Moi, Tituba sorcière

Moi, Tituba sorcière

Maryse Condé a marqué la littérature francophone par ses engagements antiracistes et son œuvre notable. Elle écrit en 1989, Moi, Tituba sorcière noire de Salem, un roman de violence et de sorcellerie, qui multiplie les références historiques et littéraires.

Maryse Condé reçoit en 2018 le Prix Nobel alternatif de littérature, saluée par la Nouvelle Académie pour sa justesse et sa finesse dans la description des ravages du colonialisme et du chaos du post-colonialisme. Décédée en avril dernier, l’autrice guadeloupéenne nous laisse une œuvre magistrale qui traverse les frontières et valorise la littérature antillaise.                     

Née en Guadeloupe, Maryse Condé fait ses études à la Sorbonne où elle découvre Aimé Césaire et son discours sur le colonialisme, socle sur lequel l’autrice mènera ses engagements antiracistes et anticoloniaux, pour la mémoire de l’esclavage et l’indépendance de la Guadeloupe. Sa réflexion littéraire s’éloignera ensuite du mouvement de la négritude porté par Césaire et Léopold Sédar Senghor ainsi que du panafricanisme, convaincue que ces mouvements peuvent être sources de réduction des personne racisées à une identité unique. Elle se démarque également du mouvement littéraire de la créolité, préférant se décrire comme une écrivaine en errance, en quête de soi.

Riche d’une trentaine de romans, d’essais et de pièces de théâtre, l’œuvre de Maryse Condé est reconnue dans les milieux littéraires comme universitaires. Elle a été traduite dans de nombreuses langues et a connu un succès particulier dans les mondes anglophones. Partageant sa vie entre les Antilles, le continent africain et les États-Unis, l’autrice choisit de décrire les réalités diverses des peuples noirs, à travers des reconstitutions historiques empruntes d’imaginaires.

Pour découvrir Maryse Condé, j’ai choisi de lire Moi, Tituba sorcière noire de Salem, publié en 1986. Ce roman raconte l’histoire de la sorcière Tituba née aux Barbades, qui traverse l’esclavage dans les colonies du Nouveau Monde, le célèbre procès des sorcières de Salem de 1692, et les révoltes des esclaves marrons aux Antilles. Maryse Condé écrit le récit imaginé d’un personnage réel, mêlant ainsi faits historiques, inventés et éléments magiques. Elle redonne une place dans le canon littéraire francophone aux sorcières brûlées et aux esclaves violentées.

Le livre marque par sa représentation importante de la violence physique, morale et matérielle. La douleur et la souffrance de peuples réduits en esclavage sont brandies dans les paroles de Tituba : « Je hurlai et plus je hurlais, plus j’éprouvais le désir de hurler. De hurler ma souffrance, ma révolte, mon impuissante colère. Quel était ce monde qui avait fait de moi une esclave, une orpheline, une paria ? Quel était ce monde qui me séparait des miens ? Qui m’obligeait à vivre parmi des gens qui ne parlaient pas ma langue, qui ne partageaient pas ma religion, dans un pays malgracieux, peu avenant ? ». Les viols à répétition, la déshumanisation, les coups et les humiliations font de la vie une source de désespoir, « Pour une esclave, la maternité n’est pas un bonheur. Elle revient à expulser dans un monde de servitude et d’abjection, un petit innocent dont il lui sera impossible de changer la destinée. »

Le récit expose les paradoxes omniprésents de la société puritaine de Salem. La religion ultra rigoureuse, représentante de la loi et du dogme, dénonce la sorcellerie comme diablerie, alors qu’elle est elle-même source de souffrance et d’enfermement en perpétuant les atrocités de l’esclavage et en maintenant une peur aveugle de la damnation. « C’est peut-être parce qu’ils ont fait tout ce mal à leurs semblables, à ceux-là parce qu’ils ont la peau noire, à ceux-là parce qu’ils l’ont rouge, qu’ils ont si fort le sentiment d’être damnés ? ».

Moi, Tituba, sorcière noire de Salem comporte des sources et archives historiques qui renforcent l’aspect poignant de l’œuvre, en rapportant les discours de la vraie Tituba lors de son procès à Salem.  Il fait aussi référence à la littérature américaine, tels le roman La Lettre Écarlate, du romancier romantique Nathaniel Hawthorne, et de la pièce Les Sorcières de Salem du dramaturge Arthur Miller, qui rappellent le 17e siècle américain, l’apogée du puritanisme et la chasse aux sorcières.

