Milei ou le « Tronçonneur » de l’État : Voyage au bout du néolibéralisme autoritaire

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Milei ou le « Tronçonneur » de l’État : Voyage au bout du néolibéralisme autoritaire

Suite à l’élection à la tête de la présidence argentine de Javier Milei, cet article revient sur la situation qui a permise son élection, ainsi que sur ses engagements de campagne.

« Ce que propose le FMI [Fonds monétaire international] est minuscule au regard du plan d’austérité que je propose ». C’est en ces termes qu’en pleine campagne présidentielle argentine, Javier Milei, libertarien revendiqué fraichement élu le 20 novembre 2023 à la tête du pays, s’engage ni plus ni moins à amplifier dans des proportions considérables l’application d’un projet économique ayant plongé près de 40% de la population argentine sous le seuil de pauvreté. En effet, cette situation résulte notamment de la dette historique contractée par le président conservateur Mauricio Macri qui, en 2018, a obtenu un prêt de 50 milliards de dollars en provenance du FMI. Or, il se trouve que, de même que l’ensemble des prêts octroyés par cet organisme international, celui-ci est conditionné à une réduction drastique des dépenses publiques, ainsi qu’à une reconfiguration des fonctions de l’État au profit du secteur privé, conformément à l’idéologie néolibérale selon laquelle la puissance publique doit se désengager au maximum du marché afin de laisser libre cours à l’initiative individuelle qui est perçue comme la plus à même de permettre une gestion rationnelle de l’économie dans la mesure où elle cherche à maximiser son profit. Si cette théorie économique entre en adéquation avec les conceptions portées par Milei – en témoigne le fait qu’il ait baptisé l’un de ces cinq chiens en hommage à Milton Friedman, l’un des pères du néolibéralisme -, le nouveau dignitaire argentin estime cependant qu’il faut aller encore plus loin.

L’ « anarcho-capitalisme » : version paroxystique du néolibéralisme autoritaire

Se revendiquant de l’ « anarcho-capitalisme », il affirme en effet que : « Chaque fois que l’Etat intervient, c’est une action violente qui porte atteinte au droit à la propriété privée et, au final, limite notre liberté »(1). C’est là la différence fondamentale entre néolibéraux et anarcho-capitalistes. Là où les premiers estiment que l’Etat doit être présent en vue d’organiser son propre retrait du marché, les seconds considèrent que le marché est la seule institution à même d’organiser l’ensemble de la société. En d’autres termes, suivant cette conception, la totalité des activités humaines sans exception entrent dans les logiques de marché et aucune instance ne doit pouvoir entraver de quelque manière que ce soit la propriété privée, ce qui conduit Murray Rothbard, l’un des tenants de ce courant, à prôner un « marché libre des enfants », au nom du respect inconditionnel de la propriété des parents. La volonté de libéraliser la vente d’organes prônée par Milei s’inscrit ainsi pleinement dans ce courant qui pousse à son paroxysme l’idéologie néolibérale, ce qui conduit Mark Weisbrot, co-directeur du Centre pour la Recherche Politique et Économique (CEPR), à affirmer que : « Jamais quelqu’un d’aussi extrémiste en matière économique n’a été élu président d’un pays sud-américain »(2). Dans un continent ayant servi de laboratoire à l’idéologie néolibérale, ce n’est pas une mince affaire.

Cependant, de même que son maître à penser qui défend par ailleurs la mise en place d’un « État policier libertaire » dans lequel les forces de l’ordre, là encore débarrassées de toute contrainte institutionnelle, seraient « autorisées à appliquer des punitions instantanées », la défense inconditionnelle des libertés de la part de Milei semble s’arrêter aux frontières de l’économie. En effet, le volet sécuritaire de son projet inclut notamment des propositions telles que l’abaissement de la majorité pénale ou encore, la création d’un système national de surveillance ayant recours à la reconnaissance faciale. Milei affirme ainsi vouloir prévenir l’émergence de toute opposition interne susceptible d’être violente, à l’égard de laquelle il s’est empressé d’affirmer, à peine élu, qu’il serait implacable. Une logique qui n’est pas sans rappeler les propos tenus par Victoria Villarruel, candidate à la vice-présidence à ses côtés, qui a ouvertement affirmé à de nombreuses reprises que les crimes commis par le régime militaire au pouvoir entre 1976 et 1983 s’expliquaient avant tout par la déstabilisation interne provoquée par les mouvements d’opposition à cette dictature, reprenant ainsi en tous points les propos tenus par les responsables de ces exactions à l’occasion de leur procès. Si Milei s’est malgré tout engagé, lors de son discours d’investiture, à respecter toute mobilisation s’exprimant dans le cadre de la loi, une telle conception des oppositions internes ne peut que susciter des inquiétudes du côté des différentes organisations sociales et syndicales argentines. Et ce, d’autant plus que le nouveau dirigeant s’affirme par ailleurs ouvertement favorable à la remise en cause de certains droits sociaux tels que l’IVG, légalisée en 2020 au terme d’un large mouvement social ayant poussé l’Argentine à rejoindre le cercle très réduit des États du continent reconnaissant ce droit de manière inconditionnelle, aux côtés de l’Uruguay, de la Colombie, de Cuba et du Mexique.

Alors comment expliquer l’irruption d’une telle force politique venant mettre un coup d’arrêt à cette vague progressiste qui s’était également caractérisée par un rejet du modèle néolibéral défendu par Macri à l’occasion de la précédente élection présidentielle remportée par Alberto Fernandez, candidat du péronisme en 2019 ?

Entre dégradation de la justice et des termes de l’échange

Tout d’abord, nous pouvons constater que cette large victoire de Milei – qui l’emporte avec plus de 10 points d’avance sur Sergio Massa, ministre de l’Économie sortant – traduit avant tout un rejet massif du péronisme. Ce courant est notamment assimilé, au sein d’une grande partie de l’opinion publique, à des pratiques de corruption depuis la condamnation de la vice-présidente sortante Cristina Kirchner, le 6 décembre 2022, à une peine de 6 ans de prison après avoir été accusée d’avoir eu recours à des pratiques d’ « administration frauduleuse » en vue de l’octroi de parts de marché dans la province de Santa Cruz qu’elle a représenté en tant que sénatrice entre 2001 et 2005. Il n’est pas inutile de préciser ici, comme nous le rappelions alors dans ces colonnes(3), que Diego Luciani et Rodrigo Giménez Uriburu, respectivement procureur de l’affaire et président du tribunal, étaient réunis moins de 4 mois avant ce verdict pour un match de football au sein d’une ferme appartenant à Mauricio Macri. Cette proximité avec l’un des principaux opposants au péronisme, combinée à la faiblesse manifeste de l’accusation – Kirchner se voyant condamnée sur la base de simples suspicions de complicité avec son mari dont l’implication dans l’affaire semble plus avérée -, dénote une évidente volonté d’instrumentaliser la justice à des fins politiques. Si cela conduit à discréditer le principal parti de gauche argentin, c’est plus globalement l’ensemble de la classe politique traditionnelle qui en pâtit. C’est ainsi que, pris à son propre piège, le parti Juntos por el Cambio, représenté par Patricia Bullrich soutenue par Macri lors de cette élection, termine aux portes du second tour avec 23,83% des suffrages, loin derrière les 29,98% des voix obtenues par Javier Milei.

