Crise du logement : les classes populaires en première ligne

Crise du logement : les classes populaires en première ligne

Face à la crise du logement qui touche notre pays, Maxence Pigrée dénonce l’inaction d’Emmanuel Macron depuis 2017 pour résorber cette crise. Par manque de volonté politique, le gouvernement a laissé sombrer le logement – et notamment le logement social – dans une situation catastrophique qui n’a fait que multiplier les inégalités sociales et territoriales de notre pays.

Les chiffres sont sans appel : 2,4 millions de ménages sont en attente d’un logement social et 330 000 personnes sont sans domicile fixe selon les données de la Fondation Abbé Pierre[1]. Depuis 2017, le président de la République et les différents gouvernements se sont désengagés de ce combat.  Dès l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron et de sa majorité, le ton était donné : 6,5 millions des français bénéficiaires de l’aide personnalisée au logement (APL) se voyaient retirer 5€ de leur allocation. Les coupes budgétaires se sont ensuite multipliées avec notamment le gel du barème des allocations-logement ou encore la baisse du budget total du logement : 42 milliards en 2017 contre 37,6 milliards en 2022 alors même que la crise n’a fait que s’accentuer. Dans cette situation, ce sont les classes populaires qui ont subi de plein fouet ces mesures.

Depuis près de 7 ans, la crise du logement s’aggrave et le gouvernement regarde ailleurs. Malgré des promesses de construction, le nombre de logements sociaux n’a pas suivi la demande croissante. Cela a aggravé la précarité des ménages les plus modestes, pour qui l’accès à un logement abordable est de plus en plus difficile.  Des mesures comme la loi de 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (Elan) visaient à faciliter la construction de logements, mais celles-ci ont finalement trop favorisé la libéralisation du secteur immobilier, au détriment du logement social. En outre, ces réformes n’ont pas permis de réduire significativement les délais de construction ou les coûts du logement.

Le logement est la matrice des inégalités sociales et territoriales dans notre pays. La part du revenu des classes populaires qui lui est consacrée est toujours plus élevée. En 2021, selon l’INSEE, toute catégorie sociale confondue, 26,7 % du budget des ménages est consacré au logement et 25 % des ménages les plus modestes consacrent 32% de leurs revenus à leurs dépenses en logement, contre 14,1 % pour les ménages les plus aisés. Par ailleurs, les inégalités territoriales se manifestent par des écarts importants entre les zones urbaines attractives, où les activités et opportunités économiques et culturelles sont nombreuses, et les zones rurales ou périphériques, souvent moins bien desservies en termes d’emplois, d’infrastructures et de services publics. Les ménages qui n’ont pas les moyens de se loger dans les centres-villes ou les quartiers proches des pôles économiques sont contraints de s’installer en périphérie, ce qui renforce la ségrégation spatiale. Cette situation oblige les classes populaires à s’installer dans des lieux d’où il leur sera quasiment impossible d’en sortir, les assignant inévitablement à résidence avec toutes les conséquences que cela leur imposera : manque de transport, difficultés à accéder à un emploi, à des activités culturelles ou sportives.

Dans de nombreuses villes, les quartiers autrefois populaires subissent des phénomènes de gentrification. Sous l’effet de l’arrivée de populations plus aisées, cette gentrification entraîne une hausse des prix de l’immobilier et des loyers, rendant l’accès au logement de plus en plus difficile pour ces classes populaires qui y vivaient historiquement. Ces familles, souvent déjà fragilisées économiquement, sont contraintes de quitter leurs quartiers, repoussées vers des zones périphériques. Cette gentrification – loin de n’être qu’un simple renouveau urbain – exacerbe les inégalités sociales en déplaçant les habitants les plus vulnérables. Cette dynamique accroît les inégalités territoriales et favorise une polarisation sociale : les centres-villes deviennent des espaces pour les classes plus aisées tandis que les classes populaires sont reléguées en périphérie.

Face à ce constat, les dernières annonces en matière de logement sont celles de l’ancien Premier ministre Gabriel Attal en février 2024 et restent très insuffisantes au regard de l’immense crise que les gouvernements successifs ont laissé prospérer. La construction de 30 000 nouveaux logements paraît dérisoire au regard des 4,1  millions français mal-logés. Si gouverner, c’est prévoir, alors que le gouvernement ne prévoit aucune politique du logement social depuis 2017. Pire, Emmanuel Macron a guidé son action en faveur du logement en pensant que les acteurs privés seraient  en capacité de résorber une grande partie de la crise du logement. Force est de constater qu’en 2023, les chantiers ont chuté de près de 22% selon la Fondation AP.

