Octobre rose : le dépistage du cancer du sein est un combat de chaque instant

Octobre rose : le dépistage du cancer du sein est un combat de chaque instant

Si la saison des fleurs n’est plus, c’est pourtant à l’automne que sont arborés dans les médias et le monde politiques des rubans roses. Mais derrière cette douce couleur se cache une réalité tragique : chaque année, 60 000 nouveaux cas de cancers du sein sont détectés en France et 12 000 femmes en meurent.

Image : infographie du média Le Monde

Le cancer du sein est en effet le cancer le plus répandu chez les femmes. On estime que près d’une femme sur huit sera un jour ou l’autre concernée au cours de sa vie. Diagnostiqué vite, il est guérissable dans 9 cas sur 10. Généralisé, le dépistage permettrait de sauver des milliers de vies chaque année. Si le ruban rose fleurit aujourd’hui davantage qu’hier, beaucoup de travail reste encore à faire.

 

Notre mission est donc de garantir, à notre échelle, que toutes les femmes, quel que soit leur lieu de vie ou leur situation sociale, aient accès à un dépistage de qualité et à des soins adaptés. C’est ici que le rose devient rouge : celui de la colère face aux inégalités persistantes.

 

Car, malgré les efforts, moins de la moitié des femmes concernées participe au programme national. Derrière ce chiffre se cachent des contrastes sociaux : les femmes les plus vulnérables, vivant dans des zones rurales ou des quartiers populaires, sont les premières laissées pour compte. Pour nous, femmes et hommes de gauche, cette réalité est insupportable. La santé ne doit pas être un luxe, mais un droit universel à la portée de toutes et tous.

 

Si le ruban rose est un symbole important, il doit impérativement se traduire par un accroissement des dépistages. Souvent, par méconnaissance de l’enjeu mais aussi par crainte de voir tomber le couperet, des femmes ne se font pas dépister. C’est particulièrement le cas pour les femmes les plus précaires. La sensibilisation est donc primordiale, et ce chez deux publics particuliers.

 

D’une part les femmes de plus de cinquante ans. Elles ont beaucoup plus de risques de développer cette maladie : près de 50% des cancers du sein sont diagnostiqués entre 50 et 69 ans. Paradoxalement, par manque d’informations, le taux de participation au dépistage reste insuffisant chez cette tranche d’âge. Il est donc essentiel de renforcer la communication et la sensibilisation, en insistant sur l’importance de passer des mammographies régulières. Les spots de publicité du gouvernement sont à cet égard exemplaires, mais chaque collectivité territoriale doit les décliner localement.

 

D’autre part, les plus jeunes. Si elles ne sont pas les premières concernées, reste que les informer à un âge précoce a un double intérêt : mieux prévenir à long terme le cancer du sein, mais également permettre un relai vers l’entourage de ces jeunes femmes, notamment leur famille. Il est aisé d’atteindre les jeunes, via des campagnes de sensibilisation scolaire notamment. En somme, en touchant cette génération, on assure une meilleure prévention pour les années à venir.

 

Par-delà le dépistage, d’autres objectifs doivent être visés pour accompagner la lutte contre le cancer. Le soutien à la recherche est à ce titre essentiel, et l’on ne peut que craindre que la situation financière du pays incite le gouvernement à confirmer les coupes budgétaires à son endroit.

 

Octobre rose est bien plus qu’un simple slogan qui se limite à son incarnation, le ruban rose. C’est l’étendard d’une solidarité collective, un appel à protéger chaque vie face à la violence du cancer. En tant qu’élus, il est de notre devoir, que ce soit dans nos hémicycles nationaux ou territoriaux, ou auprès de nos électeurs, de promouvoir son dépistage.

 

 

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Martinique, une colère qui vient de loin

Martinique, une colère qui vient de loin

Le 16 octobre dernier, les services de l’Etat et les acteurs économiques ont signé un accord de lutte contre la vie chère en Martinique. Pourtant, loin d’être un soulagement pour la population, cet accord laisse un goût amer pour de nombreux habitants, notamment les plus pauvres.

Un accord entre l’Etat et les entreprises qui laisse un goût amer

Le 16 octobre dernier, à l’issue de sept tables rondes réunissant représentants de la collectivité territoriale de Martinique, services de l’État, parlementaires, acteurs économiques et associations locales, un « protocole d’objectifs et de moyens de lutte contre la vie chère » a été signé.

Ce protocole vise « une réduction de 20 % en moyenne des prix de vente actuellement pratiqués sur une liste de cinquante-quatre familles de produits correspondant aux produits alimentaires les plus consommés »[1]. Une baisse des prix qui devrait donc concerner entre 6 000 et 7 000 produits.

Pourtant, loin d’être un soulagement pour la population, cet accord laisse un goût amer pour de nombreux habitants, notamment les plus pauvres. La revendication principale du collectif à l’origine du mouvement de contestation, le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC), qui demandait l’alignement systématique des prix avec ceux pratiqués dans l’Hexagone sur l’ensemble de l’alimentaire, et non pas uniquement sur les produits de base, n’a donc pas été satisfaite.

En conséquence, l’accord est resté amputé d’une signature, celle du RPPRAC, et ses militants ont annoncé la poursuite de la mobilisation jusqu’à ce que le mouvement « obtienne gain de cause ».  

Des luttes contre la vie chère qui viennent de loin

Plusieurs facteurs sont régulièrement cités afin d’expliquer cette « vie chère » : géographie (insularité ou éloignement vis-à-vis de l’Hexagone), dispositifs spécifiques (à l’image du complément de rémunération appliqués aux fonctionnaires exerçant outre-mer et communément désigné comme une « sur-rémunération »), mais également octroi de mer (une taxe spécifique aux territoires ultramarins). Ces éléments servent néanmoins de cache-sexe à des causes plus profondes.

La première d’entre elles tient à la structure des échanges avec l’Hexagone (qui se font généralement au détriment du commerce local) et à la présence d’oligopoles sur le marché alimentaire favorisant des prix élevés.

La deuxième tient à un passé colonial qui ne passe pas. Comment expliquer qu’aux Antilles, les « békés », la population blanche descendant des premiers colons esclavagistes, alors même qu’ils représentent moins de 1 % de la population, possèdent la moitié des terres agricoles et dominent le secteur de l’import-distribution et des industries agroalimentaires ?[2]

Leur présence à la table des négociations, notamment au travers de la figure de Stéphane Hayot, directeur général du groupe d’import-export Bernard Hayot, a été vécu comme un affront supplémentaire.

De l’exploitation financière qui est faite de ces territoires – si peu justifiable que les distributeurs ont jusqu’ici préféré la sanction à la publicité comptable de leurs marges (qui est pourtant une obligation légale du code des sociétés) – découle une forme d’ethnicisation des questions sociales, que le Rassemblement National tente d’exploiter à son profit.

Une instrumentalisation par l’extrême-droite des luttes contre la vie chère

Les territoires ultramarins disposent d’une fiscalité spécifique : outre une TVA réduite, y est également appliqué l’octroi de mer, une taxe applicable aux importations et aux livraisons de biens dans les régions d’Outre-mer. Si la fonction de cette taxe est a priori de lutter contre la vie chère, son efficacité est remise en cause depuis de nombreuses années.

Une fois n’est pas coutume, l’extrême droite s’est emparée de ce sujet de manière démagogique. Dans le cadre du débat budgétaire actuel, elle a proposé, par la voix de ses représentants, de supprimer cet octroi de mer sur tous les produits venant de France hexagonale et de l’Union européenne, à l’exception des produits qui pourraient concurrencer la production locale. Loin d’être efficace, cette suppression lèserait en premier lieu les collectivités territoriales ultramarines, l’octroi de mer leur garantissant une autonomie fiscale.

Afin de compenser à l’euro près cette perte de recettes pour les collectivités, le Rassemblement national a également proposé que soit appliqué une majoration de la dotation globale de fonctionnement (qui serait elle-même assise sur une nouvelle taxe, on ne peut plus floue, sur les transactions financières). Des propositions budgétaires que le RN propose d’autant plus volontairement qu’il sait qu’elles ne seront jamais appliquées.

Une stratégie, dans les territoires ultramarins comme dans l’Hexagone, déjà adoptée depuis de nombreuses années par le parti de Marine le Pen. Redoublant d’inventivités dans leurs slogans contre l’inflation, la vie chère, la fiscalité punitive touchant les classes populaires, les députés du Rassemblement national ont pourtant refusé, en commissions des finances de l’Assemblée nationale, de voter la première partie sur les recettes d’un budget largement remanié et empreint de plus de justice sociale.

Exit l’augmentation du SMIC, la taxation des superprofits, ou encore la taxation légitime des armateurs, ceux-là même qui fixent discrétionnairement le prix des conteneurs et remettent en cause l’autonomie alimentaire des territoires ultramarins.

Références

[1] https://www.martinique.gouv.fr/Actualites/Signature-du-protocole-d-objectifs-et-de-moyens-de-lutte-contre-la-vie-chere

[2] GAY Jean-Christophe.  Les multiples facettes des outre-mer. Cahiers français, 2023/3 n°433, p.16-23.

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Les sociétés à mission, avatar du capitalisme ou outil de transformation de la société ?

Les sociétés à mission, avatar du capitalisme ou outil de transformation de la société ?

Alors que des modèles alternatifs existent depuis le XIXe siècle, en réaction aux dégâts engendrés par le capitalisme et la révolution industrielle, qu’est ce qui a donné naissance aux “sociétés à mission” ? Est-ce un modèle transitoire vers un fonctionnement plus vertueux, écologique et social ?

La création des “sociétés à mission” par la Loi PACTE (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) de 2019 a renforcé la “confusion des genres”[1] entre les entreprises capitalistes et les structures de l’économie sociale et solidaire. Plus loin que la RSE (responsabilité sociétale des entreprises), les sociétés à mission ont pour objet de “redéfinir la raison d’être des entreprises”, avec une entreprise qui ne serait plus guidée par ses intérêts économiques mais perçue comme un lieu de création et de partage de sa valeur.

Alors que des modèles alternatifs existent depuis le XIXe siècle, en réaction aux dégâts engendrés par le capitalisme et la révolution industrielle, qu’est ce qui a donné naissance aux “sociétés à mission” ? Est-ce un modèle transitoire vers un fonctionnement plus vertueux, écologique et social ?

Les sociétés à mission, héritières du social business

Face aux défaillances engendrées par l’économie de marché, le capitalisme, acculé d’être sa propre perte, a dû se reformuler afin de repousser le risque d’intervention étatique.

Ainsi, la perspective du « capitalisme à but social » est née pour répondre d’une certaine manière au darwinisme de marché, marché qui n’a ni conscience, ni miséricorde. Herbert Spencer (1820-1903), précurseur de la doctrine sociopolitique du darwinisme social au XIXe siècle estime que la sélection naturelle pensée par Darwin serait applicable au corps social. D’après le Darwinisme social, l’exploitation humaine (colonisation, capitalisme, ..) serait légitime car considérée comme « naturelle » et par voie de conséquence, ce qui est naturel est acceptable. Cette idéologie contemporaine de Darwin est au fondement de l’ultralibéralisme qui lutte contre toute forme d’Etat-Providence et pour la réduction des services de l’Etat qui ne peuvent-être privatisés qu’au strict minimum (santé, éducation).

Le néo-libéralisme et l’ultralibéralisme créent donc des inégalités importantes en raison de la concentration des richesses et des moyens de production qu’ils opèrent, et cela ne pose pas de problème fondamental puisque cette accumulation est légitimée au nom du mérite. Pourtant, des auteurs, tel que John Rawls, élaborent une philosophie de justice sociale découlant d’une pensée libérale. En effet, selon Rawls, l’égalité parfaite ne peut exister mais il ne peut être toléré que certains soient toujours dans la pauvreté. Il reste à distinguer les inégalités inacceptables qui doivent être corrigées par l’Etat, des inégalités acceptables qui sont le fruit du mérite des individus.

D’autres sensibilités émergent pour tenter de corriger les défaillances du marché. La sensibilité sociale libérale développée par la gauche modérée va s’approprier l’idée que régulation sociale et libéralisme, que liberté et redistribution sont compatibles tandis que la gauche révolutionnaire considère que les exigences d’égalité et de justice sociale sont au sommet des priorités et ne peuvent faire l’objet d’une concurrence avec le marché.

C’est ainsi qu’est développée l’idée du social business par Muhammad Yunus[2], dans une approche découlant à la fois du néo-libéralisme et de la recherche d’une justice sociale.

Mais la notion reste ancrée dans une philosophie utilitariste et individualiste du monde social. Le bonheur individuel prime sur les exigences collectives, dans l’idée que la société accomplie est le résultat de l’agrégat des bonheurs individuels. Hayek développe ainsi « un homme ne peut se soucier que d’une fraction infinitésimale des besoins de l’humanité. La philosophie individualiste ne part pas du principe que l’homme est égoïste ou devrait l’être. Elle part simplement du fait incontestable que les limites de notre pouvoir d’imagination ne permettent pas d’inclure dans notre échelle de valeurs plus d’un secteur des besoins de la société tout entière ».

Social et greenwashing ?

La crise des subprimes en 2008 fait ressortir le concept de social-business comme une réponse aux défauts du capitalisme. Il est désormais urgent de répondre aux problématiques sociales. En France, la crise financière a fait plonger plus de 1 million de personnes dans la pauvreté. Partout les inégalités ne cessent de se creuser[3], renforcées dans ces dernières années par la crise du COVID-19. Dès lors, les aspirations à l’ascension sociale deviennent de l’ordre du rêve. Les pauvres restent pauvres tandis que les riches continuent d’accumuler des richesses.

En ce sens, le développement de la RSE dans les années 2000 a été une première étape pour faire reconnaître la conciliation d’une utilité sociale avec la recherche d’un intérêt économique. Mais cette RSE est loin d’être normative, et vise davantage à la mise en avant de quelques actions bénéfiques qu’à un réel bilan global des externalités de l’entreprise et à son rôle dans la société.

La RSE qui couvre les matières sociales et environnementales n’est pas séparée de la stratégie et des opérations commerciales : il s’agit d’intégrer ces préoccupations sociales et environnementales dans les stratégies, mais nombreuses sont celles qui tombent dans le socialwashing ou le greenwashing.

Par exemple, Carrefour pour qui la RSE détaille dans sa politique « Act for people » une « rémunération et des salaires décents pour nos collaborateurs », précisant « respecter les législations et des réglementations locales ou régionales en matière de rémunération dans l’ensemble des pays Carrefour et franchisés ». Finalement, il ne s’agit ici que de respecter le minimum légal imposé par la loi et la réglementation en vigueur ; et omet de préciser les centaines de licenciements qu’elle a opérées alors que le bénéfice de l’entreprise était en hausse.

Cela se rapproche de stratégies de social-washing que des sociétés comme Adidas pratiquent. Pendant que la firme participe au travail forcé des Ouïghours en Chine, elle indiquait sur son site « Bien que l’ensemble des droits humains et des libertés fondamentales doivent être respectées et doivent se maintenir, une attention particulière est donnée aux groupes les plus vulnérables, minorités ou ceux qui dans d’autres circonstances sont exploitées ou dont les droits sont abusés. C’est la raison pour laquelle nous avons développé un programme spécifique et des initiatives qui traitent du travail des enfants, du travail des migrants, du trafic ou du travail forcé, et des droits des femmes ».

Les sociétés à mission ne sont soumises à aucune contrainte juridique. La loi n’impose que des obligations de moyens et non de résultats. La RSE, au même titre que les “sociétés à mission”, sont pour beaucoup un pur outil de communication et de marketing, notamment à l’heure où 71% des consommateurs affirment être davantage fidèles aux marques dont ils épousent les valeurs, telles la solidarité, l’ouverture d’esprit ou la protection de l’environnement[4].

De nouveaux modes de management pour le bien-être des travailleurs ?

Dans l’ouvrage collectif, Entreprises à mission et raison d’être, les auteurs montrent que la recomposition des pratiques visant à faire participer les salariés ou les parties prenantes sont nées de la faillite managériale[5]. Or, ainsi que l’exprime Gary Hamel[6], la condition à l’innovation d’une entreprise est la conséquence de son innovation managériale propre.

Pour innover, il faut se réinventer, et cela passe par de nouvelles pratiques managériales, dont la “marque employeur” en est d’ailleurs le symptôme.. La participation et la collaboration ne sont alors que des modalités d’innovations dans l’entreprise, alors qu’elles sont des conditions essentielles dans les structures de l’ESS. « L’essor des start-ups a montré de nouvelles organisations plus transversales et agiles davantage propices à l’innovation et aux aspirations sociétales des jeunes générations »[7]. En ce sens, 3 niveaux de transformations sont élaborés : les ateliers collaboratifs qui permettent de faire participer les parties prenantes à un sujet, les techniques participatives notamment issues de l’éducation populaire (design thinking, hackaton, réseau apprenant, co-développement, ..) et enfin, le dernier niveau et le plus abouti, une modification des formes organisationnelles.

L’innovation managériale concurrence la démocratie en usant de ses outils participatifs. Les
moyens à l’usage pour les entreprises, sont les finalités dans l’ESS. Donc, les sociétés à missions restent des sociétés dont la gestion ne vise pas la répartition du pouvoir mais l’innovation.

Et le changement du modèle de gouvernance ?

Les sociétés à mission décident pour la plupart, selon l’Observatoire des Sociétés à Mission, de se doter d’un Comité de mission avec un nouvel équilibre des parties prenantes pour ne plus prendre en compte uniquement les désirs des actionnaires dans les politiques de l’entreprise. La question de la gouvernance est primordiale, tout comme celle de la propriété, car elle induit des stratégies qui répondent à des intérêts. L’entreprise appartient-elle à ses salariés ou à ses consommateurs ? L’entreprise appartient-elle à des actionnaires ? Selon la réponse, la poursuite des intérêts recherchés diffère, et les stratégies de développement également.

C’est parce que les structures de l’économie sociale et solidaire ont pour fondement deux règles inhérentes, qu’elles sont considérées comme profitables à la société : gouvernance partagée et répartition des richesses. Selon Jean-Louis Laville, “[les] statuts légaux [des mutuelles, associations et coopératives] se traduisent par une forme particulière de capitalisation qui n’offre d’avantage individuel ni sur le plan des décisions, ni sur celui de la redistribution des surplus »[8]. Les statuts sont donc le garde-fou des décisions des structures qui ne peuvent être guidées par des intérêts individuels.

C’est pourquoi, le statut de la société à mission ne fonctionnera que si elle amène à remettre en cause un modèle de fonctionnement capitaliste et libéral pour encourager les entreprises à changer leur modèle de gouvernance et de répartition des richesses. La sincérité de la démarche n’est rien si elle ne débouche pas sur une transformation profonde du modèle de l’entreprise et de la sphère capitaliste.

Références

[1] Jérôme Saddier, Président d’ESS France, Appel à tous ceux qui font l’Economie Sociale et Solidaire : “pour que les jours d’après soient les jours heureux”, 4 mai 2020.

[2] Muhammad Yunus, Pour une économie plus humaine. Construire le social–business, 2011.

[3] Article Alternatives Economiques “Entre riches et pauvres français, l’écart s’est crausé en vingt ans”, juin 2020.

[4] Enquête OpinionWay

[5] François Dupuy, La faillite de la pensée managériale, Seuil, 2015.

[6] Hamel Gary, The future of Management, Haward Business Press, 2007.

[7] David Autissier, Entreprises à mission et raison d’être, Dunod, 2020

[8] Jean-Louis Laville, L’économie sociale et solidaire. Pratiques, théories et débats, Seuil, page 286.

 

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Kracauer, penseur oublié de la propagande de masse

Kracauer, penseur oublié de la propagande de masse

Proche de Walter Benjamin, à distance raisonnable de l’Ecole de Francfort, Siegfried Kracauer est essentiellement connu pour ses écrits sur le cinéma. Ses réflexions ne s’arrêtent pourtant pas là. Dès les années 1930-1940, l’auteur de L’Ornement de la masse offre une théorie des médias et de la propagande particulièrement subtile et moins systématique que celle de ses contemporains Adorno et Horkeimer.

Kracauer, critique du quotidien moderne

Dans un article brillant[1] sur l’œuvre de Kracauer, Thomas Schmidt-Lux et Barbara Thériault demandent au lecteur de se prêter à un exercice original : entrer dans une librairie, qu’importe que celle-ci se trouve à Montréal, Berlin ou Paris, et demander où se trouvent les ouvrages de Siegfried Kracauer. Quasi-systématiquement c’est vers les rayons de la section cinéma qu’on le dirigera. Parmi les centaines d’articles rédigés par ce philosophe juif allemand quelque peu oublié ce sont bien ses analyses de ce médium qui ont le plus retenu l’attention.

Un lecteur à la curiosité plus aiguisée, ou à l’entêtement plus caractérisé, pourra en revanche découvrir avec plaisir des ouvrages trop longtemps passés sous silence tel que Les Employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle ou encore L’Ornement de la masse, Essai sur la modernité weimarienne.  Dans l’un et l’autre essais, quoique selon des styles et des sujets différents, Kracauer développe une critique acerbe de la modernité et de l’un de ses symboles : la grande ville industrielle.

Le feuilleton des Employés, découpé en 12 parties et d’abord publié sous forme d’articles en 1929, est l’occasion pour Kracauer de fournir une analyse du quotidien d’anonymes dans le Berlin de l’entre-deux guerres. Adepte d’une grande proximité avec les sujets de son étude, le sociologue suit les femmes et les hommes qu’il rencontre dans les bureaux d’entreprises, les grandes magasins, les halles et les accompagne jusque dans leurs échanges avec leurs supérieurs et leurs familles.

Loin de ramener ces employés à leurs catégories socio-professionnelles, ou plus prosaïquement à leurs classes, Kracauer les définit avant tout par le souci existentiel qui les anime : « un désir d’ascension sociale combiné avec la peur de sombrer dans le prolétariat qu’ils méprisent »[2]. Un souci que le sociologue conçoit comme une conséquence logique de l’appauvrissement spirituel de la vie moderne. « Dans la société moderne, les individus tentent de combler ce vide en formant des groupes dont l’unité est purement mécanique, motivée par la recherche du bien-être individuel et la consommation matérielle. »

C’est en tout cas l’un des sujets qui revient également dans le second feuilleton, celui de L’Ornement de la masse (publié tout au long des années 1920-1930). Etudiant les revues populaires des Tillers girls, Kracauer croit y déceler une analogie du monde moderne, des employés qui le peuplent et de l’anonymisation qui y règne. « Bras, cuisses et autres sections de corps » n’apparaissent que pour former une grande figure ornementale, à la manière des mains des ouvriers lors du travail à la chaîne ou, plus tard, des bras levés des soldats dans le film de propagande nazi Le triomphe de la volonté.

