on retrouve aussi bien chez les classiques et néoclassiques (de Ricardo à Solow) que chez Marx, ne souffre d’aucun débat théorique chez les économistes. Elle est la fondation du capitalisme, à l’origine d’absolument tout le fonctionnement de l’économie. Chaque bien ou service que nous consommons est le fruit d’une association entre un travailleur et un capitaliste. 

Cependant, et c’est là que diverge le travail politique de Marx du travail purement analytique des économistes dominants ; cette association est tout sauf neutre. Travail et Capital ne sont pas simplement des variables d’une fonction mathématique qui détermine une quantité produite à partir de valeurs de travail et capital mobilisés. C’est un antagonisme social et politique, frontal et hermétique. D’abord entre individus : le capitaliste et le travailleur sont des personnes radicalement différentes. Le capitaliste n’a pas besoin de louer sa force de travail à quiconque, et le travailleur n’a pas accès à la propriété des moyens de production. 10% des Américains les plus riches détiennent 89% des actions et obligations du pays(3). Le capitalisme financiarisé est d’ailleurs bien plus efficace que ses prédécesseurs pour exclure le corps social de la propriété économique. Les grandes  entreprises familiales ou étatiques ont quasiment disparu ; financement et propriété sont devenus la chasse gardée de marchés financiers dominés par des acteurs de plus en plus concentrés. 

En plus d’opposer des individus, la distinction Travail / Capital produit une opposition directe entre des intérêts parfaitement divergents qui doivent être résolus par le rapport de force s’ils veulent s’associer pour produire de la richesse. 

Inventorier l’ensemble des intérêts divergents d’un travailleur et d’un capitaliste serait un exercice passionnant, de l’inquiétude pour l’inflation aux préférences électorales, en passant par les pratiques culturelles et l’attention portée au changement climatique ; cependant, de notre angle purement économique, on peut distinguer trois nœuds principaux : l’emploi, le salaire et la productivité. 

Première tension : l’emploi (qui est d’ailleurs terriblement mal appréhendée par la théorie néoclassique du marché du travail(4)). D’un côté, les travailleurs doivent travailler pour vivre. Mais de l’autre, les capitalistes peuvent ne pas devoir embaucher. L’écrasante majorité de la population n’a pas les moyens patrimoniaux de vivre sans travail, et doit donc se rendre disponible sur le marché. A l’inverse, la décision pour un capitaliste d’investir et d’embaucher ou non est beaucoup plus libre : la fluidité des capitaux et la variété de leurs débouchés potentiels n’oblige pas la moindre banque ou le moindre fond à investir dans l’économie réelle pour créer un emploi au lieu d’acheter du bitcoin. Cette asymétrie structurelle place donc les travailleurs dans une grande situation de faiblesse lors de la négociation de leur association aux capitalistes. 

Ainsi, en plus de leur être diamétralement opposés, les intérêts des travailleurs concernant l’emploi (avoir un emploi stable dans des conditions épanouissantes avec des horaires raisonnables et un environnement de travail sain) sont structurellement dominés par les intérêts des capitalistes sur la question (utiliser de manière flexible la quantité de travail qui maximise leur profit sans contrainte). 

Deuxième tension, encore plus dure : le salaire. Pour le capitaliste, le salaire est un coût de production, une part de la richesse créée qui ne lui revient pas, au même titre que le paiement des matières premières, des impôts ou des cotisations. Ainsi, il considère que le salaire doit être comprimé pour dégager un maximum de plus value. La seule chose qui retient les entreprises de ne pas fixer les salaires à zéro, c’est la volonté de permettre aux salariés de survivre et de se reproduire pour conserver un stock de main d’œuvre dans le temps(5). Et surtout le code du travail et le salaire minimum. Elles le feraient volontiers sinon, en témoignent l’ubérisation, ou l’automatisation croissante de tâches de “travail”, dorénavant non rémunérées car effectuées par des robots. 

Donc, les entreprises souhaitent des salaires les plus proches possibles du minimum vital, quand les salariés le veulent le plus élevé possible pour accroître leur niveau de vie.

Troisième tension : la productivité. La productivité, c’est l’efficacité avec laquelle chaque heure de travail est transformée en richesse. Les entreprises la réclament maximale : utiliser à fond (pour ne pas dire à l’épuisement) les capacités de leurs travailleurs.  

En récompense, la théorie prédit qu’à l’équilibre, le salaire proposé aux travailleurs est égal à leur productivité marginale : plus on est productif, plus on est payé. Cependant, les données montrent un découplage inquiétant depuis les années 1980 entre productivité du travail et niveau des salaires : la promesse de travailler mieux pour gagner davantage n’est plus tenue(6)

De l’autre côté, les travailleurs n’ont pas vraiment d’intérêt à maximiser leur productivité : leur salaire fixé par contrat ne dépend pas immédiatement des performances de l’entreprise. Ils préfèrent garder de l’énergie et du temps pour leur vie privée.

En résumé, la lutte des classes peut se formaliser ainsi : 

  • Le Capital veut un travail flexiblement mobilisable, payé le plus bas possible, mais exploité au maximum
  • Le Travail demande la sécurité d’un emploi stable, bien payé, non éreintant, et si possible avec du sens.

On ne pouvait pas imaginer opposition plus frontale, magnifiée encore par la distinction absolue et hermétique entre les personnes qui incarnent et défendent ces intérêts. 

Finalement, le rapport de force qui structure la négociation penche fortement en faveur des capitalistes : les travailleurs doivent trouver un emploi qu’aucun capitaliste n’est forcé de leur donner. Des mécanismes pour rééquilibrer ce rapport de force, comme un syndicalisme puissant ou des interventions réglementaires appuyées de la puissance publique en faveur des salariés, peuvent exister, mais s’étiolent aujourd’hui dangereusement avec l’avènement de l’individualisme néolibéral. Depuis les années 1980, le capital n’a cessé d’emporter des victoires sur tous les fronts : flexibilisation et précarisation ont accompagné distorsion du partage de la valeur ajoutée, hausse des inégalités et découplage entre salaires et productivité. 

Dans le même temps, la gauche n’a quasiment jamais été au pouvoir, se détournant de toute façon de ce rapport de force, et laissant l’Etat s’affirmer comme une puissance de soutien au Capital, créant les conditions de la flexibilité, de l’affaiblissement des solidarités professionnelles, et refusant toute avancée sur les salaires ou le temps de travail. 

Pour continuer d’être de gauche, il convient donc de trouver une autre manière de lutter pour la justice sociale et le Travail. Le système d’actionnariat salarié, redéfinissant les relations de pouvoir au sein même des organisations productives, se pose alors comme une piste très prometteuse. 

Ce que peut l’actionnariat salarié 
Banalité et révolution

Le principe de l’actionnariat salarié est très simple. Il consiste à rendre des salariés propriétaires d’une partie des actions de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. Selon le code du commerce, on parle d’actionnariat salarié quand cette acquisition d’actions est institutionnalisée, par des plans d’épargne entreprise (PEE), ou sur décision ponctuelle de la firme (rachats d’actions redistribués, stock options). On ne parle donc pas d’un salarié boursicoteur qui acquiérerait individuellement des actions de sa propre entreprise sur les marchés financiers. 

En France, la pratique est assez développée : héritée du fordisme paternaliste du milieu du XXème siècle, puis encouragée récemment par la loi PACTE qui incite les entreprises à aider les salariés qui souhaitent devenir actionnaires en exonérant d’impôts une partie de l’abondement. Ainsi, près de 6 entreprises sur 10 comptent plus de 50 % de salariés actionnaires(7). Ce système de financement est devenu parfaitement intégré au capitalisme français, même banalisé. 

Cependant, il porte en son sein une caractéristique de rupture anticapitaliste absolument majeure. Un salarié qui détient une part de son entreprise enfonce un coin crucial dans la distinction hermétique entre Travail et Capital, qui est le fondement le plus profond du capitalisme. Donner aux travailleurs la propriété des moyens de production, c’est le grand rêve de toutes les utopies socialistes des XIX et XXème siècles. Car être actionnaire, rappelons-le, ce n’est pas simplement toucher des dividendes en fin d’année, ni pouvoir spéculer sur les marchés. C’est détenir un titre de propriété de l’entreprise, et une part du pouvoir de gouvernance qui y est associé. C’est être un capitaliste au sens strict et originel : un investisseur qui risque sa richesse pour financer une activité productive. Ainsi, nos salariés-actionnaires sont-ils des êtres hybrides et fascinants, que le capitalisme ne prévoit pas, et qui rompent avec sa structure fondamentale pour potentiellement changer les interactions et le rapport de force qui déterminent la production et la répartition. 

Magnitudes et promesses 

Actuellement : un instrument cosmétique au service du Capital

Disons-le tout de suite, ce qui rend l’actionnariat salarié intéressant dans une perspective politique de rupture, c’est de l’imaginer à une grande échelle. A la fois dans la proportion des entreprises évoluant sous ce nouveau paradigme, mais aussi et surtout dans la manière dont est effectivement réparti le capital au sein des entreprises concernées. 

 Actuellement, la loi oblige chaque société dont la part d’actionnariat salarié est supérieure à 3% à réserver au moins un siège du conseil d’administration à un représentant des employés. Mais moins d’une entreprise sur 2 atteint ce seuil. Ce sont surtout des PME pour qui les canaux de financement habituels sont moins accessibles. De leur côté, les entreprises du CAC 40 sont détenues en moyenne à 2,4%(8) par leurs salariés : les intérêts des travailleurs n’y ont pas droit au chapitre. Sans surprise, même si la pratique est courante, sa dilution rend utopique la confiscation des moyens de production par les travailleurs et la fin du capitalisme.

Dans sa forme actuelle, l’actionnariat salarié est donc un mécanisme au service du Capital. Il est symbolique et communicationnel (amélioration de l’image de l’entreprise à moindres frais), comptable (protection contre les OPA, solidification voire augmentation des fonds propres), et offre un nouveau levier d’optimisation fiscale avec les aides à l’abondement.

Il est utilisé comme un moyen de motiver davantage les salariés à être productifs, puisque les détenteurs d’actions peuvent bénéficier de dividendes qui sont fonction des performances de l’entreprise. Sauf qu’une augmentation marginale de la productivité par travailleur bénéficie davantage aux gros capitalistes (qui multiplient l’augmentation marginale de profit par un grand nombre d’actions) qu’aux salariés-actionnaires qui voient une augmentation résiduelle de dividendes tout en payant un effort supplémentaire non négligeable. 

Cependant, même sous cette forme, les effets observés sont encourageants (bien que minimes) : l’actionnariat salarié semble empiriquement favoriser la productivité et les capacités de financement des entreprises qui l’utilisent(9). Les licenciements y sont moins fréquents, et les salaires plus élevés(10)

Massifier et politiser l’actionnariat salarié

Pourtant, avec une ambition politique, on peut imaginer des implications bien plus radicales qui découleraient d’une massification et intensification de la pratique. Des implications économiques que mêmes les plus ambitieuses politiques de gauche gouvernementale auraient beaucoup de mal à verticalement imposer aux capitalistes. 

Par exemple, lors de la décision de l’allocation des bénéfices de l’entreprise – entre investissements autofinancés, distribution de dividendes, primes sur les salaires ou rachat d’actions – on imagine aisément qu’une entreprise où les salariés ont un pouvoir décisionnaire important (voire majoritaire) préfère investir dans des locaux ou des machines qui améliorent les conditions de travail, ou distribuer des primes sur les salaires, plutôt que distribuer des dividendes ou spéculer en bourse. D’ailleurs, si les propriétaires de l’entreprise viennent à principalement tirer leurs revenus du salaire et non de la rente, ils peuvent être beaucoup plus enclins à consentir à des réductions de marge, par exemple telles que celles gentiment demandées par le Ministre de l’économie aux gros profiteurs de crise (qui les refusent tout aussi gentiment). 

En plus de ces avantages économiques tangibles qui pourraient être acquis pour le Travail là où l’impotence de l’Etat semble criante, on peut également mentionner des avantages sociaux. Une entreprise qui appartient à ses salariés est plus susceptible de générer de fortes cohésions professionnelles découlant d’un esprit de corps raffermi. Dans une époque ravagée par l’individualisme et l’étiolement des solidarités, une telle perspective est réconfortante. 

Du côté de la gouvernance et de l’orientation stratégique de l’entreprise, on peut imaginer qu’une firme où les travailleurs jouent un vrai rôle de contrôle bénéficie d’une meilleure circulation de l’information, de partage d’expérience et de connaissances, permettant une prise de décision mieux informée. Cela pourrait permettre, par exemple, de réduire le recours aux cabinets de conseil privés dont les astronomiques chiffres d’affaires témoignent d’une captation aberrante de la richesse produite par nos entreprises vers ses donneurs de leçons extérieurs. Aussi, on peut parler de souveraineté économique et de traçabilité du capital. La financiarisation fait circuler des titres de propriété à la vitesse de la lumière sur les cinq continents, entre des banques et des fonds d’investissements internationaux qui n’ont pas le moindre intérêt pour la réalité de l’entreprise sur laquelle ils espèrent faire un nanoprofit en revendant son action dans la seconde. Figer une partie des actions sur des comptes d’épargne salariée, c’est s’assurer que les propriétaires de l’entreprise se sentent concernés à long terme par la marche de la firme. Beaucoup trop d’actions sont aujourd’hui détenues dans un seul but spéculatif(11), alors que la promesse originelle du capitalisme actionnarial est de permettre le financement de l’économie, pas l’enrichissement de traders. 

Répartition de la valeur, conditions de travail, orientation stratégique, cohésion et solidité de long terme ; redéfinir les rapports de pouvoir dans l’entreprise par l’actionnariat salarié porte des promesses immenses pour le Travail. 

Quelles perspectives de mise en pratique ?

Évidemment, une entreprise où la propriété et la décision sont partagées entre producteurs et investisseurs, et où l’obsession du profit n’est plus l’hégémonique moteur de la gouvernance, est encore un doux rêve. “L’unique responsabilité sociale d’une entreprise, c’est de faire du profit” (et de le redistribuer aux actionnaires) nous disait Friedman(12) comme pour formaliser une idéologie encore hégémonique chez les dirigeants d’entreprises. Accumuler du profit serait le seul moyen de stimuler l’investissement et de soutenir la croissance. Diminuer la part du profit réservée aux capitalistes par de l’actionnariat salarié, ce serait alors la mort de l’investissement, la désertion du Capital ! 

Quel chantage commode : malgré l’explosion des versements de dividendes aux capitalistes depuis les crises du covid et de l’énergie, l’investissement reste désespérément bas, voire baisse(13). L’ISF et la suppression de la flat tax ne l’ont pas relancé non plus(14). En fait, rendre les riches plus riches … rend les riches plus riches, rien de plus. 