Le nouveau gouvernement de Michel Barnier ne semble pas prendre la mesure de cette crise au regard des annonces très insuffisantes qui ont été faites ces derniers jours, notamment dans le cadre du projet de loi de finances pour 2025 : aucune impulsion budgétaire majeure pour le logement. Pire, la politique de rénovation énergétique est rabotée de près d’un milliard d’euros dans ce projet de loi de finances, passant 1,2 milliard sur 3 ans à 350 millions d’euros sur 2 ans.

Ces données alarmantes devraient créer un véritable électrochoc face à cette crise sociale. La politique du logement a trop souvent manqué de coordination entre les différentes échelles locales et nationales. Les zones tendues, comme Paris, Lyon, Marseille ou Toulouse, nécessitent des politiques spécifiques, mais les réponses apportées ont souvent été jugées trop générales ou mal adaptées aux réalités locales. L’accès au logement détermine en grande partie l’accès à d’autres droits fondamentaux, comme l’éducation, la santé, et l’emploi, et contribue ainsi à perpétuer ou à renforcer les inégalités sociales et économiques dans le pays. Réduire ces inégalités nécessite des politiques publiques ambitieuses et ciblées, tant en matière de construction de logements accessibles que de lutte contre la ségrégation spatiale et les discriminations.

Certains chiffres de cet article sont issus de la Fondation Abbé Pierre dans un climat où celle-ci a annoncé réfléchir à un changement de nom suite aux dernières révélations sur les agressions sexuelles commises par l’Abbé Pierre. Cela ne change en rien la qualité et l’immense travail de cette Fondation, dont l’engagement des salariés pour éclairer sur l’ampleur de cette crise est plus que jamais nécessaire.

Références

[1] 29ème rapport sur l’état du mal-logement en France 2024, p12.

 

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Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé

Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé

Un monument littéraire s’en est allé dans la nuit de lundi à mardi avec la disparition de l’écrivaine Maryse Condé à l’âge de 90 ans. Fervente militante de la Guadeloupe indépendante, elle transporte sa vie durant ses luttes sur trois continents. Esclavage, colonisation, son œuvre, dont Moi, Tituba sorcière ou encore Ségou a marqué l’histoire littéraire de la seconde moitié du XXè siècle.

Ses premiers engagements seront aux côtés de militants antiracistes, grâce notamment à la négritude théorisée par l’homme politique Aimé Césaire. Ses écrits commenceront sur la créolité. “Je pensais que j’étais coupable d’utiliser le créole. C’était une transgression, une désobéissance à mes parents. Finalement cette langue avait peut-être un pouvoir que le français qui était permis, usuel, n’avait pas.” dira-t-elle, plus tard.

Arrivée à Paris pour ses études supérieures, elle découvre le racisme : “Quand j’étais petite, je voyais bien que j’étais noire, mais ça n’avait aucune signification […]. Pour que tout change, il a fallu venir à Paris […], seule, dans une classe d’hypokhâgne avec des profs très hostiles, très moqueurs, avec des étudiants paternalistes et protecteurs, qui m’ont fait réaliser qu’en fait, j’étais absolument différente. […] Si j’étais restée en Guadeloupe, je n’aurais jamais compris que j’avais une origine, une histoire.”

Horrifiée par les crimes de l’esclavage et de la colonisation, elle mène un combat au sein du parti politique l’Union pour la libération de la Guadeloupe qui revendique l’indépendance. Combat perdu, certes, elle continue de revendiquer sa fierté d’être Guadeloupéenne tout en craignant “que la Guadeloupe n’ait plus voix au chapitre.” En Afrique, elle enseigne le français, d’abord en Côte d’Ivoire, puis est inspirée des mouvements indépendantistes en Guinée qui l’aideront pour son roman Heremakhonon. Expulsée du Ghana après le coup d’État qui renverse le président Kwame Nkrumah, elle s’envole pour Londres et travaille pour la BBC Afrique. Après un retour en Afrique, au Sénégal, Maryse Condé part pour les États-Unis. Éprise de l’histoire coloniale de l’Europe, de l’Afrique et de l’Amérique, elle rédige Ségou, roman inspiré de la période esclavagiste et des mouvements coloniaux en Afrique. Universitaire, ses combats demeurent dans ses recherches où la transmission de la littérature francophone guident ses enseignements. Si Maryse Condé était à la retraite depuis ces 20 dernières années, elle n’a pas pour autant délaissé son oeuvre littéraire, ni même le souvenir de ses 60 ans de combats. En 2013 est publié La vie sans fards, récit plus personnel où elle évoque notamment les auteurs qui l’ont guidée : Frantz Fanon, Aimé Césaire ou encore Léopold Sédar Senghor.