C’est ici que se fait la jonction avec les écrits que Kracauer consacre à la propagande publicitaire d’abord, politique ensuite. Son analyse de la communication de masse est fondamentalement reliée à ses réflexions sur la culture du divertissement.

 

Les écrits sur la propagande : la période française

Si les écrits de Siegfried Kracauer sur la propagande ont été passés sous silence c’est aussi en raison de leur manque d’accessibilité. Avant 2012, date de publication du volume 2 de ses œuvres complètes, la majeure partie de ces textes n’existait que sous forme manuscrite ou tapuscrite dans les archives de Marbach. Son traité sur la propagande nazie de 1937-1938 est d’ailleurs considéré comme perdu (dans sa version dactylographiée). Seul un manuscrit peu lisible subsiste.

Loin de marquer une rupture, les écrits sur la propagande forment un trait d’union entre les feuilletons des années 1920 et les écrits américains plus résolument tournés vers le cinéma : From Caligari to Hitler (1947), Theory of film (1960), History the last things before the last (1969). Si l’on suit les analyses d’Olivier Agard, deux moments existent néanmoins dans la réflexion de Kracauer : la période française (avant 1941) et la période américaine (après 1941).  

La période française de l’auteur de L’Ornement de la masse affiche un moindre souci du détails et du contenu de la propagande. Comme beaucoup de juifs allemands des années 1930, Kracauer dans sa condition d’exilé à Paris puis Marseille est fortement dépendant des commandes d’articles qu’on lui passe. N’ayant pas accès aux matériaux bruts de la propagande nazie, sa connaissance des différentes productions culturelles reste parcellaire. Reste que ces écrits « malgré leurs lacunes évidentes, contiennent des intuitions qui restent stimulantes »[3].

Fruit d’une rencontre entre Adorno et Kracauer en octobre 1936, La Propagande totalitaire est un ouvrage qui ne trouve pourtant pas grâce aux yeux du premier : certaines des thèses les plus structurantes de l’école de Francfort y sont, à demi-mots, remises en cause. A l’instar de la continuité évidente qui existerait entre capitalisme et fascisme, comme le pensent Horkheimer et Marcuse. L’arrivée au pouvoir d’Hitler ne relève, selon Kracauer, d’aucune fatalité mais bien d’alliances de circonstances entre la bourgeoisie allemande et le NSDAP afin de maintenir un statu quo et endiguer la menace communiste.

Délaissant, peut-être un peu trop, le contenu de l’idéologie national-socialiste (l’historien Johann Chapoutot démontrera plus tard que le nazisme est certes une esthétique mais également une éthique, et qu’à ce titre il dispose d’une idéologie qui lui est propre) Kracauer interprète le NSDAP uniquement comme une volonté de pouvoir débridée ne disposant d’aucune consistance. La force du parti, comme de l’ensemble des forces fascisantes de l’époque, tient à son talent indéniable pour produire, à travers une multitude de discours, films, rassemblements, émissions radiophoniques, une « pseudo-réalité » : celle d’une communauté du peuple (Volksgemeinschaft) dépassant les antagonismes sociaux.

Il y n’y aurait par conséquent aucune rupture nette entre la culture du divertissement propre au marketing, à la publicité et films promotionnels et la propagande nazie. L’une et l’autre tentent par tous les moyens de dissimuler les antagonismes sociaux et de combattre l’ennui, résultat du vide moderne dont nous parlions plus haut. Seul le contexte change, la grande crise économique de 1929, et l’immense paupérisation qui en découle, réduisent à néant l’effet anesthésiant de cette culture du divertissement. Laissant le champ libre à une propagande national-socialiste plus dangereuse et transformant « les nouvelles masses [celles-là même que les productions publicitaires formaient peu à peu] en masse totalitaire[4].

L’analyse faite de la « pseudo-intégration des masses artistiquement préparées par la propagande » au sein d’une communauté du peuple fictive est à cet égard particulièrement proche des écrits de Walter Benjamin sur l’esthétisation de la politique et sera par la suite confirmée par les historiens spécialistes du totalitarisme que sont Peter Reichel (La fascination du nazisme) et Didier Musiedlak (L’Espace totalitaire d’Adolf Hitler)

Pas de rupture nette donc entre la culture du divertissement qui s’épanouit sous Weimar et la culture national-socialiste mais deux différences qui restent fondamentales pour Kracauer. Certes, la première cherche elle-aussi à mettre sous le tapis les antagonismes sociaux, à créer une pseudo-réalité, mais elle n’y arrive jamais totalement. « Les démocraties de masse ont recours à la propagande mais cette propagande ne leur est pas consubstantielle : leur existence ne dépend pas de la production de cette apparence.[5] » Par ailleurs, le divertissement et les technologies modernes de l’image (photographie, cinéma…) sont fondamentalement ambivalentes et peuvent se retourner contre le bonne morale bourgeoise, devenir des instruments de la critique.

Un brin plus optimiste que Walter Benjamin, résolument plus qu’Adorno et Horkheimer, Kracauer considère que les productions culturelles qui accompagnent la modernité permettent une « expérience subjective réelle au monde ». Loin de lui l’idée de rejeter les formes modernes de la musique comme le font Adorno et Horkheimer à propos du jazz.

Son rejet des constructions théoriques fondamentalement rigides d’Adorno est explicite : « Chez toi le fascisme apparaît comme une chose achevée, qu’on peut à 100% ranger dans des catégories »[6].

C’est en revanche dans sa période américaine que ses réflexions, notamment sur la place du cinéma dans l’appareil de propagande ou dans ses fonctions « libératrices », prennent toute leur ampleur.

 

Les écrits sur la propagande : la période américaine

Comme de nombreux émigrés allemands aux Etats-Unis, Kracauer participe dès son arrivée en 1941 aux divers projets de recherches financés par la fondation Rockefeller et la New School for Social Research. L’objectif de ces travaux est de décrypter les mécanismes de la propagande nazie et d’établir les fondements de ce que serait une communication démocratique de masse.

Ces projets de recherche marquent d’ailleurs un tournant dans l’étude de la propagande : face aux théories relativement abstraites d’un Gustave Le Bon (Le viol des foules) ou d’un Ortega y Gasset est affirmé le primat d’une approche empirique reposant sur l’analyse des matériaux de la propagande. Un homme joue un rôle fondamental dans l’avènement de cette nouvelle ère de la communication et de son étude : Harold Lasswell. A tel point que David Colon (Propagande, La manipulation dans le monde contemporain[7]) verra en lui l’un des trois pionniers de la communication de masse[8].

Un pionner dont on enseigne encore les travaux partout dans le monde et qui, avec Edouard Bernays et Walter Lippman, théorise l’idée que la communication vise avant tout à lutter contre l’ignorance et la superstition des masses au nom des intérêts des élites technocratiques. « La tâche de maintenir l’ascendant d’une élite donnée exige l’utilisation coordonnée des symboles, des biens et de la violence. La propagande peut être consacrée à étendre et défendre l’idéologie qui préserve les méthodes existantes pour gagner la richesse et la distinction »[9].

C’est donc sous le signe de cette ambiguïté idéologique que Kracauer, critique du marxisme orthodoxe certes mais critique du capitalisme tout de même, commence ses travaux pour Harold Lasswell. C’est sur une commande de ce dernier qu’il rédige notamment The Conquest of Europe on the screen. The Nazi Newsreel 1939-1940.

Disposant désormais d’un accès direct aux matériaux de la propagande nazie, Kracauer se plonge dans l’analyse des films hitlériens tout en conservant les idées forces qu’il avait déjà énoncées lors de sa période française : la communication, qu’elle soit totalitaire ou démocratique, repose toujours selon lui sur la construction d’une « pseudo-réalité » à travers son esthétisation.

Une esthétisation qui, dans les actualités cinématographiques, se manifeste par le sentiment de maîtrise du temps et de l’espace que créent la mobilité de la caméra et la succession de plans panoramiques. Et si, contrairement à de nombreux théoriciens du 7e art, il ne considère pas le montage comme l’élément principiel de la production cinématographique, il conçoit en revanche tout le potentiel de manipulation qu’abrite cette technique.

Comme l’énonce Olivier Agard : « Chez les nazis, le montage est mis au service de l’ellipse qui contribue à l’effacement de la réalité »[10]. L’annonce d’opérations militaires sur le grand écran est aussitôt suivie d’images victorieuses, effaçant toute trace de la résistance face au nazisme.

Bien que conscient de l’instrumentalisation réelle du cinéma à des fins de manipulation, Kracauer n’en démord pas : le cinéma est aussi un médium qui permet un accès plus direct à la réalité.

Aussi soigné que puisse être un montage, l’image ou le film de propagande n’est jamais parfait. « Il y a toujours quelque chose qui échappe au contrôle et à l’intention esthétique »[11]. Kracauer prend l’exemple des images de la visite d’Hitler à Paris le 23 juin 1940. Le dictateur évolue dans une ville dont le vide absolu est censé représenté le contrôle total du Führer sur la capitale française. Pourtant c’est la mort et le néant qui accompagnent l’idéologie nazie qui frappent le spectateur : « La vision touchante de cette cité fantôme désertée qui autrefois vibrait de vie fiévreuse reflète le vide du propre noyau du système nazi. La propagande nazie avait construit une pseudo-réalité rayonnante de mille couleurs, mais en même temps, elle vidait Paris, sanctuaire de la civilisation »[12].

D’autre part, en « émoussant » la conscience du spectateur un film peut également le rendre plus perméable à des expériences de pensée[13]. La photographie comme le cinéma deviennent alors des outils pertinents pour le sociologue ou l’historien en rendant visible ce qui auparavant ne l’était pas.

Chez un historien comme Jacques Revel, les techniques et procédés narratifs du cinéma (cadrage, gros plan, etc…) favorisent les jeux d’échelle, la multiplicité des points de vue. Dans sa préface de Jeux d’échelle. La Micro-analyse à l’expérience, Revel prend l’exemple du film Blow up de Mickelangelo Antonioni où c’est bien l’attention à des détails auparavant invisibles qui participe à la découverte d’histoires inattendues. Le cinéma rend alors toute sa complexité au réel.

Loin des analyses parfois monolithiques des membres de l’école de Francfort, les écrits de Kracauer, tant sur le quotidien sous Weimar que sur la propagande et le cinéma, méritent toute notre attention. Sans sombrer dans des parallèles grossiers, peut-être éclaireraient-ils également d’un jour nouveau les débats actuels, et parfois un peu trop simplistes, sur la société de la désinformation et l’ère des Fake news.

 

Références

[1] Schmidt-Lux, Thomas et Barbara Thériault. « Siegfried Kracauer, sociologue de la culture. » Sociologie et sociétés, volume 49, numéro 1, printemps 2017, p. 275–281.

[2] Ibid.

[3] Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande, Éditions de l’Éclat, Paris, 2019

[4] Baumann, Stephanie. « Des nouvelles masses à l’ornement totalitaire ». Théorie critique de la propagande, édité par Pierre-François Noppen et Gérard Raulet, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2020

[5] Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande Éditions de l’Éclat, Paris, 2019

[6] Siegfried Kracauer, Lettre à Adorno du 20.8.1938.

[7] David Colon, Propagande, La manipulation de masse dans le monde contemporain, Champs histoire, Flamarion, 2019

[8] Les deux autres étant Edouard Bernays et Walter Lippman.

[9] H.D Lasswell, « The Study and Practice of Propaganda” in H.D. Lasswell, Ralph D. Casey, Bruce Lannes Smith, Propaganda and Promotional Activities. An annoted Bibliography, University of Minnesota Press, 1935, p.1628

[10] Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande, p.48

[11] Ibid, p.55

[12] Siegfried Kracauer, La propagande et le film de guerre nazi, p.351-352

[13] Pour reprendre l’expression de Nathalie Zemon Davis, Slave on Scree. Film and Historical Vision. Cambridge, Harvard University Press, 2000, p.14.

 

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Le curieux renoncement économique de Manuel Bompard

Le curieux renoncement économique de Manuel Bompard

Au lieu de ne parler que de redistribution comme l’a fait Manuel Bompard dans l’émission Questions politiques on est en droit de se demander si la gauche ne devrait pas avoir pour ambition prioritaire d’agir sur les structures de l’économie, en particulier dans la production des biens essentiels ou stratégiques.

Questionné dimanche dernier dans l’émission Questions politiques sur l’image qu’il retenait de la semaine passée, Manuel Bompard a choisi de montrer une file d’étudiants faisant la queue pour bénéficier d’une aide alimentaire. L’image décrit bien la précarité que vivent beaucoup d’étudiants, en particulier dans les grandes villes où le coût du logement a explosé. En la montrant, le coordinateur de la France insoumise entendait rappeler les mesures du programme du NFP : la généralisation du repas étudiant à 1 euro et une garantie d’autonomie pour la jeunesse.

On doit évidemment s’inquiéter de la situation difficile que vivent les étudiants. Mais était-ce la question à mettre en avant dans une émission de grande écoute, au moment où les déficits publics dérapent ? Dépenser plus, et dépenser en allocations sociales, est-ce l’essence d’un programme de gauche ? C’est ce que semble penser les dirigeants de la France insoumise. À les écouter, la radicalité serait d’accroitre la redistribution, de taxer davantage les riches pour redistribuer davantage aux pauvres. Mais augmenter l’aide sociale de l’État relève-t-il d’une rupture ou est-ce une manière de rendre plus acceptable le système actuel ?

Quelques jours avant cette émission, on apprenait que Sanofi s’apprête à vendre la marque Doliprane à des fonds d’investissements étrangers. Alors que la crise Covid a montré que la France a perdu une partie de sa souveraineté pharmaceutique et que, depuis plusieurs années, elle est confrontée à des pénuries de médicaments, il est étrange que Manuel Bompard n’ait pas jugé bon de rebondir sur cette actualité. La raison de ce silence est que, sur cette question, le programme du NFP est étrangement léger. Tout au plus prévoit-il de créer un pôle public du médicament et de renforcer les obligations de stocks. Pourtant, l’échec de la stratégie industrielle de Sanofi, ses délocalisations multiples et la vente de certains de ses fleurons devraient au minimum nous questionner. Et que dire de Servier, condamné pour tromperie aggravée dans l’affaire du Mediator ? L’état catastrophique de notre industrie pharmaceutique ne démontre-t-il pas l’échec de la politique industrielle dans ce domaine ? Ne milite-t-il pas pour engager une rupture plus ambitieuse, quitte à nationaliser ces entreprises incapables de fournir les médicaments dont la population a besoin ?

Finalement, on doit se demander si la gauche ne devrait pas avoir pour ambition prioritaire d’agir sur les structures de l’économie, en particulier dans la production des biens essentiels ou stratégiques. Car il est clair qu’on ne remet pas en cause le capitalisme néolibéral en laissant les riches faire fortune et en se contentant de les taxer en chemin. L’abandon, dans le programme du NFP, de tout projet de nationalisation donne une étrange impression de renoncement. La gauche, qui se disait encore il y a peu « socialiste », et qui entendait reprendre le contrôle du système productif donne l’impression avoir abandonné l’idée de combattre le néolibéralisme en renonçant à créer de nouveaux systèmes de production et d’échange. Il semble donc qu’entre le projet économique de Bernard Cazeneuve et celui Jean-Luc Mélenchon il y ait davantage une différence de degré que de nature ; tous deux ont fini par adhérer à l’idée que la gauche doit redistribuer socialement sans agir économiquement.

David Cayla a récemment publié son dernier ouvrage « La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme » aux éditions du Bord de l’eau, dans la collection Le Temps des Ruptures : https://www.editionsbdl.com/produit/la-gauche-peut-elle-combattre-le-neoliberalisme/

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Les femmes : grandes perdantes des législatives 2024 et de la montée de l’extrême-droite

Les femmes : grandes perdantes des législatives 2024 et de la montée de l’extrême-droite

Suite aux élections législatives, les débats ont été houleux pour déterminer le grand gagnant. Pourtant, une partie de la population en sort perdante : les femmes. Elles sont encore davantage sous-représentées à l’Assemblée, mais surtout le vote pour l’extrême-droite augmente (même parmi elles), mettant fortement en danger leurs droits. Comment expliquer la progression du vote féminin pour l’extrême-droite ?

Le 09 juin 2024, peu après la publication des résultats des élections européennes, Emmanuel Macron annonce la dissolution de l’Assemblée nationale. Le 1er tour des élections aura lieu le 30 juin, le 2 nd, le 07 juillet :  cette annonce suscite une vague de stupeur dans tout le pays. Les citoyens ont deux nouvelles à assimiler : l’extrême-droite est en tête du scrutin européen et ils iront revoter plus tôt que prévu.

C’est alors que, déjouant les sondages, les Français et Françaises placent le Nouveau Front Populaire (alliance de la gauche et des écologistes) en tête du scrutin avec 192 sièges (en ajoutant les candidats divers gauche), Ensemble en 2ème force avec 163 députés et le Rassemblement National en 3ème position avec 143 sièges. Ensemble parvient ainsi à se stabiliser et bien que le Rassemblement National soit déçu de son positionnement dans l’échiquier politique, il double quasiment son nombre de députés par rapport à la précédente législature (89 députés en 2022). L’échec n’en est pas vraiment un.

Et ce, d’autant plus que le NFP ne dispose pas d’une majorité suffisante. Cela étant dit, il est encourageant de voir que le projet politique qui est porté à gauche parle toujours aux citoyens et citoyennes.

Une partie de la population française sort cependant perdante de ces élections : les femmes. Leur nombre a baissé au sein des institutions, atteignant un niveau assez bas en 2024 après de nombreuses améliorations depuis le début des années 2000, et la percée de l’extrême-droite est un signal dangereux pour leurs droits.

  1. Les femmes moins nombreuses au sein des institutions politiques

Quel est le nombre de femmes dans les institutions politiques ? On compte désormais 208 femmes au sein de l’Assemblée, quand il y en avait 215 en 2022 et 224 en 2017. Le Sénat compte lui 126 sénatrices sur 348[1] (environ 36%). A titre de comparaison, en Andorre, 50% des sénateurs sont des femmes, 46,7% pour la Suède.

Au-delà de la régression observée, la parité n’a jamais été atteinte à l’Assemblée ni au Sénat depuis l’adoption de la loi du 6 juin 2000 tendant à favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives. Cette loi oblige les partis politiques qui ne présentent pas à minima 50% de candidates lors des élections à s’acquitter de pénalités mais il n’y a pas d’obligation en termes de nombre de femmes élues.

Dans les différents partis présents à l’Assemblée, on compte 41,7% de femmes élues chez le NFP, 39,3% pour Ensemble, 32,2% pour le RN, 30,3% pour Les Républicains[2]. Pour une élection organisée aussi rapidement, les sortants ont bien évidemment un privilège et il s’agit en majorité d’hommes.

Afin d’être élues, les femmes doivent d’abord être candidates. En 2024, 41% des candidats étaient des femmes. Le NFP en a présenté 48%, le RN 49%, Ensemble 45%, LR 33%. Comment expliquer que le nombre d’élues soit sensiblement inférieur ? Nous pourrions évoquer des différences de configurations entre les territoires dans lesquels elles sont investies et ceux où candidatent les hommes, ou encore, une part de hasard. Mais ce n’est pas tout.

Une enquête du Monde[3] a analysé les candidatures aux législatives 2024 au regard des résultats des élections européennes sur l’ensemble des circonscriptions. Les conclusions révèlent que les femmes ont tendance à être investies dans des circonscriptions non-gagnables (41% d’entre elles). A titre d’exemple, dans les territoires ou le RN a surperformé aux européennes de 2024, les 2/3 des candidats sont des hommes.

La désignation des postes à l’Assemblée est davantage paritaire. D’abord, la présidente de l’Assemblée est une femme, même s’il faut mentionner que c’est la seule depuis le début de la Vème République. Sur les 21 membres du bureau de l’Assemblée (vice-présidents, questeurs, secrétaires), 13 sont des femmes. Les chiffres se compliquent pour la désignation des présidents des commissions permanentes : on ne retrouve que 2 femmes sur 8, à la tête des commissions des affaires culturelles / éducation et du développement durable et de l’aménagement durable. Les commissions dans les domaines « régaliens » tels que les affaires économiques, la défense, les finances sont confiées à des hommes.

Au-delà de la représentation dans les institutions, aucune femme n’a été présente lors des débats télévisés sur les grandes chaînes durant les élections législatives. Marine Tondelier devait représenter le NFP lors du troisième débat, mais cela lui a été refusé, Jordan Bardella prétextant ne pas vouloir débattre avec elle, et les médias considérant qu’un débat avec Jean-Luc Mélenchon serait sans doute meilleur pour les audiences.

  1. La progression du vote des femmes pour le Rassemblement National

Depuis le début des années 2000, on observe une progression importante du vote des femmes en faveur du Rassemblement National.

Aux élections européennes de 2024, 30% des femmes ont voté pour Jordan Bardella contre 19% en 2019[4]. Aux dernières législatives, 32% des femmes ont voté pour le RN. A titre de comparaison, 11% des femmes ont voté pour Jean-Marie Le Pen aux élections présidentielles de 2002[5].  

Cette augmentation peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Elle peut partiellement être corrélée aux sujets qui influencent le plus le vote des Français : pour 43% d’entre eux, il s’agit de l’immigration, pour 45% du pouvoir d’achat, devant la protection de l’environnement (27%) et le système de santé (26%). En 2019, l’immigration comptait pour 32%[6]. L’augmentation de l’influence de ce sujet sur les intentions de votes a certainement eu un impact positif pour le RN.

Par ailleurs, est-ce la fin de ce qu’on appelle le radical right gender gap en France ? Théorisé par Terri E. Givens, chercheuse afro-américaine, cette notion désigne le fait que les femmes rejettent massivement l’extrême-droite dans les élections, en raison de l’influence religieuse, d’une socialisation différenciée, ou encore des valeurs extrêmes et violentes prônées par ce courant politique[7]. Pourtant ce « gap » entre le vote des hommes et celui des femmes s’effondre en France, de manière importante depuis les années 2010 et ce, toutes élections confondues.