Des références directes au livre La Lettre Écarlate sont présentes, à travers le personnage de Hester, faisant référence à l’héroïne de Hawthorne, enfermée pour cause d’adultère que Tituba rencontre en prison, « On ne lapide pas les femmes adultères. Je crois qu’elles portent sur la poitrine une lettre écarlate. » Maryse Condé créé une bibliothèque textuelle, car elle incorpore au sein de son œuvre un personnage provenant d’un autre, et elle développe ainsi un dialogue intertextuel avec l’histoire littéraire.

Pour finir, le livre présente certaines lueurs d’espoir et de joie, à travers l’amour que Tituba porte à ses amants, la rencontre avec Hester en prison et les révoltes des esclaves. Elle réussit à préserver son humanité au sein des sociétés assombries par la barbarie. « L’avenir appartient à ceux qui savent le façonner et crois-moi, […] ils y parviennent par des actes. ».

 

 

 

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The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing

The Golden Notebook (Le carnet d’or) de Doris Lessing

Doris Lessing, écrivaine incontournable de la littérature britannique, est encore trop peu connue en France. Le Carnet d’Or, (The Golden Notebook), est l’une de ses œuvres phares et permet de se plonger dans son écriture si particulière qui explore une multiplicité de thèmes et donne au roman une finesse dans la compréhension des rapports humains et des dynamiques sociales et politiques de l’époque.

© Roger Mayne / National Portrait Gallery, London

Doris Lessing, écrivaine incontournable de la littérature britannique, est encore trop peu connue en France. Le Carnet d’Or, (The Golden Notebook), est l’une de ses œuvres phares et permet de se plonger dans son écriture si particulière qui explore une multiplicité de thèmes et donne au roman une finesse dans la compréhension des rapports humains et des dynamiques sociales et politiques de l’époque.

Lorsqu’elle reçoit le Prix Nobel de littérature en 2007, Doris Lessing est qualifiée par l’académie suédoise de « conteuse épique de l’expérience féminine qui, avec scepticisme, ardeur et une force visionnaire, scrute une civilisation divisée ». L’un de ces premiers romans, Le Carnet d’Or (The Golden Notebook), publié en 1962, témoigne déjà de cette acuité et permet à l’autrice britannique de se hisser au rang des auteur∙e∙s de renommée internationale. Traduit une dizaine d’années plus tard chez Albin Michel, il est couronné du Prix Médicis étranger en 1976.

Le Carnet d’Or suit la trajectoire d’Anna Wulf, écrivaine et femme libre dans les années 50 londoniennes, qui fait face au syndrome de la page blanche. Elle s’efforce d’écrire dans quatre carnets personnels afin de ne pas sombrer dans le chaos. Un chaos issu de sa condition féminine, des contradictions politiques lié à son engagement dans le parti communiste, et plus simplement de son incapacité à trouver sa place dans une société et une époque données.

Une émancipation littéraire par la forme

Le livre a une forme particulière : c’est d’abord une nouvelle intitulée « Free Women » qui est entrecoupée des différentes entrées des quatre carnets d’Anna, elle-même l’héroïne de la nouvelle. Le contenu et la forme du livre sont entremêlés et les frontières se brouillent entre l’autrice Doris Lessing et l’écrivaine Anna Wulf. Chaque carnet contient un aspect de la personne d’Anna : le carnet noir pour l’écriture et sa vie d’écrivaine, le carnet rouge pour ses opinions politiques, le carnet jaune pour sa vie émotionnelle et le carnet bleu pour les évènements de la vie ordinaire. Ainsi divisée, elle se donne l’impression de maitriser son mal-être. Mais ce n’est qu’avec le dernier carnet, le carnet d’or, qu’elle réussira à se retrouver elle-même, à sortir de la folie dans laquelle elle sombre.