En 2019, le président de la République lui remet la Grand-Croix de l’ordre national du Mérite. Mais sa plus belle récompense restera celui du  prix de la Nouvelle Académie de littérature, en 2018, motivé par “son œuvre sur les ravages du colonialisme et le chaos post-colonial dans une langue à la fois précise et bouleversante

Maryse Condé s’est éteinte en Provence, loin de son pays, celui qu’elle voulait indépendant, et lègue à la postérité une œuvre littéraire majeure.

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Adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne : une fausse bonne idée

Adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne : une fausse bonne idée

Depuis le déclenchement de la guerre, le processus d’adhésion de l’Ukraine s’est accéléré. Pourtant, alors que nous faisons déjà face à une crise agricole, l’entrée de l’Ukraine aurait des effets désastreux pour plusieurs filières.

Depuis le déclenchement de la guerre provoquée par l’invasion russe, le processus d’adhésion de l’Ukraine s’est accéléré sous l’impulsion de nombreux chefs d’État et de gouvernement européens. Le 28 février 2022, le président Volodymyr Zelensky a officialisé la volonté de son pays d’entrer dans l’Union européenne. Cette initiative, très largement soutenue par l’opinion publique, marque un lent et long processus qui pourrait s’étaler sur les quinze prochaines années avant que soit actée cette éventuelle adhésion.

Alors que notre pays est frappé par une crise agricole, l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne aujourd’hui aurait des effets désastreux pour certaines filières. Il va de soi que les coûts de production de nos modèles agricoles ne sont pas égaux et que la mise en concurrence de ceux-ci avec les exportations ukrainiennes fragiliserait inexorablement les agriculteurs français – déjà mis à mal par la mondialisation à laquelle ils doivent faire face depuis des années. Avant l’invasion russe, l’Ukraine était le 4ème pays agricole mondial, 1er exportateur d’huile de tournesol, 4ème de maïs et d’orge et se plaçait 5ème dans l’exportation de blé.(1)

Le destin des agriculteurs est intrinsèquement lié à la politique agricole commune (PAC) pilotée par l’Union européenne. Si ce dispositif fait débat et est amené à évoluer, en l’état actuel de son fonctionnement, plus l’on a de surface agricole, plus on reçoit de fonds. L’argent perçu bénéficie donc aux plus grandes surfaces, dont l’Ukraine ferait partie si elle venait à entrer dans l’Union européenne. Les dix plus grandes entreprises agricoles ukrainiennes contrôlent 70% du marché national.(2) Cela affecterait la compétitivité de certaines exploitations agricoles des Etats membres : le budget de la PAC exploserait au bénéfice de ces grands groupes, qui alimenteraient le marché européen de produits agricoles à bas coûts. Les Etats européens devront donc faire face à cette mise en concurrence qui pourrait être fatale à de nombreux pans de l’agriculture française.

Par ailleurs, il paraît difficile d’harmoniser les normes environnementales européennes avec celles en vigueur en Ukraine. Une adhésion aurait ainsi plutôt tendance à tirer ces normes vers le bas, ce qui serait désastreux pour la biodiversité et pour la santé des consommateurs. En effet, les obligations européennes en matière d’usage des pesticides sont très éloignées de celles mises en place par l’Ukraine sur sa production.

Les exportations agricoles ukrainiennes actuelles vers l’UE ont déjà fragilisé notre économie : entre 2021 et 2023, elles ont bondi de près de 176%. Selon les Echos, les importations de volaille ont augmenté de 50 % en 2023 par rapport à 2022. Le prix du poulet produit en Ukraine, au kilo, est de 3€ en moyenne. Il est de 7€ en France. Voilà à quoi doivent aujourd’hui faire face les agriculteurs français.

À l’heure où la France doit concentrer tous ses efforts à retrouver le chemin d’une souveraineté agricole et alimentaire, l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne peut donc apparaître comme une fausse bonne idée.