Cependant, il ne s’agit pas pour autant d’exempter le gouvernement sortant de toute responsabilité dans ce résultat. En effet, il se trouve que, dans un contexte dans lequel l’inflation atteint 143%, cette campagne s’est quasi exclusivement centrée autour de la question économique. Le fait que Milei se trouve confronté, au second tour de ce scrutin, au ministre de l’Économie sortant     considéré comme comptable de cette situation n’a pu que jouer en sa faveur. Et ce, d’autant plus que, si Massa est issu d’un gouvernement initialement élu sur la base d’un projet de rupture avec le néolibéralisme, celui-ci a finalement tenu à respecter les engagements fixés par le FMI. Cela s’explique notamment par le fait qu’outre l’épidémie de Covid-19 qui survient trois mois à peine après l’arrivée au pouvoir de Fernandez, celui-ci doit également faire face à une sécheresse qui vient porter atteinte à la production agricole, l’une des plus grandes sources de revenus d’un pays qui occupe le 5e rang des producteurs internationaux de soja, de maïs ou encore, de tournesol. Dans un tel contexte, l’obtention de devises en dollars par le biais des exportations se réduit de manière significative. Par conséquent, les réserves de dollars se raréfient à l’échelle nationale. Or, ce type d’économie reposant principalement sur l’exportation de matières premières doit nécessairement disposer de suffisamment de dollars en vue d’importer l’ensemble des biens manufacturés qui ne sont pas produits sur son territoire. Dans un tel contexte, la demande de dollars ne suivant pas la chute de l’entrée de devises, il faut donc plus de pesos – la monnaie nationale argentine – pour obtenir un dollar. Le peso se déprécie alors par rapport au dollar, ce qui signifie que tous les prix en pesos augmentent. Le seul moyen de faire face à l’inflation qui s’ensuit est alors de contracter des prêts auprès d’organismes financiers susceptibles de pallier cette pénurie de dollars. C’est la dégradation des termes de l’échange dont sont victimes la plupart des pays latino-américains dépendants de l’exploitation et exportation de matières premières dont les prix dépendent des fluctuations de la demande internationale. Dans ce contexte, difficile pour le gouvernement péroniste d’engager une rupture frontale avec le FMI.

Un candidat « anti-caste » au service de l’ordre établi

C’est ce scénario qui conduit à l’émergence du projet de dollarisation de l’économie argentine porté par Milei. S’il est vrai que l’adoption du dollar pourrait être à même de réduire cette inflation générée par la dégradation des termes de l’échange, la contrepartie n’est pas négligeable. En effet, elle conduirait à limiter de manière significative les marges de manœuvre monétaires du gouvernement argentin, comme en témoigne l’économie équatorienne, dollarisée en 2000. Dans la mesure où l’ensemble des devises en circulation sur le territoire équatorien sont directement émises par la FED – la Banque Centrale des Etats-Unis -, l’État équatorien n’a pas la possibilité de dévaluer sa monnaie en cas de crise. C’est ainsi que le choc des commodities, qui se traduit en 2015 par une chute subite du prix de la quasi-totalité des matières premières à l’échelle internationale, est d’autant plus dur à encaisser pour l’Équateur qu’il ne peut faire face à la concurrence imposée par ses voisins qui dévaluent leur monnaie de sorte à rendre leurs ressources plus accessibles. Par ailleurs, le fait que l’équilibre des devises en circulation sur le territoire d’un État dépend directement de la FED vient nécessairement limiter sa capacité à prôner un modèle économique alternatif à celui défendu par le gouvernement étasunien, sous peine de se voir privé de liquidités suffisantes.

C’est donc pour faire face à ce double mécanisme de dégradation des termes de l’échange et de dépendance généré par l’hégémonie du dollar dans les échanges commerciaux régionaux qu’un certain nombre de gouvernements de gauche récemment arrivés au pouvoir au sein du continent prônent, sous l’impulsion de Lula, la mise en place d’une monnaie régionale à taux flottants avec les devises nationales. Or, la défaite du parti péroniste qui représentait, aux côtés du président brésilien, l’un des principaux tenants de ce projet, ainsi que l’émergence, au sein de la troisième économie du continent, d’un partisan acharné d’un renforcement des relations diplomatiques et commerciales avec les Etats-Unis, pourrait venir mettre un coup d’arrêt à cette dynamique de constitution d’une nouvelle forme d’intégration régionale.

Seule ombre au tableau pour Milei : avec 37 députés sur 257, il ne dispose d’aucune majorité parlementaire et sera donc contraint de composer avec les 93 élus dont dispose Juntos por el Cambio. Ce rapport de force au parlement peut expliquer la raison pour laquelle Bullrich s’est empressée d’apporter son soutien au candidat libertarien à l’issue du premier tour. En effet, discréditée depuis la fin de la présidence de Macri, la droite traditionnelle a trouvé en ce candidat anti-système un moyen de reprendre le pouvoir sous couvert de rupture avec l’ordre établi. La majorité de Milei dépendra finalement de l’establishment qu’il a tant voué aux gémonies. 