Pour commencer, il faut donc refuser en bloc ce chantage à l’investissement, et cesser de faire confiance à la concentration privée exclusive des profits pour générer de la croissance. Aussi, il faut dire qu’un recours massifié à l’actionnariat salarié n’exproprierait personne. Les actions détenues par les capitalistes le resteraient ; elles seraient simplement concurrencées par beaucoup plus d’actions de travailleurs pour rééquilibrer le rapport de force. Cela solidifierait fortement le bilan des entreprises en réduisant leur effet de levier voire leur endettement (rappelons à ce titre que le niveau de dette privée constitue un indicateur macroéconomique bien plus inquiétant que la dette publique(15)). 

De là, cette pédagogie faite, comment réaliser cette restructuration généralisée de la détention du capital ? Thomas Piketty, dans son projet de “socialisme participatif”(16), imagine une obligation légale pour chaque entreprise de laisser au moins 50% de ses actions aux mains des salariés. Le droit de vote en CA serait proportionnel au nombre d’actions détenues par chacun, mais aucun actionnaire individuel (salarié ou capitaliste) ne pourrait détenir plus de 10% des voix, quel que soit son niveau de propriété, afin de limiter la concentration du capital et de la décision. Les chiffres et seuils sont évidemment sujets à débat et amendement, mais l’idée est très séduisante.

Comment faire appliquer un tel changement ? Je pense que s’en remettre au politique est irréalisable : une loi portant un projet aussi radical que celui de T. Piketty semble loin de pouvoir passer l’épreuve d’une représentation nationale imprégnée jusqu’à la moelle de néolibéralisme et d’amour du Capital. Le but de cet article était d’ailleurs de proposer une révolution silencieuse et interne, en s’appuyant sur le terreau déjà fertile et respectable d’un actionnariat salarié diffus mais résolument présent. Ainsi, Il faut donner les moyens aux salariés d’acquérir de plus en plus d’actions, petit à petit. 

On peut imaginer l’instauration de prestations sociales fléchées en ce sens (avec un effet politique moins “couteau entre les dents” que la législation paritaire directe). De manière assez utopique mais qui serait fort efficace, que des acteurs financiers majeurs et bien intentionnés (Banques Centrales, Banques Publiques d’Investissement) redistribuent aux salariés concernés et à des prix préférentiels des actions d’entreprises stratégiques détenues dans leurs bilans. Ou bien, mettre en place des mécanismes d’emprunts pour achats d’actions garantis par l’Etat et par lesdites actions en collatéral, à des taux inférieurs aux prévisions de croissance de l’entreprise. 

Aussi, on pourrait continuer d’encourager les entreprises à l’abondement par d’autres moyens que des déductions fiscales qui minent les budgets de l’Etat et de la sécurité sociale. La labellisation ESG vertueuse d’entreprises détenues par une part croissante de salariés se renforce en effet, mouvement qui doit être amplifié.

Sensibiliser aussi les salariés au pouvoir gigantesque lié à une accession progressive à la propriété productive, pour redéfinir le rapport de force salarial en leur faveur. Les inciter à utiliser leur épargne dans leur entreprise plutôt qu’ailleurs, avec de la pédagogie ou une régulation plus sévère par exemple des applications de trading sur smartphone qui permettent à n’importe qui de boursicoter sans contrainte mais avec tous les risques et les effets économiques néfastes que cela implique. 

En bref, de nombreux moyens progressifs et non contraignants peuvent être imaginés et mis en place assez aisément, pour tendre vers une meilleure répartition de la propriété. 

L’actionnariat salarié présente pour la gauche la rare et formidable promesse d’une redistribution des cartes à portée de main. L’air de rien, il enfonce un coin gigantesque dans les fondements inégalitaires du capitalisme entre ceux qui ont et ceux qui font, générateur d’injustices et de brutalités contre lesquelles la gauche ne doit jamais cesser de lutter. Redéfinir le rapport de force salarial, les modalités de répartition de la valeur, les conditions de travail, les orientations de gouvernance : autant de fantasmes nécessaires pour la classe ouvrière que la gauche électorale n’accomplit pas, mais qu’un usage politique et macroscopique de l’actionnariat salarié permettrait. Il faudra cependant renverser un paradigme hégémonique qui continue de donner au Capital concentré et exclusif des pouvoirs économico-politiques gargantuesques. A nous de lui opposer la puissance des faits : il ne tient plus ses promesses de croissance, d’investissement, de répartition de la valeur, de rétribution de la productivité, de réduction des inégalités, et encore moins d’adaptation au changement climatique. Il est donc temps d’opérer une rupture. La République a démocratisé la politique en introduisant le suffrage universel, et nous sommes devenus un Etat de Droit. Démocratisons l’économie, peut-être alors deviendrons-nous une Société de Justice. 

Références

(1)Aglietta, Michel. (1982) Régulation et crises du capitalisme. L’expérience des États-Unis. Calmann-Lévy.

(2) Amable, Bruno. (2003) Les Cinq Capitalismes. Diversité des systèmes économiques et sociaux dans la mondialisation, Le Seuil, coll. « Économie humaine », 2005, 374 p. Version française de The Diversity of Modern Capitalism, Oxford University Press.

(3)Frank, Robert. (2021) « The wealthiest 10% of Americans own a record 89% of all U.S. stocks » 18 Octobre 2021, CNBC, https://www.cnbc.com/2021/10/18/the-wealthiest-10percent-of-americans-own-a-record-89percent-of-all-us-stocks.html

(4) La théorie néoclassique, en plus de faire état d’un angle mort béant quant au structurel désavantage interactionnel et de négociation entre travailleurs et capitalistes, considère les entreprises comme “demandeuses” de Travail, et les citoyens comme “Offreurs” potentiels. Ainsi, il revient aux individus de décider sans contrainte la quantité de temps qu’ils daignent fournir aux entreprises sous forme de Travail (plutôt que de s’adonner aux loisirs), décision qui se fait en fonction du salaire offert par le marché, hors de tout ancrage social, et sous l’hypothèse que tout le monde pourrait s’il le souhaitait vivre sans emploi salarié. De plus, le chômage devient exclusivement volontaire : les personnes sans emploi sont simplement celles qui refusent de fournir du Travail au salaire proposé par le marché.

(5)Ici, on pourrait être tenté de dire que la concurrence et le marché évitent ce problème : toute entreprise qui baisserait injustement les salaires verrait tous ses employés démissionner et rejoindre des entreprises concurrentes dont les salaires sont restés à l’équilibre, obligeant les patrons à jouer le jeu. C’est surestimer la flexibilité du marché et la mobilité des salariés. C’est surtout sous-estimer la propention des entreprises à s’entendre collectivement sur les salaires bas par principe (surtout dans des secteurs monopsonistiques).

(6) Economic Policy Institute  (2021) « The Productivity-Pay Gap ». Economic Policy Institute, https://www.epi.org/productivity-pay-gap/

(7)FAS. (2022) « 11e édition du Benchmark FAS de l’actionnariat salarié », Fédération Française des Associations d’Actionnaires Salariés et Anciens Salariés, https://www.fas.asso.fr/2022/03/11e-edition-du-benchmark-fas-de-lactionnariat-salarie/

(8)Fay, Pierrick. (2019) « A qui appartient le CAC40 ? », Les Echos, 15 Janvier 2019, https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/a-qui-appartient-le-cac-40-437912

(9)Aubert, N., Chassagnon, Virgile. &  Hollandts, Xavier. (2016) « Actionnariat salarié, gouvernance et performance de la firme : une étude de cas économétrique portant sur un groupe français coté », Revue d’économie industrielle, 154, p. 151-176, https://doi.org/10.4000/rei.6365

(10)Kruse, D. (2022) “Does employee ownership improve performance?” IZA World of Labor 311, doi: 10.15185/izawol.311.v2

(11)Fiske, Warren. (2016) « Mark Warner says average holding time for stocks has fallen to four months », Poliotifact, 6 Juillet 2016, https://www.politifact.com/factchecks/2016/jul/06/mark-warner/mark-warner-says-average-holding-time-stocks-has-f/

(12)Friedman, Milton (1970). « A Friedman Doctrine: The Social Responsibility of Business is to Increase Its Profits ». The New York Times Magazine.

(13)Sandbu, Martin (2022) « The investment drought of the past two decades is catching up with us », The Financial Times, 20 Juillet 2022, https://www.ft.com/content/3a8731bc-aad3-42ca-b99e-b3a553974ccf

(14)France Stratégie. (2021) Rapport ISF, https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2021-rapport-isf-14octobre-11h-avis.pdf

(15)Vignat, Paul. (2022) “Refaire de la Dette Publique un enjeu politique”, Le Temps des Ruptures, https://letempsdesruptures.fr/index.php/2022/03/31/refaire-de-la-dette-publique-un-enjeu-politique/

(16)Piketty, Thomas. (2020) « Vivement le socialisme ! », Le Seuil

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“Notre lieu d’études était notre lieu de vie, c’est devenu notre lieu de lutte.”

Luttes d'hier & Luttes d'ailleurs

“Notre lieu d’études était notre lieu de vie, c’est devenu notre lieu de lutte.”

entretien avec L., étudiante à Agro Paris Tech
Du 16 Mars au 5 Avril 2021, les étudiantes et étudiants d’Agro Paris-Tech ont tenu un blocus pour protéger leur lieu d’études : le campus de Grignon, un château Louis XIII et son domaine de 260 hectares. Pour notre premier épisode de cette nouvelle série qui présentera des citoyens engagés à leur échelle pour une rupture, nous avons rencontré L. (qui a souhaité rester anonyme), étudiante à Agro Paris-Tech engagée dans le blocus.
LTR : peux-tu nous rappeler ce qui s’est passé sur le campus d’agroParisTech à Grignon l’an dernier, et ce à quoi tu as participé personnellement ?

L : L’an dernier, les étudiants et étudiantes ont organisé le blocus du site, pour protester contre la décision de le vendre à des promoteurs immobiliers privés. Cette vente était susceptible de détruire l’image du site et son potentiel agronomique.  Alors, puisque les précédentes actions et manifestations (qui s’étaient déroulées avant mon arrivée) n’avaient rien donné, un groupe de personnes a décidé de faire un blocus, et les étudiants et étudiantes ont suivi. 

LTR: Qu’est-ce qui a décidé ce groupe de personnes à se lancer à ce moment-là ? Une échéance particulière ? Quel a été l’élément déclencheur ?

L : C’était un dernier recours. Les manifestations n’avaient pas marché, et on voulait trouver un moyen de renverser le rapport de force avec une action forte, et potentiellement plus médiatisée. 

LTR: Du point de vue de l’organisation concrète, comment s’est passé ce blocus ?

L : Le blocus du campus a duré trois semaines. Le principe était de ne laisser entrer que les chercheurs et chercheuses, les thésards et thésardes, les étudiants et étudiantes évidemment, mais d’empêcher l’administration et le corps enseignant d’accéder aux locaux. Nous n’avions donc quasiment plus cours, sauf quelques séances en distanciel que peu de personnes suivaient. C’était assez facile de fermer et d’occuper ce grand site de 300 hectares, car nous étions presque tous et toutes internes, logés sur place. Notre lieu d’études était notre lieu de vie, c’est devenu notre lieu de lutte. 

Pour l’organisation, on utilisait l’application Signal pour se coordonner. On était divisés en pôles (logistique, médias & communication, approvisionnement, etc.) selon la répartition définie au début du blocus. C’était assez libre. Certaines personnes ont changé de pôle, fait des pauses, se sont retirées, etc. Ensuite, environ trois fois par semaine, nous avions des Assemblées Générales où tout le monde pouvait venir débattre et voter sur les actions à entreprendre. 

LTR: Sur cette question de la décision collective, est-ce que ce groupe de personnes qui a déclenché le mouvement au départ a gardé du pouvoir sur la conduite du blocus, on s’est-il effacé pour établir une forme de démocratie plus horizontale avec tous les étudiants et étudiantes ?

L : Techniquement, c’était une démocratie directe et horizontale. Toutes les décisions étaient prises en commun, tout le monde pouvait voter, débattre, et les personnes les plus impliquées nous encourageaient à nous exprimer tout en essayant de ne pas prendre trop de place elles-mêmes. Ce n’était pas leur but de monopoliser le pouvoir et l’attention. Après, dans les faits, sur un campus de 300 personnes, quand les niveaux d’implication sont différents, il y a forcément des voix qui ont plus de poids que d’autres. Surtout vers la fin, on se rendait compte en effet que c’étaient souvent les mêmes personnes qui s’impliquaient le plus, et qui finissaient par prendre les décisions. La grande majorité finissait par suivre. Personnellement, ça ne me posait pas vraiment de problème, je faisais partie des personnes assez impliquées, mais c’est vrai que les personnes opposées au blocus le subissaient, même si elles étaient en minorité.

LTR: Et au bout de ces trois semaines, qu’est-ce qui vous a décidé à lever le blocus ?

L : On a dû partir en stage… C’était indépendant de notre volonté, et je pense qu’on aurait pu tenir encore un peu sinon, même si le mouvement battait de l’aile. Même si on n’avait aucun problème d’approvisionnement et de couchage (on pouvait sortir à notre guise, et on organisait des collectes pour pallier l’absence du CROUS), le soutien pour le mouvement s’estompait, certaines personnes voulaient retourner en cours. De moins en moins de monde venait en AG par exemple.

LTR: Et avec le recul, quel bilan général tu retires de ce blocus ? A-t-il permis de faire avancer les revendications, avez-vous obtenu l’annulation du rachat du site ? Est-ce que tu as trouvé ce moyen d’action politique efficace ?

L : Certainement, ça a été plus efficace. On a obtenu un entretien avec le ministre de l’agriculture de l’époque, Julien Denormandie, et on a gagné en médiatisation, avec de nombreux élus qui sont venus sur le lieu du blocus, comme Cédric Villani, Fabien Gay, ou encore Jean-Luc Mélenchon qui a participé à une de nos manifestations. Surtout, on a obtenu le report de la vente, et son conditionnement à des critères environnementaux, avec une modification de la charte. 

LTR: Et quel traitement a été réservé au blocus par l’extérieur en général (les médias, l’administration, les forces de l’ordre, etc) ?

L : L’administration était clairement contre, mais elle n’a pas été spécialement virulente. Elle a tout de même essayé de nous faire craquer par différents moyens qu’on n’a pas trouvés très honnêtes. Concernant les étudiants et étudiantes opposés au blocus, il n’y a pas vraiment eu de conflit, ils étaient minoritaires. Ils sont parfois venus débattre. 