Références

(1)Benjamin Laurent, “Mobilisation des agriculteurs : les produits ukrainiens sont-ils une « concurrence déloyale » à l’agriculture européenne ?”, Géo, 2 février 2024.

(2) Stefan Lehne, « A Reluctant Magnet: Navigating the EU’s Absorption Capacity », 21 septembre 2023.

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L’autre 11 septembre, 50 ans du coup d’État militaire au Chili

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L’autre 11 septembre, 50 ans du coup d’État militaire au Chili

Le 11 septembre 1973, dans la capitale chilienne Santiago du Chili, les forces armées du Général Augusto Pinochet bombardent le Palais présidentiel “La Moneda” dans lequel est retranché le président socialiste Salvador Allende avec sa garde rapprochée. Plus tôt dans la nuit, les putschistes se sont emparés de Valparaiso, ville côtière située à une centaine de kilomètres de la capitale. Alors que l’armée menée par le Général Pinochet propose au président l’exil en assurant sa protection et celle de sa famille, Salvador Allende refuse. Il décide alors de transmettre un message radiophonique au peuple chilien et met fin à ses jours à l’aide d’un fusil dans un salon du Palais présidentiel.

Le 11 septembre 1973, dans la capitale chilienne Santiago du Chili, les forces armées du Général Augusto Pinochet bombardent le Palais présidentiel “La Moneda” dans lequel est retranché le président socialiste Salvador Allende avec sa garde rapprochée. Plus tôt dans la nuit, les putschistes se sont emparés de Valparaiso, ville côtière située à une centaine de kilomètres de la capitale. Alors que l’armée menée par le Général Pinochet propose au président l’exil en assurant sa protection et celle de sa famille, Salvador Allende refuse. Il décide alors de transmettre un message radiophonique au peuple chilien et met fin à ses jours à l’aide d’un fusil dans un salon du Palais présidentiel.

“Travailleurs : j’ai confiance au Chili et à son destin. D’autres hommes espèrent plutôt le moment gris et amer où la trahison s’imposerait. Allez de l’avant sachant que bientôt s’ouvriront de grandes avenues où passera l’homme libre pour construire une société meilleure. Vive le Chili, vive le peuple, vive les travailleurs ! Ce sont mes dernières paroles, j’ai la certitude que le sacrifice ne sera pas vain et qu’au moins ce sera une punition morale pour la lâcheté et la trahison.”

 Si de multiples théories sur  les causes de sa mort se sont vite répandues, la Cour de cassation chilienne a confirmé la thèse du suicide dans une décision rendue le 6 janvier 2014, soit plus de quarante ans après le coup d’État militaire.(1)

Ce 11 septembre 1973, en début d’après-midi, l’armée a pris le pouvoir par la force, le Chili bascule dans une dictature sanglante qui dura près de 17 années jusqu’en 1990.

Issu d’un milieu bourgeois et descendant d’une famille basque, Salvador Allende s’engage très vite en politique et participe en 1933 à l’âge de 25 ans à la création du Parti socialiste chilien dont il deviendra le secrétaire général. Brillant parlementaire, président du Sénat et ministre, il est élu à la présidence de la République chilienne le 24 septembre 1970 après plusieurs tentatives en 1958 et 1964. Les idées marxistes arrivent pour la première fois dans le monde au pouvoir dans un cadre démocratique. La classe ouvrière, les paysans et la jeunesse voient l’espoir de réels changements pour une société plus juste et solidaire. Salvador Allende instaure le gouvernement d’Unité populaire avec lequel il ambitionne d’endiguer la crise économique et sociale que traverse le pays. Très rapidement et sous l’impulsion d’une action viscéralement du côté des plus précaires, le Chili engage de grandes réformes économiques en nationalisant plusieurs secteurs stratégiques dont celui des mines de cuivre. Le pays en est le 4ème producteur mondial avec 685 000 tonnes extraites en 1970 et deuxième exportateur.(2) Par un amendement constitutionnel (Ley 17450)(3) voté à l’unanimité le 11 juillet 1971, le Chili consacre le droit inaliénable de l’État à disposer des ressources naturelles. Cette nationalisation, entrée en vigueur dès le lundi 12 juillet 1971, a fortement aggravé les relations déjà tendues avec les États-Unis puisque ce dernier contrôlait plusieurs mines de cuivre. S’ensuit alors un long combat judiciaire entre l’État chilien et les États-Unis sur l’indemnisation qui accentuera la défiance, déjà forte, des Américains envers le gouvernement socialiste. D’autres réformes visant à améliorer les conditions de vie des travailleuses et des travailleurs ont été adoptées notamment grâce au développement d’une véritable politique de syndicalisation afin de créer de véritables droits sociaux face au pouvoir économique. C’est ainsi que les Chiliens voient leurs salaires augmentés, les prix gelés et la retraite à 60 ans instaurée. Dans le domaine de la santé, plusieurs actes médicaux sont rendus gratuits dont les accouchements.(4)