Il faut nuancer en indiquant que la réduction de ce gap ne trouve pas une équivalence similaire dans d’autres pays européens : en Allemagne, uniquement 12% des femmes ont voté pour l’AfD aux dernières élections européennes, en Espagne 5,3% des femmes ont voté pour Vox lors du même scrutin[8]. Ces données peuvent signifier que certains facteurs expliquant la montée de l’extrême-droite en France sont spécifiques à son paysage politique et social, notamment les effets de la dédiabolisation du RN, ainsi que la présence à sa tête d’une femme, ce qui peut tromper le message.

  1. Quelles sont les raisons expliquant la progression du vote des femmes pour l’extrême-droite ?

Lors des débats télévisés et des passages médiatiques de ces élections législatives, la question des droits des femmes a été peu abordée. Toutefois, une vidéo postée par Jordan Bardella le 17 juin a fait bondir bon nombre d’organisations féministes. Dans celle-ci, il promet de « garantir de manière indéfectible à chaque fille et à chaque femme de France ses droits et ses libertés » en cas de victoire du Rassemblement National. 

Force est de constater que malgré les alertes des féministes sur le danger de que représente l’extrême-droite pour les droits des femmes, ces paroles arrivent à convaincre. Comment l’expliquer ?

En 1983, Andrea Dworkin, autrice américaine spécialiste des questions relatives au féminisme, s’intéressait déjà à ce sujet dans son ouvrage intitulé : Les femmes de droite.

Selon elle, l’extrême-droite, par son idéologie et son programme, ne propose aux femmes qu’une protection de façade. En effet, cette protection repose sur l’idée que, si ces dernières se conforment à des rôles traditionnels, elles ne seront pas confrontées à la violence, ou du moins, pas à la violence extérieure à celle du foyer : « De la maison du père à la maison du mari et jusqu’à la tombe qui risque encore de ne pas être la sienne, une femme acquiesce à l’autorité masculine dans l’espoir d’une certaine protection contre la violence masculine[9] ». Selon elle, les femmes de droite pensent que le statut conjugal va les protéger de toutes les violences : physiques, sexuelles, économiques. Faut-il rappeler que le foyer est l’endroit qui les concentrent ? Dans 45% des cas, les viols sont commis dans l’enceinte du foyer ou par un conjoint ou un ex-conjoint selon le ministère de l’Intérieur[10].

L’extrême droite amène ainsi certaines femmes à préférer la sécurité à leur liberté.

Ce premier élément de lecture pourrait expliquer l’essor important des mouvements dits « antiféministes », ou conservateurs, notamment sur les réseaux sociaux. Des personnalités comme Thais d’Escufon, future chroniqueuse pour Hanouna et anciennement porte-parole de Génération identitaire avant sa dissolution, font la promotion d’idées d’extrême-droite en matière de droits des femmes, notamment issues du mouvement des « tradwife », qui prône le retour de la femme au foyer. Sans surprise, elles militent également contre le droit à l’avortement. Les propos de certaines sont très polémiques et instrumentalisent la science afin de propager des idées masculinistes. Dans ses vidéos youtube, Thais d’Escufon a notamment pu déclarer : « les femmes sont programmées biologiquement à désirer des hommes qui leur sont supérieurs[11] », ou encore : « le plus grand mensonge du féminisme a été de faire croire aux femmes qu’avoir une carrière était plus important que d’être chez elle à s’occuper des enfants ». Elle rejette ici toute forme d’indépendance de la femme vis-à-vis de l’homme. Elle cumule près de 40 millions de vues sur sa chaîne, 200 000 abonnés, près de 70 000 followers sur X : cette audience, tout comme les propos véhiculés, sont évidemment très inquiétants.

Une autre explication du vote pour l’extrême-droite réside dans la formation progressive de ce qu’on pourrait appeler un prolétariat de services. La tertiarisation du travail ainsi que l’augmentation de la part des femmes dans les emplois ouvriers ont entraîné une augmentation du vote féminin pour l’extrême-droite. Les femmes occupent aujourd’hui majoritairement des emplois soit dans les services, soit dans le secteur du care : ils sont généralement assez mal payés, précaires, à temps partiel. Ces profils sont donc également une cible pour l’extrême-droite. Lors des élections législatives de 2024, c’est pour le RN que les employés (44%) et les ouvriers (57%) ont le plus voté[12].   

Autre argument régulièrement évoqué : l’arrivée d’une femme à la tête d’un parti d’extrême-droite le rend plus respectueux des droits des femmes. Angelina La Marca, candidate RN aux législatives 2024 proclamait « notre tête de parti, Marine Le Pen est une femme. Notre place est bien primordiale au niveau du RN ». De nombreux contre-exemples à cet argument peuvent être évoqués : d’abord Giorgia Meloni. Avec son parti nationaliste Fratelli d’Italia, elle représente un énorme danger pour les droits des femmes : il n’y a pour cela qu’à regarder ce qui est fait dans ce pays à ce sujet depuis son accession au pouvoir. Ces dernières années, plusieurs femmes en Europe ont pris la tête de partis d’extrême-droite : hormis Meloni et Le Pen, on peut aussi mentionner Alice Weidel en Allemagne (Alternative für Deutschland).

Pour le Rassemblement National, l’arrivée de Marine Le Pen à sa tête a contribué à sa dédiabolisation et à lisser ainsi son image, ce qui peut également expliquer l’augmentation des votes féminins. L’émergence de la stratégie de dédiabolisation du RN est en effet plus ou moins corrélée à l’arrivée de Marine Le Pen à sa tête. Il est intéressant de constater que pour le parti d’Eric Zemmour, dont les idées d’extrême-droite sont davantage affirmés publiquement, le right gender gap est toujours présent : lors de la présidentielle de 2022, 6% des femmes (le double pour les hommes) ont voté pour Reconquête selon l’IFOP.

De plus, dans un pays où l’immigration est un sujet qui influence de plus en plus le choix du vote (43% selon un sondage IFOP), une lecture des violences faites aux femmes sous le prisme de l’immigration permet d’entretenir la peur et de gagner des voix. Jordan Bardella indiquait d’ailleurs à ce titre « Nous reprendrons le contrôle de notre politique migratoire en expulsant les délinquants criminels étrangers, en instaurant des peines planchers, en renforçant sévèrement les sanctions contre les violences faites aux femmes ». Il donne ici l’illusion de se préoccuper des violences commises contre les femmes : pourtant, il semble lui aussi ignorer que le foyer concentre l’essentiel des violences, et que 87% des auteurs de viols étaient de nationalité française en 2023[13]. Le Rassemblement National exacerbe les souffrances, et les relie toujours, en jouant sur les peurs individuelles, à une seule explication : l’immigration.

Dernier facteur explicatif de l’augmentation du vote féminin (comme masculin) pour l’extrême-droite : la banalisation de certains médias qui prônent ces idéaux. Leur audience ne fait d’ailleurs qu’augmenter : celle de CNEWS a notamment enregistré, entre juin 2023 et juin 2024, une augmentation de 1,1 point. Il s’agit de la chaîne qui enregistre la progression la plus importante ces dernières années[14]. Certains records sont également battus par certaines émissions phares, comme celle de Pascal Praud, connu pour ses propos extrêmement polémiques et ouvertement d’extrême-droite. CNews n’est qu’un bloc qui compose l’empire médiatique de Bolloré (avec Europe 1, le groupe Canal+, etc.), proche des idées d’extrême-droite. Les chaînes du groupe sont régulièrement épinglées par l’Arcom : au total, on peut dénombrer environ 46 mises en garde, en demeure et amendes depuis près de 10 ans. Le régulateur a d’ailleurs pris la décision à l’été 2024 de ne pas renouveler à C8 sa fréquence TNT[15].

 Ils font la promotion des idées d’extrême-droite, racistes, homophobes, antiféministes. Ils s’appuient sur l’instrumentalisation de certains évènements pour désigner l’immigration comme responsable de tous les maux, notamment de la violence faites aux femmes : ce fut par exemple le cas des évènements commis en 2015 lors de la Saint-Sylvestre à Cologne en Allemagne. Si l’extrême-droite s’intéressait réellement aux femmes, elle approfondirait son analyse sur les violences à leur encontre avec des données disponibles très facilement qui prouvent que l’immigration n’est pas le sujet.

  1. Le RN à l’épreuve de ses actes et de son programme

Rien ne sera plus parlant qu’une analyse approfondie des mesures proposées par le Rassemblement National en matière de droits des femmes, ainsi que de ses votes à ses sujets dans les institutions au sein desquelles il siège (notamment l’Assemblée nationale et le Parlement européen).

D’abord, sur l’égalité professionnelle et salariale. Les femmes ont plus de difficultés que les hommes à atteindre certains postes à haute responsabilité. En 2015 dans la haute fonction publique d’Etat, 61,7% des postes de catégorie A étaient occupés par des femmes ; ce chiffre tombe à 32% pour les postes de direction[16].

Enfin, les revenus salariaux moyens des femmes sont inférieurs de près de 24% à ceux des hommes dans le secteur privé[17]. Les femmes accumulent certaines discriminations et handicaps, les empêchant d’accéder à certains postes, à certaines filières (par exemple le numérique et la science) et d’avoir un niveau de rémunération similaire. Le Rassemblement National s’oppose à la stratégie conduite par l’Union européenne en faveur de l’égalité femmes-hommes[18]. En 2020, ils se sont également opposés à une résolution sur l’écart de salaire entre les hommes et les femmes[19]. En juillet 2023, cette fois-ci à l’Assemblée, le RN a voté contre la loi visant à renforcer l’accès des femmes aux responsabilités dans la fonction publique[20]. En 2021, les députés RN n’ont pas pris part au vote de la loi Rixain, visant à accélérer l’égalité économique et professionnelle[21]. Supprimer les inégalités professionnelles et salariales n’est donc pas la priorité de ce parti.

Sur la santé des femmes, le RN propose de reconnaître l’endométriose comme une affection de longue durée. Il faut souligner qu’ils arrivent après la bataille, puisqu’une proposition de résolution sur cette maladie a été portée par des députés de gauche en 2021[22]. L’endométriose pèse sur la santé et la fertilité des femmes, mais ce n’est pas la seule : il faudrait pouvoir élargir le spectre et s’intéresser à l’ensemble des maladies et des violences médicales qui touchent les femmes, améliorer la sensibilisation et l’accompagnement tout au long de la vie notamment pour la ménopause, etc. L’endométriose et sa prise en compte ne constituent pas une politique de santé pour les femmes[23]. Il s’agit simplement ici pour le RN de surfer sur un sujet médiatisé ces dernières années.

Pour l’interruption volontaire de grossesse, le sujet est plus complexe. En effet, pour poursuivre sa dédiabolisation, le RN ne s’est pas opposé à sa constitutionnalisation : Marine Le Pen a voté pour, aux côtés de 46 des 88 députés que compte le parti (11 contre, 20 abstentions, 11 absents).

Si, en apparence, le RN ne semble ainsi pas s’opposer à l’IVG, certains actes indirects peuvent toutefois permettre à l’extrême-droite de réduire son accès et de dévoiler par là-même ses réelles intentions. Au-delà de la constitutionnalisation, les femmes doivent en effet disposer des moyens d’accès à cet acte médical. Or, des barrières telles que la clause de conscience, qui existe en Italie, peuvent entraîner certains médecins à refuser de le pratiquer et donc à obstruer indirectement son accès. La réduction du délai légal est également un moyen d’obstruction : en février 2022, des élus RN ont déposé au parlement un amendement contre l’allongement, de douze à quatorze semaines, du délai pour pratiquer une IVG[24].

De même, les votes du RN au Parlement européen, moins médiatisés au niveau national, traduisent son opposition à ce droit. En 2024, les eurodéputés RN se sont abstenus à de voter l’inscription du droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ils se sont également opposés en 2021 au projet de rendre l’accès à l’IVG gratuit, ainsi qu’à la condamnation de l’interdiction du droit à l’avortement en Pologne.

Concernant la lutte contre les violences (physiques, sexuelles, psychologiques) faites aux femmes, le RN propose d’inscrire les harceleurs de rue au fichier des délinquants sexuels. Qu’est-ce que cela implique concrètement ?

L’association Stop au harcèlement de rue considère que la répression ne peut être l’unique moyen de lutter contre ces actes. Cette proposition est encore un prétexte pour s’en prendre aux étrangers, considérés par l’extrême-droite comme des harceleurs. Rien ne le prouve, l’harceleur n’a pas de visage prédéfini. De plus, les syndicats de police dénoncent une mesure qui transformerait le fichier des délinquants sexuels (le Fijais) en « fourre-tout », regroupant les personnes qui ont commis des viols, des agressions sexuelles, des actes de pédocriminalité et des actes de harcèlement[25].

Aucune autre mesure phare n’est proposée en matière de lutte contre les violences faites aux femmes. Le RN propose toutefois de « régler la promesse de l’immigration pour mieux protéger les femmes dans l’espace public ». Le problème reste encore et toujours l’immigration, la solution, la sanction.

Au Parlement européen, le RN a également refusé que la France ratifie la convention d’Istanbul[26], texte contraignant en matière de lutte contre les violences faites aux femmes. Dans un communiqué de 2020, le parti indique au sujet de cette convention que : « Celle-ci, sous couvert de prévention contre les violences faites aux femmes, entend imposer des politiques immigrationnistes et reconnait la théorie du genre. Les États ayant fait le choix souverain de ne pas la ratifier, ou souhaitant en sortir, sont vilipendés, en particulier la Hongrie et la Pologne, boucs émissaires récurrents de la Commission européenne pour leur refus de se voir dicter leurs politiques nationales, en particulier en matière d’immigration[27]. ». Le RN indique ainsi refuser de lutter contre les violences faites aux femmes au prétexte que cela favoriserait une politique d’immigration et félicite des pays comme la Hongrie et la Pologne, qui bafouent depuis plusieurs années les droits des femmes. Tout un programme.

Sur la parentalité, le RN propose de soutenir les familles « françaises » avec des réductions d’impôts à partir du 2ème enfant et la possibilité de prétendre à un prêt à taux zéro pour les couples qui ont un 3ème enfant. Cette mesure interroge non seulement par son caractère nataliste, mais surtout parce que ce qui se cache derrière « couple » n’est pas explicitement évoqué. Il s’agit certainement de couples dits traditionnels, schéma donc les parents célibataires et les couples homosexuels seraient probablement exclus. Ces mesures n’ont rien d’étonnant, l’extrême-droite a toujours défendu des valeurs familiales traditionnalistes et pris avec attention le sujet de la natalité. Rien n’est indiqué dans le programme sur l’accès aux moyens de garde, ni sur les congés parentaux.

Enfin, en ce qui concerne l’éducation sexuelle des enfants, le RN souhaite la suppression des cours d’éducation sexuelle à l’école auxquels se substituerait une sensibilisation à la puberté et à la reproduction, tout en permettant aux parents de ne pas y inscrire leurs enfants. Selon le Haut Conseil à l’Egalité, une grande majorité des enfants scolarisés ne bénéficient déjà pas de ces enseignements. La sensibilisation par la puissance publique est importante « compte-tenu des enjeux posés en matière de citoyenneté, d’égalité femmes-hommes et de santé, il est de la responsabilité des pouvoirs publics de répondre à tou.te.s les jeunes par des informations objectives, sans jugement ni stéréotype »[28]. Selon l’OMS, le port de préservatifs par les jeunes lors de rapports a fortement baissé ces dernières années : la réduction de la sensibilisation sur ces sujets augmentera encore ce chiffre, et donc le développement de maladies sexuellement transmissibles. 

  1. L’extrême-droite au pouvoir en Europe : quelles politiques pour les droits des femmes ?

L’extrême-droite en France n’a jamais été essayée : cet argument est revenu à plusieurs reprises lors des élections législatives de 2024. Pourtant, cette affirmation est fausse. Surtout, l’expérience des pays voisins nous permet de tirer un bilan peu reluisant des politiques adoptées par l’extrême-droite en matière de droits des femmes.

Les sujets qui ont cristallisé les actions des partis d’extrême-droite au pouvoir en Europe sont, sans surprise, l’accès à l’IVG, la défense de la natalité et des valeurs familiales traditionnelles.

Comme l’a déclaré en 2023 Eugenie Rocalla, ministre de la famille et de la natalité en Italie[29], « oui, l’avortement fait malheureusement partie du droit des femmes ». En Italie la loi sur l’IVG (loi 194) n’a pas été attaquée. Toutefois, les entraves à ce droit sont nombreuses. Certaines régions restent sur un délai maximum de 7 semaines pour pratiquer une IVG médicamenteuse, alors que ce dernier a été étendu à 9 semaines dans la loi[30]. Les subventions à destination des hôpitaux publics pratiquant l’IVG ont été réduites, quand celles des hôpitaux privés catholiques ont fortement augmenté. Ce phénomène est particulièrement remarquable dans les régions italiennes dirigées par des partis fascistes tel que le Piémont qui a également doté des associations pro-vie d’un million d’euros de subventions. Toujours dans cette région, les associations pro-vie accueillent et « conseillent » les femmes souhaitant avoir recours à une IVG.

Un autre type d’entrave est l’objection de conscience, permettant aux médecins de refuser de pratiquer une IVG. Ils sont de plus en plus nombreux en Italie : on touche ici à l’accès des femmes à l’IVG, sans pour autant officiellement l’obstruer. Toujours dans l’idée de défendre « la vie », une proposition d’initiative populaire a été lancée pour insérer un amendement dans la loi 194 obligeant les femmes à écouter le cœur de l’embryon avant d’avorter. Une telle pratique a d’ailleurs été adoptée en 2022 en Hongrie. Ce pays a également signé en 2020 la déclaration du consensus de Genève, sur la promotion de la santé de la femme et le renforcement de la famille, qui s’attaque directement à l’accès et au droit à l’IVG.  Elle a été signée par près de 35 États, et est la plus grosse coalition mondiale pro-vie[31].

Autre exemple, la Pologne : en 2021, la Cour constitutionnelle polonaise a interdit pratiquement intégralement l’accès à l’avortement en rendant impossible les IVG même si le fœtus est atteint d’une malformation grave, irréversible ou encore, d’une maladie menaçant sa vie. Des témoignages indiquent également que les femmes polonaises souhaitant recourir à une IVG sont harcelées, soumises à des fouilles arbitraires.

Loin de favoriser la santé des femmes et de réduire le nombre d’IVG, de telles pratiques et obstructions mettent en danger les femmes qui vont pratiquer des avortements dans des conditions risquées, pouvant aboutir à la mort. Il s’agit d’un bond en arrière dans le temps et d’un recul important des droits des femmes.

Au sujet des droits des LGBTQIA+, l’extrême-droite défend une vision conservatrice et traditionnelle de la famille, ce n’est donc pas étonnant qu’elle s’attaque à ces minorités. En Italie, dans la région de la Vénétie, 33 actes de naissances ont été contestés, au titre que seulement les mères biologiques pouvaient être reconnues : une manière donc d’attaquer les couples lesbiens. Meloni se présente elle-même comme une défenseuse de la famille traditionnelle, en opposition au « lobby » LGBT[32].

En Hongrie, la répression est importante contre les minorités de genre. Des lois ont également été adoptés en 2021 pour interdire aux mineurs l’accès à des contenus LGBTQIA+[33].

Ce qu’il faut retenir de toutes ces attaques de l’extrême-droite c’est le changement de vision et de discours : ces partis ne se disent plus anti-avortement mais pro-vie. Ils ne sont plus en défaveur du mariage homosexuel, ils veulent défendre le modèle de la famille traditionnelle. Ce changement de rhétorique suffit à en convaincre quelques-uns, même s’il ne s’agit que d’un écran de fumée.

  1. Que nous dit l’histoire sur l’extrême-droite ?

S’il faut continuer à convaincre du fait que l’extrême-droite et ses idées n’ont pas évolué et situer la réflexion en France, il n’est pas non plus inutile de regarder du côté des politiques mises en œuvre sous certains régimes comme Vichy en matière de droits des femmes.

La famille et le maintien de la natalité ont toujours été des valeurs prônées par l’extrême-droite : c’était bien le cas sous Vichy avec cette fameuse devise « travail, famille, patrie ». La femme est assujettie à une seule fonction, celle de mère de famille, en charge de la procréation : la propagande va bon train. La journée des mères est instaurée le 25 mai 1941.

Leur accès à l’emploi va être réduit, notamment avec la loi du 11 octobre 1940 qui interdit aux services de l’Etat et aux collectivités locales d’embaucher des femmes. De nombreuses femmes sont licenciées, notamment dans les PPT[34]. Les conditions d’accès au divorce sont également considérablement réduites, l’avortement qualifié comme un « crime ».

C’est en ce sens un retour en arrière par rapport à la vision portée par le Front Populaire sur les droits des femmes (sans que toutefois cela puisse déboucher sur des réformes concrètes) : « il appartient au Front populaire de réaliser l’émancipation de la femme[35] ». En effet le FP, et Léon Blum en personne, portaient une vision émancipatrice des femmes, bien éloignée de l’idéal de la femme comme n’étant qu’une génitrice. Lors du procès politique de Léon Blum en 1942 (qui se tient dans le cadre du procès de Riom), ce dernier sera accusé, avec d’autres, d’avoir mené la France à la ruine et à la défaite, non seulement à cause de son programme, mais également de sa vision des droits des femmes. Dans Du mariage, il prône notamment leur libération sexuelle, l’ouverture des mœurs.

Pour conclure, il est indéniable qu’en France, les femmes votent de plus en plus pour l’extrême-droite. Diverses raisons peuvent expliquer la réduction du radical gender gap : d’abord, la stratégie de dédiabolisation du RN, mettant en avant une figure féminine forte, un discours plus lisse, soutenu par des médias écoutés par de nombreux Français et Françaises. Ensuite, une peur croissante de l’insécurité et de l’augmentation des violences, que les médias associent fréquemment et malheureusement à l’immigration.

Il n’y a qu’à observer les votes des élus RN dans diverses institutions, et les politiques mises en œuvre dans d’autres pays d’Europe pour se rendre compte que, malgré la dédiabolisation et les discours médiatiques, les idées et les actes n’ont pas changés : l’étranger est toujours le responsable de tous les maux, l’idéologie reste la même.