Références

(1)Entrevista de Tucker Carlson a Javier Milei, 14 de septiembre de 2023 ; https://twitter.com/TuckerCarlson/status/1702442099814342725?t=Ojd1lv5MidxV-vCfTmWgHQ&s=19

(2)https://cepr.net/press-release/elecciones-en-argentina-nunca-alguien-tan-extremista-en-materia-economica-ha-sido-elegido-presidente-de-un-pais-sudamericano-dice-mark-weisbrot-codirector-del-cepr/ 

(3)https://letempsdesruptures.fr/index.php/2022/12/15/les-gauches-argentine-et-peruvienne-face-au-lawfare-et-au-neoliberalisme-par-surprise/

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Les gauches argentine et péruvienne face au lawfare et au « néolibéralisme par surprise »

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Les gauches argentine et péruvienne face au lawfare et au « néolibéralisme par surprise »

En Argentine comme au Pérou, les gouvernements élus sur une base programmatique visant à rompre avec l’organisation néolibérale de l’économie subissent actuellement de plein fouet les effets des tentatives de déstabilisation auxquelles ont recours leurs opposants de droite en vue de contourner les résultats des processus démocratiques ayant conduit ces dirigeants de gauche au pouvoir. La judiciarisation de la vie politique et la dénonciation de fraude électorale sont autant d’instruments utilisés par les néolibéraux en ce sens. La polarisation politique exacerbée qui en découle favorise l’émergence du“néolibéralisme par surprise”, qui se met notamment en place au Pérou sous l’impulsion de la nouvelle présidente Dina Boluarte qui estime qu’il est nécessaire de faire primer la gouvernance technocratique sur le gouvernement en vue de surmonter le blocage institutionnel auquel est confronté le gouvernement péruvien.

Si nous pouvons constater que l’Amérique latine est traversée par une nouvelle “vague rose” caractérisée par l’arrivée au pouvoir de gouvernements critiques vis-à-vis du l’idéologie néolibérale dans la majorité des Etats du continent depuis l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador à la tête du Mexique au mois de décembre 2018, les gouvernements issus de cette dynamique en Argentine et au Pérou sont, à des degrés divers, particulièrement fragilisés à l’heure actuelle. En effet, Cristina Fernandez de Kirchner, qui a été élue vice-présidente de l’Argentine aux côtés d’Alberto Fernandez en 2019 après avoir dirigé le pays entre 2007 et 2015, a été condamnée le 6 décembre dernier à une peine de six ans de prison, ainsi qu’à une inéligibilité à vie après avoir été déclarée coupable d’avoir eu recours à des pratiques d’ “administration frauduleuse” dans le cadre de l’octroi de parts de marché dans la province de Santa Cruz qu’elle a représenté au Sénat argentin entre 2001 et 2005. Dès le lendemain de cette condamnation, c’est au tour du président péruvien Pedro Castillo, lui aussi élu sur une base programmatique visant à rompre avec l’organisation néolibérale de l’économie en 2021, d’être destitué par le Parlement. Cette destitution survient après que le dignitaire de gauche ait annoncé la dissolution de ce même Parlement, malgré le fait que la Constitution ne l’autorise alors pas à appliquer une telle mesure. A l’heure où nous entendons tout et son contraire au sujet de ces deux affaires, il apparaît alors nécessaire de se pencher en détails sur les différentes dynamiques ayant conduit à ces deux événements qui pourraient être caractéristiques d’un reflux de la vague progressiste dans ces deux Etats.

La démocratie argentine vacille sous les coups du Lawfare.

“La sentence était écrite. L’idée était de me condamner”, affirme Cristina Kirchner à l’issue du verdict rendu. Force est de constater que la manière dont s’est déroulé le processus judiciaire conduisant à cette sentence semble effectivement lui donner raison. Tout débute au mois de novembre 2008 par une plainte déposée par Elisa Carrio, qui n’est autre que l’adversaire de Cristina Kirchner au second tour du scrutin présidentiel qui s’était tenu un an auparavant. Accompagnée de plusieurs parlementaires issus de la Coalition civique, une coalition politique centriste fondée en 2007 en vue d’appuyer sa candidature face à la candidate de gauche qui sera finalement élue, elle accuse alors Nestor Kirchner, président de gauche sortant et époux de Cristina Kirchner, d’avoir octroyé un certain nombre de contrats publics à l’entrepreneur Lazaro Baez à des prix surestimés. En d’autres termes, il est alors accusé d’avoir mis en place un système de détournement de fonds publics en rémunérant à des prix surévalués les activités de construction d’infrastructures publiques routières réalisées par cet entrepreneur au sein de la province de Santa Cruz, le surplus relatif à ces financements étant, selon ces parlementaires, répartis entre Kirchner, Baez et plusieurs de leurs proches tels que Julio Miguel De Vido, ex Ministre de la Planification Fédérale. Il n’est ici pas inutile de préciser que Cristina Kirchner ne figure pas dans cette liste d’accusés lorsqu’éclate cette affaire alors prise en mains par le juge fédéral Julian Ercolini. Par ailleurs, celui-ci se déclare très vite inapte à faire la lumière sur cette affaire, arguant du fait que c’est à la Justice de Santa Cruz de se prononcer dans la mesure où : “la Direction Nationale de la Voirie a délégué à l’Administration Générale de la Voirie Provinciale” la gestion de la concession de contrats publics à Lazaro Baez. Or, il se trouve qu’en 2015, le juge d’instruction chargé du traitement de cette affaire déclare explicitement qu’il ne dispose d’aucune preuve lui permettant d’affirmer que les délits dénoncés à travers les accusations de la Coalition civique existent réellement.

Cependant, l’affaire revient quelques mois plus tard sur la table sous l’impulsion de Javier Iguacel, nommé à la tête de la Direction Nationale de la Voirie suite à l’élection du libéral Mauricio Macri à la présidence de l’Etat argentin. Ce dernier décide en effet d’engager un audit de l’ensemble des concessions publiques octroyées à Lazaro Baez dans la province de Santa Cruz. Et c’est là que le bât blesse. Si cet audit affirme noir sur blanc que : “Les erreurs de certification de travaux publics observées ne sont pas considérées comme significatives au regard de la magnitude des travaux en question”, celui-ci décide malgré tout de déposer une plainte auprès de la justice fédérale de Buenos Aires en vue de dénoncer ces erreurs de certification. Et cette fois-ci, Cristina Kirchner est placée sur le banc des accusés sur la base du simple motif d’ “association illicite” à des pratiques de corruption. Dans cette perspective, l’un des seuls arguments sur lesquels repose sa condamnation récemment officialisée est le fait qu’en tant que Première Dame, elle était indubitablement informée des agissements de corruption auxquels a pu avoir recours son époux, ce qui, nous en conviendrons, représente une preuve quelque peu insuffisante pour justifier le bien-fondé d’une affaire judiciaire de cette envergure.