Et concernant le monde extérieur, j’ai mentionné les parlementaires qui sont venus. Il y a aussi eu beaucoup de journalistes qui nous parlaient quasiment tous les jours. Après, je trouve que le retentissement médiatique a été assez décevant, on aurait pu être beaucoup plus mis en avant. Surtout quand on compare le buzz qu’a généré la vidéo du discours d’autres étudiants et étudiantes d’APT lors de leur remise des diplômes(1), on se dit qu’on a raté quelque chose ! Et avec les forces de l’ordre, il n’y a eu aucun souci. Disons qu’on est une grande école avec sa réputation, et son public venant de milieux plutôt privilégiés. On a discuté avec eux à travers la grille, mais ils ne l’ont jamais franchie. Au cas où, on a quand même eu une formation à la désobéissance civile pendant le blocus, par un intervenant extérieur, pour savoir comment nous comporter si les forces de l’ordre rentraient. Mais sans un aval de l’administration, elles ne pouvaient pas intervenir. On savait qu’il n’y aurait pas d’intervention, car ça aurait donné une très mauvaise image de la police et de l’administration de l’école. Et puis, on ne pouvait pas être délogés : nous vivions sur place même en temps normal, donc nous serions revenus. Pour autant, c’est certain que nous étions rassurés de savoir que nous aurions peu de chance qu’une intervention se produise. On savait qu’on ne prenait pas vraiment de risque. Pour un lycée de banlieue, ça n’aurait probablement pas été la même chose. 

LTR : Qu’est-ce qu’on apprend lors d’une formation à la désobéissance civile  ?

L : J’ai assisté à deux interventions, et on nous apprenait nos droits, les manières d’interagir avec les policiers, les comportements à adopter éventuellement en garde à vue, les positions collectives pour ne pas se faire déloger, etc. Il fallait être en mesure d’être irréprochable, mais aussi de se défendre. Je pense qu’une telle formation est nécessaire pour tous les militants et toutes les militantes ! Maintenant je sais ce que je risque, et comment me comporter en garde à vue par exemple.

LTR : Maintenant, est-ce que tu peux nous parler de ton parcours militant et politique ? 

L : Avant Grignon, j’étais simplement une élève de prépa, donc je travaillais. J’avais déjà les mêmes opinions, les mêmes convictions, mais je n’avais simplement pas le temps de me battre pour elles. Même si travailler et apprendre est une forme de lutte en soi !

LTR : Penses-tu que le fait d’avoir fait des études en sciences dures (physique, biologie, maths) plutôt que des sciences humaines et sociales t’as pénalisé dans ta capacité à te mobiliser avant le blocus ? Historiquement, on a l’habitude d’avoir en tête des profils d’étudiants et étudiantes en lettres ou en sociologie quand on pense aux mouvements sociaux étudiants, pas vraiment des agronomes ! 

L : Je pense au contraire que mon domaine d’étude a favorisé mon engagement politique ! On est en première ligne pour être sensibilisés au changement climatique, on en parle tous les jours dans nos études, et on constate à quel point la situation est préoccupante. Donc on est énormément sensibilisés à la question écologique. Je n’ai toujours pas lu Marx (rires), et je n’ai pas vraiment étudié les sciences sociales, mais ça ne m’empêche pas d’avoir une très forte conscience politique. 

LTR: Comment l’événement du blocus a fait basculer ton engagement politique et militant ?

L : Tout d’abord, au-delà de sa portée politique, ce blocus était un très bon moment ! On s’est beaucoup amusés et c’est je pense, quelque chose de très important lorsqu’on milite ou se mobilise politique : y prendre du plaisir. Rien à voir avec le militantisme, mais c’est vrai que c’était incroyable d’avoir le site pour nous sans l’administration. Mais ce n’était clairement pas un amusement débridé. Justement parce qu’on était seuls, on prenait très sérieusement nos responsabilités. Tout le monde était très respectueux, il n’y avait jamais de bruit dans les chambres le soir par exemple, et plus vraiment de soirées. C’était un beau moment de solidarité.

D’un point de vue politique, le blocus m’a surtout permis de passer un cap. J’ai maintenant moins peur de me mobiliser, de participer à des actions de désobéissance civile. Parce que c’est forcément la première expérience qui est la plus difficile, qui semble insurmontable. Maintenant je me sens prête pour d’autres engagements. Mais du point de vue de mes convictions, je suis restée la même avant et après le blocus.

LTR: Est-ce que tu penses qu’une politique de rupture, notamment sur le climat ou les inégalités sociales, passe par des actions comme celles-ci, qui fondent la participation politique sur des actes beaucoup plus forts que des simples élections à intervalles réguliers ?

L : Je crois que je ne me suis jamais vraiment posé la question. Disons que j’étais très pessimiste, que je le suis toujours, mais je me dis que si tout le monde se mettait à faire de la désobéissance civile, peut-être qu’on arriverait à faire pencher la balance de notre côté. Mais c’est utopique d’espérer ça, même si je pense que c’est la seule solution. 

Mais regarde Julien Denormandie, il vient d’APT aussi, il est au courant de l’urgence climatique ! Et pourtant, comme ministre de l’agriculture, il n’a rien fait. Le pouvoir de l’argent est beaucoup trop fort face à nos convictions. L’écologie, ça ne rapporte pas. Alors elle ne gagne pas le rapport de force. Donc je pense que oui, seule la désobéissance civile pourrait fonctionner pour faire changer les choses.

LTR: A l’intérieur d’APT, comment se manifeste cette activité militante, quelle est la vie politique ?

L : Forcément, il y a un peu de tout, ça dépend des personnes. Mais je pense que la majorité des gens ne sont pas militants. C’est étonnant d’ailleurs qu’on ait cette image de lieu aussi contestataire : en deux ans on a quand même bloqué notre école et fait le buzz avec un discours sur la désertion des élites. Mais c’est simplement que les personnes non-militantes sont muettes, alors que les personnes engagées font forcément beaucoup plus de bruit. Après, il y a aussi beaucoup d’étudiants et d’étudiantes qui partagent nos convictions mais qui ne militent pas forcément. 

Et je pense que les nouvelles générations vont être de plus en plus engagées. Il y a un fort phénomène d’imitation d’une promotion sur l’autre : les nouveaux arrivants et nouvelles arrivantes sont influencés par ce que leurs aînés ont accompli. Intégrer APT aujourd’hui, c’est entrer dans cette tradition du blocus, d’un militantisme un peu bruyant. Donc cela devient la norme pour les nouveaux et nouvelles. 

LTR: Donc il y aurait une “norme militante” qui se développerait à APT, dont le blocus et le discours de la désertion seraient des expressions, et qui serait elle-même une forme d’avant-garde éclairée (sur les questions climatiques du moins) pour le reste du monde étudiant ? 

L : Oui, parce que typiquement, les gens qui ont fait le discours de la désertion n’ont pas participé au blocus, leur promotion était en stage à ce moment-là. Donc il y a bien une tendance générale. Et ça se voit aussi par la popularité des étudiants et étudiantes qui sont politisés. Les “cool kids” d’APT, ce ne sont pas les élèves de droite, qui participent à l’association de voile ou d’oenologie comme dans les écoles de commerce : ce sont en partie les militants et militantes. Enfin je dis “cool kids”, disons que ce sont simplement ceux et celles qui sont les plus en vue. 

C’est vrai que ce rapport de force intra-école est assez unique en France. Mais je sais que beaucoup de mes camarades sont un peu mal à l’aise par rapport à cette norme militante. Par exemple après le discours, je connais beaucoup d’étudiants “modérés”, centristes ou de droite avec qui je suis amie, qui se sentaient mal de ne pas se reconnaître dans cette vision du monde, qui culpabilisaient presque de vouloir continuer à être des étudiants non contestataires dans un environnement qui valorise au contraire le militantisme. Mais on n’a aucune intention de les pointer du doigt ! 

APT est vraiment un cas à part, parce que l’écologie est le cœur de notre enseignement encore une fois. Donc les idées de gauche, d’écologie un peu radicale, sont plus représentées qu’ailleurs, ou en tout cas de manière plus “bruyante”. 

LTR : Et alors d’un point de vue personnel, qu’est-ce que tu envisages pour la suite de ta vie politique et militante ?

L : Honnêtement, aucune idée, je change tout le temps d’avis sur ce qui va m’arriver. Et je n’aime pas trop prévoir. Mais une chose dont je suis quasiment certaine, c’est que je vais finir par m’installer. 

LTR: T’installer ? C’est à dire ?

L : C’est l’expression qu’on utilise quand on rejoint une exploitation agricole. Les gens du discours par exemple, c’est ce qu’ils ont fait pour la plupart. Ce retour à la terre, à une agriculture écologique, c’est souvent le débouché de nos convictions. 

LTR: Mais alors s’installer, quand on a milité pour des messages politiques forts et globaux, c’est abandonner la lutte collective ?

L : S’installer, ce n’est pas forcément une ambition militante ! C’est un acte militant en soi, mais on le fait pour nous, pour retrouver du sens. Pas pour changer le monde. C’est une question de choix, de savoir ce qu’on veut faire avant la fin du monde. 

En ce qui me concerne, je sais (enfin je pense) qu’on n’y arrivera pas, qu’on ne sera pas sauvés de la catastrophe écologique. Donc à partir de là, j’ai envie de conduire une existence libérée d’un système économique condamné à s’effondrer, c’est tout. 

C’est sûr que c’est dommage, parce qu’on pourrait peut-être s’en sortir si tout le monde revenait comme ça à la terre, du jour au lendemain. Mais ça n’arrivera pas, donc on n’est pas du tout dans une démarche d’espérer un grand élan colibriste. 

LTR: Donc même après avoir trouvé des moyens très forts de vous mobiliser collectivement, votre conclusion c’est que le salut est individuel ? 

L : Oui, je pense que c’est ça. Ce qui me rend même triste, au fond, c’est de savoir que si la catastrophe se réalise vraiment, nous les européens et européennes, les personnes avec des moyens et les plus aisés, seront épargnées. Je sais que je ne souffrirai pas trop dans ma vie, même si je ne m’installe pas, même si je reste à Paris. J’aurai simplement chaud l’été : pour autant, cette situation est une exception. L’ensemble de la planète, surtout les pays n’ayant pas les moyens de se protéger des catastrophes liées au réchauffement climatique, souffriront beaucoup plus fortement.

 

Références

(1)Le 11 Mars 2022, lors de leur remise de diplôme, des élèves d’APT ont appelé à “déserter” les métiers destructeurs de l’environnement auxquels leurs études forment. Le discours a généré un fort écho médiatique, bientôt imité par des étudiants d’HEC ou de Sciences Po lors de leurs cérémonies respectives.

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« Il y a un décalage entre le texte de la Vème République et la pratique du pouvoir »

L'État et les grandes transitions

« Il y a un décalage entre le texte de la Vème République et la pratique du pouvoir »

Entretien avec Benjamin Morel
Dans cet entretien accordé aux Temps des Ruptures Benjamin Morel politologue et maître de conférences à Paris 2 Panthéon-Assas dresse un constat des institutions de la Ve République, leurs spécificités, leurs failles et les manières de les reformer pour sortir de la crise démocratique que nous traversons.
LTR : Tout d’abord, une question de définition. Comment définissez-vous les institutions de la cinquième République ? Quel est le sens de ces institutions gaulliennes ?
B. Morel :

Son sens a évolué. Originellement, c’est un régime parlementaire somme toute assez classique. L’élection au suffrage universel du président de la République à partir de 1965 ne change pas forcément cet état de fait. Il n’y a pas en France de singularité particulière. Les régimes portugais, autrichiens ou finlandais élisent aussi leur président au suffrage universel direct, mais c’est un Premier ministre qui occupe la place centrale ; le tout dans le cadre d’un régime parlementaire. Si on s’arrête aux règles constitutionnelles, la notion de « régime semi-présidentiel » n’a pas de sens. On a un régime qui, en droit, ressemble beaucoup aux autres régimes parlementaires européens. Mais dans les faits, le président de la cinquième République a en revanche plus de pouvoirs que le président des États-Unis dans son système politique. Donc on a une forme de régime qui se caractérise par une distorsion entre ce qu’il y a dans le texte et la pratique réelle. C’est peut-être là ce qui fait la singularité française. Dès lors, il faut considérer qu’une évolution des pratiques n’implique peut-être pas d’abord une évolution constitutionnelle.

Cette pratique doit à de Gaulle tout autant qu’à une rupture avec le fondateur de la Ve République. Le Gaullisme, tel qu’il est entendu par le général De Gaulle, induit un rapport très bonapartiste aux institutions. Les pouvoirs du chef de l’État sont fondés non sur un texte, mais sur une légitimité charismatique et un lien direct avec le Peuple. De Gaulle dit en substance : « Je suis responsable directement devant vous. J’exerce un pouvoir qui est extrajuridique. J’en ai conscience, tout le monde en est conscient. Mais ce pouvoir, je l’exerce parce que vous avez confiance en moi. Ainsi, si jamais je doute de cette confiance et si jamais vous semblez en douter, j’en teste l’existence par un référendum ou une dissolution. Si je n’obtiens pas votre confiance, je serai contraint de partir. » De Gaulle a donc un rapport parajuridique au pouvoir. Le pouvoir du Président n’est pas la conséquence des règles de droit. La mise en jeu réelle de sa responsabilité non plus. Cela pose toutefois un problème de perpétuation et d’institutionnalisation du régime. Au moment de l’attentat du Petit-Clamart, une question existentielle parcourt l’esprit de De Gaulle : comment subsistera le régime une fois qu’il ne sera plus là ? L’élection au suffrage universel direct est une réponse à cela, car elle va permettre une forte légitimation du président de la République sans le soutien d’évènements historiques marquant comme ceux qui avaient établi la légitimité de De Gaulle. Dès lors, chaque élection présidentielle permettra à travers l’élection de créer la figure d’un sauveur. Le problème, c’est que, les successeurs de De Gaulle n’étant pas de Gaulle, le moment charismatique va durer assez peu de temps, et très rapidement la légitimité va s’éroder. On a un régime dans lequel le pouvoir va se concentrer de manière importante dans les mains du chef de l’État — avec une marginalisation des contre-pouvoirs — alors que la responsabilité para-politique assumée par De Gaulle (à travers la dissolution, les référendums) va être remise en cause par ses successeurs. Le premier à rompre la logique sera VGE, qui annonce avant les législatives de 1979 qu’il ne démissionnerait pas en cas de défaite. En disant ça, il admet que son pouvoir est extrajuridique, mais que sa responsabilité n’est que tenue par la lettre de la constitution : rien ne l’oblige à démissionner. Mitterrand fait la même chose, et l’aggrave en ne démissionnant pas lors des deux cohabitations. Il y a ensuite Chirac qui ne démissionne ni après la défaite de 97 et la dissolution, ni après le référendum de 2005.