Mais la raison de l’augmentation du vote féminin pour l’extrême-droite n’est-elle qu’une question de genre ? Ce vote ne peut être décrypté uniquement sous ce prisme. La sociologie compte pour beaucoup, avec notamment l’émergence d’un prolétariat de service, majoritairement féminin et l’augmentation de la précarité au travail. Lors des élections législatives de 2024 :

  • 57% des ouvriers, 40% des chômeurs, 44% des employés ont voté pour le RN ;
  • 61% des personnes qui ne se disent pas du tout satisfaites de leur vie ont voté pour le RN ;
  • 54% des personnes qui se considèrent comme défavorisées ont voté pour le RN ;
  • 41% de ceux qui disent boucler juste leur budget, 46% de ceux qui indiquent vivre sur leurs économies ou grâce à un ou plusieurs crédits, ont voté pour le RN[36].

Le constat est clair : le vote RN capte les Français et les Françaises des milieux populaires et ayant des difficultés à joindre les deux bouts. Au-delà de la question du genre, il faut croiser cet élément de lecture avec celle de la situation sociale et professionnelle. La question sociale et économique doit être posée, pour espérer réduire le nombre de votantes pour l’extrême-droite et leur donner un réel et concret espoir à gauche.

Références

[1] Observatoire des Inégalités (2023) : la parité ne progresse plus au Sénat et à l’Assemblée nationale : https://inegalites.fr/paritefemmeshommespolitique

[2] France Info (2024) : résultats des élections législatives 2024 : https://www.francetvinfo.fr/elections/legislatives/infographies-resultats-des-elections-legislatives-2024-visualisez-la-part-de-femmes-qui-siegeront-dans-le-nouvel-hemicycle-en-legere-baisse-par-rapport-a-2022_6653433.html

[3] Le Monde (2024) : les femmes sont-elles investies dans les circonscriptions les moins favorables ? https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2024/06/26/legislatives-2024-les-femmes-sont-elles-investies-dans-les-circonscriptions-les-moins-favorables_6243813_4355770.html

[4] IPSOS (2024) : décryptage du scrutin des élections européennes : https://www.ipsos.com/fr-fr/europeennes-2024/sociologie-des-electorats-2024#:~:text=En%20termes%20de%20sexe%20et,%25%20%C3%A0%2026%25%20des%20voix

[5] Public Sénat (2024) : élections législatives 2024, le profil des électeurs en 7 points : https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/elections-legislatives-2024-le-profil-des-electeurs-en-7-points#:~:text=Le%20vote%20n’a%20plus%20vraiment%20de%20genre&text=Seuls%20les%20%C3%A9lecteurs%20du%20RN,droite%20contre%2032%20%25%20de%20femmes

[6] IPSOS (2024) : comprendre le vote des Français: https://www.ipsos.com/fr-fr/europeennes-2024/comprendre-le-vote-des-francais-2024

[7] CNRS, Mathieu Stricot (2023) : droite radicale, les femmes s’y mettent aussi (et surtout en France) https://lejournal.cnrs.fr/articles/droite-radicale-les-femmes-sy-mettent-aussi-surtout-en-france

[8] TV5 Monde (2024) : le vote féminin pour l’extrême-droite : une spécificité française en Europe https://information.tv5monde.com/terriennes/le-vote-feminin-pour-lextreme-droite-une-specificite-francaise-en-europe-2728124

[9] Andrea Dworkin (1983), Les femmes de droite

[10] Insee, sécurité et société : https://www.insee.fr/fr/statistiques/5763591?sommaire=5763633

[11] Chaîne youtube de Thais d’Escufon, « hypergamie le secret bien gardé des femmes » https://www.youtube.com/watch?v=l6PcVTHQxQw&t=149s

[12] IPSOS (2024) : sociologie des électorats et profil des abstentionnistes élections législatives 2024 : https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2024-06/ipsos-talan-sociologie-electorats-legislatives-30-juin-rapport-complet.pdf

[13] Insee, sécurité et société : https://www.insee.fr/fr/statistiques/5763591?sommaire=5763633

[14] Pure Medias (2024) : record historique pour CNews plus forte que BFMTV pour le 2ème mois d’affilée, LCI chute, FranceInfo revit : https://www.ozap.com/actu/audiences-juin-2024-record-historique-pour-cnews-plus-forte-que-bfmtv-pour-le-deuxieme-mois-d-affilee-lci-chute-franceinfo-revit/644688#:~:text=Cinqui%C3%A8me%20cha%C3%AEne%20de%20France%2C%20elle,et%20r%C3%A9p%C3%A9t%C3%A9%20en%20mai%202024.

[15] Le Monde (2024) : C8 perd sa fréquence sur la TNT, retrouvez toutes les sanctions de l’Arcom contre C8 et Cnews : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2024/07/25/c8-perd-sa-frequence-sur-la-tnt-retrouvez-toutes-les-sanctions-de-l-arcom-contre-c8-et-cnews_6223105_4355771.html

[16] Haut Conseil à l’Egalité entre les Femmes et les Hommes : repères statistiques https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/parite/reperes-statistiques/

[17] Insee (2024) : écart de salaire entre femmes et hommes en 2022 https://www.insee.fr/fr/statistiques/7766515#:~:text=%C3%89cart%20de%20salaire%20entre%20femmes%20et%20hommes%20en%202022%20Dans,de%20travail%20et%20poste%20comparables&text=En%202022%2C%20le%20revenu%20salarial,hommes%20dans%20le%20secteur%20priv%C3%A9.

[18] Commission européenne : stratégie en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/policies/justice-and-fundamental-rights/gender-equality/gender-equality-strategy_fr

[19] Legislative observatory European Parliament : resolution sur l’écart entre hommes et femmes (2020) https://oeil.secure.europarl.europa.eu/oeil/popups/summary.do?id=1606927&t=e&l=fr

[20] Legifrance, loi n°2023-623 du 19 juillet 2023 visant à renforcer l’accès des femmes aux responsabilités dans la fonction publique https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000047862217

[21] Legifrance, loi n°2021-1774 du 24 décembre 2021 visant à accélérer l’égalité économique et professionnelle : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044559192/

[22] Assemblée nationale, proposition de résolution n°4766 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b4766_proposition-resolution

[23] Voir les propos de Suzy Rotman sur le sujet

[24] Assemblée nationale, proposition de loi constitutionnelle n°293 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b0293_proposition-loi#:~:text=Enfin%2C%20en%202022%2C%20le%20Parlement,%C3%A0%2014%20semaines%20de%20grossesse.

[25] 20Minutes, présidentielle 2022 : pourquoi l’inscription des harceleurs de rue au fichier des délinquants sexuels ne convainc pas https://www.20minutes.fr/politique/3250107-20220310-presidentielle-2022-pourquoi-inscription-harceleurs-rue-fichier-delinquants-sexuels-convainc

[26] Parlement européen : la convention d’Istanbul, un outil pour lutter contre les violences à l’encontre des femmes et des filles https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/ATAG/2020/659334/EPRS_ATA(2020)659334_FR.pdf

[27] Rassemblement national (2020) : droits des femmes et des LGBT, quels sont les vrais objectifs de la commission européenne ? https://rassemblementnational.fr/communiques/droits-des-femmes-et-des-lgbt-quels-sont-les-vrais-objectifs-de-la-commission-europeenne

[28] Haut Conseil à l’Egalité (2016) : rapport relatif à l’éducation à la sexualité : https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_rapport_sur_l_education_a_la_sexualite_synthese_et_fiches_pratiques.pdf

[29] L’existence d’un tel ministère pose question et en dit long sur l’importance porté par l’extrême-droite à la famille et à la natalité.

[30] Politis (2024) : Italie, dans les régiosn Giorgia Meloni et ses alliés mettent en danger l’IVG https://www.politis.fr/articles/2024/03/italie-dans-les-regions-giorgia-meloni-et-ses-allies-mettent-en-danger-livg/

[31] European centre for law & justice : la déclaration de consensus de Genève, une coalition internationale pro-vie sans précédent https://eclj.org/abortion/un/the-geneva-consensus-declaration-an-unprecedented-international-pro-life-coalition?lng=fr

[32] Union syndicale Solidaires (2024) : l’extrême droite est et sera toujours l’ennemie des femmes et des minorités de genre https://solidaires.org/sinformer-et-agir/brochures/argumentaires/lextreme-droite-est-et-sera-toujours-lennemie-des-femmes-et-des-minorites-de-genre/

[33] Ibid

[34] France Info (2016) : à Vichy, la femme était exclusivement une mère https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/histoires-d-info/histoires-d-info-a-vichy-la-femme-etait-exclusivement-une-mere_1836569.html

[35] Juin 1936, déclaration du communiste Jacques Duclos

[36] L’ensemble de ces données proviennent du sondage IFOS mentionné plus tôt

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Du résultat des européennes : la double pression

Du résultat des européennes : la double pression

« Tirer les enseignements de ce qui s’est passé le dimanche 9 juin mériterait un livre en plusieurs tomes tant la densité politique du moment est d’une force rare, et tant ce qui arrive présentement ne peut s’expliquer que par des décennies d’affaiblissement du pouvoir politique, de la parole politique et du niveau général des dirigeants. »

Depuis le dimanche 9 juin au soir et la nouvelle période politique ouverte par le résultat des élections européennes et par la dissolution décidée par le président de la République, vous êtes nombreux sur le terrain à m’interroger sur cette situation et nous sommes nombreux à nous interroger tout court.

Tirer les enseignements de ce qui vient de se passer mériterait un livre en plusieurs tomes tant la densité politique du moment est d’une force rare, et tant ce qui arrive présentement ne peut s’expliquer que par des décennies d’affaiblissement du pouvoir politique, de la parole politique et du niveau général des dirigeants.

Je me limiterai donc, pour l’heure, aux considérations essentielles.

De nombreux maires m’ont fait part de leur effarement dès dimanche soir. « Je me bats dans ma commune pour mettre en place des services, des animations, de l’action culturelle, de l’écoute et de l’aide sociale. Nous faisons en sorte de faire vivre notre petite nation communale et le plus souvent en bonne entente avec la population. Et au moment du dépouillement je ne reconnais pas mes habitants et je ne comprends pas où se trouvent mes 40% d’électeurs d’extrême droite. Qu’est-ce que je peux faire de plus à la mairie pour éviter ça ? ». À ces maires, je veux dire que je comprends leur remise en question mais qu’elle n’est pas justifiée. Les électeurs ont, beaucoup plus que certains ne veulent le croire, l’intelligence de la compréhension du scrutin pour lequel ils se déplacent. Ils savent ce qu’est une élection européenne, ils savent ce qu’est une élection nationale et ils savent ce qu’est une élection locale. Ils savent surtout, et c’est un point fondamental, ce qu’est l’Etat. Si un maire exerce son mandat de la meilleure façon possible c’est en menant des projets dans le domaine d’action qui est le sien. Mais lorsqu’une agence du Trésor public ferme, lorsque des moyens en personnel de l’Education nationale manquent dans les écoles, lorsque la facture de l’énergie n’est pas maîtrisée, lorsque le prix de l’essence vient percuter toute l’organisation d’un ménage qui doit travailler, se déplacer, se chauffer, ces électeurs attendent d’abord de l’Etat qu’il joue son rôle. Nous sommes français et cela est profondément inscrit dans notre inconscient politique. Et les échecs, véritables, sur ces questions-là ne sont pas à imputer aux élus municipaux.

Un citoyen, même s’il se sent aussi bien que possible dans sa commune, peut en toute sincérité électorale faire connaître un choix dans une élection nationale à l’opposé des valeurs portées par son maire. Et le maire est dans son bon droit, c’est même son devoir, de dire lui aussi à ces électeurs ce qu’il pense de leur choix. Dans la commune où je vis, et dont je fus maire douze ans, l’extrême droite dépasse 40% des suffrages exprimés. Je sais les raisons de ce vote, je sais que les électeurs font des choix en conscience (il y a longtemps que je ne crois plus au vote « coup de gueule » ou « défouloir ») et j’assume de dire à ces électeurs qu’ils se leurrent, comme j’avais su le dire en 2017 lorsque tant de concitoyens s’enthousiasmaient pour Emmanuel Macron, alors que la supercherie de cette soi-disant posture ni gauche ni droite m’apparaissait évidente. J’avais alors tenu à être candidat à l’élection législative que je savais ingagnable, mais il me paraissait important de combattre pour les valeurs auxquelles je crois et de faire une campagne claire sur le refus de cette illusion du moment. Et d’affirmer haut et fort qu’à la différence de certains de mes désormais anciens camarades, je ne trouvais rien d’enthousiasmant chez le « Mozart de la finance ». Aujourd’hui, la supercherie du candidat TikTok Bardella et de toute la famille le Pen n’est pas moins évidente pour moi. Pour n’avoir pas voulu de Mozart en 2017, je ne suis pas demandeur de Wagner en 2024.

Si les électeurs savent parfaitement les enjeux de l’élection pour laquelle ils se déplacent, on peut en revanche constater que deux camps politiques ont perverti ce scrutin en en faisant autre chose qu’une élection européenne. Le RN a fait en sorte qu’elle ne soit pas une élection européenne mais un référendum contre le président de la République, et le président de la République à lui commis la faute de transformer l’élection européenne en élection législative par la décision de dissoudre de manière aussi soudaine.

Le paysage électoral en a été totalement modifié car la soupape ne demandait déjà qu’à sauter. Et c’est sous une double pression que le scrutin des européennes s’est déroulé.

La première pression provient de l’incapacité à répondre aux défis posés par la mondialisation et par le caractère libéral des institutions européennes. Je défends un point de vue eurocritique depuis que je milite et j’ai toujours chéri ma part de culture chevènementiste. Mais les patriotes de gauche n’ont pas réussi à persuader le reste de la gauche démocratique et de gouvernement qu’il y avait un problème dans la manière dont nous abordions la mondialisation des échanges et le fonctionnement de cette union particulière d’Etats qu’est l’Europe. Cette Europe ne peut se faire du jour au lendemain en forçant les peuples. Elle ne peut se faire sans respecter le fait national qui n’est pas un repli mais qui est la plus belle forme de solidarité politiquement inventée depuis la fin des empires au 19e siècle. Nous n’avons pas trouvé mieux que la nation pour faire d’un individu un citoyen. La structuration des institutions européennes pousse systématiquement (au sens littéral) à une politique libérale, alors que la mondialisation des échanges nécessiterait que les peuples conservent la maîtrise de leur choix face au marché pour pouvoir en tirer un bénéfice réel et que cette nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité ne se résume pas à la délocalisation industrielle et à la concurrence entre des travailleurs du même continent.

La deuxième source de pression vient de la perversion de l’outil démocratique qui s’est accélérée grandement sous la présidence d’Emmanuel Macron. En 2005, à l’occasion du référendum par lequel les Français ont rejeté à raison le texte sur la constitution européenne, puis en 2008 lorsque le Congrès a adopté un texte quasi similaire, une plaie s’est ouverte et ne s’est jamais refermée. Les partis politiques qui ont participé à cette forfaiture n’ont pas fait l’analyse de leur acte et n’ont pas reconnu cette faute, ce qui a empêché la cicatrisation. Sous Emmanuel Macron, la plaie s’est même surinfectée. L’élection présidentielle de 2017 a vu la désignation d’un président par défaut au second tour. Comme pour Jacques Chirac en 2002, cette situation aurait dû conduire le premier des Français à une approche humble, ouverte et rassembleuse. Il aurait fallu se comporter en Athéna, déesse de la sagesse et nous avons eu un président se désignant Jupiter alors même qu’il était plus sûrement Saturne, le Titan qui dévorait ses enfants. Le garant de la Constitution a joué avec pour finir par la distordre. Au mouvement des gilets jaunes qui fut une expression concrète et sincère de la violence de la mondialisation ressentie par les classes populaires, il a répondu par une doctrine de maintien de l’ordre inadaptée et par un grand débat qui aura endormi l’opinion plutôt que de réveiller le gouvernement. D’autres sujets ont été étouffés par des procédures dont nous savons maintenant que le président de la République a le secret : Cent jours, Rendez-vous de Bercy, Ségur de la Santé, conventions citoyennes…Le pire fut à n’en pas douter le Conseil National de la Refondation empruntant honteusement les 3 lettres du Conseil National de la Résistance dont le programme aura été foulé aux pieds par le président Macron en tout point. L’élection présidentielle de 2022 a vu son débat réduit au minimum par l’actualité internationale tragique du fait de la guerre en Ukraine, ce dont le président Macron n’est pas personnellement responsable mais dont il n’a pas tiré les enseignements. Notamment lorsque à la majorité relative qui lui a été donnée à l’Assemblée il répond par le 49.3 systématique (abîmant au passage l’utilité ponctuelle du 49.3) au lieu de chercher réellement un accord global avec les forces politiques.

Nous étions nombreux à savoir que les Cent jours sous le gouvernement d’Elisabeth Borne et le Big Bang annoncé en janvier 2024 avec le gouvernement de Gabriel Attal n’étaient que pure communication. La démocratie politique compliquée par une majorité relative n’amena pas pour autant le pouvoir à pratiquer la démocratie sociale puisqu’il resta sourd aux demandes exprimées par des centaines de milliers de personnes manifestant à de nombreuses reprises pendant la réforme des retraites. La pression populaire ne trouvera pas non plus d’exutoire démocratique dans les tentatives de référendum d’initiative partagée que ni la gauche (sur les super-profits) ni la droite (sur l’immigration) ne parviendront à mettre en œuvre. Il peut paraître simpliste de comparer la politique au système d’une cocotte-minute mais c’est pourtant la meilleure illustration que nous puissions donner s’agissant des années Macron.

L’impensé et les contradictions anciennes de toute la classe politique sur la mondialisation et la question européenne, un positionnement tout en repli, en outrance et en xénophobie de la part de l’extrême droite et les réponses simplistes qui vont avec, des citoyens de plus en plus empêchés d’exprimer une volonté qui trouve un débouché politique, et un débat démocratique profondément abîmé par le recul des médias responsables avec de vraies rédactions chérissant le débat et hiérarchisant les sujets pour contenir l’infobésité auquel on ajoutera enfin les manipulations et le bruissement des réseaux sociaux dont l’extrême-droite fait un usage immodéré  : voilà la situation sur laquelle le pouvoir présidentiel était assis et les Européennes ont vu jaillir un geyser.

Il convient également d’avoir un mot sur la gauche et le camp du progrès. C’est mon camp et ça le sera toujours parce que je sais que la fraternité est la solution de long terme, parce que je sais qu’on ne construit une société que dans l’attention au plus faible, parce que je sais que l’éducation est la clé d’une cohésion nationale réussie et parce que la démocratie sans le progrès social n’est pas la République. La famille Le Pen (le père, la fille, la nièce et le petit prince) recueille aujourd’hui les suffrages de la classe ouvrière et des travailleurs. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que l’on abuse ainsi les classes populaires. Pour autant cela ne change rien à la conviction que c’est en se préoccupant du plus grand nombre et non pas en l’entretenant dans la haine de l’autre et de l’assisté mais en conquérant des droits nouveaux et en poursuivant l’idéal d’égalité que l’on fait œuvre utile pour sa nation et pour l’humanité. Mais mon camp a commis l’erreur de s’aligner sur l’européisme libéral de la droite et de ne pas savoir jouer le rapport de force avec l’économie allemande. Le quinquennat Hollande l’a montré et je reste très fier d’avoir accueilli en 2015 dans ma commune l’assemblée d’été de ceux que l’on a appelés les Frondeurs[1]. Même s’il doit être précisé que j’étais en accord sur le fond avec eux mais pas sur la méthode. Sous la Vème République la fronde parlementaire n’existe pas. Tout au plus peut-on scinder un groupe parlementaire.

Aucun débouché politique n’a été donné aux colères créées par la mondialisation libérale qui n’est pas seulement affaire de marchés, de bourses et de règlements européens mais surtout d’industrie disparue, d’anciens monopoles publics dépecés par des spéculateurs (le marché de l’énergie est l’exemple le plus ubuesque) et de renoncement au protectionnisme. Le bulletin de vote s’est démonétisé. Rien d’étonnant à ce qu’il soit utilisé contre le pouvoir national à l’occasion d’élections européennes.

Et voilà que la boucle est bouclée avec le début de mon propos.

Est-il trop tard pour bien faire ? Probablement pas. Mais c’est un long chemin que celui de l’éveil des consciences. Déjà en 2014 je publiais une tribune alertant sur ce sujet[2], et c’est régulièrement dans mes prises de paroles au Sénat que je rappelle la nécessité de parler clairement de souveraineté et de la nécessité que la France ne s’aligne pas sur les Etats-Unis comme un allié parmi d’autres. Certes, les victoires idéologiques sont longues, mais par histoire familiale et personnelle comme par connaissance de l’histoire de la France et de la gauche démocratique, je ne vois rien de mieux à faire que de poursuivre la lutte, quand bien même elle change indéniablement de nature puisque, si l’extrême-droite n’est pas au pouvoir à l’heure où je publie cette analyse, elle est devenue et pour un temps certain le nouveau pôle autour duquel s’organise la droite. Mais nous sommes demain le 18 juin et il y a des flammes qui ne s’éteindront pas. Et ce ne sont ni celles du RN, ni celles de ses alliés européens.

Références

[1] Vous retrouverez ici mon discours d’accueil :  https://www.youtube.com/watch?v=2rL9KE8l5SY&t=1s

[2] https://mickaelvallet.fr/2014/05/26/langoisse-du-premier-federal-au-moment-decrire-le-communique-de-la-defaite-reaction-personnelle-au-resultat-des-europeennes/, reprise par Marianne dans un entretien : https://mickaelvallet.fr/2014/05/27/comme-toute-structure-le-ps-peut-mourir

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La victoire électorale du Rassemblement national et après ?

La victoire électorale du Rassemblement national et après ?

La victoire du Rassemblement National à l’élection française au parlement européen était annoncée par les instituts de sondage. Mais nous refusons de croire aux évènements catastrophiques qui nous attendent. Nous faisons comme s’ils n’allaient jamais se produire, jusqu’à ce qu’ils surviennent et nous sidèrent.

Photo : Libération

Voilà qui est fait.