Par ailleurs, une rapide analyse du profil des juges chargés de la gestion de cette affaire nous conduit nécessairement à nous interroger sur leur véritable attachement à l’idéal de justice. En effet, c’est notamment Julian Ercolini, qui s’était pourtant déclaré incompétent à traiter cette affaire 7 ans auparavant, qui décide de prendre en mains la plainte déposée par la Direction Nationale de la Voirie en 2015. Et ce, alors même que son épouse, Julia Kenny, occupe alors le poste de porte-parole de German Garavano, ministre de la Justice au sein du gouvernement Macri, ce qui représente un risque de conflit d’intérêt évident. Et les atteintes portées au principe d’indépendance de la justice ne s’arrêtent pas là. En effet, il se trouve que Carlos Belardi, l’avocat chargé de défendre Kirchner, n’est pas autorisé par la Cour de Cassation à assister au tirage au sort des membres du tribunal chargé de trancher cette affaire. Or, les conséquences de ces nominations opaques sont loin d’être anodines. En effet, Rodrigo Giménez Uriburu, président de ce tribunal, s’avère être un proche de Mauricio Macri, comme le révèle le quotidien Pagina 12 qui publie, le 8 août 2022, des photos montrant ce dernier, ainsi que Diego Luciani, le procureur de cette affaire, réunis pour un match de football au sein d’une ferme appartenant à l’ex-président argentin(1). Ces relations entre les juges chargés de l’affaire Kirchner et l’un de ses principaux opposants politiques ne sont pas sans rappeler la proximité entre Jair Bolsonaro et le juge Sergio Moro, qui s’est vu nommer au poste de Ministre de la Justice au sein du gouvernement formé par le président de droite radicale seulement 6 mois après avoir condamné Lula pour corruption.

A l’image de la droite brésilienne en 2016, nous pouvons ainsi constater que son homologue argentine cherche à s’appuyer sur des motifs judiciaires en vue d’écarter de la scène politique la figure de gauche la plus populaire à l’approche des prochaines élections présidentielles qui doivent se tenir au mois d’octobre 2023. En effet, bien que Kirchner ait annoncé, suite à l’officialisation de sa condamnation, son choix de ne pas présenter sa candidature lors du prochain scrutin présidentiel, elle serait, selon une enquête d’opinion publiée le 21 octobre dernier par l’institut Pérez Aramburu y Asociados(2), la personnalité de gauche disposant du plus important potentiel électoral dans la mesure où 30% des sondés déclarent être certains ou du moins, ouverts à l’idée de lui apporter leur suffrage en cas de candidature, loin devant les 29 et 19% d’opinions favorables respectivement obtenues par Sergio Massa, actuel Ministre de l’Economie argentin, et Alberto Fernandez. A l’image de l’affaire Lula au Brésil, cette condamnation est ainsi représentative du processus de lawfare, qui désigne une instrumentalisation de la justice à des fins politiques, un instrument auquel ont recours de plus en plus systématiquement les droites conservatrices latino-américaines en vue de discréditer et marginaliser leurs opposants progressistes. Or, de même qu’au Brésil, cette immersion des juges dans la sphère politique depuis plusieurs années vient fragiliser le pacte démocratique argentin, ce qui conduit à une polarisation exacerbée de la société qui s’est notamment traduite par la tentative d’assassinat de Cristina Kirchner au mois de septembre 2022. C’est une polarisation politique d’une intensité similaire qui a conduit à l’exacerbation de la crise politique péruvienne.

La destitution de Castillo : de l’ “autogolpe” au “néolibéralisme par surprise”.

Depuis son élection à la présidence du Pérou au mois de juillet 2021, Pedro Castillo fait en effet face à des tentatives répétées de déstabilisation de la part de la droite qui cherche, par tous les moyens, à limiter les marges de manœuvre dont il pourrait disposer en vue d’appliquer son programme. Dès la proclamation des résultats par le Jury National des Elections (JNE), Keiko Fujimori, candidate de la droite conservatrice et autoritaire ayant affronté Castillo lors du second tour de ce scrutin, s’appuie sur le fait que seulement 44000 voix la séparent de son opposant de gauche afin de l’accuser d’avoir eu recours à une fraude électorale. Ainsi, si les droites brésilienne et argentine s’appuient sur une instrumentalisation à des fins politiques de motifs judiciaires, la stratégie adoptée par leur homologue péruvienne à l’issue du dernier scrutin présidentiel est caractéristique d’une seconde forme de judiciarisation de la sphère politique qui se traduit par la diffusion dans l’espace public de suspicions de fraude électorale. C’est ainsi que l’objectif affiché de préserver la démocratie en garantissant la transparence des processus électoraux représente paradoxalement un instrument utilisé par les droites latino-américaines en vue de contourner le résultat de processus démocratiques. Si Fujimori et ses soutiens sont finalement désavoués par l’ensemble des missions électorales présentes lors du second tour qui attestent du fait que cette élection a bel et bien été libre et transparente, ceux-ci ne s’arrêtent pas là. Le 28 mars 2022, plusieurs parlementaires de droite enclenchent une procédure de destitution à l’encontre de Castillo en s’appuyant sur des accusations de corruption relayées à son encontre par une lobbyiste qui s’avère en réalité avoir participé au financement de la campagne de Fujimori(3). Si cette motion de destitution n’obtient finalement que 55 voix – loin des 87 nécessaires, Castillo échappe de nouveau à une deuxième procédure de destitution au mois de novembre.

Ces tentatives répétées de déstabilisation sont renforcées par une importante instabilité gouvernementale depuis l’élection de Castillo. En effet, celui-ci a opéré à 4 changements de gouvernements et, par conséquent, à autant de changements d’orientation politique, en moins d’un an et demi. Cela s’explique par les démissions à intervalles rapprochés de plusieurs présidents du Conseil à la suite de révélations d’affaires judiciaires ou de désaccords politiques apparus au gré des réorientations gouvernementales, rendues pourtant indispensables par la nécessité de s’assurer le vote de confiance de la part d’une majorité de parlementaires dans un Congrès dominé par l’opposition de droite – qui dispose de 75 parlementaires sur 130. Le remplacement, dès le 20 août 2021, du chancelier Hector Bejar, intellectuel marxiste favorable à l’impulsion d’une réorientation significative de la diplomatie péruvienne, par Oscar Maurtua, un diplomate plus modéré désireux de revenir à une diplomatie plus traditionnelle, est représentatif de ces errements idéologiques caractéristiques de l’étroite coalition hétéroclite sur laquelle repose le maintien de Castillo au pouvoir depuis un an et demi. Ce premier revirement ouvre la voie à la nomination d’un certain nombre de personnalités politiques qualifiées d’indépendantes ou issues de partis de droite ou de centre-droit, à l’image de Heidy Juarez, qui occupe le poste de Ministre de la Femme et des Populations vulnérables au sein du dernier gouvernement Castillo, ce qui conduit ce dernier à s’aliéner progressivement une majorité des partis de gauche ayant permis son accession au pouvoir, au premier rang desquels le parti marxiste-léniniste Pérou Libre duquel il est issu.