Le pouvoir reste extrajuridique, mais, contrairement à la pratique de De Gaulle, les pratiques pour tester la légitimité de ce pouvoir (référendums, dissolutions) vont être désactivées. Le quinquennat entre dans cette logique en synchronisant les élections présidentielles et législatives pour éviter à tout prix de risquer d’être désavoué lors d’élections intermédiaires. On évolue ainsi vers une « présidence autiste », dont on tente de préserver le pouvoir de toute fragilisation en brisant les thermomètres de son impopularité. Pour que la puissance présidentielle soit maintenue, on va fermer les écoutilles une fois que les élections présidentielles et législatives sont gagnées. On ferme toute possibilité de contestation pour éviter de remettre en cause un choix présidentiel qui est à la fois très fort et très fragile.

LTR : Donc selon vous, Emmanuel Macron incarne une caricature de la cinquième République avec toute sa verticalité, le délitement des partis. Pensez-vous que le général De Gaulle avait anticipé cet après, qu’il avait modelé cette Ve République pour ses successeurs mieux que pour lui, dans cette continuité d’un Homme d’État très fort ? Mitterrand par exemple, celui qui écrivait le coup d’État permanent en 1964, est finalement celui qui a le mieux incarné la cinquième République, qui l’a utilisée au maximum avec le septennat !
B. Morel :

Le pouvoir présidentiel a été croissant. Emmanuel Macron, représente un cas paroxystique. Après le quinquennat, le Parlement ne pouvait jouer ce rôle, mais il restait encore quelques contre-pouvoirs informels, notamment les partis et les groupes parlementaires qui disposaient d’une logique un peu autonome. Il y avait également la présence de poids lourds gouvernementaux qui étaient issus de ces partis, et qui pouvaient tenir tête. D’abord, il n’y a plus de parti. LREM est embryonnaire, le parti est fantomatique. En l’absence de grands barons, de réseaux militants, de groupes parlementaires autonomes : il n’y a pas de contre-pouvoir au sein du bloc majoritaire. Ensuite, il y a aussi un contrôle direct de l’administration par l’Élysée. Emmanuel Macron va nommer les directeurs d’administration, et va créer des liens directs entre le corps préfectoral et l’Élysée. On se retrouve devant une technocratie plébiscitaire. On a un chef de l’État, est élu pour cinq ans avec l’ensemble des pouvoirs, qui nomme directement une administration. On arrive de facto à la plus grande concentration des pouvoirs des régimes occidentaux aujourd’hui en France.

Dans les années 1960-1980, les partis ont du poids. L’UDR est un grand parti, dont Pompidou est la cheville ouvrière. De Gaulle accorde d’ailleurs beaucoup d’attention au parti majoritaire. L’Assemblée, Matignon et l’Élysée doivent fonctionner ensemble, pour que son pouvoir tienne. Cela implique que le président a besoin d’un parti majoritaire fort pour conserver sa mainmise sur Matignon. Un parti structuré, et un parti au sens sociologique du terme, avec des individus engagés qui construisent leur vie dans la politique et pour qui le coût de départ serait trop élevé (perte de leur carrière, et de liens amicaux forts dans le parti). Un parti, ce n’est pas qu’une association classique. C’est quelque chose qui prend à la sortie du lycée, qui forme, qui enrichit, offre une carrière dans laquelle on trouve son conjoint, ses amis, où on construit une sociabilité. Ainsi, le prix d’un départ est très élevé. C’est aussi cela qui a fait tenir la Cinquième République telle qu’elle a existé. L’existence d’une majorité structurée parce que les partis qui la composent sont stables est à la base de notre pratique institutionnelle. De Gaulle est conscient de cela. 

Pour autant, l’idée de majorité absolue et pléthorique n’est pas une évidence pour les rédacteurs de la Constitution de 1958. Cette dernière a d’abord été écrite pour permettre la survie de gouvernement minoritaire et assurer la stabilité face à des majorités parlementaires instables. La Constitution va ainsi faire avec ce fait majoritaire double emploi. Cela vient de l’obsession de Debré et De Gaulle de se doter d’un arsenal juridique très puissant pour éviter toute instabilité parlementaire, car ils pensaient devoir affronter des majorités relatives et changeantes en permanence comme sous la IVe République. On ne veut pas que l’assemblée soit en mesure de renverser gouvernement sur gouvernement, et c’est plutôt un succès de la cinquième République : les motions de censure ne passent jamais. Les seuls changements de gouvernement sont le fait du président lui-même qui décide son Acte 2, son Acte 3 par des remaniements.

Mais cela crée un problème : à trop vouloir armer la Constitution contre l’instabilité parlementaire et gouvernementale, on a produit de l’instabilité politique. Pendant les heures les plus tendues des Gilets Jaunes, avec un plan d’évacuation d’urgence du président, personne n’a pensé que l’assemblée pourrait renverser le gouvernement. La majorité en 2017 n’a été portée au pouvoir que par 17 % des inscrits au premier tour. Par la magie du mode de scrutin et les dispositifs de rationalisation parlementaire, cela n’empêche pas le gouvernement de mener sa politique sans tenir compte des 83 % des électeurs qui n’ont pas donné leur onction au projet.

LTR : Cette question du sauveur qui revient tous les cinq ans, ne participe-t-elle pas à la crise démocratique que nous vivons ? On entend souvent que la démocratie se limite à voter tous les cinq ans pour élire un monarque dont on est toujours déçu. Pour les législatives, faudrait-il donc une dose de proportionnelle ? 15, 30 % ? Et enfin, pourriez-vous développer sur la distorsion que vous décrivez entre la Constitution et les institutions de la Ve, et ce qu’elle produit dans les faits ?
B. Morel :

Il faut reprendre la critique qui est faite à la révolution par Necker à la fin du XVIIIe siècle. Critique qui sera notamment reprise par Carl Schmitt contre les régimes parlementaires. Les deux auteurs expliquent qu’une partie de la population préfère être représentée directement par un homme plutôt que par une assemblée. La structure parlementaire est beaucoup moins efficace du point de vue de la communication politique pour incarner le volontarisme de l’action politique. Or le principe de ce pouvoir implique justement son efficacité, sa capacité à changer le réel. Sinon c’est la légitimité même du politique qu’il emporte avec l’illusion de l’omnipotence d’un homme. Un individu unique est toujours plus facile à mettre en scène pour donner le sentiment d’une action.

Dans la manière dont on conçoit le pouvoir et la représentation, il y a certes la représentativité — il faut que le chef me ressemble —, mais il faut aussi que l’action soit efficace. Avant, le pouvoir, c’était l’incarnation charnelle du député local. Avec le développement des médias, on a le sentiment d’un rapport direct avec celui qui incarne le pouvoir, même dans un régime parlementaire. Si je suis Allemand, je ne vais pas voter SPD, je vais voter Scholz parce qu’il apparaît compétent. Idem en Grande-Bretagne. On a besoin d’une personnalisation du pouvoir, un transfert du sentiment de représentation du parti à la personne.

Ce phénomène est exacerbé à l’extrême par la cinquième République. On élit un président tout puissant, il est le sauveur. S’il ne sauve pas, parce qu’il ne le veut pas, on en élira un autre. Mais s’il ne sauve pas parce qu’il ne peut pas, ça devient très problématique. Peut-être qu’il aimerait bien que le niveau de vie s’améliore, mais c’est impossible à cause de contraintes macroéconomiques. La vraie crise démocratique est ici. La figure de l’homme sauveur a priori omnipotent, mais en réalité impotente, est de plus accroît un sentiment d’impotence politique qui partout fragilise les bases de la démocratie. Cette impotence est inacceptable, car l’État est un instrument d’action du souverain sur lui-même. Lorsqu’une demande qui lui est adressée, qui apparaît vitale et populaire, est rejetée, c’est la notion même de politique qui est mise à terre. Le RIC tel qu’il se manifeste dans la crise des gilets jaunes est une façon d’appeler à reprendre le contrôle de l’instrument étatique pour qu’il agisse. Nous sommes donc rentrés dans quelque chose qui est profond et qui ne se règle pas que par des réformes institutionnelles. Il y a une vraie crise de l’impotence du politique.

Sur la proportionnelle. Tous les états européens à part nous et les Britanniques, élisent leur Parlement à la proportionnelle. Beaucoup de modalités existent. Un seuil de représentation permet ainsi une rationalisation de la vie parlementaire : il y a moins de partis représentés aujourd’hui au parlement allemand qu’au parlement français. Il y a aussi des systèmes avec des primes majoritaires. Plein de formules de proportionnelles sont possibles. L’idée qu’il s’agirait donc d’un système instable est fausse.

Le problème avec la « dose de proportionnelle », c’est qu’elle génère une forme de quadrature du cercle. Il y a un effet de distorsion. Plus les circonscriptions sont grandes, plus leurs résultats s’homogénéisent ce qui conduit à renforcer les vagues majoritaires. En diminuant le nombre de circonscriptions pour en mettre à la proportionnelle, vous enlevez donc d’une main à l’opposition ce que vous lui donnez de l’autre. Avec 60 députés élus à la proportionnelle (10 % de l’Assemblée), il faut faire 25 % des voix au premier tour pour obtenir un groupe de 15 députés ; or voyez les dernières législatives… c’est le score d’Ensemble. On arrive à l’idée stupide avec un tel système que pour disposer d’un groupe grâce à la proportionnelle… il faut avoir emporté l’élection au scrutin majoritaire.

LTR : Et sur le RIC alors, vous avez pourtant écrit un article dans Libération expliquant qu’il était incompatible avec la Ve République ?
B. Morel :

Ce n’est pas que le RIC n’est pas compatible avec les institutions de la cinquième, mais plutôt qu’il risque d’être vécu comme une remise en cause de la responsabilité du président de la République. Si un RIC contredit la dernière loi que le président a fait voter, comment le président peut-il continuer à gouverner ? Entre des institutions représentatives qui sont centrées sur l’élection présidentielle et une démocratie directe qui viendrait à répétition. Il faut donc interroger plus largement les institutions. Mais un RIC bien construit et bien accompagné peut très bien être quelque chose de très utile.

LTR: N’y aurait-il pas un risque de renforcer encore cette démocratie plébiscitaire avec le RIC, et le référendum en général ? De délaisser la démocratie représentative au lieu d’essayer de la réparer ?
B. Morel :

Non, ça ne réglera pas tout. Je ne suis pas un illusionniste du RIC qui pense que la démocratie représentative doit être remplacée par un modèle de démocratie directe. Nombre de textes sont très techniques et ne déchaînent pas les passions, mais sont bien pourtant nécessaires. Le RIC permettrait de faire remonter des préoccupations non prises en charge par le personnel politique en place. C’est un outil de mise à l’agenda. Il faut toutefois bien le cadrer pour qu’il ne soit pas uniquement un instrument dans les mains d’une société civile organisée en réalité bien plus aristocratique que la classe politique. C’est le principal souci de ces instruments, pour déclencher une telle procédure, il faut des meneurs d’opinions. Or les grandes associations recrutent parmi les CSP+ et disposent déjà de relais. Elles n’incarnent en rien les inaudibles que l’on a retrouvés sur les ronds-points.

LTR : Et le référendum d’initiative partagé, qu’on a vu à l’œuvre pour ADP par exemple ?
B. Morel :

Malheureusement il a été mis en place pour ne jamais se déclencher, les conditions sont trop difficiles à réunir. Il y a aussi l’idée d’un RIC veto, pas forcément propositionnel. Il peut être assez intéressant ! On le retrouve dans le projet de constitution des Montagnards de 1793. Ces héritiers de Rousseau étaient dubitatifs sur la démocratie représentative et envisagent ce système. Toute loi votée par le Parlement n’est approuvée que si, au bout d’une certaine période, un certain pourcentage des assemblées primaires dans la moitié des départements ne se prononce pas contre. C’est une façon en réalité de dire que la volonté générale ne se délègue pas, et le but du Parlement n’est en fait que de la supposer. Mais si jamais le Parlement se trompe, le peuple peut toujours le lui signaler. Ça peut être pertinent dans le cas d’un projet de loi qui passerait au Parlement, mais qui est très impopulaire dans la population. Cela donnerait une possibilité au Peuple de s’exprimer en dernier recours.

LTR : Quel rôle joue le Premier Ministre dans la Constitution de la Ve République et dans les faits vis-à-vis du Président de la République ?
B. Morel :

Le texte de la constitution de la cinquième République est un texte qui est d’un fondement assez classique. Il n’y a pas tant de changement au regard des lois de 1875 ou à la constitution de la quatrième République. Il y a certes des pouvoirs propres qui sont accordés au chef de l’État, mais qui repose en réalité sur des éléments qui soit existaient déjà soit sont des pouvoirs d’exception (article 16, mais le président de la République, heureusement d’ailleurs, ne déclenche pas les pouvoirs d’exception tous les quatre matins). Tout comme la dissolution : elle était conditionnée sous la quatrième, mais il n’y en a pas eu tant que ça sous la cinquième. Donc les pouvoirs réellement dans les mains du président de la République sont assez limités. Mais même si ces pouvoirs sont limités, la pratique du pouvoir présidentiel est beaucoup plus importante. C’est ce dont nous parlions tout à l’heure : celui qui tient l’Élysée tient le Palais Bourbon qui tient Matignon. Certes, la vraie pièce maîtresse, constitutionnellement, reste le Premier ministre. Toutefois, si ce Premier ministre se sent l’obliger du président de la République (et c’est une pratique qui se met en place très tôt), tout le pouvoir revient à ce dernier. De nombreux exemples sous la Ve montrent comment s’est installée cette vraie domination de l’Élysée sur Matignon. Juridiquement, et administrativement, le pouvoir est à Matignon. Mais politiquement, il est à l’Élysée. Bien sûr, cela n’exclut pas une forme de répartition des responsabilités. Dès De Gaulle, on théorise ce que l’on va appeler le « domaine réservé ». Celui-ci n’a aucun fondement constitutionnel, il ne relève que de la pratique politique. Encore ne faut-il pas être dupe de cette répartition des pouvoirs. Pour partie, tout ça est de la communication. Ainsi, De Gaulle surveille de manière très minutieuse à la fois l’organisation du parti et en même temps la politique économique et sociale, etc. Néanmoins, faut relever un moment crucial : les grèves de 1963, où De Gaulle perd 10 points dans les sondages, et où il réalise qu’il vaut mieux rester en apparence loin des sujets clivants. Sembler se concentrer sur le régalien, le nucléaire, l’international… c’est prendre moins de risque. Le chef de l’État n’en tient pas moins et le parti et les rênes de l’économie et de la politique sociale.

Dans ce cadre, le Premier ministre joue un peu un double rôle, « Homme de paille et paratonnerre » : il est celui qui incarne pour l’opinion la conduite des politiques économiques et sociales, alors qu’elles sont largement guidées depuis l’Élysée.