Ce roman, situé dans la « phase psychologique » de l’auteure (de 1956 à 1969), est avant tout un récit introspectif qui démêle la vie intime du personnage principal et dévoile ses faiblesses psychiques. La forme choisie du roman permet une appréhension et une compréhension holistique d’Anna Wulf. Ce personnage peut aussi être analysée comme l’alter-ego de Doris Lessing étant donné sa finesse de réflexion et son développement abouti. On pourrait croire à une autobiographie. Le livre est d’une intensité particulière, chaque phrase écrite développe une nouvelle idée de l’autrice, et participe ainsi à l’élaboration complexe de son personnage et de ses pensées. Le Carnet d’Or s’inscrit dans ce que la critique littéraire britannique Margareth Dabble décrit comme étant le domaine de la « fiction de l’espace intérieur », une fiction qui explore l’effondrement mental et sociétal de l’individu.

Un livre féministe ?

Doris Lessing utilise l’histoire et le personnage d’Anna Wulf pour décrire la condition et l’expérience féminine dans la société anglaise des années 50. L’écriture par une femme permet de mettre en avant des thèmes novateurs dans la fiction, tels la menstruation, la masturbation et le plaisir féminin dans les relations sexuelles. Lessing dépeint une femme libre ; économiquement, politiquement et sexuellement émancipée. Elle emploi un langage cru pour décrire ses relations sexuelles et utilise l’écriture « consciente » pour témoigner de l’expérience des douleurs psychiques et physiques liées aux règles. De façon marquant, l’expérience de cette femme dans les années cinquante résonne avec celles des femmes d’aujourd’hui. L’autrice apporte également une vision libre et ouverte des relations tout en démontrant les limites de celles-ci. Anna Wulf s’émancipe des codes sociétaux de l’époque en adoptant un mode de vie libertin en tant que femme divorcée, qui élève seule son enfant et qui multiplie les amants. Paradoxalement, elle se rend compte que sa vie de femme libre participe au système patriarcal dont elle essaye de s’extraire. Elle est l’amante d’homme mariés et représente pour eux l’objet sexuel et sensuel que leur femme n’est pas.

Jusqu’à la fin de sa vie, Doris Lessing s’est refusée à penser que son livre était une icône de la guerre des sexes et de l’émancipation féminine, description qui lui sera attribuée par beaucoup de critiques et de féministes de l’époque. Il est vrai que de le limiter à cela serait particulièrement réducteur : il est tout autant un roman sur l’écriture, sur les relations humaines, sur la politique et le communisme, elle y démontre les contradictions politiques et morales liés à l’enfermement des idées dans le contexte stalinien. C’est un roman social, qui cherche à partager l’expérience humaine, et dans ce cas, l’expérience féminine.

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A la ligne – Joseph Ponthus

A la ligne – Joseph Ponthus

Chef-d’œuvre de la littérature française contemporaine, A la ligne – Feuillets d’usine, publié en 2019, permet d’entrevoir une réalité peu connue et peu médiatisée, celle des ouvriers d’usine et d’abattoir, à travers le récit poétique et autobiographique de l’écrivain Joseph Ponthus, mort prématurément en 2021.

Chef-d’œuvre de la littérature française contemporaine, A la ligne – Feuillets d’usine, publié en 2019, permet d’entrevoir une réalité peu connue et peu médiatisée, celle des ouvriers d’usine et d’abattoir, à travers le récit poétique et autobiographique de l’écrivain Joseph Ponthus, mort prématurément en 2021.

A la ligne – Feuillets d’usine rapporte le quotidien d’un intérimaire qui embauche dans les usines et abattoirs bretons. Journal intime et poétique de l’auteur, ce récit témoigne de l’expérience épuisante et déshumanisante du travail ouvrier. Originaire de Reims où il réalise des études littéraires, il devient ensuite éducateur spécialisé à Nanterre. Il suit sa femme à Lorient où il échoue à trouver du travail dans son secteur, ce qui le mène à s’inscrire en agence d’intérim et à devenir ouvrier d’usine, puis d’abattoir.

Non pas par choix idéologique ni pour quelque expérience sociologique, Joseph Ponthus travaille à l’usine par besoin et nécessité d’emploi. Il ne s’inscrit pas dans la lignée de Simone Weil, venue chercher sur les lignes de production l’incarnation totale de la condition ouvrière (« Journal d’usine », La Condition Ouvrière, 1934-35), ni dans celle des intellectuels de gauche qui « s’établissaient » en usine dans les années 1960-70s, tel le philosophe Robert Linhart (L’Etabli, 1978). Pour Ponthus, l’usine est un moyen de faire vivre son ménage. «Je n’y allais pas pour faire un reportage / Encore moins préparer la révolution / Non / L’usine c’est pour les sous / Un boulot alimentaire / Comme on dit / Parce que mon épouse en a marre de me voir traîner dans le canapé en attente d’une embauche dans mon secteur / Alors c’est / L’agroalimentaire / L’agro / Comme ils disent / Une usine bretonne de production et de transformation et de cuisson et de tout ça de poissons et de crevettes / Je n’y vais pas pour écrire / Mais pour les sous ».