C’est alors que, dos au mur et exposé à la menace d’une troisième procédure de destitution, Castillo précipite sa chute en annonçant la dissolution du Congrès péruvien le 7 décembre 2022. Il justifie alors cette décision par sa volonté de convoquer, dans un délai maximal de neuf mois, un nouveau Congrès qui se chargerait de rédiger un nouveau texte constitutionnel qui viendrait se substituer à l’actuelle Constitution héritée du régime autoritaire d’Alberto Fujimori. Cet acte peut s’expliquer par le fait que le texte constitutionnel actuellement en vigueur limite de manière significative les marges de manœuvre dont il dispose en vue de réorienter la politique économique péruvienne. En effet, un ensemble de principes néolibéraux y sont érigés en principes constitutionnels, à l’image de l’interdiction de la dénonciation des Traités bilatéraux d’investissements (TBI) conclus entre le Pérou et d’autres Etats en vue de favoriser les investissements d’entreprises privées issues de ces Etats au sein du territoire péruvien. Or, afin de pouvoir convoquer une Assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution, il est nécessaire d’obtenir au préalable l’approbation du Congrès péruvien ce qui s’est avéré impossible à plusieurs reprises depuis le début de la présidence de Castillo.

Si, dans un tel contexte, la dissolution du Parlement péruvien peut alors apparaître comme la seule solution en vue de tenter d’obtenir une Assemblée plus favorable à la rédaction d’une nouvelle Constitution, celle-ci est cependant contraire à la Constitution actuellement en vigueur. En effet, d’après l’Article 134 de ce texte constitutionnel : “Le Président de la République est habilité à dissoudre le Congrès si celui-ci a censuré ou refusé la confiance à deux Conseils des ministres”, ce qui, malgré les tentatives de déstabilisation répétées de la droite, n’est en l’occurrence pas le cas. Il n’en faut pas moins pour qu’une grande partie des membres du gouvernement Castillo se désolidarisent de cette décision et annoncent immédiatement leur démission. De ce point de vue, la réaction de Dina Boluarte, élue vice-présidente aux côtés du président péruvien au mois de juillet 2021, est notable. En effet, celle-ci se fend d’un tweet particulièrement critique dans lequel elle accuse Castillo de s’être rendu coupable d’un : “coup d’Etat qui aggrave la crise politique et institutionnelle que la société péruvienne devra surmonter dans le strict respect de la loi”. Il est vrai que cette tentative désespérée de Castillo peut s’apparenter à une forme d’ “Auto-coup d’Etat” dans la mesure où il opère à une rupture de l’ordre constitutionnel en vue de prendre la possession de la quasi-totalité des pouvoirs de l’Etat. En effet, il annonce également qu’il gouvernera par décret le temps que de nouvelles élections soient organisées en vue de désigner un nouveau Congrès chargé d’entamer un processus constitutionnel. Si nous ne pouvons réellement savoir si cette décision s’apparente à une volonté de rompre avec un ordre constitutionnel hérité d’un régime autoritaire ou, à l’inverse, d’imposer simplement de manière autoritaire son projet politique, toujours est-il que le fait de gouverner par décret pour une durée qui n’est pas clairement déterminée représenterait une entrave à la séparation des pouvoirs.

Il n’en faut pas moins pour que le Congrès se réunisse en urgence pour se prononcer sur une nouvelle motion de destitution pour “incapacité morale” qui est, cette fois-ci, adoptée à une large majorité dans la mesure où 101 parlementaires, y compris de gauche, se prononcent en faveur de cette motion. Pedro Castillo se voit alors arrêter par son garde du corps quelques heures plus tard et ce, alors même que le président mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador lui avait accordé l’asile politique dans la foulée. Suite à cette arrestation, Dina Boluarte prête serment devant le Congrès péruvien et remplace ainsi Castillo à la tête du pays. Cependant, son accession au pouvoir ne permet pas de pacifier la situation, bien au contraire. En effet, depuis cet événement, d’importantes mobilisations sociales se tiennent à l’initiative de syndicats agraires, ainsi que d’organisations sociales paysannes et indigènes en vue de manifester leur rejet du nouveau gouvernement mis en place par Boluarte, mais également leur souhait de voir le désormais ex président remis en liberté. Entre 1000 et 2000 personnes se sont notamment réunies le dimanche 11 décembre devant le Parlement en vue de demander la libération de Castillo.

Ce mécontentement peut s’expliquer par le fait que Dina Boluarte semble tourner le dos au projet politique qui avait été démocratiquement plébiscité lors du dernier scrutin présidentiel péruvien. En effet, à peine arrivée au pouvoir, elle a annoncé sa volonté de constituer un gouvernement “technique” n’incluant aucun parlementaire. En d’autres termes, pour paraphraser le juriste Alain Supiot, Boluarte privilégie la gouvernance par les nombres au gouvernement(4), c’est-à-dire qu’elle promeut un idéal fondé sur la réalisation efficace d’objectifs mesurables et utiles plutôt que la défense d’une puissance publique chargée d’assurer, par la loi, la justice et la réduction des importantes inégalités économiques et sociales qui fracturent la société péruvienne. De ce point de vue, si nous ne pouvons pas appuyer la thèse selon laquelle l’arrivée au pouvoir de Boluarte résulte d’un coup d’Etat parlementaire dans la mesure où la destitution a été adoptée conformément au cadre constitutionnel péruvien, il n’en demeure pas moins qu’elle est caractéristique d’une forme de “néolibéralisme par surprise” pour reprendre l’expression utilisée par Susan Stokes en vue de désigner l’ensemble des gouvernements appliquant des mesures néolibérales, après avoir été élus sur la base de programmes diamétralement opposés. Ceux-ci compensent alors le manque de légitimité démocratique de leur action par l’instrumentalisation d’affaires judiciaires, corrélée à la mise en place d’importantes campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires politiques auprès de l’opinion publique.