La liste du Rassemblement national conduite par Jordan Bardella a devancé largement toutes les autres le 9 juin 2024, en recueillant 31,4% des suffrages, loin devant la liste soutenue, (pour ne pas dire conduite par procuration) par Emmanuel Macron qui n’en recueille pas la moitié, ou celle de Place publique – Parti socialiste et de la France insoumise qui font une performance encore inférieure.

Ce n’est pas la première fois que le Rassemblement national est en tête des résultats aux élections européennes; en 2019, il l’avait déjà emporté avec un peu plus de 23% des suffrages, devançant de peu la liste de la majorité présidentielle et toutes les listes de gauche. L’écart était beaucoup moins important qu’aujourd’hui, mais la défaite du président, élu moins de 2 ans auparavant, n’en était pas moins un sérieux avertissement.

Et puis, en 2022, sans faire alliance avec aucun autre parti et malgré la concurrence du nouveau parti lancé par Éric Zemmour, le Rassemblement national fit entrer 89 députés à l’Assemblée nationale, dans le cadre d’un scrutin de circonscription uninominal à deux tours qui ne lui était en principe pas favorable. Auparavant, le Front national, ancêtre du Rassemblement national, n’avait quasiment pas été représenté au Parlement à l’exception de la mandature ouverte en 1986, élue au scrutin proportionnel par la volonté de François Mitterrand, une décision dans laquelle le souci louable d’assurer une représentation plus démocratique de la population à l’Assemblée nationale rejoignait celui de limiter la défaite annoncée du parti socialiste.

Nous n’allons pas refaire ici l’analyse détaillée du résultat de l’élection au Parlement européen de dimanche dernier. La carte que chacun a pu voir dans les médias est beaucoup plus parlante que tous les discours : la couleur marron, généralement associée par les cartographes au Rassemblement national, couvre tout le pays. Seules subsistent quelques petites taches correspondant aux grandes agglomérations urbaines où la liste Renaissance, celle du Parti socialiste et celle de la France insoumise arrivent en tête.

Ces cartes ont l’avantage d’être très lisibles et frappantes. Elles ont aussi un inconvénient, c’est qu’elles ne font pas apparaître que le premier parti de France reste celui des abstentionnistes, avec près de 50% des inscrits, le parti de ceux qui ne font pas plus crédit au RN qu’aux autres partis politiques.

La réponse d’Emmanuel Macron, préparée à l’avance sans avoir été rendue publique, n’a pas tardé. Il a prononcé la dissolution de l’Assemblée nationale et convoqué de nouvelles élections législatives le 30 juin et le 7 juillet 2024.

Les spéculations vont bon train sur les raisons de cette décision, souvent qualifiée de pari. Les supporters du président le trouvent courageux et ceux qui ne le soutiennent pas -ils sont plus nombreux- le qualifient de risqué, voire de suicidaire. Beaucoup de députés macronistes voient avec effroi arriver plus tôt que prévu la fin de leur carrière parlementaire.

Pour E. Macron, il s’agit d’essayer de faire vivre le clivage qu’il veut imposer depuis 2017 entre « progressistes et nationalistes », les deux camps qu’il voulait constituer après avoir fait disparaître le vieux clivage entre la droite et la gauche. Il n’y est pas parvenu, pas plus qu’il n’est parvenu à donner un contour politique précis au macronisme qui après sept ans de pouvoir, n’est pas autre chose que la politique économique et sociale de la droite française matinée de quelques réformes « sociétales » qui divisent autant la droite que la gauche. Le projet de loi sur la fin de vie, dont le débat est interrompu par la dissolution, en est un exemple. Par son nouveau « quitte ou double », il veut une fois de plus obliger tous les partis à se positionner soit dans le camp dont il veut être le leader, celui de ceux qui combattent l’extrême droite nationaliste, soit dans celui des complices de Le Pen. Ce faisant, loin d’affaiblir le RN il le renforce en le plaçant plus que jamais au centre de la vie politique française et il affaiblit encore plus sa propre position.

L’opposition de gauche, dont la faiblesse a été confirmée par ces élections, est encore plus divisée qu’en 2022 et cherche le moyen de refaire la nouvelle union populaire écologique et sociale (NUPES), qui avait permis à ses composantes d’échapper au désastre lors de la dernière élection législative de 2022. Chacun fait mine de poser ses conditions. Raphaël Glucksmann qui n’existe que grâce à l’inconsistance du Parti socialiste et ne dispose d’aucune base politique réelle, en a énuméré cinq lundi soir sur France 2, qui visaient toutes à interdire un accord électoral avec la France insoumise. Les Verts, forts de leurs 5%, proposaient dix piliers pour soutenir un éventuel accord. Au cours de la nuit, les négociateurs des quatre partis les plus importants de la gauche ont adopté une déclaration en faveur de la présentation d’un seul candidat de gauche par circonscription, dans laquelle aucune des conditions des uns et des autres ne figure, qui renvoie à (un peu) plus tard la définition du programme commun à ces formations. Pour y parvenir, il faudra éviter les nombreuses questions qui fâchent et s’entendre sur un programme minimum.

Au-delà des déclarations, toutes plus unitaires les unes que les autres, pour lutter contre le fascisme, il faudra s’accorder sur la répartition des circonscriptions. Elle était très favorable à la France insoumise en 2022. Le rapport de force électoral a changé et les partenaires de LFI exigeront un rééquilibrage. Les quelques jours qui viennent seront donc compliqués.

  • Comment en sommes-nous arrivés là ?

L’arrogance du président de la République, son inexpérience, sa conviction d’avoir toujours raison seul contre tous, son exercice de la fonction présidentielle comme l’acteur de théâtre qu’il aurait rêvé d’être, sa désinvolture qui le conduit à dire une chose et son contraire d’un jour à l’autre sur des sujets sensibles touchant aux relations internationales de la France, sa tendance à faire la leçon à tous ses interlocuteurs (son dernier discours sur l’Europe à la Sorbonne dura plus de deux heures !), tout cela a sans doute joué un rôle dans la descente aux abimes du parti présidentiel et de son chef et dans l’ascension du Rassemblement national. Mais un rôle secondaire.

Les résultats du 9 juin résultent essentiellement :

De l’incompréhension persistante de la signification du vote en faveur du Rassemblement national par E. Macron et son parti, comme par ses prédécesseurs.

Ils l’ont toujours considéré comme le vote de protestation de citoyens mal informés, incapables de s’adapter à la marche du monde, et ne l’ont jamais pris au sérieux. Ils n’y ont pas vu l’expression raisonnée du rejet du système économique et institutionnel responsable de leurs malheurs par un nombre croissant de citoyens. Le vote pour le RN n’a pas été compris comme le mouvement par lequel une partie de la population tournait le dos à des responsables politiques qui se disaient eux-mêmes impuissants à régler les problèmes, à modifier les rapports de forces internationaux et européens, tout en conduisant une politique favorable aux plus riches. Aux yeux des dirigeants, le vote RN ne pouvait être qu’une erreur passagère qui serait corrigée en expliquant mieux la politique mise en œuvre (refrain entendu après chaque défaite électorale).

Mais le vote pour le RN n’était pas une erreur commise par des Français ayant mal compris la bonne politique du gouvernement insuffisamment expliquée ; c’était une demande de modification d’une politique sociale et économique injuste et dont les résultats désastreux sont constatés par tous (désindustrialisation, disparition des services publics, endettement massif…).

L’utilisation répétée du Front puis du Rassemblement national comme un épouvantail pour obtenir le vote des Français, au nom de la défense des valeurs de la République, avant d’accabler ceux qui ont voté pour faire barrage au RN de mesures défavorables, est la seconde explication.

Emmanuel Macron a bénéficié du réflexe de « front républicain » lors de sa première élection en 2017 pour l’emporter malgré un score de premier tour assez faible (24% des voix). Il a dramatisé cet enjeu encore plus en 2022 sachant que la position relative de Marine Le Pen s’était améliorée par rapport à leur première confrontation. Il s’apprête à rejouer cette partition après avoir décidé de la dissolution de l’Assemblée nationale. Mais il sous-estime l’usure de cet argument, surtout qu’à peine réélu en 2022, Emmanuel Macron a imposé, notamment, la remise en cause des régimes des retraites à coups de recours à l’article 49-3 de la constitution et de répression policière. Avec la même hargne, il a imposé la réduction drastique de l’indemnisation des chômeurs à des partenaires sociaux qui n’en voulaient pas. A chaque fois, son discours fut le même : j’ai été élu sur un programme, je le mets en œuvre ! Comme s’il n’avait pas été élu aussi par ceux qui voulaient éviter l’élection de Marine Le Pen, et acceptaient pour un temps d’oublier leurs désaccords avec le programme d’E Macron! Ce mépris répété des électeurs qui croyaient, quelles que soient leurs convictions, à la légitimité du vote républicain, a fini par ruiner cette conviction et rompre ce barrage.

La diabolisation du RN, présenté comme un parti fasciste, finit par produire l’inverse de l’effet recherché. Je ne trouve pas le RN sympathique, je ne partage nullement ses orientations et ne voterai jamais pour ce parti. Mais le RN n’est pas un parti fasciste. Il respecte les institutions de la République, participe aux élections comme les autres partis et se soumet à leur verdict ; il ne déchaine pas la violence de milices, dont il ne dispose d’ailleurs pas, contre ses opposants. Il n’y a pas de squadristes ou de SA défilant dans nos rues. Le RN défend un programme que je n’aime pas, mais il a le droit de le faire dans un régime démocratique qui garantit la libre expression et la confrontation des idées, aussi longtemps que sont respectées les personnes et que l’ordre public n’est pas troublé.  Les tentatives d’isoler le RN de la société à coup de condamnations morales ont échoué. Elles pèsent peu dans une société qui n’accorde plus beaucoup de place à la morale et aux principes, en dépit de l’invocation abstraite incessante des « valeurs de la République ». Elle n’empêche pas que la liberté soit rognée et le pouvoir de l’autorité administrative sans cesse étendu ; la fraternité, elle, a été remplacée par la bienveillance. Quant à l’égalité, elle a disparu au profit de la lutte contre les discriminations qui s’accommode très bien de l’accroissement des inégalités.  

Si l’appel à faire barrage au fascisme est l’argument principal des élections du 30 juin et du 7 juillet, l’échec est assuré. On ne gagne pas une élection en s’opposant à un autre parti, mais en proposant une alternative.

Le populisme n’est pas une spécificité française, mais les institutions de la cinquième République et la présidentialisation sans cesse renforcée de l’exercice du pouvoir depuis 1962, lui donnent un caractère spécifique. C’est par sa participation régulière à l’élection présidentielle que le RN est devenu un parti national. Il est resté longtemps sans forces sur le territoire, avec une implantation locale limitée. Pourtant il pouvait, et peut aujourd’hui plus que jamais, se présenter comme un candidat potentiel à l’exercice du pouvoir susceptible de s’emparer de la présidence de la République puis en s’appuyant sur la dynamique de cette élection, de la majorité à l’Assemblée nationale. L’importance des pouvoirs dont dispose le président de la République (présidence du conseil des ministres, pouvoir de nomination étendu, direction réelle du pouvoir exécutif, etc.) donnerait en effet la capacité à Marine Le Pen si elle devenait présidente de la République et si elle pouvait s’appuyer sur une majorité parlementaire, de transformer assez profondément la composition et le fonctionnement de l’administration de l’État. L’absence de contre-pouvoir au président de la République, présenté depuis 1958 comme un gage d’efficacité de l’exécutif, apparaîtrait enfin pour ce qu’il est vraiment, un déni de démocratie.

La France n’est pas le seul pays d’Europe dans lequel un parti populiste de droite existe, mais dans aucun autre pays il ne réalise un score aussi important qu’en France.

Il faut le dire, avec ou sans Marine Le Pen, nous ne vivons pas dans une véritable démocratie. Le parlement est muselé et lorsqu’il dispose d’une majorité, le président peut faire décider ce qu’il veut. Lorsque le peuple s’exprime par referendum, comme en 2005 sur le projet de constitution européenne, le parlement, à l’instigation de l’exécutif, ratifie le traité rejeté par le peuple souverain. Il n’y a plus de domaine réservé du président de la République, tout lui est réservé, des choix de politique énergétique à l’envoi de troupes à l’étranger, en passant par celui des morts méritant d’être panthéonisés ou le dispositif de sécurité pour les Jeux Olympiques.

Cette confiscation du pouvoir par le président de la République est inadmissible du point de vue de la démocratie, paralysante pour le pays et profondément inefficace.

  • Et maintenant ?

On peut imaginer des dizaines de scénarios sur les événements des semaines à venir. Comme je n’ai aucun don pour prévoir l’avenir, je m’en tiendrai à quelques observations prudentes.

Les résultats électoraux de dimanche dernier ne tombent pas du ciel. Ils expriment des rapports de force installés dans le pays et qui ne se modifieront pas par le seul effet d’une dramaturgie de la situation voulue par le président de la République. Bien sûr, le nombre de députés élus sous l’étiquette du Rassemblement national le 7 juillet prochain dépendra de l’existence effective de candidature unique à gauche ; de la façon dont la droite s’organisera en vue de cette échéance, macronie comprise ; de la mobilisation de l’électorat dont une partie sera déjà en vacances d’été, etc. Mais dans tous les cas de figure, la représentation du Rassemblement national sortira renforcée de ce scrutin. Les spécialistes de politique font tourner leurs modèles et présentent des résultats parfois très élevés pour ce parti. Mais la situation est inédite et les projections restent sujettes à caution tant les conditions de cette courte campagne restent inconnues.

Cette élection législative précipitée n’apportera pas de solution à la crise institutionnelle à laquelle Emmanuel Macron est confronté.

Le macronisme est une fiction politique apparue dans des conditions exceptionnelles : Un président sortant complètement discrédité, n’étant plus en mesure de se présenter ; le parti socialiste qui avait permis à François Hollande d’accéder à la présidence de la République détruit par la politique suivie pendant les cinq ans de son mandat qui explose et disparaît presque ; le principal parti de droite après le choix de la candidature de François Fillon qui ne réussit pas à se qualifier face à Emmanuel Macron, notamment en raison de « l’affaire Pénélope ». Une partie de la classe dominante considérait que son rêve d’administrer le pays comme une entreprise du CAC 40 était enfin à portée de main avec ce jeune technocrate parlant couramment le langage du management et ne jurant que par la disparition des partis politiques traditionnels. Les arrivistes nombreux, de droite et de gauche, se rallièrent à cette candidature inattendue qui leur offrait de belles opportunités, comme on dit dans les annonces de recrutement.

Emmanuel Macron se fit élire en prétendant qu’il allait faire la révolution, il n’avait pas précisé laquelle. Après avoir promis la disruption, la transformation de la société « bottom-up » pour transformer la France en « start-up nation », il instaura un mode d’exercice du pouvoir plus centralisé que jamais, ignorant tous les pouvoirs intermédiaires, les élus locaux, les syndicats, et finalement le pays tout entier. Le Journal officiel peut témoigner du fait que, depuis 2017, la France a beaucoup progressé en matière de production de pages de lois bavardes et de décrets d’application interminables, de plans produits à jets continus sans jamais connaître de mise en œuvre véritable et sans qu’aucun bilan n’en soit jamais tiré. L’essentiel fut d’alimenter la machine médiatique quotidienne qui distille les dossiers de presse qu’elle reçoit et répercute les « annonces » qui tiennent lieu de politique, que tout le monde aura oubliées dès le lendemain.

Il ne restera rien de tout cela, si ce n’est un pays encore plus divisé et démoralisé qu’il ne l’était en 2017. Le parti d’Emmanuel Macron disparaîtra avec lui ; l’héritage est déjà en train d’être partagé.

E Macron ne sortira pas renforcé des élections anticipées qu’il a provoquées. Il est seul à ne pas avoir compris que son sort était scellé et que le roi était nu. Il est trop étourdi par son propre bavardage pour cela. Il ne dispose pas de majorité au Parlement. Il en aura encore moins après le 7 juillet, même si ce scrutin ne débouchera pas forcément sur une cohabitation Macron-Bardella. La deuxième partie du mandat d’E. Macron sera une agonie et non une renaissance.

La gauche ne gagnera pas les prochaines élections législatives, aussi unie soit-elle, pour la bonne raison qu’elle est très minoritaire dans le pays pour le moment, et n’est capable d’obtenir les suffrages que d’un bon tiers de l’électorat.

Elle ne peut dans l’immédiat que sauver le plus de meubles possibles par un accord électoral nécessaire, mobiliser autant que possible ses électeurs et empêcher l’extrême droite d’avoir la majorité absolue.

Dans l’adversité, elle peut cependant trouver le chemin de la reconstruction pour remporter d’autres succès plus tard.

La première condition de la reconstruction sera que les partis de gauche cessent de chercher le leader, le candidat idéal capable de gagner l’élection présidentielle, le vrai chef qui aura une réponse à chaque question, qui saura diriger la France avec fermeté. Le candidat de la gauche devrait être l’inverse de cela, un candidat qui précisera les limites de son pouvoir, de son intervention dans le fonctionnement de l’État, comment il respectera la représentation parlementaire, comment il permettra aux citoyens et aux corps intermédiaires de participer à la vie démocratique. La gauche doit se désintoxiquer du présidentialisme et contribuer à en guérir les Français.

Elle devra aussi travailler à un programme qui ne soit pas un catalogue de propositions techniques précises, un quiz des réponses à apporter aux demandes des différents lobbies dans l’espoir d’en additionner les voix.

Son programme devrait répondre aux questions principales que se pose la majorité des français :

  • Comment assurer à tous les Français un revenu leur permettant de se loger et de vivre dignement pendant leur formation, leur vie professionnelle et lorsqu’ils sont à la retraite et comment préserver les régimes sociaux de solidarité ? (Quelle politique économique, budgétaire et fiscale, quelle place redonner aux partenaire sociaux dans la gestion des dispositifs mutualisés, quelle démocratie sociale ?)
  • Quelles mesures et moyens permettront de faire fonctionner correctement les services publics de santé, d’éducation, de sécurité publique  ? (Quelle organisation et quel statut des services publics ; quels modes de financement ; quelles règles de coexistence et de concurrence entre les modes de gestion privés et publics des services publics)
  • Comment démocratiser le système politique français sans renvoyer à une hypothétique convention constituante qui aura pour tâche de modifier de fond en comble notre système institutionnel ? (Identifier les principales une mesure permettant de modifier le fonctionnement de la 5e République sans réviser la constitution et les modifications constitutionnelles susceptibles d’être adoptées de manière relativement consensuelle)
  • La souveraineté est la possibilité pour un État de garantir l’exercice des libertés par la loi sur un territoire donné. Quelle politique la gauche défendra-t-elle pour conjuguer la coopération européenne nécessaire et la préservation de la souveraineté nationale garantie par la constitution?
  • Les grandes orientations de la politique étrangère : Quelle politique de réduction des tensions internationales ? Quels objectifs de la politique de développement et de coopération ? Quelle industrie d’armement et quelle politique internationale en faveur du désarmement? Quelle armée française et/ou européenne  ?
  • Comment assurer le succès de la transition écologique nécessaire sans développer une bureaucratie galopante et en favorisant au maximum les initiatives locales plutôt que les solutions uniformes définies au niveau des administrations centrales et en répartissant justement les coûts de ce changement du mode de production été de consommation ?

Il s’agit de définir une démarche plutôt que d’élaborer un catalogue de recettes de gestion de gauche du pays; de proposer une orientation plutôt qu’une liste d’engagements assortie d’un calendrier d’exécution. Nous avons assez d’expérience pour savoir que les mesures techniques imaginées dans la perspective de l’élection suivante buttent, lorsqu’elles doivent être mises en œuvre, sur une multitude de difficultés imprévues, ce qui est normal. Certaines pourront être reconsidérées, modifiées ou abandonnées, sans que cela soit une trahison quelconque. C’est pourquoi ce qui doit être proposé c’est un cap, une ligne directrice à laquelle chacune des décisions prises dans l’exercice du pouvoir puisse être comparée, pour mesurer dans quelle mesure elle contribue à la réalisation des objectifs fixés ou au contraire elle s’en écarte.

Un programme ne devrait pas être la somme des propositions faites par les différentes organisations qui le soutiennent, l’addition des signes envoyés à son électorat de prédilection, mais un texte ne dépassant pas une trentaine de pages, qui puisse être lu par tout le monde et dont on se dise après l’avoir lu qu’il dresse le portrait du monde dans lequel on aimerait vivre.

Le programme du Conseil national de la résistance, auquel il est très souvent fait référence, ne faisait que quelques pages et ne comportait aucun détail technique précis sur les conditions de la mise en œuvre des orientations qu’il proposait. C’est ce qui a fait sa force. C’est pourquoi il a débouché sur la mise en place des éléments essentiels du système social qui permet encore à la majorité d’entre nous de vivre convenablement.

Il ne s’agit plus de mettre en avant telle ou telle radicalité, de rendre les angles plus aigus, les divisions plus profondes qu’elles ne le sont dans une société très éclatée. Au contraire, il faut chercher à rassembler bien au-delà de ce qui définit la gauche rabougrie qui subsiste aujourd’hui et qui ne pourra changer d’échelle et de place dans la société que si elle reprend un dialogue avec l’ensemble des français.

Le 11 juin 2024

Jean-François Collin

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La faillite intellectuelle d’Emmanuel Todd (2/2)

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Deuxième partie de l’analyse du dernier essai d’Emmanuel Todd, « La défaite de l’Occident » consacré à l’état du monde après l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

©Xavier Romeder pour L’OBS

 

L’Europe centrale et orientale vue par Emmanuel Todd : ignorance et falsifications historiques

Emmanuel Todd n’a que du mépris pour l’Europe centrale, le même que celui dont il accable l’Ukraine. Il décrit l’Europe centrale comme une vaste zone de peuples arriérés, incapables de développer des classes moyennes et supérieures correctement éduquées, pas plus que de construire des États-nations dignes de ce nom.  

Heureusement pour tous ces pays, Staline a imposé des régimes communistes dans ces pays après 1945, qui ont permis d’éduquer des classes moyennes et d’améliorer leur situation économique et intellectuelle. Hélas, lorsque l’Union soviétique a implosé, au début des années 1990, les couches moyennes des pays d’Europe centrale ont été saisies de « russophobie », la même maladie que les Ukrainiens donc, et on fait preuve d’une grande ingratitude vis-à-vis du pays qui leur avait tout donné, la Russie. 