Ce récit autobiographique est en vers libre et sans ponctuation : le∙la lecteur∙trice va à ligne, pendant que l’auteur, le travailleur, se rend à la ligne de production. Rempli à la fois d’humour, de poésie et de colère, ce livre est d’une vitalité remarquable. Son écriture et fine, maline, il joue sur les mots : à l’abattoir, « Dimanche / Jour du Seigneur / La semaine / Jours des saigneurs », chez lui, « A la maison / Le quotidien / Le ménage à faire / Quand je ne le fais pas / Ça pèse sur mon ménage ». Les citations et références foisonnent. Son récit est une chasse aux trésors, les vers d’Apollinaire succèdent aux écrits de Perec, les chansons de Brel répondent aux paroles de Trenet.

Joseph Ponthus parle de l’usine comme d’une déflagration physique et morale. « L’usine bouleverse mon corps / Mes certitudes / Ce que je croyais savoir du travail et du repos / De la fatigue / De la joie / De l’humanité », puis « Je ne trouve pas le temps d’écrire / Trop de boulot / Trop de fatigue ». Le livre tient de son besoin de vivre, de son besoin de se raccrocher à quelque chose de plus grand, de plus profond, de plus humain. L’écriture est vitale, sans elle il devient cinglé, « piégé par les machines ». La journée, durant ses huit heures de rang sur les lignes de production, il s’entoure d’Apollinaire, de Céline, d’Aragon, de Cendrars, de Dumas… Tous les soirs, l’écriture l’attend, malgré la fatigue et l’épuisement, tel une échappatoire.

Il écrit pour tenir le coup, il écrit pour ne pas oublier. Le décor nocturne, froid, industriel, le bruit des machines, l’odeur des poissons, de la mort, des carcasses de vaches, le rythme des pauses clopes et du café. L’usine c’est aussi la solidarité ouvrière, les grèves : « Mes bras auront tenu / J’espère que la grève tiendra tout autant / En avant Marx ». C’est l’humour, les chansons, les souvenirs des livres, des auteurs. « Je reviens à Barbara / ‘Je ne suis pas poète / Je suis une femme qui chante’ / Se plaisait-elle à répéter / Pas de poésie non plus à l’usine / Nous somme au mieux des gens qui chantons en travaillant ». Par sa plume, Joseph Ponthus décrit une réalité qui peut sembler révolue, celle d’ouvriers tels des machines qui travaillent à la chaîne, méprisés par les petits-chefs.

Antithétique, A la ligne est à la fois individuel et universel. L’autobiographie, témoignage unique, permet ici la description d’une réalité vécue par d’autres. Les citations et allusions littéraires et culturelles remettent l’individu dans un contexte universel, dans une réalité culturelle partagée. L’usine, expérience déshumanisante, n’a pas raison de l’écrivain. Ponthus par sa force et son acharnement à écrire malgré tout, refuse la perte de son humanité.

« Il y a qu’il n’y aura jamais / De / Point final / A la ligne ». Joseph Ponthus termine son récit par ces mots. L’absence de point final, de fin de récit, évoque le travail interminable, répétitif et épuisant de l’usine. On a envie de reprendre le livre, de recommencer, de se replonger dans cette ode poétique.

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La Place, d’Annie Ernaux

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La Place, d’Annie Ernaux

Annie Ernaux publie en 1983 son quatrième roman, La place, avec lequel elle signe un court récit autobiographique. Elle adopte une transformation dans son écriture, qu’elle décrit comme « écriture plate », et par laquelle elle fera vivre le reste de son œuvre littéraire. Prix Nobel 2022, cette écrivaine apporte une voix nouvelle dans la littérature française, qu’elle ne cesse de réinventer.