Nous ne pouvons qu’espérer qu’au lieu d’emprunter cette voie qui conduirait à fracturer une société déjà extrêmement polarisée, Boluarte s’en tienne plutôt aux priorités notamment exposées par Lula dans le communiqué publié en réaction à sa nomination. En effet, ce dernier y met l’accent sur la nécessité de rechercher, avant toute chose, la réconciliation du pays et la paix sociale. Deux objectifs que le Pérou partage notamment avec l’Argentine et le Brésil, deux autres pays dans lesquels le pacte démocratique a été tout autant fragilisé par les mécanismes de judiciarisation de la sphère politique.

Références

(1)Pagina 12, “Los partidos de futbol del fiscal Luciani y el juez Giménez Uriburu en la quinta de Macri”, 08/08/2022; https://www.pagina12.com.ar/447454-juicio-contra-cristina-kirchner-los-partidos-de-futbol-del-f

(2) La      Nación,      “Cristina     Kirchner      2023:      ¿una      realidad     o       una    utopía?”,    08/11/2022 ; https://www.lanacion.com.ar/opinion/cristina-kirchner-2023-una-realidad-o-una-utopia-nid08112022/

(3) RFI, “Procédure de destitution au Pérou : “des ficelles qui ressemblent à celles de la déstabilisation”, 28/03/2022 ; https://www.rfi.fr/fr/podcasts/journal-d-haïti-et-des-amériques/20220328-procédure-de-destitution-au-péro u-des-ficelles-qui-ressemblent-à-celles-de-la-déstabilisation

(4)  SUPIOT Alain, La gouvernance par les nombres, Fayard, 18 mars 2015.

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Lula : un président aux pieds d’argile

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Lula : un président aux pieds d’argile

Au soir du 30 octobre 2022, Lula a été élu à la tête du Brésil au terme d’une campagne présidentielle marquée par l’agressivité du président sortant Jair Bolsonaro. Le nouveau président a désormais l’immense défi d’unifier une société plus fracturée que jamais, dans laquelle le bolsonarisme qu’il a vaincu n’a paradoxalement jamais été aussi fort.

« Il n’y a pas deux Brésils. Nous sommes un seul peuple, une seule Nation ». En s’exprimant ainsi au soir du second tour de l’élection présidentielle brésilienne, Lula met en avant le fait que l’un de ses principaux objectifs est de réunifier l’ensemble de la population autour de vues et d’objectifs communs, ce qui ne sera pas une mince affaire au vu des résultats de ce scrutin. En effet, le faible écart séparant le président nouvellement élu – qui obtient 50,9% des voix, de Jair Bolsonaro, son adversaire de droite radicale crédité de 49,1% des suffrages exprimés, vient confirmer la nette division de la société brésilienne en deux blocs porteurs de conceptions diamétralement opposées.

De ce point de vue, nous pouvons notamment constater que cette fracture idéologique se matérialise géographiquement, dans la mesure où le Nord-Est populaire du Brésil vote majoritairement en faveur du candidat du Parti des Travailleurs (PT) tandis que le Sud du pays, plus aisé, accorde majoritairement sa confiance au président sortant, ce qui vient confirmer une dynamique électorale ancrée depuis un certain nombre d’années. Cette fracture géographique semble ainsi traduire le poids du vote de classe dans les résultats de ce scrutin, ce que vient confirmer l’institut Datafolha, qui met en lumière le fait que, là où 65% des Brésiliens touchant l’équivalent de moins de deux salaires minimums ont voté pour Lula, 62% de ceux qui touchent plus de 10 salaires minimums par mois ont accordé leur suffrage à Bolsonaro.

Cependant, une analyse plus détaillée de ces résultats nous conduit à observer que la composante de classe n’est pas suffisante en vue de comprendre le fait que le président sortant d’extrême-droite ait obtenu un score bien plus important que prévu dans les différentes enquêtes d’opinion. En effet, celui-ci ne bénéficie pas seulement d’une grande part des votes exprimés par les classes sociales les plus aisées, mais obtient également la majorité des suffrages des classes moyennes, 52% d’entre elles ayant voté en sa faveur. Cela traduit le fait que, bien que Lula ait remporté cette élection avec près de 2 millions de voix de plus que son adversaire, la ligne politique incarnée par ce dernier semble s’être implantée au sein d’une part significative de la population brésilienne.

Ce constat est renforcé par le fait que, malgré sa défaite, Bolsonaro attire tout de même à lui plus de 400 000 voix de plus que lors de son élection en 2018, élargissant ainsi sa base électorale de 57 797 847 voix à 58 206 354 suffrages exprimés. Ces différents éléments doivent nous inviter à la plus grande prudence : Lula a remporté le scrutin mais le bolsonarisme est plus consolidé que jamais au sein de la société brésilienne.

Un bloc néolibéral soudé autour des églises évangéliques, des hydrocarbures et de l’agrobusiness

Comment expliquer le fait que le président sortant bénéficie d’une telle popularité, malgré le fait que son bilan se caractérise par un accroissement significatif des inégalités économiques et sociales, comme le traduit notamment la multiplication par deux du nombre de personnes souffrant de la faim au Brésil entre 2020 et 2022 ? Il est ici nécessaire de préciser que cet accroissement significatif de l’insuffisance alimentaire s’explique par le fait que Bolsonaro s’est évertué, tout au long de sa présidence, à réduire de manière drastique les dépenses publiques, arguant de la nécessité de démanteler les différentes structures d’un État considéré comme défaillant, en vue de promouvoir au maximum le développement de l’initiative individuelle. Dans cette perspective, la plupart des budgets destinés à des organismes publics chargés de la mise en place des mécanismes de redistribution sociale qui avaient été adoptés entre 2003 et 2016 sous les gouvernements de Lula et Dilma Rousseff sont réduits de manière significative, ce qui contribue à aggraver la situation économique dans laquelle se trouve un certain nombre de ménages frappés par les pertes d’emplois massives survenues au cours de la crise sanitaire.

A ces mécanismes, se substitue l’Auxilio Brasil, qui désigne une aide sociale octroyée de manière ciblée, individuelle et temporaire. En d’autres termes, le seul mécanisme de redistribution sociale mis en place au cours de la présidence de Bolsonaro s’inscrit parfaitement dans le cadre idéologique néolibéral, dans la mesure où il repose sur l’objectif d’apporter, de manière temporaire, une aide économique à certains individus en vue de créer les conditions de développement de leur initiative individuelle dont la réussite doit, suivant cette conception, bénéficier au plus grand nombre.