LTR: Et pourtant, il est parfois plus populaire que le président ! Avec Édouard Philippe par exemple.
B. Morel :

Le cas de la crise covid est intéressant, parce que Philippe, en réalité, joue un rôle très présidentiel. Emmanuel Macron avait parfois l’air plus dans la gestion du détail, voire dans l’exagération, telle son adresse à la culture par exemple, alors que Philippe jouait plutôt le surplomb et la pédagogie. Mais dans tous les cas, un Premier ministre populaire, ce n’est jamais bon pour un président. Hors période de cohabitation, le Premier ministre est à la fois une couverture (c’est lui qui va prendre des coups, et le jour où il en aura trop pris, il sera changé), et il marque une politique, un cycle qui s’ouvre et peut se refermer. Ça a été aussi l’une des raisons du départ de Philippe, parce qu’à l’époque l’Élysée pensait que la crise allait se terminer.

LTR: Est-ce qu’on peut toujours, du point de vue du droit, parler aujourd’hui de cinquième République ? Peut-on dire qu’on est dans une « cinq-et-demie » ? Et que penser d’une sixième République ?
B. Morel :

C’est sûr que si De Gaulle revenait aujourd’hui, il ne reconnaîtrait pas vraiment son œuvre. Donc oui, il y a eu des modifications profondes. Je pense que la question de l’ordinal est secondaire. La sixième République pourrait être énormément de choses ; présidentielle, voire bonapartiste, ou parlementaire. Il est vain de penser qu’elle serait forcément ce que chacun de promoteur veut y mettre. La cinquième République a des marges d’évolution qui sont importantes. Dans tous les cas, il faut éviter la tabula rasa, qui de toute façon n’est jamais vraiment possible. La Cinquième République n’est jamais qu’une reprise des textes de la quatrième, qui est elle-même une reprise de la troisième. On peut passer à la sixième, mais pour changer quoi ? Le constitutionnalisme moderne n’induit que des changements à la marge ; sauf à vouloir rétablir Consuls et Tribunat ; c’est plus de l’horlogerie fine qu’une reconstruction ex nihilo. Par ailleurs, on l’a dit tout à l’heure, ce n’est pas le texte qui pose problème, il ne crée pas la monarchie présentielle qu’on connaît. Ce qui pose problème, c’est la pratique du texte, le télescopage des élections législatives et présidentielles, le mode de scrutin, etc. Ce qui compte, c’est d’arriver à casser le lien organique entre l’Élysée et l’Assemblée, avoir un système où existent des contre-pouvoirs. Ça peut passer par la loi ordinaire, pas de changement de constitution, pour le mode de scrutin. L’avantage du présent texte est que nous le connaissons et pouvons donc assez finement anticiper les conséquences de ses évolutions. D’expérience, quand l’on écrit une nouvelle Constitution, ses rédacteurs sont bien en peine de prévoir quelle sera sa réelle mise en pratique. Les III, IV et Ve République n’ont pas eu grand-chose à voir avec ce que prévoyaient les rédacteurs de leurs textes respectifs.

LTR: Comment appréhender l’élection présidentielle et ses candidats d’un point de vue constitutionnel ? Un avis sur la démocratie numérique, le vote à distance, ce genre d’innovations ? Et enfin, comment avoir des institutions qui fonctionnent, qui permettent de répondre à la crise démocratique ?
B. Morel :

Sur la première question, je suis assez perplexe. J’ai l’impression que les candidats font des choix extrêmement conservateurs (à droite, on sacralise la Ve République et son héritage Gaulliste fantasmé, on refuse par principe l’idée même de proportionnelle par peur de l’instabilité), ou bien totalement révolutionnaires, tenants de la tabula rasa. Réécrire une constitution, c’est la solution de facilité. Mais en l’état actuel des choses, je pense qu’une constituante, une convention citoyenne (telle que souhaitée par Jean-Luc Mélenchon) créerait un régime encore plus bonapartiste. La crise démocratique la plus profonde n’est pas liée au manque de représentativité des parlementaires, mais à l’impotence du pouvoir politique : est-ce que le gouvernement décide efficacement en mon nom. On a vu combien cela favorisait les Bonaparte. C’est ce qui s’est passé au départ avec Poutine en Russie, devenu très populaire en humiliant publiquement les oligarques, en témoigne. C’est un danger qui nous guette.

Sur la démocratie numérique : je pense qu’il y a un vrai danger. Le vote en ligne par exemple. Les machines à voter ont été interdites en Allemagne. Pourquoi ? D’abord pour une raison de sécurité : le système néerlandais a ainsi déjà été craqué par des hackers. Surtout, il y a un enjeu de confiance dans les institutions. Si on ne gère pas humainement le vote, on ne peut pas être assuré que les élections ont eu lieu de manière honnête. Or, le fait de ne pas être en mesure pour tout à chacun d’examiner directement les opérations de vote en ligne peut induire le doute et remettre en cause la confiance dans le processus démocratique. Que devient mon vote après avoir appuyé sur un bouton ? Si le doute est possible, le doute est dangereux. Cela rejoint la question du vote par correspondance aux États-Unis : on ne sait pas ce que deviennent précisément les bulletins, etc. Quand on sait le niveau de défiance des populations, on ne peut pas être sûr que la confiance envers un processus démocratique numérique soit garantie. Si quelqu’un refuse de croire que le processus a été honnête, comme il n’y a pas de moyen de lui prouver le contraire, on aura nécessairement un problème de défiance. Donc je ne suis pas favorable au vote en ligne. Mais en tout cas, le remède à l’abstention n’est pas à chercher de ce côté : c’est une illusion instrumentale. Voter prend trente minutes au maximum tous les deux ans… si on n’arrive pas à motiver les électeurs à se déplacer pour si peu, le souci ne vient pas de l’instrument.

Alors, pour résorber la crise démocratique, c’est évidemment très complexe. Il y a un sujet très français, institutionnel. Je suis convaincu par la proportionnelle, cela donne un meilleur sentiment de représentation, de légitimité. Cela ne demande pas de changement constitutionnel. Ensuite, on peut penser au RIC, pour sortir de la « bunkerisation » de l’Élysée et du Palais Bourbon. Il y a aussi le volet médiatique, l’état du débat public est calamiteux. Les médias sont incapables de traiter deux sujets à la fois. Et on a déjà eu ce problème avec les municipales et la réforme des retraites, les départementales/régionales et le covid… Si on n’a pas des médias qui jouent mieux leur rôle, les meilleures institutions du monde ne changeront rien. C’est à la fois un sujet de formation, et d’organisation des débats. Enfin, l’impotence du politique, comme on l’a déjà évoqué, est un enjeu majeur. Ne traiter que de débats sociétaux, et faire l’impasse de sujets économiques et sociaux à cause de contraintes budgétaires ou européennes est une folie. L’impuissance perçue de l’État ne peut mener qu’à la dictature ou à la dépolitisation de masse.

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Refaire de la dette publique un enjeu politique

L'État et les grandes transitions

Refaire de la dette publique un enjeu politique

Au fil des crises économiques et des aléas budgétaires, la question de la dette publique déchaîne perpétuellement les passions, non sans charrier toujours la même rhétorique paniquée et austéritaire en filigrane. Dans cet article, Paul Vignat défend une nouvelle vision économique et historique d’une dette publique qui doit être repolitisée, et dont la question de l’annulation doit se poser démocratiquement.

8 Octobre 2020. Auditionné par le Sénat au sujet d’un rapport de la Cour des Comptes évaluant le financement de la Sécurité Sociale, Pierre Moscovici, son Premier Président, est grave : la santé coûte cher et « La Dette se vengera ». La menace est claire, le péril est grand ; un spectre hante la France, et gare à celui qui osera lui tenir tête. Déjà en 2018, alors Commissaire Européen, M. Moscovici avait eu ces exacts mêmes mots, alertant sur la cruauté implacable de cette ombre malfaisante que nos orgueils dépensiers alimentaient.

Ces interventions constituent peut-être le paroxysme de cette personnification panique, de cette vision glaçante de la Dette Publique comme horizon insoluble nous plongeant dans un enfer des plus dantesques. Plus encore que la crise climatique, qui pourtant ne cesse de nous rapprocher concrètement d’un futur scientifiquement catastrophique, c’est l’horizon de la Dette qui plonge médias et politiques dans une terreur biblique qu’ils prennent bien soin de communiquer à l’opinion. La Dette se vengerait, pèserait déjà 40 000€ de culpabilité sur chaque citoyen(1), et interdirait tout futur à un Etat qui irait, pénitent, payer pour ses fautes dépensières. Ce sujet, déjà latent depuis de nombreuses années, réveillé par la Crise de l’Euro en 2010, a refait surface avec force après la crise sanitaire. Ainsi le « quoi qu’il en coûte » -que l’euphorie macronienne d’un Jupiter providentiel avait laissé filer- a été rappelé à l’ordre par un néolibéralisme austéritaire secoué mais certainement pas K.O., et bien décidé à reprendre la main sur la Dépense Publique. Timidement ressurgi dans ce contexte, le débat de l’annulation a été tué dans l’œuf par tous les Ministres et les Gouverneurs de la Zone Euro, dans des déclarations aussi caricaturales qu’infantilisantes(2), révélatrices de la force du consensus néolibéral quant à la dépolitisation substantielle de la Dette. Cette immense somme d’argent serait un impondérable technique, sujet à aucune discussion, simplement bon à être craint, et à justifier les plus dures politiques d’austérité.

Cet article se propose de déconstruire cette mystique panique et totémique de la Dette Publique, qui, nous le verrons, n’a pas de fondement économique solide. On tentera ici de déchirer le voile technocratique qui a drapé cette question, la vidant de toute substance, faisant de la Dette un fétiche sur lequel le politique n’aurait surtout aucune prise. 

Car non, la Dette Publique n’est pas une fatalité, une punition divine. C’est d’abord un outil économique utile et sain, qui permet l’expression de la légitimité économique de l’Etat, qui permet son action dans le réel. Car non, la Dette publique n’est pas un immuable objet comptable, c’est une résultante sociale, historique et anthropologique que le politique doit se réapproprier et investir, comme cela a déjà été fait dans l’Histoire de France, quand la conduite de l’Etat n’était pas subordonnée au marché. Car non, la Dette Publique n’est pas un problème en soi, il existe même des solutions pour la remettre au service du Commun, pour éviter de nouvelles crises souveraines et se détacher du pouvoir de la finance.

La Dette Publique est un outil économique sain, pas un châtiment divin
  1. Du principal et de son roulement

Commençons par rappeler brièvement ce qu’est la Dette Publique (au sens de Maastricht, c’est-à-dire la Dette de l’Etat et des administrations sociales). Chaque année, pour combler la différence entre ce qu’il perçoit et ce qu’il dépense (le déficit), l’Etat émet des titres de Dette, que les banques et les investisseurs privés achètent contre promesse de remboursement avec intérêts. L’argent récupéré par ces émissions de bons du Trésor vient ramener la balance budgétaire à zéro, équilibrant les comptes de l’Etat. Dans le même temps, pour rembourser les détenteurs de titres de Dette Publique arrivant à maturité, l’Etat réemprunte sur les marchés, et paye son dû avec de l’argent fraîchement levé : on dit qu’il refinance, ou qu’il « fait rouler » sa Dette. Donc, ce sont seulement les intérêts que l’Etat paye de sa poche : le principal de la Dette, qui sert à combler le déficit budgétaire d’année en année, est simplement payé par de la nouvelle Dette au fur et à mesure du temps. Est-il soutenable, sur le long terme, de réemprunter pour rembourser continuellement ? Pour un Etat, oui. Pourquoi cela ne pose-t-il pas de problème ? Car contrairement à un ménage, mortel et donc condamné à rembourser toutes ses dettes avant de les emporter dans la tombe, ou à une entreprise, risquant à tout moment la faillite comptable si elle ne surveille pas son bilan, l’Etat perdure. L’Etat conserve et rembourse ses Dettes indéfiniment, et la finance le sait si bien qu’elle considérera toujours les Etats comme les meilleurs des payeurs possibles.

Cette simple définition de la Dette permet déjà d’enfoncer deux coins dans le mysticisme panique de la Dette Publique.

D’abord, que le niveau de la Dette, la somme totale d’argent que la France doit à autrui (estimée à 3 750 Milliards d’euros, soit environ 115% du PIB), n’a aucune importance que la symbolique qu’on veut bien lui prêter. Cette somme -certes vertigineuse- ne sera jamais remboursée en totalité : on émettra toujours de la nouvelle Dette pour financer l’ancienne. Chaque année, le montant total de la Dette augmente à hauteur du déficit courant. Ce tranquille processus a toujours restitué leur argent aux créanciers de la France, et continuera de le faire indéfiniment. Quant à la question de savoir si cette augmentation perpétuelle du total de la Dette est un problème, non pas au niveau du remboursement, mais sur la capacité des marchés à fournir toujours plus d’argent à l’Etat, rappelons que la création monétaire par le crédit n’a pas de limite (et qu’elle n’est pas forcément synonyme d’inflation, contrairement à ce qu’affirment les théories monétaristes(3)), et qu’il existe de toute façon largement assez d’argent déjà existant en circulation spéculative sur les marchés secondaires, pour en rediriger une partie vers un emploi réellement utile. 

Donc, il n’y a aucun intérêt pour un Etat à vouloir réduire le montant total de sa Dette : le but du jeu n’est pas de tomber à zéro. Pas plus qu’il n’y a d’intérêt à comparer le flux de richesses produites en un an (le PIB), avec le stock en renouvellement perpétuel et autosuffisant du Principal de la Dette. Notons à ce titre que le Japon, qui compte un ratio de Dette/PIB supérieur à 250% depuis des années, n’est pas à proprement une économie ruinée et dévastée par la colère biblique d’une Dette qui se serait vengée. De quoi relativiser le vent de panique soufflé par les défenseurs de la rigueur budgétaire, paniqués devant la barre franchie des 100% de Dette/PIB l’année dernière.

Deuxième brèche : ce ne sont ni les taxes ni les impôts qui payent cette Dette. C’est un point fondamental, car nos funestes augures austéritaires ne cessent de clamer que « nos enfants » paieront pour les péchés décadents de leurs aînés. C’est faux : les quelques milliards de Dette que la France doit, seront remboursés par d’autres milliards que la France empruntera, indépendamment de son budget, du niveau de ses impôts ou de sa santé économique.

Ceci étant dit au sujet du Principal, de tous les bons du trésor que la France a émis et qui virevoltent actuellement de mains en mains sur les marchés financiers en attendant d’être remboursés par une nouvelle dette, parlons maintenant des intérêts.