Malgré toutes ces initiatives, la crise économique et financière que traverse le Chili n’est pas enrayée par les réformes structurelles portées par le gouvernement socialiste. Les États-Unis, qui voient leurs intérêts directement menacés, ont soutenu ce mouvement d’opposition et encouragé la prise du pouvoir par le Général Pinochet. À l’aube du coup d’État militaire, la gauche chilienne se divise entre ceux qui souhaitent freiner les réformes et discuter avec l’opposition et ceux qui prônent un approfondissement des réformes économiques et sociales engagées depuis 1970. Néanmoins, les difficultés économiques subies par le Chili lors des 3 années de la présidence d’Allende ne peuvent faire oublier les avancées sociales permises par le gouvernement d’Unité populaire, au premier rang desquelles l’enracinement des principes démocratiques et le respect des libertés publiques. C’est ainsi qu’aucune violation des droits humains ne sera connue au Chili jusqu’au coup d’État.(5)

Ce 11 septembre 1973, au matin, le Chili tombe aux mains des putschistes et sombre dans une dictature sanguinaire. Les forces armées, pourtant réputées légalistes(6) dans ce pays, installent une junte militaire dirigée par quatre officiers avec à leur tête Augusto Pinochet, nommé quelques mois plus tôt commandant en chef de l’armée par le président Salvador Allende dont ce dernier avait toute la confiance pour assurer la sécurité du Chili. Dès lors, une terrible répression des opposants politiques est mise en place : le stade de Santiago est réquisitionné pour servir de prison pour 40 000 hommes et les arrestations se multiplient à travers tout le pays. Le  Rapport de la commission nationale sur l’emprisonnement et la torture publié en novembre 2004, dit Rapport Valech, indique que plus de 33 000 personnes ont été arrêtées arbitrairement dont 27 255 d’entre-elles pour des raisons politiques durant le coup d’État. Ce sont près de 3 200 personnes qui seront tuées ou portées disparues. Les chiffres divergent selon les sources : entre 250 000 et 1 million de chiliens s’exileront entre 1973 et 1989. Le régime dictatorial met en place un système de torture des plus cruels : utilisation des rats, de l’électricité, de l’eau, violences physiques – dont des viols, et sévices sur les familles des prisonniers.(7)

Installée au pouvoir, la junte militaire mène une politique néolibérale, inspirée des Chicago Boys(8) et toujours soutenue par les États-Unis. Dans deux documents déclassifiés par l’État américain en août 2023, on y apprend que Agustín Edwards Eastman, probablement l’homme le plus riche du Chili et propriétaire du journal conservateur El Mercurio aurait rencontré le président des États-Unis Richard Nixon(9) quelques jours après l’élection de Salvador Allende après quoi le chef d’État américain aurait demandé à bloquer l’économie chilienne. C’est ainsi que plusieurs entreprises publiques sont privatisées et que le régime instaure la retraite par capitalisation.(10) Dans le même temps, les budgets de l’éducation et des affaires sociales sont considérablement baissés. Grâce à ce tournant économique, le régime de Pinochet a véritablement créé une économie de rente où un petit nombre d’entreprises s’enrichit grâce à l’exploitation des ressources naturelles du pays et ce système perdure encore aujourd’hui. 1% des Chiliens s’approprient 33 % des revenus du pays.(11)