Si cette idéologie trouve un écho favorable au sein d’une grande part de la population brésilienne malgré les inégalités qu’elle génère, c’est en raison du fait qu’elle apparaît comme une solution à l’affaiblissement des marges de manœuvre de l’État brésilien à la suite du choc des commodities, caractérisé par une chute importante du prix des ressources naturelles en 2014.

En effet, il se trouve que dès 2003, le Parti des Travailleurs au pouvoir impulse une régulation significative des activités d’exploitation de ces ressources en vue de rediriger vers l’État la majorité des bénéfices générés par la hausse de leurs prix internationaux au début du XXIe siècle, de sorte à les réinvestir ensuite dans le développement d’activités destinées à consolider et diversifier la structure industrielle du pays, ainsi que dans des programmes de redistribution sociale visant à réduire la pauvreté.

De ce point de vue, cette étatisation porte ses fruits dans la mesure où nous pouvons constater qu’entre 2000 et 2010, 34 millions de brésiliens sont sortis de la pauvreté pour intégrer la classe moyenne. Cependant, la chute du cours des ressources naturelles qui survient en 2014 prive alors le gouvernement de Dilma Rousseff d’une manne financière importante en vue de consolider ce processus de diversification de la structure productive susceptible de répondre aux nouvelles demandes portées par ces classes moyennes émergentes. C’est alors que le discours néolibéral apparaît alors comme une alternative à cet affaiblissement de l’État en mettant l’accent sur la nécessité de faire primer l’initiative individuelle sur des administrations publiques considérées comme défaillantes. C’est ainsi qu’une partie des classes moyennes qui ont bénéficié des politiques de redistribution mises en place par le gouvernement de Lula au cours de la première décennie du XXIe siècle se détournent du Parti des Travailleurs au profit d’un discours paradoxalement fondé sur le démantèlement des structures ayant permis l’amélioration de leurs conditions de vie.

Cette idéologie se diffuse de manière d’autant plus importante au sein de la société brésilienne qu’elle est portée par les églises évangéliques, auxquelles appartiennent près du tiers de la population. En effet, pour paraphraser Max Weber, l’esprit du capitalisme se combine parfaitement avec l’éthique protestante(1) dans la mesure où la recherche de l’enrichissement personnel par le travail est perçue par les protestants comme un fondement nécessaire de la vie en société. Ces groupes évangéliques contribuent ainsi grandement à la diffusion de l’idéologie néolibérale promue par Bolsonaro dans toutes les strates de la société, ce qui explique le fait que l’on retrouve dans toutes les classes sociales une forme de rejet d’un État perçu comme incapable de remplir ses objectifs de transformation de la structure économique, malgré le fait que ce discours bénéficie avant tout aux élites économiques ou, du moins, à une part d’entre elles.

En effet, le démantèlement de l’État promu par Bolsonaro tout au long de sa présidence se traduit notamment par un coup d’arrêt à la logique de diversification de la structure industrielle engagée par les gouvernements du PT au profit de l’impulsion d’un nouveau cycle de « reprimarisation extractive », pour reprendre le concept utilisé par la géographe Marie-France Prévôt-Schapira en vue de désigner un phénomène d’exploitation et d’exportation des ressources naturelles qui se développe sous l’impulsion d’entreprises privées(2).

En d’autres termes, Bolsonaro décide d’abandonner toute stratégie d’industrialisation en vue de limiter le Brésil à son rôle d’exportateur de ressources naturelles stratégiques au sein des échanges économiques internationaux, conformément à la logique de l’avantage comparatif élaborée par l’économiste libéral David Ricardo(3) qui considère que chaque pays doit se spécialiser dans l’activité économique dans laquelle il est le plus performant en vue de trouver sa place dans les échanges économiques internationaux. Dans ce contexte, les élites économiques qui bénéficient de ce processus de réorientation économique, à savoir celles qui se trouvent à la tête des entreprises minières, pétrolières, ainsi que des groupes spécialisés dans l’agrobusiness qui tirent profit de la politique économique mise en place par Bolsonaro en vue d’accroître leurs activités, militent activement en faveur de ce dernier. Le rôle joué par ces secteurs dans la campagne de Bolsonaro n’est pas anodin dans la mesure où nous pouvons observer que les trois États dans lesquels celui-ci obtient ses meilleurs scores, à savoir ceux de Roraima, Acre et Rondonia qui lui apportent plus de 70% de leurs suffrages, se trouvent en Amazonie, soit au cœur des espaces dans lesquels se développent ces activités.

« Éliminer la faim » face aux blocages institutionnels

En revanche, les élites qui avaient tiré profit des politiques d’industrialisation engagées par les gouvernements du PT et qui se trouvent marginalisées par cette réorientation économique se sont tournées vers Lula, ce qui explique le caractère hétéroclite de la coalition politique qui s’est formée autour de ce dernier, mais également l’étroitesse des marges de manœuvre dont il dispose désormais en vue de mettre en place des mesures destinées à réduire les inégalités économiques et sociales. En effet, s’il a notamment affirmé, au soir du second tour, que : « Notre engagement le plus grand est d’éliminer à nouveau la faim », il devra chercher à convaincre ces élites qu’elles ont intérêt à accepter certaines avancées sociales, sans pour autant les brusquer par l’adoption de mesures telles que des hausses d’impôts sur les plus aisés, dans la mesure où il dispose d’une adhésion populaire trop étroite pour se permettre de se mettre à dos ces acteurs économiques. La mise en place de ce type de mesure qui pourrait offrir des marges de manœuvre intéressantes à l’État brésilien semble d’autant plus improbable que le PT se trouve en minorité au sein des deux chambres composant le Parlement brésilien. 

En effet, il se trouve qu’en parallèle de l’élection présidentielle, se déroulaient des élections parlementaires visant à renouveler la totalité des 513 élus au sein de la Chambre des représentants, ainsi qu’un tiers des 81 sénateurs. Or, force est de constater que ce scrutin s’est traduit, là encore, par une consolidation significative des droites porteuses d’un projet conservateur d’un point de vue sociétal et néolibéral économiquement. En effet, le Parti Libéral de Jair Bolsonaro obtient non seulement 66 représentants supplémentaires, devenant le premier parti au sein de la Chambre des représentants avec 99 élus, mais dispose également du groupe le plus important au Sénat, avec 13 sénateurs.