Emmanuel Todd ne comprend pas pourquoi les pays d’Europe centrale se sont tournés vers l’Europe occidentale et particulièrement vers l’Allemagne après l’effondrement de l’Union soviétique. Alors, il ne recule pas devant des hypothèses audacieuses pour trouver une explication. 

L’une de ses hypothèses, c’est que : « La russophobie persistante des anciennes démocraties populaires pourrait tout simplement résulter d’une dette historique, inconsciente et refoulée, inacceptable, inadmissible, envers l’ancienne occupant. » Selon lui, les classes dominantes actuelles des pays d’Europe centrale doivent tout à la Russie communiste dont elles se sont émancipées pour mettre leur prolétariat au service du capitalisme occidental. Elles sont conscientes de cette dette qu’elles ne peuvent pas rembourser à leur ancien maître et ne trouvent d’autre solution pour s’en libérer que de le détester, de développer une pathologie : la « russophobie ».  On ne sait pas sur quel divan Emmanuel Todd a couché les dirigeants de tous ces pays pour arriver à une explication aussi brillante, mais on est prié de l’accepter. 

Il émet un peu plus loin une autre hypothèse tout aussi lumineuse : « Dans des moments d’abattement et de mauvais esprit, il m’arrive de me demander si dans certains pays de l’Est on n’éprouve pas, plus ou moins consciemment, de la reconnaissance envers l’Allemagne parce qu’elle les a débarrassés de leur problème juif ».  C’est donc l’antisémitisme viscéral de ces pays qui les auraient conduits à tourner le dos à un  pays qui s’est toujours distingué par l’amour qu’il portait au peuple juif, la Russie !

Emmanuel Todd prend quand même la peine d’écrire « Je suis en train d’évoquer des hypothèses historiques techniquement peu démontrables », c’est en effet une sage précaution, même s’il ajoute ensuite « mais dont nous avons terriblement besoin pour nous orienter de manière raisonnable et prudente ». 

Un seul pays trouve grâce à ses yeux, la Hongrie. La raison de cette clémence n’est pas mystérieuse, M. Orban témoigne en effet d’une grande compréhension pour la politique de Vladimir Poutine. Là aussi, Emmanuel Todd a une explication : c’est parce que la Hongrie a été le seul pays, dans le passé, à se soulever contre la domination soviétique. Elle peut donc regarder en face son passé et son présent, sans développer de russophobie aujourd’hui puisqu’elle a su résister à la Russie hier. E. Todd ne pense pas en écrivant cela au fait que la Hongrie était membre de « l’axe Rome – Berlin – Tokyo » pendant la seconde guerre mondiale, amie des nazis donc, beaucoup plus que l’Ukraine, il ne pense qu’à la révolte de 1956. 

Son récit ne tient pas debout puisque La RDA s’est soulevée contre la Russie avant la Hongrie, dès 1953. En 1956, la révolte hongroise a été précédée et inspirée par le soulèvement polonais contre la domination soviétique. Puis ce fut le tour de la Tchécoslovaquie en 1968. La Hongrie devait d’ailleurs devenir la « barraque la plus joyeuse du camp » sous la direction de Kadar, le même qui participa à la répression de la révolte de 1956, grâce aux réformes économiques de 1968, concédées par l’Union soviétique pendant qu’elle écrasait le printemps de Prague. Là encore, la chronologie et la réalité des faits historique ne tourmentent pas E Todd. 

Pour comprendre l’histoire de l’Europe centrale, je recommande plutôt de faire confiance à Milan Kundera qu’à Emmanuel Todd. En 1983, Milan Kundera publia un article intitulé « un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale ». Il y défendait la thèse selon laquelle, bien que l’Europe centrale et orientale soit sous le contrôle politique de l’Union soviétique depuis 1945, les peuples de la région appartenaient culturellement à l’Occident. Il voyait une formidable incohérence à ce qu’on puisse considérer Vienne comme une capitale occidentale alors que Prague, située plus à l’ouest d’un point de vue géographique, ne se voyait pas reconnaître cette qualité. 

Parlant du communisme, il en tirait un bilan assez différent d’Emmanuel Todd : « Je n’aime pas, écrivait-il, quand on met sur un même pied d’égalité le fascisme et le communisme. Le fascisme, basé sur un antihumanisme décomplexé, a créé une situation relativement simple sur le plan moral : s’étant lui-même présenté comme l’antithèse des principes et des vertus humanistes, il les a laissées intactes. En revanche, le stalinisme fut l’héritier d’un grand mouvement humaniste qui malgré la rage stalinienne a pu conserver bon nombre de postures, d’idées, de slogans, de paroles et de rêves d’origine. Voir ce mouvement humaniste se transformer en son contraire entraînant avec lui toute la vertu humaine, transformant l’amour de l’humanité en cruauté envers les hommes, l’amour de la vérité en délation etc., voilà qui engendre une vision inattendue du fondement même des valeurs et des vertus humaines ». 

Dans « un Occident kidnappé », Kundera prend comme point de départ de sa réflexion une dépêche envoyée par le directeur de l’agence de presse hongroise en 1956, quelques minutes avant que le bureau fût écrasé par l’artillerie russe : « nous mourons pour la Hongrie et pour l’Europe ». Il note que cette phrase n’aurait pas pu être pensée à Moscou où à Leningrad, mais seulement à Budapest ou à Varsovie. L’Europe pour un Hongrois un tchèque ou un Polonais, c’est l’appartenance à des nations qui composaient la partie de l’Europe enracinée dans la chrétienté romaine et qui ont participé à toutes les phases de cette histoire. Ce n’est pas une notion géographique mais une notion spirituelle synonyme du mot Occident.  

Ce sont des écrivains regroupés dans un cercle empruntant son nom au poète romantique Petöfi qui déclenchèrent la révolte en Hongrie en 1956. C’est l’interdiction d’un spectacle de Mickiewicz, poète romantique polonais, qui déclencha la révolte des étudiants polonais en 1968.  

Kundera met en cause l’idéologie de l’âme slave et du monde slave qui n’est qu’une mystification politique fabriquée au dix-neuvième siècle, que les Tchèques ont parfois brandie contre l’agressivité allemande, tandis que les Russes s’en servaient pour justifier leurs ambitions impériales. En réalité, pendant très longtemps les Tchèques n’ont pas eu de relations avec les Russes. Quant aux Polonais ils ont surtout combattu pour leur survie contre les Russes.  

Kundera rappelle la contribution de l’Europe centrale et de la ville de Vienne à la culture européenne. Schönberg fonda le système dodécaphonique, Béla Bartók explora les dernières possibilités originales de musique fondée sur le principe tonal. Prague engendra Kafka et Hasek, Vienne Musil et Broch. Le cercle linguistique de Prague inaugura la pensée structuraliste.  Gombrowicz, Schulz et Witkiewicz ont préfiguré en Pologne le modernisme européen des années 50, notamment le théâtre dit de l’absurde.  

Les parents de Sigmund Freud venaient de Pologne, mais Freud passa son enfance en Moravie, de même qu’Edmund Husserl et Gustav Mahler ; Joseph Roth eu ses racines en  Pologne, Julius Zeyer naquit à Prague dans une famille germanophone avant de choisir la  langue tchèque, en revanche Kafka dont la langue maternelle était le Tchèque choisit  d’allemand. 

Kundera avertissait que dans notre monde moderne où le pouvoir a tendance à se concentrer de plus en plus entre les mains de quelques grands, toutes les nations européennes risquent de devenir bientôt de petites nations et de subir le sort des pays alors sous domination soviétique.  

Il rappelle par ailleurs qu’à Prague des revues intellectuelles étaient vendues à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires au milieu des années 60. Après l’invasion russe elles ont disparu. Cela n’émouvait pas ses interlocuteurs parisiens, car à Paris la culture avait déjà cédé sa place et ce qu’il considérait comme une tragédie était vu comme quelque chose de banal et d’insignifiant.  L’Europe centrale n’existait plus dans les yeux des européens, sinon comme une partie de l’empire soviétique. La vraie tragédie n’est donc pas la Russie mais l’Europe, cette Europe pour laquelle le directeur de l’agence de presse de Hongrie était prêt à mourir. L’Europe n’était plus considérée comme une valeur, mais comme un ensemble géopolitique. 

L’analyse de Milan Kundera reste d’une brulante actualité et Emmanuel Todd témoigne à sa façon de cette cécité qui nous conduit au pire. 

Pour Todd, l’Occident n’est pas le produit de ces cultures partagées dans des frontières mouvantes. A l’origine de tout on trouve selon lui le protestantisme. S’inspirant de Max Weber, dont il n’a fait qu’une lecture très sélective et sans doute un peu rapide, sur les liens entre le protestantisme et l’essor économiques de l’Europe, il part armé de cette seule boussole à la découverte du monde au XXIème siècle. 

D’autres que moi ont largement démonté cette partie du livre d’Emmanuel Todd qui à vrai dire en constitue l’essentiel, et notamment Denis Collin dans un article publié par « La sociale », intitulé : « À propos de la défaite de l’Occident ou l’anthropologie dans tous ses états ».

Denis Collin écrit notamment : « Todd tire par les cheveux un résumé de max Weber et ramène le capitalisme à son esprit protestant ! On peut toujours faire remarquer avec Braudel et Marx que le capitalisme est né en Italie à la fin du moyen-âge et non dans les sermons de Martin Luther, rien n’y fait. Du reste, Todd fait du protestantisme la matrice et de l’autoritarisme allemand et du libéralisme anglo-saxon ; c’est une explication irréfutable (au sens de Popper). En vain, fera-t-on remarquer que l’Allemagne fut très longtemps un pays arriéré et complètement anarchique, affaibli par les querelles entre princes. En vain rappellera-t-on qu’une des grandes révoltes sociales contre l’autorité des seigneurs et de Luther fut la guerre des paysans allemands rendue célèbre par leur porte-parole, Thomas Münzer. Le décollage allemand doit beaucoup à la révocation de l’édit de Nantes et à l’émigration des protestants français (calvinistes) et au coup de balai imposé par les armées de Napoléon, instituant le code civil et préparant la liquidation des vieilleries allemandes, faisant naître l’idée d’une nation allemande, « importée » par des penseurs d’abord très favorables à la Révolution française comme Fichte.  Toute la complexité d’une histoire écrite par les hommes et dont l’issue est imprévisible est ramenée à la mécanique des explications « anthropologiques » toddiennes. On pourrait multiplier les exemples de ce schématisme et même des erreurs que ce schématisme produit : il faut faire entrer les faits de gré ou de force dans le lit de Procuste ». 

 

Europe de l’Ouest et Scandinavie 

Ce qui est pratique, avec la grille de lecture d’Emmanuel Todd, c’est que l’on peut l’appliquer à tous les pays, elle fonctionne partout. 

Le Royaume-Uni fait l’objet d’un examen particulier en raison de son bellicisme, supérieur à celui des autres pays d’Europe de l’Ouest (le livre a été écrit avant les déclarations va-t’en-guerre d’Emmanuel Macron). 

Le Royaume-Uni était un pays dominant au temps du protestantisme triomphant. Mais à l’époque du protestantisme zéro, aujourd’hui donc, il n’est plus rien. Plus que les lignes consacrées à la critique du libéralisme britannique, qui ne sont pas originales, c’est sa peinture de la Grande Bretagne de Liz Truss qui est intéressante. Il rend compte de sa première allocution, lors de son investiture, le 6 septembre 2022, dans les termes suivants : « sa dégaine de petite bourgeoise agitée et vaniteuse était si peu britannique ! » ; il semble regretter Margaret Thatcher qui « n’a pas été une partenaire mineure de Reagan… ».

Suit la description du gouvernement de Liz Truss : un chancelier de l’échiquier d’origine ghanéenne, le ministre des affaires étrangères dont la mère est originaire du Sierra Leone, le ministre de l’Intérieur dont la mère est d’origine indienne. Il y voit « une colorisation stupéfiante de la politique au plus haut niveau ». Il prend soin de préciser un peu plus loin « nous pouvons aussi simultanément nous réjouir que le racisme britannique ait disparu (comme le racisme allemand) et nous demander ce qu’est l’objet historique nommé Royaume-Uni, maintenant qu’il n’est plus exclusivement gouverné par des protestants blancs. Je poserai la même question à propos des États-Unis. »

On pourrait aussi se demander ce que signifie la question posée par Emmanuel Todd qui traduit une conception de la nation fondée sur la couleur de peau et éventuellement sur des convictions religieuses, et non sur une histoire partagée, une constitution, des principes d’organisation des institutions, bref « ce plébiscite de tous les jours » dont parlait Ernest Renan. 

Au passage, Todd constate une anomalie : « Partout dans le monde, la performance éducative est corrélée à la performance en matière de mortalité infantile. Plus la mortalité infantile est basse, plus la performance éducative est élevée. En Angleterre, la mortalité infantile chez les Blancs est de 3/1 000 et chez les Noirs de 6,4/1 000. Pourtant, la probabilité pour un jeune Anglais blanc d’accéder à l’éducation supérieure était en 2019 de 33%, celle des Noirs de 49%  celle des « Asian » de 55%. ». 

On avait appris dans le chapitre précédent qu’il existait un lien absolu entre le taux de mortalité infantile et le caractère démocratique d’un pays. Plus le taux de mortalité infantile est bas plus le régime est démocratique, nous enseignait Emmanuel Todd, pour conclure que la Russie était plus démocratique que les États-Unis d’Amérique.

Il nous a ensuite enseigné que plus la part de la population suivant des études supérieures était importante, en particulier si elle dépassait 20% de la population, et moins le pays était démocratique, la part soi-disant éduquée de la population confisquant alors le pouvoir pour elle-même. Nous apprenons maintenant que plus proportion de la population éduquée est importante et plus le taux de mortalité infantile est bas.  Il faudrait donc conclure de ces démonstrations successives que plus de société est démocratique et moins elle est démocratique, puisqu’un taux de mortalité infantile faible est à la fois le signe d’un pays démocratique, et la caractéristique d’un pays comportant une part importante de sa population éduquée, marque infaillible d’un régime non démocratique. 

D’un chapitre à l’autre, la signification de cet indicateur infaillible qu’est le taux de mortalité infantile change. On ne sait pas si Emmanuel Todd dit n’importe quoi ou s’il nous prend carrément pour des idiots. 

On aurait pu croire qu’il ferait au moins crédit aux britanniques de s’être prononcé pour le Brexit, compte tenu de l’opinion extrêmement négative de l’auteur sur la construction européenne, souvent hélas bien justifié, mais il n’en est rien. Il confesse son erreur : « avec beaucoup d’autres, j’y avais vu (dans le vote en faveur du Brexit) la résurgence d’une identité nationale, tout au moins en Angleterre puisque l’Ecosse a voté pour rester dans l’Union européenne. Le Brexit a en réalité découlé d’une implosion de la nation britannique ».

Il ajoute un peu plus loin : « la motivation la plus puissante des milieux populaires était probablement d’arrêter l’immigration en provenance d’Europe de l’est, de Pologne notamment. Voilà qui ne suggère ni une nation retrouvant le dynamisme de sa jeunesse, ni un peuple optimiste. » Todd reprend ici sans nuance, l’appréciation des couches dominantes européennes et britanniques, sur le vote populaire hostile à l’Union européenne, considéré comme un vote de repli sur soi fait par un peuple arriéré et dépassé par le mouvement d’ouverture des frontières. 

L’Allemagne est traitée de façon non moins étrange. En raison de son fonds anthropologique de famille souche autoritaire, elle souffrirait d’une incapacité structurelle à générer des chefs résolus à endosser les responsabilités correspondant à la principale puissance européenne de l’Ouest de l’Europe.  

Compte-tenu du passé de l’Allemagne depuis la fin du 19e siècle, cette affirmation ne manque pas de surprendre. Même en ne prenant que la période la plus récente, il est difficile d’affirmer que Gerhard Schroeder ou Angela Merkel n’aient pas été des leaders politiques exerçant une réelle autorité sur leur pays et au-delà. 

« L’Allemagne n’est pas nationaliste, elle n’a aucun projet de puissance, ce que prouve sa fécondité très insuffisante de 1,5 enfant par femme, au maximum, en longue période », écrit-il.  Mais à ce compte-là, quel pays est nationaliste ? Pas plus la Russie, dont la natalité est en berne, que l’Allemagne ou n’importe quel autre pays européen.

Le soutien de l’Allemagne à l’Ukraine ne saurait être que temporaire puisque l’intérêt de l’Allemagne est de se rapprocher de la Russie, l’autre puissance dominante européenne, dont elle dépend pour son approvisionnement énergétique. Mais le projet stratégique des États Unis serait d’empêcher le rapprochement entre l’Allemagne et la Russie et la constitution d’une union de l’Eurasie contre eux, puisque Brzezinski l’a écrit dans « le grand échiquier » en 1997. 

Depuis lors mille évènements ont modifié la situation internationale (montée de la Chine, attentat du 11 septembre 2001 et ses suites, guerres au Moyen Orient, crises financières…), mais ce livre écrit il y a 30 ans aurait dicté toute la politique étrangère des Etats-Unis, dont l’auteur ne cesse par ailleurs d’écrire que ce pays devenu invertébré est incapable de formuler une politique et qu’il est privé de volonté. 

On ne saura pas non plus comment l’Allemagne peut être à la fois le pays qui a étendu son emprise économique en Europe centrale, au détriment de l’ex-Union soviétique, et la pays ayant un intérêt naturel à s’allier à la Russie. 

Le cas des pays scandinaves est traité avec encore plus de désinvolture. Ce sont des annexes des services de renseignement américain et rien de plus, affaiblis par les mêmes maux que les autres pays occidentaux avec un développement particulièrement marqué du féminisme. Celui-ci pose un problème à Emmanuel Todd : d’où vient le bellicisme de la Suède, pays dans lequel une proportion plus importante qu’ailleurs de la population se déclare prête à prendre les armes pour défendre sa patrie, alors que les femmes y exercent une importance supérieure au reste de l’Europe dans l’exercice du pouvoir, et alors que la guerre est depuis toujours l’affaire des hommes ? « On peut imaginer chez certaines d’entre elles (il s’agit des dirigeantes féminines de Suède et de Finlande) placées au plus haut niveau, celui des relations internationales, une forme d’imposture : « la guerre étant la chose des hommes, nous devons nous montrer aussi décidées qu’eux, ou plus même ». La supposition que je hasarde ici, c’est que ces femmes auraient absorbé une dose de masculinité toxique. » 

Il fallait y penser : les femmes au pouvoir génèreraient la guerre comme la nuée l’orage, parce qu’elles doivent montrer qu’elles sont aussi fortes que les hommes. On reste interdit devant des spéculations aussi audacieuses et l’on ne sait surtout même plus comment commenter des propos aussi médiocres. 

 

Défaite de l’impérialisme américain et de ses protectorats 

« Le vrai problème auquel le monde est toujours confronté, ce n’est pas la volonté de puissance russe, très limitée, c’est la décadence de ce centre américain, elle est sans limite ». On ne sait plus très bien en lisant Emmanuel Todd, s’il déplore la domination américaine passée, selon  lui, sur la scène mondiale, ou s’il la regrette. 

La thèse principale de l’auteur est que le déclin américain est dû à la disparition du protestantisme WASP qui dominait la société américaine et à son remplacement par une nouvelle forme de nihilisme. 

Cette analyse le conduit à comparer la disparition du protestantisme aux États-Unis avec celle du protestantisme allemand entre 1880 et 1930, qui aurait permis l’émergence d’une autre forme de nihilisme, le nazisme. Tout en s’excusant du caractère peut-être exagéré que pourrait avoir cette comparaison, il assoit son analyse sur ses souvenirs de lecture de « La révolution du nihilisme » d’Hermann Rauschning, complétée par celle de Léo Strauss.

L’auteur prie ses lecteurs de l’excuser d’avance du caractère schématique des trois chapitres qu’il consacre aux États-Unis et les avertit que tout ne sera pas démontré ; là encore il s’agit d’une sage précaution. 

 

Le protestantisme zéro qui s’est installé aux Etats-Unis 

Emmanuel Todd mobilise quatre constatations pour justifier sa thèse de la disparition du protestantisme aux États-Unis. 

La baisse du taux de natalité et du taux de fécondité constatée aux États-Unis, serait la marque de cette disparition du protestantisme. Je me permets d’ajouter que si elle est réelle aux États-Unis, elle ne l’est pas moins dans le reste du monde, aussi bien dans les pays catholiques que protestants, musulmans ou bouddhistes.

Le taux de fécondité en Chine est de 1,3 enfant par femme en âge de procréer, de 1,6 aux États Unis, de 1,5 en Russie et 1,68 en France. La baisse de la fécondité et de la natalité est un phénomène mondial qui entraînera un vieillissement et une réduction de la population en Russie comme en Chine, avant celle des États-Unis d’Amérique. Il ne faut d’ailleurs peut-être pas s’en alarmer plus que ça, car une poursuite de la croissance de la population mondiale qui a déjà dépassé les 8 milliards d’êtres humains, est sans doute assez peu compatible avec la réduction de la consommation mondiale et de l’empreinte écologique de l’humanité sur une planète finie.  Le seul continent dans lequel la population continuera à croître rapidement, si les tendances actuelles se confirment, sera le continent africain, particulièrement dans sa partie subsaharienne.

L’acceptation majoritaire de l’homosexualité aux États-Unis serait la seconde preuve de cette disparition du protestantisme. Toutes les religions monothéistes condamnent l’homosexualité, rappelle Emmanuel Todd ; dès lors, la tolérance que manifeste l’Occident décomposé vis-à-vis de l’homosexualité témoigne de la disparition de l’emprise de la religion sur les populations.  L’auteur précise qu’il considère favorablement l’émancipation des homosexuels (on respire), mais qu’il voit d’un mauvais œil la propension qui se manifeste notamment aux États-Unis et qui consiste à faire de « l’idéologie gay » un phénomène culturel dominant. 

L’acceptation du mariage pour tous concrétise sur le plan institutionnel cette tolérance des populations pour l’homosexualité. Elle s’oppose radicalement à la conception religieuse du mariage réservé à l’union de deux personnes de sexe différent en vue de la procréation, par les religions monothéistes. Il ne précise pas que la religion musulmane favorise l’union entre un homme et plusieurs femmes, ni si l’abandon de cette conception du mariage serait un progrès ou un signe de décomposition. 