2. Des intérêts et de l’irrationalité financière

La thèse de cet article n’est certainement pas de considérer la Dette Publique comme sans danger pour une économie nationale. L’Histoire récente de la Grèce ou de l’Argentine, pour ne citer qu’elles, a montré comment une pression à rembourser trop forte sur une économie trop faible, ou une trop faible capacité à emprunter sur les marchés, pouvaient conduire à des issues désastreuses. Plus haut, nous avons vu comment le Principal de la Dette ne constituait pas un problème en soi. Il n’en est pas de même des taux d’intérêts, qui doivent être payés en plus du principal chaque année, et qui constituent actuellement dans un climat de taux très bas 0,02% des dépenses budgétaires de la France (33 Milliards d’euros par an(4)). Ce service de la Dette s’accroît au même rythme que le stock de Dette augmente, et est fonction des taux d’intérêts en vigueur sur les obligations d’Etat (actuellement autour de 0 ,13%). Symboliquement, cette somme à régler chaque année envers chaque détenteur d’un bon du Trésor, est le prix à payer de notre déficit : pour pouvoir continuer de dépenser plus que ce qu’il perçoit, l’Etat paye des intérêts. On voit que ce prix est extrêmement faible.

Dans une économie en croissance, ce service de la Dette n’est pas un fardeau insupportable, et permet de soutenir une Dette Publique élevée à long terme. L’augmentation de la production nationale gonfle les recettes de l’Etat, qui peut assumer le paiement d’intérêts plus élevés avec le temps(5).  

Alors, dans quels cas une Dette peut-être devenir intenable pour un pays ? Dit autrement, quels facteurs peuvent rendre le service de la Dette trop lourd pour être soutenable budgétairement ? Le premier découle de sa relation avec la croissance, établie plus haut. Dans le cas d’une récession qui affaiblirait le budget de l’Etat par plus de dépenses d’urgence et moins de recettes tirées d’un cycle économique en peine, le paiement des intérêts pourrait devenir un fardeau intenable. Ce premier risque est le moins discuté, mais deviendra peut-être le plus prégnant avec la crise climatique qui vient, et la structurelle impossibilité de maintenir nos économies à des taux de croissance constants à long terme.

Le deuxième risque, beaucoup plus courant, sur lequel on insistera, est celui de la valeur des taux d’intérêts. Indirectement, il pose la question centrale de la « confiance » des créanciers dans les capacités d’un pays à tenir ses engagements. Si les financiers sont rassurés, les taux resteront bas : ils considéreront que le risque qu’ils prennent en confiant leur argent est suffisamment limité pour ne pas justifier un prix de la Dette trop élevé. Au contraire, s’ils pensent que le risque de ne pas revoir leur argent est trop haut, ils chargeront un taux élevé pour compenser la perte en capital potentielle. C’est en ce sens que le taux d’intérêt est censé être une métrique de représentation du risque en finance : « high risk = high reward, low risk = low returns ».

C’est précisément ce lien de confiance qui déclenche des crises de Dettes Souveraines. Si la finance ne croit plus en les capacités de l’Etat à rembourser ses créances, les taux grimperont, voire flamberont. Alors, le pays verra exploser ses coûts de service de la Dette et de refinancement (car rappelons que l’ancienne Dette est remboursée avec de la nouvelle), créant un effet boule de neige qui, sans restructuration ou annulation, mène à la faillite de l’Etat et à sa désagrégation économique. L’exemple de la Grèce en 2010-2012 est ici évidemment le plus parlant. La flambée des taux d’intérêts sur les obligations souveraines grecques (de 5% jusqu’à 16% en quelques mois de 2009 à 2010) a été la résultante d’une perte de confiance des marchés dans les capacités de l’Etat à honorer ses créances. Cette flambée des taux mit l’Etat Grec dans une difficulté budgétaire inouïe où il ne se trouvait pas avant ce vent de panique : c’est parce que les financiers ont paniqué, que la Grèce s’est retrouvée techniquement en défaut de paiement ! En fuyant la Grèce et en la punissant préventivement, les financiers ont provoqué ce qu’ils voulaient éviter, ils ont créé de toutes pièces la catastrophe de la Dette : un cas d’école de prophétie auto-réalisatrice.

La panique des financiers était-elle compréhensible ? Jean Tirole(6) explique qu’elle était surtout due à une réaction inquiète des marchés aux promesses de renflouement par l’Etat des banques mises en difficulté par la crise de 2008. Des renflouements qui auraient fragilisé le budget grec : Tirole parle d’un « baiser de la mort » entre Banques et Etat. Notons au passage le cynisme culotté d’un système financier qui plonge unilatéralement un Etat dans la faillite, en le punissant d’avoir voulu réparer les errements de ce même système.

Ce que nous apprend cette crise grecque, et toutes les crises de Dette souveraine sur le même modèle, c’est qu’il ne peut y avoir de problème de remboursement d’une Dette, tant que les financiers ne croient pas qu’il peut y en avoir ! Tant qu’ils n’exigent pas des taux insoutenables, les pays n’ont aucun problème pour rembourser, en faisant rouler leur Dette et en ajustant leur paiement du service de la Dette au niveau de croissance. Bien plus que le montant de la Dette, c’est son coût qui devrait attirer toute notre attention. Et le fait qu’il soit contrôlé par les esprits animaux(7) de la finance, capables des pires accès de panique qui ne font que déclencher leurs pires craintes, se pose comme un lourd problème.  Et même si les craintes entraînant une hausse des taux sont justifiées (budget mal tenu, croissance ralentie), l’effet d’une augmentation des intérêts sera toujours une terrible aggravation de la santé économique d’un Etat ! Trop sérieuse, et cette aggravation peut amener au non recouvrement de certaines créances, issue qu’un maintien de taux bas aurait pu éviter !

3. De l’utilité économique intrinsèque de la Dette Publique

Cette partie économique et théorique aura donc insisté sur la sûreté du Principal, et la nature paradoxale et auto-réalisatrice des risques liés aux taux d’intérêts. Terminons brièvement par rappeler quelques éléments comptables et théoriques souvent oubliés, mais qui posent toute la légitimité de la Dette Publique, loin d’un fardeau inutile et dangereux.

La Dette n’est pas un trou sans fond, elle est au contraire le carburant de l’action économique concrète de l’Etat, tout autant que les recettes fiscales qui structurent le budget. Elle permet justement au budget de s’équilibrer et de remplir les missions fondamentales de la Dépense Publique (éducation, défense, prestations sociales, etc.). En plus de ce qu’elle permet de marge budgétaire, rappelons qu’une Dette, en comptabilité, au passif, est ce qui permet le financement d’actifs, de biens matériels et financiers. Et les actifs de l’Etat Français, quels sont-ils ! Routes, logements, terrains, bâtiments, mais aussi liquidités du Trésor, participations actionnariales dans des entreprises stratégiques… tout ce patrimoine public (actifs financiers et non financiers) est supérieur de 303 Milliards d’euros à la Dette totale de la France. Chaque enfant de France n’hérite donc pas d’une Dette abyssale de 40 000€, mais bien d’un patrimoine net de plus de 4 000€. Cela étant dit, ce chiffre ne prend pas en compte le patrimoine et les actifs non monétaires de la France : sécurité, démocratie, Etat de Droit, et tant d’autres choses qu’un Etat bien alimenté d’une Dette nécessaire à son fonctionnement peut créer et soutenir. En allant plus loin, avec un ton un brin provocateur, on peut considérer que cet argent public investi grâce à la Dette, constituera toujours le meilleur usage collectif de la monnaie, car conditionné à rien d’autre que la recherche de l’intérêt général. L’idée n’est pas forcément de plaider pour toujours plus de Dette et de dépense publique, mais au moins de considérer que les existantes sont au moins tout autant bénéfiques pour la Société que n’importe quel autre usage privé de l’argent. La Dette constituerait donc un outil pour transférer de l’épargne ou du crédit privé vers un usage public, bénéfique à tous, permettant l’action concrète d’un Etat aux missions capitales. L’échec criant des choix macroéconomiques et politiques de ces dernières années, faisant reposer sur le privé la responsabilité d’orienter et d’allouer la monnaie dans l’économie (les exemples vont du CICE à la suppression de l’ISF, en passant par le Quantative Easing de la BCE), mériterait un article entier, mais est suffisamment clair pour plaider en faveur d’un plus grand rôle de l’Etat dans l’allocation de la dépense.

La Dette est un objet politique à part entière
  1. Histoire de revirement anthropologique

Sur l’Histoire de la Dette en tant qu’institution sociale et politique, rien ne vaut la lecture de David Graeber(8) qui réinvoque les théories Chartalistes pour replacer la Dette, ou plutôt le prêt désintéressé et solidaire, en tant que structure anthropologique fondamentale. Graeber rappelle que le prêt est un ciment de confiance entre des individus semblables et en paix, là où le commerce monétaire serait l’expression économique et froide d’une guerre concurrentielle entre deux peuples hostiles. Quel revirement, avec notre vision moderne de la Dette comme « faute » (littéralement, en Allemand !), preuve de l’inconstance morale d’un débiteur vivant au-dessus de ses moyens, et du commerce comme modèle de paix et d’harmonie (les travailleurs victimes des concurrences déloyales de la mondialisation apprécieront) !

L’anthropologue M. Mauss(9), avec ses travaux sur le don et le contre-don, ajoute que des transferts de valeur peuvent bien exister sans lien de domination, sans relation de dépendance, sans intéressement quelconque.

En plus de ces constatations scientifiques, les héritages philosophiques et théologiques d’Aristote à Ibn-Khaldoun, en passant par Saint Thomas et toute la doctrine de l’Eglise catholique, insistent sur l’immoralité de l’usure. Le taux d’intérêt, devenu la kryptonite ultime de notre Dette Publique, était interdit par la Loi et la Vertu jusqu’à la fin du Moyen Âge ! Quelques siècles de profits bancaires plus tard, pourrait-on peut-être reconsidérer la légitimité de cet instrument qui fait peser sur celui qui n’a pas assez un poids supplémentaire, qui viendra enrichir celui qui a déjà plus que nécessaire. Et concernant la Dette Publique, quelle légitimité pour les banquiers de profiter de crédits accordés à un pays qui les héberge, les sécurise, les ont éduqués et éduquent leurs enfants ?

2.Histoire d’un rapport de force

Car en effet, le système de financement actuel de l’Etat, qui doit passer par les banques ou les marchés pour financer son activité, est synonyme d’une soumission totale au monde de la finance. Sous prétexte que des politiciens peu regardants et électoralistes pourraient abuser d’un circuit de financement public pour faire rugir la planche à billets et créer, ô malheur, de l’inflation, il a été décidé politiquement de se soumettre au bon vouloir des financiers, et au couperet de leurs taux d’intérêt. Ce ne fut pas toujours le cas dans l’Histoire de France. Loin de moi l’idée de vouloir émuler la solution radicale de Philippe le Bel pour se libérer de ses Dettes et de ses créanciers (les brûler vifs, dissoudre leur Ordre et saisir leurs biens), mais il a été prouvé qu’il est possible pour un gouvernement de considérer que la raison d’Etat justifie le modelage les canaux de financement publics, et pas l’inverse. Sully opérant un grand moratoire sur la Dette royale et en annulant une partie, Louis XIV faisant de même, Bonaparte créant la Banque de France pour contrôler directement la source de ses financements, de Gaulle mettant en place le « Circuit du Trésor » pour directement capter l’épargne des Français sous intérêts réglementés, ou simplement acceptant un taux d’inflation conséquent pour réduire mécaniquement le poids de la Dette(10).

Sans nécessairement revenir sur une pratique absolutiste du pouvoir où l’économie était totalement sous le contrôle arbitraire de la Couronne, et où les financiers pouvaient finir en prison pour avoir trop prêté aux guerres du Roi, il semble important de rappeler qu’un autre circuit de financement public, moins contraignant, moins asservissant, mais ni moins stable ni moins efficient, a existé avant la financiarisation de l’économie et le contrôle européen sur la monnaie. Que ce soit à travers le recours à la création monétaire des banques centrales (et non des banques privées comme c’est le cas aujourd’hui), ou bien à la création d’un circuit d’épargne fermé et réglementé, le recours au marché et à ses caprices n’est pas la seule issue. La construction européenne, bâtie sous la tutelle allemande et sa peur panique de l’inflation, aura jugé que le risque d’un Etat trop gourmand et potentiellement inflationniste justifiait d’externaliser et de marchandiser la Dette Publique. Le résultat de cette privatisation de la source même de l’existence économique de l’Etat aura été une crise majeure des Dettes souveraines déclenchée par l’irrationalité panique des marchés, et un nouveau paradigme culpabilisant et rabougri, rendant très difficile voire impossible tout grand plan d’investissement public, au hasard, pour la transition écologique et énergétique.

Pistes et horizons
  1. L’annulation (ce mot terrible !)

Pour tenter de sortir de cette impasse monétaire où l’austérité semble être le seul horizon, où la Dette est perçue comme une punition indépassable, et où les marchés, les banques et les investisseurs détiennent seuls le contrôle de l’action économique de l’Etat, la question de l’annulation est beaucoup débattue, notamment à gauche. Deux écoles principales existent. Nous appellerons les premiers, minoritaires, les « annulationistes durs », partisans d’un grand moratoire sur la Dette, pour savoir exactement à qui nous devons quoi, et simplement refuser de rembourser une partie de cette Dette, considérant qu’elle n’est pas légitime. Frédéric Lordon, qui va même plus loin, proposait de ne rien rembourser à personne, et de profiter du chaos complet engendré par ce tsunami dans le système financier pour racheter -par saisie pure et simple- les banques et fonds d’investissements réduits en miettes par ce trou énorme dans leurs bilans. D’autres, plus modérés (la plupart des Economistes Atterrés, Nicolas Dufrêne, Gaël Giraud…), considérant qu’il faut maintenir un lien de confiance entre investisseurs, banquiers et Etat, proposent d’utiliser à fond le pouvoir de création monétaire de la Banque centrale européenne pour qu’elle rachète systématiquement les titres de Dette détenus par les banques, solidifiant ainsi leurs bilans, et les assurant de revoir leur argent très vite sous forme de liquidités crées pour l’occasion par la BCE. Ensuite, les Etats pourraient rembourser directement à la Banque Centrale qui ne les y presserait pas trop (une Banque Centrale ne peut pas faire faillite), voire ne rembourser qu’une partie ou rien du tout, en fonction de la monnaie qui devrait rester en circulation dans l’économie.