En 1978, après de multiples condamnations internationales, notamment émanant de l’Organisation des Nations unies (ONU), le régime dictatorial organise un plébiscite dans des conditions obscures et fait adopter plusieurs lois d’amnistie afin de protéger les auteurs des crimes perpétrés lors du coup d’État. Le gouvernement chilien libère alors quelques prisonniers politiques dont le secrétaire général du Parti communiste chilien et sénateur Luis Corvalan. Dans un contexte de crise économique dans une société où les droits humains sont encore bafoués, l’espoir renaît peu à peu lorsqu’en novembre 1988 est organisé un référendum afin de prolonger jusqu’en 1997 le dictateur Pinochet au poste de président de la République. Après une campagne où les oppositions se sont organisées et rassemblées, le résultat est sans appel : 3 967 569 (55,99%) chiliens votent non. Le dictateur Pinochet quitte alors la présidence du Chili mais reste commandant en chef des forces armées jusqu’en 1998 et obtient un siège de sénateur à vie dont l’immunité le protégera. Le Chili enclenche alors une longue transition démocratique qui se traduit par l’organisation d’une élection présidentielle en 1989 durant laquelle Patricio Aylwin est élu président de la République. Son mandat est marqué par une forte croissance économique – de l’ordre de 10% par an, et le retour aux principes démocratiques d’un État de droit.

Plus de 30 ans après le retour à la démocratie, le Chili porte toujours aujourd’hui les stigmates de cette période où les libertés publiques ont été bafouées et des crimes infâmes commis. Depuis 2021 et l’élection de Gabriel Boric, ancien syndicaliste étudiant, le pays renoue avec un récit social où la défense des classes populaires prime sur les intérêts économiques d’une minorité. Néanmoins, l’échec de la proposition de nouvelle constitution progressiste lors d’un référendum en septembre 2022 avec plus de 61% de votes contre, le Chili se heurte aux fantômes de son passé. Cette proposition de constitution visait notamment à rompre avec celle héritée de l’ère Pinochet et portait l’ambition d’un nouveau souffle démocratique en renforçant la liberté d’expression. Il s’agissait d’un texte composé de 387 articles répartis en 11 chapitres, ce qui en aurait fait la plus longue constitution au monde.

Face au rejet massif, le président Boric s’est engagé à construire un nouveau processus constitutionnel en appelant toutes les forces politiques à y contribuer. Le fantôme d’Augusto Pinochet règne encore sur la  société chilienne où les conservatismes sont encore très puissants. Les constituants devront donc réconcilier un peuple fracturé qui n’a pas encore tourné la page d’une période dont la transparence n’a vraisemblablement pas été totalement établie.

Pour aller plus loin :

“Chili, par la raison ou par la force” réalisé par Lucie Pastor et Paul Le Grouyer, (Fr., 2022, 90 min) : https://www.arte.tv/fr/videos/112851-000-A/chili-par-la-raison-ou-par-la-force/

“Allende, c’est une idée qu’on assassine”, écrit pas Thomas Huchon, 2010.

“Des femmes contre Pinochet – Odile Loubet et les résistantes de l’ombre (Chili 1973-1990)” écrit pas Samuel Laurent Xu avec la collaboration de Gaspard Marcacci Thiéry, 2023.

 

 

Références

(1)Le Monde avec AFP, « Chili : la Cour suprême conclut au suicide de Salvador Allende », Le Monde, 7/01/2014.

(2)KALFON Pierre, « Après la nationalisation du cuivre : les négociations avec les États-Unis seront difficiles », Le Monde Archives, 14/07/1971.

(3) Ley 17450, Reforma de la Constitution politica del Estado, Ministerio de Minería, Biblioteca del Congreso Nacional de Chile, Promulgación:15/07/1971.

(4) Radio Canada, “Il y a 50 ans, Salvador Allende devenait président du Chili”, 2/11/1970.

(5) PALIERAKI Eugenia, « Crise et fin de la démocratie », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe, 29/09/22.

(6) COMPAGNON Olivier. « Chili, 11 septembre 1973. Un tournant du xxe siècle latino-américain, un événement-monde », Revue internationale et stratégique, vol. 91, no. 3, 2013, pp. 97-105.

(7) FERNANDEZ Marc et RAMPAL Jean-Christophe, Pinochet : un dictateur modèle, Paris, Hachette, 2003, 279 p.

(8) Il s’agit d’un groupe d’économistes chiliens formé aux États-Unis dans les années 60, opposé au président Salvador Allende et soutien actif de la dictature d’Augusto Pinochet.

(9) Sankari Lina, “Le Chili exige la vérité sur le rôle des États-Unis dans le coup d’État de 1973”, L’Humanité, 29/08/2023.

(10) THOMAS Gérard, “Pinochet, seize ans de dictature”, Libération Archives, 14/11/1998.

(11) Programa de las Naciones Unidas para el Desarrollo, « Desiguales. Orígenes, cambios y desafíos de la brecha social en Chile », 9/05/2018.

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