La « question transgenre », pour reprendre son expression, est un pas supplémentaire dans cette transformation civilisationnelle. Emmanuel Todd rappelle que « la génétique nous enseigne que l’on ne peut transformer un homme (chromosome XY) en femme (chromosome XX) ». Et je ne lui donnerai pas tort sur ce point. « Prétendre le contraire c’est affirmer le faux ».

En revanche, la caractérisation qu’il fait de cette affirmation comme étant un acte intellectuel nihiliste appelle plus de réserves. Il considère que ce besoin d’affirmer le faux, de lui rendre un culte et de l’imposer comme la vérité de la société qui prédomine dans une catégorie sociale (les classes moyennes plutôt supérieures) et ses médias (le New York Times, le Washington Post), confirment que nous avons affaire à une religion nihiliste.

On pourrait faire remarquer à E. Todd qu’un pays musulmans comme le Pakistan, dans lequel on ne plaisante pas avec la religion, a adopté en 2018 une loi reconnaissant les transgenres et les autorisant à s’enregistrer comme tels. L’Iran est un des pays réalisant le plus d’opérations de changement de sexe au monde ; celles-ci sont conçues comme un remède à l’homosexualité qui reste condamnée.  

Sans développer plus que nécessaire cette question, on peut dire que l’analyse de Todd est aussi erronée que désinvolte sur ces sujets et qu’il nous fait part de ses opinions plutôt que des résultats d’une enquête sérieuse permettant de faire une comparaison internationale et de la mettre en relation avec tel ou tel fait religieux. 

On fera également remarquer que le triomphe du wokisme aux Etats-Unis est loin d’être absolu et définitif. Donald Trump, qui en est un contempteur beaucoup plus déterminé qu’E. Todd, a été président des Etats-Unis de 2017 à 2021 et pourrait être réélu en 2024, ce qui devrait rassurer notre auteur. A moins que D. Trump ne perde la prochaine élection pour avoir affirmé avec trop de force son opposition à la liberté d’avorter et permis qu’elle soit mise en cause par la Cour suprême désormais grâce aux juges qu’il y a nommés lorsqu’il était président. Curieusement, c’est un sujet qu’E Todd n’évoque pas dans son livre ; il aurait alors fallu parler de la pratique largement répandue de l’avortement en Russie, en dépit de sa très faible natalité et apporter quelques nuances à ses développements sur ce pays. 

 

Mesure de la décadence économique des Etats-Unis : le PIB réinventé 

Après avoir établi dans les conditions que l’on vient de rappeler la disparition du protestantisme et la décadence américaine qu’elle a provoquée, Emmanuel Todd décrit ses manifestations. Comme sur les autres sujets, il ira assez vite en besogne. 

La décadence américaine s’exprime d’abord dans la baisse de l’espérance de vie moyenne de la population, de 78,8 ans en 2014 à 76,3 en 2021, inférieure à celle de l’Allemagne, de la France ou du Japon. Elle reste toutefois nettement supérieure à celle de la Russie où elle n’est que de 71,3 années. Mais ce très mauvais résultat est traité différemment des autres puisqu’il s’agirait de « la marque de son histoire torturée ». Il faudrait cependant expliquer pourquoi l’espérance de vie de la Russie sous Vladimir Poutine est inférieure à celle de l’Union soviétique de Brejnev qui n’était pourtant pas un paradis et qui souffrait de tortures historiques plus violentes et plus récentes que celle de la Russie d’aujourd’hui. 

Emmanuel Todd met en rapport les dépenses de santé les plus élevées au monde des États-Unis (18,8% / PIB contre 12,2% en France par exemple) avec ses mauvais résultats en matière d’espérance de vie ou le taux de mortalité infantile (5,4 pour 1 000 naissances vivantes en 2020 aux Etats-Unis contre 4,4 en Russie. 

Il en tire la conclusion que la comparaison internationale des PIB ne vaut rien dire et que le PIB lui-même est une notion dénuée de signification, même si le passage de l’un à l’autre peut sembler acrobatique.  

Nous n’entreprendrons pas ici de défendre cette notion de PIB qui a fait l’objet de très nombreuses critiques depuis des décennies.  Des tentatives ont été faites pour évaluer les performances des économies de façon plus fine que par la simple addition de la production de biens et services au prix de marché (cf. notamment le rapport Stiglitz remis à Nicolas Sarkozy en 2008 ou l’indice de développement humain calculé par l’ONU). 

La contestation écologique de l’économie nous a instruit depuis longtemps sur les effets désastreux de la croissance économique sur la nature et sur les hommes, et sur le fait qu’ils n’étaient pas pris en compte dans le calcul des produits intérieurs bruts des nations.  De ce point de vue, la performance des États-Unis dont le PIB reste le plus important du monde avec 26 185 Mds$ et un PIB par tête de 76 000$, doit être comparée à ses émissions de CO2 par habitant, deux fois supérieures à celles d’un européen moyen et incomparables avec celles d’un paysan africain.

Mais la Russie qui est très loin derrière les États-Unis, lorsque l’on mesure sa place en termes de PIB (2 136 milliards $ et 15 270 $ de PIB par tête), n’est pas non plus un modèle d’efficacité écologique, chaque Russe émettant plus de 11 tonnes de CO 2 en moyenne ; sans parler des catastrophes écologiques dont ce pays s’est rendu responsable au cours des temps, une des plus spectaculaires étant la quasi-disparition de la mer d’Aral.  Rappelons également que l’économie russe reste essentiellement une économie d’extraction de combustibles fossiles qui lui apporte les ressources financières lui ont permis de maintenir un secteur de production d’armement puissant. 

La Chine et au deuxième rang économique des nations avec un PIB de 21 643 Mds$, mais son PIB par tête de 12 570$ est inférieur à celui de la Russie. Cependant, elle produit d’ores et déjà le tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre et bien que sa croissance ralentisse, celles-ci continueront certainement à augmenter dans les années qui viennent.  Signalons que le PIB de la France, 2 800 Mds$ et 41 000$ de PIB par tête est supérieur à celui de la Russie.  

L’indice de développement humain calculé par le programme des nations unies pour le développement (PNUD) compare toutes les nations de la planète non plus simplement en fonction de leur PIB, mais au travers d’un indice synthétique qui prend en compte le niveau de production, mais aussi de santé, d’espérance de vie et d’éducation de la population. Évalués de cette façon, les pays scandinaves, vilipendés par Emmanuel Todd dans son ouvrage, et nombre de pays de l’Union européenne sont en haut du classement, tandis que les États-Unis n’arrivent qu’en 21ème position, la France en 28ème position, la Russie en 52ème position, la Chine en 79ème position. 

On voit que quelle que soit la méthode retenue, plus frustre ou plus sophistiquée, la Russie ne l’emporte pas sur le reste du monde contrairement à la place qu’elle occupe dans la vision d’Emmanuel Todd. On remarquera également que s’il essaie de démontrer le déclassement des États-Unis par rapport à la Russie, il est très silencieux sur la croissance vertigineuse de la Chine depuis le début des années 80 comparée à celle de la Russie. 

D’ailleurs, Emmanuel Todd ne cherche pas vraiment à démontrer, il indique « qu’il ne s’agit plus de considérer les chiffres officiels mais de les enjamber moyennant un calcul dont l’audace et la précision devraient (dit-il) me valoir un prix Nobel. La banque royale de Suède qui a décerné ce hochet à tant de comiques méticuleux, pourrait bien pour une fois récompenser un esprit simple et clair ».  Nous voilà prévenus de l’ambition. 

La méthode est en effet simple et claire, elle repose entièrement sur l’appréciation personnelle de l’auteur, ne fait appel à aucun calcul, aucune observation de la réalité concrète, mais à une affirmation : « Nous avons vu au chapitre précédent que les dépenses de santé représentaient 18,8% du PIB américain, et ce, pour aboutir à une baisse de l’espérance de vie. Il me semble que la valeur réelle de ces dépenses de santé, étant donné leurs résultats, est surestimée.  N’existent vraiment, dans ces dépenses, que 40% de la valeur affichée (NB : Nous ne saurons jamais d’où sort ce chiffre de 40%). Je vais donc les diminuer en les multipliant par le coefficient 0,4. Revenons alors au PIB américain de 76 000$ par tête en 2022. Je constate que dans cette évaluation, 20% correspondent à des secteurs de l’économie que je qualifierais de physiques : industrie, construction, transport, mines, agriculture. Ces 20% de 76 000$ donnent 15 000$ que je sécurise en les déclarant vrais. Restent 60 800$ par tête, la « production » de services (incluant la santé) dont je n’ai aucune raison de penser qu’ils soient plus vrais que la santé elle-même. Je leur applique donc à eux aussi le coefficient de diminution de 0,4. Mes 60800$ deviennent 24 320$. J’additionne les 15 200$ de production physique sécurisée à ces 24 320$ de services amaigris. J’obtiens un PIR (Produit Intérieur Réel ou réaliste) par tête de 39 520$. Ce résultat est fascinant parce qu’en 2020 le PIR par tête était légèrement inférieur au PIB par tête des pays d’Europe occidentale. Comme c’est étrange l’ordre des richesses par têtes coïncide désormais avec celui des performances en matière de mortalité infantile, avec ici l’Allemagne en tête et les États-Unis bon dernier. » 

Cette démonstration « fascinante » pour reprendre le mot de l’auteur ne souffre que d’un seul défaut, c’est que le PIB est calculé de la même façon pour tous les pays du monde dans les comparaisons établies par les organismes officiels pour lesquels il n’a qu’un profond mépris.

Il faudrait donc pour que la démonstration, si on peut la qualifier ainsi, d’E. Todd ait une valeur quelconque, recalculer avec la même « méthode » le PIB des pays de l’Union européenne et celui de la Russie. La production de services n’est pas moins importante en Allemagne, en France ou même en Russie, qui ne manque pas d’une bureaucratie très développée, bien au-delà de l’appareil répressif, laquelle constitue même un de ses caractères nationaux dont la littérature russe rend très bien compte. 

Cette révision de la situation économique des différents pays qui composent l’économie mondiale par Emmanuel Todd n’a tout simplement aucun sens et elle ne cherche même pas à donner au lecteur le sentiment d’un minimum de sérieux dans l’analyse et la démonstration. Il se moque tout simplement de ses lecteurs et on s’étonne à la lecture de ces élucubrations, de l’accueil rencontré par ce livre dans les médias et qu’un éditeur réputé sérieux comme Gallimard, n’ait pas souligné auprès de son auteur les incohérences du livre qu’il s’apprêtait à publier. 

 

Une explication décoiffante de la croissance des inégalités 

Emmanuel Todd s’intéresse ensuite, avec la même rigueur, à la question des inégalités aux États-Unis.  Là encore, il est guidé par une idée simple : « selon mon modèle d’évolution des sociétés, si 20 à 25% d’une génération ont fait des études supérieures, l’idée leur vient qu’ils détiennent une supériorité intrinsèque : aux rêves d’égalité succède une légitimation de l’inégalité. Le seuil de 25% d’éduqués supérieurs a été atteint aux États-Unis dès 1965 ; une génération plus tard en Europe. » 

On pourrait faire observer que cette règle n’est confirmée ni par l’observation des inégalités à travers le monde aujourd’hui, ni par l’histoire des inégalités. Les inégalités étaient supérieures à la fin du 19e siècle à ce qu’elles sont aujourd’hui, bien que la part des éduqués supérieurs ait été à l’époque bien inférieure à ce qu’elle est aujourd’hui. Selon un rapport sur les inégalités mondiales établi par le World Inequality Lab en partenariat avec le PNUD, en 2022, les pays dans lesquels les inégalités sont les plus grandes se trouvent en Afrique et au Moyen-Orient, suivis des États-Unis, puis de la Russie et du Canada. Les pays d’Europe occidentale et l’Australie faisant partie des pays les plus égalitaires.  Mais Emmanuel Todd ne s’embarrasse pas d’enquêtes et de chiffres, ses intuitions sont bien supérieures à ce patient et ingrat travail. 

D’ailleurs, s’il s’était embarrassé de chiffres, il aurait dû expliquer la contradiction entre sa théorie et le fait que le taux brut de scolarisation dans l’enseignement supérieur, comparable entre les États-Unis, 88,3% de la classe en âge de suivre des études supérieures, la Russie (84,6%), la Chine (60%), produise des sociétés complètement différentes. 

Faute de l’expliquer, il « enjambe » ces chiffres comme tous les autres pour assener son point de vue, qui mériterait sans doute un prix Nobel, mais d’élucubrations plutôt que d’économie. 

Emmanuel Todd nous livre une autre analyse étonnante du développement des inégalités dans la société américaine. Elle résiderait dans l’émancipation des afro-américains. Dans l’Amérique protestante et raciste, les inégalités résultaient essentiellement des différences raciales et de la position inférieure de la population noire américaine. En même temps que la population blanche opprimait la population noire, elle aurait partagé un idéal d’égalité entre les blancs.

À partir du moment où la population noire s’est émancipée en obtenant les mêmes droits que la population blanche, que le racisme « classique » a disparu, l’idéal d’égalité entre les blancs aurait également disparu et la compétition entre Blancs se serait développée. « La disparition soudaine de l’égalité des Blancs fondée sur l’inégalité des Noirs » a provoqué la pulvérisation du sentiment démocratique partagé par les Blancs. 

On est heureux de savoir le racisme disparu du sol américain et triste de savoir que l’émancipation des Noirs a provoqué une aggravation de la situation d’une partie des Blancs. On aimerait aussi savoir ce que l’auteur pense de la situation des populations issues d’Amérique latine et plus généralement de la position des populations immigrées aux États-Unis, notamment d’origine asiatique. Mais là encore notre sociologue anthropologue n’a pas envie de s’embarrasser de détails ou d’enquêtes trop longues et qui viendraient obscurcir la clarté du propos. 

Tout cela conduit Emmanuel Todd à prétendre que « le reste du monde a choisi la Russie » face à un Occident isolé et en pleine déconfiture dans la guerre en Ukraine. 

Emporté par sa volonté de démontrer que tout va mieux dans le reste du monde, Emmanuel Todd écrit par exemple « les cultures patrilinéaires évoluent et se serait une grave erreur de croire qu’elles ignorent l’émancipation des femmes. Mais celle-ci ne prend pas la forme extrême de féminisme typique du monde occidental. Je ne suis pas aveugle à la répression continue de la liberté des femmes en Iran. Mais, dans la République islamique, les femmes font désormais plus d’études que les hommes et ont en moyenne moins de 2 enfants. » Les femmes iraniennes qui se sont soulevée après le meurtre de Mahsa Amini par la brigade des mœurs iranienne et qui ont été férocement réprimées par le régime des mollahs, apprécieront ce coup de chapeau à une amélioration de leur sort dont elles ne semblent pas suffisamment conscientes.  

Ailleurs, il prend l’exemple du Karnataka pour expliquer à quel point la situation des femmes indiennes est plus enviable que celle des pays occidentaux, avant de célébrer le « soft power russe » qui je dois le dire m’avait un peu échappé. A moins que l’on ne range le groupe Wagner et l’action des hackers russes parmi les outils du soft power russes. Les voisins de la Russie, en particulier ceux qui ont bénéficié de sa protection rapprochée pendant une bonne partie du 20e siècle sont moins sensibles aux bienfaits de ce soft power. C’est d’ailleurs peut-être une des raisons de l’intervention de la Russie en Ukraine que de voir la majorité de la population de ce pays regarder de plus en plus résolument vers l’Union européenne en tournant le dos au pays qui l’a tellement fait souffrir depuis si longtemps. 

 

La famille patrilinéaire, ciment du « Sud global »  

Si le reste du monde a choisi la Russie, c’est que de la Russie à la Chine, de l’Asie au Moyen Orient, d’une grande partie de l’Afrique à certains pays d’Amérique latine, le fond anthropologique serait celui de familles patrilinéaires. En face de lui, « le monde occidental, bilatéral et nucléaire, libéral, périphérique, apparaît bien petit ». Et dans ce contexte, « accuser avec véhémence la Russie d’être scandaleusement anti-LGBT, c’est faire le jeu de Poutine. La Russie sait que sa politique homophobe et anti-transgenre, loin de lui aliéner les autres pays de la planète, en séduit beaucoup. Cette stratégie consciente lui confère un soft power considérable. » Au vu de la montée de l’extrême droite dans nombre de pays européens mais également aux Etats-Unis, la Russie risque de devoir partager ce « soft power » avec beaucoup de monde.  

 

Conclusion 

L’impérialisme américain mérite beaucoup de critiques.  Sa politique étrangère, depuis des décennies, est caractérisée par l’aveuglement, la prise du pouvoir du lobby militaire au détriment des diplomates. Les résultats en sont catastrophiques et toutes ses interventions extérieures depuis les années 1970 se sont soldées par des catastrophes dont les Etats-Unis sont incapables de tirer les leçons.  Il faut dire que dans le même temps, les pays qui les critiquent sont les mêmes qui les accusent lorsqu’ils refusent d’intervenir pour régler des situations conflictuelles un peu partout dans le monde.

L’Union européenne est incapable d’avoir une politique étrangère sérieuse et les rodomontades de Mme. Von der Leyen n’y changeront rien. La défense européenne est un discours creux et dangereux qui a justifié l’absence de politique de défense et de politique industrielle des États-membres de l’Union européenne pendant trop longtemps, avec les résultats que nous pouvons  constater aujourd’hui. 

L’OTAN était une organisation internationale en état de mort cérébrale selon Emmanuel Macron il n’y a pas si longtemps. Pourtant, des pays qui avaient une tradition de neutralité ont souhaité y adhérer après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sans qu’il y ait besoin de pression américaine pour cela. Nous laisserons de côté les explications psychologiques sur la relation entre le féminisme et le bellicisme, d’Emmanuel Todd, pour essayer de comprendre ce phénomène. 

Le capitalisme mondial, dont la Russie est un élément, est en crise depuis le début des années 1970. Les solutions trouvées à chaque fois pour relancer l’économie mondiale ont préparé des crises encore plus violentes. La divergence entre les économies occidentales, États-Unis d’un côté, Union européenne de l’autre, celles qui vont croissant également entre les membres de l’Union européenne, la puissance nouvelle de la Chine et de l’Inde, sont porteuses de grandes menaces pour le monde. 

Le livre d’Emmanuel Todd ne permet nullement de comprendre cette situation. C’est un pamphlet bourré d’erreurs et de contre-vérités qui se présente, abusivement, comme le résultat d’un travail académique et la synthèse d’une carrière de recherche. Loin de nous éclairer il nous empêche de comprendre. 

Il ne suffit pas de prendre le contre-pied de l’opinion dominante pour avoir raison. C’est l’erreur commise par Emmanuel Todd. Le résultat est un livre médiocre qui disqualifie même les éléments justes qu’il comporte. C’est une déception de la part d’un auteur qui a su parfois faire preuve de clairvoyance.  L’occident ne va pas bien, mais Emmanuel Todd non plus. 

Jean-François Collin 

 

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La faillite intellectuelle d’Emmanuel Todd (1/2)

La faillite intellectuelle d’Emmanuel Todd (1/2)

Le dernier livre d’Emmanuel Todd a été la plupart du temps bien accueilli par la critique et il a bénéficié d’une forte promotion médiatique. « La défaite de l’Occident », consacré à l’état du monde après l’invasion de l’Ukraine par la Russie est pourtant un livre déconcertant. C’est un essai volontairement provocateur qui se présente comme le livre d’un chercheur. Première partie

Crédit photo : CC-BY-SA Oestani

On peut trouver salutaire qu’un ouvrage rompe avec le consensus médiatique favorable au soutien sans limites et sans conditions à l’Ukraine, qui conduit les responsables politiques français et européens à tout mélanger et à passer du soutien au respect de l’intégrité territoriale de ce malheureux pays, à la promotion de son intégration accélérée à l’Union européenne et à son entrée dans l’OTAN. Mais il ne suffit pas de dire le contraire de ce que professe l’opinion dominante pour être dans le vrai.  

Nous vivons à l’époque des récits et des narratifs. Peu importe l’examen minutieux et fastidieux des faits et de leur enchaînement, la réalité ne doit jamais venir gâcher un bon récit. Emmanuel Todd appartient à son époque et enjambe la réalité quand elle le gêne, tord les faits au-delà de l’acceptable pour les faire correspondre à ce qu’il pense et ce dont il veut nous convaincre. 

Selon Emmanuel Todd, l’Occident, un monde aux contours mal définis dominé par les Américains, a atteint la phase finale de sa décomposition. Les raisons de cette défaite de l’Occident se trouvent dans « l’implosion de la culture WASP blanche anglo-saxonne et protestante depuis les années 1960 », remplacée par une culture nihiliste.  Face à l’Occident déchu, s’affirment des puissances nouvelles saines et stables, comme la Russie définie comme « une démocratie autoritaire », ou la Chine qui ne bénéficie pas de la même mansuétude de l’auteur qui la qualifie de dictature. 

Emmanuel Todd aime les explications simples et les concepts mal définis. Trois facteurs expliquent pour lui l’évolution du monde.

Le premier est le facteur religieux : la religion chrétienne protestante, celle des puissances dominantes, Royaume Uni hier, Etats-Unis aujourd’hui, serait passée par trois phases : 

  • Une première phase dans laquelle elle était active (ses croyances étaient partagées par la majorité de la population et elle structurait la vie sociale notamment par ses rites observés par tous) ;
  • Une seconde phase dans laquelle elle est devenue zombie : la population se prétend encore chrétienne mais ne règle plus sa vie sur le dogme et les rites de la religion, à l’exception du baptême et de l’eucharistie pour les protestants, du baptême, de la communion, du mariage et des enterrements pour les catholiques, qui témoignent de cet attachement vague à une religion presque disparue ;  
  • Enfin, un stade zéro, dans lequel la population abandonne toute pratique religieuse et ne fait plus semblant de croire au dogme ; en témoignent la reconnaissance du mariage pour tous (que le mariage ne soit pas un sacrement pour les protestants mais seulement pour les catholiques, ne fait pas de différence dans son analyse) et le développement de la crémation. Domine alors ce qu’Emmanuel Todd qualifie de « nihilisme » aux Etats-Unis et dans ses « colonies ». 