En fait, depuis la crise de 2008, la BCE a déjà institutionalisé le rachat d’actifs, faisant tourner massivement sa propre planche à billets pour alimenter la zone euro en monnaie et débarrasser les banques d’actifs trop risqués. Le succès de cette politique a été très mitigé à destination des banques : le Quantitative Easing a surtout servi d’échappatoire à moindre coût pour les banques qui ont réinvesti l’argent du QE dans la sphère spéculative : on rappellera que seuls 12% des actifs détenus par les banques européennes sont des prêts accordés à des entreprises productives(11). Cependant, concernant les rachats de Dette Publique (la BCE détient aujourd’hui environ 20% de la Dette de l’Etat français, rachetée aux banques européennes), la dynamique est encourageante. Tous ces titres de Dette arrachés à la finance avec de la création monétaire de la BCE sont autant de pouvoir de contrôle en moins pour les créanciers privés. De plus, sachant que leurs titres de Dette publique peuvent être rachetés par la BCE, et donc constituent un investissement peu risqué, ce mécanisme incite les banques à ne pas relever leurs taux sur les bons du trésor.

Depuis cette dynamique, il n’y a qu’un pas pour passer à l’annulation en ne remboursant pas la BCE, et en dégrossissant le principal au fur et à mesure. Cependant, cela signifierait que la BCE a créé de l’argent utilisé par les Etats sans contrepartie (l’argent non remboursé n’est pas détruit), et c’est précisément ce qu’interdisent les traités, sous prétexte de la peur de l’inflation. Quoi qu’il en soit, comme les Etats sont actionnaires uniques de leurs Banque Centrales, les intérêts qu’ils paieraient en remboursant cette Dette… leurs seraient reversés sous forme de profits par la BCE (comme le rappellent entre autres Thomas Porcher(12) et Eric Berr(13)). Rembourser ou pas la BCE, pour se libérer du principal, pourrait donc être une variable d’ajustement en fonction des besoins de l’économie et des risques inflationnistes. Sil’Etat a besoin de fonds, il pourrait ne pas rembourser le Principal et profiter d’une planche à billets centrale sans contrepartie. Mais s’il peut se le permettre et que l’économie a besoin de stopper une éventuelle surchauffe, il pourrait confier une partie de sa Dette monétaire à la BCE pour destruction et paiements de profits.

2. Caper légalement les taux d’intérêts

Cette perspective de l’annulation, ou en tout cas d’une plus grande responsabilité des banques centrales dans la gestion des obligations d’Etat achetées par les banques, est passionnante, simple et parfaitement faisable, mais se heurte à un consensus ordo-libéral solidement installé qui tient toujours en horreur la dépense publique et le court-circuitage du Tout-Puissant-Marché. En témoignent les déclarations de Messieurs Le Maire(14) ou Villeroy de Galhau, faisant semblant de ne pas comprendre que cette technique ne flouerait absolument pas les investisseurs, pour décrédibiliser la mesure. Permettez-moi donc de finir cette article sur une proposition moins radicale, pas interdite par les traités européens, et qui pourrait permettre de sortir de notre dépendance morbide aux esprits animaux de la finance.

Comme nous l’avons montré plus haut, un taux d’intérêt est censé représenter un risque. Or, comme nous l’avons vu également, rien n’est moins risqué pour une banque ou un investisseur que de prêter à un Etat : il est éternel, peut faire rouler sa Dette, et ses créances sont de plus en plus implicitement couvertes par une Banque Centrale qui rachète à tour de bras pour arroser les banques en liquidité. Je veux le redire avec force, un Etat sera toujours l’acteur économique le plus fiable et solvable. Aucun ménage ou entreprise ne peut prétendre à autant de solidité débitrice. D’ailleurs, même s’il lui arrive de paniquer toute seule, la finance connaît bien cette réalité : les taux d’intérêts en vigueur sur les obligations d’Etat sont toujours et de loin les plus bas du marché.

A ce titre, pourquoi ne pas imaginer d’encadrer légalement les taux d’intérêts sur les Dette Publiques, avec un prix plafond très bas (imaginons 0.5% sur 10 ans) ? Cela viendrait casser le cercle vicieux de financiers qui paniquent en augmentent le taux d’un pays en difficulté, réalisant sa chute. Et cela viendrait cimenter cette réalité empirique que le risque zéro existe bien quasiment sur les solvabilités souveraines, à condition que des financiers irrationnels et paniqués n’en décident pas autrement. Peu d’études ont été faites sur les effets potentiels d’une limitation légale des intérêts sur les Dettes souveraines. Mais la mesure a déjà été testée sur l’économie en générale, notamment dans des pays en développement afin de protéger les populations et les entreprises de taux d’usures ingérables, interdisant tout développement économique. Un rapport de la Banque Mondiale(15) concluait à ce sujet que si l’idée était noble, sa mise en place donnait souvent lieu à une baisse de la production de crédit (les banques refusant de prêter à des taux trop bas si elles estiment que le risque est trop élevé). Cette critique est bien sûr entendable et semble logique, mais ne s’applique pas aux Dettes Souveraines ! En effet, les gestionnaires d’actifs savent bien qu’il n’est pas de produit financier plus liquide, stable, reconnu et fiable, qu’une obligation d’Etat (encore plus si la Banque Centrale peut la racheter à tout moment) ! Les banques auront toujours besoin dans leurs bilans de tels safe assets, mobilisables et revendables à tout moment ! L’exemple récent des taux de rémunération négatifs mis en place par la BCE sur les réserves obligatoires est parlant ! Même en perdant de l’argent, les banques se bousculaient au portillon pour confier leur argent à la BCE sous forme de liquidités fiables.  On peut donc tout à fait imaginer que la production de crédit et l’investissement envers les Etats ne baisserait que très peu, même avec des taux d’intérêts drastiquement limités. Ces dernières années, on ne peut pas dire qu’ils furent élevés, mais cela n’a pas empêché les banques de s’arracher des obligations d’Etat. Et même si une telle réduction de la production du crédit se produisait, la Banque Centrale pourrait toujours intervenir, et pourquoi pas, acheter directement aux Etats des titres de Dette !

Cet article, volontiers provocateur mais résolument honnête, aura donc tenté de réhabiliter la Dette Publique, moteur indispensable et sain d’un Etat qui assume son rôle économique et social. Dans un climat où elle est érigée en chimère malfaisante, symbole présumé de la folie dépensière de peuples et gouvernements immatures, on a souhaité rappeler sa solidité à long terme, sa nature indispensable et légitime. Aussi, on aura plaidé pour une repolitisation de ses enjeux : furent des époques où la Dette était un facteur de solidarité, un instrument au service de l’Etat, et pas une ombre planant sur lui en limitant son action. Enfin, on aura rapidement exploré deux pistes (l’annulation / captation par la Banque Centrale, et le plafonnement des taux d’intérêts) pour se libérer de l’emprise des marchés sur cette Dette si capitale pour la pérennité de la collectivité. Bien sûr, ces mesures se heurtent encore au refus catégorique et idéologisé des tenants de la rigueur, des fanatiques de la désinflation, et des dévots du Saint Marché, mais le but de cet article était justement de leur opposer une humble mais ferme contestation. Et surtout, de rappeler qu’aucun sujet ne devrait être laissé aux technocrates et aux prétendues vérités inaliénables : tout est politique, à commencer par la manière dont l’Etat se finance. 

Références

(1)Damon, Julien. (2021) « Et si chaque Français remboursait 40 000 euros de dette publique? ». Le Point, 29 Mars 2021, https://www.lepoint.fr/invites-du-point/julien-damon/damon-et-si-chaque-francais-remboursait-40-000-euros-de-dette-publique-29-03-2021-2419871_2968.php

(2)Villeroy de Galhau, François. (2021) « Une dette doit être remboursée, tôt ou tard ». Challenges, 27 Janvier 2021. https://www.challenges.fr/economie/interview-villeroy-de-galhau-gouverneur-de-la-banque-de-france-une-dette-doit-etre-remboursee-tot-ou-tard_747988

(3)Pour les monétaristes (et leur chef de file Milton Friedman), toute création monétaire qui ajoute de l’argent arbitrairement dans l’économie implique inévitablement une hausse des prix. Mécaniquement, si plus d’argent est disponible dans une économie pour opérer des échanges de marchandises dont le nombre n’a pas augmenté, le prix nominal associé à chaque marchandise augmenterait en effet. Cependant, cette théorie n’admet aucun impact de la création monétaire sur l’augmentation de la production. Or, il est tout à fait possible que le nombre de marchandises produites augmente grâce à une augmentation de l’argent en circulation (gains de productivité grâce à des hausses de salaire, hausse des investissements etc). Si la production augmente en même temps que l’argent mis en circulation pour échanger cette production, les prix n’augmentent pas. Côté théorique, voir la Modern Monetary Theory. Côté empirique, constater que la hausse vertigineuse des masses monétaires de la zone euro et des USA depuis la crise de 2008 n’a quasiment généré aucune inflation.

(4)INSEE. (2021) « Comptes nationaux des administrations publiques – premiers résultats – année 2020 », https://www.insee.fr/fr/statistiques/5347882

(5)Blanchard, Olivier. (2019) « Public Debt and Low Interest Rates. » American Economic Review, 109 (4): 1197-1229.

(6)Farhi, Emmanuel & Tirole, Jean. (2018). “Deadly Embrace: Sovereign and Financial Balance Sheets Doom Loops.” Review of Economic Studies 85 (3): 1781-1823.

(7)Keynes, John Maynard. (1936). « Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie ». Cambridge University Press.

(8)Graeber, David. (2011). “Debt : The First 5,000 Years”. Melville House, New York. (ISBN 978-1-933633-86-2)

(9)Mauss, Marcel. (1924). «Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques »

(10)En période d’inflation, la valeur d’une monnaie diminue (les prix augmentant, chaque unité monétaire permet d’acquérir de moins en moins de bien). La monnaie devient donc moins précieuse en termes nominaux. Mais comme les dettes sont contractées en nominal, rembourser 1€ après inflation (qui permet d’acheter une baguette de pain) est beaucoup moins douloureux que de rembourser 1€ avant inflation (qui permettait d’en acheter deux). Créer de la monnaie par la Dette, si cela génère de l’inflation, est en fait un excellent moyen… de rembourser la Dette sans problème.

(11) Finance Watch : https://www.finance-watch.org/uf/bank-lending-to-the-real-economy/

(12) Porcher, Thomas (2018). «Il faut arrêter de diaboliser la dette publique», Le Temps, 20 Juin 2018. https://www.letemps.ch/economie/thomas-porcher-faut-arreter-diaboliser-dette-publique

(13)Les Économistes atterrés. (2020) « La Dette publique, Précis d’économie citoyenne », Le Seuil

(14) https://www.linkedin.com/posts/brunolemaire_faut-il-rembourser-la-dette-covid-la-r%C3%A9ponse-activity-6772793286273847296-aHOW

(16)“Maimbo, Samuel Munzele; Henriquez Gallegos, Claudia Alejandra. (2014). “Interest Rate Caps around the World : Still Popular, but a Blunt Instrument.” Policy Research Working Paper. No. 7070. World Bank Group.

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L’écologie républicaine : entretien avec Chloé Ridel

La Cité

L’écologie républicaine : entretien avec Chloé Ridel

Chloé Ridel est haut fonctionnaire, militante associative, présidente de l’association Mieux Voter et directrice adjointe de l’Institut Rousseau. Elle est également chargée des questions européennes au sein du conseil scientifique de l’Institut. Dans cet entretien Chloé Ridel revient sur la notion d’écologie républicaine, un concept permettant de lier l’écologie politique et la tradition républicaine afin d’aboutir à une pensée écologique sociale et non punitive qui ne pèse pas sur les catégories populaires. Elle revient également sur l’histoire de la pensée écologique et les outils permettant de mettre en place une politique écologique républicaine.
LTR : Qu’est-ce que l’écologie républicaine ?
C.Ridel :

C’est une nouvelle matrice politique qui pourrait remplacer la social-démocratie dans un nouveau cycle historique de la gauche.

C’est la tentative de faire se marier la tradition de pensée républicaine et la tradition de pensée de l’écologie politique. La seconde apparaît sur la scène politique dans les années 70 avec le rapport Meadows sur la croissance et la présentation de la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle en 1974. À l’origine, les « écolos » sont encore présents dans l’imaginaire de beaucoup de Français, notamment les plus âgés, comme « les tartes aux fleurs » à travers les luttes libertaires, le plateau du Larzac, la lutte anti-nucléaire. Depuis, et on le voit bien, Europe Écologie Les Verts s’est enrichi d’autres traditions ! 

L’écologie républicaine est une écologie sociale. Elle l’est profondément, puisque les inégalités environnementales sont des inégalités sociales. Ce sont les riches qui polluent le plus : les 10% les plus riches polluent 4 fois plus que la tranche des 10% les plus modestes. Ce sont aussi les plus pauvres qui subissent le plus le changement climatique, qui meurent le plus de la pollution de l’air, qui habitent près du périphérique…

En augmentant les taxes sur l’essence, on prend à la gorge des gens qui ont besoin de leur voiture pour aller acheter leur baguette de pain, pour aller travailler, pour aller emmener leurs enfants à l’école. Par contre, on laisse les riches continuer de prendre l’avion comme ils veulent, et puis les très, très riches, prendre des fusées pour aller faire du tourisme spatial.

Il y a le besoin d’un ordre républicain – c’est pour cela que cette épithète est primordiale. Si l’on veut augmenter les taxes sur l’essence, il faut construire une société où les personnes ne dépendront plus de leur voiture pour se déplacer. 

L’écologie républicaine et sociale se différencie de ce qu’on peut appeler le « capitalisme vert », qui va tout faire reposer sur la responsabilité individuelle, « l’auto-responsabilisation » des entreprises (la fiscalité, les marchés de droits à polluer) et des individus. Ce capitalisme vert est aussi techno-solutionniste. En Chine, aux États-Unis, on se met à manipuler les nuages en mettant de l’iodure d’argent dans l’atmosphère, ce qui fait pleuvoir sur les endroits où on craint pour la sécheresse. On manipule le climat. C’est une vision terrible. Afin de ne pas répondre à l’injonction de sobriété, et continuer de produire toujours plus, on en vient à compter uniquement sur le facteur technologique.

L’écologie républicaine se différencie aussi des collapsologistes, et des personnes qui partent du principe qu’il faut se regrouper dans des communautés d’entraide pour survivre. C’est une sorte de survivalisme new age. Ce n’est certainement pas l’écologie républicaine. On y parle « d’effondrement », sans jamais vraiment le définir. Ce vocabulaire porte le risque de provoquer une angoisse si forte qu’elle peut conduire au nihilisme.

Quelque part, je compare l’angoisse climatique -ce qu’on appelle la solastalgie, très forte dans la jeunesse- à l’angoisse que les identitaires ont vis-à-vis du grand remplacement.  Cela crée des discours dogmatiques, de la négativité et de l’impuissance. L’écologie républicaine, c’est une écologie qui dompte la peur légitime du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité par des actions ambitieuses et résolues. 