Crédits photo : Annie Ernaux, à Cergy-Pontoise (Val-d’Oise), en mai 2021.  / article journal Le Monde

La place, autobiographie de l’autrice, raconte l’enfance et la vie de son père issu d’un milieu rural qui deviendra ouvrier, et qui poussera sa fille à « apprendre » pour qu’elle puisse appartenir « au monde qui l’avait dédaigné » (page 112). Dans son livre, Annie Ernaux se réapproprie le genre autobiographique et cherche à faire de la condition du père une réalité partagée. Elle décrit la honte et la gêne réciproques du père et de la fille, dans un environnement où ils cherchent chacun∙e leur place.

Au fil de son récit, Annie Ernaux nous décrit son processus d’écriture : une envie de vouloir écrire un roman, qui s’est rapidement transformée en un besoin d’éloigner toute forme artistique ou poétique pour y retrouver la simplicité même de l’écriture, dépouillée de tout artifice. « Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire des nouvelles essentielles. » (page 24). Cette écriture plate donne un style épuré, factuel et minimaliste, voir froid et distant. Le « je » inhérent à l’autobiographie, s’efface. Les phrases nominales et infinitives se succèdent. On trouve un aspect presque scientifique à l’écriture, avec des mots en italiques ou entre guillemets, comme si l’autrice citaient des sources ou des témoignages historiques.

La place marque ainsi un tournant dans son œuvre, elle y développe les racines de ce qu’elle appellera plus tard son « auto-socio-biographie » (terme employé en 2003 pour qualifier le genre de son œuvre littéraire). Annie Ernaux réinvente l’autobiographie, elle crée une distance entre l’autrice et la narratrice : « Le je que j’utilise me semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de l’autre qu’une parole de moi : une forme transpersonnelle en somme. Il ne constitue pas un moyen de m’autofictionner, mais de saisir, dans mon expérience, les signes d’une réalité»(1). Annie Ernaux utilise ainsi l’autobiographie non pas pour parler d’elle-même mais pour parler d’une réalité vécue par tant d’autres. L’auto-socio-biographie est une démarche sociologisante d’elle-même : l’écriture de soi par l’autre, et l’écriture de l’autre par soi.

La place, comme son titre l’indique, explore les différentes places occupées par le père d’Annie Ernaux dans son environnement : paysan, ouvrier puis commerçant. Elle décrit l’ambivalence d’une certaine évolution qu’a connue son père : la peur de toujours perdre sa place et la honte et la gêne de sa propre place. En décrivant son père, elle écrit page 39 « […] ils avaient peur d’être roulés, de tout perdre pour finalement retomber ouvriers. », puis page 45, « Il cherchait à tenir sa place. Paraitre plus commerçant qu’ouvrier. », et enfin page 71, « Le pire, c’était d’avoir les gestes et l’allure d’un paysan sans l’être. » Annie Ernaux illustre à travers la vie de son père, la peur de l’humiliation et la peur de faire honte ainsi que l’envie de réussir, sans pour autant passer du côté des « riches ».

Le livre met en lumière le rapport ambigu à l’apprentissage et à l’instruction. Le père d’Annie d’Ernaux, en la poussant vers l’école et les études, s’éloigne de sa fille. En réalisant ses études, elle intègre un monde étranger à ses parents, loin de l’environnement où ils évoluent. Ce déplacement social engendre une séparation et une honte vis-à-vis de son père et de ses origines. « Il disait toujours ton école et il prononçait le pen-sion-nat […], en détachant, du bout des lèvres, dans une déférence affectée, comme si la prononciation normale de ces mots supposait, avec le lieu fermé qu’ils évoquent, une familiarité qu’il ne se sentait pas en droit de revendiquer » (page 73-74). Cette honte ressentie par la fille, évoque la trahison qu’elle introduit au début de son livre, en citant Jean Genet : « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi ». La Place tente de démêler cette trahison, la trahison d’avoir quitté son milieu ouvrier et d’avoir caché ces origines. A posteriori, le terme de transfuge de classe lui sera attribué. Terme qu’elle utilisera elle-même lorsqu’elle étudiera la sociologie de Pierre Bourdieu, une sociologie qui lui fera l’effet d’une « irruption d’une prise de conscience sans retour […] sur la structure du monde social. »(2)

L’œuvre d’Annie Ernaux, réputée et récompensée, vient se placer dans la suite de la « grande histoire » de la littérature française, bien qu’elle rejette toute conception de « grande littérature ». En réinventant le genre littéraire autobiographique par son œuvre, Annie Ernaux prend une place importante dans la littérature francophone, en offrant une nouvelle proposition littéraire.