Le second facteur de cette évolution est la démographie. Le taux de mortalité infantile, à lui seul, permet à l’auteur de distinguer la Russie, un pays stable et une société peu corrompue, des États-Unis, instables et corrompus, dans la mesure ou le de taux de mortalité infantile de la Russie (4,4 pour 1000) est inférieur à celui des USA (5,4/1000);

 

Enfin, la structure familiale est occasionnellement invoquée pour justifier des choses souvent contradictoires. Il la mobilise pour expliquer « pourquoi le reste du monde a choisi la Russie »,  ce choix reposant sur leur communauté de structure familiale patrilinéaire. 

 

Armé de cette grille de lecture, E. Todd nous explique le monde d’aujourd’hui.

 

La stabilité russe 

Tout commence par la célébration de la réussite de la Russie sous la conduite de Vladimir Poutine, marquée par la stabilité, la réussite économique et politique depuis le début des années 2000.  

Une économie florissante 

Les succès à l’exportation de la Russie dans trois domaines, les ventes d’armes, la construction de centrales nucléaires à l’étranger et les exportations de blé, témoignent à ses yeux de la réussite économique de la Russie de Vladimir Poutine. 

À lire Emmanuel Todd, on oublierait facilement que la Russie n’occupe que la 17e place au classement des principaux exportateurs mondiaux, très loin derrière la Chine, les États-Unis, le Japon, le Canada et même la France ou l’Italie. 

 

La France est aussi un grand exportateur de blé, d’armes et même de centrales nucléaires.  Pourtant, à lire « la défaite de l’Occident » qui ne mentionne qu’à peine notre pays, celui-ci fait partie du camp des « nihilistes zéro », devenus invisibles sur la scène mondiale.  Il est étonnant que l’auteur ne mentionne pas l’importance des hydrocarbures dans l’économie russes et dans ses exportations, alors que la Russie reste essentiellement une économie de rente dont la fortune dépend du prix mondial du pétrole et du gaz, beaucoup plus que du blé et des armes.  

 

On pourrait aussi rappeler que l’Ukraine était et reste un grand exportateur de blé, malgré la guerre que lui livre la Russie et le blocus de ses exportations de céréales, ce qui n’en fait pourtant pas une grande puissance économique mondiale. 

Le commerce des armes a sans doute de beaux jours devant lui dans le contexte actuel, mais il n’est pas certain qu’il faille s’en réjouir.  

Celui du nucléaire civil, en revanche, est moins florissant. La production d’électricité d’origine nucléaire dans le monde a baissé de 4% en 2022 et la part du nucléaire dans la production électrique mondiale n’est plus que de 9,2% alors qu’elle en représentait 17,5% en 1996. Entre 2003 et 2022, 99 réacteurs nucléaires ont été mis en service tandis que 105 étaient mis à l’arrêt définitif, ce qui ne témoigne pas d’un grand enthousiasme pour cette technologie à travers le monde. Plusieurs pays ont abandonné leur programme nucléaire : Allemagne, Italie, Espagne, Kazakhstan (pourtant sous forte influence russe et grand fournisseur d’uranium), Lituanie. Il ne reste guère que la Chine pour construire massivement des réacteurs nucléaires. En Russie même, trois réacteurs seulement sont en cours de réalisation, dont l’un, placé sur une barge sera construit en Chine pour être ensuite livré en Russie. 

Mais il est vrai que les chiffres et les faits ont peu d’importance dans les réflexions d’Emmanuel Todd. On en trouvera d’ailleurs très peu au fil de son pamphlet et la plupart de ses réflexions ne s’appuient pas sur une démonstration à partir de faits constatés, mais sur des hypothèses. Il n’est pas illégitime de réfléchir à partir d’hypothèses, mais il faut alors les présenter comme telles et non comme des vérités incontestables. 

 

 

  1. La Russie, une « démocratie autoritaire » !

La définition de la Russie comme « une démocratie autoritaire » alors que Navalny vient de mourir dans un goulag du nord du pays, après avoir survécu à une tentative d’empoisonnement par les services de « sécurité » dirigés par Poutine, il fallait oser le faire. Emmanuel Todd ose, en considérant que « même si les élections sont un peu trafiquées » Les sondages-et ceci n’est contesté par personne-nous montrent que le soutien au régime est sans faille en période de guerre comme en période de paix ». 

 

On a du mal à comprendre pourquoi il faut trafiquer les élections, puisque Emmanuel Todd écrit lui-même qu’elles le sont – et la dernière élection présidentielle du mois de mars 2024 ne fait pas exception- si le pays soutient aussi massivement son président. Serait-ce uniquement par habitude, parce qu’il s’agit d’une coutume locale ne portant pas à conséquence ? 

Nous n’en saurons rien à la lecture de ce livre, pas plus que nous ne trouverons mention de la répression féroce dirigée par Poutine qui met en prison, quand il ne les tue pas, tous ses opposants (Boris Nemtsov, Anna Politkovskaïa, Navalny…) 

Emmanuel Todd n’a pas un mot pour évoquer les manifestations considérables qui ont eu lieu en Russie en 2011 pour protester contre les élections truquées qui ont assuré la victoire du parti de Poutine aux élections législatives (Russie Unie), puis en 2012 contre sa propre réélection, dans les mêmes conditions « un peu trafiquées ».  

Poutine a réprimé ces manifestations, avant de faire adopter, en 2012, une loi sur les agents de l’étranger qui a permis de harceler et faire disparaître toutes les organisations engagées dans une activité politique, recevant des financements étrangers définis de façon tellement large que toute association peut être concernée.  

Les Russes ont malheureusement pu constater une fois encore que non seulement leur mobilisation contre le gouvernement ne permettait pas d’obtenir gain de cause et d’améliorer leur situation, mais au contraire entraînait une dégradation supplémentaire de celle-ci. Pas étonnant, dans ces conditions, que le peuple russe y regarde à deux fois avant de se risquer à défier le pouvoir ; les risques ne sont pas comparables à ceux que nous prenons en défilant de la place de la République à celle de la Nation. 

Les médias ont été muselés depuis longtemps. Ekho Moskvy (Écho de Moscou), la dernière radio qui pouvait être considérée comme indépendante a été interdite de diffusion dès le début de la guerre en Ukraine. Quant au journal « Novaïa Gazeta », sa licence de publication a été révoquée par un tribunal de Moscou en septembre 2022 et son ancien rédacteur en chef, Dmitri Mouratov, a été victime d’une agression dans un train en gare de Moscou le 7 avril 2022.

Les Russes sont désormais informés uniquement par la télévision d’Etat qui leur permet de voir et d’entendre des journalistes et des responsables politiques disserter sur la nécessité d’utiliser, un peu plus tôt ou un peu plus tard, l’arme atomique contre « l’Occident global ». 

Contrairement à ce qu’affirme Emmanuel Todd, on ne circule pas librement en Russie. Le droit d’entrer et de sortir du pays était déjà soumis à d’importantes restrictions depuis le début du conflit. Le 11 décembre 2023, le gouvernement russe a exigé de tous les citoyens de 18 à 30 ans qu’ils remettent aux services de sécurité leur passeport, à défaut de quoi ils s’exposent à de très lourdes sanctions. 

 

La conception de ce qu’est un opposant politique est très large dans l’esprit de Vladimir Poutine.  Devenu historien en chef du pays, il a construit et il répète un récit de l’histoire de son pays qui n’entretient qu’un lointain rapport avec sa véritable histoire. Ce récit vient d’ailleurs d’être transformé en un manuel scolaire obligatoire dans toute la Fédération de Russie, destiné aux classes correspondant à nos classes de première et terminale. Le stalinisme y est complètement réhabilité tandis que la révolution bolchévique de 1917 est vouée aux gémonies, parce que Lénine est notamment responsable de la création artificielle de l’Ukraine, un pays qui pour Poutine n’a jamais existé en dehors de la Russie. Il n’est plus question d’évoquer les crimes de Staline, le goulag et toute l’histoire qui a fait des Russes un peuple martyr, victime d’un des plus grands criminels ayant exercé le pouvoir que l’histoire ait compté. 

Tous ceux qui s’opposent à cette histoire réinventée sont emprisonnés. C’est ainsi que l’historien Iouri Dimitriev, travaillant pour l’organisation « Mémorial International » qui avait mis à jour des charniers de victimes de la répression stalinienne a été condamné à 15 ans de prison avec des charges fabriquées de toutes pièces, dans la meilleure tradition stalinienne. Memorial a finalement été dissoute par décision de justice le 28 décembre 2021. 

 

Une autre ONG, Perm-36 qui s’occupait de la gestion d’un musée ouvert dans une ancienne colonie pénitentiaire,  pour y reconstituer le contexte et les conditions de détention en camps, a été déclarée agent de l’étranger et contrainte à la dissolution en 2016.  

Aucun domaine n’échappe au contrôle du dictateur. 

 

De quelle stabilité de la Russie E. Todd nous parle-t-il

Il faut avoir une vision très sélective de ce qui s’est passé dans le pays depuis 1990 pour parler de la stabilité de la Russie. 

 

Sans revenir sur le chaos qui a suivi la dissolution de l’Union soviétique et le défaut de paiement de la Russie sur sa dette en 1999, n’y a-t-il pas eu, entre autres, de guerre en Tchétchénie, au sein de la fédération de Russie ? 

 

La résistance de la Tchétchénie à la Russie n’est pas nouvelle ; elle a résisté à l’empire russe puis à l’Union soviétique. Cela ne lui a pas réussi, puisque comme tous les « peuples punis », les Tchétchènes ont été accusés de collaboration avec les nazis et déportés en février 1944, dans des conditions inhumaines, au Kazakhstan et au Kirghizistan.

 

Incorrigibles, en septembre 1991, les Tchétchènes ont proclamé leur indépendance de la Russie. Boris Eltsine qui n’était pas seulement un démocrate mou et alcoolique, mais un digne successeurs des bureaucrates soviétiques, a fait intervenir l’armée fédérale en 1994. La guerre dura deux ans avec un bilan matériel et humain très lourd et se solda par l’échec de Moscou.  On rappellera que Vladimir Poutine fut un collaborateur de Eltsine et que celui-ci le porta au pouvoir. 

 

Le pouvoir russe ne supportant pas cet échec, déclencha une deuxième guerre contre la Tchétchénie, présentée comme une opération de lutte contre le terrorisme, en septembre 1999. C’est à cette occasion que Vladimir Poutine s’exprimant avec un vocabulaire qu’il affectionne, promit aux russes de « traquer les Tchétchènes jusque dans les chiottes ». Il engagea en Tchétchénie l’armée, la police et les forces spéciales. Dix ans après, l’opération de lutte contre le terrorisme fut considérée comme achevée par une victoire de Moscou. Grozny, la capitale de la Tchétchénie, avait été rasée par l’artillerie russe. 25 000 soldats russes avaient perdu la vie dans cette guerre, selon les estimations de l’Union des comités des mères de soldats.  Cette guerre fut un élément important de la construction du pouvoir de Vladimir Poutine. Il a installé Ramzan Kadyrov à la tête de la République de Tchétchénie et ses bandes armées ont martyrisé les tchétchènes.

 

Poutine les a d’ailleurs utilisées hors de Tchétchénie, par exemple pour abattre l’avocat Boris Nemtsov en plein centre de Moscou et plus récemment en Ukraine.  La Tchétchénie est une zone de non-droit réglée par les commandos de Kadyrov.  Il s’agit sans doute d’un pays stable et solide puisque là-bas, la religion n’est ni zombie ni zéro ; l’islam y règne en maître. Ramzan Kadyrov, confirme que l’on peut être un criminel de guerre et avoir des convictions religieuses. En 2015, il était à la tête des manifestations contre les caricatures de Mahomet publiées par Charlie hebdo. Le dictateur a également mobilisé ses troupes pour aider la Russie à combattre les infidèles ukrainiens. 

L’attentat perpétré le 22 mars 2024 par le groupe État islamique au Khorassan dans une salle de concert à Moscou, qui a provoqué la mort de 140 personnes en plus de 300 blessés, a rappelé à Vladimir Poutine que la menace islamique n’épargnait pas la Russie, après la guerre perdue en Afghanistan, la guerre en Tchétchénie et son intervention en Syrie.

La Russie avait d’ailleurs protesté contre le retrait brutal des Etats-Unis d’Afghanistan en 2021, en s’inquiétant du vide que laisserait ce retrait. Le vide a été vite comblé par les Talibans et l’on voit que certaines interventions extérieures de l’Occident défait sont souhaitées par ce bastion de stabilité qu’est la Russie. Emmanuel Todd semble avoir des difficultés à s’exprimer sur l’islamisme dont il ne souffle mot dans son livre, alors qu’il s’agit d’une menace qui pèse tant sur l’Occident que sur la Russie, l’attentat de Moscou vient de le rappeler. Mais la grille de lecture d’Emmanuel Todd est purement  idéologique, sans rapport avec la réalité et il a toujours témoigné d’une grande magnanimité vis  à vis de l’islamisme qu’il semble considérer comme une menace imaginaire. 

Le 23 juin 2023, le groupe Wagner dirigé par Evgueni Prigojine, qui combattait en Ukraine pour le compte de la Russie, tout en entretenant des relations très conflictuelles avec l’armée russe et son ministre, est entré en rébellion, après avoir été bombardé par l’armée russe. Evgueni Prigojine a quitté le front ukrainien, traversé le Donbass sans encombre, avant d’être accueilli en héros à Rostov et de poursuivre sa route vers Moscou. Pour une raison inconnue il s’est arrêté, sans avoir rencontré aucune résistance, à 300 km de Moscou, alors même que Poutine s’était réfugiée au nord de la Russie avec une partie de son gouvernement.  

Le groupe Wagner a été fondé en 2014 par celui qui était surnommé « le cuisinier du Kremlin », Evgueni Prigojine, qui comptait de nombreuses autres cordes à son arc (notamment la direction de l’Internet Research Agency, une des usines à désinformation du Kremlin). Il était un proche de Vladimir Poutine, depuis leur passé commun à Saint Pétersbourg. Prigogine était accompagné dans la fondation du groupe Wagner de Dmitri Outkine, un néonazi admirateur du 3ème Reich, qui aurait donné pour cette raison le nom du compositeur préféré de Hitler à cette milice privée financée par le Kremlin. Elle n’est pas la seule milice parallèle entretenue par le Kremlin. 

De façon étonnante, l’aventure de Prigojine au mois de juin 2023 ne se termina pas par une intervention de l’armée régulière et un bain de sang, mais par un accord passé entre Poutine et son ancien ami. Accord passé sous la houlette d’un autre grand démocrate, le président biélorusse Alexandre Loukachenko. Ce dernier, on s’en souvient, n’a dû son salut en 2020, qu’au soutien de Poutine, face aux énormes manifestations de la population de Biélorussie après l’annonce de sa réélection avec 80% des voix.

Sans doute encore, aux yeux d’Emmanuel Todd, « des élections un peu trafiquées » mais qui n’enlèvent rien au soutien populaire dont bénéficierait ce président… Comme en Russie, la répression aura raison de la révolte populaire, même si Loukachenko a dû prêter serment après sa réélection volée, de façon clandestine, sans annonce préalable et sans cérémonie publique.  

Toujours est-il qu’au terme de cet accord, les poursuites judiciaires contre Prigojine et ses hommes ont été abandonnées et tout semblait reprendre son cours… jusqu’au 23 août 2023 où l’avion qui transportait Prigojine et certains de ses comparses, de Moscou à Saint Pétersbourg, a été abattu en plein vol par un missile sol-air, mettant fin à son amitié avec Poutine en même temps qu’à son existence. 

Tout ceci démontre que la stabilité du régime dont parle Emmanuel Todd n’est qu’une vue de l’esprit. De tels événements témoignent de la fragilité de cette dictature qui ne doit sa pérennité qu’à la répression croissante qu’elle exerce sur son peuple. 

Emmanuel Todd considère la Russie comme un pays moins répressif  que les États-Unis dans la mesure où le nombre de prisonniers par habitant y est inférieur. Cela est vrai, puisque les États-Unis comptaient, en 2016, 622 prisonniers pour 100 000 habitants, tandis que la Russie n’en comptait que 420, ce qui la place tout de même au 4e rang mondial pour le nombre de prisonniers rapporté au nombre d’habitants. L’enrôlement de nombreux criminels dans les rangs de l’armée pour aller combattre en Ukraine depuis 2022 a dû faire évoluer favorablement la position russe dans le classement mondial.

On notera cependant que  l’Ukraine, pour laquelle Emmanuel Todd n’a pas de mots assez durs pour en décrire le caractère  failli et antidémocratique, ne se trouvait la même année qu’au 30e rang mondial avec 160  prisonniers pour 100 000 habitants. Si ce critère a l’importance que lui donne Emmanuel Todd pour évaluer le caractère démocratique d’un pays, la situation de l’Ukraine est bien préférable à celle de la Russie. 

 

Poutine viscéralement attaché à l’économie de marché ? 

Emmanuel Todd décrit Vladimir Poutine comme une personnalité politique « viscéralement attachée à l’économie de marché », ce qui confirmerait « sa rupture radicale avec l’autoritarisme ». Il faut n’avoir jamais mis les pieds en Russie ou ne reculer devant aucun mensonge pour pouvoir proférer une pareille énormité.

Le cœur de l’économie du pays est une économie de rente captée par un petit nombre de groupes énergétiques qui sont tous dirigés par des affidés de Vladimir Poutine. Ils mettent ce secteur en coupe réglée pour leur plus grand profit personnel. Il est vrai que ceux qu’on appelle les oligarques n’ont plus de pouvoir propre dans le fonctionnement de l’État de la Fédération de Russie ; en revanche ils sont aux ordres de Vladimir Poutine et participent avec lui au détournement de la richesse public pour leur profit privé.  

Une des fautes que Poutine n’aura pas pardonnée à Alexeï Navalny aura été la réalisation d’une vidéo sur un palais situé au bord de la mer Noire, à Guelendjik, visionnée plus de 100 millions de fois en Russie. La construction du palais, sous la direction de l’architecte italien Lanfranco Cirillo qui a depuis obtenu la nationalité russe, a commencé en 2005, pendant le premier mandat de V. Poutine. Sa superficie est de 17 691 m2. Il est doté notamment d’une orangerie, de deux héliports, d’un port, d’une patinoire souterraine permettant de jouer au Hockey sur glace, d’une piscine, d’un casino, d’un théâtre et même d’une église. La superficie totale de la propriété est de 7 000 hectares, dont 300 hectares de vignes. V Poutine va régulièrement y prendre un repos bien mérité avec Medvedev et d’autres compagnons. 

Les entrepreneurs privés, russes ou étrangers, qui ont tenté de développer des entreprises en Russie auront un autre point de vue que notre auteur sur l’économie de marché version russe. Le développement d’une entreprise privée n’est pas possible sans bénéficier d’un parrain lié aux forces de sécurité, parrainage naturellement rémunéré mais qui permet d’éviter des exigences encore plus élevées d’autres parties prenantes.

 

Le secteur de l’armement, dont les performances témoignent aux yeux d’Emmanuel Todd de la bonne santé économique du pays, confirme plutôt la place déterminante de l’État dans le fonctionnement de l’économie. En effet c’est lui qui commande et paye les commandes de matériel militaire, tout en étant d’ailleurs très souvent le principal actionnaires des entreprises qui les fabriquent.  

Évoquant la stabilité russe, Emmanuel Todd avance une explication nouvelle de l’effondrement du communisme. Finalement, ce ne serait pas l’échec économique du système qui aurait entraîné sa fin, contrairement à ce qu’il avait pu écrire en 1976 dans son livre La chute finale. Essai sur la décomposition de la sphère soviétique. Ce n’est pas non plus comme d’autres ont pu l’évoquer son incapacité à maintenir ensemble un système plurinational miné par des tendances centrifuges. Non, c’est beaucoup plus simple que tout cela. L’Union soviétique a été minée par l’élévation du niveau moyen de formation de la population, l’émergence d’une classe moyenne éduquée supérieure.

Emmanuel Todd a en effet découvert une nouvelle loi d’airain, « lorsque la barre des 20% d’éduqués supérieurs par cohorte a été franchie, l’idéologie communiste s’est grippée. Les conditions étaient mûres pour que la fraction la plus audacieuse et vénale de la nomenclatura se rue sur les biens d’État en cours de privatisation à l’époque d’Eltsine ».  

Cette loi ne vaut pas que pour les ex-pays communistes ; de la même façon les pays capitalistes seraient victimes de l’élévation du niveau moyen de formation et de la constitution d’une classe réputée éduquée qui voit dans l’acquisition de ses diplômes d’enseignement supérieur la justification d’une aggravation des inégalités en sa faveur. Nous y reviendrons. 

Heureusement, la Russie a trouvé son sauveur en la personne de Vladimir Poutine, c’est-à-dire un homme en adéquation avec son pays puisque selon Emmanuel Todd « le système Poutine est stable parce qu’il est le produit de l’histoire de la Russie et non l’œuvre d’un homme ». Cela rappelle furieusement les déclarations d’amour des intellectuels occidentaux à l’adresse de Staline en pleine période des procès de Moscou. 

Finalement, la Russie souffrirait d’une seule fragilité : sa faible natalité. C’est la raison pour laquelle contrairement à ce que l’on dit en Occident, la Russie ne fait pas la guerre à l’Ukraine, mais conduit seulement une opération spéciale engageant peu de moyens, 120 000 hommes, selon Emmanuel Todd, parce que la doctrine militaire russe serait fondée sur le constat de la rareté des hommes dans le pays. 

Si l’on suit cet auteur, il n’y a donc pas de guerre en Ukraine, mais une simple opération de police conduite avec des moyens très réduits. On a d’ailleurs du mal à comprendre pourquoi ces escarmouches suscitent un tel émoi au niveau international. Dans le même temps, Emmanuel Todd écrit que « la nouvelle doctrine, tenant compte de la pauvreté en hommes, autorise, des frappes nucléaires tactiques si la nation et l’État russe sont menacés ». Dans la mesure où Vladimir Poutine a évoqué à plusieurs reprises le recours aux armes nucléaires, on pourrait en déduire que la nation et l’État russe sont menacés par ces escarmouches ukrainiennes.  

C’est dire si l’auteur de ce pamphlet n’est pas à une contradiction près. Des évènements sans importance ne conduisant qu’à un engagement limité pourraient justifier une guerre nucléaire ! Comprenne qui pourra. 

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