LTR : On a dernièrement parlé d’une vague verte, mais, on l’a vu au moment des municipales, elle n’a en fait touché que quelques grandes métropoles. Il existe par ailleurs une écologie de droite, voire d’extrême-droite. 
C.Ridel :

Absolument. Tout ça commence à se mettre en place. Je ne pense pas que l’écologie puisse être la marque d’un seul parti. L’écologie va se fondre dans le clivage Gauche/Droite. Il y a une écologie d’extrême droite qui commence à émerger autour des notions de localisme et d’identité. C’est celle de la revue « Limite ». Et c’est une écologie qui a le mérite d’être cohérente. « Limite », ce sont des catholiques de droite (et de gauche), qui disent que l’écologie porte une forte idée de sobriété, héritée de la pensée chrétienne : vivre pauvre, condition ascétique, etc. Et ils portent cette idée très forte de limites sur les sujets sociétaux. Pour eux, quand on est écologiste, on ne peut pas cautionner la manipulation de la vie. Sur des sujets bioéthiques, l’écologie de Droite et d’Extrême Droite est très conservatrice.

LTR : Des bioconservateurs donc ?
C.Ridel : 

Oui. Mais certains écologistes de gauche le sont aussi. Il y aussi une écologie de droite libérale, c’est ce capitalisme vert dont on a parlé plus haut. Je ne la range pas dans le cadre de l’écologie républicaine. Parce que ce qui la définit, avant le caractère social, c’est la puissance publique. La matrice, c’est la puissance publique, la règle commune qui s’applique à tous. La notion de « biens communs » (air, eau) est à ce titre essentielle.

Au contraire, le capitalisme vert peut dire « donnons un bien commun en gestion à des sociétés privées », c’était le cas au Chili par exemple, où l’eau était possédée à 100% par des groupes privés… L’écologie républicaine refuse ce genre de choses : les biens communs doivent être publics.

L’écologie républicaine est une écologie du temps long et de la planification, une écologie sociale où chacun contribue de sa juste part à l’effort de reconstruction écologique. Il y a des idées d’ISF climatique, mais aussi de quotas carbone… On parlait du tourisme spatial, de Jeff Bezos qui s’est envoyé dans l’espace. Ça il ne faut pas le taxer, il faut interdire ! On ne doit pas avoir le droit de faire ça, parce que cela pollue en 10 minutes l’équivalent de ce que polluent 1 milliard de personnes sur leur vie entière, juste parce que quelqu’un est suffisamment riche pour s’offrir ce caprice. Donc non : c’est aussi une écologie qui va interdire des choses, on n’est pas uniquement dans l’incitation. 

Tout ceci amène un retour de la puissance publique, et pas que de l’État ! C’est aussi l’Union européenne, les collectivités, la commune. Même si l’Etat doit avoir un rôle prépondérant de planificateur, la puissance publique est plus large.

LTR : D’un point de vue économique,cela signifie qu’on ne fait pas confiance au privé pour opérer la transformation de lui-même, même si on lui a donné le bon cadre institutionnel et juridique, la bonne transparence sur les risques climatiques, les bonnes incitations fiscales (ce que recherche le capitalisme vert incitatif et responsabilisateur). Les outils de l’écologie républicaine sont-ils d’abord des outils coercitifs (quotas, interdictions, normes…) ? 
C.Ridel :

Non, ce n’est pas une écologie qui est méfiante du secteur privé par nature. Cependant, l’écologie républicaine ne va pas compter sur l’auto-responsabilisation des entreprises.

C’est ce qu’a fait le gouvernement avec la loi PACTE : ils ont créé des « entreprises à missions » : qui doivent discuter d’un projet d’entreprise, se définir une « raison d’être » : les collaborateurs réfléchissent à la mission de leur entreprise, pour déclencher un cercle vertueux…C’est intéressant mais ce n’est pas obligatoire. Il y a quelques incitations financières à le faire, mais c’est une sorte de bonus. On dit « s’il vous plaît devenez des entreprises à mission ».

L’entreprise est une organisation humaine fondamentale, mais elle doit être mise au service du bien commun. Il est absurde que des travailleurs donnent leur force à des entreprises qui sur le long terme détruisent leurs vies. Donc l’entreprise doit être mise au service du bien commun. Cela implique de taxer les comportements polluants, voire de les  interdire. C’est tout le droit environnemental, la notion de droit de la nature, portée notamment par Marie Toussaint, avec le crime d’écocide… L’écologie devra mettre des limites à la liberté d’entreprendre. Aujourd’hui elle est un principe constitutionnel. Une des propositions des socialistes pour l’élection présidentielle, c’est d’inscrire dans la constitution que le bien commun doit prévaloir sur la liberté d’entreprendre. C’est intéressant ! ça reformate le contentieux entre l’économique et l’écologique dans un sens qui est tout autre. Aujourd’hui, le juge quand il a d’un côté la liberté d’entreprendre et la propriété privée, et de l’autre [des considérations écologiques], il tente de les concilier, mais rien ne prévaut. L’écologie va demander de porter atteinte à la propriété privée ou à la liberté d’entreprendre au nom du bien commun. Il y a une hiérarchisation à établir.

On vit depuis Adam Smith sur un régime d’économie libérale où la propriété privée prévaut (au centre de la Révolution Française aussi). Il va falloir remodeler ces principes fondamentaux de notre organisation économique pour l’adapter à de nouvelles contraintes.

Dans un monde où on va être 7,5 milliards… Nous allons devoir avoir des règles scrupuleuses que tout le monde devra respecter ! La moindre chose que je fais a un impact sur les autres et notre vie en commun.

C’est pour cela que la matrice républicaine est la seule qui puisse permettre la reconstruction écologique. Il s’agit d’organiser la vie commune et le bien commun. En France, cela passe par la république. On a un tel changement à conduire : il faut qu’on s’appuie sur ce qui fait notre force, et c’est cette matrice républicaine !

LTR: Vous avez évoqué tout à l’heure la notion d’échelle au regard de la puissance publique, notamment à travers l’Union européenne. On a aussi des conséquences au niveau mondial. Comment est-ce qu’on inscrit une république écologique dans un modèle mondialisé ? 
C.Ridel :

C’est une question très intéressante. L’UE a une voix à faire entendre sur l’écologie, différente de la Chine, des États-Unis et de la Russie. La chine s’oriente vers un modèle d’écologie autoritaire et scientiste (l’an dernier ils se sont engagés à la neutralité carbone en 2060, ce qui est un game changer énorme parce qu’ils représentent 25% des émissions mondiales). Mais ils vont le faire d’une façon qui ne sera pas du tout la nôtre !

Les Etats-Unis de leur côté seront moins autoritaires (en Chine il y a des dynamiques de notation sociale, environnementale, etc. Si tu portes atteinte à l’environnement tu perds des points). Ils miseront beaucoup sur l’innovation et sur la technologie. Et c’est aussi inquiétant. Avec un courant survivaliste très fort. Mais pas un courant survivaliste de pauvres comme chez nous, c’est quelque chose pour les riches, avec des bunkers, etc.

L’Europe, qui a une tradition écologique franchement extrêmement précoce :les principaux intellectuels de l’écologie politique sont des Européens : Arne Næss, Serge Moscovici, Bruno Latour, André Gorz… Les rédacteurs du rapport Meadows sont des Britanniques, c’est en Europe qu’on trouve le plus d’associations et d’ONG environnementales, on pourrait continuer la liste. On est vraiment le continent de l’écologie dans le monde, et on a évidemment une voix à porter. Et si on ne peut pas dicter leur conduite à la Chine ou aux Etats-Unis, on peut être une sorte de phare, faire jouer notre influence et notre modèle en la matière, et surtout imposer notre modèle en se servant de la taille de notre marché. Il est toujours le premier marché de consommateurs au monde, et il fait notre principale force. Il faut le transformer de fond en comble mais surtout ne pas le détruire car il est notre force. Et quand on adopte une règle à 27, c’est très long, mais par exemple quand on interdit la pêche en eaux profondes, ça veut dire que ne rentrent plus sur notre marché des produits issus de la pêche en eaux profondes. Donc on exporte nos normes au reste du monde. Quand on interdit la pêche électrique, c’est pareil. On pousse pour que ceux qui veulent avoir accès à notre marché interdisent aussi la pêche électrique ! On va aussi mettre des taxes carbones aux frontières, la Commission l’a compris, c’est ce qu’elle appelle l’ajustement carbone pour éviter les “fuites carbone’’.    

Mais on peut faire beaucoup plus, par exemple sur l’agriculture ! Pour l’instant on n’impose pas de réciprocité pour les produits agricoles importés, sur le plan des règles phytosanitaires et environnementales. C’est inacceptable.

Donc il faut se servir de notre marché, ne pas le détruire, avec des changements longs à faire, mais ça progresse. Et s’en servir comme une protection, une régulation de la mondialisation et un levier d’influence vis-à-vis du reste du monde.

On ne fera pas d’extraterritorialité du droit à l’américaine en allant pourchasser les gens chez eux, par contre on serait légitimes à refuser l’entrée sur notre marché de marchandises qu’on juge produites avec trop de dégâts sur l’environnement.

 LTR: Vous dites donc que notre grand marché est utile, et qu’il faut le garder dans une perspective écologique. Mais est-ce que l’écologie ne porte pas elle-même une critique de ce grand marché mondialisé, avec des échanges aussi importants avec l’autre bout de la planète ?
C.Ridel :

En l’état actuel, le marché européen empêche beaucoup de comportements qui seraient vertueux d’un point de vue écologique, ou social. On ne peut pas, par exemple, favoriser l’approvisionnement en circuits courts. Que ce soit en matière agricole ou autre. Au nom de la libre circulation des marchandises. Si demain on fait une TVA à taux réduit sur les légumes dans un rayon de 100km autour de chez nous, on va être censuré par l’UE, parce que c’est une aide déloyale qui contrevient à la concurrence libre et non faussée. Cela revient à subventionner des produits agricoles au détriment de produits qui viennent de plus loin. Donc il faut revoir ça. Ce sera compliqué : le marché agricole européen est un totem.

Donc non seulement il faudra changer notre marché commun vis à vis du reste du monde, mais il faudra aussi changer le marché à l’intérieur de l’UE, pour renverser la logique. Aujourd’hui on a un marché qui pénalise ceux qui sont les mieux disant socialement et d’un point de vue environnemental dans le marché européen. Si on choisit d’imposer des normes écologiques ou sociales plus dures pour les entreprises, on va être pénalisé. C’est absurde ! Il faut au contraire protéger ceux qui décident d’avoir un comportement vertueux.

Donc il y a différentes façons de le faire. Par exemple, un droit à protéger son marché de telle ou telle manière si on prévoit des normes sociales et environnementales qui sont supérieures aux minimums européens. Il faut inventer des choses là-dessus, mais c’est sûr qu’on devra réformer le marché européen. Et donc rentrer dans un rapport de force. Se pose donc la question de la stratégie, centrale à gauche. Car on est tous d’accord sur le constat que le marché est imparfait. Je pense qu’il faut faire de la désobéissance ciblée. Ne pas avoir peur de dire “oui ma TVA est à 2% sur les nectarines du Gard qui sont concurrencées par les nectarines espagnoles !”. 

On aura des plaintes, et une discussion politique à Bruxelles, pour remettre les choses à plat. Ce ne sera pas facile, chacun a ses intérêts, mais si la Commission est d’accord avec les objectifs climatiques qui sont les nôtres, on ne pourra pas échapper à ce genre de discussions. 

 LTR: Ça ne concerne pas que l’écologie, sur le volet social on a déjà eu l’exemple des travailleurs détachés…
 C.Ridel :

Oui, ça a déjà été changé ! Mais ça a mis quatre ans. Pour le coup, c’est à mettre au crédit de la France et d’Emmanuel Macron, qui a enclenché la négociation sur la réforme de la directive travailleurs détachés, avec des discussions très rudes avec les pays d’Europe centrale coalisés contre cette réforme. Ça a été une négociation longue de trois ans, mais on y est arrivé. On n’a plus le droit maintenant dans un pays d’employer des gens qui ont un même métier mais un salaire différent. 

LTR: Par rapport à l’emploi, vous avez beaucoup travaillé sur les Territoires Zéro Chômeurs, la Garantie Emploi Vert, etc. Quand on parle d’écologie on parle beaucoup de fermetures d’usines, et forcément on a des gens à gauche qui s’opposent à ces perspectives de perte d’emploi, avec du chômage. Est-ce que l’écologie républicaine pourrait être créatrice d’emplois ?
C.Ridel :

En tout cas, l’écologie républicaine n’a pas pour but de mettre les gens au chômage. Une république sociale doit garantir un emploi pour tous, permettre à chacun d’avoir un emploi. L’emploi c’est la dignité, la participation à la vie, un droit même. L’écologie, si elle est républicaine, devra trouver un travail pour tout le monde. Mais beaucoup de gens pensent que l’écologie est synonyme de destruction d’emplois parce que dans leur tête, « emploi = productivisme ». 

Il faut aller vers des emplois et une forme d’économie qui ne soit plus productiviste. On a déjà accumulé beaucoup de biens dans notre économie, on a tous une voiture, un frigo, une machine à laver, des équipements modernes. Pendant les Trente glorieuses, tous les Français ont eu accès à ces équipements, et il fallait une économie productiviste pour satisfaire les besoins des gens. Mais maintenant qu’on a tout ça, et qu’on a accumulé autant de biens, l’économie va évoluer vers ce que David Djaïz appelle dans son dernier livre l’économie du bien-être. C’est une économie sur laquelle la France est déjà très bien positionnée : la santé, la silver economy autour du vieillissement, la culture, la gastronomie, l’éducation… Les gens ont accumulé des biens et veulent maintenant vivre mieux, accumuler des expériences, développer leur être… ça va créer des emplois différents ! Et, pour que la société ne s’appauvrisse pas massivement, il va falloir continuer de  produire des richesses et maintenir une productivité suffisamment élevée. 

Par exemple sur l’agriculture, qui représente la plus grande perte d’emplois depuis les années 80 (nous n’avons plus que 400 000 exploitations agricoles en France). Si on veut sortir l’agriculture des intrants chimiques, on aura besoin de plus de gens pour travailler la terre ! Il n’est pas question de retourner à la charrette et à la faux, mais ce sera potentiellement demandeur d’emplois, avec des installations plus petites en permaculture, en hauteur etc.

Après la disparition des paysans que la France a vécu à compter des années 1950, 60, on garde une image très dégradée du travail de la terre : ce serait dur et dégradant. Notre génération doit relever le drapeau ! C’est une population délaissée, mal payée, qui se suicide… c’est scandaleux ! Il faut revaloriser cette image de l’agriculteur. C’est en cours avec les néo ruraux, qui ouvrent de nouvelles exploitations… c’est une minorité mais ça participe de la revalorisation de l’image des gens qui travaillent la Terre.

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