Par ailleurs, si nous faisons la somme de l’ensemble des élus issus des autres partis de droite s’inscrivant dans cette mouvance idéologique et qui se revendiquent clairement dans l’opposition à Lula, à l’image des Républicains, proches des milieux évangéliques, de l’Union Brasil, parti libéral-conservateur doté du deuxième groupe au sein du Sénat, ainsi que du troisième groupe à la Chambre des représentants ou encore, de Podemos, le parti auquel appartient le juge Sergio Moro qui avait condamné Lula sur la base d’accusations infondées au mois de juillet 2018 avant de se voir nommé au poste de Ministre de la justice par Bolsonaro quelques mois plus tard, il s’avère que ceux-ci disposent de la majorité absolue des élus au sein des deux chambres parlementaires.

A l’inverse, la coalition « Brésil de l’espoir » composée du PT, du Parti Communiste Brésilien, ainsi que du Parti Vert, ne dispose que de 80 représentants. Si les 17 représentants du Parti Socialisme et Liberté (PSOL), qui sont porteurs d’une ligne éco socialiste, sont susceptibles de soutenir d’éventuelles réformes sociales proposées par Lula, force est de constater que le gouvernement ne pourra s’appuyer que sur une maigre centaine de représentants acquis à des transformations sociales de grande ampleur. Le constat n’est guère plus reluisant du côté du Sénat, où le Parti des Travailleurs ne dispose que de 9 élus, représentant ainsi le cinquième groupe de cette chambre qui dispose d’un rôle non négligeable dans la mesure où elle est notamment chargée de la nomination des membres des tribunaux supérieurs ou des dirigeants d’un certain nombre d’organes de l’administration publique. La seule option qui s’offre à Lula en vue de conserver un minimum de marge de manœuvre sur ces fonctions stratégiques consistera alors à rechercher des terrains d’entente avec des partis situés plus au centre de l’échiquier politique, à l’image du Parti Social Démocratique ou du Mouvement Démocratique Brésilien (MDB), qui disposent tous deux de 10 sénateurs. De ce point de vue, il est intéressant de constater que, si le MDB, duquel était issu l’ex président néolibéral Michel Temer ayant succédé à Dilma Rousseff après avoir activement appuyé sa destitution, maintient tant bien que mal ses effectifs au sein de ces deux chambres, le Parti de la Social-Démocratie Brésilienne (PSDB), qui a représenté pendant des décennies le principal parti de droite du pays, perd la moitié de ses sénateurs, ainsi que 16 élus au sein de la Chambre des représentants, ce qui vient confirmer l’effondrement des appareils politiques traditionnels de droite, au profit de la consolidation d’une droite plus conservatrice et proche des milieux évangéliques.  

Si ces éléments n’invitent pas à l’optimisme en termes de réorientation de la politique économique et sociale brésilienne, il n’en reste pas moins que cette élection devrait tout de même avoir un impact en termes d’intégration régionale. En effet, cette défaite de Bolsonaro acte définitivement la fin du Groupe de Lima, un organisme multilatéral créé en 2017 à l’initiative de plusieurs gouvernements de droite latino-américains en vue d’imposer par la force un changement politique au Venezuela. Dans cette perspective, cet organisme défend notamment l’application de sanctions économiques à l’encontre du gouvernement vénézuélien et appelle officiellement l’armée vénézuélienne à se ranger, en 2019, derrière le président autoproclamé Juan Guaido en vue de renverser Nicolas Maduro(4).

Si, dans un contexte caractérisé par l’émergence d’une nouvelle vague de contestation du néolibéralisme qui déferle au sein du continent, la majorité des États fondateurs de cet organisme s’en sont progressivement retirés, Bolsonaro représentait le dernier dirigeant du continent à défendre ouvertement ce type d’approche vis-à-vis de la crise vénézuélienne. A l’inverse, l’élection de Lula vient renforcer les conceptions portées par le Groupe de Puebla, qui désigne, non pas un organisme multilatéral, mais un think tank composé d’organisations de la société civile, ainsi que de différents chefs d’États latino-américains, auxquels s’ajoute donc désormais le mandataire brésilien, qui, face à l’affaiblissement et à l’échec des conceptions sur lesquelles ont pu reposer des initiatives régionales telles que le Groupe de Lima, cherchent à engager un ensemble de réflexions autour des modalités de construction d’une nouvelle forme d’intégration régionale fondée sur l’autodétermination des peuples face aux intérêts défendus par différentes puissances économiques au sein du continent latino-américain.

Si le Brésil pourrait ainsi jouer un rôle central dans la défense du droit des peuples latino-américains à disposer d’eux-mêmes, certains observateurs craignent que ce droit soit bafoué au sein même du territoire brésilien au vu des mobilisations massives qui se tiennent depuis l’élection de Lula à l’initiative de groupes bolsonaristes qui appellent ouvertement l’armée à renverser le président nouvellement élu. Cependant, le scénario d’un coup d’État semble peu probable pour plusieurs raisons. D’une part, les militaires disposent déjà d’un certain nombre de postes clés au sein de plusieurs entreprises et administrations publiques brésiliennes et la volonté affichée par Lula de réunifier l’ensemble de la population brésilienne au sein d’ « une seule Nation » devrait le conduire à chercher à maintenir une certaine conciliation avec ceux-ci. Il est donc très peu probable qu’il remette en cause leur présence importante au sein de l’appareil d’État. D’autre part, le gouvernement de Lula dispose de marges de manœuvre bien trop étroites pour être en mesure d’engager une transformation en profondeur du modèle politique et économique brésilien, ce qui rend d’autant plus improbable le scénario d’une tentative de renversement de son gouvernement. Cependant, il n’en reste pas moins que Lula semble représenter un président aux pieds d’argile, qui détient la clé de l’impulsion d’une nouvelle forme d’intégration régionale, mais qui devra dans le même temps relever l’immense défi d’unifier une société plus fracturée que jamais, dans laquelle le bolsonarisme qu’il a vaincu n’a paradoxalement jamais été aussi fort.

Références

(1)WEBER Max, 1964, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Recherches en Sciences humaines.

(2)PREVÔT-SCHAPIRA Marie-France, 2008, « Amérique latine conflits et environnement, “quelque chose de plus” », Problèmes d’Amérique latine, n° 70, p. 5-11.

(3)RICARDO David, 1817, On the Principles of Political Economy and Taxation, London, John Murray, Albemarle-Street.

(4) “Le groupe de Lima appelle l’armée vénézuélienne à se ranger derrière Juan Guaido », Le Monde, 5 février 2019.

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