À la lecture de son œuvre, des similitudes apparaissent entre La place et le roman naturaliste d’Émile Zola, L’Assommoir. Très différents dans le style et le genre, les sujets se font écho. Dans deux paysages et deux époques radicalement différentes, le nord de Paris au 19e siècle, et le monde rural de Normandie au 20e, ces œuvres offrent un aperçu du monde ouvrier et d’une pauvreté réelle. Le commerce des parents d’Annie Ernaux rappelle la boutique de Gervaise. L’écrivaine intègre même le terme d’assommoir dans son livre, page 54, pour décrire le commerce de son père, perçu comme un « assommoir » par ceux qui n’y mettent jamais les pieds…

Le livre est une claque. Simple, court et épuré, le lecteur le repose avec le sentiment d’avoir été touché au plus profond de son être. Il est d’autant plus percutant qu’il ne prétend aucun moralisme, et s’éloigne d’une écriture misérabiliste. La place est clé pour appréhender l’œuvre d’Annie Ernaux dans son ensemble et permet de comprendre le tournant que l’autrice a pris et qui lui a offert une place dans la littérature française (Prix Renaudot 1984).

Références

(1)Ernaux, Annie, « Vers un je transpersonnel », Cahiers RITM (Recherches interdisciplinaires sur les textes modernes), n° 6, Univ. Paris 10, 1993, p. 219-221.

(2)Ernaux, Annie. “Bourdieu : Le Chagrin, par Annie Ernaux.” Le Monde, 5 février 2002, www.lemonde.fr/archives/article/2002/02/05/bourdieu-le-chagrin-par-annie-ernaux_261466_1819218.html.

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Les Petites Marguerites : explosion jouissive de la Nouvelle Vague tchèque

Culture

Les Petites Marguerites : explosion jouissive de la Nouvelle Vague tchèque

Pour Le Temps des Ruptures, Sophie Lecuit a visionné Les Petites Marguerites de Věra Chytilová, lors d’une ressortie exceptionnelle au cinéma Reflet Médicis à Paris. Dans cette critique elle rapporte la transgression d’une réalisatrice phare de la nouvelle vague tchèque.

La mort de Jean-Luc Godard et les nombreux hommages qui l’ont suivie, notamment venus de l’étranger, rappellent l’influence qu’il a eu en Europe et dans le monde. La nouvelle vague française a déferlé sur toute l’Europe et s’est déclinée, entre autres, en Tchécoslovaquie dans les années soixante. L’une des œuvres de ce mouvement, Les Petites Marguerites (Sedmikrásky), est actuellement à l’affiche dans les cinémas parisiens, en version restaurée.

Réalisé en 1966, le chef-d’œuvre de la réalisatrice tchèque Věra Chytilová est une comédie surréaliste qui a grandement contribué au développement du cinéma féministe. Les deux actrices Jitka Cerhová et Ivana Karbanová tiennent les rôles principaux, Marie I et Marie II. Elles s’ennuient dans le Prague conformiste des années 60, et décident de devenir des malfaiteurs. Bijoux de la nouvelle vague tchèque, le film est une œuvre d’art, et en devient presque une œuvre plastique, grâce à l’importance sans pareil de l’esthétique des plans. Les Petites Marguerites présente aussi certaines inspirations godardiennes, voire des clins d’œil ? Les visages noircis des deux femmes rappellent le visage coloré de Jean-Paul Belmondo dans Pierrot le Fou.

Un film d’auteure

Les Petites Marguerites est un film en mouvement. Les sonorités, parfois répétitives, de la bande originale correspondent aux élans exaltés des deux femmes. Les thèmes musicaux de marches impériales viennent renforcer l’intensité singulière de l’œuvre. Aux plans coupés courts et saccadés succèdent des superpositions d’images et des avances rapides. On est emporté dans ce mouvement grâce au motif récurrent des trains, avec les départs et les arrivés, et aux plans larges sur les rails. Mais ce mouvement et cette rapidité sont contrebalancés de scènes plus lentes où les deux femmes nonchalantes se prélassent au soleil et sur leur lit.

Věra Chytilová a mis l’accent sur l’esthétisme des plans et la composition des images. Elle démontre une grande liberté quant à son travail de réalisation. Le choix des couleurs et la résonnance des teintes, le vert de la chambre des Marie par exemple, en témoignent. Le film passe d’images en noir et blanc à des scènes en couleur entrecoupées de plans monochromes. Le peu de dialogue ainsi que les discussions abstraites et absurdes sont caractéristiques des films de la nouvelle vague (particulièrement dans certains films de la nouvelle vague française). Ce silence permet de renforcer l’indifférence des deux femmes face à leurs méfaits et à leurs conséquences.

Les Petites Marguerites est un film de chaos, marqué dès la première scène par les images d’archives des bombardements de la seconde guerre mondiale, faisant allusion aux turbulences qui précèdent le Printemps de Prague. Ce chaos est présent dans l’intrigue mais aussi dans la réalisation :  Věra Chytilová mélange des techniques cinématographiques liées à la couleur de l’image, au son et à la narration. Son scénario s’affranchi de toute linéarité où la transition des plans permet aux deux protagonistes de changer de repère, quand bien même celui-ci serait fictif – elles changent de monde. La structure narrative du film est construite de l’assemblage de vignettes épisodiques. Au montage, la réalisatrice découpe ces plans et les superpose pour donner une impression de corps en morceaux et de scènes en papier.

Un film transgressif dans les thèmes abordés

Les Petites Marguerites, réalisé par une femme et dont les personnages principaux sont deux femmes, est féministe avant l’heure et se place dans le contexte d’une société patriarcale. Le film vient renverser l’ordre établi de l’époque en mettant en scène deux femmes qui s’en rebellent, à tel point qu’il sera censuré dès sa diffusion et Věra Chytilová interdite de réaliser. D’une portée universelle, Chytilová est aussi moderne dans sa représentation physique de la femme : par les choix vestimentaires (sous-vêtements, maillots de bains deux pièces, robes taillées et courtes), l’eye-liner fortement marqué et la couronne de marguerites, qui peut faire référence au mouvement hippie.

Dans son œuvre, Chytilová brise le male-gaze : ce n’est plus les trois regards de l’homme (personnage fictif, réalisateur, spectateur (1)) qui enferment la femme et la sexualisent, mais ceux de femmes à travers les deux protagonistes et la réalisatrice (female-gaze). Les corps de celles-ci ne sont pas sexualisés, bien qu’elles jouent deux séductrices. Empreinte d’une vraie sororité, les deux Marie utilisent et moquent les hommes et ne veulent jouir que de leur liberté. Une scène en est le paroxysme : lors d’un appel d’un amant, les deux femmes découpent en morceaux tout aliment de forme phallique. Sur fond de déclaration amoureuse, elles détruisent l’élément qui incarne la masculinité – cela évoque naturellement la castration, et ainsi l’indifférence et l’inintérêt majeur qu’elles portent vis-à-vis des hommes.

Transgressif dans la représentation des codes sociaux liés au genre, Les Petites Marguerites l’est aussi dans l’appréhension des rapports de classes. En effet, Marie I et Marie II proviennent d’un milieu plutôt populaire et n’ont pas les codes de la bourgeoisie tchèque. Pour autant, elles utilisent leur ingéniosité pour profiter des privilèges qui leurs sont inaccessibles. Elles séduisent les hommes bourgeois pour s’offrir un couvert dans les grands restaurants et s’enivrent dans un café dansant. Des motifs reviennent tout au long du film, la pomme par exemple, mais aussi la nourriture au sens plus large. Marie I et Marie II cherchent à séduire pour manger, elles mangent comme des gloutonnes et cela en devient grotesque. La scène du banquet où elles dévorent et détruisent tout le repas en est l’apogée. Le son de la mastication et de la déglutition rend son visionnage absolument insupportable. Marie I et Marie II rejettent tout raffinement et valeur traditionnelle et refusent toute forme de conformisme.

Věra Chytilová avec Les Petites Marguerites nous offre une pépite du cinéma tchécoslovaque. Elle brise les codes du cinéma classique et apporte une voix innovante à la représentation de la femme de l’époque. D’une grande absurdité, le film se clôture avec la dédicace suivante : « Ce film est dédié à ceux qui s’énervent sur un seul lit de laitue piétiné. »

Références

(1)ZAPPERI Giovanni, « Regard et culture visuelle », Encyclopédie critique du genre

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